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[1993] 1 C.F. 131

T-171-92

Sa Majesté la Reine (demanderesse)

c.

Maritime Group (Canada) Inc., Acari Shipping Co. Ltd., Transmed Shipping Ltd., John Shillien, D. P. Byrne, Robert Lyon, Dennis McLeod et le Bureau de Commerce de Montréal (défendeurs)

Répertorié : Canada c. Maritime Group (Canada) Inc. (1re inst.)

Section de première instance, juge Noël—Montréal, 28 septembre; Ottawa, 29 octobre 1992.

Pratique — Prescription — Action pour actes de négligence (inspection inadéquate et certification irrégulière du navire, qui a coulé par la suite dans les eaux internationales) survenus à Montréal — Selon l’art. 39 de la Loi sur la Cour fédérale, les lois provinciales sur la prescription des actions s’appliquent aux causes d’action ayant pris naissance dans la province — « Cause d’action » désigne le manquement à une obligation, soit l’inspection inadéquate et la certification irrégulière — Elle prend naissance où a lieu le manquement à une obligation et non où sont subis les dommages — Les affaires mettant en cause la responsabilité découlant du vice d’un produit dans lesquelles la détermination du ressort où a pris naissance la cause d’action est fonction du ressort où sont survenus les dommages ne s’appliquent pas — Application de la prescription par deux ans en vertu du droit du Québec.

Couronne — Pratique — L’art. 39 de la Loi sur la Cour fédérale prévoit que les règles de droit provinciales en matière de prescription s’appliquent aux instances dont le fait générateur est survenu dans une province, « sauf disposition contraire d’une autre loi » — L’exception vise une loi fédérale — L’adoption des règles de droit régissant les rapports entre particuliers démontre l’intention d’appliquer les mêmes délais de prescription à la Couronne qu’aux particuliers — L’omission de mentionner les lois « du Parlement », dont il est question à l’art. 31 de la Loi sur la Cour de l’Échiquier, ne visait pas à créer une dérogation à la loi antérieure — Rien ne permet de croire à l’intention de redonner vie à l’application de délais de prescription particuliers en faveur de la Couronne.

Code civil — L’art. 2215 prescrit un délai de prescription de trente ans à l’égard des créances de la Couronne non déclarées imprescriptibles — Il fait partie de l’ensemble de règles de droit fédéral en ce qui concerne les droits et les obligations de la Couronne du chef du Canada en vertu de l’art. 129 de la Loi constitutionnelle de 1867, mais il n’est pas une loi du Parlement ni « une loi du Canada » au sens juridictionnel — Son application est expressément écartée à l’art. 39 de la Loi sur la Cour fédérale « sauf disposition contraire d’une autre loi » du Parlement.

Il s’agit d’un appel contre la décision par laquelle le protonotaire en chef rejetait la requête fondée sur la Règle 419, en radiation de la déclaration dans la mesure où elle concernait certains défendeurs au motif qu’il y avait prescription. Les actes de négligence allégués dans la déclaration (l’inspection inadéquate et la certification irrégulière du navire Charlie et l’autorisation qu’il a reçue d’entreprendre un voyage transatlantique sans être en état de navigabilité) se sont produits à Montréal. Le navire a coulé le 19 janvier 1990. La déclaration a été déposée le 22 janvier 1992 mais n’a pas été signifiée avant le 17 juin. En vertu du paragraphe 39(3) de la Loi sur la Cour fédérale, les règles de droit applicables à la prescription des actions mentionnées aux paragraphes (1) et (2) s’appliquent à toute procédure à laquelle est partie la Couronne. Le paragraphe 39(1) prévoit que sauf disposition contraire d’une autre loi, les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent à toute instance devant la Cour fédérale dont le fait générateur est survenu dans cette province. Le paragraphe 39(2) prévoit que le délai de prescription est de six ans à compter du fait générateur lorsque celui-ci n’est pas survenu dans une province. Au Québec, le délai de prescription est de deux ans à compter de la date où la demanderesse a eu connaissance des dommages, et il n’est pas interrompu à moins que la signification de l’action aux défendeurs soit faite dans les soixante jours du dépôt de l’action. Les appelants concluent que l’action, dans la mesure où elle les vise, est prescrite parce que la déclaration ne leur a pas été signifiée dans les soixante jours et que par conséquent le délai de prescription n’a pas été interrompu. L’intimée a soutenu que la cause d’action avait pris naissance dans les eaux internationales où les dommages ont été subis, de sorte que le délai de prescription de six ans prescrit au paragraphe 39(2) s’appliquerait. Subsidiairement, l’intimée fait valoir que l’article 2215 du Code civil du Bas-Canada, qui prévoit que les créances de la Couronne non déclarées imprescriptibles se prescrivent par trente ans, s’applique. Les questions litigieuses consistaient à savoir où avait pris naissance la cause d’action, et si l’article 2215 s’appliquait.

