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2007 CF 123

IMM‑5395‑05

Muhammad Naeem (demandeur)

c.

The Minister of Citizenship and Immigration (Respondent)

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

IMM‑2728‑06

IMM‑2727‑06

Muhammad Naeem (demandeur)

c.

The Minister of Public Safety and Emergency Preparedness (Respondent)

Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeur)

Répertorié : Naeem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.F.)

Cour fédérale, juge Dawson—Toronto, 11 décembre 2006; Ottawa, 7 février 2007.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi —  Personnes interdites de territoire —  Contrôle judiciaire de décisions rejetant la demande de résidence permanente du demandeur au motif que celui‑ci était interdit de territoire du fait de son appartenance à une organisation terroriste et d’une décision rejetant sa demande de dispense ministérielle —  Les décisions relatives à l’interdiction de territoire étaient déraisonnables parce que l’agente n’avait pas indiqué comment elle avait interprété et appliqué la définition du terme « terrorisme » et qu’elles n’exposaient pas les détails des actes qualifiés de terroristes —  La décision relative à la dispense ministérielle était manifestement déraisonnable parce qu’elle laissait de côté des considérations relatives à l’intérêt national énoncées dans les lignes directrices ministérielles —  Demandes accueillies.

Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Requête en jugement déclaratoire portant que, pour des raisons de sécurité nationale, les portions supprimées du dossier du tribunal n’avaient pas à être communiquées — Le législateur a tenu pour avéré ou a implicitement voulu que l’art. 87 (demande de non‑ divulgation) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés s’applique à toutes les demandes de contrôle judiciaire, y compris les décisions prises au Canada en matière d’interdiction de territoire —  La procédure énoncée à l’art. 87 a été suivie —  La divulgation serait préjudiciable à la sécurité nationale.

Droit administratif — Contrôle judiciaire —  Justiciabilité — L’agente d’immigration a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés du fait de son appartenance à une organisation terroriste —  Cette décision n’était pas de nature interlocutoire —  Le fait que la décision a été suspendue jusqu’à l’issue de la demande de dispense ministérielle n’empêche pas qu’elle est susceptible de recours judiciaires.

Il s’agissait de demandes de contrôle judiciaire qui ont été instruites ensemble et qui visaient trois décisions. Dans la première décision, la demande de résidence permanente présentée par le demandeur a été refusée par une agente qui a conclu, dans un mémoire, que le demandeur était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés du fait de son appartenance à une organisation terroriste. Cette décision a été suspendue jusqu’à l’issue de la demande de dispense ministérielle présentée par le demandeur conformément au paragraphe 34(2) de la Loi, demande qui a été refusée par la suite. La troisième décision visait un deuxième document préparé par l’agente dans lequel elle a refusé la demande de résidence permanente du demandeur.

À titre préliminaire, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a soutenu que la première décision ne pouvait pas faire l’objet de recours judiciaires parce qu’il s’agissait d’une évaluation préliminaire et non de la décision finale portant sur la question de l’interdiction de territoire. Il a aussi présenté une requête en jugement déclaratoire portant qu’il n’était pas tenu, pour des raisons de sécurité nationale, de communiquer les portions supprimées du dossier certifié du tribunal.

Jugement : les demandes doivent être accueillies.

La divulgation des renseignements retranchés serait préjudiciable à la sécurité nationale. Le législateur a manifestement oublié le cas des décisions prises au Canada en matière d’interdiction de territoire quand il s’est penché sur les genres de demandes de contrôle judiciaire énumérées au paragraphe 87(1), qui autorise le ministre à demander au juge d’interdire la divulgation de renseignements. Le législateur a sans aucun doute tenu pour avéré ou a implicitement voulu que l’article 87 s’applique à toutes les demandes de contrôle judiciaire présentées en vertu de la Loi lorsque le décideur a pris en compte des renseignements qui, s’ils étaient communiqués, seraient préjudiciables à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. La requête du ministre a donc été tranchée en suivant la procédure énoncée au paragraphe 87(2) de la Loi.

La première décision était susceptible de contrôle judiciaire. Cette décision n’était pas de nature interlocutoire (le texte du mémoire présentait les caractéristiques d’une décision définitive d’interdiction de territoire) et l’éventuelle dispense ministérielle ne constituait pas un recours subsidiaire adéquat. Les directives adressées aux agents dans le chapitre IP10 du Guide de l’immigration : Traitement des demandes au Canada confirmaient l’idée que la première décision était susceptible de recours judiciaires. Ces directives indiquaient que la décision finale d’interdiction de territoire devait être présentée au ministre avant qu’il soit invité à exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder, ou non, une dispense. Enfin, le fait qu’une telle demande soit laissée en souffrance n’empêche pas qu’est susceptible de recours judiciaires la décision de l’agent selon laquelle, sauf éventuelle dispense ministérielle, le demandeur est interdit de territoire.

La décision de l’agente relative à l’interdiction de territoire était déraisonnable. Ses motifs n’indiquaient pas comment elle a interprété et appliqué la définition du terme « terrorisme », ils n’exposaient pas les détails et les circonstances des actes qualifiés de terroristes et n’expliquaient pas pourquoi il s’agissait effectivement d’actes terroristes.

La décision du ministre, qui était constituée par le mémoire du président de l’Agence des services frontaliers du Canada recommandant au ministre de ne pas accorder de dispense, était aussi manifestement déraisonnable. Le mémoire laissait de côté plusieurs considérations relatives à l’intérêt national énoncées à la section 13.7 des lignes directrices ministérielles applicables (qui se trouvent au chapitre ENF 2 du Guide de l’immigration : Exécution de la loi (ENF), notamment les questions de savoir si l’entrée du demandeur au Canada offensera le public canadien, si les liens avec l’organisation ont tous étés rompus et si la personne a adopté les valeurs démocratiques de la société canadienne. Manquaient également la prise en compte de la notion d’intérêt national et la démonstration « qu’une évaluation approfondie a été faite et que tous les facteurs touchant l’entrée de la personne ont été considérés, le tout conformément à ce qui a été exposé concernant l’intérêt national », comme l’exige la section 13.6 des lignes directrices.

lois et règlements cités

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5, art. 38.01 (édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 11, 34, 44(1), 78, 84(2), 86(1), 87, 112, 115.

Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, règles 1 (mod. par DORS/2004‑283, art. 2), 4, 317 (mod. par DORS/2002‑417, art. 19), 318.

Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 (mod. par DORS/2005‑339, art. 1), règles 4(1) (mod. par DORS/2005‑339, art. 3), 22 (mod. par DORS/2002‑232, art. 11).

jurisprudence citée

décisions appliquées :

Mohammed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] 4 R.C.F. 300; 2006 CF 1310; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 142; 2005 CAF 54; Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 1 R.C.F. 485; 2004 CF 1174; Mohammed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1412; Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 511; 2005 CAF 121; Kanendra c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 923; Jalil c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] 4 R.C.F. 471; 2006 CF 246; Miller c. Canada (Solliciteur général), [2007] 3 R.C.F. 438; 2006 CF 912.

décisions examinées :

Hassanzadeh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 4 R.C.F. 430; 2005 CF 902; S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539; 2003 CSC 29; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; 2002 CSC 1; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.

doctrine citée

Citoyenneté  et  Immigration  Canada.  Guide  d’exécution de la loi (ENF). Chapitre ENF 2 : Évaluation de l’interdiction de territoire, en ligne : http://www. cic.gc.ca/francais/ressources/guides/ enf/enf02f.pdf.

Citoyenneté  et  Immigration  Canada. Guide de traitement des demandes au Canada (IP). Chapitre IP 10 : Refus des cas de sécurité nationale/Traitement des demandes en vertu de l’intérêt national. Ottawa : Citoyenneté et Immigration, en ligne : http://www.cic.gc.ca/ francais/ ressources/guides/ ip/ip10f.pdf.

DEMANDES de contrôle judiciaire de décisions rejetant la demande de résidence permanente du demandeur au motif qu’il était interdit de territoire du fait de son appartenance à une organisation terroriste et d’une décision rejetant la demande de dispense ministérielle présentée par le demandeur. Demandes accueillies.

ont comparu :

Lorne Waldman pour le demandeur.

Robert Bafaro et Amy Lambiris pour les défendeurs.

avocats inscrits au dossier :

Waldman & Associates, Toronto, pour le demandeur.

