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[1993] 1 C.F. 236

A-370-90

Montres Rolex S.A. et Rolex Watch Company of Canada Limited (demanderesses/appelantes)

c.

Brad Balshin, Hilda Balshin, Arthur Christodoulou, Shelly Michaels, Martin Herson, David C. Redman et Robert Pahmer, pour leur propre compte et pour le compte de toutes les autres personnes qui vendent, offrent en vente, importent, promeuvent, fabriquent ou distribuent toutes marchandises en liaison avec le nom Rolex ou le motif représentant une couronne, qui constituent les marques de commerce déposées no 278,348, no208,437, no 130/33476 et no 78/19056, conformément à la Loi sur les marques de commerce, S.R.C. 1970, et ses modifications, lorsque ces marchandises ne sont pas fabriquées ou promues par les demanderesses, et John Doe et Jane Doe, et toutes les autres personnes inconnues des demanderesses qui vendent, importent, promeuvent, fabriquent ou distribuent toutes marchandises en liaison avec le nom Rolex ou le motif représentant une couronne, qui constituent les marques de commerce déposées no 278,348, no208,437, no 130/33476 et no 78/19056, conformément à la Loi sur les marques de commerce, S.R.C. 1970, et ses modifications, lorsque ces marchandises ne sont pas fabriquées ou promues par les demanderesses (défendeurs/intimés)

Répertorié : Montres Rolex S.A. c. Balshin (C.A.)

Cour d’appel, juges Mahoney, Stone et Robertson, J.C.A.—Toronto, 10 septembre; Ottawa, 22 octobre 1992.

Marques de commerce — Contrefaçon — Appel d’un jugement qui avait accordé une injonction permanente contre des défendeurs nommés et non nommés — Les défendeurs avaient vendu des montres d’imitation portant les marques de commerce des appelantes — Les appelantes demandent que l’injonction s’applique également aux « défendeurs éventuels » — Sens de l’expression « défendeurs non nommés » — Il ne s’agit pas d’un cas où un recours collectif peut être intenté contre un défendeur nommé représentant des transgresseurs inconnus — La réparation demandée équivaut à une procédure sommaire pour empêcher ceux qui n’ont pas de véritable défense de violer les marques de commerce — Les circonstances exceptionnelles justifient la délivrance d’une injonction postérieure à l’instruction contre des défendeurs inconnus.

Injonctions — Violation des marques de commerce des appelantes aux termes des art. 19 et 20 de la Loi sur les marques de commerce — Les appelantes demandent une injonction permanente contre des « défendeurs éventuels » — Aucune jurisprudence sur cette question — Une injonction prononcée contre des personnes non identifiées est de nature provisoire — Une injonction permanente n’est exécutoire contre des défendeurs inconnus que dans des circonstances exceptionnelles — Distinction entre une ordonnance fondée sur l’art. 52(4) et une injonction permanente — Les termes d’une injonction permanente décernée contre des « défendeurs éventuels » doivent être conformes aux règles de la justice fondamentale. — L’ordonnance du juge de première instance est modifiée pour ne viser que les marchands ambulants qui n’ont pas d’établissement commercial fixe.

Pratique — Parties — Jonction — Une injonction permanente est demandée contre des « défendeurs éventuels » qui violeraient les marques de commerce des appelantes — Distinction entre les défendeurs inconnus et éventuels — Une injonction permanente est-elle exécutoire contre eux? — Examen de la jurisprudence sur la jonction des parties — Il ne s’agit pas d’un cas où un recours collectif peut être intenté contre un défendeur nommé représentant des transgresseurs inconnus — L’emploi de noms fictifs est limité aux procédures interlocutoires et préalables à l’instruction — La réparation demandée équivaut à une procédure sommaire destinée à empêcher ceux qui n’ont pas de véritable défense de violer des marques de commerce — L’ordonnance est modifiée pour ne viser que les marchands ambulants qui n’ont pas d’établissement commercial fixe.

Pratique — Outrage au tribunal — Violation de marques de commerce — Les demanderesses demandent une injonction permanente contre des « défendeurs éventuels » — La réparation demandée équivaut pratiquement à une procédure sommaire pour empêcher la violation de marques de commerce — La procédure découle du pouvoir de la Cour de juger quelqu’un coupable d’outrage au tribunal — La procédure d’outrage n’est pas de nature purement civile puisqu’une des méthodes pour la sanctionner est l’emprisonnement — La procédure d’outrage est soumise aux règles de la justice fondamentale, même si son efficacité s’en trouve diminuée — L’outrage au tribunal n’est pas un simple moyen d’exécution des jugements.

Il s’agissait d’un appel interjeté par les demanderesses, qui avaient eu gain de cause en première instance, contre le jugement du juge Mackay qui avait décerné une injonction permanente contre des défendeurs nommés et non nommés; il a été jugé que ces derniers avaient vendu des « montres d’imitation » portant les marques de commerce des appelantes. Après de nombreuses instances interlocutoires contre certains intimés nommément désignés, le juge a conclu, à l’instruction, que la vente et la distribution de montres d’imitation Rolex et d’autres marchandises d’horlogerie portant la marque de commerce « Rolex » et le « motif représentant une couronne » constituaient une violation des droits exclusifs des appelantes en vertu des articles 19 et 20 de la Loi sur les marques de commerce . En outre, le juge a conclu que l’importation de ces marchandises était contraire à l’article 52 de la Loi. Il était disposé à étendre les conditions de l’injonction pour englober les « défendeurs inconnus », mais non les « défendeurs éventuels ». Les appelantes ont plaidé que l’injonction permanente, telle que rédigée, était vague ou difficile d’application et qu’elle devait être modifiée pour englober les « défendeurs éventuels » qui, après la date de l’instruction, violeraient les marques de commerce des appelantes, qu’ils l’aient fait ou non par le passé. Il s’agissait de décider si une injonction permanente pouvait légalement être décernée contre des personnes qui n’étaient pas nommément parties à l’action.

Arrêt : l’appel devrait être rejeté; le paragraphe 3 de l’ordonnance du juge MacKay devrait être modifié pour qu’il s’applique seulement aux marchands ambulants ou à d’autres qui n’ont pas d’adresse ou d’établissement commercial fixe.

L’expression « défendeurs non nommés » comprend deux catégories de personnes. Il y a d’abord les défendeurs inconnus, c’est-à-dire ceux qui ont violé les marques de commerce des appelantes à la date de l’instruction ou auparavant, mais qui demeuraient non identifiés à cette date, si bien qu’ils ne pouvaient pas être constitués parties à l’action; l’autre catégorie comprend les « défendeurs éventuels ». Bien que les tribunaux canadiens, anglais ou américains ne semblent jamais avoir prononcé d’injonction permanente contre des « défendeurs éventuels », il existe des principes établis et acceptés en matière de jonction des parties. À la lumière de ces principes, la présente action ne pouvait pas être intentée sous forme de recours collectif contre un défendeur nommé considéré comme le représentant de tous les transgresseurs inconnus. Des demandeurs ont parfois été autorisés à rédiger l’intitulé de la cause en employant des noms fictifs comme « John Doe » et « Jane Doe ». Cependant, l’utilisation de noms fictifs semblables a été sanctionnée comme mesure intérimaire et limitée aux procédures interlocutoires et préalables à l’instruction; même lorsque des noms fictifs n’ont pas été utilisés, l’injonction prononcée contre des personnes non identifiées est invariablement de nature provisoire.

Les circonstances en l’espèce étaient suffisamment exceptionnelles pour justifier la délivrance d’une injonction postérieure à l’instruction contre des « défendeurs inconnus ». Les appelantes ne devraient pas être privées du redressement de violations délibérées de leurs droits, du fait qu’elles étaient incapables de prévoir, avant l’instruction, qui allait être les défendeurs; cette omission était attribuable aux « défendeurs inconnus », et non aux appelantes. Si la portée de l’injonction a été étendue, c’était parce que le droit existant ne permettait pas de contrer adéquatement les tactiques de dérobade adoptées par les marchands ambulants, et parce que les appelantes étaient incapables de prévoir qui allait être les « défendeurs inconnus » avant la date de l’instruction. Le fait d’étendre l’injonction à des « défendeurs éventuels » ne réglerait pas ce problème. Il y a une nette distinction entre une ordonnance fondée sur le paragraphe 52(4), interdisant l’importation future de marchandises d’imitation portant les marques de commerce déposées des appelantes, et une injonction permanente, qui s’étendrait aux « défendeurs éventuels ». Une ordonnance fondée sur le paragraphe 52(4), qui accorde aux agents des douanes le pouvoir d’intercepter les marchandises interdites, indépendamment de l’identité de l’importateur, ne soulève pas le même type de questions ou de préoccupations qu’une injonction permanente.

