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[1993] 2 C.F. 42

A-535-91

Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (requérant)

c.

Pak Fai Chung (intimé)

Répertorié : Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chung (C.A.)

Cour d’appel, juges MacGuigan, Linden et Robertson, J.C.A.—Toronto, 24 novembre; Ottawa, 21 décembre 1992.

Citoyenneté et Immigration Exclusion et renvoi Processus d’enquête en matière d’immigration Demande fondée sur l’art. 28 visant l’annulation de la décision par laquelle l’arbitre décidait de rouvrir l’enquête prévue à l’art. 35(1) de la Loi sur l’immigration L’intimé n’a pas eu la juste possibilité à l’enquête initiale d’exprimer son intention de revendiquer le statut de réfugié La réouverture est permise en vertu de l’art. 7 de la Charte L’art. 35(1) donne le droit à l’arbitre de reprendre l’audience pour remédier à une violation de la Charte L’intimé n’est pas tenu d’aviser la Couronne de la demande de réouverture de l’enquête Le refus de l’arbitre d’accorder à la Couronne un ajournement prolongé pour contester sa compétence ne viole pas les principes de justice naturelle «  Le recommencement de l’enquête ne cause de préjudice à aucune des parties.

Droit constitutionnel Charte des droits Vie, liberté et sécurité Compétence de l’arbitre pour rouvrir l’enquête en vertu de l’art. 35(1) de la Loi sur l’immigration L’art. 7 de la Charte permet la réouverture «  L’art. 35(1) doit être interprété d’une manière qui incorpore les valeurs de la Charte Les éléments de preuve concernant une violation de la Charte devraient être assimilés à de « nouveaux témoignages et autres éléments de preuve » pour l’application de l’art. 35(1).

Pratique Res judicata Les conditions de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige sont-elles remplies? Les instances mettent en cause les mêmes partiesL’acte de procédure qui est censé créer l’irrecevabilité est définitif La même question a-t-elle été décidée? Le jugement rendu en vertu de la Règle 495(1)b) pour défaut de comparaître est semblable au jugement pour défaut de poursuivre La Cour a rejeté la demande présentée par l’intimé en vertu de la Règle 1733 sans statuer au fond sur la requête Rien n’empêchait l’intimé d’alléguer la violation de la Charte devant l’arbitre dans le cadre de sa demande de réouverture de l’enquête.

Il s’agit d’une demande fondée sur l’article 28 visant l’annulation de la décision d’un arbitre de rouvrir, en vertu du paragraphe 35(1) de la Loi sur l’immigration, l’enquête initiale à laquelle il avait procédé. Après son arrivée en provenance de Chine en février 1988, l’intimé a comparu devant un arbitre qui devait décider de son admissibilité. À la suite de cette enquête initiale, l’arbitre a ordonné son exclusion du Canada. La demande de l’intimé fondée sur l’article 28, visant l’annulation de la mesure d’exclusion, a été rejetée pour défaut de comparaître, et sa requête visant à obtenir une ordonnance annulant cette décision a aussi été rejetée. Entre-temps, l’intimé a écrit au même arbitre pour demander la réouverture de l’enquête initiale en vertu du paragraphe 35(1), sans toutefois aviser la Couronne de sa demande. Ayant conclu que l’intimé n’avait pas eu la possibilité raisonnable de revendiquer le statut de réfugié, l’arbitre a accepté de rouvrir l’enquête en application du paragraphe 35(1). Il s’est appuyé sur le paragraphe 43(1) de la Loi qui exige que l’arbitre donne à l’intéressé la possibilité de faire savoir s’il revendique le statut de réfugié. La principale question en litige consistait à savoir si l’arbitre avait la compétence nécessaire pour rouvrir l’enquête initiale.

Arrêt : la demande doit être rejetée.

La compétence de l’arbitre pour rouvrir une enquête découle exclusivement du paragraphe 35(1) de la Loi sur l’immigration; certaines décisions de la C.A.F., en particulier l’arrêt Gray c. Fortier, ont donné une interprétation restrictive à la portée de cette disposition. Toutefois, depuis cette décision, la Cour a autorisé les arbitres à rouvrir les enquêtes sur le fondement de l’article 7 de la Charte. De plus, la Cour suprême du Canada, dans deux récents jugements, a dit clairement que le paragraphe 35(1) de la Loi doit s’interpréter d’une manière qui incorpore la Charte. Conséquemment, les éléments de preuve concernant une violation de la Charte devraient être assimilés à de « nouveaux témoignages et ... autres éléments de preuve » pour l’application de ce paragraphe. En outre, le mot « décision », au même paragraphe, devrait être interprété de manière à permettre à l’arbitre de remédier à une violation de la Charte survenue au cours de l’enquête. En conséquence, le paragraphe 35(1) habilite l’arbitre à rouvrir l’enquête qu’il avait déjà menée lui-même afin de recevoir d’autres éléments de preuve démontrant que le requérant n’était pas en mesure de comprendre ce qui se passait à l’enquête, et qu’on ne lui avait par conséquent pas donné la possibilité de revendiquer le statut de réfugié.