Jugement : l’appel est accueilli.

Des sens différents sont donnés à l’expression « cause d’action » selon que la question litigieuse se rapporte à la compétence des tribunaux ou au moment où le délai de prescription commence à courir, ou qu’elle se pose en raison de l’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale. « Cause d’action » ou « fait générateur » désigne le manquement à une obligation, qu’elle soit imposée par une règle de droit ou un contrat, qui donne à la victime un droit d’action. En l’espèce, le manquement à l’obligation allégué résidait dans l’inspection inadéquate du navire et la délivrance irrégulière du certificat de navigabilité, et l’autorisation d’entreprendre le voyage en mer alors que le navire n’était pas en état de navigabilité. Ces manquements se sont produits à Montréal. Le fait que le navire ait coulé ailleurs ne modifie pas le lieu de la cause d’action. Bien qu’il n’y aurait pas eu de cause d’action si le navire n’avait pas sombré, dès lors qu’il y a des dommages, il y a cause d’action où le manquement à une obligation a eu lieu, indépendamment de l’endroit où sont survenus les dommages. Les affaires mettant en cause la responsabilité découlant du vice d’un produit dans lesquelles la détermination du ressort où a pris naissance la cause d’action a été fonction du ressort où sont survenus les dommages ne s’appliquent pas. Contrairement à la situation dans les affaires mettant en cause la responsabilité découlant du vice d’un produit, dans lesquelles une obligation particulière de prudence imposée aux fabricants s’étendait à tout ressort où la distribution des produits pouvait raisonnablement être considérée comme ayant lieu, en l’espèce le manquement à une obligation dont on allègue qu’il s’est produit dans la province de Québec, ne s’est pas transporté dans les eaux internationales où les dommages ont été subis. La cause d’action a pris naissance à Montréal, et les lois du Québec en matière de prescription s’appliquent.

L’exception exposée au paragraphe 39(1) se limite aux lois du Parlement. Si celui-ci avait entendu maintenir l’application de délais de prescription provinciaux particuliers en faveur de la Couronne, il aurait simplement adopté les règles de droit applicables à la prescription en vigueur dans les provinces. En adoptant les règles de droit régissant les rapports « entre particuliers », le Parlement entendait évidemment assujettir les actions intentées par ou contre la Couronne aux mêmes délais de prescription que ceux qui régissent les actions entre particuliers, et exclure l’application de délais particuliers en faveur de la Couronne comme ils existaient en vertu des règles de droit provinciales. L’exception vise à maintenir l’application des dispositions adoptées par une loi fédérale qui prévoient expressément des délais de prescription particuliers pour les actions intentées par ou contre la Couronne. Cette conclusion est étayée par le libellé de l’article 31 de la Loi sur la Cour de l’Échiquier, prédécesseur de l’article 39, qui a adopté les délais de prescription entre particuliers « sous réserve de toute autre loi du Parlement du Canada ». L’omission de l’expression « du Parlement » n’avait pas pour but de créer une dérogation à la loi antérieure. Rien ne permet de croire que le législateur entendait redonner vie à l’application de délais de prescription particuliers en faveur de la Couronne.