La réparation que demandaient les appelantes en equity équivalait à une procédure sommaire destinée à empêcher ceux qui n’avaient pas de « véritable » défense de violer les marques de commerce. Cette procédure sommaire découle du pouvoir de la Cour de juger quelqu’un coupable d’outrage au tribunal. En cas de poursuites pour outrage au tribunal, les appelantes devront quand même s’acquitter du fardeau de la preuve qui leur incombe. En outre, celui qui n’est pas partie à l’instance ne saurait être jugé coupable d’avoir violé une injonction dont il n’a pas connaissance. Dans un arrêt récent, Vidéotron Ltée c. Industries Microlec Produits Électroniques Inc. , où la question juridique portait sur le droit régissant l’outrage au tribunal dans une instance civile en application du Code de procédure civile du Québec, la Cour suprême du Canada a refusé de caractériser ces procédures comme purement civiles et a conclu que l’intimé n’était pas un témoin contraignable. À la lumière de cet arrêt, il faudrait que les termes d’une injonction permanente décernée contre des « défendeurs éventuels » soient soigneusement rédigés conformément aux règles de la justice fondamentale. La procédure d’outrage au tribunal doit également être soumise à ces règles, même si son efficacité s’en trouve diminuée. La retenue judiciaire l’a emporté sur le besoin de faire pencher la balance en vue de ménager un équilibre entre les intérêts des appelantes et ceux qui sont résolus à violer leurs marques de commerce.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no44].

Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25.

Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, art. 19, 20, 22, 52(1),(4), 53.

Tarif des douanes, L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 41, art. 110, 114.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Vidéotron Ltée c. Industries Microlec Produits Électroniques Inc., [1992] 2 R.C.S. 1065; Matthew v. Guardian Assur. Co. (1919), 58 R.C.S. 47; 45 D.L.R. 32; [1919] 1 W.W.R. 67.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Iveson v. Harris (1802), 32 E.R. 102; 7 Ves. Jun. 251; Brydges v. Brydges, [1909] P. 187 (C.A.); Marengo v. Daily Sketch and Sunday Graphic, Ltd., [1948] 1 All E.R. 406 (H.L.); Association internationale des débardeurs, sections locales 273, 1039, 1764 c. Association des employeurs maritimes et autres., [1979] 1 R.C.S. 120; (1978), 89 D.L.R. (3d) 289; 44 A.P.R. 458; 23 N.B.R. (2d) 458; 78 C.L.L.C. 14,171; 23 N.R. 386; Jackson v. Bubela et al. (1972), 28 D.L.R. (3d) 500; [1972] 5 W.W.R. 80 (C.A.C.-B.); Sask. Power Corp. v. Doe, [1988] 6 W.W.R. 634; (1988), 69 Sask. R. 158; 31 C.P.C. (2d) 283 (C.A.); confirmant [1988] 6 W.W.R. 27; (1988), 69 Sask. R. 138; 30 C.P.C. (2d) 315 (B.R.).

DÉCISIONS CITÉES :

Montres Rolex S.A. c. M.R.N., [1988] 2 C.F. 39; (1987), 14 C.E.R. 309; 17 C.P.R. (3d) 507 (1re inst.); C.P.R. Co. v. Brady et al. (1960), 26 D.L.R. (2d) 104; 33 W.W.R. 529 (C.S.C.-B.); Bassel’s Lunch Ltd. v. Kick et al., [1936] O.R. 445; (1936), 4 D.L.R. 106; 67 C.C.C. 131 (C.A.); Dukoff et al. v. Toronto General Hospital et al. (1986), 54 O.R. (2d) 58; 8 C.P.C. (2d) 93 (H.C.); Golden Eagle Liberia Ltd. et al. v. International Organization of Masters, Mates and Pilots, [1974] 5 W.W.R. 49 (C.S.C.-B.); Cartier, Inc. v. John Doe (1987), 13 C.I.P.R. 316 (C.F. 1reinst.); Attorney-General of British Columbia v. Couillard et al. (1984), 11 D.L.R. (4th) 567; 59 B.C.L.R. 102; 14 C.C.C. (3d) 169; 31 C.C.L.T. 26; 42 C.R. (3d) 273 (C.S.); Adidas Sportschuhfabriken Adi Dassler K.G. et al. v. Kinney Shoes of Canada Ltd., E’Mar Imports Ltd., Third Party (1971), 19 D.L.R. (3d) 680; 2 C.P.R. 227 (C. de l’É.); Montres Rolex S.A. c. Lifestyles Imports Inc. (1988), 23 C.P.R. (3d) 436 (C.F. 1re inst.).

DOCTRINE

Richard, H. G., editor-in-chief. Canadian Trade-marks ActAnnotated. Revised, Binder 2. Toronto : De Boo.

Sharpe, Robert J. Injunctions and Specific Performance, 2nd ed. Toronto : Canada Law Book Inc., 1992.

APPEL d’un jugement du juge MacKay ([1990] 3 C.F. 353 (publié sous forme abrégée); (1990), 29 C.P.R. (3d) 257; 32 F.T.R. 166 (1reinst.)) portant injonction permanente contre des défendeurs nommés et non nommés qui avaient violé les marques de commerce des appelantes. Appel rejeté; le paragraphe 3 de l’ordonnance est modifié.

AVOCATS :

Simon Schneiderman, pour les demanderesses/appelantes.

Personne n’a comparu pour les défendeurs/intimés.

PROCUREURS :

Outerbridge & Miller, Toronto, pour les demanderesses/appelantes.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Robertson, J.C.A. : Il s’agit d’un appel formé contre une décision[1] de M. le juge MacKay dans laquelle il a notamment décerné une injonction permanente interdisant à des défendeurs nommés et non nommés de violer les marques de commerce des appelantes. Il a été jugé que les défendeurs avaient vendu des « montres d’imitation » et d’autres marchandises d’horlogerie portant les marques déposées des appelantes. À l’égard des défendeurs non nommés, l’injonction s’étend à ceux qui vendaient ces marchandises à la date de l’instruction ou auparavant, mais qui ne pouvaient être identifiés à cette époque.

Les appelantes plaident principalement que, sous ce rapport, l’injonction est défectueuse parce qu’elle est vague ou difficile d’application et qu’en l’espèce, les termes de l’injonction devraient être « modifiés » pour englober des défendeurs non nommés qui font ce qui est interdit après la date de l’instruction. Je traiterai plus loin de la logique utilisée par l’avocat des appelantes au soutien de cet argument. Pour l’instant, il importe de signaler que les appelantes cherchent à obtenir, en fait, une injonction permanente contre des « défendeurs éventuels », c’est-à-dire quiconque viole les marques de commerce des appelantes après l’instruction, qu’il l’ait fait ou non auparavant.

Tant à l’instruction qu’en appel, les appelantes ont présumé qu’il était tout à fait loisible au juge de première instance de décerner une injonction d’une telle portée. À la réflexion, on voit bien que, pour pouvoir accueillir le présent appel, il faudra d’abord accepter le principe voulant qu’une injonction permanente puisse être opposable à des personnes qui n’étaient pas nommément parties à l’action. Dans un premier temps, et pour dissiper tout malentendu quant à la véritable question en litige, il faut reconnaître que les appelantes ne prétendent pas que quiconque viole leurs marques de commerce après la date de l’instruction est passible de poursuites pour outrage au tribunal sans autre formalité. Les appelantes ne nient pas qu’il faut avoir connaissance de l’injonction et qu’il faut en être dûment avisé; cette question est traitée dans les présents motifs.

Pour éviter la confusion et aux fins du présent appel, l’expression « défendeurs non nommés » comprendra deux catégories de personnes. Il y a d’abord ceux qui ont violé les marques de commerce des appelantes à la date de l’instruction, soit le 7 février 1989, ou auparavant, mais qui demeuraient non identifiés à cette date, si bien qu’ils ne pouvaient pas être constitués parties à l’action. J’ai appelé ces transgresseurs les « défendeurs inconnus ». L’autre catégorie comprend les « défendeurs éventuels », décrits ci-dessus. Il reste à décider si une injonction permanente peut être légalement décernée contre les défendeurs non nommés appartenant à l’une ou l’autre de ces catégories.

