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IMM‑1552‑06

2006 CF 1485

Eluzur Rumpler (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Rumpler c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.F.)

Cour fédérale, juge Blanchard—Montréal, 17 octobre; Ottawa, 13 décembre 2006.

Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié portant qu’elle n’avait pas compétence pour proroger le délai d’appel visant une mesure de renvoi prise au contrôle en application de l’art. 63(3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) parce que le demandeur n’était plus un résident permanent et que seuls les résidents permanents et les personnes protégées peuvent interjeter appel —  L’appel à l’encontre de la mesure de renvoi a été intenté après le délai de 30 jours —  La mesure de renvoi avait pris effet à l’expiration du délai d’appel en application de l’art. 49(1)b) de la LIPR, de sorte que le demandeur a perdu son statut de résident permanent conformément à l’art. 46(1)c) de la LIPR —  Les Règles de la Section d’appel de l’immigration prévoient expressément que la SAI peut proroger un délai après son expiration —  La prorogation, si elle avait été accordée, aurait eu pour effet de réduire à néant la mesure de renvoi; le demandeur aurait donc conservé son statut de résident permanent et la SAI aurait eu compétence pour entendre l’appel —  La SAI aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire —  Demande accueillie.

Interprétation des lois —  La Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a jugé qu’elle n’avait pas compétence en vertu de la règle 58 des Règles de la Section d’appel de l’immigration pour proroger le délai d’appel visant une mesure de renvoi prise au contrôle en application de l’art. 63(3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) parce que le demandeur n’était plus un résident permanent et que seuls les résidents permanents et les personnes protégées peuvent interjeter appel —  Une interprétation équitable et large des dispositions applicables a mené à la conclusion que la SAI a compétence pour proroger un délai après son expiration si la demande de prorogation est justifiée —  Le législateur ne pouvait avoir l’intention de priver une personne de son droit expressément prévu à l’art. 63(3) de la LIPR d’interjeter appel d’une mesure d’expulsion pour le seul motif qu’elle n’avait pas respecté le délai d’appel, peu importe les circonstances.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié portant qu’elle n’avait pas compétence pour proroger le délai d’appel visant une mesure de renvoi prise au contrôle en application du paragraphe 63(3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR).

Le demandeur, qui est devenu un résident permanent du Canada lorsqu’il avait cinq ans, a été frappé d’une mesure de renvoi le 16 septembre 2005 à son retour au Canada au motif qu’il ne satisfaisait pas aux obligations de résidence énoncées dans la LIPR. Le demandeur, qui comprend peu l’anglais et qui ne comprend pas le français, croyait à tort que la mesure de renvoi, rédigée en français, prévoyait un délai d’appel de 60 jours. En vertu du paragraphe 7(2) des Règles de la Section d’appel de l’immigration, le demandeur disposait en fait de 30 jours pour déposer un appel, et le délai d’appel a expiré avant qu’il interjette appel. Le demandeur a volontairement quitté le Canada le 15 novembre 2005, et il a déposé une demande de prorogation du délai pour interjeter appel de la mesure de renvoi. La SAI a jugé que la mesure de renvoi avait pris effet à l’expiration du délai d’appel, en application de l’alinéa 49(1)b) de la LIPR et que, en conséquence, le demandeur avait alors perdu son statut de résident permanent conformément à l’alinéa 46(1)c) ainsi que son droit d’interjeter appel auprès de la SAI en vertu du paragraphe 63(3) de la LIPR. En outre, la SAI a jugé qu’elle n’avait pas compétence en vertu de l’alinéa 58d) des Règles pour proroger le délai pour interjeter appel.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Le défendeur a invoqué la jurisprudence relative aux lois antérieures en matière d’immigration pour soutenir que la LIPR ne conférait pas compétence à la SAI pour entendre l’appel du demandeur au moment où l’avis d’appel a été déposé, car le demandeur n’était plus un étranger titulaire d’un visa de résident permanent, comme l’exige le paragraphe 63(3) de la LIPR. En raison de l’entrée en vigueur de la LIPR, il fallait examiner de nouveau la question dans le contexte du régime légal actuel. Les circonstances en l’espèce ont mis en lumière le droit d’appel prévu expressément par le législateur au paragraphe 63(3), c’est‑à‑dire le droit du résident permanent d’interjeter appel de la mesure de renvoi prise au contrôle. Il n’y avait pas de telle disposition dans les lois antérieures en matière d’immigration. Les Règles confèrent expressément à la SAI le pouvoir discrétionnaire de proroger un délai après son expiration. Une interprétation équitable et large des dispositions applicables a mené à la conclusion que la SAI a compétence pour proroger un délai après son expiration si la demande de prorogation est justifiée. La prorogation, si elle est accordée, aurait pour effet de réduire à néant la mesure de renvoi et de permettre que l’appel soit interjeté à temps. Le demandeur conserverait ainsi son statut de résident permanent et la SAI aurait compétence pour entendre l’appel. Une telle interprétation respecterait l’esprit de la législation ainsi que l’intention du législateur, qui est de fournir un droit d’appel. À défaut de trouver une intention clairement exprimée, le législateur ne pouvait avoir l’intention de priver une personne de son droit d’interjeter appel d’une mesure d’expulsion pour le seul motif qu’elle n’avait pas respecté le délai d’appel, peu importe les circonstances. Il s’agirait d’un déni de justice que de priver le demandeur de son droit d’appel. Bien que l’arrêt Richardson c. Canada ait été rendu sous le régime de la Loi sur l’immigration de 1976, il ne pouvait être différencié de la présente affaire puisque, dans les deux cas, les demandeurs n’avaient pas de statut de résident permanent. Dans l’arrêt Richardson, la Cour d’appel fédérale a statué que la SAI pouvait proroger le délai d’appel.