Le sous‑procureur général du Canada pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

La juge Dawson :

INTRODUCTION

[1]Ces trois demandes de contrôle judiciaire ont été instruites ensemble, du consentement des parties et conformément à une ordonnance de la Cour. M. Naeem y conteste ce qu’il considère être les décisions suivantes :

IMM‑5395‑05 (la première demande) : la décision du 7 mars 2005 de l’agente [traduction] « par laquelle elle a refusé la demande de résidence permanente présentée par le demandeur et a conclu que le demandeur était interdit de territoire aux termes du paragraphe 34(1) » de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi).

IMM‑2728‑06 (la deuxième demande) : la décision du 14 mars 2006 du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) [traduction] « par laquelle [il] a refusé au demandeur la mesure spéciale qu’il sollicitait en vertu du paragraphe 34(2) » de la Loi.

IMM‑2727‑06 (la troisième demande) : la décision de l’agente en date du 10 mai 2006, fondée sur un mémoire en date du 8 mai 2006, [traduction] « par laquelle [elle] a refusé la demande de résidence permanente au Canada présentée par le demandeur ».

[2]Les présents motifs portent sur les trois demandes, et ils seront versés dans chacun des dossiers. Lorsque la Cour aura reçu les observations des parties portant sur une éventuelle question à certifier, elle rendra des ordonnances distinctes pour chacune des demandes.

LES FAITS

[3]M. Naeem, qui est de nationalité pakistanaise, est arrivé au Canada en 1999 et a demandé l’asile en se fondant sur son appartenance et son rôle au sein du Mohajir Quami Movement (faction Altaf) (le MQM‑A) et de son aile étudiante, la All Pakistan Mohajir Student Organization (l’APMSO). Il a été reconnu comme réfugié au sens de la Convention en février 2001. Tout de suite après, il a sollicité la résidence permanente au Canada.

[4]En février 2005, M. Naeem a été interrogé par l’agente, qui voulait savoir s’il était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la Loi, puisqu’il appartenait au MQM‑A. L’article 34 de la Loi dispose :

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

a) être l’auteur d’actes d’espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

c) se livrer au terrorisme;

d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;

e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada;

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

(2) Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. [Le souligné est de moi.]

[5]Il semble que, vers la même date, M. Naeem ait demandé une dispense ministérielle conformément au paragraphe 34(2) de la Loi.

[6]Le 7 mars 2005, l’agente a préparé un mémoire dans lequel, entre autres choses, elle exposait l’historique du dossier d’immigration de M. Naeem, son entrevue avec M. Naeem et précisait la situation personnelle de M. Naeem. L’agente a aussi fait les observations suivantes :

[traduction] Après examen de tous les renseignements à ma disposition, je suis d’avis que le demandeur est interdit de territoire pour des raisons de sécurité nationale. Le demandeur a sollicité une mesure ministérielle spéciale en vertu du paragraphe 34(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

Conformément aux nouvelles directives contenues dans le chapitre IP‑10, Traitement des demandes en vertu de l’intérêt national, le présent rapport est renvoyé pour examen. [Soulignement supprimé.]

[7]Plus précisément, l’agente a conclu que M. Naeem était, de son propre aveu, membre de l’APMSO et du MQM‑A et qu’il existait des renseignements suffisants et dignes de foi permettant de dire que l’APMSO et le MQM‑A avaient participé à des actes de terrorisme durant la période allant de 1988 à 1999, lorsqu’il était membre de ces organisations.

[8]Dès qu’il fut informé de cette « décision », M. Naeem a présenté sa première demande de contrôle judiciaire. Il a aussi présenté des conclusions détaillées à l’appui de sa demande de dispense ministérielle.

[9]M. Naeem a eu la possibilité de répondre au mémoire de l’agente qui fut préparé conformément au chapitre IP 10 du Guide de traitement des demandes au Canada (IP), chapitre intitulé « Refus des cas de sécurité  nationale/Traitement  des  demandes en vertu de  l’intérêt national » (le chapitre IP‑10). Le mémoire de l’agente et les observations de M. Naeem ont alors été envoyés à la [traduction] « Direction générale du renseignement du Service d’examen de la sécurité », à Ottawa. Après examen, le président de l’Agence des services  frontaliers du Canada (ASFC) a recommandé au ministre de n’accorder au demandeur aucune dispense. Cette  recommandation  a  été communiquée à  M.  Naeem,  qui  a  eu la possibilité de s’exprimer à ce  sujet  avant que le dossier ne soit présenté au ministre.

[10]Le 14 mars 2006, le ministre donnait son assentiment à la recommandation défavorable à M. Naeem. Après en avoir été informé, celui‑ci a présenté sa deuxième demande de contrôle judiciaire.

[11]Après que le ministre eut rejeté la demande de dispense, l’agente a préparé, le 8 mai 2006, un deuxième document intitulé [traduction] « Décision et justification concernant une demande de résidence permanente au Canada présentée par une personne réputée être un réfugié au sens de la Convention ». Dans celui‑ci, l’agente signalait que [traduction] « la demande de résidence permanente est refusée parce que le demandeur est interdit de territoire pour des raisons de sécurité », aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la Loi. Elle ajoutait que [traduction] « cette décision a été suspendue jusqu’à l’issue de la demande de dispense ministérielle présentée par le demandeur conformément au paragraphe 34(2) » de la Loi. Cette décision a été communiquée à M. Naeem par la lettre datée du 10 mai 2006. La troisième demande de contrôle judiciaire a été présentée à l’encontre de cette décision.

HISTORIQUE DE L’INSTANCE

[12]L’audience relative à la première demande a eu lieu le 25 juillet 2006. À cette date, la position du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration était que la « décision » du 7 mars 2005 ne pouvait pas faire l’objet de recours judiciaires parce qu’il s’agissait d’une évaluation préliminaire et non de la décision finale portant sur la question de l’interdiction de territoire. Au 25 juillet 2006, la deuxième demande et la troisième demande avaient été déposées, mais elles n’étaient pas en état d’être entendues. À la suite de communications entre la Cour et les avocats des parties, les parties ont convenu que l’audition de la première demande serait ajournée, que le ministre compétent consentirait à l’octroi d’une autorisation pour la deuxième demande et la troisième demande et que les trois demandes seraient instruites ensemble. À mon avis, cette entente a permis d’éviter d’éventuels jugements contradictoires et a favorisé l’instruction rapide et ordonnée des trois instances.

POINT DE PROCÉDURE

[13]Avant la première audience portant sur la première demande, le ministre a présenté une requête en jugement déclaratoire portant qu’il n’était pas tenu, pour des raisons de sécurité nationale, de communiquer les portions supprimées du dossier certifié du Tribunal. Les parties ont convenu que l’article 87 de la Loi, qui autorise le ministre à demander au juge d’interdire la divulgation de renseignements, n’était pas applicable parce que les renseignements en cause n’étaient pas protégés au titre du paragraphe 86(1) de la Loi, ni pris en compte dans le cadre des articles 11, 112 ou 115 de la Loi. Il s’agit là des cas où l’article 87 de la Loi est censé s’appliquer. L’article 87 est reproduit dans l’annexe A des présents motifs.

[14]Le ministre fait valoir que, dans les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [règle 1 (mod. par DORS/2004‑283, art. 2)] et dans les Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 [mod. par DORS/2005-339, art. 1], il y a une lacune en ce qui concerne les renseigne-ments que, pour des raisons de sécurité nationale, le tribunal administratif ne divulgue pas dans le dossier qu’il dépose auprès de la Cour. Il se fonde par conséquent sur la disposition relative aux lacunes, à savoir la règle 4 des Règles des Cours fédérales, pour dire que la Cour pourrait recourir à la procédure prévue par les règles 317 [mod. par DORS/2002-417, art. 19] et 318 des Règles des Cours fédérales. Ces trois dispositions sont reproduites dans l’annexe B des présents motifs.

[15]En réponse, M. Naeem fait valoir ce qui suit :

i) Les règles 317 et 318 des Règles des Cours fédérales ne sont pas pertinentes parce que leur application aux affaires d’immigration est expressément exclue par le paragraphe 4(1) [mod. par DORS/2005-339, art. 3] des Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, et parce que les règles 317 et 318 ne sont pas censés s’appliquer lorsque l’opposition à la divulgation de renseignements est fondée sur des impératifs de sécurité nationale.

ii) La divulgation de renseignements pourrait être régie par l’article 38.01 [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43] de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5.

iii) L’un des principes fondamentaux de l’administration de la justice est la publicité des débats judiciaires.

iv) Il doit y avoir un pouvoir légal clairement établi, et des critères précis, pour que la Cour soit en mesure de déterminer si le refus de communication des renseignements est fondé, ou non.

v) La règle 318 ne contient pas de critères de ce genre.

