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A‑443‑04

2006 CAF 87

Le Royal Winnipeg Ballet (appelant)

c.

Le ministre du Revenu national (intimé)

Répertorié : Royal Winnipeg Ballet c. M.R.N. (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Desjardins, Evans et Sharlow, J.C.A.—Toronto, 28 septembre 2005; Ottawa, 2 mars 2006.

Droit de l’emploi — Appel d’une décision de la Cour canadienne de l’impôt selon laquelle certains danseurs employés par le Royal Winnipeg Ballet (RWB) étaient des employés et non des entrepreneurs indépendants — Les rapports juridiques entre le RWB et les danseurs étaient régis par le Canadian Ballet Agreement en vigueur pendant la saison considérée; il s’agissait de l’accord‑cadre auquel étaient parties la Canadian Actors’ Equity Association (CAEA) et le RWB — La CAEA, les danseurs et le RWB avaient convenu que les danseurs visés par cet accord étaient des entrepreneurs indépendants — Il n’y avait pas de document contractuel qualifiant la nature des rapports juridiques — Les principes de droit énoncés dans la jurisprudence sur le statut d’employé ou d’entrepreneur indépendant ont été examinés et appliqués — L’arrêt Wiebe Door Services Ltd. c. M.R.N. établit la liste des facteurs à prendre en compte pour déterminer le statut d’une personne — La Cour canadienne de l’impôt a conclu à tort qu’il n’était pas nécessaire de tenir compte de l’intention des parties pour statuer sur la nature juridique du contrat — La Cour aurait dû tenir compte dans sa décision des facteurs énoncés dans la jurisprudence, et notamment du contrôle exercé — Le RWB exerçait en l’espèce un contrôle étroit sur le travail des danseurs, mais ce contrôle ne dépassait pas ce qu’exigeait la présentation d’une série de ballets pendant une saison de spectacles — La façon dont les parties interprétaient la nature de leur relation juridique était étayée par les clauses contractuelles et les faits.

Assurance‑emploi — Appel d’une décision de la Cour canadienne de l’impôt selon laquelle certains danseurs employés par le Royal Winnipeg Ballet (RWB) étaient des employés et non des entrepreneurs indépendants — Aux fins de la Loi sur l’assurance‑emploi (LAE) et du Régime de pensions du Canada (RPC), le statut des danseurs avait d’importantes répercussions — Il ressortait de la conclusion de la Cour canadienne de l’impôt que le travail des danseurs constituait un emploi assurable aux termes de la Loi sur l’assurance‑ emploi et que les danseurs n’avaient pas le droit de déduire certains frais qu’ils acquittaient habituellement — Rien ne contredisait la preuve selon laquelle le RWB, la Canadian Actors’ Equity Association et les danseurs croyaient que les danseurs étaient des entrepreneurs indépendants et agissaient en conséquence — Les danseurs étaient donc des entrepreneurs indépendants.

Contrats — Appel d’une décision de la Cour canadienne de l’impôt selon laquelle certains danseurs employés par le Royal Winnipeg Ballet étaient des employés et non des entrepreneurs indépendants — La liberté contractuelle est un principe fondamental du droit des contrats en common law — Les principes du droit des contrats sont énoncés dans le Code civil du Québec (art. 1425, 1426) et se retrouvent également en common law — Pour interpréter un contrat, il faut rechercher l’intention commune des parties — Il faut toujours examiner les éléments de preuve qui reflètent la façon dont les parties ont compris leur contrat et leur accorder une force probante appropriée, mais les affirmations que font les parties quant à la nature juridique de leur contrat ne sont pas concluantes — Les modalités du contrat, examinées dans le contexte factuel approprié, doivent reflèter la relation juridique des parties.

Il s’agissait d’un appel de la décision de la Cour canadienne de l’impôt selon laquelle certains danseurs employés par le Royal Winnipeg Ballet (RWB) pendant une période donnée étaient des employés et non des entrepreneurs indépendants. Le RWB avait demandé au ministre du Revenu national (le ministre) de se prononcer sur ce point pour connaître ses obligations juridiques envers les danseurs aux termes du Régime de pensions du Canada (RPC) et de la Loi sur l’assurance‑emploi (LAE). Un délégué du ministre a conclu que les danseurs étaient des employés du RWB. Le RWB et trois des danseurs visés ont interjeté appel séparément à la Cour canadienne de l’impôt; le premier des deux appels interjetés par chacun était fondé sur l’article 28 du RPC, et le second, sur l’article 103 de la LAE. Les huit appels ont été rejetés. Seul le RWB a interjeté appel du jugement de la Cour canadienne de l’impôt.

Les rapports juridiques qui existent entre le RWB et chacun des danseurs sont régis par le Canadian Ballet Agreement en vigueur pendant la saison considérée. Le Canadian Ballet Agreement est un accord‑cadre auquel sont parties la Canadian Actors’ Equity Association (la CAEA) et le RWB. Le RWB convient d’engager uniquement des membres de la CAEA. Le dossier indiquait que la CAEA, les danseurs et le RWB s’étaient entendus sur le fait que les danseurs visés par le Canadian Ballet Agreement étaient des entrepreneurs indépendants et non pas des employés du RWB. Toutefois, il n’existait aucun document contractuel dans lequel les danseurs étaient qualifiés d’employés du RWB ou d’entrepreneurs indépendants. Le Canadian Ballet Agreement fixe des taux de rémunération minimaux qui prévoient notamment le paiement de cotisations à un régime d’assurance‑maladie. À l’égard du fisc, les danseurs et le RWB ont toujours agi conformément à leur entente selon laquelle les danseurs sont des entrepreneurs indépendants. Les danseurs sont inscrits aux fins de la TPS et facturent la TPS au RWB pour leurs services. En outre, le RWB ne retient aucun impôt sur la rémunération versée aux danseurs, sauf s’ils le demandent.

Lorsqu’elle a statué que les danseurs étaient des employés du RWB, la Cour canadienne de l’impôt a jugé inutile de tenir compte de « l’intention des parties » pour préciser la nature juridique de la relation unissant les danseurs et le RWB parce que son examen des autres facteurs pertinents lui a permis d’en arriver à un résultat concluant. Pour le RWB et les danseurs, le statut des danseurs avait d’importantes répercussions. En effet, la décision de la Cour canadienne de l’impôt imposait au RWB l’obligation de verser des cotisations d’assurance‑emploi et des cotisations au RPC. Du point de vue des danseurs, il découlait notamment de cette conclusion que le travail qu’ils effectuaient en qualité de danseurs pour le RWB constituait un emploi assurable aux termes de la Loi sur l’assurance‑emploi et qu’ils n’avaient pas le droit de déduire certains frais qu’ils acquittaient habituellement. Le présent appel soulevait la question de savoir si la Cour canadienne de l’impôt a eu raison de conclure qu’aux termes de la LAE et du RPC, les danseurs en cause étaient des employés du RWB.

Jugement (le juge Evans, J.C.A., dissident) : l’appel doit être accueilli.

La juge Sharlow, J.C.A. (avec l’appui de la juge Desjardins, J.C.A.) : L’état du droit après la décision rendue par la Cour d’appel fédérale en 1986 dans l’arrêt Wiebe Door Services Ltd. c. M.R.N. était le suivant : pour déterminer si une personne était un employé, la question essentielle était de savoir si la personne en question fournissait des services en tant que personne à son compte. La liste des facteurs y figurant, dont le niveau de contrôle, la propriété de l’équipement, l’ampleur du risque financier et la possibilité de faire des bénéfices, avait pour but de fournir une réponse à cette question. En 2001, dans l’arrêt 67112 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., la Cour suprême a déclaré qu’aucun critère universel ne permet de déterminer, de façon concluante, si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant et qu’il faut tenir compte de la relation globale qu’entretiennent les parties entre elles. Une autre décision faisant autorité, Wolf c. Canada, rendue par la Cour d’appel fédérale en 2002, portait sur un ingénieur mécanicien dont le contrat de travail était régi par le droit québécois. Selon le Code civil du Québec, la distinction essentielle entre un « contrat de travail » et un « contrat d’entreprise » consiste dans l’élément de subordination ou de contrôle mais, selon la jurisprudence, cette distinction doit également être examinée à la lumière des critères que l’on retrouve dans les deux autres arrêts. La juge Desjardins, J.C.A., a appliqué les principes exposés dans les arrêts Sagaz et Wiebe Door et a conclu que l’appelant était un entrepreneur indépendant. Le juge Noël, J.C.A., qui a souscrit au résultat, mais en se fondant sur une analyse différente, était d’avis qu’il s’agissait d’un cas où la qualification que les parties avaient donnée à leur relation devrait se voir accorder un grand poids si les facteurs pertinents pointaient dans les deux directions avec autant de force.

La Cour canadienne de l’impôt a conclu à tort qu’il n’était pas nécessaire de tenir compte de l’intention des parties. La crainte manifeste du juge que les parties puissent échapper aux conséquences juridiques de l’existence d’une relation employeur‑employé en niant tout simplement avoir établi une telle relation n’était pas fondée. En effet, il existe de nombreuses décisions qui énoncent que les parties à un contrat ne peuvent en modifier la nature juridique simplement en le qualifiant d’autre chose. En outre, le juge a mal compris les motifs du juge Noël, J.C.A., dans l’arrêt Wolf, croyant à tort que la description que donnaient les parties dans le contrat de leur relation juridique était un genre de critère de démarcation, qui ne devait être pris en compte que si les facteurs exposés dans l’arrêt Wiebe Door ne débouchaient pas sur un résultat concluant. Lorsqu’il s’agit de qualifier la nature juridique d’un contrat, l’exercice consiste en fait à rechercher l’intention commune des parties. Le juge Décary, J.C.A., a exprimé la même idée dans l’arrêt Wolf en faisant référence aux articles 1425 et 1426 du Code civil du Québec, qui énoncent des principes du droit des contrats que l’on retrouve également en common law. Un de ces principes veut que, lorsqu’il s’agit d’interpréter un contrat, il faut rechercher l’intention commune des parties plutôt que de s’en remettre uniquement au sens littéral des mots utilisés. Un autre principe est que, pour interpréter un contrat, il convient de tenir compte des circonstances dans lesquelles il a été conclu, de l’interpréta-tion que lui ont déjà donnée les parties, ainsi que de l’usage. Bref, il faut toujours examiner les éléments de preuve qui reflètent la façon dont les parties ont compris leur contrat et leur accorder une force probante appropriée. Or cela ne veut pas dire que les affirmations que font les parties quant à la nature juridique de leur contrat sont concluantes. S’il est prouvé que les modalités du contrat, examinées dans le contexte factuel approprié, ne reflètent pas la relation juridique que les parties affirment avoir souhaité établir, alors il ne faut pas tenir compte de leur intention déclarée.

Étant donné le témoignage non contredit des parties quant à la façon dont elles ont compris leur relation juridique, la Cour canadienne de l’impôt aurait dû examiner les facteurs de l’arrêt Wiebe Door et se demander si, dans l’ensemble, les faits étaient compatibles avec la conclusion selon laquelle les danseurs étaient des travailleurs indépendants ou s’ils étaient davantage compatibles avec la conclusion selon laquelle les danseurs étaient des employés. C’est parce que la Cour n’a pas adopté cette approche qu’elle en est arrivée à une conclusion erronée. En l’espèce, le facteur du contrôle méritait une attention particulière. Le RWB exerçait un contrôle étroit sur le travail des danseurs, mais ce contrôle ne dépassait pas ce qu’exigeait la présentation d’une série de ballets pendant une saison de spectacles bien planifiée. Il s’ensuivait qu’on ne pouvait raisonnablement considérer le contrôle exercé en l’espèce sur les danseurs comme incompatible avec l’intention des parties d’attribuer aux danseurs le statut d’entrepreneur indépendant. La façon dont les parties interprétaient la nature de leur relation juridique était étayée par les clauses contractuelles et les autres faits pertinents.

Le juge Evans, J.C.A. (dissident) : La question précise soulevée en l’espèce concernait l’importance que la Cour devait attribuer à la façon dont les parties ont compris la nature juridique de leur relation lorsqu’il s’agissait de décider à quelle catégorie appartenait le contrat d’entreprise qui les liait.

