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A‑285‑05

2006 CAF 398

Uniboard Surfaces Inc. (demanderesse)

c.

Kronotex Fussboden GmbH et Co. KG, Stevens‑Dufour Inc., Goodfellow Inc., Kronoflooring GmbH, Beijing Kronosenhua Flooring Co., Quality Craft Ltd., Quickstyle Industries Inc., Kaindl Flooring GmbH, Kronospan Luxembourg S.A., Unilin Flooring NV, Torlys Inc., Gouvernement de la République populaire de Chine, Sichuan Shengda Wooden Products Col. Ltd, Vohringer Wood Product Co. Ltd, Asia Dekor Industries (Shenzhen) Co. Ltd, Shaw Industries Inc., Mohawk Industries Inc., Shanghi Allsun Wood Industry Co. Ltd, Matériaux à Bas Prix, Kronopol Ltd, Lamwood Products (1990) Limited, Akzenta Paneele et Profile GmbH ou Classen Group of Companies, Yekalon Industry, Inc., et Espace Production International (Epi), S.A. (défendeurs)

et

Procureur général du Canada (intervenant)

Répertorié : Uniboard Surfaces Inc. c. Kronotex Fussboden GmbH et Co. KG (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Décary, Noël et Nadon, J.C.A.—Ottawa, 22 novembre et 7 décembre 2006.

Commerce extérieur — Contrôle judiciaire de la décision du président de l’Agence des services frontaliers du Canada en vertu de la Loi sur les mesures spéciales d’importation de clore l’enquête sur le dumping portant sur quatre pays européens en raison des marges de dumping négligeables — Les droits de nature procédurale reconnus par la Loi se situent à l’extrémité inférieure de l’échelle en matière d’équité procédurale — En l’espèce, l’enquête était essentiellement une mesure administrative — La façon dont les règles de procédure établies par l’Agence ont été appliquées comportait des lacunes sans conséquence sur l’ensemble de l’enquête — Il n’y a pas eu manquement aux exigences de l’obligation d’équité procédurale — Le président n’a pas commis d’erreur de droit lorsqu’il a refusé de divulguer les rapports de vérification — Les éléments de preuve auxquels la demanderesse n’avait pas accès étaient en fait des témoignages — Ni le législateur ni les règles de l’Agence ne prévoient de témoignages — Le président n’a pas non plus commis d’erreur de calcul relativement au prix de transfert dans le cas d’opérations avec apparentés et à la marge de dumping — Demande rejetée.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Motifs — Équité procédurale — Le président de l’Agence des services frontaliers du Canada a clos l’enquête sur le dumping en application de la Loi sur les mesures spéciales d’importation en raison des marges de dumping négligeables — Les principes d’équité procédurale et la jurisprudence en la matière ont été passés en revue dans le but de déterminer quelle était l’étendue de l’obligation d’équité procédurale et si le préjudice était un facteur qui entrait en jeu — Les manquements à l’équité procédurale n’entraînent pas tous la nullité de la décision — La Cour peut refuser d’accorder la réparation demandée si elle estime que le manquement ne tire pas à conséquence, est sans importance ou est purement formel — Ce serait une erreur que de chercher systématiquement à appliquer à un processus donné chacun des facteurs énoncés dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) — Les importantes conséquences économiques de la décision du président pour les personnes visées ont été neutralisées par d’autres facteurs : le type d’enquête, la nature du régime législatif et les choix de l’Agence en matière de procédure — Les droits de participation reconnus par la Loi se situent à l’extrémité inférieure de l’échelle en raison de l’envergure de ces types d’enquêtes — La façon dont les règles de procédure établies par l’Agence ont été appliquées comportait des lacunes sans conséquence sur l’ensemble de l’enquête — La demanderesse a eu toute possibilité de se faire entendre — Il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale.

Interprétation des lois — Art. 30.2(1), 78, 82, 84 de la Loi sur les mesures spéciales d’importation — Il a été mis fin à l’enquête sur le dumping et le subventionnement portant sur quatre pays européens qui était menée par l’Agence des services frontaliers du Canada en application de la Loi en raison des marges de dumping négligeables — Le président de l’Agence n’a pas commis d’erreur de droit lorsqu’il a refusé de divulguer les rapports de vérification — La demanderesse voulait avoir accès aux renseignements communiqués de vive voix ainsi qu’au résumé, à la description, à l’analyse ou à l’interprétation de cette preuve — Il ne s’agissait pas de « renseignements » « fournis au président » au sens des art. 78, 82, 83 — Ni le législateur ni les règles de l’Agence ne prévoient de témoignages — Il était raisonnable pour le président d’interpréter l’art. 30.2(1) de la Loi de manière à permettre à l’Agence de tenir compte des ventes à l’exportation, et notamment celles qui ne révélaient pas de dumping, dans le calcul des marges de dumping.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision tripartite définitive rendue par le président de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’Agence) en vertu des alinéas 41(1)a) et 41(1)b) de la Loi sur les mesures spéciales d’importation (LMSI ou la Loi). La demanderesse avait saisi l’Agence d’une plainte de dumping et de subventionnement. Il s’en est suivi une enquête au terme de laquelle le président a rendu sa décision. Il a notamment conclu qu’il y avait lieu de clore l’enquête sur le dumping portant sur quatre pays européens parce que les marges de dumping étaient négligeables. La demanderesse a contesté cette décision, invoquant des principes d’équité procédurale et présumées questions juridiques à l’appui de sa demande de réparation.

Arrêt : la demande doit être rejetée.

Il fallait délimiter la place que l’équité procédurale occupe sur le large spectre défini par la jurisprudence en ce qui concerne les enquêtes menées sous le régime de la LMSI et répondre à la question de savoir si le préjudice est un facteur qui entre en jeu lorsqu’on statue dans une affaire portant sur l’équité procédurale. L’arrêt Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent ne doit pas être interprété de manière à consacrer le principe que tout manquement à l’une quelconque des exigences de l’obligation d’équité procédurale rend la décision invalide. Il ressort d’un examen de la jurisprudence que, dans un contexte donné, même s’il y a eu manquement à l’obligation d’équité procédurale ou à une exigence de la loi, le tribunal peut quand même décider de refuser d’accorder la réparation demandée s’il estime que ce manquement ne tire pas à conséquence, est sans importance ou est purement formel. S’agissant des cinq facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) pour déterminer l’étendue de l’obligation d’équité procédu-rale, ce serait une erreur que de chercher systématiquement à appliquer chacun de ces facteurs à un processus donné. Il est nécessaire de se demander quelles incidences concrètes les décisions ont sur les personnes concernées. La décision en cause en l’espèce comportait d’importantes conséquences économiques militant en faveur de la reconnaissance de certains droits de participation, mais ce facteur a été dans une large mesure neutralisé par l’influence de trois autres facteurs : le type d’enquête en cause, la nature du régime législatif et les choix de l’Agence en matière de procédure. L’enquête est essentiellement une mesure administrative qui se situe aux antipodes du modèle juridictionnel traditionnel et qui n’a pas grand‑chose à voir avec la procédure que l’on associe habituellement aux tribunaux administratifs. Les droits de participation reconnus par la Loi se situent à l’extrémité inférieure de l’échelle en matière d’équité procédurale. Étant donné l’envergure de telles enquêtes, on ne peut légitimement s’attendre à un critère plus exigeant. La façon dont les règles de procédure établies par l’Agence ont été appliquées en l’espèce comportait des lacunes, mais celles‑ci étaient inhérentes à la procédure et sans conséquence sur l’ensemble de l’enquête. Elles constituaient tout au plus un manquement à certaines règles procédurales, mais n’ont d’aucune façon entraîné une violation des exigences de l’obligation d’équité procédurale envers la demanderesse. Cette dernière a participé à toutes les phases de l’enquête, et ses points de vue ont été sollicités en tout temps. Ainsi, la demanderesse a eu toute possibilité de se faire entendre. L’enquête était, tout bien pesé, équitable, raisonnable et appropriée dans les circonstances. L’Agence a élaboré des règles de procédure qui sont justes, raisonnables et appropriées, s’il est tenu compte du contexte rigide et complexe dans lequel elle exerce ses activités. Il ne faut pas s’immiscer à la légère dans les choix de procédure que font les tribunaux administratifs comme l’Agence.