[16]Pour les motifs qui seront prononcés en même temps que les motifs portant sur le fond de la première demande, j’ai suivi la procédure prévue par le paragraphe 87(2) de la Loi pour statuer sur la requête du ministre. En conséquence, certains renseignements supplémentaires ont été divulgués, et une ordonnance a été rendue dans laquelle était approuvée la suppression des passages retranchés du dossier du tribunal qui subsistaient après la divulgation de ces renseignements supplémentaires. J’ai conclu que la divulgation de ces renseignements retranchés serait préjudiciable à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Les motifs de cette décision sont exposés ci‑après.

[17]À la suite de mon ordonnance se rapportant à la requête en non‑divulgation, la même question fut soulevée devant mon collègue le juge von Finckenstein. Lui aussi a appliqué la procédure prévue par le paragraphe 87(2) de la Loi lorsqu’il a exposé ses motifs dans la décision Mohammed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] 4 R.C.F. 300 (C.F.). Je souscris à ces motifs et je les accepte.

[18]J’ajoute un motif complémentaire. Ainsi que le signalait la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 142, au paragraphe 71, « la rédaction législative a quelquefois des ratés ». Aux paragraphes 59 à 77, la Cour d’appel fédérale s’est penchée sur l’oubli du législateur de préciser que l’article 78 de la Loi s’applique à la demande de mise en liberté présentée en vertu du paragraphe 84(2) de la Loi. Elle a conclu que le législateur [au paragraphe 72] « a tenu pour avéré ou a implicitement voulu » que la procédure de l’article 78 s’applique à la demande de mise en liberté.

[19]Pareillement, à mon avis, le législateur a oublié le cas des décisions prises au Canada en matière d’interdiction de territoire quand il s’est penché sur les genres de demandes de contrôle judiciaire énumérées au paragraphe 87(1) de la Loi. Je ne doute nullement que le législateur a tenu pour avéré ou a implicitement voulu que l’article 87 s’applique à toutes les demandes de contrôle judiciaire présentées en vertu de la Loi, lorsque le décideur a pris en compte des renseignements qui, s’ils étaient communiqués, seraient préjudiciables à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.

[20]Je passe maintenant aux questions de fond soulevées dans ces demandes.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[21]Voici les questions que soulèvent ces demandes :

1. Quelle est la décision d’interdiction de territoire sur laquelle la Cour doit se pencher : celle qui a été prise le 7 mars 2005 (la première décision), ou celle qui a été prise le 8 mai 2006 (la deuxième décision)?

2. Quelle norme de contrôle faut‑il appliquer à la décision d’interdiction de territoire visant M. Naeem?

3. Si la deuxième décision est celle qui doit faire l’objet du recours en contrôle judiciaire, M. Naeem a‑t‑il été privé d’une procédure équitable parce qu’il n’a pas reçu avis de ce que l’on dit être des faits nouveaux, ou parce qu’il n’a pas eu la possibilité de faire valoir ses observations à ce sujet, ni de présenter des arguments concernant l’interdiction de territoire?

4. La décision d’interdiction de territoire visant M. Naeem est‑elle par ailleurs entachée d’une erreur susceptible de contrôle?

5. Quelle norme de contrôle faut‑il appliquer à la décision du ministre de refuser au demandeur une dispense?

6. Quels sont les motifs de la décision défavorable du ministre?

7. Le ministre a‑t‑il commis une erreur de droit parce qu’il n’a pas tenu compte de l’intérêt national, ou parce qu’il s’est fondé sur des conclusions de fait manifestement déraisonnables, ou parce qu’il n’a pas tenu compte de certaines preuves, ou parce qu’il s’est fondé sur des présomptions déraisonnables?

8. Dans la présente cause, convient‑il d’accorder les dépens?

[22]Je vais maintenant me pencher sur chacune de ces questions.

1. Quelle est la décision d’interdiction de territoire sur laquelle la Cour doit se pencher : celle qui a été prise le 7 mars 2005 (la première décision), ou celle qui a été prise le 8 mai 2006 (la deuxième décision)?

[23]À mon avis, vu la jurisprudence de la Cour, c’est la première décision qui doit faire l’objet du contrôle. Il importe de comprendre en effet que la première décision et la deuxième décision sont très différentes. La deuxième décision, rendue après le dépôt et la mise en état de la première demande, est nettement plus détaillée que la première. Ainsi, dans la deuxième décision, l’agente s’est penchée sur la définition du terme « terrorisme » avant de conclure que le MQM‑A est une organisation terroriste. M. Naeem fait valoir que, avec la deuxième décision, on a cherché à étayer les motifs exposés dans la première décision en abordant les points qu’il avait soulevés dans les observations écrites déposées à l’appui de la première demande.

[24]Il y a deux autres différences. D’abord, la deuxième décision mentionne un document supplémentaire invoqué par l’agente, un document de recherche rédigé par la Direction générale du règlement des cas/CIC/AC, en date du 6 février 2001, qui relate les origines et l’historique du MQM de Altaf Hussain jusqu’au début des opérations de nettoyage effectuées par l’armée en juin 1992 à Karachi. Deuxièmement, le ton de chacun des mémoires est très différent. Dans le premier, l’agente disait, à propos de M. Naeem : [traduction] « son rôle au sein de l’organisation a débuté durant sa jeunesse. Le rôle qu’il y a exercé au cours des années suivantes a été négligeable, et il n’y a aucun élément qui nous conduise à croire qu’il a été personnellement impliqué dans des violences [. . .] Pour autant que je sache, M. Naeem a cessé toutes activités menées au nom du MQM et il ne constitue aucune menace ni aucun danger pour le public au Canada ». Elle ajoutait que M. Naeem avait été [traduction] « très coopératif et très crédible et il me donne l’impression d’être sincère. Les renseignements qu’il a donnés au ministère ont toujours été concordants dans tout le dossier ». On n’y parlait nullement de complicité. Toutefois, dans le second mémoire, l’agente faisait les observations suivantes : [traduction] « vu les renseignements que le demandeur a communiqués à propos de ses activités au sein de l’APMSO et du MQM [. . .] il est raisonnable de conclure qu’il était davantage qu’un simple adepte ou sympathisant [. . .] [à] mon avis, il était complice des actes de violence et de terreur » et « il m’est impossible d’accepter son point de vue selon lequel l’organisation était qualifiée de cette façon par les médias et par le gouvernement ».

[25]Se fondant à nouveau sur la jurisprudence de la Cour, ma collègue la juge Mactavish a rejeté, dans la décision Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 1 R.C.F. 485 (C.F.), l’argument du ministre selon lequel la décision d’interdiction de territoire de l’agent d’immigration prise au titre du paragraphe 34(1) de la Loi, avant la décision du ministre d’accorder ou non une dispense, n’était pas susceptible de recours judiciaires. Elle a conclu qu’une telle décision n’était pas de nature interlocutoire et l’éventuelle dispense ministérielle ne constituait pas un recours subsidiaire adéquat. Le précédent dans la décision Ali a été suivi récemment sur ce point par mon collègue le juge von Finckenstein dans la décision Mohammed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1412.

[26]Au cours des débats, le ministre n’a pas insisté pour soutenir que s’imposait une distinction entre les faits dans l’affaire Ali et ceux de l’affaire Mohammed. Il a plutôt fait valoir que dans les deux décisions, il y a eu erreur de droit.

[27]Je ne partage pas cet avis. Pour des motifs de courtoisie judiciaire, et parce que je suis d’avis que ces décisions sont correctes, je fais miens les motifs de mes collègues sur ce point et je conclus que c’est la première décision qui est susceptible de contrôle judiciaire. Cependant, avant de conclure sur cette question, je ferai les observations supplémentaires suivantes.

[28]Premièrement, je me suis d’abord demandé si l’on pouvait faire une distinction entre les faits de la présente affaire et ceux des affaires Ali et Mohammed au motif que, ici, après la première décision, aucun rapport n’a été établi au titre du paragraphe 44(1) de la Loi.

[29]Le paragraphe 44(1) dispose :

44. (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

[30]Un tel rapport peut éventuellement aboutir à une ordonnance de renvoi.

