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Apotex Inc. c. Merck & Co. Inc., 2008 CF 1185, [2009] 3 R.C.F. 234

T-1144-05

Apotex Inc. (demanderesse)

c.

Merck & Co. Inc., Merck Frosst Canada Ltd. et Merck Frosst Canada & Co. (défenderesses)

Répertorié : Apotex Inc. c. Merck & Co. Inc. (C.F.)

Cour fédérale, juge Hughes—Toronto, 6 octobre; Ottawa, 21 octobre 2008.

    Brevets — Action intentée en vertu de l’art. 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement) pour obtenir le recouvrement de dommages-intérêts à l’encontre des défenderesses au titre de la perte subie du fait d’avoir été empêché d’entrer sur le marché — La demanderesse, un fabricant de médicaments génériques, voulait être autorisée à vendre une version générique de l’alendronate au Canada — La délivrance d’un avis de conformité à la demanderesse a été retardée en raison de la procédure d’interdiction entamée par les défenderesses — Les questions préliminaires à trancher concernaient la compétence de la Cour fédérale, la validité de l’art. 8 du Règlement ainsi que la nature et la portée des recours prévus par l’art. 8  — La Cour fédérale a compétence pour statuer sur l’action — L’art. 8 du Règlement est validement autorisé par l’art 55.2(4) de la Loi sur les brevets, ne s’agissant pas d’une matière qui relève de la compétence exclusive des provinces — Les brevets relèvent de la compétence exclusive du Parlement fédéral — S’agissant de la nature et de la portée des recours prévus, l’art. 8 du Règlement prévoit des dommages-intérêts ou des profits — Le fabricant de produits génériques a droit aux profits qu’il aurait réalisés s’il avait pu commercialiser son produit plus tôt — L’art. 8(1)b) du Règlement dispose que la période visée par l’indemnité se terminera à la date du rejet de la demande en interdiction — Les questions préliminaires ont été tranchées.

    Compétence de la Cour fédérale — Compétence de la Cour pour statuer sur les actions introduites en vertu de l’art. 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement) — L’art. 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales dispose que la Cour fédérale a compétence dans tous les autres cas de recours sous le régime d’une loi fédérale relativement à un brevet d’invention — L’art. 55.2(4) de la Loi sur les brevets autorise la prise de règlements pour empêcher la contrefaçon de brevets, conférant des droits d’action « devant tout tribunal compétent », notamment la Cour fédérale.

    Interprétation des lois — L’art. 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement) précise que le tribunal peut rendre une ordonnance pour accorder réparation par recouvrement de dommages-intérêts ou de profits à l’égard de certaines pertes prévues — Les mots « recouvrement de dommages-intérêts ou de profits » à l’art. 8 sont interprétés comme signifiant les profits que le fabricant de produits génériques aurait réalisés s’il avait pu commercialiser son produit plus tôt — La date « attestée par le ministre » à l’art. 8(1)a) quant à la période visée par l’indemnité n’est pas définie — Il était raisonnable de conclure que la date « attestée » en l’espèce était la date de transmission de la lettre dans laquelle le ministre a approuvé la présentation abrégée de drogue nouvelle de la demanderesse.

      Il s’agissait d’une action intentée par la demanderesse, un fabricant de médicaments génériques, en vertu de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement) pour obtenir le recouvrement de dommages-intérêts à l’encontre des défenderesses, Merck Frosst Canada Ltd. et Merck Frosst Canada & Co. (collectivement Merck), pour la période allant du 3 février 2004 au 26 mai 2005. Le médicament en cause, soit l’alendronate, est employé surtout dans le traitement de l’ostéoporose. Le 4 février 2002, Merck a reçu un avis de conformité l’autorisant à vendre sa version de l’alendronate (revendiqué dans le brevet canadien no 2294595 (le brevet '595)). Le 7 février 2003, la demanderesse a déposé une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN) pour vendre une version générique de l’alendronate et a transmis un avis d’allégation à Merck le 14 avril 2003 dans lequel elle alléguait que le brevet '595 était invalide. Même si la demande de la demanderesse a été approuvée par le ministre le 3 février 2004, la demanderesse n’a obtenu un avis de conformité que le 27 mai 2005 en raison de la procédure d’interdiction en cours de Merck, qui a été rejetée par la suite.