Rien dans la Loi sur l’immigration ni dans le Règlement sur l’immigration n’exige que le requérant avise la partie adverse de sa demande de réouverture de l’enquête initiale. La Couronne avait la possibilité de solliciter le contrôle judiciaire de la décision de rouvrir l’enquête ou de contester le témoignage de l’intimé, mais elle n’en a rien fait. Par conséquent, ce dernier n’était pas tenu d’aviser la Couronne lorsqu’il a présenté sa demande de réouverture de l’enquête. En refusant d’accorder un ajournement prolongé au début de l’enquête rouverte pour permettre à la Couronne de contester sa compétence, l’arbitre a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon judiciaire, sans être influencé par des considérations non pertinentes. Le fait que l’on ait remis le dossier à l’agent chargé de présenter les cas seulement la veille de l’audience ne saurait être déterminant. Le ministre a été avisé trois mois à l’avance de se préparer pour l’audience rouverte. Il n’y a pas eu violation du paragraphe 46(3) de la Loi sur l’immigration, puisqu’on a donné à la Couronne la « possibilité » de produire des éléments de preuve, de contre-interroger des témoins et de présenter des observations. Bien que les dispositions transitoires soient muettes sur la façon de procéder lorsqu’une enquête est rouverte en vertu du paragraphe 35(1), elles précisent que ce genre d’enquête est régi par le nouveau régime et que les revendications du statut de réfugié sont déférées à un arbitre et à un membre de la section du statut de réfugié. Par conséquent, l’arbitre a eu raison, à la suite de la réouverture de l’enquête, de tenir une audience sur le minimum de fondement avec un représentant de la section du statut. On ne saurait prétendre que les parties ont été lésées parce que l’enquête a recommencé; c’était la seule façon sensée d’agir.

Quant à savoir si le principe de l’autorité de la chose jugée s’applique à l’intimé, deux des conditions nécessaires à l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige (issue estoppel) sont remplies : 1) les procédures en question mettent en cause les mêmes parties et 2) l’instance introduite devant la C.A.F., qui est censée créer l’irrecevabilité, est définitive. La question restante consiste à savoir si la même question que celle qui a été abordée dans la requête de l’intimé à l’arbitre, en vue de faire rouvrir l’audience, a été décidée dans l’une ou l’autre des instances introduites devant la C.A.F. Dans la première instance, la requête fondée sur l’article 28, présentée par l’intimé, a été rejetée en vertu de la Règle 495(1)b) parce qu’il n’a pas comparu à l’audience. Puisqu’on ne peut s’appuyer sur un jugement fondé sur un défaut de poursuite pour invoquer une irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige, et que le rejet ordonné en vertu de la Règle 495(1)b) doit être considéré sous le même angle qu’un jugement pour défaut de poursuivre, la requête présentée en vertu de l’article 28, qui a été rejetée en vertu de la Règle 495(1)b), ne peut donner lieu à une irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige. La Cour a rejeté la demande présentée par l’intimé en vertu de la Règle 1733 sans avoir statué sur le fond et sans avoir étudié directement la question de la violation de la Charte. Par conséquent, rien n’empêchait l’intimé d’alléguer cette question devant l’arbitre dans le cadre de sa demande de réouverture; la question n’était pas chose jugée.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52(1).

Loi modifiant la Loi sur l’immigration et d’autres lois en conséquence, dispositions transitoires, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 42, 43.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 28.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 35(1), (2), 43(1) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14), 46(3) (mod., idem), 112e), 114(1).

Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52, art. 45.

Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172, art. 35(4) (mod. par DORS/88-180, art. 6), 35(6) (édicté par DORS/89-38, art. 13), 39.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 432, 433 (mod. par DORS/79-57, art. 11), 434 (mod., idem, art. 12), 438.1 (édictée par DORS/90-846, art. 12), 439(4) (édictée, idem, art. 13), 440, 495, 1733.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS SUIVIES :

R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606; (1992), 93 D.L.R. (4th) 36; 74 C.C.C. (3d) 289; 43 C.P.R. (3d) 1; 15 C.R. (4th) 1; 10 C.R.R. (2d) 34; Hills c. Canada (Procureur général), [1988] 1 R.C.S. 513; (1988), 48 D.L.R. (4th) 193; 88 CLLC 14,011; 84 N.R. 86.

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Gray c. Fortier, [1985] 2 C.F. 525; (1985), 21 D.L.R. (4th) 14; 61 N.R. 197 (C.A.); Kaur c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 C.F. 209; (1989), 64 D.L.R. (4th) 317; 104 N.R. 50 (C.A.); Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853; [1966] 2 All. E.R. 536 (H.L.).

DÉCISIONS CITÉES :

Longia c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 288; (1990), 44 Admin. L.R. 264; 10 Imm. L.R. (2d) 312; 114 N.R. 280 (C.A.); Ihunwo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1990), 12 Imm. L.R. (2d) 58 (C.A.F.); Said c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 16 Imm. L.R. (2d) 194; 129 N.R. 229 (C.A.); Mattia c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1987] 3 C.F. 492; (1987), 10 F.T.R. 170 (1re inst); Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 581; (1991), 85 D.L.R. (4th) 166 (C.A.); Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248; (1974), 47 D.L.R. (3d) 544; 74 DTC 6278; 2 N.R. 397; Hill v. Hill (1966), 57 D.L.R. (2d) 760; 56 W.W.R. 260 (C.A.C.-B.); Kok Hoong v. Leong Cheong Kweng Mines Ltd., [1964] 1 All E.R. 300 (P.C.); Lutz v. Pyke (1977), 36 N.S.R. (2d) 420; 76 D.L.R. (3d) 152; 64 A.P.R. 420; 3 C.P.C. 172 (Co. Ct.); Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374; (1991), 78 D.L.R. (4th) 666; 39 C.A.Q. 81; 123 N.R. 1; Byrne v. Frere (1828), 2 Mol. 157 (Ir. Ch.); Magnus v. National Bank of Scotland (1888), 57 L.J.Ch. 902; Mayzel v. Sturm, Lipton, Lipton & Trinity Apartments Ltd. (1957), 10 D.L.R. (2d) 642; [1957] O.W.N. 240 (H.C. Ont.); Pople v. Evans, [1968] 2 All E.R. 743 (Ch.D.); Saywack c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 3 C.F. 189; (1986), 27 D.L.R. (4th) 617 (C.A.); Rostamian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 14 Imm. L.R. (2d) 49; 129 N.R. 394 (C.A.F.); Attorney General for Trinidad and Tobago c. Eriché, [1893] A.C. 518 (P.C.).