L’article 2215 fait partie de l’ensemble de règles de droit fédéral en ce qui concerne les droits et les obligations de la Couronne du chef du Canada conformément à l’article 129 de la Loi constitutionnelle de 1867. Conséquemment, il ne saurait être écarté simplement parce qu’il s’agit d’une disposition législative provinciale. Il n’est cependant ni une loi du Parlement, ni au sens juridictionnel, « une loi du Canada ». L’application de l’article 2215 est expressément écartée par l’article 31 de la Loi sur la Cour de l’Échiquier, et le paragraphe 39(1) de la Loi sur la Cour fédérale maintient cette exception. Le délai de deux ans applicable entre particuliers dans la province de Québec s’applique, et comme il n’a pas été interrompu, l’action contre les appelants est prescrite.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Code civil du Bas-Canada, Arts. 2215, 2224, 2261.

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 129.

Loi sur la Cour de l’Échiquier, S.R.C. 1952, ch. 98, art. 31.

Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10, art. 38 (aujourd’hui L.R.C., (1985), ch. F-7, art. 39).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 419.

JURISPRUDENCE

DÉCISION APPLIQUÉE :

Northern Telecom Canada Ltée. et autre c. Syndicat des travailleurs en communication du Canada et autre, [1983] 1 R.C.S. 733; (1983), 147 D.L.R. (3d) 1; 83 C.L.L.C. 14,048; 48 N.R. 161.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Distillers Co (Bio-Chemicals) Ltd v Thompson (by her next friend Arthur Leslie Thompson), [1971] 1 All E.R. (P.C.); Moran c. Pyle National (Canada) Ltd., [1975] 1 R.C.S. 393; (1973), 43 D.L.R. (3d) 239; [1974] 2 W.W.R. 586; 1 N.R. 122; Page c. Churchill Falls (Labrador) Corp. Ltd., [1972] C.F. 1141; (1972), 29 D.L.R. (3d) 236 (C.A.); Reine (La) c. Ville de Montréal, [1972] C.F. 382 (1re  inst.); Procureur général du Canada v. Dallaire et Dallaire, [1949] B.R. 365 (C.A.).

APPEL intenté contre le refus du protonotaire en chef de radier la déclaration dans la mesure où elle visait certains défendeurs au motif que l’action était prescrite. Appel accueilli.

AVOCATS :

Danielle Dion pour la demanderesse.

Mireille Tabib pour les défendeurs.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour la demanderesse.

Stikeman, Elliott, Montréal, pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Noël : Il s’agit d’un appel interjeté contre la décision par laquelle le protonotaire en chef rejetait la requête présentée par D. P. Byrne, Robert Lyon, Dennis McLeod et le Bureau de commerce de Mont- réal (appelés les « appelants ») en vue d’obtenir la radiation de la déclaration dans la mesure où elle les concerne conformément à la Règle 419 [Règles de la Cour fédérale , C.R.C., ch. 663] au motif qu’il y a prescription.

Le protonotaire en chef a rejeté la requête dans les termes suivants : « la requête est rejetée en raison de l’article 17 de la Loi d’interprétation, des articles 9 et 2215 du Code civil du Bas-Canada; les avaries se sont produites en mer dans les eaux extraterritoriales lorsque le navire a coulé; ceci donne ouverture à cette action. »

Les actes de négligence allégués dans la déclaration se sont produits à Montréal (Québec). Selon la déclaration, par ces actes il faut entendre l’inspection négligente du navire Charlie et le certificat qui lui a été délivré ainsi que l’autorisation qu’il a reçue d’entreprendre un voyage transatlantique alors qu’il n’était pas en état de navigabilité. Le Charlie a coulé en haute mer le 19 janvier 1990 ou vers cette date, causant ainsi des dommages dont Sa Majesté la Reine tente de se faire indemniser dans cette action.

LA POSITION DES APPELANTS

Les appelants affirment que parce que la cause d’action invoquée par la demanderesse a pris naissance au Québec, le paragraphe 39(1) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, prévoit que le délai de prescription se détermine par rapport à la prescription régissant les rapports entre particuliers conformément aux lois du Québec et que, selon les lois de cette province, ce délai est de deux ans à compter de la date où la demanderesse a eu connaissance des dommages. D’après les lois du Québec, le délai de prescription n’est pas interrompu à moins que la signification de l’action à la partie contre laquelle elle est dirigée soit faite dans les soixante jours du dépôt de l’action au greffe de la Cour.