Le juge de première instance était disposé à prononcer une injonction contre les « défendeurs inconnus » parce que les circonstances étaient suffisamment exceptionnelles pour justifier une telle réparation. Cependant, à mon sens, il a refusé d’étendre les conditions de l’injonction pour englober les « défendeurs éventuels », puisqu’une telle ordonnance serait, en fait, incompatible avec les principes sous-jacents de la pratique actuelle (voir les pages 279 et 280). On peut facilement en déduire qu’il n’était pas disposé à décerner une injonction qui, apparemment, serait opposable à tout le monde.

Bien qu’il existe, en jurisprudence, des cas où des injonctions interlocutoires ou préalables à l’instruction ont été prononcées contre des « défendeurs inconnus », les tribunaux canadiens, anglais ou américains n’ont apparemment jamais prononcé d’injonction permanente contre de tels défendeurs. En ce qui a trait aux « défendeurs éventuels », ce vide jurisprudentiel n’a rien de surprenant. Cependant, on ne peut pas pour autant ne pas tenir compte des arguments des appelantes, arguments qui ne sont pas tous fondés sur les principes de la common law et de l’equity. Les appelantes invoquent également la Loi sur les marques de commerce (L.R.C (1985), ch. T-13 (ci-après appelée « la Loi »)). Par conséquent, nous devons examiner la question de nouveau.

Si le droit doit évoluer dans le sens prôné par les appelantes, c’est parce que les faits révèlent dans quelle mesure les principes actuels ne permettent pas de protéger adéquatement les intérêts légitimes de parties comme les appelantes. Un tel changement ne va pas sans difficultés : en effet, le droit doit garantir la reconnaissance et la sanction des intérêts concurrentiels d’un autre groupe (les défendeurs non nommés). Il est rarement facile d’atteindre le « juste milieu ».

L’analyse doit commencer par un exposé des faits pertinents, y compris un bref historique du litige qui dure depuis sept ans. À la lumière de ces faits, nous pouvons apprécier l’analyse complète et exhaustive, par le juge de première instance, de la preuve et des questions présentées à l’instruction.

L’appelante, Montres Rolex S.A., est une société suisse qui possède un certain nombre de marques de commerce enregistrées sous le régime de la Loi sur les marques de commerce. Elle fabrique les montres Rolex et d’autres marchandises d’horlogerie. L’appelante, Rolex Watch Company of Canada Limited, est le seul usager inscrit des marques de commerce déposées de l’autre appelante et le distributeur exclusif de ses produits au Canada. Les intimés non nommés sont (ou étaient) des marchands ambulants qui font la vente de marchandises d’imitation Rolex, notamment des montres communément appelées du « toc ».

Le 28 octobre 1986, les appelantes ont intenté une action et, à la même date, elles ont demandé et obtenu une injonction provisoire de M. le juge Collier, laquelle empêchait les défendeurs nommés de violer les marques de commerce déposées des appelantes. L’injonction provisoire comprenait une ordonnance de type Anton Piller, laquelle permettait aux représentants des appelantes de pénétrer dans des lieux désignés et d’enlever des documents et des marchandises portant le nom ou le dessin Rolex.

Le 3 novembre 1986, le juge en chef adjoint Jerome a rendu une ordonnance semblable contre les défendeurs nommés Brad Balshin, Hilda Balshin et Shelly Michaels, qui avaient consenti au jugement, et contre les défendeurs nommés Arthur Christodoulou et Martin Herson, qui n’avaient pas comparu à la suite de l’avis de requête des appelantes, et n’avaient pas produit de défense ou consenti au jugement.

Le 1er décembre 1986, M. le juge Collier a décerné une autre injonction interlocutoire [Montres Rolex S.A. et autre c. Herson et autres (1986), 15 C.P.R. (3d) 372 (1reinst.)] contre les défendeurs nommés David C. Redman et Robert Pahmer.

Le 30 décembre 1986, des ordonnances de justification ont été rendues à l’égard des défendeurs Brad Balshin et Martin Herson à qui on reprochait d’avoir violé les ordonnances interlocutoires. Par la suite, il a été jugé que les deux hommes avaient sciemment violé les ordonnances de la Cour, commettant par là un outrage au tribunal. Ils ont été condamnés à une amende. Des procédures semblables ont été intentées contre le défendeur Pahmer; cependant, en juillet 1987, elles ont été rejetées vu qu’il n’y avait aucune preuve de la signification de l’ordonnance interlocutoire dirigée contre lui.

Le 9 janvier 1987 [modifié le 13 janvier 1987], le protonotaire adjoint a homologué le jugement demandé par les appelantes contre Brad Balshin, Hilda Balshin, Shelly Michaels, Arthur Christodoulou et Martin Herson, qui avaient consenti au jugement, en vue d’obtenir une ordonnance les empêchant de faire ce qui suit : (1) violer les marques de commerce déposées des appelantes, (2) utiliser le nom Rolex, et (3) vendre et importer des montres ou des marchandises, portant le nom Rolex ou le motif représentant une couronne, qui n’avaient pas été fabriquées ou promues par les appelantes. Le jugement comprenait également une ordonnance rendue en application du paragraphe 52(4) de la Loi sur les marques de commerce interdisant l’importation de marchandises d’imitation qui portaient le nom Rolex. Par la suite, M. le juge McNair a statué que cette ordonnance n’était pas susceptible d’exécution parce qu’une condition préalable n’avait pas été remplie : voir Montres Rolex S.A. c. M.R.N., [1988] 2 C.F. 39 (1reinst.).

Après le 13 janvier 1987, l’action s’est poursuivie contre les défendeurs Redman et Pahmer et contre « tous les autres qui vendent, offrent en vente, importent, promeuvent, fabriquent ou distribuent toutes marchandises en liaison avec le nom Rolex ou le motif représentant une couronne ».

Le 30 novembre 1987, les appelantes ont demandé que les défendeurs nommés qui contestaient leur action, savoir Redman et Pahmer, soient nommés représentants de toutes les personnes non identifiées qui vendaient des produits d’imitation Rolex. Le 11 février 1988, le juge en chef adjoint a rejeté cette requête [Montres Rolex S.A. c. Balshin, T-2355-86, non publiée]. Cependant, les appelantes n’ont pas renoncé à obtenir une injonction contre les deux catégories de défendeurs non nommés.

Le 11 janvier 1988, M. le juge Cullen a accueilli la requête des appelantes visant à modifier l’intitulé de la cause par l’ajout des défendeurs suivants : « John Doe et Jane Doe et toutes les autres personnes inconnues des demanderesses qui vendent, importent, promeuvent, fabriquent ou distribuent toutes marchandises en liaison avec le nom Rolex ou le motif représentant une couronne, c’est-à-dire des marques de commerce déposées … ». À cette étape du litige, il est évident que les appelantes étaient résolues à établir les fondements procéduraux d’une demande d’injonction permanente contre des défendeurs non nommés.

Lorsque l’instruction a débuté le 7 février 1989, tous les défendeurs nommés sauf un, savoir Robert Pahmer, avaient, soit consenti à un jugement, soit fait défaut de comparaître. Cependant, aucun avocat n’a comparu pour M. Pahmer qui n’a pas comparu lui-même. Après avoir tenté par tous les moyens raisonnables d’aviser le défendeur Pahmer que l’instruction aurait lieu en son absence, le juge de première instance a ordonné la tenue de l’instruction. À partir de la preuve présentée par les appelantes, M. le juge MacKay est arrivé à un certain nombre de conclusions pertinentes.

La manière dont certains des défendeurs ont pu éviter d’être identifiés par leur nom revêt une importance pour la cause des appelantes. À cet égard, la Cour a conclu (aux pages 271 et 272) :

8) La vente, la promotion et la distribution des produits d’imitation Rolex sont souvent faites par des marchands ambulants ou d’autres personnes qui n’ont pas d’adresse ou d’établissement commercial fixe et aucune identité commerciale permanente et qu’il est souvent difficile d’identifier avec certitude, même lorsqu’on les confronte à leurs pratiques de vente non autorisées. Dans ces circonstances, il est très difficile pour les demanderesses de protéger leurs droits ou intérêts par des actions en justice.