La liberté contractuelle est un principe fondamental du droit du contrat en common law. Sous réserve de certaines restrictions précises, les parties ont la liberté de conclure le contrat qui correspond le mieux à leurs intérêts. La liberté contractuelle implique également que la tâche qui consiste à donner effet aux clauses sur lesquelles les parties s’étaient entendues incombe aux tribunaux. La question de savoir si un contrat entre dans une catégorie juridique particulière est une conclusion de droit, fondée sur les clauses du contrat et la conduite des parties, et non pas sur l’étiquette juridique que les parties ont apposée au contrat ou sur l’objectif recherché par les parties lorsqu’elles l’ont conclu. L’intention des parties est un élément pertinent lorsqu’il s’agit de préciser les modalités de l’opération. Elle n’est pas un élément pertinent lorsqu’il faut qualifier cette opération sur le plan juridique ou trancher la question de savoir si les parties ont atteint l’objectif recherché. Ni l’arrêt Wiebe Door ni l’arrêt Sagaz n’énoncent que l’intention commune des parties ou la façon dont elles interprètent la nature juridique de leur contrat est un facteur pertinent pour les besoins de l’analyse à effectuer. Dans ces deux arrêts, les motifs privilégient le recours à des facteurs objectifs pour décider si les personnes concernées exploitaient une entreprise pour leur propre compte ou étaient des employés. Lorsque le différend à trancher porte sur la qualification juridique d’un contrat, il y a de bonnes raisons d’accorder peu de poids, voire aucun, à la façon dont les parties en ont compris la nature ou à l’objectif qu’elles recherchaient en concluant le contrat en question. Le seul rôle important que peut jouer l’intention déclarée des parties au sujet de la nature juridique de leur contrat est d’influencer le contexte interprétatif dans lequel la Cour examine le contrat en vue d’en élucider les ambiguïtés et d’en combler les lacunes. En l’espèce, le fait que les danseurs étaient inscrits aux fins de la TPS et avaient facturé cette taxe n’était pas une preuve qui déterminait la nature juridique du contrat. Il s’agissait d’une conséquence juridique qui découlait du fait que le contrat avait été qualifié de contrat d’entreprise, mais ne constituait pas une preuve de sa nature juridique, et le droit attache peu de poids, sinon aucun, au fait que la conduite des parties est compatible avec les conséquences découlant de la conclusion d’un tel contrat. Cela prouvait tout au plus que les parties estimaient qu’elles n’avaient pas conclu un contrat de travail.

L’arrêt Wiebe Door a été rendu il y a 20 ans, à une époque où l’approche contextuelle à l’analyse juridique était beaucoup moins solidement établie dans la jurisprudence canadienne qu’elle ne l’est aujourd’hui. Les quatre facteurs énumérés dans l’arrêt Wiebe Door sont principalement tirés des règles de la responsabilité délictuelle. Le critère a été élaboré avant l’essor de la privatisation et de la sous‑traitance des tâches et avant que se fassent sentir aussi nettement les effets de la mondialisation de l’économie. Les changements survenus dans le monde du travail et la complexité et la diversité croissantes des relations dans lesquelles le travail est exécuté ne peuvent que diminuer l’importance qu’a pu avoir le critère élaboré dans l’arrêt Wiebe Door dans le passé pour déterminer qui est un employé aux fins de l’assurance‑emploi et du RPC et qui a, par conséquent, droit aux prestations qui sont fournies dans le cadre de ces deux régimes établis par la loi.

Le juge de la Cour canadienne de l’impôt n’a pas commis une erreur de droit en ne tenant compte ni de la façon dont les parties comprenaient la nature juridique de leur relation ni de l’intention qu’elles ont exprimée à ce sujet lorsqu’il a appliqué les facteurs décrits dans les arrêts Wiebe Door et Sagaz. Le juge a pu en arriver à une conclusion claire au sujet de la qualification des contrats en se fondant sur les facteurs exposés dans les arrêts Wiebe Door et Sagaz et sur un examen contextuel des modalités des contrats. Il a été sensible, comme il devait l’être, au fait que l’application de ces facteurs devait être compatible avec la nature du travail des danseurs. Il a refusé de considérer certains aspects de la relation contractuelle comme indiquant l’existence d’un contrôle, parce qu’il s’agissait d’exigences étroitement liées à la production et à la présentation d’une œuvre d’art cohérente comme le ballet.

Le critère juridique qui permet de décider si un contrat donné est un contrat de travail ou un contrat d’entreprise fait appel à de nombreux facteurs. Tant que le juge ne commet pas une erreur flagrante dans son application, il est difficile d’établir l’existence d’une erreur dominante et manifeste. Comme le juge de la Cour canadienne de l’impôt l’a fait remarquer, les contrats actuels contenaient des conditions qui assujettissaient les danseurs à un contrôle qui allait largement au‑delà de ce qu’exigeait la présentation d’un spectacle artistique.

lois et règlements cités

Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 1425, 1426.

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, art. 8.1 (édicté par L.C. 2001, ch. 4, art. 8).

Loi sur l’assurance‑emploi, L.C. 1996, ch. 23, art. 103 (mod. par L.C. 1998, ch. 19, art. 268).

Loi sur le statut de l’artiste, L.C. 1992, ch. 33.

Loi sur les relations du travail, C.P.L.M., ch. L10.

Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑8, art. 28 (mod. par L.C. 1997, ch. 40, art. 65; 1998, ch. 19, art. 255).

jurisprudence citée

décisions appliquées :

671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., [2001] 2 R.C.S. 983; 2001 CSC 59; Wiebe Door Services Ltd. c. M.R.N., [1986] 3 C.F. 553 (C.A.); Wolf c. Canada, [2002] 4 C.F. 396; 2002 CAF 96; Montreal v. Montreal Locomotive Works Ltd., [1947] 1 D.L.R. 161; [1946] 3 W.W.R. 748 (C.P.); conf. [1945] R.C.S. 621; [1945] 4 D.L.R. 225; [1945] CTC 386; infirmé en partie sub nom. Montreal Locomotive Works Ltd. v. Montreal and Attorney‑General for Canada, [1945] 2 D.L.R. 373; [1945] CTC 349 (B.R. Qué.).

décision différenciée :

Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129.

décisions examinées :

Stevenson Jordan and Harrison, Ltd. v. Macdonald and Evans, [1952] 1 T.L.R. 101 (C.A.); Market Investigations, Ltd. v. Minister of Social Security, [1968] 3 All E.R. 732 (Q.B.D.); Lee Ting Sang v. Chung Chi‑keung, [1990] 2 A.C. 374 (P.C.); Backman c. Canada, [2001] 1 R.C.S. 367; 2001 CSC 10; Continental Bank Leasing Corp. c. Canada, [1998] 2 R.C.S. 298; Hayes c. Canada, 2005 CAF 227.

décisions citées :

Hôpital Notre‑Dame de l’Espérance et Théoret c. Laurent, [1978] 1 R.C.S. 605; Curley v. Latreille (1920), 60 R.C.S. 131; 55 D.L.R. 461; Spire Freezers Ltd. c. Canada, [2001] 1 R.C.S. 391; 2001 CSC 11; Exportations Consolidated Bathurst Ltée c. Mutual Boiler and Machinery Insurance Co., [1980] 1 R.C.S. 888; Family Insurance Corp. c. Lombard du Canada ltée, [2002] 2 R.C.S. 695; 2002 CSC 48; Ministre du Revenu national c. Standing, [1992] A.C.F. no 890 (C.A.) (QL); 9041‑6868 Québec Inc. c. M.R.N., 2005 CAF 334.

doctrine citée

Anson’s Law of Contract, 28th ed. by J. Beatson. Oxford : Oxford University Press, 2002.

Friedlander, Laura. « What Has Tort Law Got To Do With It? Distinguishing Between Employees and Independent Contractors in the Federal Income Tax, Employment Insurance, and Canada Pension Plan Contexts » (2003), 51 Rev. fiscale can. 1467.

Furmston, Michael. Cheshire, Fifoot & Furmston’s Law of Contract, 14th ed. London : Butterworths, 2001.

Lewison, Kim. The Interpretation of Contracts, 2nd ed. London : Sweet & Maxwell, 1997.

Waddams, S. M. The Law of Contracts, 5th ed. Toronto : Canada Law Book, 2005.

APPEL d’une décision de la Cour canadienne de l’impôt (2004 CCI 390) selon laquelle certains danseurs employés par le Royal Winnipeg Ballet étaient des employés et non des entrepreneurs indépendants. Appel accueilli.

ont comparu :

Peter H. Harris, c.r. et Harry C. G. Underwood pour l’appelant.

Gérald L. Chartier pour l’intimé.

avocats inscrits au dossier :

McCarthy Tétrault LLP, Toronto, pour l’appelant.

Le sous‑procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]La juge Sharlow, J.C.A. : Le Royal Winnipeg Ballet (le RWB) interjette appel d’une décision de la Cour canadienne de l’impôt dans laquelle celle‑ci a jugé que Tara Birtwhistle, Johnny Wright et Kerrie Souster étaient, lorsqu’ils étaient employés par le RWB en qualité de danseurs pendant la période allant du 1er janvier au 29 juillet 2001, des employés du RWB et non des entrepreneurs indépendants. La décision a été publiée sous l’intitulé Royal Winnipeg Ballet c. Canada (Ministre du Revenu national—M.R.N.), 2004 CCI 390.

[2]Le RWB a demandé au ministre de se prononcer sur ce point pour savoir s’il était juridiquement tenu de verser à l’égard des danseurs des cotisations au Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑8 (RPC), et des cotisations aux termes de la Loi sur l’assurance‑emploi, L.C. 1996, ch. 23 (LAE), le RWB n’étant obligé d’effectuer ces versements que si les danseurs étaient des employés.

[3]Un délégué du ministre a conclu que les danseurs étaient des employés du RWB. Le RWB, Mme Birtwhistle, M. Wright et Mme Souster ont interjeté appel séparément devant la Cour canadienne de l’impôt. Ils ont tous interjeté deux appels, le premier conformément à l’article 28 [mod. par L.C. 1997, ch. 40, art. 65; 1998, ch. 19, art. 255] du RPC et le second conformément à l’article 103 [mod. par L.C. 1998, ch. 19, art. 268] de la LAE.

[4]Les huit appels ont été entendus conjointement sur preuve commune. Tous les appels ont été rejetés par des jugements datés du 3 juin 2004.

[5]Le RWB a interjeté appel du jugement de la Cour canadienne de l’impôt. Les danseurs n’ont pas interjeté appel. Leur agent de négociation, la Canadian Actors’ Equity Association (la CAEA), a demandé l’autorisation d’intervenir pour appuyer l’appel du RWB. L’autorisation a été refusée pour le motif que la CAEA ne représentait pas un point de vue qui, sans son intervention, ne serait pas représenté de façon appropriée (ordonnance du juge Pelletier datée du 16 mars 2005).

Les faits

[6]Les faits ne sont pas contestés. Le RWB est une compagnie de ballet de renommée mondiale. Au cours d’une saison normale, qui va de septembre à mai environ, le RWB produit quatre ballets, qu’il présente à Winnipeg et en tournée au Canada et à l’étranger. Le RWB embauche près de 25 danseurs par saison. Le RWB retient également les services d’artistes invités et d’autres danseurs, qualifiés de « travailleurs locaux », pour des périodes limitées pendant la saison. Les danseurs sont appuyés par un personnel nombreux qui travaille dans les coulisses.

[7]Les spectacles présentés au cours d’une saison sont planifiés deux ou trois ans à l’avance. Le recrutement des danseurs commence au mois de février pour la saison suivante. Le danseur qui est engagé pour une saison particulière n’est pas sûr d’être réengagé pour la saison suivante, mais il est habituellement informé avant la fin du mois de février qu’aucune nouvelle offre d’embauche ne lui sera faite. Mme Birtwhistle, M. Wright et Mme Souster avaient été engagés pour la saison visée par la période en cause en l’espèce.

[8]Le RWB recrute ses danseurs parmi ceux qui ont été engagés pour la saison en cours, dans les écoles de ballet affiliées et en tenant des auditions. Les danseurs que le RWB souhaite engager sont choisis par le directeur artistique, qui attribue également les rôles aux différents danseurs.

[9]Les répétitions et la présentation d’un ballet sont le fruit d’une collaboration artistique à laquelle partici-pent le chorégraphe qui crée les mouvements de danse, les danseurs qui exécutent le ballet, les maîtres et les maîtresses de ballet qui forment les danseurs et les entraînent et le directeur artistique qui coordonne le travail des danseurs et celui des autres participants, notamment des musiciens et des décorateurs. Les danseurs ne sont pas libres de danser le rôle qui leur est assigné en s’éloignant de la chorégraphie ou de la vision artistique du directeur artistique. Cependant, l’ex-pression artistique de chaque danseur est nécessaire-ment unique, même lorsqu’il exécute des mouvements de danse chorégraphiés.

[10]Le directeur artistique choisit les danseurs pour les divers rôles en se fondant sur les qualités individu-elles des artistes. Les danseurs à qui on pense proposer des rôles principaux en sont généralement informés au moment où on leur offre un engagement pour la saison. Viennent ensuite des discussions et des négociations qui, si elles débouchent sur une entente, entraînent la rédaction d’un contrat.

[11]Les rapports juridiques qui existent entre le RWB et chacun des danseurs sont régis par le Canadian Ballet Agreement en vigueur pendant la saison considérée, qui est parfois complété par un contrat individuel conclu entre le danseur et le RWB. Le ministre ne soutient pas, et aucune preuve n’indique, que le RWB ou les danseurs aient jamais agi de façon incompatible avec ces différents contrats.

[12]Le Canadian Ballet Agreement est un accord‑cadre auquel sont parties la CAEA et le RWB. Il est négocié tous les trois ans. Aux termes du Canadian Ballet Agreement, le RWB reconnaît que la CAEA est l’agent de négociation exclusif pour tous les danseurs, les narrateurs, les chanteurs, les chorégraphes, les régisseurs de plateau, les régisseurs de plateau adjoints, les maîtres de ballet et les maîtresses de ballet qu’engage le RWB. Le RWB convient d’engager uniquement des membres de la CAEA pour combler ces postes.

[13]Le dossier indique que la CAEA, les danseurs et le RWB se sont entendus sur le fait que les danseurs visés par le Canadian Ballet Agreement sont des entrepreneurs indépendants et non pas des employés du RWB. Il est également généralement reconnu que les régisseurs de plateau engagés par le RWB aux termes du Canadian Ballet Agreement sont des employés du RWB.