À cet égard, les appelants reconnaissent que l’action a été déposée le 22 janvier 1992, c’est-à-dire environ deux ans à compter de la connaissance qu’a eue la demanderesse des dommages, mais ils affirment que parce qu’elle ne leur a pas été signifiée avant le 17 juin 1992, le délai de prescription n’a pas été interrompu. Les appelants concluent donc que l’action, dans la mesure où elle est intentée contre eux est, à première vue, prescrite et qu’elle doit être annulée à ce stade-ci en vertu de la Règle 419, puisqu’il est clair et évident qu’elle ne peut être accueillie.

POSITION DE L’INTIMÉE

L’intimée reconnaît que la déclaration n’a pas été signifiée dans les six mois du dépôt de l’action, et que son action, à l’égard des appelants, doit être rejetée si le délai de prescription de deux ans est applicable. L’intimée affirme cependant que la cause d’action n’a pas pris naissance dans la province de Québec où a eu lieu la négligence alléguée, mais dans les eaux internationales où ont été subis les dommages. Cela étant, l’intimée s’appuie sur le paragraphe 39(2) de la Loi sur la Cour fédérale, qui prévoit que les causes d’action qui prennent naissance ailleurs que dans la province se prescrivent par six ans.

L’intimée soutient en outre que même si la cause d’action avait pris naissance dans la province de Québec, l’application du paragraphe 39(1) de la Loi sur la Cour fédérale est assujettie aux délais de prescription particuliers prévus par toute autre loi, et que l’article 2215 du Code civil du Bas-Canada, qui prévoit une prescription de trente ans, s’applique en l’espèce.

Subsidiairement encore, l’intimée a fait valoir que la question en litige est régie par le droit d’amirauté, et que le délai de prescription devrait être vérifié en conséquence. Lorsque j’ai demandé à l’avocate de l’intimée ce que pourrait être ce délai, je n’ai obtenu aucune réponse. Je n’ai donc pas accordé plus d’attention à ce moyen.

LA LOI APPLICABLE

Avant les récentes modifications qui sont entrées en vigueur le 1er février 1992, l’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale traitait des actions engagées par et contre la Couronne. Il était libellé comme suit :

39. (1) Sauf disposition contraire d’une autre loi, les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent à toute instance devant la Cour dont le fait générateur est survenu dans cette province.

(2) Le délai de prescription est de six ans à compter du fait générateur lorsque celui-ci n’est pas survenu dans une province.

(3) Sauf disposition contraire d’une autre loi, les règles de droit en matière de prescription visées aux paragraphes (1) et (2) s’appliquent à toutes les procédures engagées par ou contre la Couronne. [Soulignement ajouté.]

Les articles pertinents du Code civil du Bas-Canada prévoient ce qui suit :

Art. 2261. L’action se prescrit par deux ans dans les cas suivants :

2. Pour dommages résultant de délits et quasi-délits, à défaut d’autres dispositions applicables;

Art. 2224. Le dépôt d’une demande en justice au greffe du tribunal forme une interruption civile, pourvu que cette demande soit signifiée conformément au Code de procédure civile à celui qu’on veut empêcher de prescrire, dans les soixante jours du dépôt …

Art. 2215. Les arrérages des rentes, prestations, intérêts et revenus, et les créances et droits appartenant à Sa Majesté non déclarés imprescriptibles par les articles qui précèdent, se prescrivent par trente ans.

Les tiers acquéreurs d’immeubles affectés à ces créances ne peuvent se libérer par une prescription plus courte.

ANALYSE

L’effet de la législation peut se résumer comme suit :

1. Lorsque la cause d’action prend naissance dans une certaine province, les règles de droit en matière de prescription et de délais régissant, dans cette province, les rapports entre particuliers s’appliquent, sauf disposition contraire d’une autre loi.

2. Le délai de prescription est de six ans lorsque la cause d’action n’a pas pris naissance dans la province.

3. Au Québec, les actions en dommages-intérêts découlant d’infractions (c’est-à-dire de délits et quasi-délits) se prescrivent par deux ans entre particuliers, et le dépôt pendant ce délai d’une demande en justice forme une interruption civile, pourvu que cette demande soit signifiée dans les soixante jours du dépôt.