La première question juridique se rapportait au refus du président de divulguer les rapports de vérification à la demanderesse au cours de l’enquête au motif que ces rapports ne constituaient pas, à strictement parler, des « renseignements » ou des « éléments de preuve » selon la Loi mais bien des documents internes établis par des agents de l’Agence à l’usage du président. En réalité donc, les seuls « renseigne-ments » ou « éléments de preuve » auxquels la demanderesse n’a pas eu accès sont ceux qui ont été communiqués de vive voix au cours de la vérification ainsi que le résumé, la description, l’analyse ou l’interprétation de cette preuve orale et de la preuve documentaire que la société a fournie aux enquêteurs dans le cadre de leur vérification. Il ne s’agit pas de « renseignements » (ou d’« éléments de preuve ») « fournis au président » au sens des articles 78, 82 et 83 de la Loi. Ni le législateur ni les règles de l’Agence ne prévoient de témoignages. En outre, le président n’a pas commis d’erreur de droit en ce qui a trait au calcul du prix de transfert dans le cas d’opérations avec apparentés et au calcul de la marge de dumping. À ce dernier égard, un changement de politique ne constitue pas en soi une erreur, à moins qu’il ne contrevienne à la loi habilitante. En l’espèce, il était raisonnable pour le président de considérer que le paragraphe 30.2(1) de la Loi permet à l’Agence, lorsqu’elle calcule la marge de dumping d’un exportateur, de tenir compte des ventes à l’exportation, y compris celles qui ne révèlent pas de dumping. La nouvelle approche adoptée par l’Agence s’accordait tant avec la Loi qu’avec les accords internationaux auxquels le Canada est partie.

lois et règlements cités

Loi sur les mesures spéciales d’importation, L.R.C. (1985), ch. S‑15, art. 2 « valeur normale », 15 (mod. par L.C. 2005, ch. 38, art. 134), 19 (mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 155; 2005, ch. 38, art. 134), 30.2(1) (édicté par L.C. 1994, ch. 47, art. 159; 1999, ch. 12, art. 13(A); 2005, ch. 38, art. 134), 34(1) (mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 164; 1999, ch. 12, art. 17; 2005, ch. 38, art. 134), 35 (mod. par L.C. 1999, ch. 12, art. 17; 2005, ch. 38, art. 134), 38 (mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 166, 185; 1999, ch. 12, art. 22; 2005, ch. 38, art. 134), 39 (mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 186; 1999, ch. 12, art. 23; 2005, ch. 38, art. 134), 41 (mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 167, 185, 186; 1999, ch. 12, art. 25; 2005, ch. 38, art. 134), 78 (mod. par L.C. 1999, ch. 12, art. 42; 2005, ch. 38, art. 134, 135(A)), 79 (mod., idem, art. 135(A)), 82, 83 (mod., idem, art. 134), 85 (mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 182; 2005, ch. 38, art. 134), 87(3) (mod., idem), 96.1 (édicté par L.C. 1988, ch. 65, art. 44; 1993, ch. 44, art. 220; 1994, ch. 47, art. 183; 1999, ch. 12, art. 47; 2002, ch. 8, art. 182; 2005, ch. 38, art. 134).

jurisprudence citée

décisions examinées :

Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Cardinal et autre c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643; Stevens c. Parti conservateur du Canada, [2006] 2 R.C.F. 315; 2005 CAF 383; autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2006] 1 R.C.S. xv; Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada - Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202; R. v. Monopolies and Mergers Commission, [1986] 1 W.L.R. 763 (C.A. C.‑B.); Ahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 72; 2002 CSC 2; Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville), [2006] 1 R.C.S. 227; 2006 CSC 5; Kane c. Conseil d’administra-tion (Université de la Colombie‑ Britannique), [1980] 1 R.C.S. 1105; Toshiba Corporation c. Tribunal antidumping, [1984] A.C.F. no 247 (C.A.) (QL); Assoc. canadienne de télévision par câble c. American College Sports Collective of Canada, Inc., [1991] 3 C.F. 626 (C.A.); Schaaf c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1984] 2 C.F. 334 (C.A.); Cougar Aviation Ltd. c. Canada (Ministre des Travaux publics et Services gouvernementaux), [2000] A.C.F. no 1946 (C.A.) (QL); Xwave Solutions Inc. c. Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2003 CAF 301; Canada (Sous‑ministre du Revenu national) c. Mattel Canada Inc., [2001] 2 R.C.S. 100; 2001 CSC 36.

doctrine citée

Canada. Agence des services frontaliers. Énoncé des pratiques administratives concernant la Loi sur les mesures spéciales d’importation, juin 2004. <http :// www.cbsa‑asfc.gc.ca/sima/adm‑prac‑f.html>.

Communautés européennes—Droits antidumping sur les importations de linge de lit en coton en provenance de l’Inde, Rapport de l’Organe d’appel, WT/DS141/AB/R (mars 2001).

États‑Unis—Détermination finale de l’existence d’un dumping concernant les bois d’œuvre résineux en provenance du Canada, Rapport de l’Organe d’appel, WT/DS264/AB/R (août 2004).

États‑Unis—Détermination finale de l’existence d’un dumping concernant les bois d’œuvre résineux en provenance du Canada, Rapport de l’Organe d’appel, WT/DS264/AB/RW (15 août 2006).

Organisation de coopération et de développement économiques. Principes applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises. Paris : OCDE, 2001.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision du président de l’Agence des services frontaliers du Canada de clore l’enquête sur le dumping portant sur quatre pays européens en application de la Loi sur les mesures spéciales d’importation. Demande rejetée.

ont comparu :

Peter E. Kirby et David Rheault pour la demanderesse.

Benjamin Bédard pour les défendeurs Kronotex Fussboden GmbH et Co. KG, Stevens Dufour Inc., Kaindl Flooring GmbH, Kronopol Ltd et Quickstyle Industries Inc.

Geoffrey C. Kubrick pour la défenderesse Tarkett Inc.

Brenda C. Swick pour les défendeurs Unilin Flooring NV et Torlys Inc.

Rajeev Sharma pour les défendeurs Gouvernement de la République populaire de Chine, Sichuan Shengda Wooden Products Co. Ltd, Vohringer Wood Product Co. Ltd et Asia Dekor Industries (Shenzhen) Co. Ltd.

Ryan Flewelling pour la défendresse Lamwood Products (1990) Limited.

David R. Elliott pour le défendeur Espace Production International (Epi, S.A.).

Georges Bujold pour les défendeurs Akzenta Paneele et Profile GmbH ou Classen Group of Companies.

Orlando E. Silva pour la défenderesse Quality Craft Ltd.

Aucune comparution pour les défendeurs Goodfellow Inc., Kronoflooring GmbH, Beijing Kronosenhua Flooring Co., Kronospan Luxem-bourg S.A., Show Industries Inc., Mohawk Industries Inc., Shanghi Allsun Wood Industry Co. Ltd, Matériaux à bas prix, Yekalon Industry, Inc.

Derek Rasmussen et Richard Casanova pour l’intervenant.

avocats inscrits au dossier :

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l., Montréal, pour la demanderesse.

Ogilvy Renault S.E.N.C.R.L., s.r.l., Ottawa, pour les défendeurs Kronotex Fussboden GmbH et Co. KG, Stevens Dufour Inc., Kaindl Flooring GmbH, Kronopol Ltd et Quickstyle Industries Inc.

Lang Michener S.E.N.C.R.L., s.r.l., Ottawa, pour la défenderesse Tarkett Inc.

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l., Ottawa, pour les défendeurs Unilin Flooring NV et Torlys Inc.

Heenan Blaikie s.r.l., Toronto, pour les défendeurs Gouvernement de la République populaire de Chine, Sichuan Shengda Wooden Products Co. Ltd., Vohringer Wood Product Co. Ltd et Asia Dekor Industries (Shenzhen) Co. Ltd.

Blake Cassels et Graydon s.r.l., Toronto, pour la défenderesse Lamwood Products (1990) Limited.

Fraser Milner Casgrain s.e.n.c.r.l., Ottawa, pour le défendeur Espace Production International (Epi, S.A.).

Thomas & Partners, Ottawa, pour les défendeurs Akzenta Paneele et Profile GmbH ou Classen Group of Companies.