[14]L’entente selon laquelle les danseurs sont considérés comme des travailleurs autonomes concerne tous les accords que la CAEA a conclus avec des compagnies de ballet, à une seule exception près. Cette unique exception est l’accord conclu entre la CAEA et l’Alberta Ballet de Calgary. Les danseurs de l’Alberta Ballet étaient des employés avant d’être représentés par la CAEA, et ils le sont demeurés même s’ils sont désormais régis par le contrat négocié avec la CAEA.

[15]Il n’existe aucune preuve indiquant qu’il existe des considérations pratiques découlant des activités du RWB ou des conditions de travail des danseurs engagés par le RWB qui obligeraient ces derniers à être des employés du RWB ou des entrepreneurs indépendants.

[16]Il n’existe aucun document contractuel dans lequel les danseurs sont qualifiés d’employés du RWB ou d’entrepreneurs indépendants. Le Canadian Ballet Agreement est muet sur ce point. Le dossier ne contient pas d’éléments susceptibles d’expliquer cette omission, mais il est possible qu’elle ait été délibérée, étant donné que le Canadian Ballet Agreement régit certains membres de la CAEA (les régisseurs de plateau) qui sont reconnus comme étant des employés et d’autres membres (les danseurs) qui sont reconnus comme étant des entrepreneurs indépendants.

[17]Le Canadian Ballet Agreement fixe des taux de rémunération minimaux, qui prévoient la rémunération des heures supplémentaires et des congés payés, le paiement de cotisations à un régime d’assurance‑maladie et à un régime d’assurance‑invalidité et établit des normes minimales pour toute une série de conditions de travail visant les danseurs ayant différents niveaux d’expérience. Aux termes du Canadian Ballet Agreement, les danseurs peuvent être apprentis, mem-bres du corps de ballet (niveaux 1 à 6), deuxièmes solistes (niveaux 1 à 2), premiers solistes (niveaux 1 à 5) ou danseurs principaux. Les conditions de travail des danseurs régis par le Canadian Ballet Agreement concernent les modalités applicables aux répétitions et aux représentations, les périodes de repos entre les représentations ainsi que les déplacements et les indemnités.

[18]Les danseurs ont la faculté de négocier avec le RWB des conditions d’engagement plus favorables que celles du Canadian Ballet Agreement. Habituellement, les solistes et les danseurs principaux sont les mieux placés pour obtenir ce genre de conditions, qui comprennent généralement des taux de rémunération légèrement plus élevés, la mise en vedette du danseur et des concessions spéciales de nature relativement mineure.

[19]Les danseurs qui sont engagés par le RWB peuvent accepter de participer à une représentation en direct avec une autre compagnie après le début des répétitions pour la saison, s’il existe dans leur contrat individuel une clause qui les y autorise ou si le RWB y consent. Les danseurs ont le droit d’accepter d’autres engagements, avec le consentement du RWB, pourvu que cela ne les empêche pas d’exécuter leurs obligations contractuelles. Le danseur principal ou le soliste engagé par le RWB est libre d’accepter des engagements pour des représentations radiodiffusées ou télédiffusées, mais il doit veiller à ce que soit clairement mentionné le fait qu’il a été engagé par le RWB.

[20]Le RWB est tenu d’afficher de façon bien visible dans ses locaux les noms de tous les danseurs et de faire figurer dans les programmes distribués au public les noms de tous les danseurs qui exécutent des rôles de soliste ou un rôle principal. Les danseurs conservent un droit de propriété sur leur image, sous réserve d’une autorisation prévue au Canadian Ballet Agreement permettant au RWB de l’utiliser à certaines fins.

[21]Le RWB ne peut obliger un danseur à exécuter une tâche qui n’est pas prévue par le Canadian Ballet Agreement ou par le contrat individuel signé par le danseur. Par exemple, une représentation ne peut être filmée ou télédiffusée que si un accord distinct a été négocié à ce sujet.

[22]Les danseurs acquittent personnellement certains frais découlant de l’exécution de leurs obligations contractuelles, notamment les coûts suivants : les costumes d’exercice et de répétition, le conditionnement physique (y compris les frais d’adhésion à des clubs d’entraînement), les appareils orthopédiques, le maquillage et certains articles de santé. Selon les termes du Canadian Ballet Agreement, le RWB est tenu d’acheter les chaussons de pointe, les ceintures spéciales et les costumes. Le RWB se procure ces articles en gros et est en mesure d’obtenir des prix réduits.

[23]À l’égard du fisc, les danseurs et le RWB ont toujours agi conformément à leur entente selon laquelle les danseurs sont des entrepreneurs indépendants. Les danseurs sont inscrits aux fins de la TPS [Taxe sur les produits et services] et facturent la TPS au RWB pour leurs services. Le RWB ne retient aucun impôt sur la rémunération versée aux danseurs, sauf s’ils le demandent. Le danseur qui demande que le RWB retienne de l’impôt précise également le montant à retenir. Le RWB donne toujours suite aux demandes de ce genre présentées par les danseurs.

[24]Les danseurs peuvent choisir de cotiser à un fonds appelé « Dancer’s Resource Transition Plan », qui est exploité par un organisme sans but lucratif appelé le Dancer Transition Resource Centre. Ce fonds a pour but d’aider financièrement les danseurs lorsqu’ils décident de changer de carrière. Lorsqu’un danseur cotise à ce fonds, le RWB verse une contribution de contrepartie même s’il n’est pas tenu de le faire aux termes du Canadian Ballet Agreement ou du contrat d’engagement individuel conclu avec le danseur.

La décision de la Cour canadienne de l’impôt

[25]Le juge a statué que les danseurs étaient des employés du RWB. Il a longuement décrit les principes juridiques sur lesquels il a fondé sa décision et expliqué en détail la façon dont ces principes s’appliquaient aux faits. Je n’ai pas l’intention de reproduire les motifs du juge, mais je note qu’il a considéré qu’il était inutile de tenir compte de ce qu’il a appelé « l’intention des parties » pour préciser la nature juridique de la relation unissant les danseurs et le RWB, parce que son examen des autres facteurs pertinents lui avait permis d’en arriver à un résultat concluant (voir le paragraphe 82 des motifs du juge). Pour les motifs exposés ci‑dessous, je ne peux souscrire à l’affirmation du juge selon laquelle l’intention des parties n’était pas pertinente dans cette affaire. À mon avis, l’erreur qu’il a commise sur ce point l’a amené à tirer une conclusion erronée.

Analyse

1. Aspects préliminaires

a) Conséquences du statut d’employé ou d’entrepreneur indépendant des danseurs

[26]Il est admis que le RWB doit obtenir gain de cause dans le présent appel si les danseurs n’étaient pas des employés du RWB au cours de la période pertinente. L’effet d’une telle conclusion pour le RWB est que celui‑ci n’est pas tenu de verser des cotisations d’assurance‑emploi ou des cotisations au RPC à l’égard des danseurs si ceux‑ci ne sont pas des employés. La présente affaire concerne uniquement trois danseurs pour une période limitée, mais on s’attend à ce qu’en pratique les conclusions tirées par la Cour dans le présent arrêt soient appliquées pour des périodes postérieures à tous les danseurs engagés par le RWB, à moins que les faits ne soient sensiblement différents.

[27]Du point de vue des danseurs, il découle de la conclusion de la Cour canadienne de l’impôt selon laquelle ils sont des employés du RWB que le travail qu’ils effectuent en qualité de danseurs pour le RWB constitue un emploi assurable aux termes de la LAE. En outre, si les danseurs sont des employés du RWB, ils sont tenus de ne verser qu’une partie des cotisations prévues par le RPC (la « part de l’employé »), étant donné que le RWB doit payer la « part de l’employeur ». Les entrepreneurs indépendants sont tenus de verser les deux parts de cette cotisation (quoique les gains à partir desquels sont calculées les cotisations peuvent faire l’objet de certaines déductions dont les employés ne bénéficient pas).

[28]S’il est fait droit à l’appel qu’a interjeté le RWB, cela n’aura pas nécessairement des répercussions défavorables pour les danseurs dont les demandes ont été entendues par la Cour canadienne de l’impôt, du moins pour ce qui est de la LAE et du RPC pour la période en cause, parce qu’ils n’ont pas interjeté appel des jugements de la Cour canadienne de l’impôt les concernant. Cependant, comme cela a été mentionné ci‑dessus, ces danseurs ainsi que les autres danseurs engagés par le RWB pourraient être touchés à l’avenir par la présente décision à moins que les faits ne diffèrent sensiblement.

b) Questions fiscales susceptibles de se poser

[29]Il est possible de se demander dans quelle mesure les danseurs, dans le cas où ils seraient des employés, ont le droit de déduire certains frais qu’ils acquittent habituellement, comme les honoraires de leur agent, les dépenses liées aux vêtements, aux chaussures et à l’équipement spéciaux ainsi que les frais liés à leur entraînement physique. D’une façon générale, les travailleurs indépendants peuvent déduire toutes les dépenses raisonnablement engagées pour gagner un revenu provenant d’un travail indépendant. Par contre, les déductions dont bénéficient les employés se limitent à des articles figurant sur une liste, dont la plupart ne concernent pas les danseurs qui seraient employés. Cette différence de traitement repose sur le principe que les dépenses essentielles liées à un emploi sont générale-ment payées par l’employeur. Il est généralement reconnu que, dans certains cas particuliers, cette hypothèse ne tient pas.

[30]Le présent dossier ne contient pas d’éléments indiquant quelles seraient les répercussions défavorables que subiraient les danseurs s’ils étaient qualifiés d’employés plutôt que d’entrepreneurs indépendants. Le dossier ne révèle pas non plus si le RWB serait disposé à modifier les conditions d’engagement des danseurs en vue de réduire les conséquences fiscales négatives qui pourraient découler d’une conclusion selon laquelle les danseurs sont des employés.

c) Les lois provinciales en matière de travail

[31]Le dossier ne révèle pas dans quelle mesure les lois du travail du Manitoba toucheraient le RWB ou les danseurs si ces derniers étaient qualifiés d’employés du RWB plutôt que d’entrepreneurs indépendants. Les parties n’ont pas présenté d’observations sur la question de savoir si le Canadian Ballet Agreement est ou devrait être régi par la Loi sur les relations du travail, C.P.L.M., ch. L10, ou par toute autre loi provinciale qui fixe des normes en matière d’emploi ou autorise les employés à recourir à la négociation collective. Étant donné qu’aucun argument n’a été présenté sur ce point, j’ai tenu pour acquis que les lois du travail de la province n’avaient pas d’incidence sur les questions soulevées dans la présente affaire.

d) La Loi sur le statut de l’artiste

[32]La Loi sur le statut de l’artiste, L.C. 1992, ch. 33, a été mentionnée dans les plaidoiries présentées devant la Cour canadienne de l’impôt et devant la Cour. Elle traite d’un certain nombre de questions qui touchent les artistes indépendants qui effectuent un travail relevant des compétences législatives fédérales. Il y est question de conventions collectives entre les artistes indépendants et les organismes gouvernementaux fédéraux ainsi qu’entre les artistes indépendants et les entreprises de radiodiffusion relevant du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (le CRTC). La Loi sur le statut de l’artiste ne s’applique pas au présent litige étant donné que le RWB n’est pas un organisme qui relève d’une autorité fédérale.

[33]Le seul intérêt de la Loi sur le statut de l’artiste pour la présente instance est qu’elle constitue une reconnaissance formelle par le Parlement du Canada du fait que les artistes de spectacle peuvent être des entrepreneurs indépendants dont les clauses d’engage-ment minimales peuvent faire l’objet d’une convention collective. L’existence de la Loi sur le statut de l’artiste n’établit pas et ne peut pas établir que les artistes de spectacle sont toujours des travailleurs indépendants ou qu’ils ne peuvent pas être des employés.

2. La jurisprudence

[34]67112 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., [2001] 2 R.C.S. 983 (Sagaz) est l’arrêt de la Cour suprême du Canada qui fait autorité sur la notion d’employé et d’entrepreneur indépendant. Cependant, avant d’examiner l’arrêt Sagaz, il est utile d’étudier l’arrêt Wiebe Door Services Ltd. c. M.R.N., [1986] 3 C.F. 553 (C.A.), parce qu’il constitue un élément important de la fondation jurisprudentielle sur laquelle repose l’arrêt Sagaz.

a) Wiebe Door

[35]Dans l’arrêt Wiebe Door, il s’agissait de savoir si les installateurs et réparateurs de portes basculantes étaient des employés d’une société, même si la société les avait embauchés en se fondant sur le fait qu’ils exploitaient leurs propres entreprises. Si la Cour avait déclaré que les installateurs étaient des employés, cela aurait eu pour effet de confirmer la cotisation établie à l’égard de la société en question qui l’obligeait à verser des cotisations d’assurance‑chômage et des cotisations au RPC pour les années 1979, 1980 et 1981.

[36]Le juge de la Cour canadienne de l’impôt avait jugé que les installateurs étaient des employés, en citant le « critère de l’intégration » tiré de l’arrêt Stevenson Jordan and Harrison, Ltd. v. Macdonald and Evans, [1952] 1 T.L.R. 101 (C.A.) [à la page 111], par le lord juge Denning. La partie essentielle de cet arrêt est citée dans l’arrêt Wiebe Door [à la page 560] et est ainsi rédigée :

[traduction] Une particularité semble se répéter dans la jurisprudence : en vertu d’un contrat de louage de services, une personne est employée en tant que partie d’une entreprise et son travail fait partie intégrante de l’entreprise; alors qu’en vertu d’un contrat d’entreprise, son travail, bien qu’il soit fait pour l’entreprise, n’y est pas intégré mais seulement accessoire.