Pour arriver à cette conclusion, le juge de première instance s’est appuyé sur le témoignage de deux shérifs adjoints, témoignage qu’il a résumé en ces termes (à la page 269) :

David Blackburn et Kenneth Foston, tous deux shérifs adjoints du district judiciaire de York, ont parlé de l’expérience qu’ils ont vécue lorsqu’ils ont aidé les demanderesses à saisir des montres d’imitation Rolex après la délivrance des injonctions interlocutoires survenue plus tôt dans la présente cause. À neuf reprises, de mai à décembre 1988, ils ont saisi du défendeur Pahmer les montres d’imitation Rolex et ils ont rempli un rapport au sujet de chaque saisie. Ils ont parlé des pratiques générales des vendeurs ambulants de montres, notamment de leur tendance à éviter de révéler leur véritable identité ou adresse ou la provenance de leurs marchandises, à se déplacer d’un secteur très fréquenté à un autre et à disposer de « messagers » qui les préviennent de la présence du personnel du shérif, auquel cas les marchands plient bagages et quittent les lieux, mais reviennent plus tard.

M. le juge MacKay a conclu que la vente et la distribution de montres d’imitation Rolex et d’autres marchandises d’horlogerie portant la marque de commerce « Rolex » et le « motif représentant une couronne » constituaient une violation des droits exclusifs des appelantes en vertu des articles 19 et 20 de la Loi. En outre, le juge a conclu qu’une telle violation avait entraîné la diminution de la valeur de l’achalandage attaché aux marques de commerce des appelantes, en contravention à l’article 22 de la Loi, et que l’importation des marchandises d’imitation était contraire à l’article 52 de la Loi. Cette dernière conclusion revêt de l’importance en l’espèce et elle est examinée davantage ci-dessous.

Vu l’ampleur de l’injonction demandée par les appelantes, il y a lieu de donner un aperçu du droit en matière de jonction des parties. Bien que l’analyse parte d’un examen des principes établis et acceptés, je garde à l’esprit que les propositions générales ne permettent pas toujours de résoudre les cas concrets.

Au début du dix-neuvième siècle, dans l’arrêt Iveson v. Harris (1802), 32 E.R. 102 [à la page 104], lord Eldon, L.C. a affirmé : [traduction] « qu’une injonction pouvait seulement être prononcée contre une partie à l’action ». Dans cette affaire, les demandeurs avaient tenté de faire exécuter un bref de prohibition contre un créancier du défendeur, lequel créancier n’était pas partie à l’action. Il n’est pas difficile d’accepter la règle de droit selon laquelle une personne susceptible d’être touchée par une ordonnance du tribunal doit être constituée partie. Inversement, une ordonnance rendue par la suite n’est pas opposable à ceux qui ne sont pas parties à l’action. Cependant, ce n’est pas la formulation du grand principe ou de la règle qui pose des difficultés. Le problème se pose plutôt en ces termes : dans quelle mesure le droit demeure-t-il suffisamment souple pour permettre le développement et l’application d’exceptions ou le raffinement des grands principes?

L’arrêt Matthew v. Guardian Assur. Co. (1919), 58 R.C.S. 47, de notre Cour suprême, sanctionne la souplesse de la règle en matière de jonction des parties. Dans cet arrêt, le juge Anglin a affirmé ce qui suit (à la page 61) :

[traduction] Lorsque l’injonction demandée causera un préjudice aux droits de la personne ou de l’organisme qui n’est pas partie à l’instance, le tribunal refusera généralement de l’accorder en l’absence de circonstances spéciales.

Dans cet arrêt, la Cour suprême a notamment jugé qu’une demande d’injonction ne devait pas être accueillie contre le mandataire d’une compagnie d’assurances qui avait demandé un permis pour le compte de la compagnie. Puisque le pouvoir du mandataire d’agir pour le compte de la compagnie n’a pris naissance qu’au moment où le permis avait été accordé, la compagnie aurait dû être constituée partie à l’instance.

Il est intéressant de noter que le juge Anglin a fait ces remarques dans un cas où il y avait une entité connue et identifiable, c’est-à-dire un défendeur nommément désigné. Cependant, d’après le droit positif, on constate que les « circonstances spéciales » envisagées par le juge Anglin sont d’une portée et d’une application limitées et qu’elles ne s’étendent pas aux parties qui auraient pu, avec bonne diligence, être identifiées et ajoutées comme parties à l’action. Je traiterai seulement les exceptions les plus pertinentes au principe général.

Qu’une personne morale ne puisse agir que par l’intermédiaire d’autrui, cela va sans dire. Par conséquent, les tribunaux ont vite reconnu qu’une injonction décernée contre une personne morale devait être observée par ses dirigeants et, en fin de compte, par tous ses employés. Si les tribunaux étendent ainsi la portée de l’injonction, c’est parce qu’ils croient que ceux qui ne sont pas parties à l’instance ne devraient pas pouvoir entraver le cours de la justice. Dans l’arrêt Brydges v. Brydges, [1909] P. 187 (C.A.), le lord juge Farwell a expliqué ce principe ainsi (à la page 191) :

[traduction] Il est vrai que les personnes qui ne sont pas parties à l’action, si bien qu’elles n’encourent pas l’incarcération pour violation de l’injonction qui ne leur est pas opposable, peuvent néanmoins être justiciables du tribunal si l’injonction est négative, c’est-à-dire si elle porte interdiction de faire; cependant, il n’en sera ainsi que si la personne est jugée coupable d’outrage pour avoir entravé le cours de la justice en agissant contrairement à une injonction du tribunal ou en aidant et encourageant quelqu’un à le faire. C’est pour ce motif que les « employés et mandataires » sont tenus coupables d’outrage, qu’ils soient mentionnés ou non dans l’ordonnance. La pratique qui consiste à les mentionner a probablement été instituée pour les avertir : voir Seaward v. Patterson [[1897] 1 Ch. 545].

Il est admis en jurisprudence qu’il n’est pas nécessaire de mentionner les employés ou les mandataires dans l’ordonnance demandée ou accordée. Une omission à ce chapitre n’a aucune incidence sur la compétence du tribunal en matière d’outrage. En effet, dans l’arrêt Marengo v. Daily Sketch and Sunday Graphic, Ltd., [1948] 1 All E.R. 406 (H.L.), la société défenderesse s’était opposée à une injonction qui interdisait [traduction] « aux défendeurs, à leurs employés et à leurs mandataires » de poser certains actes interdits.

Lord Uthwatt a jugé que l’objection était bien fondée dans la mesure où la mention « employés et mandataires » avait pour effet juridique d’interdire à ceux-ci d’agir de la manière reprochée. Le juge a statué qu’une telle mention [traduction] « n’(était) rien d’autre qu’un avertissement adressé aux personnes qui, de par leur situation, étaient susceptibles de participer à une violation de l’injonction par le défendeur » (à la page 407). Sa Seigneurie a conclu que, même s’il n’était pas nécessaire de mentionner ces personnes, il était souhaitable de le faire pour [traduction] « souligner la portée de l’ordonnance » (à la page 407). Par conséquent, le juge a proposé la formule de rechange suivante : [traduction] « les défendeurs, eux-mêmes, ou par l’intermédiaire de leurs employés, ouvriers, mandataires ou autres ». Cette nouvelle formulation visait à dissiper tout malentendu voulant que d’autres que la société défenderesse aient pu être parties à l’action.

Bien que l’expression « ceux qui aident et qui encouragent » ne soit pas très recherchée, elle permet de bien comprendre pourquoi les tribunaux en sont venus à conclure qu’une personne qui n’est pas partie à l’instance puisse être jugée coupable de ne pas avoir respecté une injonction, y compris, par exemple, l’étranger qui aide sciemment un défendeur à contrevenir à une injonction : voir C.P.R. Co. v. Brady et al. (1960), 26 D.L.R. (2d) 104 (C.S.C.-B.) et Bassel’s Lunch Ltd. v. Kick et al., [1936] O.R. 445 (C.A.). Sur cette toile de fond historique, on comprend pourquoi les tribunaux canadiens ont également exécuté des injonctions à l’égard de personnes qui n’étaient pas parties à l’instance dans le contexte des conflits de travail : voir l’arrêt Association internationale des débardeurs, sections locales 273, 1039, 1764 c. Association des employeurs maritimes et autres, [1979] 1 R.C.S. 120, où la Cour suprême a eu l’occasion d’examiner le texte d’une injonction interlocutoire décernée contre trois syndicats et a fini par aller dans le sens de la Chambre des lords dans l’arrêt Marengo, précité (motifs du juge Estey, aux pages 143 et 144).