La question de savoir s’il serait légal pour la SAI d’examiner une demande de prorogation de délai déposée par une personne qui n’a pas de droit d’appel en raison de l’effet conjugué des diverses dispositions de la LIPR a été certifiée.

lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Loi d’interprétation, L.R.O. 1980, ch. 219.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2, art. 24(1), 70(1), 73(1).

Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976‑77, ch. 52.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 2, 28 (mod. par L.C. 2003, ch. 22, art. 172(A)), 46(1)c), 49(1)b), 63, 74d).

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, art. 237, 240.

Règles de la Section d’appel de l’immigration, DORS/2002‑230, règles 7(2), 58.

Règles de 1981 de la Commission d’appel de l’immigration (procédures d’appel), DORS/81‑419, règles 9(2), 22.

jurisprudence citée

décisions appliquées :

Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; motifs modifiés [1998] 1 R.C.S. 1222; Richardson c. Canada (Commission d’appel de l’immigration), [1989] 3 C.F. 47 (C.A.); Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27.

décision différenciée :

Webster c. Canada, 2003 CAF 388.

décisions examinées :

Jessani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 127; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Restrepo, [1989] A.C.F. no 211 (C.A.) (QL); Ministre de l’Emploi et de l’Immigration c. Selby, [1981] 1 C.F. 273 (C.A.).

doctrine citée

Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed. Toronto : Butterworths, 1983.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié portant qu’elle n’avait pas compétence pour proroger le délai d’appel visant une mesure de renvoi. Demande accueillie.

ont comparu :

William Sloan pour le demandeur.

Marie‑Nicole Moreau pour le défendeur.

avocats inscrits au dossier :

William Sloan, Montréal, pour le demandeur.

Le sous‑procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

Le juge Blanchard :

1. Introduction

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 10 février 2006 par la Section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Section d’appel), laquelle a jugé qu’elle n’avait pas compétence pour proroger le délai d’appel visant une mesure de renvoi prise au contrôle, en application du paragraphe 63(3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR).

2. Le contexte factuel

[2]Le demandeur est un citoyen des États‑Unis qui est devenu résident permanent du Canada en 1979, quand il avait 5 ans. Il est juif ultra‑orthodoxe, il comprend peu l’anglais et il ne comprend pas le français. Ses langues maternelles sont le yiddish et l’hébreu.

[3]Le demandeur a vécu au Canada depuis son arrivée, sauf pendant près de deux ans où il a travaillé en Israël pour un organisme religieux canadien, de 2001 à 2003.

[4]Il est revenu d’Israël le vendredi 16 septembre 2005, date à laquelle un agent d’immigration (l’agent) a jugé qu’il ne satisfaisait pas à l’obligation de résidence énoncée à l’article 28 [mod. par L.C. 2003, ch. 22, art. 172(A)] de la LIPR et a par conséquent pris une mesure de renvoi contre le demandeur. La mesure était rédigée en français et ne précisait pas quel était le délai d’appel.