[37]Le juge MacGuigan a déclaré que le juge de la Cour canadienne de l’impôt avait mal appliqué cet énoncé en considérant qu’il s’agissait d’un critère unique permettant de différencier l’employé de l’entrepreneur indépendant. Il a jugé que ce critère n’était pas équitable parce qu’il amenait nécessairement le tribunal à juger qu’il y avait une relation employeur‑ employé dès qu’il existait un lien de dépendance mutuelle entre les parties. Le juge MacGuigan [à la page 564] a plutôt adopté le cadre analytique suivant qui est tiré des motifs du juge Cooke dans l’arrêt Market Investigations, Ltd. v. Minister of Social Security, [1968] 3 All E.R. 732 (Q.B.D.) [aux pages 737 et 738] :

[traduction] Les remarques de LORD WRIGHT, du Lord Juge Denning et des juges de la Cour suprême des États‑Unis laissent à entendre que le critère fondamental à appliquer est celui‑ci : « La personne qui s’est engagée à accomplir ces tâches les accomplit‑elle en tant que personne dans les affaires à son compte ». Si la réponse à cette question est affirmative, alors il s’agit d’un contrat d’entreprise. Si la réponse est négative, alors il s’agit d’un contrat de service personnel. Aucune liste exhaustive des éléments qui sont pertinents pour trancher cette question n’a été dressée, peut‑être n’est‑il pas possible de le faire; on ne peut non plus établir de règles rigides quant à l’importance relative qu’il faudrait attacher à ces divers éléments dans un cas particulier. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il faudra toujours tenir compte du contrôle même s’il ne peut plus être considéré comme le seul facteur déterminant; et que des facteurs qui peuvent avoir une certaine importance sont des questions comme celle de savoir si celui qui accomplit la tâche fournit son propre outillage, s’il engage lui‑même ses aides, quelle est l’étendue de ses risques financiers, jusqu’à quel point il est responsable des mises de fond et de la gestion, et jusqu’à quel point il peut tirer profit d’une gestion saine dans l’accomplissement de sa tâche. L’utilisation du critère général peut être plus facile dans un cas où la personne qui s’engage à rendre le service le fait dans le cadre d’une affaire déjà établie; mais ce facteur n’est pas déterminant. Une personne qui s’engage à rendre des services à une autre personne peut bien être un entrepreneur indépendant même si elle n’a pas conclu de contrat dans le cadre d’une entreprise qu’elle dirige actuellement.

[38]Le juge MacGuigan a conclu que le juge de la Cour canadienne de l’impôt avait commis une erreur de droit parce qu’il s’était prononcé uniquement en fonction du critère de l’intégration alors qu’il aurait dû tenir compte de tous les facteurs pertinents, comme l’énonçait le juge Cooke dans l’arrêt Market Investigations. Le juge MacGuigan n’a pas procédé à un nouvel examen détaillé des facteurs pertinents mais a renvoyé la décision à la Cour canadienne de l’impôt pour qu’elle rende une nouvelle décision fondée sur les règles juridiques applicables. Je n’ai pas réussi à trouver une publication contenant la décision qu’a prononcée la Cour canadienne de l’impôt à la suite du réexamen de l’affaire.

[39]Quelques années après le prononcé de l’arrêt Wiebe Door, le Comité judiciaire du Conseil privé a examiné la même question dans l’arrêt Lee Ting Sang v. Chung Chi‑keung, [1990] 2 A.C. 374, une affaire où un maçon s’était blessé sur un chantier à Hong Kong. Le maçon n’avait le droit de recevoir une indemnité de la part du principal entrepreneur de construction que s’il était l’employé de ce dernier. La Cour de district de Hong Kong a jugé qu’il n’était pas un employé, en se fondant essentiellement sur le critère de l’intégration tiré de l’arrêt Stevenson Jordan. La Cour d’appel de Hong Kong a confirmé la décision. Le Comité judiciaire a infirmé la décision, en citant en les approuvant les observations du juge Cooke reproduites ci‑dessus.

[40]Ainsi, l’état du droit après l’arrêt Wiebe Door était le suivant : pour déterminer si une personne était un employé, la question essentielle était de savoir si la personne en question fournissait des services en tant que personne à son compte. La liste des facteurs tirés de l’arrêt Wiebe Door, qui est cité dans pratiquement tous les jugements de ce genre, a pour but de fournir une réponse à cette question.

b) Sagaz

[41]La question de savoir si une partie est un entrepreneur indépendant a été soulevée dans la cause Sagaz. Cette cause ne portait pas sur l’assurance‑emploi, mais l’analyse exposée dans l’arrêt Wiebe Door a été acceptée et adoptée.

[42]Dans le dossier Sagaz, il s’agissait de savoir si Sagaz Industries Canada Inc. et Sagaz Industries Inc. (désignées ensemble par la société Sagaz) pouvaient être tenues responsables du fait délictueux commis par une société de l’État de New York appelée American Independent Marketing Inc. (AIM) et son actionnaire contrôlant, Stewart Landow. La société Sagaz avait retenu les services d’AIM pour qu’elle l’aide à vendre des housses de siège en peau de mouton synthétique à la Société Canadian Tire. Pendant près de 30 ans, c’était la société 671122 Ontario Limited, anciennement appelée Design Dynamics Limited (Design), qui fournissait ces produits à Canadian Tire. La société Sagaz a réussi au départ à se substituer à Design comme fournisseur de Canadian Tire parce que M. Landow a versé un pot‑de‑vin à Robert Summers, un représentant de Canadian Tire, qui a été congédié et qui a, par la suite, purgé une peine d’emprisonnement. Au moment où le versement du pot‑de‑vin a été découvert, Canadian Tire avait déjà conclu que le produit de Sagaz était supérieur à celui de Design. Design n’a donc pas obtenu de nouveau contrat avec Canadian Tire. Design a ensuite périclité et ses actifs ont été vendus. Design a poursuivi 13 défendeurs, notamment la société Sagaz, AIM et M. Landow. Canadian Tire a été poursuivie, mais a conclu une transaction avec Design. M. Summers a été poursuivi, mais la demanderesse s’est désistée de cette poursuite lorsqu’il a fait faillite. Au moment du procès, les seuls défendeurs restants étaient la société Sagaz, son président, AIM et M. Landow.

[43]La poursuite intentée par Design contre la société Sagaz ne pouvait réussir que si le tribunal déclarait que la responsabilité du fait d’autrui de la société Sagaz était engagée en raison de la conduite délictueuse d’AIM. Pour trancher cette question, la Cour suprême du Canada a examiné la question de savoir si AIM était un entrepreneur indépendant de la société Sagaz. La Cour a jugé qu’AIM était en affaires pour son propre compte et était, par conséquent, un entrepreneur indépendant. La responsabilité du fait d’autrui de la société Sagaz n’était donc pas engagée en raison de la conduite délictueuse d’AIM.

[44]La Cour a conclu qu’AIM était un entrepreneur indépendant de la société Sagaz en se fondant sur les principes exposés par le juge MacGuigan dans l’arrêt Wiebe Door. Ces principes ont été cités et approuvés par le juge Major, qui s’exprimait au nom de la Cour suprême du Canada. Le juge Major a résumé ainsi les principes applicables (aux paragraphes 46 à 48) :

À mon avis, aucun critère universel ne permet de déterminer, de façon concluante, si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant. Lord Denning a affirmé, dans l’arrêt Stevenson Jordan, précité, qu’il peut être impossible d’établir une définition précise de la distinction (p. 111) et, de la même façon, Fleming signale que [John G. Fleming, dans The Law of Torts, 9th ed. Sydney, Australia : LBC Information Services, 1998] [traduction] « devant les nombreuses variables des relations de travail en constante mutation, aucun critère ne semble permettre d’apporter une réponse toujours claire et acceptable » (p. 416). Je partage en outre l’opinion du juge MacGuigan lorsqu’il affirme—en citant Atiyah [P. S. Atiyah, dans Vicarious Liability in the Law of Torts. London : Butterworths, 1967], p. 38, dans l’arrêt Wiebe Door, p. 563—qu’il faut toujours déterminer quelle relation globale les parties entretiennent entre elles :

[traduction] [N]ous doutons fortement qu’il soit encore utile de chercher à établir un critère unique permettant d’identifier les contrats de louage de services [. . .] La meilleure chose à faire est d’étudier tous les facteurs qui ont été considérés dans ces causes comme des facteurs influant sur la nature du lien unissant les parties. De toute évidence, ces facteurs ne s’appliquent pas dans tous les cas et n’ont pas toujours la même importance. De la même façon, il n’est pas possible de trouver une formule magique permettant de déterminer quels facteurs devraient être tenus pour déterminants dans une situation donnée.

Bien qu’aucun critère universel ne permette de déterminer si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant, je conviens avec le juge MacGuigan que la démarche suivie par le juge Cooke dans la décision Market Investigations, précitée, est convaincante. La question centrale est de savoir si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte. Pour répondre à cette question, il faut toujours prendre en considération le degré de contrôle que l’employeur exerce sur les activités du travailleur. Cependant, il faut aussi se demander, notamment, si le travailleur fournit son propre outillage, s’il engage lui‑même ses assistants, quelle est l’étendue de ses risques financiers, jusqu’à quel point il est responsable des mises de fond et de la gestion et jusqu’à quel point il peut tirer profit de l’exécution de ses tâches.

Ces facteurs, il est bon de le répéter, ne sont pas exhaustifs et il n’y a pas de manière préétablie de les appliquer. Leur importance relative respective dépend des circonstances et des faits particuliers de l’affaire.

c) L’arrêt Wolf

[45]En 2002, la Cour a rendu le jugement Wolf c. Canada, [2002] 4 C.F. 396 (C.A.), une autre décision faisant autorité sur la façon de distinguer l’employé de l’entrepreneur indépendant.

[46]M. Wolf était un ingénieur mécanicien spécialisé en aérospatiale. De nombreuses sociétés d’aérospatiale susceptibles de retenir ses services n’embauchaient pas comme employés les ingénieurs mécaniciens dont elles avaient besoin. Elles préféraient souvent retenir les services d’entrepreneurs indépendants parce qu’elles pouvaient mettre fin à leurs contrats à n’importe quel moment sans avoir de responsabilités à leur égard. Pour les entrepreneurs, la rémunération était en général plus élevée, mais la sécurité d’emploi était moindre. M. Wolf recherchait ce genre de contrat parce qu’il souhaitait obtenir une rémunération plus élevée. Une société appelée Kirk‑Mayer of Canada Ltd. (Kirk‑Mayer), dont le siège social était à Calgary, avait conclu un contrat avec Canadair Limited en vertu duquel elle s’engageait à fournir du personnel à Canadair. M. Wolf a conclu un contrat avec Kirk‑Mayer aux termes duquel il acceptait de fournir ses services à Canadair. La durée prévue de l’affectation était d’une année, renouvelable à la discrétion de Canadair, mais uniquement en fonction des besoins de Canadair. Le contrat prévoyait que si, dans l’opinion de Kirk‑Mayer et de son client Canadair, M. Wolf ne fournissait pas ses services selon les règles de l’art et de façon professionnelle, Kirk‑Mayer pouvait résilier le contrat.

[47]Le contrat fixait un taux de rémunération horaire et des primes pour les heures supplémentaires, ainsi que des indemnités de vacances et de jours fériés. Il prévoyait aussi une indemnité journalière payable dans certaines circonstances et une prime d’achèvement du contrat si le contrat était exécuté à la satisfaction de Canadair. Canadair était également tenue d’assumer tous les frais de déplacement engagés par M. Wolf dans l’exécution du contrat. M. Wolf facturait ses heures de travail à Canadair. Canadair payait Kirk‑Mayer, qui payait ensuite M. Wolf, après avoir déduit de sa rémunération l’impôt sur le revenu, les cotisations au RPC et les cotisations d’assurance‑emploi, M. Wolf étant considéré comme un employé.

[48]M. Wolf travaillait chez Canadair avec une équipe qui s’occupait de faire des essais d’aéronefs. Il relevait d’un gestionnaire de projet de Canadair. Il a participé à différents projets, auxquels l’avait affecté Canadair en fonction de ses besoins. M. Wolf n’avait pas de promesse de contrat à l’avenir, il ne recevait aucuns avantages sociaux et ne cotisait pas à un régime de retraite. Il a été employé de cette façon de 1990 à 1995, période au cours de laquelle il a participé à neuf projets, mais il lui est également arrivé pendant cette période de ne pas travailler. En 1995, lorsque Canadair a décidé de mettre fin au contrat, elle a écrit à Kirk‑Mayer en lui demandant d’informer M. Wolf de sa décision.

[49]Plusieurs litiges fiscaux ont opposé M. Wolf aux autorités fiscales. Lorsque sa cause a été soumise à la Cour, la seule question en litige était celle de savoir s’il était un employé ou un entrepreneur indépendant. Je résume ci‑dessous les passages pertinents des motifs principaux rédigés par la juge Desjardins.