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l., Toronto, pour la défenderesse Quality Craft Ltd.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intervenant.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]Le juge Décary, J.C.A. : La demanderesse (Uniboard) a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire d’une décision tripartite définitive rendue par le président de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’Agence ou l’ASFC) en vertu des alinéas 41(1)a) [mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 167] et 41(1)b) [mod. par L.C. 1999, ch. 12, art. 25] de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, L.R.C. (1985), ch. S‑15 (la Loi ou la LMSI).

[2]La demanderesse est le seul fabricant canadien connu de planchers laminés. Le 13 août 2004, elle a saisi l’Agence d’une plainte de dumping et de subventionnement. Il s’en est suivi une longue enquête au cours de laquelle 360 000 pages de documents ont été déposés. Dans sa décision définitive du 17 mai 2005, le président a conclu ce qui suit :

1) La République populaire de Chine (la Chine) et la France se sont livrées à du dumping;

2) La Chine a subventionné certains planchers laminés destinés au marché canadien;

3) Il y a lieu de clore l’enquête sur le dumping de certains planchers laminés originaires ou exportés de l’Autriche, la Belgique, la République fédérale d’Allemagne (Allemagne) et la République de Pologne (collectivement appelés les quatre pays européens) du fait que les marges de dumping des marchandises de ces pays sont négligeables (c’est‑à‑dire inférieures à 2 % du prix à l’exportation).

[3]Bien que, dans son avis de demande, la demande-resse cherche à obtenir l’annulation des trois conclu-sions susmentionnées du président, elle n’a, dans son mémoire exposant les faits et le droit, réclamé une réparation qu’en ce qui concerne la troisième conclusion, celle relative à la clôture de l’enquête portant sur les quatre pays européens. Il s’ensuit que les conclusions tirées par le président au sujet du dumping auquel se sont livrées la Chine et la France et du subventionnement effectué par la Chine demeureront inchangées, peu importe l’issue de la présente demande.

[4]Pour contester la troisième conclusion, la demanderesse invoque des moyens qui ont trait, d’une part, à l’équité procédurale et d’autre part, à ce qu’elle appelle des questions juridiques.

Obligation d’équité procédurale

[5]Les avocats conviennent tous que les principes d’équité procédurale s’appliquent aux enquêtes menées sous le régime de la LMSI.

[6]Les avocats s’entendent également tous pour dire que la détermination de la portée et de la nature de l’obligation d’équité procédurale dans un cas déterminé est une question de droit susceptible de contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte.

[7]Pour bien cerner le contenu de l’obligation d’équité procédurale, il est plus facile d’en rappeler l’objectif, qui consiste essentiellement à s’assurer qu’une partie a réellement la possibilité, dans un contexte donné, de faire valoir son point de vue complètement et équitablement—plutôt que de se concentrer sur les moyens utilisés pour atteindre cet objectif, pour la simple raison que les moyens employés dépendent de l’appréciation du contexte de la loi particulière et des droits visés (voir l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 22). Il n’y a pas de critère ou de formule rigides. Il n’y a pas de liste d’éléments à cocher. Pour reprendre une formule un peu surannée, l’obligation d’équité consiste à s’assurer que l’on « joue franc jeu ».

[8]Les avocats s’entendent tous pour dire que la nature de l’obligation d’équité procédurale est souple et variable. Comme on pouvait s’y attendre, le point sur lequel ils divergent d’opinion porte sur la place que l’équité procédurale occupe sur le large spectre défini par la jurisprudence en ce qui concerne les enquêtes menées sous le régime de la LMSI. À une extrémité du spectre, on trouve les cas où l’intéressé jouit de pleins droits de participation (droit à une audience formelle, au contre‑interrogatoire des témoins, etc.); à l’autre extrémité du spectre se situent les cas où l’intéressé ne bénéficie que de droits de participation minimaux (instruction sur dossier, etc.).

[9]Dans l’arrêt Cardinal et autre c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, à la page 654, le juge Le Dain a bien formulé la question à laquelle on doit, à terme, répondre :

Évidemment, il s’agit de déterminer ce que l’obligation de respecter l’équité dans la procédure peut raisonnablement exiger des autorités en tant que droit précis en matière de procédure dans un contexte législatif et administratif donné et ce qui devrait être considéré comme une violation de l’équité dans des circonstances particulières.

[10]Dans leurs écritures et dans leur plaidoirie, les parties ont beaucoup insisté sur la question de savoir si le préjudice est un facteur qui entre en jeu lorsqu’on statue dans une affaire portant sur l’équité procédurale. La demanderesse affirme, à la lumière de l’arrêt Cardinal, que la décision définitive du président devrait être annulée dès lors qu’un manquement à l’équité procédurale est constaté, et elle ajoute que la Cour ne devrait pas spéculer sur les incidences que ce présumé manquement aurait pu avoir. Se fondant sur l’arrêt Stevens c. Parti conservateur du Canada, [2006] 2 R.C.F. 315 (C.A.F.) (autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2006] 1 R.C.S. xv), la défenderesse affirme pour sa part que la Cour doit tenir dûment compte de la question du préjudice lorsqu’elle décide d’annuler une décision. Comme c’est souvent le cas, la solution réside en l’espèce quelque part entre ces deux propositions.

[11]L’affaire Cardinal portait sur l’équité procédu-rale dans un contexte particulier, celui de l’adminis-tration carcérale. La Cour a expliqué qu’il fallait aborder avec prudence la portée qu’on donne aux exigences de la procédure dans le milieu carcéral afin de ne pas indûment alourdir ou bloquer le processus de l’adminis-tration carcérale par l’imposition d’exigences de procédure déraisonnables ou injustifiées. Malgré la recommandation du comité d’examen des cas d’isole-ment préventif [alors appelé le conseil d’examen des cas de ségrégation] de mettre fin à l’isolement préventif de deux prisonniers, le directeur avait décidé de maintenir ces deux détenus en isolement préventif sans leur accorder la possibilité d’être entendus. La Cour a conclu qu’il y avait eu violation de l’obligation d’équité procédurale (aux pages 659 et 660) :

[. . .] à cause des effets graves de la décision du directeur pour les appelants, l’équité dans la procédure exigeait qu’il leur fasse connaître les motifs de sa décision prochaine et leur donne la possibilité, même de façon informelle, de lui présenter des arguments relatifs à ces motifs [. . .]. Ils avaient le droit de savoir pourquoi le directeur n’avait pas l’intention de suivre la recommandation du Conseil et d’avoir la possibilité d’exposer devant lui leurs arguments en faveur de leur réintégration dans la population générale de l’établisse-ment [. . .]  [Le  directeur]  avait  l’obligation  d’entendre  les appelants et de tenir compte de ce qu’ils avaient à dire [. . .]

Ce sont là, à mon avis, les exigences minimales ou essentielles de l’équité dans la procédure dans les circonstances  [. . .].  Rien  n’indique  que  l’obligation  du directeur en matière d’avis et d’audition [. . .] imposerait un fardeau excessif à l’administration carcérale ou mettrait la sécurité en danger.

[12]C’est dans ce contexte particulier de violation d’un élément essentiel de l’obligation d’équité procédu-rale, à savoir « l’obligation en matière d’avis et d’audition » que le juge Le Dain a tenu les propos suivants, qui sont souvent cités (à la page 661) :

[. . .] j’estime nécessaire d’affirmer que la négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l’audition aurait vraisemblablement amené une décision différente. Il faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit. Il n’appartient pas aux tribunaux de refuser ce droit et ce sens de la justice en fonction d’hypothèses sur ce qu’aurait pu être le résultat de l’audition.

[13]J’oserais affirmer que l’arrêt Cardinal est beaucoup moins radical et beaucoup plus pragmatique que ce qu’on a parfois affirmé. Dans cette affaire, aucune audience n’avait eu lieu, de sorte qu’il y avait eu violation d’un élément essentiel de l’obligation d’équité procédurale; la décision ne pouvait par conséquent être confirmée. On interprète les motifs de la Cour suprême du Canada hors de leur contexte lorsqu’on prétend que l’arrêt Cardinal consacre le principe que tout manquement à l’une quelconque des exigences de l’obligation d’équité procédurale rend la décision invalide ou que tout manquement à toute règle de procédure constitue une violation de l’obligation d’équité procédurale, ou que le tribunal n’a aucune latitude pour refuser d’accorder la réparation demandée.

