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A‑620‑05

2007 CAF 6

Procureur général du Canada (appelant)

c.

Jean Pelletier (intimé)

Répertorié : Pelletier c. Canada (Procureur général) (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Décary, Nadon et Pelletier, J.C.A.—Ottawa, 19 décembre 2006; 11 janvier 2007.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Motifs — Équité procédurale — Appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a conclu que l’intimé avait droit à davantage que le strict minimum d’équité procédurale que concédait l’appelant et que ce droit n’avait pas été respecté — L’intimé a été nommé par décret, à titre amovible pour un mandat de cinq ans, au poste de président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc. — La nomination de l’intimé a été révoquée après la publication d’un article de journal faisant état de ses commentaires déplacés à l’endroit d’une ancienne employée qui avait mis en lumière des actes répréhensibles chez VIA Rail — L’intimé a été congédié sans préavis et n’a pas été informé des motifs de sa destitution — L’équité procédurale exigeait une connaissance actuelle de la menace qui pesait et des raisons qui la sous‑tendaient, la connaissance par déduction (c.‑à‑d. que la personne aurait dû savoir) n’étant pas suffisante — La Cour fédérale n’a pas commis une erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a décidé de se limiter à la preuve et de ne pas spéculer quant à l’état d’esprit de l’intimé relativement au risque de destitution — Lorsqu’il exerce son pouvoir de destituer une personne nommée à titre amovible pour cause d’inconduite, le gouvernement a le devoir en matière d’équité procédurale d’informer la personne qui ne sait pas que son poste est en jeu de la possibilité d’une destitution et des motifs de cette mesure — La personne doit se voir offrir la possibilité de se faire entendre — Appel rejeté.

Pratique — Fardeau de la preuve — Appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a conclu que l’intimé avait droit à davantage que le strict minimum d’équité procédurale que concédait l’appelant et que ce droit n’avait pas été respecté — La Cour fédérale n’a pas renversé le fardeau de la preuve en exigeant que l’appelant démontre que l’intimé ignorait la précarité de son poste, puisque l’appelant s’était lui‑même imposé ce fardeau.

Il s’agissait d’un appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a conclu que l’intimé avait droit à davantage que le strict minimum d’équité procédurale que condédait l’appelant et que ce droit n’avait pas été respecté. Le 31 juillet 2001, le gouvernement a nommé l’intimé au poste de président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc., à titre amovible pour un mandat de cinq ans. Toutefois, sa nomination a été révoquée le 1er mars 2004. Au moment de la nomination, Myriam Bédard, ancienne athlète olympique, était à l’emploi de VIA Rail. En février 2004, elle a fait parvenir au bureau du premier ministre Martin une lettre dans laquelle elle se disait victime du scandale des commandites et soutenait qu’elle avait été contrainte de démissionner dans un « set‑up » impliquant l’intimé. Dans un article paru peu après dans le quotidien montréalais La Presse, l’intimé a exprimé l’opinion que Mme Bédard mentait « de façon effrontée » et cherchait à profiter du scandale des commandites pour en tirer un profit personnel. Aux questions qui lui ont été posées par des hauts fonctionnaires du bureau du Conseil privé, l’intimé a répondu qu’il n’était d’aucune manière impliqué dans les incidents décrits par Mme Bédard. Dans un communiqué de presse publié par la suite, l’intimé s’est excusé auprès de Mme Bédard pour ses commentaires déplacés. Trois jours plus tard, le ministre des Transports a informé l’intimé qu’une décision serait prise à son égard dans la même journée. Même s’il a voulu s’enquérir de la nature de la décision et des motifs qui la sous‑tendaient, l’intimé n’a rien appris de plus. Plus tard ce jour‑là, il a été informé de son congédiement et a reçu le décret de destitution le confirmant. Le même jour, le gouver-nement a publié un communiqué de presse annonçant la destitution de l’intimé de VIA Rail, et l’intimé a attaqué par demande de contrôle judiciaire la validité du décret de destitution.

La Cour fédérale a décidé que le gouvernement avait le devoir d’agir équitablement envers l’intimé et qu’il n’avait pas satisfait aux exigences minimales d’équité procédurale. Le devoir du gouvernement consistait à aviser l’intimé que sa position était en danger et à l’informer des motifs d’insatisfac-tion à son égard. La Cour a conclu que l’intimé n’a su la précarité de sa situation et les motifs d’insatisfaction que lorsqu’il a pris connaissance du communiqué de presse publié par le gouvernement. En outre, l’intimé n’a pas eu la possibilité d’y répondre. En l’espèce, il s’agissait de déterminer l’étendue du devoir d’équité procédurale dans les circonstances, puis de vérifier si ce devoir avait été assumé.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