[50]Le contrat en cause était régi par le droit québécois. Il était par conséquent nécessaire de décider s’il s’agissait d’un « contrat de travail » ou d’un « contrat d’entreprise », selon la définition que donne de ces termes le Code civil du Québec [L.Q. 1991, ch. 64]. Il est généralement accepté que, selon le Code, la distinction essentielle consiste dans l’élément de subordination ou de contrôle, mais selon la jurisprudence cette distinction doit également être examinée à la lumière des critères que l’on retrouve dans les arrêts Wiebe Door et Sagaz : voir Montreal v. Montreal Locomotive Works Ltd., [1947] 1 D.L.R. 161 (C.P.); Hôpital Notre‑Dame de l’Espérance et Théoret c. Laurent, [1978] 1 R.C.S. 605; et Curley v. Latreille (1920), 60 R.C.S. 131. La juge Desjardins a ainsi considéré qu’il était approprié d’appliquer les principes exposés dans les arrêts Sagaz et Wiebe Door à la cause de M. Wolf. Elle a conclu que ces facteurs, considérés dans le contexte de la nature particulière du travail très spécialisé qu’il effectuait et de l’environnement économique dans lequel il avait choisi de travailler, étayaient la prétention de M. Wolf voulant qu’il fût un entrepreneur indépendant.

[51]Le juge Décary a rédigé des motifs séparés dans lesquels il a abordé les questions en litige de façon légèrement différente de l’approche retenue par la juge Desjardins, tout en arrivant à la même conclusion. Il a également déclaré qu’il n’aurait peut‑être même pas été nécessaire de se fonder sur les arrêts Wiebe Door et Sagaz, étant donné que la nature du contrat conclu par les parties était très claire. Il a déclaré ceci au paragraphe 119 (non souligné dans l’original) :

Les contribuables peuvent organiser leurs affaires de la façon légale qu’ils désirent. Personne n’a suggéré que M. Wolf ou Canadair ou Kirk‑Mayer ne sont pas ce qu’ils disent être ou qu’ils ont arrangé leurs affaires de façon à tromper les autorités fiscales ou qui que ce soit. Lorsqu’un contrat est signé de bonne foi comme un contrat de service et qu’il est exécuté comme tel, l’intention commune des parties est claire et l’examen devrait s’arrêter là. Si ce n’était pas suffisant, il suffit d’ajouter qu’en l’espèce, les circonstances dans lesquelles le contrat a été formé, l’interprétation que lui ont donnée les parties et l’usage dans l’industrie aérospatiale conduisent tous à conclure que M. Wolf n’est pas dans une position de subordination et que Canadair n’est pas dans une position de contrôle. La « question centrale » a été définie par le juge Major dans l’affaire Sagaz comme étant : « si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte ». Il est clair, à mon avis, que M. Wolf a exécuté des services professionnels à titre de personne qui travaillait pour son propre compte.

[52]Le juge Noël a également souscrit au résultat, mais en se fondant sur une analyse différente. Ses motifs sont brefs et je les cite intégralement, aux paragraphes 122 à 124 :

J’accueillerais aussi l’appel. À mon avis, il s’agit d’un cas où la qualification que les parties ont donnée à leur relation devrait se voir accorder un grand poids. Je reconnais que la façon dont les parties décident de décrire leur relation n’est pas habituellement déterminante, en particulier lorsque les critères juridiques applicables pointent dans l’autre direction. Mais, dans une issue serrée comme en l’espèce, si les facteurs pertinents pointent dans les deux directions avec autant de force, l’intention contractuelle des parties et en particulier leur compréhension mutuelle de la relation ne peuvent pas être laissées de côté.

Mon évaluation des critères juridiques applicables aux faits de l’espèce est essentiellement la même que celle de mes collègues. J’estime que leur évaluation du critère de contrôle, du critère d’intégration et de la propriété des outils n’est pas concluante, ni dans un sens ni dans l’autre. En ce qui concerne le risque financier, je conviens avec respect avec mes collègues que l’appelant, en contrepartie d’un salaire plus élevé, avait renoncé à bon nombre des prestations qui étaient habituellement dévolues à l’employé, y compris la sécurité d’emploi. Toutefois, je conviens avec la juge de la Cour de l’impôt que l’appelant était payé pour ses heures travaillées, quels que soient les résultats atteints, et qu’en ce sens, il ne supportait pas plus de risques qu’un employé ordinaire. Mon évaluation de l’ensemble de la relation entre les parties ne m’amène pas à une conclusion claire et c’est pourquoi, selon moi, il faut examiner la façon dont les parties voyaient leur relation.

Ce n’est pas un cas où les parties qualifiaient leur relation d’une façon telle que cela leur procure un avantage fiscal. Aucune manœuvre frauduleuse ou aucun maquillage de quelque sorte n’est allégué. Il s’ensuit que la manière dont les parties ont pu voir leur entente doit l’emporter à moins qu’elles ne se soient trompées sur la véritable nature de leur relation. À cet égard, la preuve, lorsqu’elle est évaluée à la lumière des critères juridiques pertinents, est pour le moins neutre. Comme les parties ont estimé qu’elles se trouvaient dans une relation d’entrepreneur indépendant et qu’elles ont agi d’une façon conforme à cette relation, je n’estime pas que la juge de la Cour de l’impôt avait le loisir de ne pas tenir compte de cette entente (à comparer avec l’affaire Montreal v. Montreal Locomotive Works Ltd., [1947] 1 D.L.R. 161 (C.P.), à la page 170).

[53]Il est admis par les parties que les arrêts Wiebe Door, Sagaz et Wolf exposent les principes juridiques applicables à la question de savoir si les danseurs sont des employés du RWB ou des entrepreneurs indépendants. C’est la façon exacte dont ces principes s’appliquent en l’espèce qui est au cœur du présent litige.

3. La pertinence de l’intention des parties

[54]J’examine maintenant la conclusion du juge selon laquelle il n’était pas nécessaire de tenir compte de l’intention des parties. Le juge n’explique pas ce qu’il entend par l’expression « l’intention des parties », mais il me semble qu’il a jugé qu’il était libre de ne pas tenir compte du témoignage non contredit des parties selon lequel celles‑ci s’étaient entendues sur le fait que les danseurs étaient des travailleurs indépendants et non pas des employés du RWB.

[55]Le juge explique la raison pour laquelle il n’a pas tenu compte de l’intention des parties au paragraphe 31 de ses motifs :

L’intention ne devient un facteur que si les critères juridiques pertinents ne permettent pas de tirer une conclusion définitive et qu’aucune manœuvre frauduleuse ou aucun maquillage de quelque sorte n’est allégué. Je souscris à cette idée. Dans les circonstances appropriées, l’intention sert simplement d’élément de démarcation, ce qui concorde avec l’approche du juge Major. L’ [traduction] « intention » ne joue pas un rôle plus important. Si l’ [traduction] « intention » avait l’importance que la Cour suprême du Canada semble avoir accordée au contrôle, les payeurs, les employeurs, les employés et les entrepreneurs indépendants pourraient penser que le droit de participer ou non au régime d’assurance‑emploi est reconnu dans une certaine mesure. Or, il faut se rappeler que ce régime n’est pas volontaire.

[56]Le juge craignait apparemment que les parties puissent échapper aux conséquences juridiques de l’existence d’une relation employeur‑employé en niant tout simplement avoir établi une telle relation. À mon avis, la crainte du juge n’est pas fondée. Il existe de nombreuses décisions qui énoncent que les parties à un contrat ne peuvent en modifier la nature juridique simplement en le qualifiant d’autre chose. C’est la raison pour laquelle le juge Major a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Sagaz (au paragraphe 49) :

Bien que AIM y soit désignée comme étant un « entrepreneur indépendant », cette désignation n’est pas toujours déterminante de la responsabilité du fait d’autrui.

De la même façon, dans l’arrêt Wiebe Door, l’entente entre les parties selon laquelle les installateurs de portes étaient des travailleurs indépendants n’a pas été jugée déterminante. Dans l’arrêt Wolf, la Cour a respecté l’intention déclarée des parties selon laquelle M. Wolf était un entrepreneur indépendant, mais uniquement après avoir décidé, en se fondant sur l’ensemble des preuves pertinentes, que les parties avaient effective-ment créé la relation juridique qu’elles avaient l’inten-tion de créer.

[57]Il semble que le juge ait compris qu’il ressortait des motifs du juge Noël dans l’arrêt Wolf que la description que donnaient les parties dans le contrat de leur relation juridique était un genre de critère de démarcation, qui ne devait être pris en compte que si les facteurs exposés dans l’arrêt Wiebe Door ne débouchaient pas sur un résultat concluant. À mon avis, ces motifs ne permettent pas de faire cette affirmation. J’en arrive à cette conclusion à cause de l’arrêt Montreal Locomotive, auquel le juge Noël a renvoyé à la fin de ses motifs.

[58]Dans la cause Montreal Locomotive, il s’agissait de savoir si un fabricant était assujetti à des impôts imposés par la Ville de Montréal entre 1941 et 1943. Ce fabricant avait conclu avec le gouvernement du Canada un contrat de fabrication d’armes dans lequel il était précisé que le contrat était régi par le droit québécois. Le contrat énonçait que le fabricant était un mandataire de la Couronne. Le fabricant avait installé l’usine à Montréal. La Ville de Montréal voulait percevoir des impôts fonciers sur le terrain qu’il occupait et utilisait. La Ville n’avait le droit de le faire que si le fabricant était le propriétaire du terrain et exploitait son entreprise en son propre nom (c.‑à‑d. en qualité d’entrepreneur indépendant). Elle ne pouvait percevoir aucun impôt s’il était propriétaire du terrain et l’utilisait en sa qualité de mandataire de la Couronne. Le Comité judiciaire du Conseil privé a conclu que le fabricant était un mandataire de la Couronne. Le Comité judiciaire a noté que le contrat énonçait que le fabricant était un mandataire de la Couronne, mais a ensuite effectué une analyse approfondie et détaillée de toutes les autres modalités du contrat, et en particulier de ce que disait le contrat au sujet des facteurs qui ont été adoptés par la suite dans les arrêts Market Investigations, Wiebe Door et Sagaz.

[59]Il me semble découler de l’arrêt Montreal Locomotive que, lorsqu’il s’agit de qualifier la nature juridique d’un contrat, l’exercice consiste en fait à rechercher l’intention commune des parties. La même idée est exprimée de la façon suivante dans les motifs du juge Décary dans l’arrêt Wolf, au paragraphe 117 :

Je dirai, avec le plus grand respect, que les tribunaux, dans leur propension à créer des catégories juridiques artificielles, ont parfois tendance à ne pas tenir compte du facteur même qui est l’essence d’une relation contractuelle, à savoir l’intention des parties.

[60]Le juge Décary n’affirmait pas que la nature juridique d’une relation donnée est toujours celle que lui prêtent les parties. Il faisait référence en particulier aux articles 1425 et 1426 du Code civil du Québec, qui énoncent des principes du droit des contrats que l’on retrouve également en common law. Un de ces principes veut que, lorsqu’il s’agit d’interpréter un contrat, il faut rechercher l’intention commune des parties plutôt que de s’en remettre uniquement au sens littéral des mots utilisés. Un autre principe est que, pour interpréter un contrat, il convient de tenir compte des circonstances dans lesquelles il a été conclu, de l’interprétation que lui ont déjà donnée les parties ou d’autres personnes, ainsi que de l’usage. La conclusion inévitable est qu’il faut toujours examiner les éléments de preuve qui reflètent la façon dont les parties ont compris leur contrat et leur accorder une force probante appropriée.

[61]Je souligne, une fois de plus, que cela ne veut pas dire que les affirmations que font les parties quant à la nature juridique de leur contrat sont concluantes. Cela ne veut pas dire non plus que les déclarations que font les parties quant à leurs intentions doivent nécessaire-ment amener le tribunal à conclure que leurs intentions ont été concrétisées. Pour paraphraser la juge Desjardins (au paragraphe 71 des motifs principaux de l’arrêt Wolf), lorsqu’il est prouvé que les modalités du contrat, examinées dans le contexte factuel approprié, ne reflètent pas la relation juridique que les parties affirment avoir souhaité établir, alors il ne faut pas tenir compte de leur intention déclarée.

[62]La question de savoir si l’intention contractuelle qu’une des parties déclare avoir eue coïncide avec celle de l’autre partie donne fréquemment lieu à des différends. En particulier, dans les appels intentés aux termes du RPC et de la LAE, il arrive que les parties présentent des preuves contradictoires au sujet de la nature de la relation juridique qu’elles souhaitaient créer. Ce genre de différend prend habituellement naissance dans le cas où une personne est embauchée pour fournir des services et signe un formulaire de contrat présenté par l’employeur dans lequel la personne en question est qualifiée d’entrepreneur indépendant. L’employeur insère parfois une telle clause dans le contrat dans le but d’éviter de créer une relation employeur‑employé. Il arrive que la personne en question affirme par la suite qu’elle était une employée. Elle pourrait déclarer qu’elle s’est sentie obligée d’indiquer son consentement sur le formulaire de contrat pour des raisons financières ou autres. Elle pourrait également déclarer qu’elle pensait, malgré le fait qu’elle a signé un contrat contenant ces termes, qu’elle serait traitée comme les autres travailleurs qui étaient manifestement des employés. Dans ce genre d’affaire, le tribunal pourrait fort bien conclure, en se fondant sur les facteurs exposés dans l’arrêt Wiebe Door, que la personne en question est une employée, mais cela ne veut pas dire que l’intention des parties n’est pas pertinente. En fait, les parties sont généralement d’accord sur le sens à donner à la plupart des modalités énoncées dans leur contrat. Cela veut simplement dire qu’une stipulation du contrat portant sur la nature juridique de la relation créée par celui‑ci n’est pas déterminante.