À part les injonctions décernées contre les personnes morales et les syndicats, il est relativement rare que des injonctions aient un effet prohibitif sur des personnes non nommées[2]. Comme on pouvait s’y attendre, l’avocat des appelantes, bien décidé à contourner la difficulté apparente que posait le droit positif régissant la jonction des parties, a adopté deux tactiques de procédure.

Premièrement, il a tenté d’intenter l’action sous forme de recours collectif. En l’espèce, les appelantes n’ont pas pu convaincre le juge en chef adjoint de rendre une ordonnance qui aurait constitué deux des défendeurs nommés, qui contestaient l’action des appelantes, représentants de toutes les personnes non identifiées qui faisaient la vente des marchandises d’imitation. Le raisonnement du juge en chef adjoint est convaincant et, avec le recul, même prophétique (à la page 264) :

Il est évident … que les intimés résistent à cette requête, ce qui en soi est presque suffisant pour que la demande échoue. En outre, il n’est pas du tout certain qu’ils aient l’intention de présenter de façon satisfaisante leur propre défense, encore moins celle de leurs co-défendeurs. Ils n’ont ni bureau ni titre les plaçant dans une position de responsabilité envers les autres. Rien n’indique que leur défense sera identique à celle qu’auraient pu présenter les autres.

Toutefois, les appelantes n’ont pas jugé cette conclusion satisfaisante et, à l’instruction, elles ont plaidé devant M. le juge MacKay que les circonstances avaient changé au point où il serait maintenant juste d’intenter l’action sous forme de recours contre une catégorie de défendeurs. J’estime inutile de réexaminer les arguments des appelantes ou le raisonnement exhaustif et convaincant suivi par le juge MacKay pour rejeter la thèse des appelantes (voir pages 275 à 277).

Sans ambages, disons qu’il ne s’agit pas ici d’un cas où un défendeur nommé peut représenter tous les transgresseurs inconnus. Statuer autrement reviendrait à laisser emporter la « forme » sur le « fond ». Les appelantes auront gain de cause dans le présent appel si l’injonction demandée est valide sur le plan juridique et non pas parce qu’elles ont choisi d’intenter leur action selon une procédure donnée pour parvenir à leurs fins.

Privées de la possibilité d’employer cette procédure, les appelantes ont tenté d’en suivre une autre, en ajoutant à l’intitulé de la cause les mots « John Doe et Jane Doe et toutes les autres personnes inconnues ». D’après la jurisprudence, des demandeurs ont parfois été autorisés à rédiger l’intitulé de la cause en employant les noms fictifs « John Doe » et « Jane Doe ».

Cette exception aux règles de procédure était d’abord employée dans les cas où le nom du défendeur n’était pas connu ou susceptible d’être connu du demandeur, c’est-à-dire les cas où le demandeur, à cause de circonstances particulières, n’était pas censé connaître l’identité des personnes impliquées dans l’événement qui avait donné lieu à la demande (voir l’arrêt Dukoff et al. v. Toronto General Hospital et al. (1986), 54 O.R. (2d) 58 (H.C.)). Par exemple, dans l’affaire Jackson v. Bubela et al. (1972), 28 D.L.R. (3d) 500 (C.A.C.-B.), le demandeur, malgré ses efforts diligents, n’était pas en mesure d’identifier le conducteur impliqué dans une collision. Juste avant l’expiration du délai de prescription d’un an, le demandeur a intenté une action dans laquelle le conducteur du véhicule a été constitué défendeur sous le nom de « John Doe ». Par la suite, l’intitulé de la cause a été modifié par la substitution du nom « Wallace Bubela » à celui de « John Doe ».

Un examen de la jurisprudence pertinente m’amène à conclure que les tribunaux ont sanctionné l’utilisation de noms fictifs comme mesure intérimaire, c’est-à-dire limitée aux procédures interlocutoires[3] et préalables à l’instruction : voir les décisions Golden Eagle Liberia Ltd. et al. v. International Organization of Masters, Mates and Pilots, [1974] 5 W.W.R. 49 (C.S.C.-B.); et Cartier, Inc. v. John Doe(1987), 13 C.I.P.R. 316 (C.F. 1re inst.), ainsi que les motifs du juge Mackay, aux pages 277 à 279.

Comme nous l’avons déjà vu, les appelantes ont réussi à faire modifier l’intitulé de la cause par l’ajout de « John Doe et Jane Doe et toutes les autres personnes inconnues » comme défendeurs à l’action. Ce faisant, elles peuvent faire une analogie entre les faits en l’espèce et ceux de l’arrêt Jackson, précité. Comme dans l’affaire Jackson, les appelantes ont fait des efforts diligents pour identifier les défendeurs, si bien que l’impossibilité d’identifier ces défendeurs par leurs noms ne devrait pas être un obstacle. Bien sûr, l’analogie ne tient plus dès que l’on reconnaît que l’ordonnance demandée doit avoir un effet postérieur à l’instruction.

L’unique arrêt « John Doe » cité par les appelantes au soutien d’une injonction contre les deux catégories de défendeurs non nommés est justement, à mon avis, l’arrêt qui pourrait dissuader certains tribunaux d’accepter l’argument des appelantes. Dans l’arrêt Sask. Power Corp. v. Doe , [1988] 6 W.W.R. 27 (B.R. Sask.); confirmé par [1988] 6 W.W.R. 634 (C.A. Sask.), les demandeurs avaient sollicité une injonction provisoire de type « John Doe » à l’encontre de gens qui cherchaient à bloquer un projet de construction en faisant du piquetage et en intimidant quiconque tentait de pénétrer sur le chantier. Les demandeurs avaient également allégué des dommages matériels. Dans l’action principale, les demandeurs cherchaient à obtenir une injonction permanente dont la teneur était identique à celle de l’ordonnance provisoire.

Dans l’affaire Sask. Power Corp., précitée, le tribunal devait d’abord décider s’il y avait lieu d’accorder l’injonction provisoire aux conditions sollicitées par les demandeurs. Les défendeurs étaient désignés [traduction] « John Doe et quiconque … se réunissait sur la route située … ou dans les alentours ». Le projet d’ordonnance s’étendait également à (à la page 28) :

[traduction] … quiconque agit sous leurs directives ou quiconque a connaissance de l’ordonnance demandée en l’espèce, notamment à la suite d’un avis …

Dans le cas précité, le tribunal a statué qu’une telle ordonnance aurait été [traduction] « pratique », du point de vue des demandeurs, mais non pas [traduction] « juste ». La portée de l’ordonnance a été jugée trop vaste, ce qui n’a rien de surprenant dès que l’on admet que quiconque avait connaissance de l’ordonnance, y compris un spectateur désintéressé, était vraisemblablement visé. À mon avis, le principe qui se dégage de l’arrêt Sask. Power Corp., précité, veut qu’une injonction provisoire ne soit pas accordée lorsqu’elle est susceptible de s’étendre à des personnes sans reproche. Néanmoins, il reste à décider si, pour d’autres motifs convaincants, la réparation demandée par les appelantes est d’une portée excessive.

En ce qui a trait aux « défendeurs inconnus », M. le juge MacKay a conclu qu’une injonction permanente pouvait être décernée contre eux seulement dans des circonstances exceptionnelles. Il n’a eu aucune difficulté à résumer les circonstances qui justifiaient la délivrance d’une injonction permanente contre cette catégorie de défendeurs (aux pages 279 et 280) :

Ces circonstances comprennent les problèmes que les demanderesses et d’autres personnes dans leur position ont éprouvés lorsqu’elles ont tenté de protéger leurs droits exclusifs liés aux marques de commerce en intentant les recours habituels prévus à la Loi sur les marques de commerce, étant donné que les redressements ne permettent à peu près pas de mettre un terme aux activités de ceux qui violent sciemment les intérêts des demanderesses, notamment l’importation de marchandises d’imitation portant les marques de commerce déposées des demanderesses ou des reproductions de celles-ci. Ils le font en sachant qu’en raison de la nature et de la mobilité de leurs activités, il y a peu de chances que les recours juridiques leur causent un grave préjudice. Au même moment, leurs activités constituent une entrave sérieuse aux droits exclusifs des demanderesses et, à long terme, à la revendication de celles-ci relativement à l’utilisation exclusive des marques de commerce déposées.

Je conviens que les circonstances sont suffisamment exceptionnelles pour justifier la délivrance d’une injonction postérieure à l’instruction contre des « défendeurs inconnus ». Il est indéniable que, de par la nature itinérante de leur entreprise, des marchands ambulants peuvent profiter de certaines limites que le droit impose aux demandeurs, tant sur le plan de la procédure que sur le plan des règles de fond. Par conséquent, les marchands ambulants, insaisissables, peuvent se soustraire à l’effet escompté des recours judiciaires qui sont par ailleurs efficaces pour empêcher une conduite illégale.