Le devoir d’équité procédurale, quel qu’en soit le contenu, s’applique strictement au processus par lequel le gouverne-ment exerce son pouvoir de destitution; il n’est d’aucune pertinence en ce qui a trait à la substance de la décision elle‑même. Le droit d’être informé et le droit d’être entendu n’emportent pas, par déduction ou autrement, le droit d’être destitué seulement pour des motifs qui satisfont à une norme de rationalité. En outre, l’intimé ayant clairement été destitué pour cause d’inconduite, la décision de révoquer sa nomina-tion entraînait l’application d’un degré plus élevé d’équité procédurale que la décision prise pour des motifs purement politiques. Le contenu du devoir d’équité procédurale varie selon les circonstances. A été rejeté l’argument de l’appelant selon lequel, vu le caractère politique de la nomination de l’intimé, il a été satisfait aux exigences d’équité procédurale si l’intimé savait ou devait savoir que son emploi était en jeu et pourquoi. La personne dans la situation de l’intimé qui a la connaissance acquise est en mesure de faire des représenta-tions appropriées auprès du décideur, tandis que la personne qui se voit imputer la connaissance n’est pas en mesure de faire des représentations parce qu’elle ne sait pas vraiment qu’elle est en danger ni pourquoi elle l’est, et ce quand bien même, sur une base objective, elle devrait le savoir. L’équité procédurale requiert, non pas une connaissance par déduction, mais une connaissance actuelle de la menace qui pèse et des raisons qui la sous‑tendent. La Cour fédérale a eu raison de tirer de la preuve l’inférence selon laquelle l’intimé ne savait pas que la mesure de destitution était envisagée et du pourquoi de cette mesure et, partant, n’a commis aucune erreur manifeste et dominante.

Qui plus est, la Cour fédérale n’a pas renversé le fardeau de la preuve en exigeant que l’appelant démontre que l’intimé ignorait la précarité de son poste ou était dans l’incertitude à cet égard au cours de la période qui a suivi la publication de l’article de journal. Le seul fardeau de preuve qui incombait à l’appelant était celui qu’il s’était lui‑même imposé, c’est-à‑dire que l’intimé savait ou aurait dû savoir que sa nomination était en danger.

Lorsque le gouvernement, dans l’exercice de son pouvoir statutaire de destituer une personne nommée à titre amovible, envisage la possibilité de la destituer pour cause d’inconduite, il a le devoir d’équité procédurale, lorsque cette personne ne sait pas que son poste est en jeu en raison de cette inconduite, de l’informer de la possibilité d’une destitution et des motifs d’inconduite qui lui sont reprochés et de lui donner la possibilité de se faire entendre.

lois et règlements cités

Décret C.P. 2001‑1294.

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, art. 24(1).

Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F‑11, art. 104.1 (mod. par L.C. 2004, ch. 16, art. 7), 105(5) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 44, ann. II, no 14(A)), (6).

Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, règles 1 (mod. par DORS/2004‑283, art. 2), tarif B (mod., idem, art. 30, 31, 32), colonne III.

jurisprudence citée

décisions appliquées :

Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235; 2002 CSC 33.

décisions citées :

Moreau‑Bérubé c. Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 R.C.S. 249; 2002 CSC 11; State of South Australia (The) v. O’Shea (1987), 163 C.L.R. 378 (H.C. Aust.).

APPEL de la décision (2005 CF 1545) par laquelle la Cour fédérale a conclu que l’intimé avait droit à davantage que le strict minimum d’équité procédurale que condédait l’appelant et que ce droit n’avait pas été respecté. Appel rejeté.

ont comparu :

Jacques Jeansonne et Alberto Martinez pour l’appelant.

Suzanne Côté et Patrick Girard pour l’intimé.

avocats inscrits au dossier :

Deslauriers, Jeansonne s.e.n.c., Montréal, pour l’appelant.

Stikeman Elliott s.e.n.c.r.l., s.r.l., Montréal, pour l’intimé.

Voici les motifs du jugement rendus en français par

Le juge Pelletier, J.C.A. :

INTRODUCTION

[1]Le 31 juillet 2001, dans l’exercice de son pouvoir de nommer les personnes de son choix, à titre amovible, (at pleasure), pour occuper certaines hautes fonctions, le gouvernement du jour nommait M. Jean Pelletier président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc. (VIA Rail). Le 1er mars 2004, dans l’exercice de son pouvoir de destituer M. Pelletier, le gouvernement du jour, autrement constitué, mettait fin au mandat de celui‑ci.

[2]M. Pelletier a contesté en Cour fédérale la validité du décret de destitution. Il a eu gain de cause devant le juge Simon Noël, juge des requêtes. Le procureur général du Canada (le procureur général) avait concédé devant le juge que M. Pelletier avait droit à un minimum d’équité procédurale, mais il prétendait que ce droit avait été respecté dans les circonstances. Le juge s’est dit d’avis que M. Pelletier avait droit à davantage que le strict minimum que concédait le procureur général et il a conclu que ce droit n’avait pas été respecté, 2005 CF 1545. C’est sur cette décision que porte le présent appel du procureur général.

[3]La question que soulève cet appel est en conséquence des plus circonscrite. Il ne s’agit pas de déterminer si devoir d’équité procédurale il y avait à l’égard de M. Pelletier, puisqu’il y a concession à cet égard. Il s’agit plutôt de déterminer quelle est en l’espèce l’étendue de ce devoir, puis de vérifier si ce devoir a été assumé. Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel.