[14]L’occasion d’exercer le pouvoir discrétionnaire judiciaire de refuser d’accorder une réparation malgré le défaut d’accorder une audience s’est présentée dans l’affaire Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada- Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, dans laquelle, tout comme dans l’affaire Cardinal, Mobil Oil n’avait pas eu droit à « une audience complète qui aurait pu avoir lieu par écrit » (à la page 227). Le juge Iacobucci, qui s’exprimait au nom de la Cour, a décidé de ne pas accorder la réparation demandée parce qu’il aurait été « peu réaliste » et « absurde » de le faire, étant donné que « les circonstan-ces de la présente affaire soulèvent un type particulier de question de droit, savoir une question pour laquelle il existe une réponse inéluctable » (à la page 228). Il a insisté sur le « caractère exceptionnel » de sa décision et sur son « désir de ne pas l’appliquer de manière générale » (à la page 229). Pour conclure ses motifs, il a cité et approuvé l’arrêt rendu par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’affaire R. v. Monopolies and Mergers Commission, [1986] 1 W.L.R. 763, dans laquelle la Cour avait refusé d’accorder la réparation demandée dans un contexte non carcéral parce que [à la page 774] [traduction] « la bonne administration publique s’intéresse au fond plutôt qu’à la forme » et parce que la Commission [traduction] « serait parvenue et parviendrait maintenant à la même conclusion que son président expérimenté ».

[15]Dans l’arrêt Ahani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 72, la Cour suprême du Canada a déclaré, au paragraphe 26, sans plus d’analyse ou d’explications :

Dans la mesure où la procédure suivie n’était peut‑être pas parfaitement conforme à celle préconisée dans Suresh, nous estimons que cette divergence n’a pas causé de préjudice à l’appelant. Nous concluons que le traitement dont a bénéficié M. Ahani était compatible avec les principes de justice fondamentale [. . .]. [Non souligné dans l’original.]

[16]Dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville), [2006] 1 R.C.S. 227, la Cour suprême du Canada a rejeté diverses plaintes formulées par CP au sujet du processus d’audience que l’on qualifiait d’« inéquitable ». La Cour a tout d’abord expliqué que, même si « une formulation différente aurait pu attirer un plus grand nombre de personnes », l’avis qui avait été envoyé au sujet du règlement était suffisant parce que « c’est l’équité qui s’impose et non la perfection » (au paragraphe 46). La Cour a ensuite conclu que la révision du règlement qui avait eu lieu après l’audience sans qu’aucune autre audience ne soit prévue satisfaisait, eu égard aux circonstances de l’espèce, aux exigences de l’équité procédurale, « surtout qu’il ne faut pas oublier que la Ville était tenue de régler une situation complexe mettant en jeu des intérêts différents et qu’elle avait l’ultime obligation d’agir dans l’intérêt de l’ensemble du public » (au paragraphe 49). Finalement, en ce qui concerne le reproche adressé à la Ville de ne pas avoir divulgué certains renseignements avant l’audience publique, la Cour a estimé (au paragraphe 57) que la pratique courante consistant à mettre les documents à la disposition du public, qui pouvait les consulter au bureau du secrétaire municipal tant avant que pendant l’audience constituait une communication suffisante et elle a qualifié de (au paragraphe 61) « faible » la « pertinence » de certains de ces documents, dont CP affirmait qu’ils lui auraient permis plaider sa cause avec plus de force. La Cour a conclu que [au paragraphe 61] « tout bien considéré, la procédure suivie par la Ville était suffisamment équitable et transparente ».

[17]La question de savoir si le tribunal peut vérifier l’existence d’un préjudice a été examinée directement dans des affaires dans lesquelles la violation qui était reprochée était le défaut de divulgation.

[18]Voici les propos qu’a tenus le juge Dickson [tel était alors son titre] dans l’arrêt Kane c. Conseil d’administration (Université de la Colombie‑ Britannique), [1980] 1 R.C.S. 1105, à la page 1116 :

6. La Cour ne cherchera pas à savoir si la preuve a de fait joué au détriment de l’une des parties; il suffit que cette possibilité existe. Voir Kanda v. Government of the Federation of Malaya, précité, à la p. 337. En l’espèce, la Cour ne peut conclure qu’aucun préjudice n’était possible car elle ne sait pas quels éléments de preuve ont réellement été fournis par le président Kenny après l’ajournement pour le dîner [. . .]. Nous ne sommes pas concernés ici par la preuve de l’existence d’un préjudice réel mais plutôt par la possibilité ou la probabilité qu’aux yeux des gens raisonnables, il existe un préjudice.

[19]Dans l’arrêt Toshiba Corporation c. Tribunal antidumping, [1984] A.C.F. no 247 (C.A.) (QL), le juge Hugessen a qualifié de « dangereuse » la pratique du Tribunal consistant à ne pas divulguer ses rapports préliminaires du personnel. Il a toutefois ajouté ce qui suit :

Toutefois, à l’analyse, je suis convaincu que tout ce qui est contenu dans le rapport préliminaire du personnel est de portée générale ou de notoriété publique ou est fondé sur des faits et des sources qui, en temps opportun, ont été dûment soulevés à l’audience d’une manière telle que toutes les parties présentes avaient amplement eu la possibilité de les examiner. Par conséquent, bien que, à mon avis, il ait pu y avoir une violation de forme des principes de justice naturelle, on peut en fin de compte dire avec assurance que cette violation était mineure et sans importance et que le résultat de l’enquête aurait été le même si cette violation n’avait pas eu lieu.

[20]Le juge MacGuigan a recensé la jurisprudence dans l’arrêt Assoc. canadienne de télévision par câble c. American College Sports Collective of Canada, Inc., [1991] 3 C.F. 626 (C.A.). Il a conclu ce qui suit [aux pages 645 et 650] :

La requérante n’a pas, en fait, prétendu que la preuve obtenue en dehors du cadre des audiences lui avait été défavorable. Elle a plutôt soutenu qu’un tribunal saisi d’une plainte fondée sur des éléments de preuve reçus en dehors du cadre des audiences ne cherchera pas à savoir si la preuve a de fait joué au détriment de l’une des parties; il suffit que cette possibilité existe. Un tribunal a déjà dit qu’il n’était pas concerné par la preuve de l’existence d’un préjudice réel, mais plutôt par la possibilité ou la probabilité qu’aux yeux des gens raisonnables, il existe un préjudice.

[. . .]

À mon sens, cet examen de la jurisprudence fait ressortir le caractère erroné de l’argument de la partie requérante. Celle‑ci a prétendu qu’un tribunal ne se penchera pas sur la question du préjudice; or il ressort de toutes les décisions qui traitent de la question que la possibilité qu’il existe un préjudice est déterminante : Kane, Consolidated‑Bathurst, Cardinal Insurance, Civic Employees’ Union, et Hecla Mining. [Non souligné dans l’original.]

[21]Se fondant enfin sur la décision du juge Hugessen dans l’affaire Schaaf c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1984] 2 C.F. 334 (C.A.), le juge MacGuigan a ajouté [aux pages 651 et 652] :

Une dernière précision mérite peut‑être d’être donnée : l’existence d’une ou même de plusieurs erreurs de droit sans conséquence, qui pourraient ne rien changer au résultat, n’oblige pas la Cour à annuler une décision aux termes de l’alinéa 28(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale.

[. . .]

Dans toutes les causes citées, il fallait qu’il y ait une réelle possibilité que le résultat soit modifié.

[22]Pour résumer les arrêts Kane, Toshiba et Assoc. canadienne de télévision par câble : lorsque la violation de l’obligation d’équité procédurale consiste en un défaut de divulguer certains éléments de preuve, la cour, règle générale, interviendra en vertu de son pouvoir discrétionnaire si elle n’est pas en mesure de déterminer si la violation a joué au détriment de la partie qui s’estime lésée. En revanche, règle générale, lorsqu’elle dispose des éléments de preuve qui n’avaient pas été divulgués lors de l’audience qui s’est déroulée devant le tribunal administratif et qu’elle est convaincue qu’elle est en mesure de conclure qu’aucun préjudice n’a été causé et qu’il y a aucune possibilité ou probabilité qu’il existe un préjudice, la cour n’interviendra pas.