4. Au Québec, les droits appartenant à la Couronne qui ne sont pas déclarés imprescriptibles par le Code civil du Bas-Canada se prescrivent par trente ans.

L’intimée fait valoir comme premier moyen que la cause d’action ayant pris naissance ailleurs que dans la province, le délai de prescription est de six ans. L’avocate de l’intimée soutient plus particulièrement que la cause d’action a pris naissance là où les dommages se sont produits, c’est-à-dire dans les eaux internationales. Comme l’a dit le juge en chef Jackett (tel était alors son titre) dans l’arrêt Page c. Churchill Falls (Labrador) Corp. Ltd., [1972] C.F. 1141 (C.A.), à la page 1146, il semble qu’à des époques diverses, des sens différents ont été donnés à l’expression « cause d’action » selon que la question litigieuse se rapporte à la compétence des tribunaux ou au moment où le délai de prescription commence à courir, ou qu’elle se pose en raison de l’article 39 (alors l’article 38 [S.R.C. 1970 (2e supp.), ch. 10]) de la Loi sur la Cour fédérale. Comme ce fut le cas dans cette affaire, il n’a pas été nécessaire à la Cour d’appel de statuer sur cette question, dont on a laissé la solution au moment approprié.

À mon sens, l’expression « cause of action », ou « fait générateur » telle qu’elle apparaît dans la version française de l’article 39, désigne le manquement à une obligation, qu’elle soit imposée par une règle de droit ou un contrat, qui donne à la victime un droit d’action. En l’espèce, le manquement à l’obligation allégué résidait dans l’inspection inadéquate du navire, la délivrance irrégulière du certificat de navigabilité et l’autorisation d’entreprendre le voyage en mer alors que le navire n’était pas en état de navigabilité. On allègue que tous ces actes ou manquements se sont produits à Montréal.

Le fait que le navire ait coulé en haute mer et qu’en conséquence, les dommages se soient produits en dehors de la province de Québec, dans les eaux internationales, ne modifie pas le lieu de la cause d’action. Il est vrai, comme le soutient l’intimée, qu’il n’y aurait pas eu de cause d’action si le navire n’avait pas sombré et si des dommages n’avaient pas été causés. Mais dès lors qu’il y a dommages, il y a cause d’action, et c’est en fonction du lieu où le manquement à une obligation s’est produit que se détermine le ressort où a pris naissance la cause d’action, indépendamment de l’endroit où sont survenus les dommages.

L’avocate de l’intimée m’a cité certaines affaires mettant en cause la responsabilité découlant du vice d’un produit dans lesquelles la détermination du ressort où a pris naissance la cause d’action semble avoir été fonction du ressort où sont survenus les dommages. Les affaires qui portent sur la responsabilité découlant du vice d’un produit mettent souvent en cause une séparation dans le temps et dans l’espace entre la négligence et le préjudice subi, et les tribunaux se sont montrés enclins à chercher le moyen de permettre à la victime de poursuivre dans le ressort où elle a subi un préjudice. Habituellement, toutefois, ils y arrivent en concluant à la perpétration d’un acte illégitime dans le ressort où le préjudice a été subi, et non en concluant que la cause d’action a pris naissance où a été subi le préjudice indépendamment du lieu où s’est produit l’acte illégitime.

On m’a notamment cité la décision du Conseil privé dans l’affaire Distillers Co (Bio-Chemicals) Ltd v Thompson (by her next friend Arthur Leslie Thompson), [1971] 1 All E.R 694. Dans cette affaire, la demanderesse a poursuivi la défenderesse par l’entremise de son tuteur à l’instance en raison du préjudice qu’elle avait subi en Nouvelle-Galles du Sud après que sa mère eût pris de la thalidomide pendant sa grossesse. Les tribunaux de la Nouvelle-Galles du Sud avaient compétence seulement dans la mesure où la « cause d’action » avait pris naissance « dans le ressort ». Le produit incriminé avait été fabriqué en Angleterre.

Le Conseil Privé, en confirmant la décision de la Cour suprême de la Nouvelle-Galles du Sud, a conclu que la « cause d’action » avait pris naissance en Nouvelle-Galles du Sud, non parce que le préjudice y avait été subi, mais parce que la défenderesse n’avait pas avisé la demanderesse en Nouvelle-Galles du Sud des effets potentiellement nocifs de son produit.