      Les questions à trancher en l’espèce, de nature préliminaire, étaient de deux ordres. La première série de questions, soulevées par Merck, concernaient la compétence de la Cour fédérale d’instruire une action en vertu de l’article 8 du Règlement ainsi que la validité de cette disposition. La deuxième série de questions, soulevées par la demanderesse, portaient sur la nature et la portée des recours prévus par l’article 8.

      Jugement : les questions préliminaires soulevées en l’espèce ont été tranchées.

      Pour que la Cour fédérale ait compétence pour statuer sur les actions introduites en vertu de l’article 8, trois critères doivent être remplis : il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement, il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales et la loi en cause doit être une loi du Canada. Comme le paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales dispose que la Cour fédérale a compétence « dans tous les autres cas de recours sous le régime d’une loi fédérale [. . .] relativement à un brevet d’invention », la Cour fédérale peut exercer sa compétence dans une affaire de brevet en tant que recours « sous le régime » d’une loi fédérale. Le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets autorise la prise de règlements pour empêcher la contrefaçon de brevets, par exemple le Règlement, conférant des droits d’action « devant tout tribunal compétent ». L’article 2 du Règlement définit le mot « tribunal » et désigne la Cour fédérale à ce titre. Enfin, le paragraphe 12(2) de la Loi sur les brevets donne au Règlement le même effet et la même force que s’il s’agissait d’une loi. Par conséquent, les trois critères ont été remplis et la Cour fédérale avait compétence pour statuer sur l’action visée en l’espèce.

      Le Règlement confère un avantage à une catégorie particulière de personnes qui détiennent des brevets, ou des droits dans des brevets, se rapportant à des médicaments, à leur formule posologique, à leurs dosages et à leurs utilisations. L’innovateur ainsi avantagé peut choisir d’énumérer ses brevets en vertu du Règlement et déposer une demande afin qu’il soit interdit au ministre de délivrer un avis de conformité au fabricant de produits génériques. Le Règlement porte donc sur la « contrefaçon d’un brevet ». L’alinéa 55.2(4)d) de la Loi prévoit explicitement la prise de règlements concernant les recours et procédures portant sur les litiges visés à l’alinéa c) à propos de la date à laquelle l’avis de conformité peut être délivré, notamment la suspension de 24 mois dont parle l’alinéa 7(1)e) du Règlement pour la délivrance de l’avis de conformité, et aussi des mesures dissuasives dans la quête d’une telle suspension. L’article 8 constitue une telle mesure dissuasive et il est validement autorisé par le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets.

      Bien que l’article 8 établisse un droit d’action de nature civile, il ne s’agit pas d’une matière qui relève de la compétence exclusive des provinces selon le paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867. L’article 8 fait partie intégrante d’un régime établi dans le Règlement quant à l’exercice de droits dans certains types de brevets portant sur des médicaments. Le droit d’action conféré par l’article 8 du Règlement ne prend naissance que si un innovateur décide d’introduire une action en contrefaçon en vertu de ce Règlement, à l’égard d’un brevet qu’il a choisi d’inscrire aux termes de ce Règlement, et s’il est finalement débouté de son action. Les brevets sont manifestement un sujet qui relève de la compétence exclusive du Parlement fédéral. L’article 8 répond à toutes les conditions de validité d’une législation fédérale.

      La totalité de l’article 8 porte sur l’indemnisation pour la perte subie par le fabricant de produits génériques du fait qu’il a été empêché d’entrer sur le marché. Le paragraphe 8(4) précise que le tribunal peut rendre l’ordonnance qu’il juge indiquée pour accorder réparation par recouvrement de dommages-intérêts ou de profits à l’égard de diverses pertes prévues par règlement. L’interprétation raisonnable des mots « recouvrement de dommages-intérêts ou de profits » au paragraphe 8(4) est que le fabricant de produits génériques peut demander les profits qu’il aurait réalisés s’il avait pu commercialiser son produit plus tôt. Ces mots ne lui confèrent pas le droit d’opter pour la restitution des bénéfices réalisés par la première personne (c.-à-d. Merck).