[23]L’arrêt récent rendu par notre Cour dans l’affaire Stevens portait, non pas sur un manquement à l’obligation d’équité procédurale mais sur un manquement à une exigence procédurale du texte législatif en cause. La Cour a refusé d’annuler une décision prise illégalement au motif qu’en raison des circonstances de l’espèce, des faits ultérieurs avaient démontré que ce manquement n’aurait de toute façon pas eu d’incidence sur l’issue de l’affaire sur le plan juridique.

[24]À mon avis, toutes ces décisions appuient la proposition  suivante : dans un contexte donné, même s’il y a eu manquement à l’obligation d’équité procédurale ou manquement à une exigence de la loi, la cour peut quand même décider de refuser d’accorder la réparation demandée si elle estime que ce manquement ne tire pas à conséquence, est sans importance ou est purement formel.

[25]Il n’est pas étonnant que le concept du préjudice se soit immiscé en douce dans notre droit administratif. La prolifération de décisions administratives et de règles de procédure établies par les tribunaux administratifs, l’apparition d’enquêtes complexes et l’existence de contestations judiciaires parfois frivoles et abusives ont contraint les tribunaux judiciaires à faire preuve d’une plus grande vigilance. Pour cette raison, les cours de justice ont cherché, d’une part, à s’assurer de ne pas indûment alourdir ou bloquer la procédure administra-tive par l’imposition d’exigences de procédure déraison-nables ou injustifiées et, d’autre part, à faire en sorte que leur intervention dans le processus administratif vise à empêcher et à corriger les véritables injustices et à faire passer le fond devant la forme.

[26]    Je reviens aux propos de la juge L’Heureux‑ Dubé. Elle précise, au paragraphe 21 de l’arrêt Baker, que pour déterminer le contenu de l’obligation d’équité procédurale « [i]l faut tenir compte de toutes les circonstances ». Les tribunaux ont dégagé certains facteurs. La liste de facteurs proposés dans l’arrêt Baker « n’est pas exhaustive » (au paragraphe 28). « D’autres facteurs peuvent également être importants » (au paragraphe 28). Peu importe la situation considérée, le principe de base est que les personnes visées « doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équi-tablement leur position, et ont droit à ce que les décisions touchant leurs droits, intérêts ou privilèges soient prises à la suite d’un processus équitable, im-partial et ouvert, adapté au contexte légal, institutionnel et social de la décision » (au paragraphe 28).

[27]Ce serait à mon avis une erreur que de chercher systématiquement à appliquer à un processus donné chacun des cinq facteurs dégagés dans l’arrêt Baker, ne serait‑ce que parce qu’il se pourrait qu’ils ne cadrent pas avec le contexte en cause. Ainsi, on tient en principe compte de l’importance de la décision dans les cas où la décision a eu des répercussions directes sur les droits inividuels de la personne concernée. Si on l’interprète de la sorte, ce facteur risque d’induire en erreur lorsqu’on l’applique à des décisions qui, à proprement parler, n’ont pas d’incidence sur des droits individuels. Je ne vois rien dans l’arrêt Baker qui donne à penser que les décisions qui ont une incidence sur des droits économiques sont, par définition, moins importantes que les décisions qui ont une incidence sur les droits in-dividuels. Ce serait également une erreur, sur le plan conceptuel, de considérer dès le départ comme moins importantes pareilles décisions. Dans tous les cas, je partirais plutôt du principe que toutes les décisions revêtent la même importance pour les personnes qu’elles visent, pour ensuite me demander quelles inci-dences concrètes elles ont sur les personnes concernées. La décision en cause en l’espèce comporte d’impor-tantes conséquences économiques qui risquent d’avoir des répercussions sur la vie quotidienne des travailleurs, sur la survie de ce secteur d’activité et sur le bien‑être de l’ensemble de la collectivité. Ces facteurs militent certainement en faveur de la reconnaissance de certains droits de participation en faveur des intéressés et ce, même si le législateur est resté plutôt muet à cet égard. Dans le cas qui nous occupe, toutefois, ce facteur important se voit dans une large mesure neutralisé par l’influence de trois autres facteurs : le type d’enquête en cause, la nature du régime législatif et les choix de l’Agence en matière de procédure.

Type d’enquête

[28]Nous avons affaire en l’espèce à des enquêtes sur le dumping et le subventionnement menées par le président de l’Agence des services frontaliers du Canada en vertu des articles 31 à 41.2 [modifiés*] de la Loi sur les mesures spéciales d’importation. Ces enquêtes visent à déterminer, conformément aux articles 15 à 30.4 [modifiés **] de la Loi, la valeur normale des marchan-dises, leur prix à l’exportation, la marge de dumping, s’il y a eu lieu, et, dans l’affirmative, le montant de subvention, s’il en est. On peut à juste titre affirmer que, considéré dans son ensemble, ce processus est complexe et technique et qu’il exige des analyses et des calculs spécialisés de données commerciales. Il s’agit essentiellement d’une mission d’enquête économique dans un contexte de commerce international.

* La référence aux modifications a été omise pour des raisons de concision.

* *La référence aux modifications a été omise pour des raisons de concision.

Régime législatif

[29]La Loi assujettit les enquêtes à des délais très stricts. Le président doit rendre une décision provisoire de dumping ou de subventionnement après le 60e jour mais au plus tard le 90e jour suivant la date de l’ouverture de l’enquête (article 38 [mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 166, 185; 1999, ch. 12, art. 22; 2005, ch. 38, art. 134]); dans des circonstances exceptionnelles et avant l’expiration du délai de 90 jours, le président peut porter le délai à 135 jours (article 39 [mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 186; 1999, ch. 12, art. 23; 2005, ch. 38, art. 134]). Le président doit rendre une décision définitive de dumping ou de subventionnement dans les 90 jours suivant la date de la décision provisoire (article 41 [mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 167, 185, 186; 1999, ch. 12, art. 25; 2005, ch. 38, art. 134]). La Loi ne permet pas au président de proroger ce délai final. En l’espèce, la plainte a été déposée le 13 août 2004. Le président a ouvert l’enquête le 4 octobre 2004. La décision provisoire a été rendue 135 jours plus tard, le 16 février 2005. La décision définitive a été rendue 90 jours plus tard, le 17 mai 2005. Les délais ont été utilisés jusqu’à la limite permise par la Loi.

[30]Exception faite de l’obligation de donner avis aux intéressés de l’ouverture d’une enquête, de la décision provisoire et de la décision définitive et de publier ces avis dans la Gazette du Canada (paragraphes 34(1) [mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 164; 1999, ch. 12, art. 17; 2005, ch. 38, art. 134], 39(2) et 41(3)) et de l’obligation de motiver ces deux décisions (paragraphes 38(3) et 41(3)), la Loi donne peu d’indications sur la façon dont l’enquête est censée se dérouler. Les seules obligations qui sont prévues portent sur la « présentation d’éléments de preuve au président » (articles 78 [mod. par L.C. 1999, ch. 12, art. 42; 2005, c. 38, art. 134, 135(A)] et 79 [mod., idem, art. 135(A)]) et sur la « communication de renseignements » (articles 82 à 88.1 [modifiés ***]).

*** La référence aux modifications a été omise pour des raisons de concision.

[31]Le paragraphe 78(1) autorise le président à exiger par avis écrit d’une personne qu’elle fournisse les éléments précisés à l’avis « sous la foi du serment ou autrement ». Aux termes du paragraphe 78(4), l’article 78 « n’a pas pour effet d’autoriser le président à exiger d’une personne qu’elle dépose oralement ».

[32]L’article 83 [mod., idem, art. 134] dispose que toute partie (ou son avocat si les renseignements sont confidentiels) « a droit, sur demande, de consulter les renseignements [. . .] fournis au président dans le cadre de la procédure pendant les heures d’ouverture et a droit, sur paiement des frais prévus par règlement, de s’en faire délivrer des copies si les renseignements sont contenus dans un document ou s’ils sont sous une forme qui permet de les reproduire facilement et avec exactitude ».

[33]La personne qui désire que les éléments de preuve soient gardés confidentiels en tout ou en partie fournit, en même temps que les renseignements, d’une part, une déclaration désignant comme tels les renseignements qu’elle veut garder confidentiels, d’autre part, une version ne comportant pas un résumé non confidentiel de ces renseignements (article 85 [mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 182; 2005, ch. 38, art. 134]). Le président ne tient pas compte des renseignements à l’égard desquels l’intéressé ne lui a pas fourni de version ne comportant pas un résumé non confidentiel des renseignements désignés comme confidentiels dans un délai ne pouvant dépasser les 30 jours suivant celle à laquelle l’intéressé a été avisé de son défaut (paragraphe 87(3) [mod., idem]).