DEMANDE d’annulation de la décision par laquelle un arbitre a décidé, en vertu du paragraphe 35(1) de la Loi sur l’immigration, de rouvrir une enquête qu’il avait déjà menée. Demande rejetée.

AVOCATS :

Bonnie J. Boucher pour le requérant.

H. J. Yehuda Levinson pour l’intimé.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour le requérant.

H. J. Yehuda Levinson, Toronto, pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Linden, J.C.A. : La principale question en litige dans la présente requête fondée sur l’article 28 [Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7] est celle de savoir si un arbitre a, en vertu du paragraphe 35(1) de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2], le pouvoir de rouvrir une enquête qu’il a déjà menée. Nous examinerons en temps utile d’autres points litigieux qui ont également été soulevés.

LES FAITS

Pak Fai Chung, un citoyen de la République populaire de Chine, est entré au Canada en février 1988. Conformément au régime qui était alors en vigueur aux termes de la Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52, M. Chung a comparu devant un arbitre chargé de déterminer s’il pouvait être admis au Canada. Au cours de cette enquête, l’arbitre a posé à M. Chung plusieurs questions portant sur le droit à l’assistance d’un avocat et concernant une éventuelle revendication du statut de réfugié au sens de la Convention. Les réponses que M. Chung a données par le truchement d’un interprète indiquent qu’une certaine confusion régnait dans l’esprit de M. Chung au sujet de la nature de la procédure.

À l’ouverture de l’enquête, l’arbitre a demandé à M. Chung s’il voulait se faire représenter par un avocat. Après avoir d’abord répondu par l’affirmative, M. Chung a par la suite déclaré qu’il ne voulait pas être représenté par un avocat. Par conséquent, l’enquête s’est déroulée sans que M. Chung bénéficie de l’assistance d’un avocat. L’arbitre a ensuite posé à M. Chung des questions précises pour vérifier s’il craignait d’être persécuté pour l’un des motifs prévus. Il ressort des réponses de M. Chung que celui-ci ne voulait pas retourner en Chine pour des raisons d’ordre économique et qu’il ne craignait pas d’y être persécuté. À titre d’exemple, voici l’une des affirmations formulées par M. Chung : [traduction] « Il est difficile de se trouver du travail et de faire de l’argent [en Chine] ». Certaines réponses donnent à penser que M. Chung ne comprenait pas le but de l’enquête et qu’il y avait des problèmes d’interprétation. Certaines parties de l’entretien révèlent que M. Chung était désorienté. Il n’a jamais demandé de revendiquer le statut de réfugié. À la suite de cette enquête initiale, l’arbitre a ordonné l’exclusion de M. Chung du Canada.

Avec l’aide d’un expert-conseil en immigration, M. Chung a présenté en juillet 1988 une requête fondée sur l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale en vue de faire réviser et annuler l’ordonnance d’exclusion. M. Chung croyait, vraisemblablement à tort, que cet expert-conseil en immigration le représentait dans le cadre de l’instance en question. M. Chung n’a jamais été avisé de la date à laquelle l’audition de sa requête fondée sur l’article 28 avait été fixée parce qu’il avait changé d’adresse. Par conséquent, la requête a été rejetée in absentia par la Cour d’appel fédérale le 22 août 1989.

En janvier 1990, M. Chung a consulté un avocat et a découvert que sa requête avait été rejetée par notre Cour. En avril de la même année, M. Chung a présentée une requête devant notre Cour pour faire annuler l’ordonnance en question. Au soutien de sa requête, M. Chung a prétendu qu’il était entré au Canada dans l’intention de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention mais que, sur le conseil d’amis, il n’avait pas retenu les services d’un avocat pour le représenter à l’enquête. Toutefois, ne bénéficiant pas des conseils d’un avocat, il n’était pas en mesure de comprendre la nature de la procédure. Il a également prétendu qu’il avait eu de la difficulté à expliquer à l’interprète les raisons pour lesquelles il ne désirait pas retourner en Chine. Le 15 juin 1990, la Cour a rejeté sa requête en annulation du jugement du 22 août 1989 par lequel la Cour avait rejeté sa requête fondée sur l’article 28.