LES FAITS

[4]M. Pelletier a été le chef de cabinet de l’ancien premier ministre Chrétien. À son départ de la vie politique, il a été nommé, en vertu du décret portant le numéro C.P. 2001‑1294, président du conseil d’adminis-tration de VIA Rail. La nomination était à titre amovible et le mandat de cinq ans débutait le 1er septembre 2001. Mme Myriam Bédard, une athlète bien connue autrefois pour ses succès aux Jeux Olympiques, était alors, et ce depuis janvier 2001, à l’emploi de VIA Rail. Le 13 février 2004, Mme Bédard faisait parvenir au bureau du premier ministre Martin une lettre dans laquelle elle se disait victime du scandale des commandites. Elle soutenait qu’elle avait été contrainte de démissionner en janvier 2002 après qu’elle eut soumis à VIA Rail, à la demande de M. Pelletier, un projet qu’elle avait développé et qui visait à augmenter de 35% la publicité de VIA Rail tout en faisant passer le budget consacré à la publicité de 12 millions de dollars à 7 millions. Elle ajoutait, et j’utilise ses propres mots (dossier d’appel, vol. 2, page 203) :

Dans un set‑up ils m’ont demandé d’ouvrir ma propre compagnie pour diriger le projet, ensuite ils m’ont envoyé chez Groupeaction au nom de stagiaire et de là le 11 janvier 2002, la direction de Via Rail Canada m’a obligé de donner ma démission.

[5]Dans un rapport préparé plusieurs années plus tard à la demande de VIA Rail, M. Michel G. Picher, un arbitre indépendant chargé de faire enquête sur le départ de Mme Bédard, concluait comme suit, le 8 avril 2004 (motifs du jugement, au paragraphe 8) :

[traduction] Le dossier à l’étude représente une tragédie ayant des proportions énormes. M. Pelletier était une personnalité publique respectée qui fût accusée par Mme Bédard en février 2004 d’avoir été impliqué dans sa présumée démission forcée, deux ans plus tôt, en janvier 2002. Ce rapport doit conclure que M. Pelletier n’a pas été impliqué dans les évènements qui ont amené le départ de Mme Bédard de VIA Rail.

[6]Le 26 février 2004, les allégations faites par Mme Bédard dans sa lettre au premier ministre Martin attirent l’attention de François Cardinal, journaliste au quotidien montréalais La Presse. M. Cardinal rencontre Mme Bédard, laquelle réitère ses allégations et en ajoute quelques autres. M. Cardinal sollicite alors une entrevue auprès de M. Pelletier, qui accepte de le rencontrer.

[7]Au cours de l’entrevue, selon l’article de La Presse paru le lendemain, 27 février 2004, M. Pelletier exprime l’opinion que Mme Bédard mentait « de façon effrontée » et cherchait à profiter du scandale des commandites pour en tirer un profit personnel. Il ajoute qu’il ne « veut pas être méchant pour elle [car] c’est une pauvre fille qui fait pitié, une fille qui n’a pas de conjoint que je sache. Elle a la tension d’une mère monoparentale qui a des responsabilités économiques. Dans le fond, je trouve qu’elle fait pitié » (Motifs du jugement, au paragraphe 13). La transcription de l’entrevue avec M. Pelletier a été déposée au dossier de la Cour. (D.A., vol. II, page 302.)

[8]Le gouvernement n’a pas tardé à réagir. À 15h15, le 27 février, le greffier du Conseil privé, M. Alexander Himelfarb, donne instruction à MM. Yves Côté et Wayne McCutcheon de téléphoner à M. Pelletier relativement aux commentaires dont faisait état l’article de M. Cardinal. M. Côté est conseiller juridique auprès du greffier du Conseil privé et secrétaire‑adjoint du Cabinet. M. McCutcheon occupe aussi de hautes fonctions au sein du bureau du Conseil privé. Un premier coup de fil est donné vers 15h45. M. Pelletier est alors absent, mais son assistante donne l’assurance qu’il retournera l’appel promptement.

[9]M. Pelletier rappelle vers 15h50. M. Côté explique que l’objet de l’appel était d’obtenir des explications ou des commentaires concernant l’article de M. Cardinal. M. Pelletier fait le point comme suit : il n’était d’aucune manière impliqué dans les incidents décrits par Mme Bédard; VIA Rail s’affairait présente-ment à revoir le dossier; deux officiers supérieurs de VIA Rail, le vice‑président marketing et le responsable des stratégies, répondraient aux allégations de Mme Bédard; et un communiqué de presse serait émis par VIA Rail le lundi suivant, soit le 1er mars.

[10]En ce qui a trait aux propos que lui attribuait l’article de M. Cardinal, M. Pelletier reconnaît au cours de la conversation qu’ils étaient inappropriés et il annonce qu’un communiqué de presse personnel serait publié dans les prochaines minutes.

[11]M. Côté demande alors à M. Pelletier si ce dernier a autre chose à dire. M. Pelletier répond que son communiqué de presse parlera de lui‑même et qu’il n’avait rien d’autre à ajouter. Ce fut la fin de la conversation.

[12]À peu près au même moment, un communiqué de presse est émis par VIA Rail, dans lequel M. Pelletier présente ses excuses à Mme Bédard. Il y déclare que ses commentaires étaient déplacés et qu’il s’en excusait sincèrement.

[13]Trois jours plus tard, soit le lundi 1er mars, vers 08h50, M. Pelletier reçoit un appel de M. Tony Valeri, ministre des Transports et ministre responsable de VIA Rail. M. Valeri l’informe qu’une décision sera prise à son égard dans la même journée. M. Pelletier s’enquiert de la nature de la décision et des motifs qui la sous‑tendent, mais le ministre répond qu’il ne peut rien dire de plus. Vers 11h50, M. Valeri rappelle M. Pelletier, cette fois pour lui annoncer que la décision avait été prise de mettre fin à sa charge et qu’un décret serait adopté en conséquence. Plus tard ce jour‑là, un certain Mark Reynolds, du bureau du Premier ministre, téléphone à M. Pelletier à deux reprises. Lors de la première conversation, tenue sur l’heure du midi, M. Reynolds informe M. Pelletier qu’il était suspendu jusqu’au 5 mars, puis se ravisant, jusqu’au 15 mars. Dix minutes plus tard, lors d’une seconde conversation téléphonique, M. Reynolds informe M. Pelletier que la situation avait évolué et qu’il n’était plus suspendu, mais congédié. À 15 heures, M. Pelletier reçoit de M. Valeri, par télécopieur, une lettre l’informant qu’il était démis de ses fonctions. La lettre est accompagnée d’une copie du décret de destitution.