Les choix de l’Agence en matière de procédure

a) Procédure habituelle

[34]L’agence a rendu publique la procédure qu’elle suit lorsqu’elle ouvre une enquête. Le document est intitulé Énoncé des pratiques administratives concer-nant la Loi sur les mesures spéciales d’importation (juin 2004).

[35]L’Agence envoie une demande de renseigne-ments à tous les exportateurs et importateurs connus dès le jour de l’ouverture de l’enquête. La demande explique en détail les renseignements qui doivent être réunis et présentés. Les exportateurs doivent répondre dans les 30 jours et les importateurs dans les 21 jours. Une prorogation de délai peut être accordée dans des circonstances exceptionnelles. Il se peut que les renseignements fournis après la date limite ne soient pas pris en considération au cours de la première étape de l’enquête.

[36]La décision provisoire repose le plus possible sur des données vérifiées, mais il n’est pas toujours possible de vérifier tous les renseignements dans les délais prévus. Il est loisible à l’Agence de vérifier sur place les renseignements fournis. Les intéressés sont avisés, avant la réunion de vérification, des renseignements qui feront l’objet de la vérification et des données auxquelles l’agence doit avoir accès au moment de la visite. La vérification n’a lieu qu’avec le consentement de l’exportateur et si le gouvernement étranger ne s’y oppose pas et à condition que les enquêteurs de l’ASFC reçoivent au préalable la garantie qu’ils auront un accès libre et total à tous les registres de la société qu’ils jugent bon d’examiner.

[37]Sur demande, après une décision provisoire, les agents de l’ASFC passent en revue, avec chacun des exportateurs, les calculs ayant servi à estimer leur marge de dumping ou leur montant de subvention respectif. Des explications de tous les calculs et du raisonnement qui les appuie sont fournies à l’occasion de ce qu’on appelle une réunion de communication de renseigne-ments. Des feuilles de travail détaillées sont également fournies et discutées. La démarche que l’Agence entend suivre à la dernière étape de l’enquête est aussi discutée en termes généraux. Les renseignements et les observa-tions transmis de vive voix par les parties doivent être confirmés par écrit, à défaut de quoi il n’en sera pas tenu compte.

[38]Dans la plupart des enquêtes, la poursuite de l’enquête en vue de la dernière décision consiste à rencontrer les entreprises qui n’ont pas déjà été visitées, à vérifier les nouveaux renseignements, à visiter de nouveau les exportateurs pour clarifier des détails et à visiter des importateurs, au besoin. Une réunion de communication de renseignements est organisée, sur demande, une fois qu’une décision définitive a été rendue.

b) Considérations générales au sujet des droits de participation

[39]L’Agence considère les importateurs, les exportateurs, les producteurs canadiens et les gouverne-ments étrangers comme des parties intéressées à l’enquête. Elle leur demande des renseignements et met ceux‑ci à la disposition d’autres intéressés et elle permet aux intéressés de soumettre un mémoire et de déposer un contre‑exposé en réponse au mémoire.

[40]L’Agence a pris l’habitude d’afficher sur son site Internet la liste de tous les documents soumis par les parties. Elle a également mis sur pied un Centre de dépôt et de communication de documents de la LMSI qui est chargé d’examiner les demandes visant à obtenir des copies des documents énumérés sur son site Internet.

c) Droits de participation dans la présente enquête

[41]Un calendrier d’enquête a été affiché dès le début sur le site Internet de l’Agence. L’échéancier précise les divers délais que les parties doivent respecter pendant toute la durée de l’enquête. On trouve l’avis suivant à la fin du calendrier :

Ce calendrier d’enquête sera mis à jour au besoin. Les parties et les avocats doivent consulter le site Web pour se tenir au courant des modifications. Toute modification qui réduit le temps accordé aux parties et aux avocats pour soumettre des renseignements ou faire des observations sera directement communiquée aux parties et aux avocats.

[42]Dans le cas qui nous occupe, comme le président avait repoussé la date à laquelle il devait rendre sa décision provisoire, le calendrier d’enquête a été modifié en conséquence. La date d’échéance pour recevoir les mémoires a d’abord été fixée au 25 mars 2005, pour être ensuite reportée au 30 mars 2005. La date d’échéance pour recevoir les contre‑exposés de toutes les parties en réponse aux mémoires, qui avait d’abord été fixée au 1er avril 2005 a finalement été repoussée au 19 avril 2005.

[43]De plus, l’Agence a, de façon exceptionnelle, divulgué à compter du 15 avril 2005 ses calculs préliminaires en vue de la décision définitive. L’Agence a décidé de divulguer ces renseignements étant donné que les calculs reposaient déjà sur des renseignements vérifiés, tout en précisant que ses calculs ultimes seraient très différents de ceux publiés dans sa décision provisoire. Cette façon de procéder a permis aux avocats de faire valoir leur point de vue au sujet des chiffres concernant chacun des autres exportateurs au fur et à mesure de leur publication.

Conclusion sur l’obligation d’équité procédurale

[44]Il ressort de ce qui précède que l’enquête est essentiellement une mesure administrative qui se situe aux antipodes du modèle juridictionnel traditionnel et qui n’a pas grand‑chose à voir avec la procédure que l’on associe habituellement aux tribunaux administratifs. Je trouve très révélateur que la Loi ne reconnaisse pas aux intéressés le droit de prendre connaissance des renseignements qui ont été communiqués au président : le seul droit qui est reconnu à l’intéressé est celui, sur demande, d’examiner les renseignements en question aux bureaux du président. L’intéressé ne peut d’ailleurs obtenir que des copies de ces renseignements contenus dans un document et ce moyennant le paiement de certains frais. Les droits de participation reconnus par la Loi dans le cas qui nous occupe se situent à l’extrémité inférieure de l’échelle en matière d’équité procédurale.

[45]Il ressort également de ce qui précède que l’enquête menée par le président peut, dans certains cas, se transformer en une course contre la montre. C’est la volonté clairement exprimée par le législateur, vraisem-blablement en raison d’impératifs économiques. Force est de reconnaître que, malgré toute la diligence dont l’Agence et les intéressés peuvent faire preuve, il surviendra probablement des incidents qui, dans ce contexte précis, seront considérés comme faisant intrin-sèquement partie du processus. Il est tout simplement impossible de mener à terme une enquête de cette envergure (360 000 pages, six pays, trois continents, cinq ou six langues différentes) dans le délai maximal prévu (225 jours) à moins de réduire à un bas niveau les exigences à respecter pour remplir l’obligation d’équité procédurale. On ne peut légitimement s’attendre à un critère plus exigeant. On ne saurait viser la perfection ni même la frôler dans ce domaine.

[46]Si j’ai bien compris les arguments qu’il a formulés au sujet de l’équité procédurale, l’avocat se plaint qu’il a eu à se battre pour obtenir l’accès à certains documents, que certains documents ont été produits après l’expiration des délais, que la version publique de renseignements confidentiels a été mise à sa disposition trop tard, que l’Agence a refusé de se conformer au calendrier de l’enquête qu’elle avait elle‑même établi et que, par suite de son défaut de clore le dossier selon l’échéancier prévu, le président [traduction] « semble avoir laissé tomber toute apparence d’intégrité procédurale » et avoir rendu [traduction] « une décision reposant sur un dossier embrouillé et incomplet et sur des rapports inachevés ».

[47]Certaines de ces accusations sont fondées, d’autres pas. Certaines sont de pures spéculations. L’avocat n’a pas expliqué, dans son mémoire exposant les faits et le droit — et il n’a pas réussi à tirer la question au clair à l’audience — comment les quelques incidents qui étaient effectivement survenus avaient pu, en eux‑mêmes ou de par leur effet cumulatif, priver la demanderesse de son droit à une instruction équitable dans le contexte d’une enquête régie par la LMSI.