Le 4 juin 1990, onze jours avant que notre Cour ne rejette sa requête en annulation, M. Chung a écrit au même arbitre qui avait mené l’enquête initiale pour lui demander de rouvrir l’enquête en vertu du paragraphe 35(1). M. Chung n’a pas avisé la Couronne de sa demande de réouverture de l’enquête; l’arbitre a quand même examiné la demande de M. Chung. Pour décider s’il y avait lieu de rouvrir l’enquête, l’arbitre s’est fondé en partie—mais pas exclusivement—sur la preuve par affidavit de M. Chung. Au sujet de l’enquête qu’il avait lui-même menée plus tôt, l’arbitre a conclu que :

[traduction] M. Chung était désorienté et insuffisamment informé lors de son enquête et il suppliait l’arbitre de dire quelque chose ou de lui demander quelque chose pour mettre en branle le processus de reconnaissance du statut de réfugié, ce qui n’a pas été fait. Pour cette raison, et à cause de ce qui suit, j’estime que M. Chung a droit à une réouverture.

L’arbitre a conclu qu’au cours de l’enquête qu’il avait déjà menée, M. Chung avait été [traduction] « effectivement privé de la possibilité de prendre une décision libre et éclairée relativement à la revendication du statut de réfugié ». En conséquence, citant la jurisprudence de notre Cour, l’arbitre a accepté de rouvrir l’enquête en vertu du paragraphe 35(1).

Pour étayer cette décision, l’arbitre a cité le paragraphe 43(1) de la nouvelle Loi sur l’immigration [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 14], qui dispose :

43.(1) Avant que ne soient présentés des éléments de preuve au fond, l’arbitre donne à la personne qui fait l’objet de l’enquête la possibilité de faire savoir si elle revendique le statut de réfugié au sens de la Convention.

Même s’il n’était pas en vigueur au moment de l’enquête initiale, le paragraphe 43(1) a été invoqué par l’arbitre pour démontrer qu’il est important de s’assurer que l’on donne aux demandeurs éventuels de statut la possibilité de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention. Sous le régime de l’actuelle Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. 1-2, modifiée, l’arbitre est expressément tenu, aux termes du paragraphe 43(1), de donner à l’intéressé la possibilité de faire savoir s’il revendique le statut de réfugié au sens de la Convention. En fait, selon la procédure d’usage, l’arbitre doit expliquer le processus de reconnaissance du statut de réfugié à la personne concernée et lui demander ensuite explicitement si elle a l’intention de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention. En revanche, aux termes de la Loi sur l’immigration de 1976, qui était en vigueur au moment où M. Chung a comparu devant l’arbitre, c’était à la personne concernée qu’il appartenait de revendiquer le statut de réfugié sans que l’arbitre soit tenu de lui demander si elle désirait ou non le faire. L’arbitre s’est dit d’avis que cette modification de la procédure à suivre pour recevoir une revendication du statut de réfugié démontrait que les demandeurs éventuels de statut devaient se voir accorder une possibilité réelle de revendiquer le statut de réfugié.

Lors de l’enquête rouverte, l’agent chargé de présenter les cas (à qui ses supérieurs avaient confié le dossier seulement la veille de l’audience même s’ils l’avaient reçu trois mois plus tôt) a demandé un ajournement pour pouvoir se préparer à contester le pouvoir de l’arbitre de rouvrir l’enquête. L’arbitre a refusé d’ajourner l’instance, parce qu’aucune explication suffisante n’avait été fournie au sujet de l’incapacité de la Couronne d’agir. L’arbitre a fait remarquer que la Couronne avait eu trois mois pour préparer l’affaire et qu’un ajournement prolongé serait donc inapproprié. L’arbitre a offert d’ajourner l’audience pendant cinquante minutes pour accorder à l’agent chargé de présenter les cas le temps voulu pour préparer des observations. Ce dernier a refusé l’offre.

Après avoir statué sur la demande d’ajournement prolongé présentée par la Couronne, l’arbitre a mené une brève enquête au terme de laquelle il a conclu que M. Chung était admissible à entrer au Canada. Conformément à la procédure prescrite par la Loi sur l’immigration, l’arbitre a ensuite tenu une audience sur le minimum de fondement avec un membre de la Section du statut de réfugié. À l’audience sur le minimum de fondement, l’arbitre et le membre de la Section du statut de réfugié ont tous les deux conclu que la revendication du statut de réfugié de M. Chung avait un minimum de fondement. Ainsi que la Loi l’exige, la revendication de M. Chung a été déférée à la Section du statut de réfugié pour instruction approfondie.

Par la suite, le ministre de l’Emploi et de l’Immigration a déposé la présente requête fondée sur l’article 28 pour contester la décision de l’arbitre de rouvrir l’enquête initiale ainsi que d’autres questions.

COMPÉTENCE

La principale question en litige est celle de savoir si l’arbitre avait le pouvoir de rouvrir l’enquête. Le pouvoir de l’arbitre de rouvrir une enquête est prévu exclusivement au paragraphe 35(1) de la Loi sur l’immigration. Aucun autre article de la Loi n’autorise l’arbitre à rouvrir une enquête. Voici le libellé du paragraphe 35(1) :

35.(1) Sous réserve des règlements, l’arbitre peut, à tout moment, rouvrir une enquête—menée ou non par lui—afin d’entendre de nouveaux témoignages et de recevoir d’autres éléments de preuve; le cas échéant, il peut confirmer, modifier ou infirmer la décision antérieure.