[63]Ce qui est inhabituel en l’espèce, c’est qu’il n’y a pas d’accord écrit qui vise à qualifier la relation juridique existant entre les danseurs et le RWB, et que, parallèlement, les parties s’entendent sur ce qu’elles croient être la nature de leur relation. La preuve révèle que le RWB, la CAEA et les danseurs pensaient tous que les danseurs étaient des travailleurs indépendants et qu’ils avaient agi en conséquence. Le litige portant sur la nature de la relation juridique existant entre les danseurs et le RWB vient du fait qu’un tiers (le ministre), qui a un intérêt légitime à ce que la relation juridique soit correctement qualifiée, souhaite faire écarter le témoignage des parties au sujet de leur intention commune parce que ce témoignage n’est pas compatible avec les faits objectifs.

[64]Dans les circonstances, il me semble qu’il serait contraire aux principes applicables de mettre de côté, en le considérant comme dépourvu de toute force probante, le témoignage non contredit des parties quant à la façon dont elles comprennent la nature de leur relation juridique, même si ce témoignage ne saurait être déterminant. Le juge aurait dû examiner les facteurs de l’arrêt Wiebe Door à la lumière de ce témoignage non contredit et se demander si, dans l’ensemble, les faits étaient compatibles avec la conclusion selon laquelle les danseurs étaient des travailleurs indépendants, comme les parties le pensaient, ou s’ils étaient davantage compatibles avec la conclusion selon laquelle les danseurs étaient des employés. C’est parce que le juge n’a pas adopté cette approche qu’il en est arrivé à une conclusion erronée.

4. Réexamen des facteurs pertinents

[65]Le juge a retenu les facteurs énoncés ci‑dessous pour effectuer l’analyse exposée dans l’arrêt Wiebe Door (il n’est pas suggéré qu’il a utilisé des facteurs non pertinents ou qu’il a omis de tenir compte de facteurs pertinents) :

· L’élément indispensable de l’expression artistique individuelle appartient nécessairement aux danseurs. Le RWB choisit les œuvres qui seront exécutées, décide de l’heure et du lieu des représentations et des répétitions, attribue les rôles, fournit la chorégraphie et dirige les représentations.

· Les danseurs n’ont aucune responsabilité en matière de gestion ou d’investissement pour ce qui est du travail qu’ils effectuent pour le RWB.

· Les danseurs n’assument pratiquement aucun risque financier pour le travail qu’ils effectuent pour le RWB pendant la saison pour laquelle ils ont été engagés. Cependant, le RWB ne les engage que pour une seule saison et ils n’ont aucune garantie d’être engagés à nouveau la saison suivante.                                                             

· Les danseurs ont la possibilité de faire quelques bénéfices, même lorsqu’ils sont engagés par le RWB, dans la mesure où ils peuvent négocier une rémunération supplémentaire par rapport à celle que prévoit le Canadian Ballet Agreement. Cependant, l’essentiel de la rémunération versée par le RWB est basé sur l’ancienneté et il est rare qu’on s’écarte de ce barème.

· La carrière d’un danseur est susceptible d’être gérée, en particulier à mesure que le danseur acquiert de l’expérience. Les danseurs engagés par le RWB ont une grande latitude lorsqu’il s’agit d’accepter des engage-ments avec d’autres compagnies de ballet, même s’ils doivent respecter des restrictions contractuelles importantes (la nécessité d’obtenir le consentement du RWB et l’obligation de se présenter comme étant engagé par le RWB).

· Les danseurs payent de leur poche de nombreux frais liés à leur engagement par le RWB et leur carrière de danseur en général, mais le RWB est tenu de fournir les chaussons, les costumes, les collants, les perruques et certains autres articles nécessaires.

· Il incombe aux danseurs de demeurer en bonne forme physique pour pouvoir exécuter les rôles qui leur sont attribués. Le RWB est toutefois tenu, en vertu du contrat, de fournir certains avantages liés à la santé et de prévoir des périodes de réchauffement.

[66]Dans la présente affaire, comme dans la plupart des affaires d’ailleurs, le facteur du contrôle mérite une attention particulière. Il me semble que le RWB exerce un contrôle étroit sur le travail des danseurs, mais ce contrôle ne dépasse pas ce qu’exige la présentation d’une série de ballets pendant une saison de spectacles bien planifiée. Si le RWB devait présenter un ballet en ayant recours à des artistes invités pour tous les rôles principaux, le contrôle qu’exercerait le RWB sur les artistes invités serait le même que si tous ces rôles étaient exécutés par des danseurs engagés pour la saison. Si l’on accepte (comme on doit le faire) le fait qu’un artiste invité peut accepter un rôle au sein du RWB sans pour autant devenir son employé, il faut en déduire que le facteur du contrôle exercé doit être compatible avec le fait que l’artiste invité est un entrepreneur indépen- dent. Il s’ensuit donc qu’on ne peut raisonnablement considérer comme incompatible avec l’intention des parties d’attribuer aux danseurs le statut d’entrepreneur indépendant le contrôle exercé en l’espèce sur les danseurs.

[67]Le même raisonnement s’applique à tous les facteurs, considérés dans leur ensemble, dans le contexte de la nature des activités qu’exerce le RWB et du travail qu’exécutent les danseurs engagés par le RWB. À mon avis, dans la présente affaire, la façon dont les parties interprétaient la nature de leur relation juridique est étayée par les clauses contractuelles et les autres faits pertinents.

Conclusion

[68]J’accueillerais le présent appel et j’annulerais le jugement de la Cour canadienne de l’impôt daté du 3 juin 2004, portant le numéro de dossier 2003‑2569(EI) et le numéro de dossier 2003‑2580(CPP). En prononçant le jugement que la Cour canadienne de l’impôt aurait dû prononcer, je ferais droit aux appels interjetés par le RWB aux termes du paragraphe 103(1) de la LAE et de l’article 28 du RPC, j’annulerais la décision du ministre selon laquelle Tara Birtwhistle, John Wright et Kerrie Souster étaient des employés du RWB entre janvier 2001 et juillet 2001, et je renverrais l’affaire au ministre pour qu’il rende une nouvelle décision portant que ces personnes n’étaient pas des employés du RWB pendant cette période. J’accorderais au RWB ses dépens devant la Cour et devant la Cour canadienne de l’impôt.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[69]La juge Desjardins, J.C.A. : Je souscris aux motifs du jugement et au dispositif proposés par la juge Sharlow.

[70]Dans l’arrêt Montreal v. Montreal Locomotive Works Ltd., [1947] 1 D.L.R. 161, le Comité judiciaire du Conseil privé (C.J.C.P.) a tranché la question qui lui était soumise en [traduction] « examinant les modalités exactes des contrats en cause » (à la page 169) et en analysant [traduction] « l’effet combiné de l’ensemble des opérations » (à la page 170). Les juges de la Cour supérieure et de la Cour d’appel du Québec avaient émis des opinions divergentes sur la question de la nature des contrats, en particulier celle du contrat de fabrication. En ayant recours à des critères permettant de distinguer le contrat d’entreprise du contrat de louage de services (employeur et employé), les lords juges ont conclu qu’il s’agissait d’un mandat, souscrivant ainsi pour ce qui est du résultat à la décision unanime de la Cour suprême du Canada prononcée par le juge en chef Rinfret, qui avait utilisé des expressions comme [traduction] « mandat ou contrat de louage de services » et les mots [traduction] « mandataire ou employé » ([1945] R.C.S. 621, à la page 633). Le Comité judiciaire du Conseil privé a déterminé la nature du contrat au moyen d’une démarche équivalant à se demander ce dont les parties ont convenu. Étant donné qu’il n’y avait pas de consensus au sujet de l’entente entre les parties, c’est le tribunal qui a dû trancher la question.

[71]La question de savoir si les parties ont conclu un contrat de travail aux fins de l’assurance‑emploi (AE) ou du Régime de pensions du Canada (RPC) a soulevé de nombreuses difficultés au cours des ans, comme en témoigne la jurisprudence émanant de la Cour. Je ne pense pas qu’il convienne de priver le juge de common law de la possibilité de tenir compte de l’intention des parties, et ce, afin qu’il puisse confronter cette intention aux facteurs objectifs et aux circonstances factuelles de l’affaire lorsqu’il rend sa décision définitive.

[72]Comme l’a démontré la juge Sharlow, même si l’intention des parties n’est pas contestée, sauf par des tiers, comme c’est le cas en l’espèce, le juge de common law a néanmoins le devoir de « vérifier » si les modalités utilisées et les faits de l’affaire sont compatibles avec la qualification donnée au contrat par les parties. Le juge de common law doit veiller à ce que le contrat signé par les parties reflète effectivement l’entente qu’elles affirment avoir conclue.          

[73]Dans certains cas, le juge de common law a la possibilité d’examiner la déposition des témoins au sujet de leur interprétation du contrat. Le fait d’accepter de tels témoignages n’est pas déterminant. C’est une démarche préliminaire qui permet au juge d’en arriver à une conclusion, mais ne le soustrait pas à la nécessité de qualifier le contrat.

[74]Par conséquent, dans le domaine des sociétés de personnes, pour lesquelles « [l]a preuve doit démontrer que, au moment où la société aurait été formée, les présumés associés 1) exploitaient une entreprise 2) en commun 3) en vue de réaliser un bénéfice » (Spire Freezers Ltd. c. Canada, [2001] 1 R.C.S. 391, au paragraphe 15; Continental Bank Leasing Corp. c. Canada, [1998] 2 R.C.S. 298, au paragraphe 22), l’intention subjective des parties ainsi que l’intention des parties telle qu’elle ressort de l’ensemble des faits de l’affaire sont des éléments qui sont constamment à l’esprit du juge de common law. Dans l’arrêt Backman c. Canada, [2001] 1 R.C.S. 367, les juges Iacobucci et Bastarache parlant au nom de la Cour ont déclaré ce qui suit (paragraphe 25) :

Conformément à l’observation suivante, énoncée dans Lindley & Banks on Partnership, op. cit., p. 73, et adoptée dans Continental Bank, précité, p. 23 : [traduction] « pour déterminer l’existence d’une société en nom collectif [. . .] il faut tenir compte du contrat et de l’intention véritables des parties ressortant de l’ensemble des faits de l’affaire ». En d’autres termes, pour statuer sur l’existence d’une société de personnes, les tribunaux doivent se demander si la preuve documentaire objective et les circonstances de l’affaire, notamment les actes concrets des parties, sont compatibles avec l’existence d’une intention subjective d’exploiter une entreprise en commun dans le but de réaliser un bénéfice. [Non souligné dans l’original.]

[75]Dans l’arrêt Continental Bank Leasing c. Canada, au paragraphe 45, le juge Bastarache a écrit ce qui suit dans ses motifs dissidents et la majorité a souscrit à ses observations sur ce point :

L’intimée prétend que l’intention de constituer une société en nom collectif valide n’équivaut pas à l’intention d’exploiter une entreprise en commun dans le but de réaliser un bénéfice. Je suis d’accord. Toutefois, en l’espèce, les parties ont établi une société en nom collectif valide au sens de l’art. 2 de la Loi sur les sociétés en nom collectif. Elles entendaient exploiter et elles ont effectivement exploité une entreprise en commun dans le but de réaliser un bénéfice. Cette conclusion ne s’appuie pas simplement sur les déclarations subjectives des parties quant à leur intention. Elle est fondée sur l’élément de preuve objectif que constitue le contrat de société intervenu entre les parties. Comme l’a conclu le lord juge Millett dans Orion Finance, précité, à la p. 85 :

[traduction] La question n’est pas de savoir en quoi consiste l’opération, mais plutôt si elle correspond véritablement à ce qu’elle est censée être. À moins que les documents considérés dans leur ensemble ne commandent une autre conclusion, l’opération qu’ils constatent devrait être qualifiée conformément à l’intention qu’ont exprimée les parties. [Non souligné dans l’original.]

[76]Je suis bien sûr au courant de l’existence d’autres règles d’interprétation des contrats qui ne tiennent pratiquement pas compte des preuves relatives à l’intention subjective des parties (Exportations Consolidated Bathurst Ltée c. Mutual Boiler and Machinery Insurance Co., [1980] 1 R.C.S. 888, à la page 901; Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129, aux paragraphes 52 à 61 (Novopharm); Family Insurance Corp. c. Lombard Canada Ltée, [2002] 2 R.C.S. 695, au paragraphe 36; Michael Furmston, Cheshire, Fifoot & Furmston’s Law of Contract, 14e éd. (Londres : Butterworths, 2001), au chapitre 6, pages 133 et 135; Kim Lewison, The Interpretation of Contracts, 2e éd. (Londres : Sweet & Maxwell, 1997), au chapitre 1, paragraphe 1.02, dans lequel l’auteur note néanmoins qu’à l’époque moderne, en particulier compte tenu de l’admission plus fréquente des preuves extrinsèques, la notion de l’objectivité dans l’interprétation des contrats perd du terrain; S. M. Waddams, The Law of Contracts, 5e éd. (Toronto : Canada Law Book Inc., 2005), aux pages 228 et 229, dans lequel l’auteur explique que l’arrêt Novopharm ne tranche pas cette question de façon absolue; J. Beatson, Anson’s Law of Contract, 28e éd. (Oxford : Oxford University Press, 2002), à la page 160).