Cette affaire montre comment, dans des actions mettant en cause la responsabilité découlant du vice d’un produit, on fait souvent coïncider le ressort où le préjudice a été subi et celui où a pris naissance la cause d’action. Ce n’est pas parce qu’une cause d’action prend naissance où le préjudice est subi, mais parce que les tribunaux constatent l’existence d’un manquement à une obligation et donc d’une cause d’action (qui revêt habituellement la forme du défaut de communiquer) dans le ressort où le préjudice survient.

On m’a aussi renvoyé à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Moran c. Pyle National (Canada) Ltd., [1975] 1 R.C.S. 393. Dans cette affaire, la Cour devait décider si les tribunaux de la Saskatchewan avaient compétence pour être saisis d’une action délictuelle résultant de la fabrication en Ontario d’un produit défectueux. Le seul fondement invoqué à l’appui de la compétence des tribunaux de la Saskatchewan semblait être le fait que le préjudice avait été subi dans cette province. La Cour suprême a saisi l’occasion pour étudier la question en profondeur, et elle a examiné les décisions canadiennes, américaines et du Commonwealth faisant autorité en la matière.

Le juge Dickson (tel était alors son titre), qui s’exprimait pour une Cour unanime, a exposé le problème comme suit, à la page 397 :

La détermination du situs d’un délit civil comporte quelques difficultés. Les précédents et les revues savantes renferment quelques critères susceptibles d’être appliqués mais tous ont fait l’objet de critiques et je crois qu’il est juste de dire qu’aucun principe clair ne s’est imposé. La difficulté n’a pas été atténuée par le défaut, dans de nombreux arrêts, de faire la distinction entre la compétence et le choix de la loi applicable. Il n’est pas nécessaire que les règles applicables à la détermination du situs aux fins de la compétence soient celles qui sont employées pour identifier le système juridique en vertu duquel les droits et les obligations des parties doivent être déterminés.

Après avoir passé en revue la jurisprudence, le juge Dickson a demandé, à la page 405, « Dans un arrêt du genre Donoghue v. Stevenson, le manque de diligence dans la fabrication peut-il être séparé du dommage résultant? », et aux pages 408 et 409, il a conclu :

Généralement parlant, pour déterminer où un délit civil a été commis, il n’est pas nécessaire, ni sage, d’avoir recours à un ensemble de règles arbitraires. Les théories du lieu de l’acte et du lieu du préjudice sont trop arbitraires et rigides pour être reconnues par la jurisprudence contemporaine. Dans l’arrêt Distillers, et également dans l’arrêt Cordova, on a fait allusion au critère du rapport réel et substantiel. Cheshire, 8e éd., 1970, p. 281, a proposé un critère très semblable à ça; l’auteur dit qu’il conviendrait à la rigueur de considérer un délit civil comme étant survenu dans tout pays qui a été substantiellement touché par les activités du défendeur ou par ses conséquences et dont la loi, vraisemblablement, a été raisonnablement envisagée par les parties. Appliquant ce critère à une affaire de fabrication non diligente, la règle suivante peut être formulée : lorsqu’un défendeur étranger a fabriqué de façon non diligente, dans un ressort étranger, un produit qui est entré par les voies normales du commerce, et qu’il savait ou devait savoir, à la fois, qu’un consommateur pouvait fort bien subir un dommage par suite de ce manque de diligence et qu’il était raisonnablement prévisible que le produit serait utilisé ou consommé à l’endroit où le demandeur l’a effectivement utilisé ou consommé, alors le forum dans lequel le demandeur subit des dommages a le droit d’exercer ses pouvoirs judiciaires sur ce défendeur étranger. Cette règle reconnaît le grand intérêt qu’un État porte aux blessures subies par ceux qui se trouvent sur son territoire. Elle reconnaît que considérer la négligence comme un délit civil, c’est vouloir assurer une protection contre le préjudice infligé par manque de diligence, et donc que l’élément prédominant est le dommage subi. En mettant ses produits sur le marché directement ou par l’intermédiaire des voies normales de distribution, un fabricant doit être prêt à les défendre partout où ils causent un préjudice, à condition que le forum devant lequel il est convoqué en est un qu’il aurait dû raisonnablement envisager lorsqu’il a mis ainsi ses produits sur le marché. Ceci s’applique particulièrement aux produits dangereusement défectueux placés dans le commerce interprovincial.

