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[1993] 1 C.F. 613

T-2345-92

Kenneth Dale Bennett (requérant)

c.

La Commission nationale des libérations conditionnelles (intimée)

Répertorié : Bennett c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles) (1re inst.)

Section de première instance, juge Joyal—Ottawa, 10 et 16 décembre 1992.

Libération conditionnelleDemande en vue d’obtenir l’annulation de la révocation de la libération conditionnelle de jour prononcée par la Commission nationale des libérations conditionnellesLe requérant a été reconnu coupable de trafic de stupéfiants et a obtenu une libération conditionnelle de jour assortie de conditionsLes conditions n’ont pas été respectées puisque le libéré conditionnel a continué à se livrer à la toxicomanie et n’a pas accepté les programmes de réhabilitationLa décision de la CNLC était fondée sur la recommandation d’experts, c’est-à-dire sur une opinion collective plutôt que sur la constatation des faitsLa preuve d’opinion est recevableLes autorités correctionnelles se fondent sur l’opinion de professionnels ou d’experts en prenant leurs décisionsLa décision de la Cour de l’Ontario (Division générale) selon laquelle une opinion quant à l’efficacité du traitement ne pouvait justifier la révocation a été examinée et a fait l’objet d’une distinctionIl n’y a dans la décision de la CNLC aucune erreur palpable justifiant l’intervention de la Cour.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.

JURISPRUDENCE

DISTINCTION FAITE AVEC :

Veysey v. Millhaven Institution (1992), 15 C.R. (4th) 272 (Div. gén. Ont.).

DÉCISIONS CITÉES :

Re Moore and The Queen (1983), 41 O.R. (2d) 271; 147 D.L.R. (3d) 528; 4 C.C.C. (3d) 206; 33 C.R. (3d) 99; 52 N.R. 258 (C.A.); Bains c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1989] 3 C.F. 450; (1989), 39 Admin. L.R. 39; 71 C.R. (3d) 343; 27 F.T.R. 316 (1re inst.); Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1991] 1 R.C.S. 614; (1991), 80 D.L.R. (4th) 520; 48 Admin. L.R. 161; 91 CLLC 14,017; 123 N.R. 161; MacInnis c. Canada (Procureur général) (1986), 4 F.T.R. 211 (C.F. 1re inst.).

DEMANDE faite en vertu de l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale en vue d’obtenir l’annulation d’une décision de la Commission nationale des libérations conditionnelles qui a révoqué la libération conditionnelle de jour du requérant. Demande rejetée.

AVOCATS :

Elizabeth A. Thomas pour le requérant.

Wayne Garnons-Williams pour l’intimée.

PROCUREURS :

Elizabeth A. Thomas, Kingston, pour le requérant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Joyal : Il s’agit d’une demande faite en vertu de l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7] en vue d’obtenir l’annulation d’une décision de la Commission nationale des libérations conditionnelles qui a révoqué la libération conditionnelle de jour du requérant.

Le requérant a commencé à purger, le 14 août 1990, une peine de cinq ans après avoir été reconnu coupable de trafic de stupéfiants et de complicité de trafic de stupéfiants. Le 26 novembre 1991, il a obtenu une libération conditionnelle de jour qui était assortie des conditions suivantes qu’il devait respecter sous peine de révocation :

1. obligation de résider au Centre Keele, un foyer de transition géré par le Service correctionnel du Canada;

2. obligation de s’abstenir de consommer des drogues autres que les médicaments d’ordonnance et les médicaments en vente libre à prendre selon les indications du fabricant;

3. obligation d’accepter le programme de traitement et de counselling établi par le surveillant;

4. obligation de se soumettre à des examens d’urine sur la demande du surveillant.

Le but de tout cela était évidemment d’appliquer, dans des conditions contrôlées, un processus de réadaptation qui permettrait au requérant de vaincre sa toxicomanie et, finalement, de bénéficier de la libération conditionnelle de jour sans restrictions. Il était également évident que lesdites conditions visaient non seulement à limiter sa liberté et sa conduite, mais aussi à lui imposer la responsabilité supplémentaire de suivre activement les programmes thérapeutiques mis au point par le Centre Keele et d’autres établissements.

Selon un rapport interne en date du 3 avril 1992, le cas du requérant s’est d’abord révélé prometteur, mais vers la fin de mars 1992 on a constaté qu’il continuait de se livrer à la toxicomanie. Confronté aux résultats d’un examen d’urine montrant la présence de cocaïne et d’héroïne, ainsi que de la codéine ou de la morphine provenant d’un analgésique, le Tylenol 3, qu’il a pris pour soulager une migraine, le requérant a nié avoir consommé de la drogue, disant que les résultats positifs étaient causés par la fumée de tabac d’origine indirecte. Il a cependant avoué par la suite que les faits étaient exacts. Cette violation des conditions aurait pu suffire à elle seule à justifier la révocation.