[14]Plus tard ce même jour, le gouvernement publie un communiqué de presse annonçant dans les termes suivants la destitution de M. Pelletier :

LE GOUVERNEMENT DU CANADA DESTITUE LE PRÉSIDENT DE VIA RAIL

OTTAWA—Le ministre des Transports Tony Valeri a annoncé aujourd’hui, au nom du gouvernement du Canada, la destitution de M. Jean Pelletier du poste de président du conseil d’administration de VIA Rail Canada Inc.

La destitution de M. Pelletier est immédiate.

« Les propos tenus la semaine dernière par M. Pelletier à l’égard de Mme Myriam Bédard étaient tout à fait inacceptables », a déclaré le premier ministre Paul Martin. « J’ai demandé aux personnes qui ont connaissance de possibles actes répréhensibles de se manifester. Et je m’attends à ce qu’elles soient traitées de manière appropriée lorsqu’elles le font. Ce qui, en l’occurrence, n’a pas été le cas. Mon gouvernement est arrivé au pouvoir avec l’engagement de changer la façon de faire les choses. La décision que nous prenons aujourd’hui entend refléter cet engagement. »

Le ministre des Transports Tony Valeri a déclaré : « La semaine dernière, j’avais dit que le gouvernement examinerait les commentaires du président de VIA Rail, puis prendrait les mesures qui s’imposent. Il est tout à fait inapproprié pour le président d’une société d’État de tenir des propos de la sorte à l’égard de quelqu’un qui a mis en lumière des actes répréhensibles en milieu de travail. »

VIA Rail Canada Inc. est une société d’État appartenant à cent pour cent au gouvernement du Canada.

[15]Je tiens à souligner ici que cette narration des faits, qui n’est pas contestée, est tirée de l’affidavit de M. Pelletier, déposé par la partie intimée, et de l’affidavit de M. McCutcheon, déposé par la partie appelante. Ni l’un ni l’autre n’ont été contre‑interrogés. Le procureur général n’a pas jugé opportun de déposer des affidavits émanant de MM. Valeri, Himelfarb, Côté et Reynolds, non plus que d’expliquer quel était le rôle de ce dernier au bureau du premier ministre.

[16]Le 1er mars 2004, M. Pelletier attaquait par demande de contrôle judiciaire la validité du décret de destitution.

LA DÉCISION SOUS APPEL

[17]Le juge a décidé que le gouvernement avait le devoir d’agir équitablement envers M. Pelletier. Ce devoir consistait à l’aviser que sa position était en danger et à l’informer des motifs d’insatisfaction à son égard et de lui fournir la possibilité de se faire entendre. Le juge a conclu que le gouvernement avait manqué à ce devoir. Selon lui, M. Pelletier n’a su la précarité de sa situation et les motifs d’insatisfaction que lorsqu’il a pris connaissance du communiqué de presse émis par le gouvernement le 1er mars. Il n’a jamais eu l’opportunité d’y répondre. Le juge a dès lors annulé le décret de destitution et renvoyé l’affaire au gouverneur en conseil pour qu’il la reconsidère.

[18]Le juge a pris note de la concession faite par le procureur général à l’effet que M. Pelletier avait droit à l’équité procédurale. Il s’est ensuite employé à analyser la jurisprudence aux fins de déterminer quel était le contenu de ce devoir d’équité procédurale. Il s’est appuyé tout particulièrement sur la décision de la Cour suprême du Canada dans Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, qui l’a mené à la conclusion que le devoir d’équité procédurale dans le cas du congédiement d’une personne nommée à titre amovible était minimal : il suffit que l’employeur donne à l’employé les motifs du congédiement et permette à l’employé de faire valoir son point de vue.

[19]Le juge s’est alors demandé si, dans les circonstances, ces exigences minimales d’équité procé-durale avaient été rencontrées. Il a constaté que M. Pelletier n’avait été informé de façon spécifique de la possibilité de mesures disciplinaires qu’au moment de sa première conversation téléphonique avec M. Valeri le 1er mars 2004. Il a ensuite fait état de l’argument du procureur général selon lequel aucun avis exprès n’était requis, qu’il suffisait que M. Pelletier ait su ou ait dû savoir que son poste était en jeu. Il a examiné chacune des décisions invoquées par le procureur général et expliqué ce pourquoi elles ne permettaient pas de décider du cas qui se trouvait devant lui.

[20]Le juge a conclu que rien dans la preuve ne permettait de conclure que M. Pelletier savait que son poste était en jeu. Le représentant du procureur général a tenté d’expliquer le défaut de M. Côté d’aviser M. Pelletier de ce qui l’attendait par le fait que le gouverneur en conseil étant l’ultime décideur, M. Côté ne savait pas, lors de sa conversation téléphonique avec M. Pelletier, ce que déciderait le Cabinet. Ce qui a amené le juge à se demander comment M. Pelletier pouvait ou aurait dû savoir ce que l’avenir lui réservait si M. Côté lui‑même ne le savait pas.

