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T‑1651‑05

2006 CF 1341

Brantford Chemicals Inc. (sub. nom. Apotex Pharmachem Inc.) (appelante)

c.

Le commissaire aux brevets, le procureur général du Canada et Merck & Co., Inc. (intimés)

Répertorié : Brantford Chemicals Inc. c. Canada (Commissaire aux brevets) (C.F.)

Cour fédérale, juge Mactavish—Toronto, 6 septembre; Vancouver, 7 novembre 2006.

Brevets — Pratique — Abus de droits de brevets — Appel de la décision par laquelle le commissaire aux brevets a rejeté la demande présentée en vertu des dispositions de la Loi sur les brevets sur les abus des droits de brevets pour ordonner à Merck & Co., Inc. d’accorder une licence obligatoire relativement à un complexe d’énalapril sodique et d’iodure de sodium (CÉSIS) et à l’énalapril sodique (ÉS) — Les critères énoncés à l’art. 65(2)c) de la Loi en matière d’abus des droits de brevets n’ont pas été remplis puisqu’il n’y avait pas de véritable demande pour du CÉSIS au Canada — En l’espèce, la demande a été créée par l’organisation Apotex afin de créer une demande artificielle — De même, il n’existait pas de demande pour l’ÉS puisque l’art. 65(2)c) ne vise qu’une demande existante, et non une demande anticipée ou potentielle — Suivant l’art. 65(2)d) de la Loi, il doit y avoir défaut du titulaire du brevet d’accorder une licence à des conditions équitables — Il n’y a pas eu, de la part de Merck, défaut d’accorder une licence puisqu’elle n’a pas eu assez de temps pour réfléchir à sa réponse au sujet de l’octroi d’une licence volontaire avant que Brantford présente sa demande de licence obligatoire — Appel rejeté.

Interprétation des lois — L’appelante affirmait que Merck & Co., Inc. avait abusé de ses droits exclusifs dérivant de son brevet — L’art. 65(2)c) de la Loi sur les brevets précise qu’il ne doit pas avoir été satisfait à la demande pour l’article breveté dans une mesure adéquate et à des conditions équitables — Il appert clairement du libellé de l’art. 65(2)c) que cette disposition vise une demande existante, et non une demande potentielle ou anticipée.

Il s’agissait d’un appel de la décision par laquelle le commissaire aux brevets a rejeté la demande que Brantford Chemicals Inc. a présentée en vertu des dispositions de la Loi sur les brevets sur les abus des droits de brevets pour ordonner à Merck & Co., Inc. de lui accorder une licence obligatoire.

En 1996, Brantford, une filiale en propriété exclusive d’Apotex Inc., a découvert un complexe d’énalapril sodique et d’iodure de sodium (CÉSIS) et qu’il pouvait être décomplexé afin de produire de l’énalapril sodique pur (ÉS). L’ÉS est un sel de l’énalapril, un inhibiteur de l’enzyme de conversion de l’angiotensine (ECA) employé pour traiter l’hypertension et l’insuffisance cardiaque. Brantford voulait fabriquer et vendre le CÉSIS. Pour ce faire, elle devait obtenir une licence de Merck & Co., Inc. parce que cette dernière est titulaire du brevet canadien no 1275349 (le brevet ′349), qui porte sur une famille de composés qui comprend le CÉSIS et l’ÉS, et parce qu’il lui a été interdit d’empiéter sur ce brevet par suite d’une injonction délivrée contre Apotex en 1994 et qui est encore en vigueur.

En avril 1998, Brantford a reçu une demande pour du CÉSIS de Torpharm Inc., une autre filiale en propriété exclusive d’Apotex. Brantford a écrit à Merck en avril et en juillet de la même année pour lui demander une licence non exclusive l’autorisant à fabriquer et à vendre du CÉSIS destiné à la fabrication et à la vente du produit sous formes posologiques finales. En septembre 1998, n’ayant reçu de Merck aucune réponse à sa deuxième lettre, Brantford a présenté une demande dans laquelle elle sollicitait une ordonnance enjoignant à Merck de lui accorder une licence pour la fabrication du CÉSIS. Cette demande a été rejetée par le commissaire aux brevets par intérim. En avril 1999, Brantford a déposé une nouvelle demande de licence obligatoire dans laquelle elle alléguait, en vertu des alinéas 65(2)c) et d) de la Loi sur les brevets, que Merck avait abusé des droits exclusifs dérivant de son brevet. Cette demande a été rejetée par le commissaire aux brevets.

Jugement : l’appel doit être rejeté.

Suivant l’alinéa 65(2)c) de la Loi, il faut déterminer s’il a été « satisfait à la demande, au Canada, de l’article breveté, dans une mesure adéquate et à des conditions équitables ». En l’espèce, il était raisonnable pour le commissaire de conclure qu’il n’y avait pas une véritable demande pour le CÉSIS au Canada. La « demande » dont il est question à l’alinéa 65(2)c) est la demande du marché, c.‑à‑d. la demande manifestée par les consommateurs et non celle d’un seul négociant. Il appert de la preuve que la « demande du marché » n’était qu’une demande créée par les divers secteurs de l’organisation Apotex faisant partie d’un plan soigneusement mis au point afin de créer une demande artificielle. Étant donné qu’il n’y avait pas de véritable demande du marché pour le CÉSIS, il était inutile d’examiner la mesure dans laquelle il avait été satisfait ou non à cette demande.

De même, le commissaire n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a déclaré qu’il n’existait aucune demande particulière pour l’ÉS. Si l’on donne aux termes de l’alinéa 65(2)c) leur sens ordinaire et grammatical, il est clair que cette disposition vise une demande existante au Canada ainsi que la mesure dans laquelle il y est satisfait. L’alinéa 65(2)c) ne vise pas une demande anticipée ou potentielle ni une demande potentielle pour une version moins coûteuse de l’article vendu. La preuve soumise au commissaire ne contenait aucun élément indiquant que les médicaments à base d’ÉS avaient des effets thérapeutiques différents de ceux des inhibiteurs de l’ECA actuellement en vente au Canada, ou qu’il existait effectivement une demande pour des médicaments possédant les qualités propres à l’ÉS.

L’une des choses requises pour que l’on puisse conclure à l’existence d’un abus des droits de brevets au regard de l’alinéa 65(2)d) est le défaut du titulaire du brevet d’accorder une licence à des conditions équitables. Il était raisonnable pour le commissaire de conclure qu’il n’y avait pas eu, de la part de Merck, défaut d’accorder une licence à Brantford, cette dernière n’ayant pas donné à Merck assez de temps pour réfléchir à sa réponse au sujet de l’octroi d’une licence volontaire avant d’engager une procédure en vertu des dispositions de la Loi sur l’abus des droits de brevets. Merck devait réfléchir attentivement à la demande de Brantford et des avis juridiques auraient été nécessaires, ce qui aurait pris du temps.

lois et règlements cités

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4, art. 65 (mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 51; ch. 44, art. 196), 66 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 24; L.C. 1993, ch. 44, art. 197).

jurisprudence citée

décisions appliquées :

Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; 2003 CSC 19; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27.

décisions citées :

Merck  &  Co.  c.  Apotex  Inc.,  [1994] A.C.F. no 1898 (1re inst.) (QL); conf. en partie [1995] 2 C.F. 723 (C.A.); Bristol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 533; 2005 CSC 26; Gordon Johnson Co. et al. v. Harold Callwood, [1960] R.C.É. 466; (1960), 34 C.P.R. 73; In the Matter of a Petition by the Robin Electric Lamp Company Ld. (1915), 32 R.P.C. 202 (Ch. D.); In the Matter of Applications by James Lomax Cathro for Compulsory Licences in respect of certain Letters Patent (1933), 51 R.P.C. 75 (Compt. Gen.); Applications by Brownie Wireless Co., Ld., for the Grant of Compulsory Licences (1929), 46 R.P.C. 457 (Ch. D.).

doctrine citée

Fox, Harold G. The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions, 4e éd. Toronto : Carswell, 1969.