Comme l’illustre cette décision, les tribunaux ont établi et imposé aux fabricants une obligation particulière de prudence qui s’étend à tout ressort où la distribution des produits peut raisonnablement être considérée comme ayant lieu au moment où les produits sont mis sur le marché, et c’est le manquement à cette obligation qui permet généralement aux tribunaux de se dire compétents là où le préjudice a été subi.

En l’espèce, indépendamment du fait qu’il n’est pas question de la responsabilité découlant du vice d’un produit, je ne crois pas que l’on puisse dire que le manquement à une obligation qui aurait eu lieu dans la province de Québec s’est d’une façon quelconque transporté dans les eaux internationales où a été subi le préjudice. Les appelants étaient tenus de préparer convenablement le navire à appareiller de son point de départ, à Montréal, et c’est le manquement à cette obligation dont fait état la déclaration. Cette dernière n’invoque pas l’existence d’une obligation qui se prolonge dans le temps, et il n’existe aucun fondement à la proposition selon laquelle la cause d’action a pris naissance dans les eaux internationales simplement parce que c’est là où ont été subis les dommages.

Je conclus donc qu’en l’espèce, la cause d’action a pris naissance à Montréal, où aurait eu lieu la négligence, et qu’en conséquence, les règles de droit régissant la prescription dans la province de Québec sont applicables.

L’intimée fait valoir subsidiairement que le délai de prescription de trente ans prévu à l’article 2215 du Code civil du Bas-Canada l’emporte sur la prescription de deux ans applicable dans la province de Québec aux actions entre particuliers. Le juge Pratte (tel était alors son titre) a étudié cette question sans se prononcer à son égard dans l’arrêt Reine (La) c. Ville de Montréal, [1972] C.F. 382 (1re inst.). Il a dit à la page 386 :

Quant à l’article 38 de la Loi sur la Cour fédérale, il s’agit de cette disposition de droit nouveau aux termes de laquelle les règles relatives à la prescription en vigueur « entre sujets » dans une province s’appliquent à toutes procédures engagées par ou contre la Couronne. Cette règle nouvelle, suivant son texte, s’applique seulement « sauf disposition contraire de toute autre loi ». On peut donc douter qu’elle puisse s’appliquer au Québec puisque le Code civil (qui, il faut se le rappeler, est une loi antérieure à l’Acte de l’Amérique du Nord britannique) contient une disposition aux termes de laquelle les créances de la Couronne qui ne sont pas déclarées imprescriptibles se prescrivent par trente ans. Mais même si l’art. 38 devait être interprété, dans la mesure où la Couronne aux droits du Canada est concernée, comme ayant modifié la règle posée par l’article 2215, il ne s’appliquerait pas en l’espèce. La Loi sur la Cour fédérale, en effet, est entrée en vigueur le 1er juin 1971, après que la demanderesse eut poursuivi la défenderesse.

À première vue, j’aurais été porté à croire que le délai de prescription de trente ans prévu à l’article 2215 du Code civil du Bas-Canada est limité dans son application aux droits afférents aux biens immeubles. Cependant, la Cour d’appel du Québec, dans l’arrêt Procureur général du Canada v. Dallaire et Dallaire, [1949] B.R. 365, a statué que le délai de prescription prévu à l’article 2215 jouait en faveur de la Couronne du chef du Canada dans une action délictuelle par ailleurs prescrite.

J’ai peu d’hésitation à conclure, comme l’ont soutenu les appelants, que l’exception exposée à l’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale se limite aux lois du Parlement, et qu’en conséquence l’article 2215, dans la mesure où il s’agit d’une disposition législative provinciale, ne peut pas s’appliquer. Si le Parlement, en adoptant l’article 39, avait entendu maintenir l’application de délais de prescription provinciaux particuliers en faveur de la Couronne, comme ceux que prévoit l’article 2215, il aurait simplement adopté les règles de droit applicables à la prescription en vigueur dans les provinces. Mais l’article 39 adopte les règles de droit régissant les rapports « entre particuliers », ce qui montre l’intention évidente d’assujettir les actions intentées par ou contre la Couronne aux mêmes délais de prescription que ceux qui régissent les actions entre particuliers, et d’exclure l’application de délais particuliers en faveur de la Couronne comme ils existaient en vertu des règles de droit provinciales.