Dans la mesure où les tribunaux ont jugé opportun d’empêcher ceux qui, à leur sens, « aident et encouragent », ils doivent également empêcher ceux qui se conduisent en « fins renards ». Je ne crois pas que les appelantes doivent être privées du redressement de violations délibérées de leurs droits du fait qu’elles sont incapables de prévoir avant l’instruction qui seront les défendeurs. En l’espèce, cette omission est attribuable aux « défendeurs inconnus », et non aux appelantes.

Bien que je sois disposé à étendre la portée de l’injonction pour inclure des « défendeurs inconnus », j’estime que cette portée demeure trop large sous un rapport important. À mon avis, l’injonction devrait se limiter à empêcher les activités illicites de notre « fin renard ». Si la portée de l’injonction est étendue, c’est parce que le droit existant ne permet pas de contrer adéquatement les tactiques de dérobade adoptées par les marchands ambulants. Par ailleurs, il ne faut pas que les appelantes soient récompensées pour avoir omis de prendre les mesures raisonnables afin d’identifier certaines personnes et les joindre à l’action. Par conséquent, le paragraphe 3 de l’ordonnance dont il est fait appel devrait être modifié pour qu’il s’applique seulement aux marchands ambulants ou à d’autres personnes qui n’ont pas d’adresse ou d’établissement commercial fixe. Je suis persuadé que la panoplie de recours judiciaires dont peuvent se prévaloir les appelantes en cas de violation par des marchands « établis » est amplement suffisante.

À la lecture des motifs du juge MacKay, il est évident que, même s’il était disposé à innover dans le domaine du droit des injonctions, il n’était pas prêt à le faire sans accorder une protection suffisante à ceux qui risquaient éventuellement d’être trouvés coupables de violation. La protection accordée aux « défendeurs inconnus » est prévue au paragraphe 3 de son ordonnance (à la page 288); ce paragraphe mérite d’être reproduit :

3. Il est interdit aux défendeurs John Doe, Jane Doe et à toutes les autres personnes inconnues des demanderesses qui, à la date du procès en l’espèce ou auparavant, ont vendu, importé, promu, fabriqué ou distribué des marchandises en liaison avec le nom Rolex ou le motif représentant une couronne, alors que ces marchandises n’étaient pas fabriquées ou promues par les demanderesses, de poursuivre les activités interdites aux défendeurs Redman et Pahmer; cependant, toute personne identifiée dans les six ans suivant la date du procès aux présentes comme une personne à laquelle la présente clause peut s’appliquer recevra, par voie de signification, entre autres choses, un avis indiquant qu’elle a la possibilité de demander à la Cour, par requête, de déclarer qu’il existe des motifs légitimes pour lesquels la présente clause ne devrait pas s’appliquer à elle.

L’obligation de signifier une copie du jugement aux « défendeurs inconnus » et la possibilité pour eux de contester l’opposabilité de l’injonction à leur égard revêtent une importance particulière. Bien entendu, ces conditions ne changent rien au fait qu’en cas de poursuite pour outrage au tribunal, les appelantes devront quand même s’acquitter du fardeau de la preuve qui leur incombe. Telle est la situation, que le « défendeur inconnu » comparaisse ou non dans les trente jours qui suivent la signification du jugement. J’ajouterais qu’il n’est pas nécessaire de citer de jurisprudence pour affirmer que celui qui n’est pas partie à l’instance ne saurait être jugé coupable d’avoir violé une injonction dont il n’a pas connaissance. Par conséquent, en l’espèce, il est plus probable que l’injonction aura un effet dissuasif une fois signifiée, en admettant que les appelantes en tireront un avantage pratique quelconque. Cependant, les appelantes elles-mêmes ont jeté le doute sur l’efficacité d’une injonction prononcée contre des « défendeurs inconnus ».

Même si les appelantes ont eu gain de cause en première instance, elles ont interjeté appel à cette Cour pour le motif que le paragraphe 3 de l’ordonnance portant injonction contre les « défendeurs inconnus » était vague et donc non susceptible d’exécution. Le passage pertinent de ce paragraphe se lit ainsi : « Il est interdit aux défendeurs John Doe, Jane Doe et à toutes les autres personnes inconnues des demanderesses qui, à la date du procès en l’espèce [soit le 7 février 1989] ou auparavant ont vendu … ». Les appelantes ont prétendu que le paragraphe 3 de l’ordonnance était dénué de sens puisqu’elles ne pouvaient identifier qui que ce soit ayant vendu des marchandises d’imitation avant la date de l’instruction.

Pendant la plaidoirie orale, l’avocat des appelantes a admis que l’ordonnance serait efficace si un marchand ambulant avouait avoir violé les marques de commerce déposées à la date de l’instruction ou auparavant. Cependant, à l’instar de l’avocat des appelantes, j’estime qu’il est simplement naïf de présumer que de tels aveux seront monnaie courante. Par ailleurs, l’avocat des appelantes a reconnu que l’injonction serait [traduction] « significative » s’il était établi qu’un marchand ambulant, pris à exercer les activités prohibées, avait vendu des marchandises d’imitation avant la date de l’instruction.

À la fin, l’avocat des appelantes a admis que s’il s’opposait au paragraphe 3 de l’ordonnance, c’était en réalité parce qu’il était convaincu que l’ordonnance accordée n’aurait aucun effet en pratique. Même si je devais souscrire à cette conclusion, cela n’aurait aucune incidence sur la compétence de la Cour pour accorder l’injonction. La question de savoir si l’ordonnance rendue par un tribunal produira les résultats escomptés relève de conjectures dans chaque cas. Bien que les appelantes aient sollicité l’ordonnance dans un premier temps, elles ont constaté qu’elle était d’application difficile; elles ont donc proposé des moyens par lesquels cette Cour pourrait calmer leurs inquiétudes.

Une des solutions proposées par les appelantes consiste à « modifier » le paragraphe 3 pour y inclure les « défendeurs éventuels ». À titre subsidiaire, leur avocat a soutenu que le paragraphe devait être modifié de manière à obliger les marchands ambulants qui vendent actuellement des marchandises d’imitation à établir qu’ils ne les vendaient pas avant la date de l’instruction. Il va sans dire que je juge cette seconde solution inacceptable. L’idée d’obliger ceux qui ne sont pas défendeurs à une action à établir leur innocence à compter d’une date qui ne les concerne pas s’oppose tout simplement à la pensée et à la sagesse juridiques.

Bien qu’à première vue, en rendant plus efficace le paragraphe 3 de l’ordonnance par l’ajout des « défendeurs éventuels », on semble chercher avant tout à protéger les intérêts des appelantes, la solution proposée comporte néanmoins un fondement juridique. À mon sens, les appelantes plaident donc que les marchands ambulants qui ne pouvaient être identifiés aux fins de la présente action continuent d’exercer leurs activités sans vraiment risquer de faire l’objet de procédures d’exécution. Par conséquent, pour que l’injonction ait l’effet escompté, elle doit nécessairement avoir une portée assez large pour permettre d’attraper ceux qui violent les marques de commerce après la date d’instruction.

À mon avis, cet argument perd de son poids une fois que l’on reconnaît que la décision d’étendre l’injonction à des « défendeurs inconnus » est fondée sur l’incapacité des appelantes d’avoir identifié ces personnes avant la date d’instruction. Le fait d’étendre l’injonction à des « défendeurs éventuels » ne règle pas ce problème. Aux fins de l’identification et de la signification des documents juridiques, nos « fins renards » demeureront aussi insaisissables après la date d’instruction qu’ils ne l’étaient avant. Pour que les appelantes puissent avoir gain de cause dans le présent appel, il leur faudra trouver un autre motif.