APPEL d’une décision ((2005), 49 C.P.R. (4th) 380 (Comm. des brevets)) par laquelle le commissaire aux brevets a refusé d’ordonner à Merck & Co., Inc. d’accorder une licence obligatoire à l’appelante. Appel rejeté.

ont comparu :

Harry B. Radomski et Miles Hastie pour l’appelante.

G. Alexander Macklin, c.r. et Jane E. Clark pour l’intimée Merck & Co., Inc.

Aucune comparution pour les intimés le commissaire aux brevets et le procureur général du Canada.

avocats inscrits au dossier :

Goodmans LLP, Toronto, pour l’appelante.

Gowling Lafleur Henderson s.r.l., Ottawa, pour l’intimée Merck & Co., Inc.

Le sous‑procureur général du Canada pour les intimés le commissaire aux brevets et le procureur général du Canada.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]La juge Mactavish : Il s’agit d’un appel de la décision [(2005), 49 C.P.R. (4th) 380] par laquelle le commissaire aux brevets a refusé d’ordonner à Merck & Co., Inc., comme Brantford Chemicals Inc. le lui avait demandé en vertu des dispositions de la Loi sur les brevets [L.R.C. (1985), ch. P-4] concernant les abus des droits de brevets, d’accorder une licence obligatoire à Brantford. Cette licence aurait permis à Brantford de fabriquer et de vendre un complexe d’énalapril sodique et d’iodure de sodium (ou CÉSIS).

[2]Selon Brantford, le commissaire a commis une erreur en concluant que l’abus des droits de brevets n’avait pas été établi en l’espèce, en interprétant mal les dispositions de la Loi sur les brevets concernant les abus des droits de brevets et en tirant des conclusions de fait manifestement déraisonnables.

[3]Pour les motifs exposés ci‑dessous, je ne suis pas convaincue que le commissaire a effectivement commis les erreurs alléguées par Brantford et, par conséquent, l’appel sera rejeté.

Les parties

[4]Brantford (devenue, entre‑temps, Apotex Pharmachem Inc.) est un fabricant canadien de produits chimiques fins, notamment de composés chimiques destinés à la fabrication de produits pharmaceutiques. Brantford est une filiale à cent pour cent d’Apotex Inc. (Apotex) et son président, M. Bernard Sherman, est en même temps président et chef de la direction d’Apotex.

[5]En 1996, Brantford a découvert le CÉSIS et une méthode de fabrication de CÉSIS pur. Elle a également découvert que le CÉSIS pouvait être décomplexé afin de produire de l’énalapril sodique pur (ÉS). Le ÉS est un sel de l’énalapril, un inhibiteur de l’enzyme de conversion de l’angiotensine (ECA) employé pour traiter l’hypertension et l’insuffisance cardiaque.

[6]Il semblerait que l’invention de Brantford présente, en raison de la stabilité et de la pureté du ÉS obtenu, un certain nombre d’avantages par rapport aux modes de production commerciale employés avant cela pour fabriquer le ÉS et ses produits intermédiaires. L’invention a fait l’objet de la demande de brevet canadien no 2182258 et un brevet a été délivré le 13 avril 2001 (le brevet ′258).

[7]Merck & Co., Inc. est titulaire du brevet canadien no 1275349 (le brevet ′349), qui a été délivré le 16 octobre 1990 et qui expire donc dans un peu moins d’un an. Le brevet ′349 porte sur une famille de composés employés dans le traitement de l’hypertension et de l’insuffisance cardiaque chez les êtres humains. Cette famille de composés comprend l’énalapril et ses sels pharmaceutiquement acceptables, y compris le sel de sodium, ainsi que les préparations pharmaceutiques qui contiennent ces composés.

[8]Au Canada, Merck a accordé une licence à Merck Frosst Canada and Co., qui fabrique et vend au Canada, sous la marque Vasotec®, des comprimés à base d’énalapril. Pour fabriquer son produit, Merck Frosst se procure auprès de Merck ou de l’une de ses sociétés affiliées les quantités nécessaires de maléate d’énalapril.

[9]Torpharm Inc. était également intéressée par cette affaire, sans toutefois être elle‑même partie à l’instance. Il s’agit d’une autre filiale à cent pour cent d’Apotex, qui s’est depuis fondue dans Apotex. Torpharm est spécialisée dans la fabrication de médicaments génériques qui sont exportés aux États‑Unis.

Contexte de l’affaire

[10]Le brevet ′349 de Merck a fait l’objet d’un contentieux considérable, dont plus de 16 instances devant la Cour. Citons notamment l’action qui, en 1994, a opposé Merck à Apotex, Merck alléguant la contrefaçon d’un brevet qu’Apotex tentait pour sa part de faire invalider.

[11]Merck a obtenu gain de cause dans son action en contrefaçon et la demande reconventionnelle d’Apotex a été rejetée. Parmi la réparation accordée à Merck par la Cour, il a été interdit à Apotex, aux sociétés qui lui sont liées et à ses dirigeants et administrateurs, y compris à M. Sherman, d’empiéter sur le brevet ′349 : voir Merck & Co. c. Apotex Inc., [1994] A.C.F. no 1899 (1re inst.) (QL); conf. en partie par [1995] 2 C.F. 723 (C.A.).

[12]Cette injonction est encore en vigueur.

[13]Le 16 avril 1998, M. David Coffin‑Beach, alors président de Torpharm, a envoyé à Brantford une lettre dans laquelle il indiquait que Torpharm souhaitait acheter chaque année entre 1 000 et 5 000 kilogrammes de CÉSIS pour la fabrication de produits pharmaceu-tiques.

[14]M. Coffin‑Beach a rappelé que Brantford était titulaire d’un brevet portant sur le CÉSIS, mais il a souligné que ce produit relevait peut‑être aussi du brevet ′349 de Merck.

[15]M. Coffin‑Beach a terminé sa lettre en deman-dant à Brantford si, compte tenu du brevet dont Merck était titulaire, elle était en mesure de lui vendre du CÉSIS et, le cas échéant, à quelles conditions.

[16]Le même jour, M. Coffin‑Beach a écrit à Merck pour lui signaler que Torpharm voulait acheter du CÉSIS. Il a aussi demandé à Merck si elle était disposée à vendre du CÉSIS à Torpharm et, si oui, à quelles conditions.

[17]À l’audience, M. Coffin‑Beach a reconnu que c’était M. Sherman et l’avocat d’Apotex qui lui avaient suggéré de demander à Brantford de l’approvisionner en CÉSIS, et que la lettre de Torpharm à Brantford du 16 avril 1998 avait en fait été rédigée par l’avocat d’Apotex.

[18]Le 17 avril 1998, c’est‑à‑dire le lendemain de l’envoi des lettres de Torpharm à Brantford et à Merck, M. Keshava Murthy, directeur général de Brantford, a écrit à Merck pour l’informer qu’on avait demandé à Brantford de fournir du CÉSIS à une tierce entreprise. Rappelant que le brevet ′349 de Merck semblait viser le composé en question, Brantford a demandé à Merck une licence non exclusive l’autorisant à fabriquer et à vendre du CÉSIS destiné à la fabrication et à la vente du produit sous formes posologiques finales.

[19]M. Murthy a déclaré dans son témoignage que la lettre envoyée à Merck par Brantford le 17 avril, ainsi que les lettres que Brantford a par la suite envoyées à Merck au même sujet, avaient été rédigées par l’avocat d’Apotex.

[20]M. Sherman a également reconnu, lors de son témoignage,  qu’il  avait  autorisé les lettres envoyées, en avril 1998, par Torpharm à Brantford et par Brantford à Merck, et qu’il était à cette époque président d’Apotex.