[21]En ce qui concerne le droit d’être entendu, le juge a conclu que M. Pelletier ne s’était pas vu offrir d’opportunité de répondre. La teneur trop générale de sa conversation avec MM. Côté et McCutcheon et l’absence de toute indication à l’effet que des mesures disciplinaires étaient envisagées ne lui permettaient pas de penser que des explications additionnelles étaient requises de sa part. Vu le caractère laconique de la première intervention de M. Valeri, M. Pelletier n’avait eu aucune possibilité de s’expliquer, d’autant plus qu’aucune indication ne lui était donnée de la décision à venir non plus que des motifs de ladite décision. Quant à la deuxième intervention de M. Valeri, comme elle se limitait à informer M. Pelletier de la décision prise, M. Pelletier n’avait de toute évidence plus l’opportunité de se faire entendre.

[22]En bout de ligne, le juge a conclu que même si M. Pelletier n’avait droit qu’à un minimum d’équité procédurale, ce minimum n’avait pas été rencontré en l’espèce.

[23]Chacune des parties a soulevé devant le juge, à la dernière minute, un argument qui n’avait pas été soulevé dans leurs mémoires de faits et de droit. Le juge a refusé d’entendre les parties à cet égard, se disant d’avis que l’une et l’autre avaient été prises de court par ce nouvel argument.

[24]M. Pelletier soutenait que puisque le paragraphe 105(6) de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F‑11) imposait au gouverneur en conseil l’obligation de consulter le conseil d’administration de VIA Rail avant de procéder à sa nomination à la présidence du conseil, cette obligation était aussi présente au moment de la destitution. Il s’ensuivrait que faute de consultation, la destitution était nulle et de nul effet. Vu la conclusion à laquelle j’en arrive relativement à l’absence d’équité procédurale, il ne m’est pas nécessaire de me prononcer sur cet argument.

[25]Le procureur général, de son côté, soutenait que le principe de la confidentialité des délibérations du Cabinet empêchait M. Valeri d’informer M. Pelletier des motifs pouvant mener ou ayant mené à la décision prise. M. Valeri ne pouvait dès lors dire davantage que ce qu’il a dit. Je traiterai de cet argument plus loin.

ANALYSE

Les arguments du procureur général

[26]Les arguments qu’invoque le procureur général à l’appui de son appel peuvent être résumés comme suit.

[27]L’argument principal du procureur général est à l’effet que le devoir d’équité procédurale envers M. Pelletier est moindre que celui décrit dans Knight et reconnu par le juge. Le procureur général reconnaît qu’en raison de Knight il n’a d’autre choix que de concéder que M. Pelletier a droit à un certain degré d’équité procédurale puisque le pouvoir de le destituer est un pouvoir statutaire (voir Knight, à la page 675). Ce pouvoir statutaire découle de la combinaison des paragraphes 105(5) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 44, ann. II, no 14(A)] de la Loi sur la gestion des finances publiques et 24(1) de la Loi d’interprétation [L.R.C. (1985), ch. I-21], qui sont reproduits ci‑dessous :

Loi sur la gestion des finances publiques [art. 104.1 (mod. par L.C. 2004, ch. 16, art. 7)]

104.1 Dans la présente section, « administrateurs‑ dirigeants » s’entend du président et du premier dirigeant, indépendamment de leur titre, d’une société d’État mère.

[. . .]

105. [. . .]

(5) Les administrateurs‑dirigeants d’une société d’État mère sont nommés à titre amovible par le gouverneur en conseil pour le mandat que celui‑ci estime indiqué.

Loi d’interprétation

24. (1) Le pouvoir de nomination d’un fonctionnaire public à titre amovible comporte pour l’autorité qui en est investie les autres pouvoirs suivants :

a) celui de mettre fin à ses fonctions, de le révoquer ou de le suspendre;

b) celui de le nommer de nouveau ou de le réintégrer dans ses fonctions;

c) celui de nommer un remplaçant ou une autre personne chargée d’agir à sa place.

[28]Le procureur général, cependant, suggère d’établir une distinction entre la situation dans laquelle se trouve M. Pelletier et celle dans laquelle se trouvent d’autres personnes aussi nommées à titre amovible. La destitution de M. Pelletier revêt un caractère politique et à ce titre elle devrait être soumise à un régime différent de celui qui s’applique aux cas s’apparentant à ceux visés dans Knight. Puisque le processus de nomination, puis de destitution de M. Pelletier est essentiellement de nature politique, le degré d’équité procédurale devrait être considérablement réduit.

[29]Lorsqu’un gouvernement cherche à remplacer, pour des motifs politiques purement partisans, une personne nommée à titre amovible, le procureur général soutient, tout en concédant qu’un certain degré d’équité procédurale s’impose vu le caractère statutaire du pouvoir exercé, que le degré requis d’équité procédurale devrait être moindre que celui, déjà pas très élevé, établi dans Knight. Par contre, lorsque le gouvernement cherche à remplacer une personne nommée à titre amovible pour cause d’inconduite, le procureur général reconnaît qu’un degré plus élevé d’équité procédurale est exigé. Même dans ce cas, le contenu du devoir d’équité procédurale doit être revu à la baisse en raison des contraintes telles le fait que le gouvernement, c’est‑à‑dire le Cabinet, agit généralement par le biais de fonctionnaires supérieurs qui peuvent ne pas savoir ce que le Cabinet décidera après ses délibérations et qui, s’ils le savent, sont liés par le principe de la confidentialité.