L’avocat des appelantes a vite fait remarquer que toute inquiétude que pourrait avoir cette Cour à l’égard de la portée éventuelle de l’ordonnance demandée devait être soupesée à la lumière de l’ordonnance rendue par le juge MacKay, en application du paragraphe 52(4) de la Loi. Cette ordonnance interdit l’importation future de marchandises d’imitation portant les marques de commerce déposées des appelantes. Or, l’article 52 soulève justement un certain nombre de questions dont certaines n’ont pas encore été abordées ou résolues par les tribunaux (voir généralement Canadian Trade-marks ActAnnotated, H. G. Richard, éditeur en chef, vol. 2, aux pages 52-1 et suivantes). L’article 52 dispose en partie :

52. (1) Lorsqu’il est démontré à un tribunal compétent qu’une marque de commerce enregistrée ou un nom commercial a été appliqué à des marchandises importées au Canada ou qui sont sur le point d’être distribuées au Canada de telle façon que la distribution de ces marchandises serait contraire à la présente loi, ou qu’une indication de lieu d’origine a été illégalement appliquée à des marchandises, le tribunal peut rendre une ordonnance décrétant la rétention provisoire des marchandises, en attendant un prononcé final sur la légalité de leur importation ou distribution, dans une action intentée dans le délai prescrit par l’ordonnance.

(4) Lorsque, au cours de l’action, le tribunal trouve que cette importation est contraire à la présente loi, ou que cette distribution serait contraire à la présente loi, il peut rendre une ordonnance prohibant l’importation future de marchandises auxquelles a été appliqué cette marque de commerce, ce nom commercial ou cette indication de lieu d’origine.

La jurisprudence intéressant le paragraphe 52(4) a surtout porté sur la question de savoir si un tribunal devait effectivement statuer sur la légalité de l’importation avant de pouvoir rendre une ordonnance en application de ce paragraphe. À cet égard, il est clairement établi en jurisprudence qu’un jugement rendu par consentement des parties ou par défaut ne répond pas à l’exigence voulant qu’une décision finale ait été rendue : voir Adidas Sportschuhfabriken Adi Dassler K.G. et al. v. Kinney Shoes of Canada Ltd., E’Mar Imports Ltd., Third Party (1971), 19 D.L.R. (3d) 680 (C. de l’É.) et Montres Rolex S.A. c. M.R.N., précité. En l’absence d’une telle décision, les agents des douanes ont refusé de faire respecter l’interdiction d’importer les marchandises contrefaites.

Bien que les appelantes aient rempli la condition préalable énoncée ci-dessus, une autre question juridique se pose : une ordonnance rendue en application du paragraphe 52(4) doit-elle être dirigée contre des défendeurs particuliers ou nommés? Dans la négative, l’ordonnance est exécutoire contre quiconque cherche à importer de telles marchandises, autrement dit, contre tout le monde.

Après avoir examiné la jurisprudence, le juge MacKay a conclu qu’il était justifié de rendre une ordonnance, qui n’était pas dirigée contre des défendeurs précis, interdisant l’importation « à des fins commerciales »[4] de marchandises d’imitation. Encore une fois, le raisonnement du juge de première instance me semble inattaquable. Après avoir noté l’histoire sans fin dans laquelle les appelantes avaient été entraînées, après avoir signalé que le paragraphe 52(4) n’exigeait pas qu’un défendeur soit nommé et après avoir fait remarquer que l’importation de l’étranger de marchandises d’imitation Rolex avait fortement nui aux droits des appelantes à l’égard de l’utilisation exclusive au Canada de leurs marques de commerce déposées, il a succinctement exposé ses motifs en ces termes (à la page 286) :

Le paragraphe 52(4) de la Loi sur les marques de commerce vise à aider le propriétaire ou l’usager inscrit d’une marque de commerce déposée en vertu de la Loi à protéger ses droits exclusifs, créés respectivement par les articles 19 et 50, lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, les marchandises portant ses marques de commerce déposées ou des reproductions de celles-ci, sans autorisation, proviennent de l’étranger et sont transportées ou expédiées au Canada à des fins commerciales. Dans ces circonstances, une ordonnance sous le régime du paragraphe 52(4) qui n’est pas rendue contre des défendeurs précis, mais qui interdit l’importation ultérieure, à des fins commerciales, de montres et marchandises d’imitation portant la marque de commerce Rolex ou le motif représentant une couronne est justifiée.

J’ajouterais que si les appelantes avaient pu endiguer le flot de montres d’imitation Rolex dans la mesure où il était possible de le faire, au plan administratif, une bonne partie du présent litige aurait perdu de son importance.

La similitude entre une ordonnance fondée sur le paragraphe 52(4) et une injonction permanente qui s’étendrait aux « défendeurs éventuels » est sans doute concluante aux yeux des appelantes. Leur argument est le suivant : si la Cour peut rendre une ordonnance portant interdiction absolue d’importer des marchandises qui violent des marques de commerce et ce, sans identifier les défendeurs, elle peut à plus forte raison rendre une ordonnance semblable interdisant la vente de la contrebande. Bien que toute analogie soit imparfaite, je crois qu’une véritable distinction peut être faite entre les deux ordonnances. Une brève explication s’impose.

Les dispositions de la Loi sur les marques de commerce n’ont aucune incidence sur la compétence de la Cour pour rendre une ordonnance en equity interdisant l’importation future par des défendeurs particuliers, c’est-à-dire des défendeurs nommés. En cas d’infraction à l’injonction, le demandeur doit intenter des procédures en outrage au tribunal contre les défendeurs nommés pour faire respecter l’injonction. Comme nous l’avons mentionné précédemment, une telle ordonnance ne saurait être opposable aux personnes qui ne sont pas partie à l’action, par exemple les agents des douanes. Par conséquent, l’ordonnance est inefficace comme moyen d’empêcher les marchandises d’imitation d’entrer au pays.

Reconnaissant cette limite, le législateur a jugé bon d’intervenir. Ainsi, une ordonnance fondée sur le paragraphe 52(4) accorde aux agents des douanes le pouvoir d’intercepter les marchandises interdites, indépendamment de l’identité de l’importateur. Au besoin, un demandeur peut faire respecter cette ordonnance par le biais d’une requête en mandamus. Ceux dont les marchandises sont saisies conformément à la Loi peuvent toujours contester la légalité de l’ordonnance. Cependant, ils ne courent jamais le risque d’être incarcérés parce qu’ils ont omis de se conformer à une ordonnance de la Cour rendue dans une action à laquelle ils n’étaient pas parties[5]. Bref, une ordonnance fondée sur le paragraphe 52(4) ne soulève pas le même type de questions ou de préoccupations qu’une injonction permanente. Je m’empresse d’ajouter que le défaut de comprendre en quoi chacune des ordonnances est distincte de l’autre quant aux fins visées explique peut-être pourquoi les agents des douanes ont refusé de faire respecter une ordonnance fondée sur le paragraphe 52(4) dirigée contre des défendeurs particuliers.

L’argument des appelantes ayant été rejeté, il incombe maintenant à ces dernières de préciser les motifs juridiques sur lesquels un tribunal pourrait s’appuyer pour étendre la portée d’une injonction permanente qui engloberait des « défendeurs éventuels ». À mon avis, la compétence de cette Cour pour accorder la réparation demandée est certainement confirmée par l’article 53 de la Loi :

53. Lorsqu’il est démontré à un tribunal compétent qu’un acte a été accompli contrairement à la présente loi, le tribunal peut rendre l’ordonnance que les circonstances exigent, y compris une stipulation portant un redressement par voie d’injonction et le recouvrement de dommages-intérêts ou de profits, et peut donner des instructions quant à la disposition des marchandises, colis, étiquettes et matériel publicitaire contrevenant à la présente loi et de toutes matrices employées à leur égard. [C’est moi qui souligne.]

Parmi les motifs possibles, on pourrait prétendre, par exemple, que le droit actuel ne reconnaît pas que la myriade de procédures judiciaires intentées encombrera les rôles et coûtera cher aux appelantes et ce, même s’il a été jugé que les marques de commerce en cause étaient valides et que la violation de ces marques était contraire à la Loi. Le refus d’étendre l’injonction aux « défendeurs éventuels » obligera les appelantes à intenter une série d’actions contre ceux qu’elles pourront attraper à l’avenir.

On ne peut s’empêcher d’éprouver de la compassion pour les appelantes. Il leur a fallu presque sept ans pour obtenir un jugement final. En outre, l’historique du litige que j’ai récité précédemment n’est absolument pas exhaustif (voir, par exemple, Montres Rolex S.A. c. Lifestyles Imports Inc. (1988), 23 C.P.R. (3d) 436 (C.F. 1reinst.)). Maintes fois, les appelantes ont dû intenter des procédures judiciaires coûteuses et dans chaque cas, elles ont connu des retards parce qu’il fallait s’assurer que les droits juridiques des contrefacteurs allaient être respectés. Je crois qu’il est juste d’affirmer que le « fin renard » a marqué plusieurs points dans ce litige, voire plus que les appelantes et ce, sans l’aide d’un avocat et sans avoir eu à plaider. Une injonction prononcée contre des « défendeurs éventuels » n’est peut-être pas une panacée contre la violation de marques de commerce; cependant, son utilité ne peut être niée.