[21]Dans une lettre datée du 2 juillet 1998, Merck, par l’intermédiaire de son avocat des brevets, a demandé à Brantford des précisions concernant l’usage que celle‑ci entendait faire du CÉSIS. L’avocat a précisé que Merck ne pourrait pas se prononcer sur la demande de licence que lui avait faite Brantford avant d’obtenir les renseignements en question.

[22]L’avocat de Merck a également souligné les liens unissant Brantford à Apotex, rappelant que, compte tenu de ces liens, Brantford demeurait soumise à une injonction permanente rendue par la Cour en 1994 et interdisant notamment la fabrication et la vente non autorisées de CÉSIS.

[23]Le même jour, l’avocat de Merck a écrit à Torpharm pour lui faire savoir qu’elle ne fabriquait pas elle‑même de CÉSIS et qu’elle ne connaissait pas d’entreprise fabriquant ce produit.

[24]Brantford et Torpharm ont toutes deux répondu par lettre. Le 14 juillet 1998, Torpharm a fait savoir que, compte tenu d’un arrêt récent de la Cour suprême du Canada, elle estimait qu’il ne lui était plus nécessaire d’obtenir une licence de Merck.

[25]Dans une lettre datée du 15 juillet 1998, Brantford a répondu à toutes les questions que lui avait posées Merck, et a sollicité de nouveau de celle‑ci une licence volontaire lui permettant de fabriquer du CÉSIS. Brantford a également demandé à Merck quelles seraient les conditions de délivrance d’une telle licence.

[26]Le 16 septembre 1998, n’ayant reçu de Merck aucune réponse à sa lettre du 15 juillet 1998, Brantford a présenté au Bureau des brevets une demande dans laquelle elle sollicitait une ordonnance enjoignant à Merck de lui accorder une licence pour la fabrication du CÉSIS (la première demande).

[27]Le commissaire aux brevets par intérim a rejeté la demande de Brantford sans exiger que Merck y réponde car il a estimé que rien ne permettait d’affirmer qu’il n’était pas satisfait à la demande, au Canada, de l’article breveté. Le seul indice d’une demande non satisfaite était le fait que Torpharm avait demandé à Brantford de l’approvisionner en CÉSIS. Selon le commissaire aux brevets par intérim, cela ne justifiait pas l’octroi d’une licence obligatoire.

[28]Le commissaire par intérim a également estimé qu’il n’y avait pas eu, de la part de Merck, défaut d’accorder une licence à Brantford. Deux mois seulement s’étaient écoulés entre le 15 juillet 1998, date à laquelle Brantford avait envoyé une lettre répondant aux questions posées par Merck, et le dépôt, par Brantford, d’une demande devant la Cour fédérale. Selon le commissaire par intérim, Merck n’avait pas encore eu le temps d’examiner attentivement la demande de licence transmise par Brantford.

[29]Le commissaire par intérim a de plus souligné que Brantford n’avait fait aucune proposition quant aux conditions auxquelles un contrat de licence pourrait éventuellement être conclu.

[30]Une demande de réexamen de cette décision a été rejetée le 23 février 1999, et il n’y a eu, entre Brantford et Merck, plus aucune correspondance à ce sujet.

[31]Le 30 avril 1999, Brantford a déposé devant le commissaire aux brevets une nouvelle demande de licence obligatoire dans laquelle elle alléguait, en vertu des alinéas 65(2)c) et d) de la Loi sur les brevets, que Merck avait abusé des droits exclusifs dérivant de son brevet (la deuxième demande). Il s’agit en l’occurrence des mêmes dispositions de la Loi sur les brevets qu’a invoquées Brantford à l’appui de sa première demande de licence obligatoire.

[32]Brantford a demandé à nouveau au commissaire de lui accorder une licence obligatoire en vertu des pouvoirs que lui confère l’alinéa 66(1)a) de la Loi sur les brevets.

[33]En avril 2005, cette demande a fait l’objet d’une audience en bonne et due forme devant la Commission d’appel des brevets. À l’audience, plusieurs des personnes associées à cette affaire ont témoigné de vive voix.

[34]Le 1er septembre 2005, la Commission a rendu sa décision et a refusé d’ordonner la concession d’une licence obligatoire à Brantford. Cette décision, qui a ensuite été avalisée par le commissaire aux brevets, est l’objet du présent appel.

La décision du commissaire

[35]Après avoir passé en revue les questions opposant les parties, le commissaire a examiné les deux dispositions de l’article 65 [mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 51; ch. 44, art. 196] de la Loi sur les brevets invoquées par Brantford à l’appui de sa demande de licence obligatoire.

[36]Le commissaire a fait remarquer, au sujet de l’alinéa 65(2)c), qu’il lui fallait décider s’« il n’est pas satisfait à la demande, au Canada, de l’article breveté, dans une mesure adéquate et à des conditions équitables ».

[37]Avant de se prononcer sur la question, le commissaire devait d’abord préciser quel était, au juste, le ou les « articles brevetés ». Selon Brantford, il s’agissait du CÉSIS et du ÉS, tandis que Merck, pour sa part, a fait valoir qu’il faut entendre par « article breveté » « ce qui est breveté », rappelant que le brevet ′349 englobe une famille de composés comprenant des médicaments à base de sels d’énalapril.

[38]Le commissaire a conclu [à la page 387] :

[traduction] Toutefois, la présente requête est axée sur deux composés chimiques, le CÉSIS et le ÉS. Le fait que ces deux composés sont visés par les revendications du brevet canadien no 1275349 n’est pas contesté. En conséquence, je conclus qu’ils constituent tous deux des articles brevetés pour les besoins de la présente requête.

[39]Le commissaire a ensuite conclu qu’il fallait qu’il existe [à la page 388] [traduction] « au Canada pour l’article breveté un marché plus large que celui créé par la demande de Torpharm dans sa lettre à Brantford », ce qui, selon le commissaire, constituait [traduction] « une demande artificielle créée par un seul négociant ».

[40]Le commissaire a donc conclu qu’il n’existait pas, au Canada, une demande à laquelle il n’était pas satisfait pour le CÉSIS.

[41]Le commissaire a par ailleurs conclu qu’il n’existait pas au Canada une demande particulière pour le ÉS, soulignant qu’en l’absence d’une approbation réglementaire, aucun médicament à base de ÉS ne peut être vendu au Canada ou aux États‑Unis. Le commissaire a notamment fait remarquer que rien n’indiquait que Torpharm avait obtenu un avis de conformité et que, par conséquent, aucune préparation médicinale contenant du ÉS ne pouvait être vendue au Canada. De plus, Merck étant titulaire d’un brevet analogue aux États‑Unis, Brantford ne pouvait pas non plus vendre du ÉS dans ce pays.

[42]Le commissaire a en outre constaté que l’énalapril vendu par Merck sous la marque Vasotec® était en concurrence avec d’autres inhibiteurs de l’ECA et que ces produits satisfaisaient à la demande. Le commissaire a rejeté l’argument de Brantford qui soutenait que son produit s’adresserait à un groupe de consommateurs sensiblement différent, et il a fait remarquer que Brantford n’avait fourni aucune précision sur ce groupe. Selon le commissaire, il était beaucoup plus probable que, si une licence était concédée, [traduction] « le ÉS entrerait en concurrence directe avec les produits existants, y compris les comprimés Vasotec® de Merck à base d’énalapril ».

[43]Pour ce qui est des arguments avancés par Brantford sur le fondement de l’alinéa 65(2)d) de la Loi sur les brevets, le commissaire a précisé trois éléments qui devaient être établis pour prouver, en vertu de cette disposition, l’abus des droits de brevets.