[30]Ces considérations amènent le procureur général à plaider que le degré d’équité procédurale inférieur à celui décrit dans Knight auquel M. Pelletier a droit, n’exige pas qu’un avis explicite des motifs d’insatisfac-tion du gouvernement soit donné. Le procureur général invoque à l’appui de cette position des extraits choisis de la décision de la Cour suprême du Canada dans Moreau‑Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), [2002] 1 R.C.S. 249 ainsi qu’une décision de la Haute Cour d’Australie, The State of South Australia v. O’Shea (1987), 163 C.L.R. 378 (H.C.). Le devoir d’équité procédurale serait rencontré, aux dires du procureur général, pour peu que la personne, à la lumière de toutes les circonstances, sache ou doive savoir que sa nomination est en péril.

[31]Le procureur général prétend que le juge a commis trois erreurs en rendant sa décision. Il aurait d’abord erré dans son appréciation de la preuve relative à la conversation qui s’est tenue entre M. Pelletier et MM. Côté et McCutcheon. Compte tenu de la compréhension sophistiquée qu’avait M. Pelletier des rouages internes du gouvernement et des circonstances entourant la conversation elle‑même, le juge aurait dû conclure que M. Pelletier savait ou aurait à tout le moins dû savoir, au moment de cette conversation, que son poste était en péril. Si le juge en était arrivé à la bonne conclusion relativement à l’état d’esprit de M. Pelletier et s’il avait tenu compte du fait qu’on avait demandé à M. Pelletier s’il avait quelque chose d’autre à dire, le juge aurait conclu que M. Pelletier était au courant des motifs d’insatisfaction du gouvernement et avait eu l’opportunité de se faire entendre.

[32]La seconde erreur qu’allègue le procureur général est la suivante. Le juge aurait erré en décidant qu’il ne lui appartenait pas de spéculer quant à l’état d’esprit de M. Pelletier. Vu la nature des prétentions du procureur général, le juge se devait de décider si M. Pelletier savait ou devait savoir que sa fonction était en péril. En ne le décidant pas, le juge aurait fondamenta-lement fait défaut d’exercer sa compétence.

[33]La troisième erreur a trait au fardeau de preuve. Le juge aurait renversé le fardeau de la preuve en exigeant du procureur général que ce dernier démontre que M. Pelletier ignorait la précarité de son poste ou était dans l’incertitude à cet égard au cours de la période qui a suivi la publication de l’article de M. Cardinal. Selon le procureur général, il appartenait à M. Pelletier, dans son affidavit, de faire état de l’ignorance ou de l’incertitude dans laquelle il se trouvait, puisqu’il était la personne la mieux placée pour en témoigner.

Analyse des arguments du procureur général

[34]En guise de remarque préliminaire, il importe de se rappeler que le débat, ici, n’est pas de déterminer si le gouvernement avait le droit de mettre un terme à la nomination de M. Pelletier. Ce dernier occupait ses fonctions à titre amovible. Le gouvernement avait dès lors le droit de révoquer sa nomination en tout temps et pour quelque raison que ce soit. Le devoir d’équité procédurale, quel qu’en soit le contenu, s’applique strictement au processus par lequel le gouvernement exerce son pouvoir de destitution; il n’est d’aucune pertinence en ce qui a trait à la substance de la décision elle‑même. Le droit d’être informé et le droit d’être entendu n’emportent pas, par déduction ou autrement, le droit d’être destitué seulement pour des motifs qui rencontrent une norme de rationalité (voir Knight, aux pages 674 et 675) :

Si le droit à l’équité procédurale est accordé au titulaire d’une charge selon bon plaisir, cela se justifie par le fait que, peu importe qu’un motif valable de congédiement soit nécessaire ou non, l’équité exige que l’organisme administratif qui prend la décision soit au courant de toutes les circonstances pertinentes de l’emploi et de sa cessation (Nicholson, précité, à la p. 328, le juge en chef Laskin). La personne qui est en mesure de fournir à l’organisme administratif d’importants éclaircissements sur la situation est le titulaire de la charge lui‑même. Ainsi que le fait observer lord Reid dans l’arrêt Malloch v. Aberdeen Corp., précité, à la p. 1282 : [traduction] « Le droit d’un homme de pouvoir se défendre est la protection la plus élémentaire qui soit . . . » Accorder ce droit au titulaire d’une charge selon bon plaisir ne reviendrait pas à assujettir la décision de le congédier à l’obligation d’établir un motif valable; ce serait simplement exiger que l’organisme administratif donne au titulaire de la charge les raisons de son renvoi et lui permette de se faire entendre.

[. . .]

L’argument que, puisque l’employeur peut congédier son employé pour des motifs déraisonnables ou arbitraires, il ne sert à rien de lui donner la possibilité de participer à la prise de la décision, n’est guère convaincant. Dans le cas d’une charge occupée selon bon plaisir comme dans celui d’une charge dont on ne peut être renvoyé que pour un motif valable, l’un des buts de l’obligation d’agir équitablement imposée à l’organisme administratif est le même, savoir de permettre à l’employé de tenter d’amener l’employeur à changer d’avis au sujet du congédiement. La valeur d’une telle possibilité ne devrait pas dépendre des raisons du renvoi.