[48]Certes, la façon dont les règles de procédure établies par l’Agence ont été appliquées en l’espèce comporte des lacunes. Mais ces lacunes n’étaient rien de plus que des incidents inhérents à la procédure et elles étaient sans conséquence sur l’ensemble de l’enquête. Elles constituent tout au plus un manquement à certaines règles procédurales et l’on ne saurait d’aucune façon prétendre qu’elles ont entraîné une violation des exigences de l’obligation d’équité procédurale envers la demanderesse. La demanderesse a participé à toutes les phases de l’enquête et ses points de vue ont été sollicités en tout temps. En somme, la demanderesse a eu toute possibilité de se faire entendre. Malgré ses imperfec-tions, l’enquête était, tout bien pesé, équitable, raisonnable et appropriée dans les circonstances. Pour reprendre la formule employée par la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville), « c’est l’équité qui s’impose et non la perfection » (au paragraphe 46).

[49]La Loi prévoit peu de garanties procédurales. L’Agence est allée au‑delà de ce que la Loi exige en établissant des règles de procédure applicables à ce type d’enquête. Compte tenu de l’importance que revêtent les décisions qu’elle rend, l’Agence est amplement justifiée d’agir comme elle le fait et elle fait preuve de prudence. L’Agence a élaboré des règles de procédure qui sont justes, raisonnables et appropriées, si l’on tient compte du contexte rigide et complexe dans lequel elle exerce ses activités. Notre Cour a d’ailleurs bien précisé, dans les arrêts Cougar Aviation Ltd. c. Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), [2000] A.C.F. no 1946 (C.A.) (QL), au paragraphe 62 et Xwave Solutions Inc. c. Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2003 CAF 301, qu’il ne faut pas s’immiscer à la légère dans les choix de procédure que font les tribunaux administratifs comme l’Agence.

[50]En dernière analyse, j’en suis arrivé à la conclusion que les irrégularités qui se sont produites au cours de l’enquête ne constituent ni individuellement ni collectivement une violation de l’obligation d’équité procédurale.

Questions juridiques

[51]La demanderesse soulève les trois questions juridiques suivantes :

a) le refus du président de divulguer les rapports de vérification constituerait un manquement aux exigences de l’article 83 de la Loi en matière de communication intégrale;

b) le calcul du prix de transfert dans le cas d’opérations avec apparentés n’a pas été effectué conformément aux Principes applicables en matière de prix de transfert de l’OCDE auxquels aurait souscrit l’Agence;

c) le calcul de la marge de dumping n’aurait pas été effectué conformément à la formule prévue au paragraphe 30.2(1) [édicté par L.C. 1999, ch. 47, art. 159; 1999, ch. 12, art. 13(A); 2005, ch. 38, art. 134] de la Loi.

Les rapports de vérification

[52]La première erreur reprochée au président sera examinée en fonction de la norme de la décision correcte parce qu’elle est étroitement liée à la question de l’équité procédurale et parce qu’elle implique que l’on interprète le mot « renseignements » que l’on trouve dans la Loi, ce à l’égard de quoi l’Agence n’a pas d’expertise spéciale. La nature et l’étendue de l’obliga-tion de divulgation prévue par la Loi sont des questions qui s’apparentent à celles qu’a examinées la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Sous‑ministre du Revenu national) c. Mattel Canada Inc., [2001] 2 R.C.S. 100, au paragraphe 33, pour appliquer la norme de la décision correcte à l’interprétation des mots « vente de marchandises pour exportation au Canada » et « en tant que condition de la vente des marchan-dises ». La Cour a estimé que les questions en litige n’étaient pas « de nature scientifique ou technique » et qu’elles commandaient l’application de « concepts inhérents au droit commercial » et que « [c]es questions relèvent traditionnellement de la compétence des tribunaux judiciaires ».

[53]Les rapports de vérification n’ont pas été communiqués à la demanderesse au cours de l’enquête au motif qu’ils ne constituaient pas, à strictement parler, des « renseignements » ou des « éléments de preuve » mais bien des documents internes établis par des agents de l’ACSF à l’usage du président. Les rapports ont été déposés devant notre Cour sous le sceau du secret pour nous permettre d’en déterminer la véritable nature.

[54]Les rapports en litige diffèrent légèrement de forme l’un de l’autre mais ils constituent essentiellement le résultat de la vérification entreprise par les agents de l’ACSF au sujet des documents transmis au président par certaines sociétés étrangères au cours de l’enquête (ces documents ont été mis à la disposition de la demanderesse et ils ne sont pas en litige en l’espèce). Les rapports renferment en annexe toute la preuve documentaire que la société a fournie aux enquêteurs dans le cadre de leur vérification; cette preuve documentaire est désignée sous le nom de « pièces de vérification » et elle a été mise à la disposition de la demanderesse. Certains rapports font également état des propos tenus ou des gestes accomplis par les employés de la société concernée au cours de la vérification.

[55]En réalité donc, les seuls « renseignements » ou « éléments de preuve » auxquels la demanderesse n’a pas accès sont ceux qui ont été communiqués de vive voix au cours de la vérification, ainsi que le résumé, la description, l’analyse ou l’interprétation de cette preuve orale et des pièces de vérification établies par les enquêteurs dans leur rapport de vérification.

[56]Il ne s’agit pas de « renseignements » (ou d’« éléments de preuve ») « fournis au président » au sens des articles 78, 82 et 83 de la Loi. Ainsi qu’il a déjà été signalé, nous avons affaire ici à une enquête qui est exclusivement une enquête sur dossier. Ni le législateur ni les règles de l’Agence ne prévoient de témoignages et la totalité des renseignements communiqués au président lui sont soumis par écrit. Nous avons vu aussi que le président ne tient aucun compte des observations et des arguments que les intéressés ont formulés verbalement lors de la « réunion de communication de renseigne-ments » à moins qu’ils ne lui soient soumis sans retard par écrit.

[57]Dans ces conditions, on ne saurait qualifier de renseignements fournis au président par les intéressés au sens de la Loi les rapports établis par les enquêteurs au sujet des conversations qu’ils ont eues avec le personnel des sociétés faisant l’objet d’une vérification. Le résumé, la description, l’analyse ou l’interprétation que les enquêteurs font des renseignements qu’ils reçoivent au cours de la vérification constituent des documents internes qu’il n’est pas nécessaire de divulguer.

Deuxième et troisième erreurs reprochées — Norme de contrôle

[58]La deuxième et la troisième erreurs reprochées seront, pour les raisons suivantes, examinées en fonction de la norme de la décision raisonnable.

[59]Le fait qu’à l’article 96.1 [édicté par L.C. 1988, ch. 65, art. 44; 1993, ch. 44, art. 220; 1994, ch. 47, art. 183; 1999, ch. 12, art. 47; 2002, ch. 8, art. 182; 2005, ch. 38, art. 134] de la Loi, le législateur permette le contrôle judiciaire des mesures prises par le président sur le plan de la procédure ou du fond commande un degré plus élevé de retenue judiciaire.

[60]La question de savoir si le président a correctement établi les prix de transfert et s’il a bien calculé les marges de dumping relève de la compétence spécialisée du président en matière de commerce international. Ce sont des questions techniques et la Loi confère, à ses alinéas 19a) [mod., idem] et 19b) [mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 155; 2005, ch. 38, art. 134], une certaine latitude au président. Si les tribunaux judiciaires devaient s’embourber dans tous les menus détails ayant trait au calcul des marge de dumping, il est certain qu’ils crouleraient sous l’avalanche d’éléments de preuve qui leur seraient assurément présentés dans le cadre d’un contrôle judiciaire. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit en l’espèce. Ce facteur commande une retenue encore plus grande de notre part.

[61]Le facteur de l’objet de la loi est un facteur neutre. Bien que sa décision puisse comporter certains éléments polycentriques, le président n’est pas appelé à se prononcer sur des principes ni à soupeser les droits conférés par des facteurs économiques opposés. Il est appelé en fin de compte à calculer le dumping d’une manière qui soit conforme à la Loi.

[62]Enfin, les questions en litige ne sont pas des questions purement juridiques, malgré les tentatives faites par la demanderesse pour les qualifier ainsi. L’établissement des prix de transfert est une démarche essentiellement axée sur les faits, qui exige dans un premier temps de s’assurer que la société en cause vend effectivement des produits à des sociétés apparentées et, dans l’affirmative, à vérifier à quelles conditions le prix des opérations est établi. De même, pour décider s’il y a dumping, on effectue essentiellement un calcul mathématique en se servant des données recueillies par le président. Bien que ces questions comportent des aspects juridiques, l’accent est essentiellement mis sur les faits, ce qui commande un degré de retenue plus élevé.