[44]Premièrement, il devait y avoir défaut d’accorder une licence à des conditions équitables. Deuxièmement, il devait y avoir un préjudice pour le commerce ou l’industrie au Canada, ou pour le commerce d’une personne ou d’une classe de personnes exerçant un commerce au Canada, ou pour l’établissement d’un nouveau commerce ou d’une nouvelle industrie au Canada. Troisièmement, il devait être dans l’intérêt public que la licence soit accordée.

[45]Le commissaire n’était pas convaincu qu’il y avait eu défaut de la part de Merck d’accorder à Brantford une licence à des conditions équitables. À cet égard, il a conclu que la première lettre, envoyée par Brantford le 17 avril 1998, marquait l’ouverture de négociations. Dans sa lettre du 15 juillet 1998, Brantford avait fourni à Merck [traduction]  « suffisamment de renseignements fondamentaux » pour lui permettre de décider si elle pouvait accorder une licence volontaire à Brantford.

[46]Le commissaire a par contre estimé que c’était à Brantford qu’il appartenait de proposer des conditions en vue de l’octroi de cette licence, Brantford ne pouvant pas se contenter de fournir à Merck des renseignements fondamentaux. Or, Brantford n’avait rien fait de tout cela avant de signifier à Merck, en juillet 1999, sa deuxième demande de licence obligatoire.

[47]Le commissaire a par ailleurs estimé qu’avant le dépôt, par Brantford, de sa deuxième demande de licence obligatoire, Merck n’avait guère eu le temps d’étudier la question. Il a par conséquent conclu qu’il n’y avait pas eu « défaut » au sens de l’alinéa 65(2)d).

[48]Le commissaire n’a pas non plus retenu l’argument de Brantford qui invoquait le préjudice subi, au Canada, par l’industrie des produits chimiques fins, et il a conclu que Brantford ne faisait pas actuellement le commerce de CÉSIS ou de ÉS. Non seulement cette entreprise n’avait‑elle jamais fabriqué ces produits, mais la vente au Canada de ces produits chimiques fins en vrac ou sous formes posologiques finales n’était pas possible faute d’approbation réglementaire.

[49]Selon le commissaire, il était en outre possible d’inférer que Brantford voulait exporter du CÉSIS et du ÉS sous forme de produits chimiques fins. Sur ce point, le commissaire a fait remarquer que le préjudice que Brantford pourrait subir au titre de ses ventes à l’exportation n’était pas pertinent étant donné que l’alinéa 65(2)d) ne concerne que les préjudices subis sur le marché canadien.

[50]Étant donné qu’au moins deux autres entreprises canadiennes exercent leurs activités dans l’industrie des produits chimiques fins, et que l’inhibiteur de l’ECA à base d’énalapril vendu par Merck est en concurrence au Canada avec d’autres inhibiteurs de l’ECA, le commissaire a conclu que Brantford n’envisageait aucunement l’établissement d’un nouveau commerce ou d’une nouvelle industrie, mais l’établissement d’une nouvelle entreprise dans un commerce ou une industrie existant.

[51]Le commissaire était également convaincu que le défaut de concéder une licence à Brantford ne ferait pas grand tort à cette entreprise. Non seulement Brantford est‑elle une entreprise solidement établie mais, de plus, le brevet ′349 vient à expiration en 2007 et Brantford ne pourrait donc profiter de la concession d’une licence obligatoire que pendant très peu de temps. Ajoutons que Brantford n’avait effectué aucune démarche en vue d’obtenir les autorisations qui lui auraient permis de vendre les articles brevetés, ce qui restreint encore davantage l’intervalle au cours duquel Brantford aurait pu profiter de la concession d’une licence obligatoire.

[52]Le commissaire a considéré que la concession d’une licence aurait une incidence défavorable mineure sur Merck et sur l’entreprise canadienne à laquelle elle a accordé une licence, étant donné que Brantford soutirerait au Vasotec® une part du marché des médicaments à base d’énalapril. En outre, les emplois créés par Brantford pour la fabrication du produit seraient en partie annulés par les pertes d’emplois par Merck dans le domaine de la fabrication des comprimés de maléate d’énalapril.

[53]Le commissaire a en outre estimé que le public ne tirerait vraisemblablement aucun avantage de la concession à Brantford d’une licence obligatoire. Rien n’indiquait que Merck avait vendu son inhibiteur de l’ECA à base d’énalapril à un prix excessif, et rien n’indiquait non plus qu’il y avait jamais eu, au Canada, pénurie de médicaments à base d’énalapril. Rien ne permettait en outre de penser que le produit que Brantford envisageait de commercialiser serait plus efficace que le produit de Merck.

[54]Le commissaire a par conséquent conclu que [à la page 400] [traduction] « le seul avantage dont bénéficierait le public canadien serait l’offre d’un autre médicament à base d’énalapril vendu à un prix moindre peu de temps avant l’expiration du brevet ».

[55]Le commissaire a estimé par contre que la concession d’une licence à Brantford aurait pour effet néfaste de miner, dans une certaine mesure, le système de délivrance de brevets.

[56]Mettant ces considérations en balance, le commissaire a considéré que l’intérêt public était mieux servi par le maintien d’un système de délivrance de brevets fort et fiable que par l’octroi d’une licence obligatoire à Brantford.

[57]Brantford n’étant pas parvenue à établir que Merck avait effectivement abusé des droits exclusifs qui dérivent de son brevet ′349, la demande de concession d’une licence obligatoire présentée par Brantford a été rejetée.

Les dispositions applicables

[58]L’article 65 est la principale disposition de la Loi sur les brevets invoquée dans le présent appel. Les dispositions pertinentes de cet article sont les suivantes :

65. (1) Le procureur général du Canada ou tout intéressé peut, après l’expiration de trois années à compter de la date de la concession d’un brevet, s’adresser au commissaire pour alléguer que, dans le cas de ce brevet, les droits exclusifs qui en dérivent ont donné lieu à un abus, et pour demander un recours sous l’autorité de la présente loi.

(2) Les droits exclusifs dérivant d’un brevet sont réputés avoir donné lieu à un abus lorsque l’une ou l’autre des circonstances suivantes s’est produite :

[. . .]

c) il n’est pas satisfait à la demande, au Canada, de l’article breveté, dans une mesure adéquate et à des conditions équitables;

d) par défaut, de la part du breveté, d’accorder une ou des licences à des conditions équitables, le commerce ou l’industrie du Canada, ou le commerce d’une personne ou d’une classe de personnes exerçant un commerce au Canada, ou l’établissement d’un nouveau commerce ou d’une nouvelle industrie au Canada subissent quelque préjudice, et il est d’intérêt public qu’une ou des licences soient accordées;

[. . .]

(5) Pour l’application du présent article, « article breveté » s’entend notamment des articles fabriqués au moyen d’un procédé breveté.

[59]Dans les cas où un abus des droits exclusifs dérivant d’un brevet a été établi, l’article 66 [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 24; L.C. 1993, ch. 44, art. 197] de la Loi confère au commissaire aux brevets de larges pouvoirs permettant de remédier à l’abus. Le commissaire a notamment le pouvoir d’ordonner la concession d’une licence à un demandeur, aux conditions qu’il estime convenables. Dans certains cas, il peut même ordonner la déchéance du brevet.

Questions en litige

[60]Voici, selon Brantford, les questions en litige dans le présent appel :

1. Le commissaire a‑t‑il eu tort de conclure que l’abus des droits découlant du brevet n’a pas été établi au regard de l’alinéa 65(2)c) de la Loi sur les brevets, malgré la demande pour d’importantes quantités de CÉSIS ou de ÉS et le manque de sources d’approvisionnement, parce qu’il a mal interprété les termes « article breveté »?