Notre Cour a donné par le passé une interprétation restrictive à la portée de cet article. Dans l’arrêt Gray c. Fortier, [1985] 2 C.F. 525 (C.A.), le juge Pratte a expliqué [à la page 528] que l’article 35 ne confère pas aux arbitres « un pouvoir illimité en matière de réexamen de leurs décisions et de réouverture d’enquêtes ». Les pouvoirs que leur confère le paragraphe 35(1) sont plus limités que cela et ils ne peuvent être exercés que lorsque de nouveaux éléments de preuve pourraient conduire à la modification ou à l’infirmation de la décision déjà rendue par l’arbitre. Notre Cour a confirmé ce point de vue dans des décisions ultérieures (voir les arrêts Longia c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 288 (C.A.); Ihunwo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1990), 12 Imm. L.R. (2d) 58 (C.A.F.); Said c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 16 Imm. L.R. (2d) 194 (C.A.); mais voir les motifs de Madame le juge Desjardins qui s’est ralliée à la majorité dans l’arrêt Kaur, infra).

Toutefois, depuis l’arrêt Gray c. Fortier, notre Cour a autorisé des arbitres à rouvrir des enquêtes sur le fondement de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], qui dispose :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Ainsi, dans l’arrêt Kaur c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 C.F. 209 (C.A.), notre Cour a autorisé un arbitre à rouvrir une audience en raison de la contrainte que la revendicatrice avait subie de la part de son mari, ce qui avait entaché l’enquête de nullité parce que cette contrainte violait la justice fondamentale. Tout en reconnaissant l’autorité de l’arrêt Gray c. Fortier, le juge Heald a statué que l’article 7, de même que le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], conféraient à l’arbitre le pouvoir de rouvrir une enquête dans le cas d’une violation de la Constitution. Il a expliqué ce qui suit [à la page 222] :

Compte tenu de la jurisprudence dont il est question plus haut, je conclus sans difficulté que l’arbitre était habilité à rouvrir l’enquête en cause conformément au paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, et qu’il était tenu de ne pas imposer les restrictions inhérentes aux paragraphes 35(1) et 45(1) dans la mesure où ces dispositions contreviennent aux droits conférés à la requérante par l’article 7.

Le jugement Mattia c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1987] 3 C.F. 492 (1re inst.) annonçait l’arrêt Kaur. Dans l’affaire Mattia, il avait été démontré que le demandeur de statut souffrait d’une déficience intellectuelle à l’époque de l’enquête. L’arrêt Kaur a également été suivi dans l’arrêt Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 581 (C.A.), même si, dans cette décision, la requête a été rejetée sur les faits.

En outre, les cours de justice et les tribunaux administratifs ne doivent pas oublier l’exhortation suivante formulée par le juge Gonthier dans l’arrêt R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606 :

Il faut se rappeler que dans le cas où il y a deux interprétations possibles d’une disposition législative, l’une incorporant les valeurs de la Charte et l’autre non, il convient d’adopter la première. (à la page 660).

Madame le juge L’Heureux-Dubé a formulé un avis semblable dans l’arrêt Hills c. Canada (Procureur général), [1988] 1 R.C.S. 513, lorsque, s’exprimant au nom de la majorité, elle a expliqué :

Bien qu’il n’invoque aucune disposition précise de la Charte, l’appelant a néanmoins soutenu que, dans l’interprétation d’une loi, on doit donner la préférence aux valeurs consacrées dans la Charte ... Je suis d’accord que ces valeurs doivent être préférées à une interprétation qui leur serait contraire ... (à la page 558).

Conformément à ce conseil de la Cour suprême, il est évident que le paragraphe 35(1) de la Loi sur l’immigration devrait être interprété d’une manière qui incorpore les valeurs de la Charte canadienne des droits et libertés.

Suivant le libellé du paragraphe 35(1), la réouverture d’une enquête est permise afin « d’entendre de nouveaux témoignages et de recevoir d’autres éléments de preuve ». Ce qui constitue « de nouveaux témoignages et d’autres éléments de preuve » doit être examiné en tenant compte de la Charte. Le paragraphe 35(1) ne devrait donc pas être interprété de manière à empêcher les arbitres de rouvrir une enquête pour remédier à une violation de la Charte. En d’autres termes, donner au paragraphe 35(1) une interprétation qui incorpore les valeurs de la Charte—notamment les principes de justice fondamentale garantis par l’article 7—confirme le fait que les témoignages et les éléments de preuve concernant une violation de la Charte devraient être assimilés à de « nouveaux témoignages et ... autres éléments de preuve » aux fins de l’application du paragraphe 35(1) de la Loi sur l’immigration. En outre, le mot « décision » au paragraphe 35(1) devrait être interprété de manière à permettre à l’arbitre de remédier à une violation de la Charte qui est survenue au cours de l’enquête.

Cette interprétation de l’article 35 vaut non seulement pour les valeurs de la Charte, mais aussi pour l’arrêt Gray c. Fortier. Dans cette affaire [à la page 526], le requérant sollicitait la réouverture de l’enquête « afin d’apporter des éléments de preuve qui établiraient le caractère illégal de l’ordonnance d’expulsion, mais n’influeraient d’aucune façon sur la validité de la décision sur laquelle reposait cette ordonnance ». Lorsqu’il y a eu, au cours d’une enquête, une violation de la Charte qui pourrait conduire à l’annulation de la décision rendue par l’arbitre au sujet de l’admissibilité, on ne saurait prétendre que les éléments de preuve relatifs à cette violation « n’influeraient d’aucune façon sur la validité de la décision sur laquelle reposait cette ordonnance ». En conséquence, l’article 35 habilite l’arbitre à rouvrir l’enquête pour remédier à une violation de la Charte lorsque cette violation influe sur la décision rendue par l’arbitre au sujet de l’admissibilité du requérant au Canada.