L’exception que l’on trouve à l’article 39 vise, à mon sens, à maintenir l’application des dispositions adoptées par une loi fédérale qui prévoient expressément des délais de prescription particuliers pour les actions intentées par ou contre la Couronne. Cette conclusion est étayée par le libellé de l’article 31 de la Loi sur la Cour de l’Échiquier [S.C.R. 1952, ch. 98], prédécesseur de l’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale, qui a adopté les délais de prescription entre particuliers « sous réserve de toute loi du Parlement du Canada ». À mon avis, l’omission de mentionner les lois du Parlement à l’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale n’avait pas pour but de créer une dérogation à la loi antérieure, et l’exception visant « une autre loi » dans la disposition législative actuelle continue de ne s’appliquer qu’aux lois du Parlement. Rien ne permet de croire qu’en 1972, lorsque le Parlement a adopté ce qui était alors l’article 38 de la Loi sur la Cour fédérale, le législateur entendait redonner vie à l’application de délais de prescription particuliers en faveur de la Couronne.

Toutefois, comme l’a observé le juge Pratte dans le passage précité, l’article 2215 du Code civil du Bas-Canada est une disposition législative antérieure à la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1 [L.R.C. (1985), appendice II, no5]], et de là peut provenir le doute qu’il a exprimé au sujet de l’application des règles relatives à la prescription « entre particuliers » aux actions dans lesquelles la Couronne est partie dans la province de Québec. Effectivement, parce que l’article 2215 a précédé la Loi constitutionnelle de 1867, il a été maintenu par l’article 129 de ce texte législatif et il a fait partie de l’ensemble de règles de droit fédéral en ce qui concerne les droits et les obligations de la Couronne du chef du Canada. En conséquence, l’application de l’article 2215 du Code civil du Bas-Canada, aux fins de l’article 39 de la Loi sur la Cour fédérale, ne saurait être écartée simplement parce qu’il s’agit d’une disposition législative provinciale.

À cet égard, bien que l’article 2215 du Code civil du Bas-Canada ait été maintenu par la Loi constitutionnelle de 1867, et qu’en conséquence il fasse partie de l’ensemble de règles de droit fédéral, il reste qu’il n’est pas une loi du Parlement. Et comme il n’est pas une loi du Parlement, il n’est pas non plus, tout au moins au sens juridictionnel, « une loi du Canada ». Comme l’a dit le juge Estey pour la majorité dans l’arrêt Northern Telecom Canada Ltée et autre c. Syndicat des travailleurs en communication du Canada et autre, [1983] 1 R.C.S. 733, à la page 745 :

Il y a lieu d’ajouter un dernier point à cette discussion de la compétence. La Loi constitutionnelle de 1867, et modifications, n’est pas, cela va de soi, une « loi du Canada » dans le sens des exemples qui précèdent parce qu’elle n’a pas été adoptée par le Parlement du Canada.

Comme l’article 2215 n’est pas une loi du Parlement, son application a été expressément écartée par le législateur au moment de l’adoption de l’article 31 de la Loi sur la Cour de l’Échiquier, et le paragraphe 39(1) de la Loi sur la Cour fédérale continue d’adopter le délai de prescription applicable entre particuliers dans la province concernée, sauf disposition contraire d’une autre loi du Parlement. Conséquemment, le délai de prescription régissant les rapports entre particuliers dans la province de Québec est applicable. Ce délai est de deux ans, et comme il n’a pas été interrompu, l’action dans la mesure où elle vise les appelants est prescrite et ne peut être accueillie.

Pour ces motifs, l’action, dans la mesure où elle vise les appelants, ne peut être accueillie, et une ordonnance sera rendue radiant les appelants en tant que défendeurs dans la déclaration, avec dépens contre la demanderesse.

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