2. Le commissaire a‑t‑il eu tort de décider qu’aucun abus des droits découlant du brevet n’avait été établi au regard de l’alinéa 65(2)d) de la Loi sur les brevets :

a) parce qu’il a mal interprété l’alinéa 65(2)d) en imposant à Brantford, avant que puisse être établi l’abus des droits découlant du brevet, l’obligation d’avoir au préalable proposé à Merck des « conditions équitables »?

b) parce qu’il a mal interprété l’alinéa 65(2)d) en retenant des termes « le commerce ou l’industrie » une définition variable, ce qui a porté le commissaire à ne pas tenir compte de façon correcte des preuves produites par Brantford au sujet du préjudice à ces commerces ou industries existants ou à venir?

c) parce qu’il a conclu que des licences obligatoires ne devraient être accordées qu’en cas de nécessité et qu’il n’a pas accordé le poids qu’ils méritaient aux facteurs jouant en faveur de l’octroi d’une licence?

[61]Il faudra en outre que la norme de contrôle applicable en l’espèce soit précisée à l’égard de chacune des questions ainsi cernées par Brantford. C’est par là que nous allons commencer.

Norme de contrôle applicable

[62]Pour déterminer quelle est la norme de contrôle applicable à chacune des questions soulevées dans le présent appel, il convient d’effectuer une analyse pragmatique et fonctionnelle.

[63]L’objet de l’analyse pragmatique et fonctionnelle est d’établir l’intention du législateur quant au degré de retenue dont il convient de faire preuve à l’égard d’un décideur, compte tenu de plusieurs facteurs, notamment les connaissances spécialisées du décideur et la nature de la question à laquelle il doit répondre.

[64]Je reviendrai sur la norme de contrôle à appliquer à chacune des questions soulevées dans le présent appel dans l’analyse consacrée à chacune de celles‑ci. À l’étape où nous en sommes, je peux cependant faire les remarques générales suivantes au sujet des quatre facteurs dégagés par la Cour suprême du Canada à l’occasion d’arrêts tels que Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226 :

i) La Loi sur les brevets ne contient aucune clause privative. Cependant, dans l’arrêt Dr Q, la Cour suprême a souligné, en ce qui concerne l’existence d’une clause privative, que le silence du législateur est neutre et n’implique pas nécessairement une norme élevée de contrôle. J’ajoute toutefois que la Loi prévoit le droit d’interjeter appel devant la Cour des décisions du commissaire et de ses représentants, ce qui permet de penser que les décisions en question commandent un degré de retenue moins élevé.

ii) En matière de brevets, le commissaire et ses représentants possèdent incontestablement des connaissances spécialisées dépassant celles de la Cour. Cela permet de penser que, dans la mesure où ces connaissances ont effectivement servi à trancher les questions précises qui étaient en litige, ces décisions devraient faire l’objet d’une grande retenue. Je reviendrai, lors de mon analyse de chacune des questions en litige, sur la mesure dans laquelle la décision rendue à l’égard de chacune de ces questions a fait jouer l’expertise du commissaire.

iii) L’article 65 de la Loi sur les brevets vise à déterminer les droits des parties, ce qui militerait en faveur d’une moins grande retenue à l’égard des décisions prises en vertu de cet article. Cependant, les dispositions de l’article 65 en cause en l’espèce imposent en outre l’examen de considérations qui dépassent les droits des parties au litige et qui portent à s’interroger, par exemple, sur l’importance de la demande, au Canada, pour un article donné, sur le préjudice que pourrait subir le commerce ou l’industrie dans ce pays, ou sur l’intérêt public. Ces considérations justifient une plus grande retenue à l’égard de ces décisions.

iv) Le dernier facteur dont il convient de tenir compte dans l’analyse pragmatique et fonctionnelle est la nature de la question en cause. Plusieurs questions sont soulevées dans le présent appel. Dans l’analyse que je consacrerai à chacune d’entre elles, j’examinerai en même temps leur nature.

[65]Les principes généraux régissant la norme de contrôle applicable aux décisions du commissaire ayant été précisés, je passe maintenant à l’examen de la nature et de l’objet des dispositions de la Loi sur les brevets concernant l’abus des droits de brevets.

Droits de brevets et abus des droits de brevets

[66]La délivrance d’un brevet a souvent été comparée à la conclusion d’un marché ou à la signature d’un contrat entre le titulaire du brevet et le gouvernement (représentant l’intérêt public).

[67]Ainsi, en contrepartie de la divulgation d’une invention nouvelle et utile au public, le titulaire du brevet se voit accorder le droit exclusif d’utiliser cette invention au Canada pendant une période déterminée : voir, par exemple, Bristol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 533, au paragraphe 133.

[68]Si la Loi sur les brevets comporte des dispositions concernant l’abus des droits de brevets, c’est parce que l’on considère qu’en échange du monopole qui lui est accordé, le titulaire du brevet est tenu d’exploiter son invention. Le défaut de le faire, soit directement, soit en accordant des licences, constitue un abus des droits découlant de son brevet : voir Harold Fox, The Canadian Law and Practice Relating to Letters Patent for Inventions, Toronto : Carswell, 1969, 4e éd., à la page 541. Voir également Gordon Johnson Co. et al. v. Harold Callwood, [1960] R.C.É. 466, aux pages 472 et 473.

[69]Le titulaire du brevet ne peut donc pas se contenter de détenir son brevet sans l’exploiter simplement pour faire obstacle à sa commercialisation : voir Fox, op. cit., à la page 544.

[70]Ces précisions étant données au sujet de la nature et de l’objet des dispositions de la Loi sur les brevets concernant l’abus des droits de brevets, je vais maintenant examiner les questions soulevées en l’espèce par Brantford.

L’alinéa 65(2)c) de la Loi sur les brevets

[71]La première disposition de la Loi sur les brevets invoquée par Brantford à l’appui de sa demande de licence obligatoire est l’alinéa 65(2)c). Je vais donc commencer par examiner les arguments avancés par Brantford sur le fondement de cet alinéa.

[72]Suivant l’alinéa 65(2)c) de la Loi sur les brevets, il faut déterminer s’il était « satisfait à la demande, au Canada, de l’article breveté, dans une mesure adéquate et à des conditions équitables ». Lors de son examen de la demande de licence obligatoire présentée par Brantford, le commissaire a donc eu à décider en premier lieu quels étaient les articles brevetés en cause.

[73]Le commissaire a admis qu’aux fins de cette demande de licence obligatoire, les articles brevetés étaient le CÉSIS et le ÉS, ainsi que le soutenait Brantford.

[74]Brantford fait valoir qu’après avoir décidé, à juste titre, que les « articles brevetés » étaient bien le CÉSIS et le ÉS, le commissaire a commis l’erreur de considérer que le CÉSIS et le ÉS sont des articles brevetés parmi d’autres articles brevetés. En cherchant à évaluer dans quelle mesure il était actuellement satisfait, au Canada, à la demande de CÉSIS et de ÉS, le commissaire a commis une erreur « en comparant des choses qui ne sont pas comparables » lorsqu’il a conclu qu’il était actuellement satisfait à la demande de CÉSIS et de ÉS par l’offre d’autres articles brevetés.

[75]Autrement dit, au lieu de chercher à savoir dans quelle mesure il était satisfait à la demande de CÉSIS et de ÉS, le commissaire a examiné dans quelle mesure il était actuellement satisfait à la demande de tout article visé par le brevet ′349.

[76]Selon Brantford, le commissaire aurait en conséquence examiné s’il y avait un marché plus large pour les articles visés par le brevet ′349 (en l’occurrence des comprimés d’énalapril sodique) et s’il existait des sources d’approvisionnement pour d’autres articles brevetés, soit des comprimés de maléate d’énalapril.

[77]En confondant « article breveté » et « invention brevetée », le commissaire aurait, selon Brantford, commis une erreur de droit.

[78]Il convient de préciser que l’argument avancé à cet égard par Brantford suppose que l’existence au Canada d’une demande réelle pour le CÉSIS et le ÉS a effectivement été établie.