[5]Le demandeur soutient que l’agent parlait peu l’anglais, qu’il devait consulter fréquemment un dictionnaire bilingue et qu’il a refusé d’accéder à sa demande de recourir aux services d’un interprète. Le demandeur soutient qu’il a donc eu de la difficulté à comprendre ce qui se passait. Il prétend avoir compris que, afin de pouvoir quitter Québec pour Montréal, il devait signer un document qui lui donnait 60 jours pour interjeter appel. En outre, selon le demandeur, il a signé le document sans prendre le temps de le comprendre, car le sabbat approchait. Ses croyances religieuses lui interdisent de voyager le vendredi après le coucher du soleil.

[6]Le délai d’appel a expiré le 17 octobre 2005.

[7]Avant la fin des 60 jours dont le demandeur croyait à tort disposer pour interjeter appel, il a téléphoné à un avocat qui l’a informé que le délai de 30 jours pour interjeter appel était déjà expiré et que la période de 60 jours constituait en fait le délai dont disposait le demandeur pour quitter le Canada.

[8]Le 15 novembre, le demandeur a volontairement quitté le Canada pour les États‑Unis.

[9]Une demande de prorogation du délai pour interjeter appel de la mesure de renvoi a été déposée le 17 novembre 2005. Elle a plus tard été rejetée par la Commission.

3. La décision à l’étude

[10]La Section d’appel a jugé qu’elle n’avait pas compétence pour proroger après son échéance le délai pour interjeter l’appel prévu au paragraphe 63(3), car le demandeur n’était plus résident permanent du Canada. Elle a jugé que, puisqu’aucun appel n’avait été déposé avant la fin de la période de 30 jours, la mesure de renvoi avait pris effet à l’expiration du délai d’appel, en application du paragraphe 49(1) de la LIPR, et que le demandeur a alors perdu son statut de résident perma-nent, conformément à l’alinéa 46(1)c) de la LIPR. En outre, conformément aux articles 237 et 240 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), la mesure avait été exécutée par le départ volontaire du demandeur vers les États‑Unis le 15 novembre 2005. La Section d’appel a également jugé que l’alinéa 58d) des Règles de la Section d’appel de l’immigration [DORS/2002-230] (les Règles de la SAI) ne lui confère pas le pouvoir de rétablir un droit d’appel qui n’existe plus.

4. Les points en litige

A. La question de la compétence de la Section d’appel est‑elle devenue théorique en raison du départ volontaire du demandeur vers les États‑Unis?

B. La Section d’appel a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la règle 58 des Règles de la SAI ne lui confère pas compétence pour proroger le délai prescrit au paragraphe 7(2) des Règles de la SAI?

C. Si la règle 58 des Règles de la SAI ne confère pas compétence à la Section d’appel pour proroger le délai prescrit au paragraphe 7(2) des Règles de la SAI, y a‑t‑il violation des droits du demandeur garantis par l’article 7 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985) appendice II, no 44]]?

5. La norme de contrôle

[11]La question principale dans la présente demande est de savoir si le tribunal avait compétence pour agir. Il s’agit d’une question de droit. La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, a statué que la norme de contrôle applicable aux décisions rendues par la Section d’appel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié sur des questions de droit était la décision correcte. Je suis lié par cette décision et j’appliquerai la décision correcte comme norme de contrôle de la décision de la Commission.

6. Analyse

A.           La question de la compétence de la Section d’appel est‑elle devenue théorique en raison du départ volontaire du demandeur vers les États‑Unis?

[12]À l’audience, le défendeur a soutenu que la question devant la Cour était théorique parce que l’exécution de la mesure était « parfaite » en raison du départ volontaire du demandeur. Cet argument est fondé sur le paragraphe 240(1) du Règlement, qui est rédigé ainsi :

240. (1) Qu’elle soit volontaire ou forcée, l’exécution d’une mesure de renvoi n’est parfaite que si l’étranger, à la fois :

a) comparaît devant un agent au point d’entrée pour confirmer son départ du Canada;

b) a obtenu du ministère l’attestation de départ;

c) quitte le Canada;

d) est autorisé à entrer, à d’autres fins qu’un simple transit, dans son pays de destination.