Cependant, le requérant a été traité avec plus d’indulgence. Le personnel du Centre Keele a recommandé à la Commission nationale des libérations conditionnelles de le laisser jouir encore de la libération conditionnelle de jour pendant un maximum de trois mois. En même temps, le requérant a renouvelé son engagement de poursuivre sa réadaptation, y compris les programmes pour drogués donnés au Centre Keele et à l’Institut Clarke.

Le 8 avril 1992, la Commission intimée a approuvé la recommandation du personnel du Centre Keele, a maintenu la libération conditionnelle de jour du requérant, mais y a ajouté une autre condition, à savoir l’obligation d’éviter toute relation avec quiconque se livrant, à sa connaissance ou selon sa conviction raisonnable, à la consommation ou au trafic des drogues illicites. La Commission a fait remarquer qu’elle imposait cette nouvelle condition en vue de réduire les risques et d’aider le requérant à se tenir loin des influences défavorables.

Cependant, le Centre Keele avait, dès le 14 mai 1992, des raisons de croire que le requérant était retombé dans la toxicomanie. Selon des rapports internes, le requérant, qui avait une longue histoire de toxicomanie, s’était vu offrir toutes les chances de se réformer et le Centre avait mis à sa disposition toute l’assistance spécialisée possible, y compris le programme de l’Institut Clarke, son propre programme pour les rechutés et un programme de sevrage sous surveillance médicale. De l’avis du personnel du Centre, le requérant ne faisait aucun effort sérieux de réadaptation. En particulier, on a découvert qu’il s’était procuré des capsules de Tylenol 3 en contravention d’une interdiction et qu’il s’était subrepticement débarrassé d’un flacon de ces capsules dans la salle des toilettes immédiatement avant l’audience concernant sa suspension. Aux yeux du personnel, il s’agissait là d’incidents qu’on ne pouvait pas prouver mais qui étaient néanmoins singuliers et indiquaient de la part du requérant un engagement insuffisant de poursuivre sa cure.

Il existe d’autres éléments de preuve provenant de l’Institut Clarke relativement à la question de savoir si le requérant était suffisamment motivé pour vaincre sa toxicomanie et s’il avait une idée quelconque de l’orientation qu’il voulait donner à sa vie. En outre, le personnel chargé du programme pour les rechutés au Centre estimait que vaincre sa toxicomanie n’était pas une priorité pour le requérant et que celui-ci ne savait pas quelle orientation donner à sa vie.

Compte tenu de ce qui précède, le personnel du Centre a fait un rapport d’évaluation où il concluait que l’on pouvait au mieux qualifier de piètres les résultats obtenus par le requérant pendant son séjour au Centre. On peut y lire que le requérant s’était fixé d’autres priorités, au mépris des nombreuses occasions qui lui étaient offertes de recevoir l’aide dont il avait besoin. Le rapport signalait aussi que le requérant mentait au personnel, qu’il consommait des drogues de façon régulière et que, avant d’être confronté à des preuves concrètes, il n’avait pas admis qu’il avait des problèmes. Tous ceux qui ont eu à s’occuper de lui ont conclu qu’il manquait de motivation pour vaincre sa toxicomanie.

En conséquence, il a été décidé de recommander de mettre fin à sa libération conditionnelle de jour. Suite à cette recommandation, la Commission a tenu une audience où le requérant était assisté de son avocate. Par décision du 10 juillet 1992, la Commission a mis fin à la libération conditionnelle de jour dont bénéficiait le requérant.

Devant cette décision, l’avocate du requérant insiste dans ce contrôle judiciaire pour dire que la Commission a commis une erreur en ne procédant pas à la constatation des faits nécessaire pour justifier la révocation de la libération conditionnelle de jour. Elle prétend en outre que rien dans la conduite du requérant après la décision du 8 avril 1992 de la Commission ne justifie cette révocation. Enfin, elle affirme que la décision de la Commission se fondait sur la conduite du requérant avant la décision du 8 avril et qu’il s’agissait en fait d’une révision de cette décision. En réalité, selon elle, la Commission ne disposait d’aucun élément de preuve pour décider comme elle l’a fait et sa décision est déraisonnable.