[31]Cependant, après examen des directives données aux agents dans le chapitre IP 10 à propos des mesures d’exécution, directives que j’exposerai plus loin, je suis d’avis que l’absence du rapport visé par le paragraphe 44(1) est sans conséquence.

[32]Selon la section 10 du chapitre IP 10, après qu’a été rendue la décision initiale d’interdiction de territoire, et jusqu’à la décision relative à la dispense ministérielle, l’agent a le pouvoir de décider s’il convient, ou non, d’établir le rapport visé par le paragraphe 44(1). Ainsi, l’établissement ou le non‑établissement d’un rapport ne modifie en rien l’effet de la décision d’interdiction de territoire.

[33]Il s’ensuit que, selon moi, les avocats du ministre ont eu raison de ne pas chercher à établir des distinctions entre les faits de la présente affaire et ceux des affaires Ali ou Mohammed.

[34]Deuxièmement, je suis d’avis que, vu les éléments suivants, je peux conclure que la première décision est susceptible de recours judiciaires.

1) L’article 34 de la Loi est reproduit au paragraphe 4, ci‑dessus. Si je lis de concert les paragraphes 34(1) et 34(2), il m’apparaît illogique que la demande de dispense adressée au ministre en vue de la levée de l’interdiction de territoire soit étudiée avant qu’il y ait, précisément, décision d’interdiction de territoire. Mon avis s’accorde avec la conclusion qu’a tirée mon collègue le juge Mosley dans la décision Hassanzadeh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 4 R.C.F. 430 (C.F.). Le juge Mosley y confirmait la conclusion de la juge Mactavish, dans la décision Ali, précitée, où elle disait qu’une décision d’interdiction de territoire prise en application du paragraphe 34(1) est une décision tout à fait indépendante, qui n’est pas rattachée à l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au ministre par le paragraphe 34(2). Le juge Mosley relevait ensuite que, sauf circonstances exceptionnelles, il vaut mieux, en matière d’interdiction de territoire, que la preuve soit produite et que les faits soient établis avant que le ministre n’examine la demande de dispense.

2) Le texte du mémoire de l’agente daté du 7 mars 2005 présente les caractéristiques d’une décision définitive d’interdiction de territoire. Elle a fait les observations suivantes : [traduction] « Je suis d’avis que le demandeur est interdit de territoire pour des raisons de sécurité nationale ».

3) Les directives suivantes adressées aux agents dans le chapitre IP 10 confirment l’idée que le mémoire du 7 mars 2005 constitue une décision, susceptible de recours judiciaires, selon laquelle M. Naeem est interdit de territoire, sous réserve d’une dispense ministérielle.

a) La section 6 du chapitre IP 10 définit ainsi l’expression « Dispense ministérielle » :

Dans certains cas exceptionnels, la situation des demandeurs peut faire en sorte que malgré l’interdic-tion de territoire, il ne serait pas contraire aux objectifs du programme énoncés à la section 2 ci haut de les laisser entrer au Canada. Dans de telles circonstances, le ministre peut accorder une dispense lorsque le ministre estime que la présence de la personne au Canada ne sera pas préjudiciable à l’intérêt national. Une fois que le ministre a conclu en ce sens, la personne n’est plus interdite de territoire pour ce motif.

Les dispositions portant sur la dispense se trouvent dans le L34(2) (sécurité), dans le L35(2) (régimes désignés ou personnes dont l’entrée est assujettie à des restrictions pour cause de sanctions internationales) et dans le L37(2) (crime organisé). Les dispositions de dispense ne s’appliquent pas aux personnes qui ont commis des violations des droits humains ou qui ont été complices de telles violations, conformément au L35(1)a). [Soulignement ajouté.]

b) Les agents, lorsqu’ils rendent leur décision, doivent notamment respecter la directive énoncée à la section 8.8 du chapitre IP 10 :

Dans le cadre de l’équité procédurale, l’agent doit rendre une décision rapidement. Dans le cas où l’agent conclut que la personne n’est pas interdite de territoire pour des motifs liés à la sécurité nationale, celle‑ci doit en être avisée ainsi que du fait que le traitement de la demande se poursuit. Sauf cas prévu à la section 9 ci‑dessous (Demandes de dispense), lorsque l’agent conclut que le demandeur est interdit de territoire, il doit lui envoyer une lettre de rejet de la demande. Bien que l’agent n’ait pas à fournir les détails au client, il doit tout de même inscrire au dossier les raisons qui ont motivé sa décision. Le contenu de la lettre peut faire l’objet d’une discussion avec l’analyste de l’ASFC à l’AC. Voir l’Appendice F pour un exemple de lettre de refus. [Soulignement ajouté.]

c) Lorsque le candidat à la résidence permanente sollicite une dispense ministérielle, la section 9 du chapitre IP 10 précise que « [l]’agent doit se laisser guider par les lignes directrices et principes qui suivent ». Dans la sous‑rubrique intitulée « Traitement de la demande », les agents doivent suivre les directives de la section 9.2 :

La demande de dispense ministérielle sera traitée seulement si l’agent est convaincu de l’interdiction de territoire du demandeur pour des motifs liés à la sécurité nationale.

Après examen de tous les renseignements, dans le cas où l’agent statuerait que la personne n’est pas interdite de territoire pour des motifs liés à la sécurité nationale, le traitement de la demande de résidence permanente suivra son cours. [Soulignement ajouté.]

 d) Les agents doivent suivre les directives données dans la section 9.5, dont la sous‑rubrique est intitulée « Après l’annonce de la décision du ministre » :

Une copie de la décision du ministre sera envoyée au bureau de CIC par télécopieur. Dans le cas d’une décision positive, le client doit être avisé du fait qu’il n’est pas interdit de territoire pour des motifs liés à la sécurité nationale, et le traitement de la demande de résidence permanente doit suivre son cours.

Dans le cas d’une décision négative, une lettre de rejet (voir l’Appendice F) doit être envoyée au client et des mesures doivent être prises conformément à la section 8.8 ci‑dessus. La lettre de rejet doit préciser que la demande de résidence permanente soumise par le demandeur est refusée pour cause d’interdiction de territoire et parce que le ministre n’a pas accordé de dispense. [Soulignement ajouté.]

e) Pour revenir à nouveau à la section 9 du chapitre IP 10, l’un des principes exposés pour guider les agents se trouve dans la section 9.1 :

Les dispositions relatives à l’intérêt national sont un recours exceptionnel. Le L6(3) interdit toute délégation de la part du ministre. Les principes suivants s’appliquent :

·                          La décision d’octroyer une dispense incombe exclusivement  au ministre; l’agent est avant tout chargé de lui soumettre des renseignements exacts et complets afin que le ministre prenne une décision éclairée. [Non souligné dans l’original.]

La section 9.2 et l’appendice D du chapitre IP 10 précisent que la préparation du rapport de demande de dispense et de la demande adressée au ministre doit comprendre trois parties :

1. les observations du client et les documents à l’appui;

2. un rapport préparé par l’agent sur la situation actuelle du demandeur relativement au motif d’interdiction de territoire et toutes circonstances personnelles ou exceptionnelles à prendre en considération. Ce rapport comprend :

·                          les détails de la demande d’immigration;

·                          les raisons justifiant l’asile, le cas échéant;

·                          les autres raisons justifiant l’interdiction de territoire, le cas échéant;

·                          les activités du requérant pendant son séjour au Canada;

·                          des détails sur la famille, qu’elle soit au Canada ou à l’étranger;

·                          tout intérêt canadien;

·                          toutes circonstances exceptionnelles à prendre en considération.

3. Une recommandation au ministre préparée par l’administration centrale de l’ASFC. Afin d’évaluer la situation courante concernant le motif d’interdiction de territoire, des preuves doivent être fournies en vue de l’examen des aspects énoncés dans le tableau suivant :

[35]Il est contraire à la logique et à ces directives de prétendre que soit remis au ministre un rapport incomplet ou provisoire concernant les raisons d’une interdiction de territoire. La logique, et les directives, indiquent plutôt que la décision finale d’interdiction de territoire doit être présentée au ministre avant qu’il soit invité à exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder, ou non, une dispense.