[13]Le demandeur s’oppose à ce que la Cour entende le défendeur sur le caractère théorique de la question, car le défendeur n’en a pas fait mention à la suite de l’avis de demande ni dans ses observations. Je suis d’accord. Rien n’empêchait le défendeur de soulever cette question plus tôt. Il ne fait aucun doute qu’entendre une question soulevée pour la première fois à l’audience porterait préjudice au demandeur, qui n’a pas eu la possibilité de préparer une réponse à cet argument. En conséquence, la question du caractère théorique ne sera pas examinée dans la présente demande.

B.           La Section d’appel a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la règle 58 des Règles de la SAI ne lui confère pas compétence pour proroger le délai prescrit au paragraphe 7(2) des Règles de la SAI?

[14]Le paragraphe 7(2) des Règles de la SAI prescrit un délai de 30 jours pour interjeter appel d’une mesure de renvoi devant la Section d’appel. L’alinéa 58d) des Règles de la SAI est rédigé ainsi :

58. La Section peut :

[…]

d) proroger ou abréger un délai avant ou après son expiration.

[15]Le paragraphe 63(3) de la LIPR prévoit que le résident permanent ou la personne protégée peut interjeter appel de la mesure de renvoi prise au contrôle ou à l’enquête.

[16]Le paragraphe 49(1) de la LIPR établit que la mesure de renvoi prend effet à l’expiration du délai d’appel. L’alinéa 46(1)c) prévoit que la prise d’effet de la mesure de renvoi emporte la perte du statut de résident permanent. En l’espèce, le demandeur n’a pas déposé d’avis d’appel avant l’expiration du délai pour interjeter appel de la mesure de renvoi.

[17]Le demandeur prétend que la Section d’appel a commis une erreur en concluant que la règle 58 des Règles de la SAI ne lui confère pas compétence pour proroger le délai d’appel après son expiration. Il s’appuie sur l’arrêt Richardson c. Canada (Commission d’appel de l’immigration), [1989] 3 C.F. 47 (C.A.), où la Cour d’appel fédérale a jugé que la Commission avait compétence pour proroger le délai d’appel. L’arrêt Richardson a été rendu sous le régime de la Loi sur l’immigration de 1976 [S.C. 1976-77, ch. 52]. Selon le demandeur, les pouvoirs conférés par cette Loi sont semblables à ceux conférés par la Loi actuelle, la LIPR.

[18]Le défendeur avance qu’une décision tranchant une demande de proprogation du délai d’appel est une décision accessoire à la décision tranchant l’appel comme tel et doit subir le même sort que la décision principale. Il soutient que la LIPR ne confère pas compétence à la Section d’appel pour entendre l’appel du demandeur au moment où l’avis d’appel a été déposé, car le demandeur n’était plus un étranger titulaire d’un visa de résident permanent, comme l’exige le paragraphe 63(3) de la LIPR. En conséquence, si la Section d’appel n’a pas compétence pour entendre l’appel, elle n’a pas compétence pour proroger le délai d’appel. Le demandeur s’appuie sur les trois arrêts suivants de la Cour d’appel fédérale, dont les deux premiers ont été rendus sous le régime de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2: Jessani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 127, Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Restrepo, [1989] A.C.F. no 211 (C.A.) (QL), Webster c. Canada, 2003 CAF 388.

[19]Dans les arrêts Jessani et Restrepo, la Cour d’appel fédérale a examiné la compétence conférée à la Section d’appel par le paragraphe 70(1) de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2, qui était rédigé ainsi :

70. (1) Sous réserve du paragraphe (4), les résidents permanents et les titulaires de permis de retour en cours de validité et conformes aux règlements peuvent faire appel d’une mesure de renvoi devant la Commission en invoquant les moyens suivants :

a) question de droit, de fait ou mixte;

b) le fait que, eu égard aux circonstances particulières de l’espèce, ils ne devraient pas être renvoyés du Canada.

[20]La Cour d’appel fédérale a également examiné la compétence de la Section d’appel dans l’arrêt Ministre de l’Emploi et de l’Immigration c. Selby, [1981] 1 C.F. 273 (C.A.). Dans ces trois décisions, la Cour a jugé, en substance, que la Section d’appel ne pouvait accueillir un appel à moins que celui‑ci ait été interjeté par une personne qui avait légalement le droit d’interjeter appel auprès de la Commission, c’est‑à‑dire un résident permanent.

[21]Selon le paragraphe 24(1) de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985). Le libellé de la Loi de 1976 est semblable. Ci-après, à moins d’avis contraire Loi sur l’immigration renverra à la Loi de 1976 et à la Loi de 1985], emportaient déchéance du statut de résident permanent : a) le fait de quitter le Canada ou de demeurer à l’étranger avec l’intention de cesser de résider en permanence au Canada; b) toute mesure d’expulsion n’ayant pas été annulée ou n’ayant pas fait l’objet d’un sursis d’exécution au titre du paragraphe 73(1).