[77]Il est possible d’établir une distinction entre ces deux courants jurisprudentiels.

[78]Dans l’arrêt Novopharm, la Cour suprême du Canada devait décider si l’accord d’approvisionnement signé par Novopharm et Apotex attribuait ou avait pour effet d’attribuer une sous‑licence à Apotex (au paragraphe 52). Il s’agissait donc d’interpréter le contrat. Dans les affaires de sociétés en nom collectif, la question en litige ne portait pas sur l’interprétation du contrat mais sur sa nature. La Cour était appelée à déterminer si les parties avaient constitué une société en nom collectif répondant aux critères applicables, à savoir si elles exploitaient une entreprise en commun dans le but de faire des bénéfices.

[79]En l’espèce, c’est la nature du contrat qu’il convient de préciser, et ce, en effectuant une analyse de ses clauses à la lumière du critère à quatre volets, à savoir le niveau de contrôle, la propriété de l’équipement, l’ampleur du risque financier et la possibilité de faire des bénéfices.

[80]Compte tenu de la jurisprudence mentionnée ci‑dessus, je ne vois aucune raison convaincante qui empêcherait le juge de common law, amené à trancher la difficile question de savoir s’il s’agit d’un contrat d’entreprise ou d’un contrat de louage de services, de recourir à tous les critères et indices possibles dans le but de déterminer la véritable nature de la relation unissant les parties.

[81]Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a commis, à mon avis, une erreur de droit lorsqu’il a déclaré que l’intention des parties ne pouvait être utilisée qu’à titre d’élément de démarcation (paragraphes 31 et 82 de ses motifs). Je souscris à l’analyse de la juge Sharlow, exposée au paragraphe 64 de ses motifs, selon laquelle le juge de la Cour canadienne de l’impôt aurait dû prendre acte du témoignage non contredit relatif à l’interprétation commune des parties selon laquelle les danseurs étaient des entrepreneurs indépendants et se demander ensuite, en se fondant sur les facteurs de l’arrêt Wiebe Door, si cette intention avait été réalisée. Elle s’est fondée pour tenir ce raisonnement, au paragraphe 61 de ses motifs, sur toute une série de décisions de la Cour, adoptant le point de vue exprimé par le juge Stone dans l’arrêt Ministre du Revenu national c. Standing, [1992] A.C.F. no 890 (C.A.) (QL), que j’ai reformulé dans l’arrêt Wolf c. Canada, au paragraphe 71, lorsque j’ai déclaré qu’il ne convenait d’accorder du poids à l’intention des parties que si le contrat reflétait exactement la relation juridique qui les unissait.

[82]Il n’est pas nécessaire, pour trancher le présent litige, de décider si l’expression « l’intention des parties » a en théorie la même portée dans le système de common law qu’en droit civil québécois. Cette question ne peut être tranchée qu’en fonction des faits particuliers à chaque affaire.

[83]Je constate cependant que l’arrêt Montreal Locomotive est un exemple intéressant de bijuridisme. Le Comité judiciaire du Conseil privé a tranché cette affaire québécoise en qualité de tribunal de dernier ressort pour le Canada. Le contrat que les lords juges étaient appelés à interpréter prévoyait qu’il devait être interprété [traduction] « conformément aux lois de la province de Québec », [1945] 2 D.L.R. 373 (B.R. Qué.), aux pages 400 et 401. Le Comité judiciaire a utilisé les notions juridiques qu’il connaissait le mieux pour trancher l’affaire. Les parties sont devenues liées par la ratio decidendi du jugement. L’arrêt Montreal Locomotive s’est ainsi ajouté à la jurisprudence québécoise. Étant donné que la décision avait été prononcée par le Comité judiciaire du Conseil privé, elle est également devenue un précédent dans le monde de la common law.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Evans, J.C.A. (dissident) :

A. INTRODUCTION

[84]Le présent appel soulève une question familière, celle de savoir si les personnes qui fournissent des services en vertu d’un contrat sont des employés ou des entrepreneurs indépendants aux fins de l’assurance‑ emploi (AE) et du Régime de pensions du Canada (RPC). La question précise soulevée en l’espèce concerne l’importance que la Cour doit attribuer à la façon dont les parties ont compris la nature juridique de leur relation lorsqu’il s’agit de décider à quelle catégorie appartient le contrat qui les lie.

[85]J’ai pris connaissance du projet de motifs de ma collègue la juge Sharlow, et, avec égards, je dois dire que je ne suis pas d’accord avec elle sur cette question et que je ne souscris pas au dispositif qu’elle propose dans le présent appel. Ayant conclu que le juge de la Cour canadienne de l’impôt n’a pas commis d’erreur justifiant l’infirmation de sa décision, je rejetterais l’appel avec dépens.

[86]Il est bien établi que la façon dont les parties qualifient leur relation n’en détermine pas la nature juridique. En fait, jusqu’ici, les tribunaux semblent avoir accordé très peu d’importance à la façon dont les parties ont compris la nature juridique du contrat qu’elles avaient conclu ou à leur intention déclarée de conclure un type de contrat donné. La nature juridique d’un contrat était généralement déterminée en fonction de ses clauses et, jusqu’à un certain point, en fonction de la conduite des parties. Le fait que les parties aient eu l’intention de conclure un contrat de vente, par exemple, ou qu’elles pensent avoir conclu un tel contrat n’est pas un attribut juridique du contrat de vente.

[87]Cependant, dans certains arrêts assez récents concernant l’AE et le RPC rendus au Québec, qui sont décrits en détail dans les motifs de la juge Sharlow, la Cour a accordé une importance considérable aux déclarations faites par les parties au sujet de la nature juridique de leur contrat lorsqu’il s’agissait de décider si les fournisseurs de services en cause étaient des employés ou des entrepreneurs indépendants. Dans ces arrêts, la Cour a fondé en partie son raisonnement sur certains articles du Code civil du Québec.

[88]Il s’agit ici, à ce que je sache, du premier appel d’une décision concernant l’assurance‑emploi ou le Régime de pensions du Canada qui vient d’une province de common law et dans lequel le tribunal est amené à examiner la pertinence de la façon dont les parties ont compris la nature juridique de leur contrat par rapport à la qualification juridique du contrat en question. L’importance de cette question dépasse largement le contexte factuel et juridique de la présente affaire.

B. LES CONTRATS, L’INTENTION ET LA COMMON LAW

[89]La liberté contractuelle est un principe fondamental du droit du contrat en common law. Ce principe implique que, sous réserve de certaines restrictions précises, les parties ont la liberté de conclure le contrat qui correspond le mieux à leurs intérêts. Par exemple, les parties qui ne souhaitent pas être assujetties au régime de l’assurance‑emploi peuvent atteindre cet objectif en veillant à ce que leur contrat ne comporte pas les éléments juridiques d’un contrat de travail.

[90]La liberté contractuelle implique également que la tâche qui consiste à donner effet aux clauses sur lesquelles les parties se sont entendues incombe aux tribunaux. Dans ce but, les clauses sont interprétées en tenant compte du contexte dans lequel le contrat a été conclu, notamment : de l’usage courant dans la pro-fession en cause, du secteur dans lequel travaillent les parties, de la conduite des parties et de l’objet commercial du contrat.

[91]Cependant, tout comme « l’intention du législateur », « l’intention des parties » à laquelle les règles applicables aux contrats ont pour but de donner effet est une sorte de fiction juridique, dans le sens où elle est définie en fonction d’une analyse objective des termes utilisés par les parties et de leur conduite et non pas en fonction de leur intention ou interprétation subjective.

[92]La question de savoir si un contrat entre dans une catégorie juridique particulière est une conclusion de droit, fondée sur les clauses du contrat et la conduite des parties, et non pas sur l’étiquette juridique que les parties ont apposée au contrat ou sur l’objectif recherché par les parties lorsqu’elles l’ont conclu. L’intention des parties est un élément pertinent lorsqu’il s’agit de préciser les modalités de l’opération. Elle n’est pas un élément pertinent lorsqu’il faut qualifier cette opération sur le plan juridique ou trancher la question de savoir si les parties ont atteint l’objectif recherché.

[93]L’approche qui est généralement acceptée en common law pour décider si la relation contractuelle qui existe entre les parties correspond à celle d’une société de personnes a été récemment reformulée par le juge Rothstein dans l’arrêt Hayes c. Canada, 2005 CAF 227 :

Le juge de la Cour de l’impôt a avancé d’autres motifs pour conclure que les conjoints n’étaient pas en société de personnes. Étant donné qu’il n’y avait pas de contrat de société et que les conjoints nient expressément qu’ils constituaient une société de personnes, le juge a déclaré que pour arriver à la conclusion de l’existence d’une telle société, « il faudrait que la conduite des parties me le confirme de manière incontestable » (paragraphe 153). Le juge de la Cour de l’impôt n’a cité aucune jurisprudence appuyant cette norme de preuve.

La déclaration des parties qu’elles ne sont pas en société de personnes a peu de poids, sinon aucun. Lindley & Banks, au paragraphe 5‑05, cite la déclaration sans ambiguïté du maître des rôles Cozens‑Hardy dans Weiner c. Harris, [1910] 1 K.B. 285 :

[traduction] Deux parties réalisent une transaction et disent : « Nous déclarons par les présentes qu’il n’existe pas de société de personnes entre nous. » La Cour ne tient aucun compte d’une telle déclaration. Elle examine la transaction et se pose la question suivante : « En droit, existe‑t‑il ici une société de personnes? » On ne peut rien conclure du fait que les parties ont utilisé une terminologie qui tend à indiquer que la transaction est autre chose que ce qu’en dit le droit.

L’existence ou l’absence d’un contrat de société ne suffit pas non plus à régler la question. Dans l’arrêt Backman c. Canada, [2001] 1 R.C.S. 367 au paragraphe 27, les juges Iacobucci et Bastarache ont conclu que, même en présence d’un contrat de société et d’autres documents constitutifs, il n’existait pas de société de personnes parce que les conditions fondamentales de son existence n’étaient pas respectées.

Des parties bien informées peuvent se doter d’une documentation élaborée. D’autres, moins bien informées, peuvent ne pas posséder une telle documentation et ne pas être au fait du droit des sociétés. La question consiste toujours à savoir si l’entreprise est exploitée en commun en vue de réaliser un bénéfice. Si c’est le cas, le droit nous dit qu’il existe une société de personnes, quelle que soit l’intention déclarée des parties, qu’il y ait présence ou absence d’un contrat de société, et quel que soit ce que les parties connaissent du droit. [Non souligné dans l’original.]

[94]Il n’existe aucune raison de penser que le juge Rothstein aurait procédé différemment si la question en litige avait été celle de savoir si le contrat en question était un contrat de travail ou d’entreprise plutôt qu’un contrat de société de personnes. Les phrases soulignées sont clairement incompatibles avec la position avancée en l’espèce par l’avocat du Royal Winnipeg Ballet (le RWB), à savoir que l’intention déclarée des parties au sujet de la nature juridique de leur relation, ou leur interprétation de cette dernière, est un élément déterminant en l’absence de clause du contrat ou de conduite des parties conduisant de façon non équivoque à la conclusion contraire. Par conséquent, l’omission de la part du juge de la Cour canadienne de l’impôt saisi de la présente affaire de tenir compte, au début de son analyse, d’un élément qui, d’après le juge Rothstein, devrait avoir « peu de poids, sinon aucun », ne semble pas, à première vue, constituer une erreur justifiant l’infirmation de sa décision.

[95]Pour ce qui est de la jurisprudence relative à la qualification d’un contrat de travail ou d’un contrat d’entreprise, je note qu’aucun des arrêts faisant autorité sur la question, à savoir Wiebe Door et Sagaz, n’énonce que l’intention commune des parties ou la façon dont elles interprètent la nature juridique de leur contrat est un facteur pertinent pour les besoins de l’analyse à effectuer. Dans ces deux arrêts, les motifs privilégient le recours à des facteurs objectifs pour décider si les personnes concernées exploitaient une entreprise pour leur propre compte ou étaient des employés. Cependant, comme la juge Sharlow l’a fait à juste titre remarquer, aucun de ces arrêts n’écarte expressément la possibilité de tenir compte de la façon dont les parties ont compris la nature juridique de leur contrat.

[96]Étant donné que les décisions récentes prononcées par la Cour qui sont examinées dans les motifs de la juge Sharlow sont toutes, en partie au moins, fondées sur le Code civil du Québec, je ne peux conclure qu’elles ont eu pour effet de renforcer l’importance qu’attachent traditionnellement les règles de common law en matière de contrats à la façon dont les parties ont compris la nature juridique du contrat qu’elles ont conclu. Lorsqu’une loi fédérale renvoie à une notion de droit privé qui n’est pas définie dans la loi, la nature bijuridique de notre fédération permet que la loi en question soit appliquée différemment au Québec et dans les provinces et territoires de common law : Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, article 8.1 [édicté par L.C. 2001, ch. 4, art. 8]; voir également, par exemple, 9041‑6868 Québec Inc. c. M.R.N., 2005 CAF 334, au paragraphe 6.