[36]Je relève que, dans la présente affaire, la « deuxième décision » du 8 mai 2006 fut étoffée d’une manière appréciable, comme je l’ai dit plus haut. Cela semble contraire aux directives données dans le chapitre IP 10. Par ailleurs, M. Naeem n’a pas été invité, avant la préparation du mémoire du 8 mai 2006, à présenter d’autres observations à l’agente. Si le mémoire du 8 mai 2006 était une nouvelle décision définitive, fondée sur des éléments supplémentaires, il eût fallu, au nom de l’équité, que M. Naeem ait la possibilité de présenter d’autres observations, surtout compte tenu de l’apparent changement d’opinion de l’agente sur la crédibilité de M. Naeem (ou, à tout le moins, compte tenu de sa nouvelle manière d’exprimer son opinion sur sa crédibilité).

[37]En bref, j’admets que, lorsque la demande de dispense ministérielle est présentée avant que le demandeur n’ait été informé qu’il est interdit de territoire, et lorsque l’agent est d’avis que le demandeur est interdit de territoire, l’agent établit le rapport visé par la section 9.2 du chapitre IP 10. Le demandeur ne sait donc pas qu’il est interdit de territoire et la demande de résidence permanente est laissée en souffrance jusqu’à la décision du ministre. Cependant, le fait qu’une telle demande soit laissée en souffrance n’empêche pas qu’est susceptible de recours judiciaires la décision de l’agent selon laquelle, sauf éventuelle dispense ministérielle, le demandeur est interdit de territoire.

[38]Ayant conclu que c’est la première décision qui peut faire l’objet d’un recours judiciaire, je vais maintenant me pencher sur la norme de contrôle qu’il faut appliquer à la décision d’interdiction de territoire visant M. Naeem.

2. Quelle norme de contrôle faut‑il appliquer à la décision d’interdiction de territoire visant M. Naeem?

[39]Les parties s’accordent pour dire que la norme de contrôle qui est applicable est celle de la décision raisonnable simpliciter.

[40]Vu l’analyse faite par le juge Rothstein, alors juge de la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 511, et à l’analyse faite par mes collègues dans la décision Kanendra c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 923, et dans la décision Jalil c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] 4 R.C.F. 471 (C.F.), je conviens que les décisions portant sur la question de savoir si une organisation donnée est visée par les alinéas 34(1)a), b) ou c) de la Loi, et sur celle de savoir si une personne donnée est membre d’une telle organisation, doivent être contrôlées selon la norme de la décision raisonnable simpliciter.

3. Si la deuxième décision est celle qui doit faire l’objet du recours en contrôle judiciaire, M. Naeem a‑t‑il été privé d’une procédure équitable parce qu’il n’a pas reçu avis de ce que l’on dit être des faits nouveaux, ou parce qu’il n’a pas eu la possibilité de faire valoir ses observations à ce sujet, ni de présenter des arguments concernant l’interdiction de territoire?

[41]Puisque j’ai conclu que c’est la première décision qui doit faire l’objet du contrôle judiciaire, il ne m’est pas nécessaire de me pencher sur cette question.

4. La décision d’interdiction de territoire visant M. Naeem est‑elle par ailleurs entachée d’une erreur susceptible de contrôle?

[42]Dans son mémoire du 7 mars 2005, l’agente a fait les observations suivantes, sous l’intitulé « Décision de l’agente sur l’interdiction de territoire » :

[traduction] Après interrogatoire de M. Naeem et examen des renseignements versés au dossier, il est clair, selon son propre aveu, qu’il était membre de l’APMSO et du MQM.

Il a admis que la lutte du MQM‑A contre le MQM‑H et les patrouilleurs sur les campus de Karachi et ailleurs ne s’est pas déroulée sans violence. Il pense que le MQM n’était pas une organisation terroriste et que c’est le gouvernement qui l’avait qualifié de tel. À son avis, cela était dû en partie à la propagande répandue dans les médias et dans la presse.

Il y a suffisamment de renseignements dignes de foi, que j’ai communiqués avec le demandeur, pour conclure que l’APMSO et le MQM‑A [étaient] impliqués dans des actes de terrorisme au cours de la période 1988‑1999. Nous avons examiné les renseignements figurant dans : Amnesty International—Bibliothèque‑Pakistan. [Note omise.]

Amnesty International concluait ainsi à la page 23 : « À Karachi, les deux factions du MQM, les factions du Jeay Sindh et divers groupements religieux, sont hostiles les uns aux autres et plusieurs d’entre eux s’opposent au gouvernement. Cette confusion des foyers de conflit a permis à chacun des groupes, ainsi qu’au gouvernement, d’attribuer aux autres la responsabilité des violences. Cependant, Amnesty International croit que la preuve existante donne fortement à penser que [tous] les groupes d’opposition armés qui opèrent à Karachi sont responsables de tortures, d’enlèvements et d’assassinats ». [Notes omises.]

Ces documents sont tous à la disposition du public et ne [sont] pas secrets.

Ces rapports proviennent d’une source impartiale et digne de foi. Je suis d’avis que cette source est fiable et conclus que le MQM‑A a bien été impliqué dans des actes de terrorisme (agressions, enlèvements et assassinats commis par vengeance, etc.) durant la période allant de 1988 à 1999, période au cours de laquelle M. Naeem était membre à la fois de l’aile étudiante APMSO et du MQM‑A.

[43]Selon M. Naeem, l’agente a commis une erreur quand elle a dit que l’APMSO et le MQM‑A étaient visés par l’alinéa 34(1)f) de la Loi au motif qu’il s’agissait d’organisations qui se livrent, se sont livrées ou se livreront au terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la Loi.

[44]La jurisprudence de la Cour se rapportant à la question de savoir si une entité est, ou non, une organisation terroriste a été résumée succinctement par mon collègue le juge Mosley dans la décision Jalil, précitée. Il a fait les observations suivantes aux paragraphes 22 à 25 :

La Cour a examiné la question de savoir ce qu’est une organisation « terroriste » dans Fuentes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 4 C.F. 249 (1re inst.). Le juge François J. Lemieux a noté que dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, la Cour suprême du Canada avait fourni une définition fonctionnelle et une définition stipulative du mot « terrorisme ». L’approche fonctionnelle consistait à définir le terrorisme par référence à des actes de violence précis (par exemple, le détournement d’avions, la prise d’otages et l’attentat terroriste à l’explosif) tirés de la liste des traités annexée à la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme adoptée par les Nations Unies [Rés. AG 54/109, 9 décembre 1999] (la Convention).

Pour ce qui est de la définition stipulative du terrorisme, le juge Lemieux a déclaré que la Cour suprême avait fait référence à l’article 2 de la Convention qui définit le terrorisme comme étant « [t]out [. . .] acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ».

Le juge Lemieux a ensuite examiné la jurisprudence de la Cour et déclaré qu’une conclusion selon laquelle une organisation a commis des actes terroristes doit reposer sur une base factuelle. Il a noté que dans Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.), la Cour a souligné l’importance de formuler des conclusions de fait au sujet des crimes contre l’humanité précis, imputés au réfugié : Fuentes, aux paragraphes 74 et 82.

En se référant précisément au MQM‑A et en annulant une conclusion selon laquelle, aux termes de l’alinéa 34(1)f), il existait des motifs raisonnables de croire qu’il s’agissait d’une organisation terroriste, la juge Anne L. Mactavish a statué, dans Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 1 R.C.F. 485 (C.F.), que l’agent devait tenir compte de la définition de « terrorisme » énoncée dans Suresh ainsi qu’aux définitions de « activité terroriste » [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 4] et de « groupe terroriste » [édicté, idem] figurant au paragraphe 83.01(1) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46; voir également Alemu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 997.

[45]Puis, le juge Mosley a conclu que, dans l’affaire dont il était saisi, l’agent s’était trompé relativement aux éléments suivants [aux paragraphes 30 à 32] :

Selon la norme de contrôle de la décision raisonnable, la décision selon laquelle l’organisation à laquelle appartenait le demandeur a commis ou commet des actes de terrorisme doit être étayée par des motifs « capable[s] de résister à un examen assez poussé », comme l’a déclaré le juge Iacobucci dans Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 56.

Le défendeur a peut‑être raison d’affirmer que les actes attribués au MQM‑A sont visés par la définition établie dans Suresh ou par la définition semblable ajoutée au Code criminel par la Loi antiterroriste, L.C. 2001, ch. 41, mais cela ne ressort pas de la lecture des notes de l’agente ou de sa lettre de décision. Ses notes et sa lettre n’indiquent aucunement ce qu’elle entend exactement lorsqu’elle affirme que le MQM‑A est une organisation qui s’est livrée au « terrorisme » si ce n’est en énumérant ces actes qualifiés de terroristes. Il est donc impossible de savoir comment l’agente a défini ce qu’est le « terrorisme » pour évaluer ses actes. Elle s’est contentée d’affirmer que [traduction] « il est notoire que le MQM est une organisation qui a commis des actes terroristes » sans expliquer comment elle a compris et appliqué ces termes.