[22]Le cadre légal actuel est différent. Le paragraphe 46(1) de la LIPR est rédigé ainsi :

46. (1) Emportent perte du statut de résident permanent les faits suivants 

a) l’obtention de la citoyenneté canadienne;

b) la confirmation en dernier ressort du constat, hors du Canada, de manquement à l’obligation de résidence;

c) la prise d’effet de la mesure de renvoi;

d) l’annulation en dernier ressort de la décision ayant accueilli la demande d’asile ou celle d’accorder la demande de protection.

[23]La LIPR prévoit expressément un droit d’interjeter appel d’une mesure de renvoi prise au contrôle. Il n’y avait pas de telle disposition dans la Loi sur l’immigration. En outre, l’alinéa 24(1)b) de la Loi sur l’immigration [S.C. 1976-77. Le libellé de la Loi de 1985 est semblable.] précisait que la prise d’une mesure de renvoi emportait déchéance du statut de résident permanent si cette « ordonnance d’expulsion [n’avait pas été] infirmée ». Selon la LIPR, le statut de résident permanent n’est perdu qu’à la prise d’effet de la mesure de renvoi (alinéa 46(1)c)), ce qui, dans les circonstances de l’espèce, se serait produit à l’expiration du délai d’appel (paragraphe 49(1)).

[24]Les dispositions de la LIPR qui ne sont pas dans la Loi sur l’immigration, particulièrement celles portant sur la déchéance du statut de résident permanent ainsi que celles portant explicitement sur le droit d’appel devant la Section d’appel, soulèvent des questions quant à l’applicabilité de la jurisprudence invoquée par le défendeur au sujet de la compétence de la Section d’appel sous le régime de la LIPR et que j’ai mentionnée ci‑dessus.

[25]À mon sens, en raison de l’entrée en vigueur de la LIPR, il faut examiner la question dans le contexte du régime légal actuel.

[26]Les circonstances en l’espèce mettent en lumière le droit d’appel prévu expressément par le législateur au paragraphe 63(3) de la LIPR, c’est‑à‑dire, le droit du résident permanent d’interjeter appel de la mesure de renvoi prise au contrôle. Ces mesures, ordonnant l’expulsion de personnes qui, dans certains cas, résident ici depuis des années et qui ont tissé des liens profonds avec le Canada, ont de graves répercussions sur les droits de ces personnes. Le droit d’appel prévu expressément dans la LIPR constitue une garantie importante contre les décisions arbitraires. L’interprétation que fait le défendeur des dispositions de la LIPR priverait essentiellement le demandeur de son droit d’appel dans les présentes circonstances. Le défendeur prétend que la Section d’appel n’a pas compétence pour proroger le délai d’appel du demandeur parce qu’il n’est plus résident permanent. Le défendeur maintient sa position même si l’alinéa 58d) des Règles de la SAI énonce expressément que la Section d’appel peut proroger ou abréger un délai avant ou après son expiration.

[27]Le demandeur n’a plus le statut de résident permanent à cause de la mesure de renvoi prise contre lui au contrôle, précisément la décision dont il souhaite faire appel. L’interprétation étroite des dispositions applicables de la LIPR avancée par le défendeur, à mon sens, n’est pas fidèle à l’intention du législateur d’accorder au demandeur un droit d’appel dans les circonstances.

[28]La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Rizzo and Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27 [au paragraphe 21], a adopté le principe d’interprétation des lois, énoncé par Elmer Driedger dans Construction of Statutes, 2e éd. (Toronto, Butterworths, 1983). À la page 87, l’auteur a écrit :

[traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

[29]En l’espèce, l’intention du législateur est d’accorder au résident permanent un droit d’appel devant la Section d’appel. La LIPR prévoit que des règles et des règlements régiront la façon dont ces appels seront présentés. Ces règles, prises en vertu de la LIPR, confèrent à la Section d’appel le pouvoir discrétionnaire de proroger un délai après son expiration.