[35]Dans la mesure où la position du procureur général est à l’effet que la décision de révoquer pour cause d’inconduite la nomination d’une personne nommée à titre amovible entraine l’application d’un degré plus élevé d’équité procédurale que la décision prise pour des motifs purement politiques, les circonstances de ce dossier invitent l’application de la norme plus élevée puisque M. Pelletier a clairement été destitué pour cause d’inconduite. Le communiqué de presse du gouvernement ne laisse subsister aucun doute à cet égard.

[36]Dès lors, la question qui se pose est celle du contenu de ce degré plus élevé d’équité procédurale. La Cour suprême du Canada a établi, dans Knight, et rappelé, dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, que le contenu du devoir d’équité procédurale varie selon les circonstances.

[37]Le procureur général soutient, vu le caractère politique de la nomination de M. Pelletier, qu’il suffit pour que soit respectée l’équité procédurale, que la personne sache ou doive savoir que son emploi est en jeu et pourquoi.

[38]L’argument du procureur général, cela dit avec égards, en est un de forme plutôt que de substance, en ce que le but recherché par l’imposition de l’obligation de donner un avis explicite est de s’assurer que la personne en danger soit au courant du risque qu’elle court et des motifs pour lesquels elle court ce risque. Rien de ce qui a été dit dans Knight ne justifierait la conclusion selon laquelle une personne parfaitement au courant du risque d’une destitution ou des motifs d’insatisfaction pourrait se plaindre d’un manquement au devoir d’équité procédurale du seul fait qu’aucun avis explicite ne lui ait été donné.

[39]C’est une chose que de dire que le devoir d’équité procédurale envers une personne dans la situation de M. Pelletier est rencontré lorsque cette personne sait, en raison des circonstances environnantes et nonobstant l’absence d’un avis explicite, que sa position est en danger et ce pourquoi elle l’est. C’est une toute autre chose que de dire que le devoir d’équité procédurale est rencontré envers cette personne lorsque, en l’absence d’un avis explicite, elle devrait savoir, à la lumière des circonstances environnantes, que sa position est en danger et ce pourquoi elle l’est. La distinction vient du fait que la personne qui a la connaissance acquise est en mesure de faire des représentations appropriées auprès du décideur, tandis que la personne qui se voit imputer la connaissance n’est pas en mesure de faire des représentations parce qu’elle ne sait pas vraiment qu’elle est en danger ni pourquoi elle l’est, et ce quand bien même, sur une base objective, elle devrait le savoir. On imagine mal imposer à une personne l’obligation d’aller au devant des coups et de chercher à se défendre avant même d’être attaquée. L’équité procédurale requiert, non pas une connaissance par déduction, mais une connaissance actuelle de la menace qui pèse et des raisons qui la sous‑tendent. En conséquence, la question en l’espèce est de déterminer si M. Pelletier savait, en l’absence d’un avis explicite, que sa position était en danger et ce pourquoi elle l’était.

[40]Le procureur général a tenté de renforcer son argument en plaidant que non seulement un avis explicite n’était pas nécessaire, mais qu’un tel avis n’était de surcroît pas possible en raison des contraintes dans lesquelles le pouvoir de destituer M. Pelletier était exercé. Il soutient que ni M. Côté, ni M. McCutcheon, ni M. Valeri ne pouvaient en dire davantage parce qu’ils étaient liés par le secret des délibérations du Cabinet. Cet argument est spécieux. Le principe de confidentia-lité n’a pas empêché la publication d’un communiqué de presse dans lequel le gouvernement a justifié la destitution de M. Pelletier. S’il était approprié de rendre ainsi publics les motifs de destitution de M. Pelletier après le fait, il est difficile de prétendre qu’il eût été inapproprié d’en informer auparavant M. Pelletier.

[41]Le fait que le procureur général ait choisi de ne pas déposer d’affidavits émanant de MM. Côté, Himelfarb, Valeri ou Reynolds n’aide pas sa cause. Si les contraintes de confidentialité que plaide le procureur général ont joué un rôle dans la conduite de ces personnes, il leur eût été facile de l’affirmer sous serment. Argumentation et spéculation ne sauraient combler les lacunes de la preuve.

[42]Ce qui m’amène à cette autre erreur qu’aurait commise le juge, soit son défaut d’en arriver à une conclusion relativement à l’état d’esprit de M. Pelletier. Le procureur général nous dit que la question de la connaissance qu’avait M. Pelletier de la situation est la question déterminante et que le juge se devait de la trancher. Il est évident que le juge l’a tranchée, puisqu’il a conclu que M. Pelletier n’a connu les raisons de sa destitution qu’une fois le fait accompli : voir le paragraphe 94 de ses motifs. Le débat porte moins sur ce que le juge a décidé que sur la façon dont il s’y est pris. Le commentaire du juge à l’effet qu’il se limiterait à la preuve et qu’il ne spéculerait pas quant à l’état d’esprit de M. Pelletier a induit le procureur général à croire que le juge avait tout simplement refusé de considérer la preuve qui établirait cet état d’esprit.

[43]Le premier sujet d’inquiétude du gouvernement —le scandale des commandites—tait bien connu de M. Pelletier. Il avait toutefois reçu à cet égard l’assurance écrite de M. Himelfarb, le 26 février 2004, qu’aucune mesure le concernant n’avait été annoncée par le gouvernement en dépit d’une rumeur en ce sens véhiculée par le National Post. L’assurance donnée par M. Himelfarb a pu réconforter M. Pelletier avant que ne soit publié l’article de M. Cardinal. Après cette publication, cependant, ce sujet d’inquiétude reprenait vie.