[79]Après avoir décidé quels sont le ou les articles brevetés pertinents, le commissaire doit, aux fins de l’alinéa 65(2)c) de la Loi sur les brevets, déterminer s’il existe effectivement, au Canada, une demande pour ces articles. Il ressort clairement de cette disposition que ce n’est qu’une fois établie l’existence au Canada d’une demande pour les articles brevetés que le commissaire est appelé à décider s’il est satisfait à la demande dans une mesure adéquate et à des conditions équitables.

[80]Par conséquent, avant de passer aux arguments avancés par Brantford quant aux erreurs que le commissaire aurait commises en examinant dans quelle mesure il était satisfait au Canada à la demande pour les articles brevetés, il faut au préalable établir si une telle demande existe effectivement. C’est cette question‑là qui sera maintenant examinée.

La demande de CÉSIS

[81]Le commissaire n’était pas convaincu de l’existence au Canada d’une véritable demande de CÉSIS. S’appuyant sur la preuve produite, le commissaire a conclu qu’en fait, la « demande » de CÉSIS dont faisait état Brantford n’était qu’une « demande artificielle créée par un seul négociant ».

[82]Brantford n’a pas formellement contesté cette conclusion, faisant plutôt valoir que son appel porte sur l’interprétation et l’application de certains principes de droit à des faits pour la plupart non contestés. Non seulement Brantford n’a pas présenté d’observations sur ce point à l’audience mais, dans son mémoire des faits et du droit, elle mentionne simplement en passant qu’il n’y avait aucune preuve permettant de conclure au caractère artificiel de la commande de CÉSIS adressée par Torpharm à Brantford. Brantford soutient qu’elle voulait simplement vendre à une entreprise tierce, dans le cours normal de ses activités, un produit breveté par une autre entreprise mais non commercialisé.

[83]Contrairement à ce qu’affirme Brantford, je ne considère pas qu’en l’espèce les faits sont pour la plupart non contestés. Il est en effet évident que le commissaire était saisi d’une question controversée concernant l’authenticité de la demande sur le marché dont faisait état Brantford. Il est également évident qu’après avoir examiné la preuve qui lui avait été soumise, le commissaire a conclu que la demande dont Brantford affirmait l’existence était artificielle.

[84]L’évaluation de la demande du marché pour un ou plusieurs produits ne relève peut‑être pas entièrement des connaissances spécialisées du commissaire, mais sa conclusion que la « demande » de CÉSIS dont Brantford faisait état était en réalité une [traduction] « demande artificielle créée par un seul négociant » est une conclusion de fait et une telle conclusion commande la retenue.

[85]De plus, dans la mesure où cette conclusion est indirectement en cause en l’espèce, je n’ai pas à déterminer s’il convient de l’évaluer au regard de la norme de la décision raisonnable ou de celle de la décision manifestement déraisonnable, car je considère que cette conclusion était entièrement raisonnable étant donné la preuve soumise au commissaire et étant donné qu’elle peut résister à un examen assez poussé.

[86]En matière d’abus des droits de brevets, la jurisprudence n’est guère abondante, mais il en ressort que la « demande » dont il est question à l’alinéa 65(2)c) de la Loi sur les brevets est la demande du marché. Cela veut dire qu’il s’agit de la demande manifestée par les consommateurs et non de celle d’un seul négociant : In the Matter of a Petition by the Robin Electric Lamp Company Ld. (1915), 32 R.P.C. 202 (Ch. D.), aux pages 213 et 214. Voir aussi In the Matter of Applications by James Lomax Cathro for Compulsory Licences in respect of certain Letters Patent (1933), 51 R.P.C. 75 (Compt. Gen.), à la page 82.

[87]Il ressort d’un examen de la correspondance entre Torpharm, Brantford et Merck, qui a abouti aux demandes présentées par Brantford en vertu de l’article 65, s’ajoutant à la preuve concernant les circonstances entourant la rédaction des lettres en question, que la prétendue « demande du marché » pour du CÉSIS n’était qu’une demande créée par les divers secteurs de l’organisation Apotex.

[88]Il est vrai que les entreprises, même lorsqu’elles sont affiliées, constituent des personnes morales distinctes et que c’est ainsi qu’il faut en général les considérer. En l’espèce, cependant, il ressort nettement du témoignage de MM. Murthy et Coffin‑Beech que les lettres envoyées par Torpharm à Merck et à Brantford pour exprimer son intention de se procurer d’importantes quantités de CÉSIS, et les lettres envoyées par Brantford à Merck pour lui signaler qu’on lui avait commandé du CÉSIS et solliciter la concession d’une licence lui permettant de fabriquer le composé en question, faisaient partie d’un plan soigneusement mis au point par la plus haute direction d’Apotex afin de créer une demande artificielle pour le produit en question, vraisemblablement pour permettre à cette entreprise d’invoquer les dispositions de la Loi sur les brevets concernant l’abus des droits de brevets.

[89]Étant donné qu’il n’y a pas, au Canada, de véritable demande du marché pour le CÉSIS, il est inutile d’examiner les arguments avancés par Brantford au sujet des prétendues erreurs que le commissaire aurait commises en évaluant dans quelle mesure il était satisfait ou non à cette demande.

La demande de ÉS

[90]En ce qui concerne le ÉS, la principale conclusion du commissaire est qu’il n’existe, au Canada, aucune demande particulière pour ce produit. Le commissaire a souligné à cet égard que dans la lettre qu’elle a envoyée à Brantford, Torpharm a indiqué seulement qu’elle voulait se procurer du CÉSIS et n’a manifesté aucun intérêt en ce qui concerne le ÉS.

[91]Le commissaire a en outre souligné qu’en l’absence d’une approbation réglementaire, les préparations médicinales contenant du ÉS ne pouvaient être vendues ni au Canada ni aux États‑Unis.

[92]Le commissaire a ensuite fait remarquer que, dans la mesure où il y avait au Canada une demande plus large en matière d’inhibiteurs de l’ECA, il était satisfait à cette demande par l’énalapril vendu par Merck sous la marque Vasotec®, ainsi que par les autres inhibiteurs de l’ECA en vente au Canada.

[93]Il convient ensuite de se demander si la « demande » dont il est question à l’alinéa 65(2)c) de la Loi sur les brevets doit être une demande actuelle ou s’il peut s’agir d’une demande anticipée. Cette question n’a pas été expressément examinée par le commissaire, mais il est implicite dans sa décision que la demande en question doit exister à la date de dépôt de la demande de licence obligatoire.

[94]La manière dont il convient d’interpréter l’alinéa 65(2)c) de la Loi sur les brevets est une question de droit. Je reconnais qu’en matière de brevets, le commissaire possède une large expertise, mais je ne suis pas convaincue qu’il en est ainsi en matière d’interprétation des lois, notamment en ce qui a trait aux questions qui n’appartiennent pas en propre au domaine technique des brevets. C’est pour ce motif que j’estime que l’interprétation qu’a donnée le commissaire de cette disposition doit être examinée suivant la norme de la décision correcte.

[95]Pour décider si l’interprétation du commissaire était correcte, j’ai tenu compte de la mise en garde faite par la Cour suprême du Canada au paragraphe 21 de l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, selon laquelle il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

[96]En l’espèce, si l’on donne aux termes de l’alinéa 65(2)c) de la Loi sur les brevets leur sens ordinaire et grammatical, il est clair que cette disposition vise une demande existante du marché dans ce pays ainsi que la mesure dans laquelle il y est satisfait.

[97]J’insiste sur le fait que l’on trouve dans la disposition en cause les termes « la demande » et non pas des termes tels que « la demande anticipée », « la demande à venir » ou « la demande potentielle », ce qui permet de penser qu’il doit s’agir d’une demande qui existe actuellement.