[97]Je ne sais pas dans quelle mesure le Code civil du Québec diffère de la common law pour ce qui est de la qualification  des  contrats,  ni  si  les causes en question auraient été tranchées différemment si on avait appliqué les règles de common law que je viens de décrire.

[98]Lorsque le différend à trancher porte sur la qualification juridique d’un contrat, il y a de bonnes raisons d’accorder peu de poids, voire aucun, à la façon dont les parties en ont compris la nature ou à l’objectif qu’elles recherchaient en concluant le contrat en question. Premièrement, il est difficile de comprendre pour quelle raison la façon dont les parties qualifient juridiquement le contrat qu’elles ont conclu serait pertinente ou devrait être conciliée avec les facteurs objectifs exposés dans les arrêts Wiebe Door et Sagaz. C’est une chose que de tirer une déduction au sujet de la nature juridique d’un contrat en se fondant, par exemple, sur les facteurs de contrôle, de risque de pertes et de possibilité de profit, mais c’en est une autre très différente que de tirer des conclusions à partir de la perception des parties de la nature juridique de leur contrat, qui est la question essentielle que la Cour doit trancher. Le fait que les parties aient eu l’intention de conclure un contrat d’entreprise n’est pas un attribut juridique d’un tel contrat.

[99]Deuxièmement, l’opinion qu’entretiennent les parties au sujet de la nature juridique de leur contrat est nécessairement intéressée. En général, les parties s’intéressent principalement à l’objectif recherché et ne se préoccupent que de façon secondaire, voire pas du tout, des moyens juridiques permettant de l’atteindre. Supposons, par exemple, que leur objectif soit de se soustraire au versement des cotisations d’AE. Le  moyen juridique à utiliser pour y parvenir est de conclure un contrat d’entreprise. Cet objectif sera atteint si les modalités du contrat et la conduite des parties se rapprochent davantage des éléments d’un contrat d’entreprise que de ceux d’un contrat de travail. Dans la mesure où elles y auront réfléchi, les parties préféreront conclure le genre de contrat qui, juridique-ment, leur permettra d’atteindre l’objectif qu’elles recherchent.

[100]De la même façon, le droit attache peu de poids, sinon aucun, au fait que la conduite des parties soit compatible avec les conséquences juridiques découlant de la conclusion d’un contrat d’entreprise. Ces conséquences peuvent avoir pour effet d’exempter le payeur d’avoir à déduire et à verser les cotisations d’AE et les cotisations au RPC, et d’obliger le fournisseur de services à s’inscrire aux fins de la TPS et à la facturer. Ce sont là les conséquences juridiques d’un contrat d’entreprise, mais elles ne constituent pas la preuve de son existence. Le fait que les parties aient recherché ces conséquences n’est d’aucun secours lorsqu’il s’agit de décider si elles ont adopté les moyens juridiques pour y parvenir, à savoir si elles ont conclu un contrat qui comporte les éléments d’un contrat d’entreprise et non ceux d’un contrat de travail.

[101]Troisièmement, les parties à un contrat prévoyant l’exécution d’un travail (pour utiliser un terme neutre) sont rarement sur un pied d’égalité pour négocier. En attribuant une force probante importante à une déclaration figurant dans un document contractuel signé par les parties selon laquelle le contrat est un contrat d’entreprise, on risque de désavantager la partie la plus vulnérable qui pourrait fort bien dire par la suite, par exemple, qu’elle avait l’intention de conclure un contrat de travail pour pouvoir participer au régime d’assurance‑emploi.

[102]En présence d’une disposition claire d’un contrat signé selon laquelle il s’agit d’un contrat d’entreprise et non d’un contrat de travail, une partie dans cette situation aurait du mal à nier que, selon une analyse objective, cette disposition reflète l’intention des parties, au moins en l’absence de fausse représentation ou de contrainte. Autrement dit, la partie vulnérable est non seulement liée par les modalités du contrat, mais son statut contractuel et, par conséquent, les droits que lui confère la loi, risquent d’être compromis par la façon dont la partie en position de force a qualifié juridiquement le contrat.

[103]Quatrièmement, la qualification juridique d’un contrat peut avoir un effet sur les tiers, comme la victime d’un acte délictuel commis par le fournisseur de services dans l’exécution du contrat ou, comme en l’espèce, Revenu Canada. Le fait de fonder la qualification juridique du contrat sur des considérations autres que les modalités de celui‑ci, interprétées dans leur contexte, risque de compromettre ces intérêts et de porter atteinte à des programmes obligatoires établis par la loi visant à protéger certaines catégories de personnes, comme l’assurance‑emploi et le Régime de pensions du Canada.

[104]Je m’inquiète également de l’effet que pourrait avoir sur les autres danseurs du RWB une conclusion sur le statut contractuel des danseurs en l’espèce. Si l’intention des danseurs doit jouer un rôle important dans la décision, le résultat pourrait‑il être différent dans le cas d’un autre danseur du RWB qui nierait avoir eu l’intention de conclure un contrat d’entreprise? Il semble étrange que des contrats essentiellement identiques puissent être qualifiés différemment pour cette raison.

[105]À mon avis, le seul rôle important que peut jouer l’intention déclarée des parties au sujet de la nature juridique de leur contrat est d’influencer le contexte interprétatif dans lequel la Cour examine le contrat en vue d’en élucider les ambiguïtés et d’en combler les lacunes.

C. LA PRÉSENTE AFFAIRE

[106]En l’espèce, les preuves relatives à « l’intention commune des parties » comprennent principalement les déclarations qu’ont faites Mme Susan Wallace, la directrice exécutive de la CAEA, et M. Johnny Wright, un des danseurs qui a interjeté appel de la décision du ministre devant la Cour canadienne de l’impôt, à l’audience tenue par le juge de la Cour canadienne de l’impôt. Leurs déclarations sont brèves et n’ont pas fait l’objet de commentaires.

[107]Aucun des témoins n’a précisé le fondement sur lequel reposait sa compréhension ou sa perception de la nature juridique des contrats, et aucun n’a déclaré avoir communiqué son opinion au RWB. Les deux membres de la haute direction du RWB qui ont été appelés à témoigner n’ont pas été interrogés au sujet de la façon dont ils interprétaient la nature juridique des contrats. Ni l’accord‑cadre négocié avec le RBW par la CAEA au nom de ses membres, qui s’applique à plusieurs types d’emplois très différents, ni les contrats individuels signés par les danseurs, ne mentionnent qu’il s’agit de contrats d’entreprise.

[108]Comme je l’ai déjà mentionné, le fait que les danseurs aient été inscrits aux fins de la TPS et aient facturé cette taxe n’est pas une preuve qui détermine la nature juridique du contrat. Le fait que les danseurs aient été tenus de facturer la TPS et que le RWB ait dû la payer est une conséquence juridique qui découle du fait que le contrat a été qualifié de contrat d’entreprise, mais ne constitue pas une preuve de sa nature juridique. Cela prouve tout au plus que les parties estimaient qu’elles n’avaient pas conclu un contrat de travail.

[109]Enfin, je note que l’accord‑cadre négocié par le RWB et la CAEA est un document long et détaillé. Il régit de façon très précise les relations des danseurs et d’autres personnes avec le RWB, et permet amplement de préciser la nature juridique des contrats conclus par les danseurs sans qu’on ait à s’en remettre à ce que les parties en pensaient. Habituellement, les décisions qui touchent ce domaine du droit doivent être prises en fonction de documents contractuels beaucoup moins étoffés.

D. RETOUR SUR L’ARRÊT WIEBE DOOR

[110]L’arrêt Wiebe Door a été rendu il y a 20 ans, à une époque où l’approche contextuelle à l’analyse juridique était beaucoup moins solidement établie dans la jurisprudence canadienne qu’elle ne l’est aujourd’hui. Au milieu des années 1980, les tribunaux étaient beaucoup plus enclins à accepter que l’on puisse décider dans l’abstrait si une personne avait été embauchée aux termes d’un contrat de travail, sans tenir compte du contexte particulier dans lequel la question se posait.

[111]Les quatre facteurs énumérés dans l’arrêt Wiebe Door sont principalement tirés des règles de la responsabilité délictuelle. La question en litige dans l’arrêt Montreal Locomotive, arrêt qui a également été invoqué dans l’arrêt Wiebe Door, était de savoir si un entrepreneur engagé par le gouvernement était tenu de payer des impôts en raison de l’utilisation qu’il faisait d’un terrain. Il fallait pour y répondre décider si l’entrepreneur exploitait le terrain à titre de mandataire de la Couronne ou s’il exploitait sa propre entreprise. Il n’était pas question de contrat de travail.

[112]Lorsque la loi attache des conséquences au fait d’exécuter un travail en vertu d’un contrat de travail, il est raisonnable de tenir pour acquis que le législateur a voulu que la notion de travail soit interprétée et appliquée de la façon dont cela se fait dans d’autres domaines du droit. Il est toutefois tout à fait contraire à la méthodologie juridique actuelle d’interpréter et d’appliquer l’expression « contrat de travail », lorsqu’elle est utilisée dans une loi pour définir la portée d’un programme social, en se basant uniquement sur les règles applicables en matière de responsabilité du fait d’autrui, un domaine où s’appliquent des considérations particulières, sans tenir compte du contexte et de l’objet du programme en question. Ces aspects sont examinés en détail par Laura Friedlander dans l’article « What Has Tort Law Got To Do With It? Distinguishing Between Employees and Independent Contractors in the Federal Income Tax, Employment Insurance, and Canada Pension Plan Contexts » (2003), 51 Rev. fiscale can. 1467.

[113]Il y a également lieu de s’interroger sur l’utilité d’un critère qui a été élaboré avant l’essor de la privatisation et de la sous‑traitance des tâches, et avant que se fassent sentir aussi nettement les effets de la mondialisation de l’économie. Les changements survenus dans le monde du travail, et la complexité et la diversité croissantes des relations dans lesquelles le travail est exécuté ne peuvent que diminuer l’importance qu’a pu avoir le critère élaboré dans l’arrêt Wiebe Door dans le passé pour déterminer qui est un employé aux fins de l’AE et du RPC, et qui a, par conséquent, droit aux prestations qui sont fournies dans le cadre de ces deux régimes établis par la loi.

E. CONCLUSIONS

[114]Les règles de la common law dans le domaine des contrats accordent peu de poids, voire aucun, à la façon dont les parties comprennent la nature juridique de leur relation, ou à l’intention qu’elles ont exprimée à ce sujet. Par conséquent, je ne peux conclure que le juge a commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de cet élément lorsqu’il a appliqué les facteurs décrits dans les arrêts Wiebe Door et Sagaz aux contrats en cause. L’interprétation des modalités des contrats ne soulevait aucune contestation qui aurait pu être résolue en ayant recours à l’opinion des parties au sujet de la nature juridique des contrats. Tout en reconnaissant que, comme d’habitude, il y avait matière à discussion, le juge a pu en arriver à une conclusion claire au sujet de la qualification des contrats, en se fondant sur les facteurs exposés dans les arrêts Wiebe Door et Sagaz et sur un examen contextuel des modalités des contrats.

[115]En l’absence d’erreur de droit, la Cour ne peut modifier la conclusion d’un juge que si celle‑ci est viciée par une erreur dominante et manifeste. À mon avis, ce n’est pas le cas ici. Le juge a été sensible, comme il devait l’être, au fait que l’application des facteurs exposés dans les arrêts Wiebe Door et Sagaz devait être compatible avec la nature du travail des danseurs. C’est pourquoi il a refusé de considérer certains aspects de la relation contractuelle comme indiquant l’existence d’un contrôle, parce qu’il s’agissait d’exigences étroitement liées à la production et à la présentation d’une œuvre d’art cohérente comme le ballet. Je ne peux souscrire à l’argument de l’avocat du RWB selon lequel la nature même de la prestation et de l’expression artistiques est incompatible avec le statut d’employé. Il a d’ailleurs reconnu que les danseurs de l’Alberta Ballet Company de Calgary étaient considérés comme des employés.

[116]Le critère juridique qui permet de décider si un contrat donné est un contrat de travail ou un contrat d’entreprise fait appel à de nombreux facteurs. Tant que le juge ne commet pas une erreur flagrante dans son application, il est difficile d’établir l’existence d’une erreur dominante et manifeste. Je dirais que, dans l’ensemble, les critiques que les avocats ont formulées à l’égard des motifs du juge en l’espèce portent en fait sur la force probante qu’il a attribuée à divers facteurs et sur son appréciation de la preuve. Il ne s’agit pas de savoir ici si j’aurais apprécié ces différents facteurs comme l’a fait le juge, si j’aurais tiré les mêmes déductions à partir des preuves ou si j’en serais arrivé au même résultat. Je ne suis pas convaincu que son raisonnement ou sa conclusion est manifestement erroné.

[117]J’ajouterais simplement que le RWB et les autres compagnies de ballet peuvent fort bien, si elles le souhaitent, revoir les conditions auxquelles ils engagent leurs danseurs de façon à soustraire ces derniers à la catégorie des employés. Comme le juge l’a fait remarquer, les contrats actuels contiennent des condi-tions qui assujettissent les danseurs à un contrôle qui va largement au‑delà de ce qu’exige la présentation d’un spectacle artistique.

[118]Pour ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens.

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