[30]En outre, la Cour suprême, dans Rizzo, était guidée par les dispositions de la Loi d’interprétation, L.R.O. 1980, ch. 219, pour interpréter la loi. Le paragraphe 22 des motifs de la Cour suprême est rédigé ainsi :

Je m’appuie également sur l’art. 10 de la Loi d’interprétation, L.R.O. 1980, ch. 219, qui prévoit que les lois « sont réputées apporter une solution de droit » et doivent « s’interpréter de la manière la plus équitable et la plus large qui soit pour garantir la réalisation de leur objet selon leurs sens, intention et esprit véritables ».

[31]En l’espèce, il est clair que l’esprit de la législation est de conférer un avantage aux résidents permanents, soit un droit d’appel. De plus, les Règles de la SAI, prises en vertu de la LIPR, prévoient expressément que la Section d’appel peut proroger un délai après son expiration. Je conclus que, pour interpréter les dispositions applicables d’une manière équitable et large, conformément aux principes énoncés ci‑dessus, et pour réaliser l’objectif de la Loi selon son intention et son esprit, il faut en l’espèce interpréter les dispositions de manière à reconnaître la compétence de la Section d’appel de proroger le délai après son expiration. À mon sens, l’interprétation plus étroite et plus restrictive avancée par le défendeur irait à l’encontre de l’esprit de la Loi. En outre, selon moi, il s’agirait d’un déni de justice que de priver le demandeur de son droit d’appel pour avoir dépassé techniquement l’échéance sans au moins lui accorder une audience qui lui permettrait d’expliquer son retard. Il se peut fort bien que, dans certains cas, le demandeur puisse expliquer adéquatement son retard. Dans de tels cas, priver le demandeur du droit d’appel prévu par la loi constituerait un manquement à l’équité.

[32]Je conclus que la Section d’appel a bel et bien compétence pour entendre la demande de prorogation de délai et pour ensuite exercer son pouvoir discrétionnaire et juger si la demande est justifiée. Si la prorogation était accordée, cette décision de la Section d’appel aurait pour effet de permettre que l’appel soit interjeté à temps et la mesure de renvoi serait réduite à néant. En conséquence, le demandeur conserverait son statut de résident permanent et la Section d’appel aurait compétence pour entendre l’appel. Je suis d’avis qu’une telle interprétation respecte l’esprit de la législation ainsi que l’intention du législateur, qui est de fournir un droit d’appel, une garantie importante contre les décisions arbitraires quand des droits importants sont en jeu. À défaut de trouver une intention clairement exprimée, je conclus que, à mon sens, le législateur ne pouvait avoir l’intention de priver une personne de son droit d’interjeter appel d’une mesure de renvoi pour le seul motif qu’elle n’avait pas respecté le délai d’appel, peu importe les circonstances.

[33]L’arrêt Richardson, sur lequel s’est appuyé le demandeur, vient soutenir ma conclusion, bien qu’il ait été rendu sous le régime de la Loi sur l’immigration de 1976. La Cour d’appel fédérale avait jugé dans cette affaire que la compétence conférée à la Section d’appel de proroger un délai incluait le pouvoir de proroger le délai d’appel.

[34]Dans Richardson, une mesure de renvoi avait été prise contre M. Richardson pour motif de criminalité. Au début, il avait décidé de ne pas interjeter appel de la décision prononçant la mesure de renvoi. Après l’expiration du délai d’appel, il avait changé d’avis et déposé une requête, conformément au paragraphe 9(2) des Règles de 1981 de la Commission d’appel de l’immigration (procédures d’appel) [DORS/81-419], visant à faire proroger le délai prescrit par la règle 22 de ces Règles. Ces dispositions ressemblent à l’alinéa 58d) et au paragraphe 7(2) des Règles de la SAI actuelles et les anciennes dispositions conféraient à la Section d’appel le pouvoir de prorogation de délai en général. Dans ses motifs, la Cour d’appel fédérale a conclu que la Commission avait compétence pour proroger le délai d’appel. Aux pages 48 et 49, la Cour d’appel a tenu le raisonnement suivant :

En toute déférence, nous sommes tous d’avis que le paragraphe 9(2) des Règles susmentionnées permet à la Commission d’accorder la prolongation du délai en question.

Le paragraphe dont il s’agit prévoit ce qui suit : « Dans le cas d’un appel interjeté selon le paragraphe 72(1) de la Loi, la Commission peut proroger le délai prescrit dans ces règles pour accomplir un acte ou engager une procédure selon les modalités qui lui semblent appropriées, même si la demande de prorogation n’est présentée qu’après l’expiration du délai prescrit ou fixé. »

Le paragraphe 72(1) confère au requérant en question, à titre de résident permanent, le droit d’interjeter appel à la Commission contre toute ordonnance de renvoi dont il est frappé en invoquant un moyen d’appel comportant une question de droit ou de fait ou une question mixte de droit et de fait ou encore, des motifs fondés sur l’equity.