[98]Cette disposition exige également que l’on détermine s’« il est satisfait » à la demande, ce qui veut dire qu’il faut examiner dans quelle mesure il est actuellement satisfait à la demande—et non chercher à savoir s’il sera satisfait à la demande à une date ultérieure. Cela confirme encore que la demande en question doit être une demande qui existe actuellement.

[99]Selon Brantford, l’alinéa 65(2)c) de la Loi sur les brevets ne peut pas raisonnablement être interprété de la manière que je viens de proposer car il lui serait alors impossible d’établir qu’il existe une demande de médicaments à base de ÉS étant donné qu’une telle préparation n’a pu être commercialisée en raison du brevet ′349.

[100]C’est possible, mais une entreprise se trouvant dans la même situation que Brantford pourrait démontrer qu’il existe effectivement une demande, par exemple, pour un inhibiteur de l’ECA plus efficace, plus rapide, ayant une plus grande biodisponibilité ou entraînant moins d’effets secondaires, comme celui que l’auteur de la demande de licence obligatoire se proposait de mettre sur le marché.

[101]En l’espèce, la preuve soumise au commissaire ne contenait aucun élément indiquant que les médicaments à base de ÉS ont des effets thérapeutiques différents de ceux des inhibiteurs de l’ECA actuellement en vente au Canada, ou qu’il existe effectivement une demande pour des médicaments possédant les qualités propres au ÉS.

[102]La preuve fournie en l’espèce par Brantford permet de penser que ses produits à base de ÉS seraient moins chers que les inhibiteurs de l’ECA actuellement en vente au Canada. C’est possible, mais cela démontre simplement que les produits fabriqués par Brantford sont susceptibles de répondre à une demande pour des inhibiteurs de l’ECA moins coûteux. Cela n’établit aucunement qu’il existe actuellement, au Canada, une demande pour des préparations médicamenteuses contenant du ÉS.

[103]De plus, la « demande » pour un article breveté n’englobe pas la demande potentielle pour une version moins coûteuse de l’article vendu : voir Applications by Brownie Wireless Co., Ltd., for the Grant of Compulsory Licences (1929), 46 R.P.C. 457 (Ch. D.).

[104]Par conséquent, je ne suis pas convaincue que le commissaire a eu tort de conclure qu’il n’y a, au Canada, aucune demande pour le ÉS. L’inexistence d’une telle demande permet au commissaire de mettre un terme à son examen entrepris en vertu de l’alinéa 65(2)c) de la Loi sur les brevets.

[105]Cela veut dire que s’il n’existe pas, au Canada, de demande pour l’article breveté contenant du ÉS, le commissaire n’avait pas à passer à l’étape suivante et à évaluer dans quelle mesure il n’est pas satisfait à cette demande.

[106]Cela dit, le commissaire ayant bel et bien examiné la question de la demande et la mesure dans laquelle il y est satisfait, il n’a nullement comparé, comme Brantford tente de m’en convaincre, des choses qui ne sont pas comparables en concluant que le Vasotec® de Merck satisfait dans une mesure adéquate à la demande existant dans ce pays.

[107]Le commissaire a plutôt conclu que, dans la mesure où, au Canada, la demande visait des médicaments à base d’énalapril, le Vasotec® de Merck a satisfait adéquatement à cette demande. Je ne constate aucune erreur dans cette conclusion.

[108]J’estime donc qu’étant donné la preuve dont il disposait, le commissaire pouvait raisonnablement conclure à partir des faits qu’il n’existe actuellement aucune demande pour des médicaments à base de ÉS, et il n’y a pas lieu de modifier cette conclusion.

[109]Brantford n’a pas pu démontrer que le commissaire a commis, dans son examen de la demande qu’elle a présentée en vertu de l’alinéa 65(2)c) de la Loi sur les brevets, une erreur susceptible de contrôle. Il reste à déterminer si le commissaire a commis, lors de son examen de la demande, une erreur au regard de l’alinéa 65(2)d) de la Loi. C’est la question qui va maintenant être examinée.

L’alinéa 65(2)d) de la Loi sur les brevets

[110]Pour faciliter l’analyse, le texte de l’alinéa 65(2)d) de la Loi sur les brevets est de nouveau reproduit :

65. [. . .]

(2) Les droits exclusifs dérivant d’un brevet sont réputés avoir donné lieu à un abus lorsque l’une ou l’autre des circonstances suivantes s’est produite :

[. . .]

d) par défaut, de la part du breveté, d’accorder une ou des licences à des conditions équitables, le commerce ou l’industrie du Canada, ou le commerce d’une personne ou d’une classe de personnes exerçant un commerce au Canada, ou l’établissement d’un nouveau commerce ou d’une nouvelle industrie au Canada subissent quelque préjudice, et il est d’intérêt public qu’une ou des licences soient accordées;

[111]Ainsi que l’a souligné le commissaire, pour que l’on puisse conclure à l’existence d’un abus des droits de brevets au regard de cette disposition, il faut démontrer trois choses. D’abord, il faut qu’il y ait défaut du titulaire du brevet d’accorder une licence à des conditions équitables. Ensuite, il faut qu’il y ait un préjudice pour le commerce ou l’industrie au Canada, ou le commerce d’une personne ou d’une classe de personnes exerçant un commerce au Canada, ou l’établissement d’un nouveau commerce ou d’une nouvelle industrie au Canada. Enfin, il doit être dans l’intérêt public que la licence soit accordée.

[112]Il convient de souligner le caractère conjonctif de cette énumération. Cela veut dire que celui qui solli-cite une licence obligatoire doit, pour obtenir gain de cause, satisfaire aux trois éléments du critère applicable.

[113]La première question est donc de savoir s’il y a eu effectivement défaut de la part de Merck d’accorder à Brantford une licence à des conditions équitables.

[114]Après avoir examiné attentivement la corres-pondance entre Brantford et Merck, le commissaire a jugé que la première lettre envoyée par Brantford, le 17 avril 1998, marquait l’ouverture de négociations. Dans sa lettre du 15 juillet 1998, Brantford avait fourni à Merck « suffisamment de renseignements fondamen-taux » pour permettre à Merck de décider si elle pouvait accorder une licence à Brantford.

[115]Le commissaire a ensuite souligné qu’aux termes de l’alinéa 65(2)d) de la Loi sur les brevets, il doit y avoir défaut d’accorder une licence à des conditions équitables. Il s’agit donc maintenant de décider s’il y avait effectivement eu défaut de la part de Merck d’accorder à Brantford une licence à des conditions équitables.

[116]Sur ce point, le commissaire a fait remarquer qu’avant de déposer sa première demande de licence obligatoire le 16 septembre 1998, Brantford n’avait pas proposé à Merck de conditions précises pour l’octroi éventuel d’une licence.

[117]Le commissaire a conclu que Brantford ne pouvait pas se contenter de fournir à Merck des renseignements fondamentaux, mais qu’il lui incombait en outre de proposer à Merck des conditions pour l’octroi éventuel d’une licence. C’est lors de sa demande de licence obligatoire du 16 septembre 1998 que Brantford a proposé la première fois des conditions d’octroi d’une licence. Le commissaire aux brevets par intérim a cependant refusé d’exiger que Brantford signifie cette demande à Merck. Le commissaire a donc conclu que la première fois que Brantford a effectivement communiqué à Merck les conditions qu’elle envisageait pour l’octroi d’une licence est lorsque Brantford a signifié à Merck sa deuxième demande de licence obligatoire en juillet 1999.

[118]Enfin, le commissaire s’est penché sur la question de savoir si Brantford avait laissé à Merck assez de temps pour examiner sa demande de licence, rappelant que, dans sa lettre du 15 juillet, Brantford avait demandé à Merck de lui répondre [traduction] « dans les jours suivants ».