À l’appui de ses arguments, l’avocate du requérant invoque Re Moore and The Queen, un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario publié dans (1983), 41 O.R. (2d) 271; Veysey v. Millhaven Institution [(1992), 15 C.R. (4th) 272], un jugement du juge Hurley de la Cour de l’Ontario (Division générale) rendu le 16 juin 1992; Bains c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), un jugement rendu par le juge Muldoon de notre Cour et publié dans [1989] 3 C.F. 450.

L’affaire Veysey est particulièrement intéressante. Dans cette affaire, le requérant, dont la libération conditionnelle totale était assortie de la condition qu’il suive un traitement à l’Institut Clarke, s’est vu révoquer cette libération malgré qu’il se soit conformé absolument à son programme thérapeutique. En effet, le personnel était d’avis qu’on ne pouvait pas réduire de manière notable ses penchants anormaux de pervers sexuel et que les progrès réalisés étaient minimes. Sur la recommandation du personnel, la Commission a révoqué la libération conditionnelle totale du requérant. À son tour, le juge Hurley a annulé la décision de la Commission au motif que l’amélioration notable n’était pas une condition du maintien de la libération conditionnelle et qu’une opinion quant à l’efficacité du traitement ne pouvait justifier la révocation.

Dans la présente affaire, l’avocat de l’intimée s’est fondé évidemment sur les faits exposés dans le dossier de la Cour. Même si le libellé des rapports internes du Centre Keele manquait parfois peut-être de précision, il soutient qu’il est clair, dans toutes les circonstances de l’espèce, qu’on peut constater dans son rapport du 29 mai 1992 que le personnel n’appuyait plus le maintien de la libération conditionnelle de jour du requérant. La Commission a constaté, dans ces circonstances, que la libération conditionnelle de jour devenait trop risquée. L’avocat conclut qu’il existait, par conséquent, des éléments de preuve sur lesquels la Commission pouvait légitimement s’appuyer pour révoquer la libération conditionnelle de jour. D’autre part, la Commission étant un organisme jouissant de larges pouvoirs et possédant une vaste expérience et de grandes connaissances, les tribunaux ne devraient pas s’immiscer à la légère dans ses décisions par voie de contrôle judiciaire.

L’avocat de l’intimée invoque les jugements Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1991] 1 R.C.S. 614, motifs du juge Sopinka aux pages 628 et 629, et MacInnis c. Canada (Procureur général) (1986), 4 F.T.R. 211 (C.F. 1re inst.). Il analyse aussi la jurisprudence invoquée par le requérant, en l’occurrence les arrêts Moore et Bains, pour en faire la distinction avec la présente affaire. Ces deux arrêts concernent la pratique du « blocage » dans le cas des libérations conditionnelles.

À la lumière des faits que j’ai exposés en détail plus haut et de la jurisprudence applicable, je ne suis pas convaincu qu’il y a eu erreur ou excès de compétence de la part de la Commission.

Il est évident dans la présente affaire que les conditions imposées au requérant comprenaient l’obligation pour lui non seulement de s’abstenir de consommer des drogues et d’accepter le programme de traitement et de counselling destiné à faciliter sa réadaptation, mais aussi, à mon avis, de s’engager à suivre de plein gré, avec constance et de tout cœur le programme de cure qu’on lui prévoyait.

Si le personnel du Centre Keele et la Commission ont adopté une opinion plus défavorable de la conduite du requérant, ce n’était pas parce que les programmes prévus étaient incapables de l’aider à vaincre sa toxicomanie, mais plutôt parce que le requérant ne s’était pas engagé de manière fondamentale et essentielle à les suivre. En l’absence de ces engagements, ils estimaient que tout le plan de réadaptation du requérant était un gaspillage de temps et de ressources humaines et financières. Autrement dit, le requérant obtenait tout sans rien donner en retour.

Certes, la Commission a dû s’appuyer sur ce qu’on peut appeler des données fluides, par opposition à des preuves précises, objectives ou tangibles. Dans le domaine de la réadaptation des toxicomanes, on ne peut pas contrôler le respect des conditions relatives aux mesures thérapeutiques avec autant de rigueur que celui des conditions concernant les heures de rentrée ou l’obligation d’éviter toute relation avec certains individus ou d’autres conditions dont la violation peut être aisément constatée avec plus de certitude. À mon humble avis, ce contrôle comporte un processus constant d’observation faisant appel à des disciplines tout à fait étrangères aux restrictions ou obligations normalement imposées aux détenus ou aux libérés conditionnels. Il exige le concours de nombreux membres du personnel de traitement, chacun contribuant ses connaissances spécialisées dans les domaines très subtils et changeants de la psychologie, de la physiologie et de la pharmacologie. Il exige aussi l’élaboration d’un profil du patient qui soit aussi exact que possible compte tenu du niveau ésotérique de l’expérience et des connaissances de ces spécialistes et qui puisse ainsi permettre l’évaluation périodique du progrès ou du recul observé.