La lecture de la lettre de décision et des notes de l’agente ne donne pas une image claire de ce que l’agente comprenait par « terrorisme » ni de la façon dont elle a appliqué cette notion à l’organisation en question. L’agente aurait dû préciser la définition sur laquelle elle s’est appuyée et expliquer comment les actes énumérés correspondaient à la définition. Il résulte de cette omission que ses motifs ne résistent pas à « un examen assez poussé ». Il sera donc fait droit à la demande et l’affaire sera renvoyée pour nouvel examen à un autre agent.

[46]À mon avis, la décision de l’agente souffre en l’espèce des mêmes failles. On ne sait trop comment l’agente a interprété et appliqué la définition du terme « terrorisme ». Les motifs de sa décision n’exposent pas les détails et les circonstances des actes qualifiés de terroristes. L’enlèvement, l’agression et l’assassinat sont sans aucun doute des actes criminels, mais ne sont pas nécessairement des actes terroristes. Il incombait à l’agente d’expliquer pourquoi, selon elle, il s’agissait d’actes terroristes. Elle ne l’a pas fait, et ses motifs ne résistent donc pas à un examen assez poussé.

[47]Pour ces motifs, la première décision est entachée d’une erreur et doit être annulée.

5. Quelle norme de contrôle faut‑il appliquer à la décision du ministre de refuser au demandeur une dispense?

[48]Les parties conviennent que la Cour doit déférer à la manière dont le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire relativement aux questions d’intérêt national. Par conséquent, la norme de contrôle qu’il faut appliquer à la décision du ministre est celle de la décision manifestement déraisonnable. Je suis l’analyse pragmatique et fonctionnelle effectuée par le juge en chef Lutfy dans la décision Miller c. Canada (Solliciteur général), [2007] 3 R.C.F. 438 (C.F.), et je conviens que la norme de contrôle est la décision manifestement déraisonnable.

[49]Dans l’arrêt S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, aux paragraphes 164 et 165, le juge Binnie, s’exprimant au nom des juges majoritaires de la Cour suprême, expliquait ainsi la norme de la décision manifestement déraisonnable :

Cependant, lorsqu’il applique la norme du caractère manifestement déraisonnable qui commande plus de déférence, le juge doit intervenir s’il est convaincu qu’il n’y a pas de place pour un désaccord raisonnable concernant l’omission du décideur de respecter l’intention du législateur. Dans un sens, une seule réponse est possible tant selon la norme de la décision correcte que selon celle du caractère manifestement déraisonnable. La méthode de la décision correcte signifie qu’il n’y a qu’une seule réponse appropriée. La méthode du caractère manifestement déraisonnable signifie que de nombreuses réponses appropriées étaient possibles, sauf celle donnée par le décideur.

Une désignation manifestement déraisonnable est donc celle qui comporte un défaut « flagrant ou évident » (Southam, précité, par. 57) et qui est à ce point viciée, pour ce qui est de mettre à exécution l’intention du législateur, qu’aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier logiquement de la maintenir (Ryan, précité, par. 52).

6. Quels sont les motifs de la décision défavorable du ministre?

[50]Les parties conviennent que les motifs du ministre sont constitués par le mémoire du président de l’ASFC, qui recommandait au ministre de ne pas accorder de dispense à M. Naeem. Je conviens que, puisque le ministre a adopté la recommandation défavorable, le mémoire reflète les motifs de sa décision. Voir aussi la décision Miller, précitée, aux paragraphes 55 à 63.

[51]Au cours des débats, l’avocat du ministre a convenu que le fondement de la décision du ministre se trouve dans la portion du mémoire qui figure sous la rubrique « Recommandation ». Je reproduis ici intégralement cette portion du mémoire :

[traduction] Nous ne recommandons pas qu’une dispense ministérielle soit accordée à M. Naeem au titre du paragraphe 34(2) de la LIPR afin d’annuler l’interdiction de territoire prononcée contre lui au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Le paragraphe 34(2) se lit comme suit : « Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national ».

M. Naeem a été membre du MQM durant onze ans. Il a été proposé comme candidat à un poste de commande au sein de l’aile étudiante du MQM alors qu’il fréquentait le Collège national. Lui et d’autres dirigeants se réunissaient plusieurs fois chaque année pour établir des plans d’action visant à faire progresser la cause des étudiants Mohajir.

C’est sous son commandement qu’un groupe d’étudiants avait affronté la police et c’est alors qu’il fut arrêté et battu. On l’a averti qu’il devait cesser toutes activités au sein du MQM. Il n’a pas tenu compte de l’avertissement et fut arrêté quelques mois plus tard dans des bureaux du MQM. Il a été détenu durant une semaine, puis relâché. Un mois plus tard eut lieu une altercation plus grave avec la police, alors qu’il se rendait avec d’autres membres du parti à Hyderabad. La police a ouvert le feu et plusieurs membres du parti ont été tués.

M. Naeem s’est décrit comme un membre en vue du MQM et, selon lui, il risquait pour cette raison une arrestation. Il a donc dû se cacher durant plusieurs années. Malgré la menace d’arrestation, M. Naeem est demeuré un loyal membre du parti et a continué d’assister à des réunions secrètes. Il en a résulté une autre arrestation, et une semaine de détention, au cours de laquelle il fut de nouveau battu. Il s’est installé dans une autre ville, mais il a continué de rester actif au sein du MQM et a échappé de justesse à une nouvelle arrestation policière. Dans ses observations, M. Naeem affirmait qu’il n’avait pas été très activement impliqué dans le parti après 1993; cependant, il était assez actif en 1998 pour assister à des réunions secrètes du parti à Lahore (appendice 3).

Sa position de membre influent du parti a abouti à une dernière agression commise contre lui par les membres d’une faction rivale du MQM, ainsi qu’à des menaces proférées contre sa famille. Ses parents l’ont persuadé qu’il valait mieux pour tout le monde qu’il quitte le pays.

Ses nombreuses altercations avec les autorités donnent à penser que M. Naeem était davantage qu’un simple membre ordinaire du MQM. Il a dû vivre dans la clandestinité durant plusieurs années et s’installer dans une autre ville pour éviter d’être repéré par la police. Durant les onze années de son adhésion au MQM, le MQM a commis de nombreux actes de violence et de nombreuses violations des droits de l’homme (appendice 2). Même s’il vivait sous la menace continuelle d’un emprisonnement et de passages à tabac, M. Naeem est resté loyal au parti. En tant que membre influent du parti, il devait avoir parfaitement connaissance des violences commises. Il affirme qu’il ne prônait pas le recours à la violence, mais il a continué d’être membre du parti, et cela donne fortement à penser qu’il fermait les yeux sur les violences commises.

Lorsqu’il a exposé les violences dont il a été la cible de la part des autorités policières, ainsi que de la part d’une faction MQM rivale, M. Naeem a mis en lumière son dévouement constant pour le groupe et sa foi inébranlable dans les politiques et activités du parti. En dépit des menaces constantes d’arrestations ou d’agression physique, il est resté loyal au MQM. Des violences ont été commises entre factions rivales du MQM, contre les pouvoirs publics et aussi contre la population en général. Son ancienneté au sein des rangs du parti est le signe qu’il acceptait le recours à la violence pour accomplir des objectifs politiques. M. Naeem n’a pas fait mention d’actes de violence commis par le MQM.

Le fondement de notre recommandation est exposé en détail dans les observations ci‑dessus.

Si vous souscrivez à notre recommandation, la demande de résidence permanente présentée par M. Naeem sera refusée. Il ne pourra pas être renvoyé du Canada pour l’instant, en vertu de l’article 115 de la LIPR, puisqu’il a été reconnu comme réfugié au sens de la Convention et qu’il ne constitue pas une menace pour la sécurité du Canada.

Si vous ne souscrivez pas à notre recommandation et que les motifs de votre décision ne sont pas ceux qui figurent dans le texte ci‑dessus, prière d’indiquer le fondement de votre décision.

[52]Je vais maintenant examiner la décision du ministre, selon la norme de la décision manifestement déraisonnable.