[119]Après avoir examiné la suite des événements, le commissaire a conclu qu’avant de déposer sa première demande de licence obligatoire le 16 septembre 1998, Brantford n’avait pas laissé à Merck assez de temps pour réfléchir à sa réponse au sujet de l’octroi d’une licence volontaire.

[120]Le commissaire a en outre considéré que lorsque Brantford a déposé sa première demande de licence obligatoire, il était déraisonnable de sa part de s’attendre à ce que Merck poursuive des négociations en vue de l’octroi d’une licence volontaire, alors que Brantford lui reprochait d’abuser des droits découlant de son brevet en refusant de lui accorder une licence volontaire.

[121]Le commissaire a donc conclu que la période à retenir pour déterminer si Merck avait eu assez de temps pour réfléchir à sa décision au sujet de la demande de licence que lui avait adressée Brantford allait du 15 juillet 1998, puisqu’à cette date Brantford avait donné à Merck « suffisamment de renseignements fondamen-taux » pour lui permettre de décider si elle entendait effectivement accorder à Brantford une licence volon-taire, au 16 septembre 1998, date à laquelle Brantford a présenté sa première demande de licence obligatoire.

[122]Ces diverses circonstances n’ont pas convaincu le commissaire qu’il y avait eu effectivement défaut de la part de Merck d’accorder une licence à Brantford à des conditions équitables avant que Brantford ne présente sa première demande de licence obligatoire.

[123]Brantford soutient que, dans la mesure où il a conclu que, le 15 juillet 1998, elle avait déjà fourni à Merck suffisamment de renseignements fondamentaux pour lui permettre de décider si elle lui accorderait une licence volontaire, le commissaire a commis une erreur de droit en lui imposant une exigence supplémentaire, en l’occurrence proposer à Merck des « conditions équitables », avant qu’un abus des droits de brevets puisse être établi.

[124]Selon Brantford, le défaut d’accorder une licence à quelque condition que ce soit, ou le défaut même de discuter d’éventuelles conditions, constitue nécessairement un « défaut, de la part du breveté, d’accorder une ou des licences à des conditions équitables ».

[125]Brantford fait en outre remarquer que, dans sa première lettre à Merck, elle s’est informée du montant des redevances et que, dans sa lettre en date du 15 juillet 1998, elle a demandé à Merck quelles seraient les conditions qu’elle jugerait acceptables pour l’octroi d’une licence. Pour Brantford, le silence que Merck a maintenu entre sa réception de la lettre de Brantford du 15 juillet 1998 et la date à laquelle Brantford lui a signifié sa seconde demande, en juillet 1999, équivaut manifestement à un défaut, de la part de Merck, de discuter des conditions équitables pour l’octroi d’une licence, ce qui suffit à établir l’abus des droits de brevets.

[126]L’argument avancé par Brantford soulève deux questions. La première est de savoir si en imposant à Brantford l’obligation de proposer des conditions pour l’octroi d’une licence, le commissaire a commis une erreur de droit. La seconde est de savoir si les faits et circonstances entourant l’échange de lettres entre les parties permettaient effectivement au commissaire de conclure qu’il n’y avait pas eu de la part de Merck défaut d’accorder une licence à Brantford.

[127]Je n’ai pas à examiner la première question soulevée par Brantford étant donné que la réponse à la deuxième question est concluante en ce qui concerne cet aspect de l’appel interjeté par Brantford.

[128]Si le commissaire a estimé que le jour où elle a reçu la lettre de Brantford en date du 15 juillet 1998, Merck avait en main suffisamment de renseignements fondamentaux pour étudier la demande de licence présentée par Brantford, la décision du commissaire reposait en fin de compte sur le fait qu’il avait conclu que Brantford n’avait pas donné à Merck, avant d’engager en vertu de la Loi sur les brevets une procédure pour abus de droits de brevets, assez de temps pour étudier la manière dont elle entendait répondre à sa demande.

[129]La question qu’il convient de trancher est donc celle de savoir si, compte tenu des faits et circonstances entourant les lettres qu’ont échangées les parties, le commissaire pouvait effectivement conclure qu’il n’y avait pas eu de la part de Merck défaut d’accorder une licence à Brantford.

[130]La conclusion du commissaire sur ce point est manifestement une conclusion de fait qui, à ce titre, commande la retenue. Encore une fois, cependant, je n’ai pas à décider si c’est la norme du caractère raisonnable ou la norme du caractère manifestement déraisonnable qui doit être appliquée car j’estime, compte tenu de la preuve soumise au commissaire, que la conclusion que celui‑ci a tirée était tout à fait raisonnable et peut résister à un examen assez poussé.

[131]En tirant cette conclusion, je souligne que la première demande de Brantford portait sur une importante quantité de CÉSIS et qu’il a également été question dans des lettres ultérieures de la possibilité de faire fabriquer du ÉS par Brantford et, éventuellement, par Torpharm.

[132]Cette demande ayant pour elle d’importantes incidences commerciales, il est clair que Merck devait y réfléchir attentivement. Il lui fallait en outre tenir compte des incidences que la demande de Brantford pourrait avoir compte tenu de l’injonction accordée par la Cour fédérale en 1994. Cette injonction, qui demeure en vigueur, interdit à Apotex, aux entreprises qui lui sont liées ainsi qu’à leurs dirigeants et administrateurs, y compris M. Sherman, d’empiéter sur le brevet ′349. Nul doute que des avis juridiques auraient été nécessaires sur ce point. Tout cela aurait pris du temps.

[133]N’ayant laissé à Merck que 60 jours pour examiner sa demande, sans jamais la relancer ni signaler à celle‑ci son intention d’invoquer l’abus des droits de brevets, Brantford a présenté sa première demande en vertu de l’article 65.

[134]Le commissaire a conclu à partir des faits que Brantford n’avait pas laissé à Merck assez de temps pour examiner sa demande et que, cela étant, le silence de Merck au cours des 60 jours suivants ne pouvait pas être interprété comme un refus. J’estime que, compte tenu de l’ensemble des circonstances de cette affaire, cette conclusion est parfaitement raisonnable.

[135]Il semblerait que c’est à l’occasion d’un examen périodique du Bureau des brevets, en octobre 1998, que Merck a appris l’existence de la demande présentée par Brantford. Merck aurait, certes, pu poursuivre ses pourparlers avec Brantford, malgré la demande présentée par celle‑ci, mais je ne saurais dire qu’en l’occurrence le commissaire ne pouvait pas raisonnablement conclure, comme il l’a fait, qu’il était déraisonnable de s’attendre à ce que Merck poursuive les pourparlers avec Brantford alors que celle‑ci lui reprochait d’abuser des droits découlant de son brevet.

[136]Ainsi qu’il a été indiqué plus haut, abstraction faite de la question de savoir à qui il incombait de proposer des conditions pour l’octroi de la licence, la décision du commissaire reposait essentiellement sur la constatation qu’avant d’engager la procédure prévue par la Loi sur les brevets en cas d’abus des droits de brevets, Brantford n’a pas donné à Merck assez de temps pour réfléchir à sa réponse à la demande. J’estime qu’il s’agit là d’une conclusion que le commissaire pouvait raisonnablement tirer et il n’y a pas lieu pour moi d’examiner les arguments avancés par Brantford sur la question de savoir à qui il incombait de proposer des conditions.

[137]Il n’y a pas lieu non plus d’examiner les arguments avancés par Brantford au sujet d’un éventuel préjudice au commerce ou à l’industrie, ou au sujet de la solution qu’appelle l’intérêt public, étant donné que de telles considérations n’entrent en jeu qu’à partir du moment où il est effectivement établi qu’il y a eu défaut d’accorder une licence.

Conclusion

[138]Pour ces motifs, l’appel interjeté par Brantford est rejeté avec dépens.

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que l’appel soit rejeté avec dépens.

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