À notre avis, une demande visant la prorogation du délai de cinq jours prévu par la Règle 22 cadre parfaitement avec le libellé de la Règle 9(2). Nous ne partageons pas l’opinion exprimée par la Section de première instance dans l’affaire Kwan selon laquelle la Règle 9(2) « permet à la Commission de proroger le délai seulement lorsqu’un appel a été interjeté, autrement dit lorsqu’elle est déjà saisie d’un appel. » À notre avis, ce raisonnement traduit une interprétation trop stricte des termes utilisés dans la Règle 9(2). En fait, il est très difficile d’imaginer une situation de fait qui permettrait l’application de la Règle 9(2), compte tenu d’une interprétation aussi restreinte. À notre sens, toute personne dans la situation du requérant qui bénéficie du droit d’interjeter appel contre l’ordonnance d’expulsion dont elle est frappée, et qui demande à proroger le délai pour déposer l’appel en question se trouve à « engager une procédure » au sens où cette expression est utilisée dans le texte de la Règle 9(2).

[35]Selon l’alinéa 24(1)b) de la Loi sur l’immigration, emporte déchéance du statut de résident permanent toute mesure d’expulsion n’ayant pas été annulée ou n’ayant pas fait l’objet d’un sursis d’exécution. Donc dans Richardson, comme en l’espèce, le demandeur n’avait plus le statut de résident permanent au moment où il a demandé à la commission d’appel de proroger le délai. À cet égard, dans les circonstances de l’espèce, on ne peut pas établir une distinction d’avec Richardson.

[36]Le défendeur s’appuie également sur l’arrêt Webster, une affaire d’impôt sur le revenu, rendu par la Cour d’appel fédérale. Dans cette affaire, la Cour d’appel avait décidé que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour proroger un délai relatif à une question qui ne relevait pas de sa compétence. Elle avait statué que l’établissement d’une nouvelle cotisation ne pouvait être contesté que par un appel devant la Cour de l’impôt. En l’espèce, contrairement aux circonstances dans Webster, la Section d’appel avait compétence pour examiner l’appel, au moins, pourrait‑on, jusqu’à ce que le demandeur ait perdu son statut de résident permanent. Dans Webster, la Cour n’avait jamais eu au départ la compétence pour statuer sur la question. Ainsi, Webster ne peut constituer un précédent.

[37]Puisque mes conclusions concernant le deuxième point en litige tranchent la présente demande, il n’est donc pas nécessaire d’examiner le troisième et dernier point en litige soulevé par le demandeur.

[38]Le demandeur et le défendeur ont tous deux proposé des questions graves de portée générale à certifier. J’ai examiné les questions soumises ainsi que les observations écrites des parties. Je suis d’avis que la question suivante, avancée par le défendeur, transcende les intérêts des parties, aborde des considérations de grande portée ou d’application générale et qu’elle permettrait de trancher l’appel. En application de l’alinéa 74d) de la LIPR, je certifierai donc la question suivante :

Serait‑il légal pour la Section d’appel de l’immigration d’examiner une demande de prorogation de délai, en vertu de l’alinéa 58d) des Règles de la Section d’appel de l’immigration, déposée par une personne qui n’a pas de droit d’appel en raison de l’effet conjugué du paragraphe 49(1)b), de l’alinéa 46(1)c) et des articles 2 et 63 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

7. Conclusion

[39]Pour les motifs exposés ci‑dessus, la demande sera accueillie. La décision de la Section d’appel sera annulée et l’affaire sera renvoyée devant un tribunal différement constitué pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire en tenant compte des présents motifs.

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2. La décision de la Section d’appel est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire en tenant compte des présents motifs.

3. La question suivante est certifiée :

Serait‑il légal pour la Section d’appel de l’immigration d’examiner une demande de prorogation de délai, en vertu de l’alinéa 58d) des Règles de la Section d’appel de l’immigration, déposée par une personne qui n’a pas de droit d’appel en raison de l’effet conjugué du paragraphe 49(1)b), de l’alinéa 46(1)c) et des articles 2 et 63 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

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