Il n’est donc pas étonnant dans ce cas que la preuve concrète de la violation des conditions soit indirecte et peut-être non décisive. Il n’est pas non plus étonnant que toute recommandation faite tienne davantage de l’opinion collective que d’une constatation des faits dans le sens traditionnel.

Dans ces circonstances, je ne vois par conséquent aucune erreur à accueillir et à déclarer recevable le témoignage d’opinion. À mon sens, ce genre de témoignage est recevable, surtout lorsqu’on est en présence de programmes du genre de ceux prévus pour le requérant. Je me permets de faire remarquer que, dans l’état actuel de l’acceptation de l’évaluation de la conduite par application de la psychologie, de la psychiatrie et des sciences du comportement, les autorités correctionnelles au Canada, y compris celles chargées des programmes de réadaptation et de libération conditionnelle, se fondent sur l’opinion de professionnels ou d’experts en prenant leurs décisions. Si ce genre de témoignage est recevable et, en fait, essentiel pour faire des évaluations légitimes en matière de ségrégation des détenus, de leur incarcération dans un établissement à sécurité minimale ou maximale ou de l’octroi des permissions de sortie de jour, etc., je crois qu’il est également recevable dans les circonstances de la présente affaire. Si tel est le cas, je me dois de conclure qu’il n’y a dans la décision de la Commission aucune erreur palpable qui justifie mon intervention.

Je sais que ces conclusions semblent aller à l’encontre de l’arrêt Veysey invoqué par l’avocate du requérant. Je dois avouer que les fait dans ces deux affaires sont à peu près semblables. Néanmoins, je dirais que dans l’affaire Veysey, l’une des conditions de l’octroi au requérant de la libération conditionnelle totale était l’obligation pour lui d’entrer à l’Institut Clarke et de se soumettre à un programme de counselling psychologique. D’après la preuve, le requérant a suivi de bon gré ce programme. Le tribunal, statuant que le fait que l’Institut Clarke ait décidé après quelque temps que ses programmes ne pouvaient pas profiter au requérant, amenant ainsi la Commission des libérations conditionnelles à révoquer sa libération conditionnelle, ne constituait pas une violation par celui-ci des conditions de sa libération conditionnelle, a annulé la décision de la Commission et ordonné la libération du requérant.

Dans la présente affaire, j’ai conclu que l’une des conditions imposées au requérant était qu’il accepte (c’est moi qui souligne) le traitement et le counselling offerts au Centre Keele et ailleurs. À mon avis, l’acceptation implique un engagement personnel de suivre les procédés et les programmes de counselling qui ont été mis au point grâce à des méthodes expérimentales pour guérir d’une déficience particulière. Cet engagement personnel lie d’autant plus le bénéficiaire de la libération conditionnelle de jour lorsque celle-ci lui est octroyée précisément pour qu’il puisse suivre de tels programmes. Dans ces circonstances, la libération conditionnelle de jour non seulement rend la liberté au bénéficiaire après qu’il a purgé une durée relativement courte de sa peine, mais elle le place dans un milieu où il peut donner libre jeu à ses compétences normales, profiter des possibilités de réaliser ses initiatives tout en suivant une thérapie ou du counselling propres à le guérir d’un comportement pervers quelconque ou d’une toxicomanie. Le défaut d’acceptation, tel qu’il a été constaté par ses conseillers, constitue une violation des conditions qui lui ont été imposées.

Malgré tout, il est certain que le requérant possédait néanmoins de nombreux atouts. Il faisait partie d’une entreprise commerciale, la « Rolling Tones Painting Company », qui semblait bien marcher. Il était connu comme une personne paisible et discrète. Il gagnait bien sa vie. C’est ce qui avait sans doute incité la Commission des libérations conditionnelles à accepter les recommandations initiales du personnel de maintenir sa libération conditionnelle de jour malgré ses violations manifestes des conditions. On lui avait donné une deuxième chance.

Le requérant peut sans doute maintenant mieux se concentrer sur ce qu’on attend de lui si on lui donne une autre possibilité de participer, dans le cadre d’une libération conditionnelle, au genre de programme qui a été prévu pour lui. À cet égard, je ferais observer que les fonctionnaires de la prison pourraient surveiller son cas très attentivement pour son bien. Je suis par conséquent disposé à transformer cette observation en recommandation.

Cela dit, la demande est rejetée.

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