[44]Quant au second sujet d’inquiétude du gouvernement—les propos de M. Pelletier rapportés dans l’article de La Presse — l’examen de la preuve a mené le juge à conclure qu’en aucun moment M. Pelletier n’avait été informé que ce sujet d’inquiétude mettait sa position en péril. Que M. Pelletier ait pu ou dû se douter que quelque chose se tramait contre lui n’importe pas en l’espèce; ce qui importe, c’est la connaissance qu’avait M. Pelletier que la mesure de destitution était envisagée et du pourquoi de cette mesure. Le juge a tiré de la preuve l’inférence que M. Pelletier n’avait pas cette connaissance.

[45]Considérant que M. Pelletier a juré dans son affidavit qu’il n’a connu les raisons de sa destitution qu’en prenant connaissance du communiqué de presse émis par le gouvernement, il est significatif que le procureur général n’ait pas jugé bon de le contre‑ interroger. Le procureur général avait la possibilité de mettre à l’épreuve sa théorie voulant que M. Pelletier ait su avant sa destitution que son poste était en danger, mais il courait la chance, ce faisant, que le témoignage de M. Pelletier détruise sa théorie. Le procureur général n’ayant point voulu prendre de chance, il est assez mal placé pour demander au juge de tirer une conclusion que le procureur général lui‑même n’était pas certain de confirmer en contre‑interrogeant M. Pelletier.

[46]L’argument du procureur général selon lequel le juge ne se serait pas prononcé sur l’état d’esprit de M. Pelletier ne saurait donc tenir. Le juge a effectivement tiré l’inférence que M. Pelletier ne savait pas ce qui l’attendait. Or, les inférences faites par un juge de première instance invitent à la même déférence de la part d’une cour d’appel que ses conclusions de fait, ainsi que l’a souligné la Cour suprême du Canada dans Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 23 :

Nous rappelons qu’il n’appartient pas aux cours d’appel de remettre en question le poids attribué aux différents éléments de preuve. Si aucune erreur manifeste et dominante n’est décelée en ce qui concerne les faits sur lesquels repose l’inférence du juge de première instance, ce n’est que lorsque le processus inférentiel lui‑même est manifestement erroné que la cour d’appel peut modifier la conclusion factuelle. La cour d’appel n’est pas habilitée à modifier une conclusion factuelle avec laquelle elle n’est pas d’accord, lorsque ce désaccord résulte d’une divergence d’opinion sur le poids à attribuer aux faits à la base de la conclusion. Comme nous le verrons plus loin, nous estimons en toute déférence que constitue un exemple de ce genre d’intervention inadmissible à l’égard d’une inférence de fait la conclusion de notre collègue selon laquelle la juge de première instance a commis une erreur en prêtant à la municipalité la connaissance du danger dans la présente affaire. [Soulignement dans l’original.]

[47]Le troisième argument du procureur général, relatif au renversement du fardeau de la preuve, est voué à l’échec. En choisissant de plaider que M. Pelletier savait ou aurait dû savoir que sa nomination était en danger, le procureur général assumait le fardeau de faire la preuve des faits qui supportaient son argument. La preuve présentée n’a pas convaincu le juge qu’il devrait en arriver à la conclusion que lui proposait le procureur général. Le seul fardeau de preuve qui incombait au procureur général était celui qu’il s’était lui‑même imposé.

[48]Finalement, en raison de l’importance qu’a prise la question de l’avis explicite des motifs de destitution, la question de l’opportunité de se faire entendre est presque passée inaperçue. Le procureur général a beau plaider que M. Pelletier aurait pu exercer son droit d’être entendu lors des conversations qu’il a eues avec MM. Côté et McCutcheon ou avec M. Valeri, le fait est qu’à défaut d’avoir été informé de la menace qui pesait sur lui, il n’y avait rien qu’il aurait pu leur dire à cet égard.

CONCLUSION

[49]J’en arrive ainsi à la conclusion que lorsque le gouvernement, dans l’exercice de son pouvoir statutaire de destituer une personne nommée à titre amovible, envisage la possibilité de la destituer pour cause d’inconduite, le devoir d’équité procédurale exige, lorsque cette personne ne sait pas que son poste est en jeu en raison de cette inconduite, qu’elle soit informée de la possibilité d’une destitution et des motifs d’inconduite qui lui sont reprochés et qu’elle se voit offrir l’opportunité de se faire entendre. J’évite à dessin les mots « mesures disciplinaires », car je ne crois pas qu’il soit opportun, dans le contexte de la destitution par la branche exécutive du gouvernement d’une personne nommée à titre amovible, d’importer des concepts généralement associés à un congédiement injuste en droit du travail.

[50]Je rejetterais l’appel et j’accorderais les dépens à l’intimé. Ce dernier a demandé que ces dépens soient adjugés en sa faveur comme entre procureur et client. Semblables dépens ne sont généralement accordés « que s’il y a eu conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante d’une des parties » (Baker, au paragraphe 77). Aucune telle conduite n’ayant été démontrée en l’espèce, les dépens seront adjugés sur la base partie‑partie et taxés en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B [mod. par DORS/2004-283, art. 30, 31, 32] des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106, règle 1 (mod., idem, art. 2)].

Le juge Décary, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge Nadon, J.C.A. : Je suis d’accord.

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