Il convient de noter que les témoignages et les éléments de preuve concernant une violation de la Charte ou tout autre fait survenu au cours de l’enquête peuvent être considérés comme n’étant pas du tout convaincants ou comme pouvant amener un arbitre à modifier ou à annuler une décision. Si, après la réouverture, la décision concernant l’admissibilité est annulée, le paragraphe 35(2) habilite l’arbitre à casser, sur le fondement de la conclusion d’inadmissibilité qui a été annulée, la mesure d’expulsion ou d’interdiction de séjour qui a été prise.

Suivant les faits de la présente espèce, l’arbitre était habilité, en vertu du paragraphe 35(1), à rouvrir l’enquête qu’il avait déjà lui-même menée afin d’entendre de nouveaux témoignages et de recevoir d’autres éléments de preuve démontrant que le requérant n’était pas en mesure de comprendre ce qui se passait à l’enquête et qu’on ne lui avait par conséquent pas donné la possibilité de revendiquer le statut de réfugié. Il ressort des éléments de preuve soumis à l’arbitre dans le cadre de la demande de réouverture qu’il est possible que les droits garantis au requérant par l’article 7 de la Charte aient été compromis au cours de l’enquête initiale. Pour reprendre les termes employés par le juge Heald dans l’arrêt Kaur [à la page 218], M. Chung « a été effectivement privé de la possibilité de prendre une décision libre et éclairée relativement à la revendication du statut de réfugié ». Même si l’on a estimé dans l’arrêt Kaur que l’on ne pouvait, à cause des faits de cette affaire, invoquer le paragraphe 35(1) et qu’il fallait par conséquent exercer l’un des recours prévus par la Charte, le paragraphe 35(1) donnait en l’espèce à l’arbitre le pouvoir, compte tenu des faits, de rouvrir l’audience pour remédier à cette situation et l’arbitre a donc eu raison d’agir de la sorte.

AVIS

Un autre point litigieux soulevé dans la présente affaire est celui de savoir si M. Chung était tenu d’aviser la Couronne de sa demande de réouverture de l’enquête initiale. Le pouvoir de l’arbitre de rouvrir l’enquête est énoncé à l’article 35 de la Loi sur l’immigration. Cet article ne précise pas quelle procédure il faut suivre pour demander la réouverture d’une enquête. L’alinéa 114(1)r) dispose :

114. (1) Le gouverneur en conseil peut, par règlement :

...

r) établir la procédure à suivre en matière d’enquête, fixant les cas donnant lieu à réouverture d’enquête en vertu du paragraphe 35(1) ...

En vertu de cet alinéa, le gouverneur en conseil a édicté l’article 39 du Règlement sur l’immigration de 1978 [DORS/78-172]. Cet alinéa complète le paragraphe 35(1) de la Loi mais n’explique pas de façon détaillée la procédure à suivre pour présenter une demande de réouverture. L’article 39 du Règlement dispose :

39. Selon le paragraphe 35(1) de la Loi, l’enquête peut être réouverte par l’arbitre si la personne en cause en fait la demande ou en donne la permission par écrit ou si la décision prise à l’enquête serait modifiée en faveur de la personne en cause.

Rien dans cette disposition du Règlement n’exige ou ne prévoit que le requérant doit aviser la partie adverse de sa demande de réouverture. Si l’arbitre rouvre l’enquête, les nouveaux témoignages et les autres éléments de preuve peuvent être contestés dans le cadre d’une requête en contrôle judiciaire ou à l’audition de l’enquête rouverte. La Couronne avait la possibilité de solliciter le contrôle judiciaire de la décision de rouvrir l’enquête, ce qu’elle n’a pas fait. Elle avait aussi la possibilité de contester le témoignage de M. Chung, ce qu’elle n’a également pas fait. Qui plus est, la Couronne n’a même pas contesté l’absence d’avis à l’enquête rouverte. Elle ne peut soulever ce moyen maintenant. Par conséquent, l’avocat de M. Chung n’était pas tenu d’aviser la Couronne lorsqu’il a présenté sa demande de réouverture de l’enquête de M. Chung.

REFUS D’ACCORDER UN AJOURNEMENT

Une autre question litigieuse qu’il nous faut examiner est celle de savoir si le refus de l’arbitre d’accorder un ajournement prolongé à l’ouverture de l’enquête rouverte pour permettre à la Couronne de contester sa compétence portait atteinte aux principes de justice naturelle. À notre avis, l’arbitre a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon judiciaire et il n’a pas été influencé par des considérations non pertinentes.

Bien qu’on doive sympathiser avec l’agent chargé de présenter les cas qui a comparu à l’audience pour présenter ses observations avec moins d’une journée pour se préparer, le fait qu’on ne lui a remis personnellement le dossier que la veille de l’audience ne saurait être déterminant dans les circonstances. Le ministre a été avisé trois mois à l’avance de se préparer pour l’audience réouverte. Le dossier est passé entre les mains de plusieurs personnes du Ministère, pour être finalement remis seulement la veille de l’audience à la personne qui a comparu au nom de la Couronne. Aucune explication satisfaisante n’a été fournie au sujet de ce retard. Malgré cela, l’arbitre a offert à l’agent chargé de présenter les cas cinquante minutes pour se préparer. Cette offre a été refusée. L’agent chargé de présenter les cas était présent à l’audience mais n’y a pas participé, sauf pour réitérer sa demande d’ajournement chaque fois qu’il était invité à présenter ses observations. Il n’y a pas eu, selon nous, violation du paragraphe 46(3) de la Loi sur l’immigration [mod., idem], puisqu’on a donné à la Couronne la « possibilité » de produire des éléments de preuve, de contre-interroger des témoins et de présenter des observations eu égard aux circonstances de l’espèce. On ne nous a pas persuadés d’intervenir dans l’exercice que l’arbitre a fait de son pouvoir discrétionnaire.