[63]En fin de compte, après avoir soupesé les quatre facteurs énumérés par la Cour suprême du Canada, j’en arrive à la conclusion que la norme de contrôle applica-ble se situe quelque part entre la norme de la décision raisonnable et celle de la décision manifestement déraisonnable. Comme j’estime préférable de pécher par excès de prudence, je retiens la norme de la décision raisonnable.

Calcul du prix de transfert dans le cas d’opérations avec apparentés

[64]La demanderesse n’a cité aucun exemple, aucune règle de droit et aucun élément de preuve pour justifier son affirmation que le président a incorrectement calculé les opérations avec apparentés. Son argument repose sur une lecture microscopique d’une partie d’une des phrases des motifs du président, au paragraphe 62, et sur une mauvaise interprétation de ce que le président a effectivement dit dans ce passage.

[65]Aux termes de l’article 2 de la Loi — l’article des définitions — la « valeur normale » est « [l]a valeur établie conformément aux articles 15 à 23, 29 et 30 ». Dans le cas qui nous occupe, la valeur normale a surtout été établie conformément aux articles 15 [mod. par L.C. 2005, ch. 38, art. 134] et 19. L’article 19 confère au président un vaste pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne la question de savoir laquelle des deux méthodes prescrites par la Loi devrait être utilisée dans un cas déterminé pour établir la valeur normale. Suivant la méthode prescrite à l’alinéa 19b), la valeur normale des marchandises correspond à la somme des montants suivants : « (i) le coût de production des marchandises, (ii) un montant raisonnable pour les frais, notamment les frais administratifs et les frais de vente, (iii) un montant raisonnable pour les bénéfices ». La demanderesse soutient que le président n’a pas tenu compte des montants (ii) et (iii) dans son calcul. Cette affirmation n’est tout simplement pas étayée par la preuve. Le président a parlé du « coût total du produit », lequel comprend les trois éléments susmentionnés et non, comme le prétend la demanderesse, uniquement « le coût de production ».

[66]La demanderesse allègue aussi que le président a commis une erreur en refusant de vérifier les prix de transfert entre les apparentés conformément aux Principes applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises de l’OCDE. Il était raisonnablement loisible au président de conclure, comme il l’a fait, que ces principes ne s’appliquent pas aux prix de transfert national entre sociétés apparentées, qu’ils visent surtout à minimiser les conflits entre les administrations fiscales et qu’ils ne lient pas l’Agence.

Calcul de la marge de dumping

[67]La troisième et dernière erreur reprochée au président est son interprétation du paragraphe 30.2(1) de la Loi, qui est ainsi libellé :

30.2 (1) Sous réserve du paragraphe (2), la marge de dumping relative à des marchandises d’un exportateur donné est égale à zéro ou, s’il est positif, au résultat obtenu en retranchant la moyenne pondérée du prix à l’exportation des marchandises de la moyenne pondérée de la valeur normale des marchandises.

[68]La demanderesse soutient essentiellement que le président a commis une erreur [traduction] « en s’écartant sensiblement de la pratique établie en matière de calcul des marges de dumping ». En effet, pour reprendre les paroles mêmes du président : « L’ASFC a récemment mis fin à sa pratique consistant à “réduire à zéro”, c.‑à‑d. de déterminer la marge de dumping dans le cas de l’exportateur ».

[69]Un changement de politique ne constitue pas en soi une erreur, à moins qu’il ne contrevienne à la loi habilitante. D’ailleurs, les politiques sont rarement immuables et il est parfaitement loisible aux tribunaux administratifs de les formuler et de les modifier au besoin pour les adapter à de nouvelles réalités.

[70]Je ne vais pas commenter l’ancienne politique. La seule question à laquelle la Cour doit répondre est celle de savoir si l’on peut raisonnablement considérer que le paragraphe 30.2(1) de la Loi permet à l’Agence, lorsqu’elle calcule la marge de dumping d’un exporta-teur, de tenir compte des ventes à l’exportation qui ne révèlent pas de dumping (parce que leur prix est égal ou supérieur au prix de vente sur le marché intérieur), une pratique qui se traduit souvent par une réduction de la marge globale de dumping attribuée à l’exportateur en cause.

[71]Je ne vois rien dans le libellé du paragraphe 30.2(1) qui nous empêcherait de tenir compte de la totalité des ventes à l’exportation pour calculer les marges de dumping. Bien au contraire — et le texte français est peut‑être plus clair à cet égard —, la méthode employée consiste à comparer la moyenne pondérée du prix à l’exportation des marchandises avec la moyenne pondérée de la valeur normale des marchandises. L’établissement de la moyenne pondérée nous oblige, selon moi, à tenir compte de la totalité des ventes à l’exportation pertinentes réalisées au cours de la période en cause, même des ventes qui n’indiquent pas qu’il y a eu dumping. La mention du chiffre « zéro » dans ce paragraphe perdrait son sens si, comme le prétend l’avocat, on ne tenait compte que des ventes comportant des indices de dumping.

[72]Certaines des ventes à l’exportation peuvent avoir lieu au même prix que les ventes effectuées sur le marché intérieur, certaines peuvent être effectuées à un prix supérieur et d’autres à un prix inférieur, de sorte que ces ventes n’ont aucune incidence sur la marge de dumping dans la première hypothèse, ou la réduisent ou l’augmentent dans les deux autres cas. Pour tenir compte de la possibilité que l’établissement de la moyenne pondérée de l’ensemble des ventes à l’exportation se solde par un nombre entier négatif, la Loi prévoit que tout résultat négatif est ramené à zéro après que la marge de dumping pondérée définitive a été établie. En d’autres termes, la réduction à zéro n’a lieu qu’au cas par cas, selon l’opération considérée et elle n’est appliquée qu’une fois que la marge de dumping pondérée a été calculée.

[73]À terme, le calcul final égalera zéro ou se soldera par une valeur positive. Lorsqu’il se traduit par un chiffre positif, celui‑ci devient la marge de dumping qui, si elle est inférieure à deux pour cent du prix à l’exporta-tion des marchandises, est réputée « minimale » aux termes de l’article 2 de la Loi. L’article 35 [mod. par L.C. 1999, ch. 12, art. 17; 2005, ch. 38, art. 134] oblige alors le président à faire clore l’enquête.

[74]Cette méthode s’accorde avec les décisions récentes de l’Organe d’appel de l’Organisation mondiale du commerce (voir Rapport de l’Organe d’appel, Communautés européennes—Droits antidumping sur les importations de linge de lit en coton en provenance de l’Inde, WT/DS 141/AB/R (12 mars 2001); Rapport de l’Organe d’appel, États‑Unis—Détermination finale de l’existence d’un dumping concernant les bois d’œuvre résineux en provenance du Canada, WT/DS 264/AB/R (août 2004); et Rapport de l’Organe d’appel, États‑Unis —Détermination finale de l’existence d’un dumping concernant les bois d’œuvre résineux en provenance du Canada, WT/DS 264/AB/RW (15 août 2006)). Bien que notre Cour ne soit pas liée par ces décisions, qui portaient sur les dispositions d’accords internationaux dont le libellé diffère quelque peu de celui que l’on trouve dans la loi canadienne, il n’est pas déraisonnable de la part de l’Agence ou de la Cour d’en tenir compte.

[75]Comme la nouvelle méthode adoptée par l’Agence s’accorde tant avec la Loi canadienne qu’avec les accords internationaux auxquels le Canada est partie, on ne peut guère la qualifier de déraisonnable.

Dispositif

[76]Pour les motifs que je viens d’exposer, je suis d’avis de rejeter la présente demande en ce qui concerne la République populaire de Chine, Sichuan Shengda Wooden Products Col. Ltd et Asia Dekor Industries (Shenzhen) Co. Ltd, le tout sans frais.

[77]Je suis d’avis d’annuler la demande pour ce qui est des autres exportateurs chinois et français.

[78]Je suis d’avis de rejeter la demande en ce qui concerne toutes les autres défenderesses.

[79]Je suis d’avis d’adjuger les dépens aux défen-deurs qui ont déposé un mémoire exposant les faits et le droit, à condition qu’il n’y ait qu’une seule série de dépens dans le cas des défendeurs qui étaient représen-tés par le même avocat.

Le juge Noël, J.C.A. : Je suis du même avis.

Le juge Nadon, J.C.A. : Je suis du même avis.

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