7. Le ministre a‑t‑il commis une erreur de droit parce qu’il n’a pas tenu compte de l’intérêt national, ou parce qu’il s’est fondé sur des conclusions de fait manifestement déraisonnables, ou parce qu’il n’a pas tenu compte de certaines preuves, ou parce qu’il s’est fondé sur des présomptions déraisonnables?

[53]J’entame l’examen de cette question en énonçant trois principes juridiques applicables.

[54]Premièrement, c’est au demandeur qu’il incombe d’établir que son admission au Canada ne sera pas préjudiciable à l’intérêt national. Voir la décision Miller, au paragraphe 64.

[55]Deuxièmement, je conviens, avec l’avocat du ministre, que, lorsque le ministre doit décider s’il convient ou non d’accorder une dispense, il doit prendre en compte, malgré l’interdiction de territoire prononcée contre le demandeur en vertu du paragraphe 34(1) de la Loi, les risques que ferait peser sur l’intérêt national la présence continue du demandeur au Canada. Le ministre ne doit pas se prononcer sur le bien‑fondé de la décision d’interdiction de territoire.

[56]Troisièmement, les lignes directrices du ministre sont censées indiquer la marche à suivre au fonctionnaire chargé de rédiger le mémoire et la recommandation qu’il présentera au ministre. Comme l’expliquait la Cour suprême dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigra-tion), [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 36, son examen du pouvoir discrétionnaire du ministre dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, était fondé sur le fait que les fonctionnaires du ministre ne s’étaient pas conformés aux lignes directrices ministérielles. Dans l’arrêt Baker, au paragraphe 72, la Cour suprême qualifiait les lignes directrices ministérielles d’« indica-tion utile de ce qui constitue une interprétation raisonnable du pouvoir » conféré par la disposition applicable de la Loi. Le « fait que cette décision était contraire aux directives est d’une grande utilité pour évaluer si la décision constituait un exercice déraisonnable » du pouvoir discrétionnaire conféré par la Loi.

[57]Les lignes directrices applicables à l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire se trouvent dans le Guide d’exécution de la loi (ENF) intitulé « Évaluation de l’interdiction de territoire » (chapitre ENF 2). La section 13 de ce document porte sur la dispense ministérielle. Dans la section 13.6, la notion d’intérêt national est expliquée ainsi :

Les personnes qui ont été mêlées à des actes touchant l’espionnage, le terrorisme, les violations des droits humains et la subversion et les membres d’organisations qui se livrent à ce genre d’activités, notamment le crime organisé, sont interdites de territoire au Canada. Le motif d’interdiction de territoire peut être levé si le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a la certitude que leur entrée au Canada ne va pas à l’encontre de l’intérêt national.

Tandis que la réadaptation d’un criminel est spécifique et aboutit à une décision que la personne est peu susceptible d’enfreindre à nouveau la loi, le concept de l’intérêt national est beaucoup plus large. La prise en compte de l’intérêt national suppose l’évaluation et la pesée de tous les facteurs touchant l’entrée du demandeur par rapport aux objectifs officiels de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, de même que les intérêts et obligations du Canada à l’échelon intérieur et international.

[58]La section 13.7 donne des indications sur la préparation du mémoire au ministre à l’appui de la demande de dispense. La section 13.7 se lit comme suit :

Considérations relatives à l’intérêt national

La demande au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile doit comporter trois parties :

1. La première partie doit traiter de la situation actuelle du demandeur en ce qui a trait au motif d’interdiction de territoire;

2. La seconde partie doit porter sur la demande d’immigration et sur les facteurs d’ordre humanitaire;

3. La troisième partie doit contenir la recommandation.

Afin d’évaluer la situation actuelle du demandeur en ce qui a trait au motif d’interdiction de territoire, on doit fournir des preuves à l’appui des questions énoncées dans le tableau qui suit :

Question

L’entrée du demandeur au Canada offensera‑ t‑elle le public cana-dien?

Détails

· A‑t‑on des preuves satisfaisantes que la personne ne constitue pas un danger pour le public?

· L’activité était‑elle un événement isolé? Dans le cas contraire, sur quelle période s’est‑elle déroulée?

· Quand les activités se sont‑elles produites?

· Y a‑t‑il eu violence?

· La personne était‑elle mêlée direc-tement aux activités du régime/de l’organisation ou en était‑elle complice?

· L’organisation ou le régime est‑il connu internationalement comme faisant appel à la violence pour atteindre ses buts? Dans l’affirma-tive, quel est le niveau de violence manifesté par l’organisation?

· Combien de temps le demandeur a‑t‑il été membre du régime/de l’organisation?

· L’organisation est‑elle encore mêlée à des activités criminelles ou violentes?

· Quel était le rôle ou le poste de la personne dans le régime/ l’orga-nisation?

· La personne a‑t‑elle tiré avantage de son appartenance à l’organisa-tion ou de ses activités?

· A‑t‑on la preuve que la personne ne connaissait pas les atrocités ou activités terroristes/criminelles commises par le régime/ l’organisation?

Question

Les liens avec le régime/l’organisation ont‑ils été tous rompus?

Détails

· Le demandeur était‑il crédible, direct et honnête concernant les activités/ l’appartenance qui ont empêché son admission ou a‑t‑il essayé de réduire l’importance de son rôle?

· Quelles sont les preuves qui prouvent que les liens ont été rompus?

· Quels sont les détails concernant sa dissociation du régime/de l’orga-nisation? Le demandeur s’est‑il dissocié du régime/de l’organisa-tion à la première occasion? Pourquoi?

· Le demandeur est‑il actuellement associé avec des personnes encore impliquées dans le régime/ l’organisation?

· Est‑ce que le mode de vie du demandeur démontre de la stabilité ou plutôt un profil d’activités vraisemblablement associées à un style de vie criminel?

Question

A‑t‑on des indices que le demandeur pourrait tirer avantage des élé-ments d’actif obtenus lorsqu’il était membre de l’organisation?

Détails

· Le mode de vie du demandeur est‑il conforme à son avoir net personnel (ANP) et à son emploi actuel?

· Dans la négative, fournir des preuves établissant que l’avoir personnel du demandeur ne provenait pas d’activités criminelles.

Question

A‑t‑on des indices que le demandeur peut tirer avantage de son appar-tenance antérieure au régime/à l’organisa-tion?

Détails

· Le mode de vie du demandeur révèle‑t‑il que le demandeur bénéficie d’avantages qui résultent de son ancienne appartenance au régime/à l’organisation?

· La situation du demandeur dans la collectivité se trouve‑t‑elle avanta-gée par quelque traitement spécial dû à son ancienne appartenance au régime/à l’organisation?

Question

La personne a‑t‑elle adopté des valeurs démocratiques de la société canadienne?

Détails

· Quelle est l’attitude actuelle du demandeur à l’égard du régime/de l’organisation, de son appartenance et de ses activités au nom du régime/de l’organisation?

· Le demandeur partage‑t‑il encore les valeurs et le mode de vie reconnus pour être associés à l’organisation?

· Le demandeur manifeste‑t‑il du remords pour son appartenance ou ses activités?

· Quelle est l’attitude actuelle du demandeur à l’égard de la violence utilisée à des fins de changement politique?

· Quelle est l’attitude du demandeur à l’égard de la primauté du droit et des institutions démocratiques telles qu’elles sont comprises au Canada?

La deuxième partie de la demande doit porter sur la demande d’immigration et tout motif d’ordre humanitaire, ce qui comprend :

· détails relatif au statut /à la demande d’immigration;

· intérêt au Canada, y compris la famille au Canada et à l’étranger;

· le demandeur est‑il un réfugié;

· le demandeur rencontre‑t‑il toutes les autres exigences de la Loi.

La recommandation doit être justifiée.

La justification doit démontrer qu’une évaluation approfondie a été faite et que tous les facteurs touchant l’entrée de la personne ont été considérés, le tout conformément à ce qui a été exposé concernant l’intérêt national à la section 13.6 du présent chapitre, portant sur l’intérêt national. [Non souligné dans l’original.]

[59]En l’espèce, le mémoire adressé au ministre comportait un document de quatre pages préparé par le président de l’ASFC, et 109 pages y annexées, composées de ce qui suit :

i)   l’alinéa 34(1)f) de la Loi;

ii)  une fiche documentaire sur le MQM;

iii) le formulaire de renseignements personnels de M. Naeem;

iv) le mémoire de l’agente daté du 7 mars 2005;

v)  les observations de M. Naeem, y compris celles de son avocat.