RECOMMENCEMENT DE L’ENQUÊTE

Le paragraphe 35(1) de la Loi sur l’immigration permet à l’arbitre de rouvrir l’enquête, mais il est muet sur la question de savoir si l’enquête initiale est reprise ou si l’enquête peut être recommencée. Il y a deux paragraphes du Règlement sur l’immigration de 1978, à savoir le paragraphe 35(4) [mod. par DORS/88-180, art. 6] et le paragraphe 35(6) [édicté par SOR/89-38, art. 13], qui prévoient qu’une enquête peut être recommencée dans certaines circonstances. Ces deux paragraphes ne s’appliquent pas expressément aux circonstances de la présente affaire, mais ils démontrent bien que le recommencement d’une enquête n’est pas un événement extraordinaire. Dans le cas qui nous occupe, l’enquête initiale a été commencée en 1987 aux termes de l’ancien régime d’immigration (Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52, art. 45); toutefois, au moment où l’enquête de M. Chung a été rouverte en 1991, l’ancien régime avait été considérablement modifié. Les dispositions transitoires sont muettes sur la question de savoir comment procéder lorsqu’une enquête est rouverte en vertu du paragraphe 35(1) après l’entrée en vigueur du nouveau régime. Toutefois, de façon générale, les dispositions transitoires précisent qu’aux termes du nouveau régime, les revendications du statut de réfugié formulées dans le cadre des enquêtes reprises après l’entrée en vigueur du régime révisé sont déférées à un arbitre et à un membre de la Section du statut de réfugié (voir, par exemple, les articles 42 et 43 des dispositions transitoires [L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28]). Il semble donc que l’arbitre a eu raison, à la suite de la réouverture de l’enquête, de tenir une audience sur le minimum de fondement avec un représentant de la Section du statut de réfugié.

En outre, il ressort à l’évidence de l’article 43 de la Loi sur l’immigration [mod., idem, art. 14] révisée que la revendication du statut de réfugié doit être faite à l’ouverture de l’enquête menée par l’arbitre « avant que ne soient présentés des éléments de preuve au fond ». Ainsi donc, normalement, l’audience sur le minimum de fondement aura lieu sans qu’on puisse bénéficier d’éléments de preuve préalablement versés au dossier. C’est précisément ce qui s’est produit en l’espèce à la suite de la réouverture de l’enquête par l’arbitre. En conséquence, on ne saurait prétendre que l’une ou l’autre partie a subi un préjudice parce que l’enquête a été recommencée au lieu d’être reprise. L’agent chargé de présenter les cas aurait encore pu contre-interroger M. Chung au sujet des réponses qu’il avait déjà données. Il n’existait en réalité aucune autre solution de rechange dans les circonstances. On trouve un autre texte législatif qui appuie cette procédure à l’alinéa 112e), qui permet aux arbitres de « prendre les autres mesures nécessaires à la tenue d’une enquête approfondie ». Dans la présente situation inusitée, c’est la solution qu’on a choisie pour s’assurer qu’il y ait une « enquête approfondie ».

Dans le cas de M. Chung, une fois l’enquête réouverte, il fallait recommencer l’audience depuis le début pour remédier à la violation de la justice fondamentale. En conséquence, on ne saurait prétendre que le recommencement de l’enquête a causé en l’espèce un préjudice aux parties de quelque façon que ce soit. C’était la seule façon sensée de procéder dans les circonstances.

LA CHOSE JUGÉE

Le principe de l’autorité de la chose jugée—qui est aussi connu sous le vocable d’estoppel per rem judicatam—se présente sous deux formes différentes : l’irrecevabilité résultant de l’identité des causes d’action (cause of action estoppel) et l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige (issue estoppel). L’irrecevabilité résultant de l’identité des causes d’action n’a pas été invoquée en l’espèce et il n’est pas nécessaire de l’examiner. Quant à l’autre forme d’irrecevabilité résultant de l’autorité de la chose jugée, les conditions requises pour qu’il y ait issue estoppel ont été définies par lord Guest dans l’arrêt Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. (No. 2), [1967] 1 A.C. 853 (H.L.) et ont été approuvées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248 (les juges Spence et Laskin étaient dissidents quant au dispositif). Voici les conditions en question :

Il faut que :

1. la même question ait été décidée;

2. que la décision judiciaire qui est censée créer l’irrecevabilité soit définitive;

3. que les parties visées par la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’instance où l’irrecevabilité est soulevée, ou leurs ayants droit.