Toutefois, la compassion ne constitue pas, en soi, une justification suffisante pour accorder la réparation demandée et, bien entendu, il y a toujours des arguments contraires. Par exemple, on pourrait affirmer qu’il existe des méthodes plus courantes pour redresser les lacunes éventuelles du droit régissant la procédure civile. Malheureusement, les appelantes ne s’en sont pas prévalues.

Bien que je sois disposé à accepter un principe juridique qui reconnaît la validité d’une injonction permanente prononcée contre des « défendeurs éventuels », j’estime qu’il serait imprudent qu’un tribunal d’appel statue sur des arguments contraires qui n’ont pas été soulevés ou abordés à l’instruction ou en appel. En fait, le tribunal aurait à assumer le rôle supplémentaire de plaider le pour et le contre. Qui plus est, la tâche de veiller à ce que les intérêts de ces défendeurs soient dûment reconnus et sanctionnés n’a pas été prise en considération. Comme nous l’avons déjà vu, il est rarement facile d’atteindre le « juste milieu ». J’estime qu’il est bien normal que j’exprime mes préoccupations.

La réparation que demandent les appelantes en equity équivaut pratiquement à une procédure sommaire destinée à empêcher ceux qui n’ont pas de « véritable » défense de violer les marques de commerce. Cette procédure sommaire découle du pouvoir de la Cour de juger quelqu’un coupable d’outrage au tribunal. Il est évident pour tout le monde que ces gens n’auront pas été parties à l’action. Le doyen Robert Sharpe met en garde contre les jugements pour outrage au tribunal prononcés contre ceux qui ne sont pas parties à l’instance. Il écrit ce qui suit (R. Sharpe, précité, No6.270, à la page 6-15 :

[traduction] … le tribunal doit prendre garde de ne pas juger coupable d’outrage au tribunal une partie qui agit indépendamment du défendeur et qui peut exercer un droit distinct de celui du défendeur. Cette personne n’a pas encore eu l’occasion d’être entendue par le tribunal et une ordonnance rendue dans une action à laquelle elle n’était pas partie ne devrait pas lui être opposable.

Son souci de la « procédure équitable » est reflété dans un arrêt récent de notre Cour suprême, Vidéotron Ltée c. Industries Microlec Produits Électroniques Inc. ([1992] 2 R.C.S. 1065). Dans cette affaire, il s’agissait de décider si l’intimé pouvait être contraint à témoigner à l’audition d’une requête en outrage au tribunal fondée sur le défaut de respecter une injonction permanente. Bien que la question juridique en cause portât sur le droit régissant l’outrage au tribunal dans une instance civile en application du Code de procédure civile [L.R.Q., ch. C-25], il est évident que la Cour n’était pas prête à caractériser ces procédures comme purement civiles. L’outrage au tribunal relève du droit public du fait de l’une des méthodes employées pour le sanctionner, savoir l’emprisonnement.

Écrivant pour la majorité, M. le juge Gonthier a statué que sous le régime du Code de procédure civile, l’intimé n’était pas un témoin contraignable. Le juge a également noté que la non-contraignabilité de l’intimé était conforme à la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] qui protège contre l’auto-incrimination. Le juge en chef Lamer a été plus direct dans ses propos. Dans ses motifs concordants, il a affirmé ce qui suit [à la page 4] :

Le fait que [le législateur] ait choisi de traiter de l’outrage au tribunal dans le Code de procédure civile ne change en rien le fait que, en regard de la Charte canadienne des droits et libertés, la personne citée pour outrage au tribunal est une inculpée au sens de l’art. 11 de la Charte, et qu’elle jouit de la garantie constitutionnelle prévue à l’al. 11c) qui prévoit spécifiquement la non-contraignabilité d’un inculpé.

Si je mentionne l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Vidéotron, c’est parce qu’il nous oblige à veiller à ce que les termes d’une injonction permanente décernée contre des « défendeurs éventuels » soient soigneusement rédigés, conformément aux « règles de la justice fondamentale ». Il s’agit d’éliminer tout motif de contestation vraisemblablement susceptible d’être soulevé pendant l’instance en outrage au tribunal, motif qui aurait pu être évité si les termes de l’injonction avaient été méticuleusement examinés de prime abord. En l’espèce, je ne suis pas convaincu que les termes de l’ordonnance du juge de première instance (paragraphe 3) soient appropriés ou adéquats lorsqu’ils sont appliqués à des « défendeurs éventuels ».

Enfin, il y a un paragraphe des motifs du juge Gonthier qui pourrait très bien inquiéter quelque peu les appelantes; à mon avis, ce paragraphe confirme le besoin de rédiger une ordonnance qui soit aussi détaillée que large dans sa portée [à la page 11] :

En outre, il reste que l’outrage au tribunal, de par les éléments de droit public qu’il comporte, dont en particulier l’emprisonnement, doit être soumis à certaines règles de justice fondamentale, même si son efficacité pourrait en être diminuée. Je partage entièrement l’avis de la Cour d’appel que l’outrage au tribunal ne peut se réduire à un simple moyen d’exécution des jugements. S’il était constaté que l’outrage au tribunal (et la possibilité d’emprisonnement qui l’accompagne) est inadéquat dans certains cas où justement il est employé essentiellement pour assurer l’exécution des jugements, il appartiendrait plutôt au législateur d’y pourvoir au besoin.

Pour le moment, la retenue judiciaire doit l’emporter sur le besoin perçu de faire pencher la balance en vue de ménager un équilibre juridique entre les intérêts légitimes des appelantes et les intérêts de ceux qui sont résolus à violer leurs marques de commerce.

En somme, je rejetterais l’appel et je modifierais le paragraphe 3 de l’ordonnance du juge MacKay pour qu’il se lise comme suit :

Il est interdit aux marchands ambulants ou à d’autres personnes qui n’ont pas d’adresse ou d’établissement commercial fixe qui, à la date du procès en l’espèce ou auparavant, ont vendu, importé, promu, fabriqué ou distribué des marchandises en liaison avec le nom Rolex ou le motif représentant une couronne, alors que ces marchandises n’étaient pas fabriquées ou promues par les demanderesses, de poursuivre les activités interdites aux défendeurs Redman et Pahmer; cependant, toute personne identifiée dans les six ans suivant la date du procès aux présentes comme une personne à laquelle la présente clause peut s’appliquer recevra, par voie de signification, entre autres choses, un avis indiquant qu’elle a la possibilité de demander à la Cour, par requête, de déclarer qu’il existe des motifs légitimes pour lesquels la présente clause ne devrait pas s’appliquer à elle.

Il reste à voir si l’interdiction d’importer imposée conformément à l’ordonnance fondée sur l’article 52, jumelée à l’injonction accordée par le juge de première instance, permettront de mettre un frein à la violation des marques de commerce. Bien que le « fin renard » ait pu gagner une victoire partielle, j’ai l’impression que les appelantes se révéleront aussi tenaces que leurs adversaires.

Il s’agit d’un cas où il n’y a pas lieu d’adjuger de dépens en l’instance.

Le juge Mahoney, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge Stone, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.



[1] 29 C.P.R. (3d) 257.

[2] Voir, généralement, Robert J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance, 1992 (2e éd.), No 6.260 à 6.310, aux pp. 6-14 à 6-17.

[3] Même lorsque des noms fictifs n’ont pas été utilisés, l’injonction prononcée contre des personnes non identifiées est invariablement de nature provisoire : voir le jugement Attorney-General of British Columbia v. Couillard et al. (1984), 11 D.L.R. (4th) 567 (C.S.C.-B.).

[4] Comme le suggère le juge MacKay, il est fort possible que cet aspect de son ordonnance oblige les appelantes et les agents des douanes à discuter entre eux, et il faudra peut-être une autre requête à la Cour. Je présume que le juge de première instance a limité l’interdiction aux cas d’importation « à des fins commerciales » parce que l’importation d’une seule montre, par exemple, ne violerait pas les articles 20 et 22 de la Loi.

[5] Il convient de noter que ni la Loi, ni le Tarif des douanes, L.R.C. (1985) (3esuppl.), ch. 41, articles 110 et 114, ne créent l’infraction d’importer des marchandises prohibées.

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