[60]Les observations de M. Naeem portaient notamment sur le statut actuel du Parti MQM (un parti politique reconnu qui, à la suite des élections qui ont eu lieu très récemment, fait partie du gouvernement du Pakistan. Était annexée la liste des membres des assemblées nationale et provinciales, des sénateurs et des ministres nationaux et provinciaux qui sont membres du MQM). En outre, étaient jointes des photographies de membres du MQM rencontrant des députés fédéraux canadiens, notamment le premier ministre Harper, alors chef de l’opposition; il était fait état aussi des éléments suivants : la réussite financière de M. Naeem comme agent immobilier au Canada, l’absence actuelle d’affiliation de M. Naeem au MQM et, l’absence de tout rôle de sa part dans des violences par le passé, le fait qu’il n’avait pas connaissance de la perpétration d’actes terroristes, la conclusion de l’agente selon laquelle M. Naeem ne constituait aucune menace pour le Canada, la conclusion de l’agente selon laquelle M. Naeem avait été coopératif, crédible et sincère, enfin l’examen des facteurs intéressant l’intérêt national.

[61]Gardant tout cela à l’esprit, je vais maintenant me pencher sur le mémoire qui a été présenté au ministre.

[62]À première vue, il est évident que le mémoire laisse de côté plusieurs des éléments qui, aux termes de la section 13.7 du document ENF 2, devraient être étudiés. Qui plus est, il ne répond pas aux questions suivantes :

‑ L’entrée du demandeur au Canada offensera‑t‑elle le public canadien?

‑ Les liens de l’intéressé avec l’organisation ont‑ils été tous rompus?

‑ La personne a‑t‑elle adopté les valeurs démocratiques de la société canadienne?

[63]Manquait également la prise en compte de la notion d’intérêt national et la démonstration « qu’une évaluation approfondie a été faite et que tous les facteurs touchant l’entrée de la personne ont été considérés, le tout conformément à ce qui a été exposé concernant l’intérêt national », comme l’exige la section 13.7 du chapitre ENF 2.

[64]Au lieu de cela, et en dépit des conclusions de l’agente sur le fait que M. Naeem était crédible et sincère et ne constituait aucune menace, l’analyse complète des facteurs militant en faveur de l’admission de M. Naeem apparaît dans le paragraphe suivant, lequel faisait partie de la portion du mémoire du président de l’ASFC exposant le contexte de la demande :

[traduction] M. Naeem prétend avoir rompu tous ses liens avec le MQM depuis son arrivée au Canada. Il reconnaît l’existence de bureaux de celui‑ci au Canada. Il a réussi les examens de l’Association immobilière de Toronto, et il travaille maintenant comme agent immobilier. Il semble bien établi dans sa profession. Il vit seul et n’a aucun proche parent au Canada.

[65]Vu la présence en l’espèce de plusieurs facteurs pertinents qui militaient en faveur de M. Naeem, je suis d’avis que l’absence, dans le mémoire (et donc dans les motifs correspondants), d’une évaluation et d’une appréciation de tous les facteurs pertinents se rapportant à l’intérêt national, facteurs exposés dans ladite portion du chapitre ENF 2, reproduite ci‑dessus, constitue une erreur susceptible de contrôle. La décision est donc manifestement déraisonnable et doit être annulée.

8. Dans la présente cause, convient‑il d’accorder les dépens?

[66]M. Naeem sollicite les dépens, et invoque deux motifs. D’abord, il relève que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ne s’est pas opposé à ce que l’autorisation soit accordée dans la première demande, pour ensuite, au moment de produire son mémoire d’observations supplémentaires, adopter la position selon laquelle la décision n’était pas susceptible de contrôle. Deuxièmement, M. Naeem soutient que la manière d’agir de l’agente, lorsque celle‑ci a voulu corriger les lacunes de sa première décision en faisant de nouvelles observations dans la deuxième décision, sans lui donner la possibilité d’y répondre, contrevient aux principes de l’équité.

[67]La règle 22 [mod. par DORS/2002-232, art. 11] des Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés dispose que, sauf ordonnance contraire rendue par la Cour pour des raisons spéciales, il n’est pas adjugé de dépens.

[68]Je ne suis pas disposée à conclure, à partir du dossier dont je dispose, qu’il y a eu mauvaise foi ou attitude arbitraire de la part de l’un ou l’autre des ministres concernés. Comme le signalait l’agente dans son mémoire du 7 mars 2005, les lignes directrices du chapitre IP‑10 étaient nouvelles à l’époque. Il n’est donc pas adjugé de dépens.

9. Dispositif et question à certifier

[69]Pour les motifs susmentionnés, les première et deuxième demandes de contrôle judiciaire sont accueillies, et les décisions seront annulées.

[70]Vu que j’ai conclu que c’est la première décision qui pouvait faire l’objet du recours en contrôle judiciaire, on peut se demander si la deuxième décision était, ou non, véritablement une décision. Je ne crois pas qu’il me soit nécessaire de statuer sur ce point parce que je suis d’avis qu’une telle décision ne saurait être maintenue vu l’inextricabilité de cette décision et des deux décisions qui ont été annulées. Dans la mesure où de nouveaux éléments ont été ajoutés par l’agente, il ne serait pas opportun de confirmer la décision sur ce fondement, les nouveaux éléments en question ayant été ajoutés après que M. Naeem eut déposé ses arguments sur les lacunes de la décision initiale. Il n’a donc pas eu la possibilité de faire valoir ses arguments quant à ces nouveaux éléments. Pour éviter toute ambiguïté, une ordonnance sera rendue, qui fera droit à la troisième demande de contrôle judiciaire. Soit dit en passant, je relève qu’il était à tout le moins implicite dans les observations présentées que tel serait le résultat si les décisions en cause dans les première et deuxième demandes de contrôle judiciaire devaient être annulées.

[71]Les avocats de chacun des ministres auront sept jours pour signifier et déposer leurs observations sur une éventuelle question à certifier. Par la suite, l’avocat de M. Naeem aura sept jours pour déposer et signifier sa réponse. Toute réplique devra être signifiée et déposée dans les trois jours de la réponse de M. Naeem.

Annexe A

Article 87 de la Loi [Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés] :

87. (1) Le ministre peut, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, demander au juge d’interdire la divulgation de tout renseignement protégé au titre du paragraphe 86(1) ou pris en compte dans le cadre des articles 11, 112 ou 115.

(2) L’article 78 s’applique à l’examen de la demande, avec les adaptations nécessaires, sauf quant à l’obligation de fournir un résumé et au délai. 87.

Annexe B

Règle 4 [Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de Protection des réfugiés] :

4. En cas de silence des présentes règles ou des lois fédérales, la cour peut, sur requête, déterminer la procédure applicable par analogie avec les présentes règles ou par renvoi à la pratique de la cour supérieure de la province qui est la plus pertinente en l’espèce.

[. . .]

Règles 317 et 318 [Règles des Cours fédérales] :

317. (1) Une partie peut demander que des documents ou éléments matériels pertinents à la demande qui sont en la possession de l’office fédéral dont l’ordonnance fait l’objet de la demande lui soient transmis en signifiant à l’office fédéral et en déposant une demande de transmission de documents qui indique de façon précise les documents ou éléments matériels demandés.

(2) Un demandeur peut inclure sa demande de transmission de documents dans son avis de demande.

(3) Si le demandeur n’inclut pas sa demande de transmission de documents dans son avis de demande, il est tenu de signifier cette demande aux autres parties.

318. (1) Dans les 20 jours suivant la signification de la demande de transmission visée à la règle 317, l’office fédéral transmet :

a) au greffe et à la partie qui en a fait la demande une copie certifiée conforme des documents en cause;

b) au greffe les documents qui ne se prêtent pas à la reproduction et les éléments matériels en cause.

(2) Si l’office fédéral ou une partie s’opposent à la demande de transmission, ils informent par écrit toutes les parties et l’administrateur des motifs de leur opposition.

(3) La Cour peut donner aux parties et à l’office fédéral des directives sur la façon de procéder pour présenter des observations au sujet d’une opposition à la demande de transmission.

(4) La Cour peut, après avoir entendu les observations sur l’opposition, ordonner qu’une copie certifiée conforme ou l’original des documents ou que les éléments matériels soient transmis, en totalité ou en partie, au greffe.

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