Si l’on aborde ces critères dans l’ordre inverse, on peut régler assez rapidement le cas des deux derniers. Il n’y a pas de doute que les instances en question mettaient en cause les mêmes parties, à savoir M. Chung et le ministre de l’Emploi et de l’Immigration. Il est également évident que l’instance introduite devant notre Cour qui est censée créer l’irrecevabilité est définitive. Lorsqu’une requête est rejetée en vertu de la Règle 495 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663] pour défaut de comparaître au nom du demandeur, le jugement est définitif. De même, lorsqu’une requête en annulation d’une jugement fondée sur la Règle 1733 des Règles de la Cour fédérale est rejetée, le rejet constitue un jugement définitif.

Il nous reste à nous demander si la même question que celle qui a été abordée par l’intimé dans la requête qu’il a présentée à l’arbitre en vue de faire rouvrir l’audience a été décidée dans l’une ou l’autre des instances introduites devant notre Cour. Dans la première instance qui a été introduite devant notre Cour, la requête présentée par M. Chung en vertu de l’article 28 a été rejetée en vertu de la Règle 495(1)b) parce qu’il a fait défaut de comparaître à l’audience. Lorsque la Règle 495(1)b) est invoquée parce qu’un requérant—comme l’était M. Chung dans l’instance initiale introduite devant notre Cour—fait défaut de comparaître, le jugement qui est rendu est semblable à un jugement prononcé en vertu de la Règle 440 pour défaut de poursuite. En revanche, si c’est l’intimé, plutôt que le requérant, qui a fait défaut de comparaître—donnant ainsi lieu à l’application de la Règle 495(1)a)—la situation serait semblable à celle d’un jugement par défaut prononcé en vertu des Règles 432 à 439 [Règle 433 mod. par DORS/79-57, art. 11; Règle 434 mod., idem , art. 12; Règle 438.1 édictée par DORS/90-846, art. 12; Règle 439(4) édictée, idem, art. 13]. Dans certaines circonstances déterminées, le prononcé d’un jugement par défaut peut permettre à une personne d’invoquer l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige (voir Hill v. Hill (1966), 57 D.L.R. (2d) 760 (C.A.C.-B.), à la page 767; Kok Hoong v. Leong Cheong Kweng Mines Ltd., [1964] 1 All E.R. 300 (P.C.); Lutz v. Pyke (1977), 36 N.S.R. (2d) 420 (Co. Ct.); Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374). Cependant, on ne peut s’appuyer sur un jugement fondé sur un défaut de poursuite pour invoquer une irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige (voir Byrne v. Frere (1828), 2 Mol. 157 (Ir. Ch.), à la page 180; Magnus v. National Bank of Scotland (1888), 57 L.J. Ch. 902; Mayzel v. Sturm, Lipton, Lipton & Trinity Apartments Ltd. (1957), 10 D.L.R. (2d) 642 (H.C. Ont.); Pople v. Evans, [1968] 3 All E.R. 743 (Ch. D.)). Pour déterminer si l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige s’applique, il faut considérer le rejet ordonné en vertu de la Règle 495(1)b) sous le même angle qu’un jugement pour défaut de poursuite. Il s’ensuit que la requête que M. Chung a présentée en vertu de l’article 28 et qui a été rejetée en vertu de la Règle 495(1)b) ne peut donner lieu à une irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige (issue estoppel).

Reconnaissant qu’il est difficile de faire valoir un moyen d’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige en invoquant un jugement de la nature d’un rejet pour défaut de poursuite, le requérant s’est, pour appuyer son moyen d’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige, fondé surtout sur la décision par laquelle notre Cour a rejeté la requête en annulation présentée par l’intimé en vertu de la Règle 1733. Pour faire annuler un jugement en vertu de la Règle 1733, le requérant doit démontrer que la question a été découverte subséquemment et qu’il a agi avec une diligence raisonnable (voir Saywack c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 3 C.F. 189 (C.A.); Rostamian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 14 Imm. L.R. (2d) 49 (C.A.F.)). Normalement, dans le cas d’une requête fondée sur la Règle 1733, la Cour examine ces deux questions avant de statuer au fond sur la requête. Il s’ensuit que rien ne garantit que la Cour statuera un jour sur le fond d’une requête présentée en vertu de la Règle 1733, étant donné qu’il se peut que la requête soit rejetée avant qu’on atteigne cette étape. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit en l’espèce. Notre Cour a rejeté la requête présentée par M. Chung en vertu de la Règle 1733 sans examiner le fond de sa requête. On ne saurait donc prétendre que notre Cour a statué que les droits garantis à l’intimé par la Charte n’ont pas été violés au cours de l’enquête initiale qui a eu lieu devant l’arbitre; cette question n’a pas été directement examinée par notre Cour (voir l’arrêt Angle c. M.R.N., précité, dans lequel la Cour suprême a cité [à la page 257] et approuvé les propos formulés par lord Hobhouse dans l’arrêt Attorney General for Trinidad and Tobago v. Eriché, [1893] A.C. 518 (P.C.), aux pages 522 et 523 suivant lesquels [traduction] « on pose le principe que pour établir le moyen de la chose jugée, le tribunal dont le jugement est invoqué doit avoir ... rendu jugement directement sur la question en litige »). Par conséquent, rien n’empêchait l’intimé d’alléguer la question de la violation de la Charte devant l’arbitre dans le cadre de sa demande de réouverture ou de le faire au cours de l’enquête rouverte. La question n’était pas chose jugée.

DISPOSITIF

La présente requête fondée sur l’article 28 sera, par conséquent, rejetée.

Le juge MacGuigan, J.C.A. : Je suis du même avis.

Le juge Robertson, J.C.A. : Je suis du même avis.

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