      Les alinéas 8(1)a) et b) du Règlement indiquent la période pour laquelle peut être attribuée une indemnité résultant d’une perte. Même si l’alinéa 8(1)a) précise « débutant à la date, attestée par le ministre », il ne contient aucune disposition portant sur l’« attestation » en tant que telle du ministre ni aucune définition, dans le Règlement ou ailleurs. Néanmoins, il était raisonnable de conclure que la date « attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivrée » était la date de la lettre envoyée au fabricant de produits génériques par le ministre, lettre où l’on peut lire que sa demande PADN a été examinée. L’alinéa 8(1)b) dispose que la période visée par l’indemnité se terminera à la date du rejet de la demande en interdiction. La période présumée pour laquelle une indemnité peut être demandée par la demanderesse allait donc du 3 février 2004 au 26 mai 2005.

    LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11
(R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, n5], art. 92(13).

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 45(2).

Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, ch. C-23.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5), 20 (mod., idem, ch. 37, art. 34), 24(1) (mod., idem, ch. 8, art. 6).

Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F-27.

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 12(2) (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 3), 54 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 182), 55(1) (mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 48), (2) (mod., idem), 55.2 (édicté par L.C. 1993, ch. 2, art. 4; 2001, ch. 10, art. 2), 57(1), 60.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27), 20(2) (mod., idem, art. 29).

Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, art. 83(3) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 17, art. 10).

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, art. 2 « tribunal » (mod. par DORS/2008-211, art. 1), 4(1) (mod. par DORS/2006-242, art. 2), (2) (mod., idem), 5 (mod., idem; erratum Gaz. C. 2006.II.1874(A)), 6, 7(1)e) (mod. par DORS/98-166, art. 6), 8 (mod., idem, art. 7, 8; 2006-242, art. 5).

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 1), 372(2).

    JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 533; 2005 CSC 26; ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752; General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641.

décisions examinées :

Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2005 CF 755; AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [2000] A.C.F. n855 (C.A.) (QL); Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [2000] 4 C.F. 264 (C.A.); Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1993] A.C.F. no 1106 (C.A.) (QL); Micro Chemicals Limited c. Smith Kline & French Inter-American Corporation, [1972] R.C.S. 506; Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1998] 2 R.C.S. 193; Apotex Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1999] A.C.F. no 1978 (C.A.) (QL); Eli Lilly Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2003] 3 C.F. 140; 2003 CAF 24; Fournier Pharma Inc. c. Canada (Procureur général), [1999] 1 C.F. 327 (1re inst.); Delrina Corp. (c.o.b. Carolian Systems) v. Triolet Systems Inc. (2002), 58 O.R. (3d) 339; 23 B.L.R. (3d) 231; 17 C.P.R. (4th) 289; 156 O.A.C. 166 (C.A.); King, The v. Singer, [1941] R.C.S. 111; [1941] 1 D.L.R. 753; (1940), 75 C.C.C. 1; Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559; 2002 CSC 42; JAY-LOR International Inc. c. Penta Farm Systems Ltd., 2007 CF 358; Beloit Canada Ltée c. Valmet-Dominion Inc., [1997] 3 C.F. 497 (C.A.); Bayer Aktiengesellschaft v. Apotex Inc. (2001), 10 C.P.R. (4th) 151; [2001] O.T.C. 2 (C.S. Ont.); conf. par (2002), 16 C.P.R. (4th) 417; 155 O.A.C. 117 (C.A. Ont.); AlliedSignal Inc. c. Du Pont Canada Inc., [1998] A.C.F. no 190 (1re inst.) (QL); conf. par [1999] A.C.F. no 38 (C.A.) (QL).

décisions citées :

Regina ex rel. Doughty v. Manuel (1982), 38 O.R. (2d) 321; 136 D.L.R. (3d) 302; 67 C.C.C. (2d) 385 (C.A.); Reference as to the Validity of the Regulations in relation to Chemicals, [1943] R.C.S. 1; [1943] 1 D.L.R. 248; (1943), 79 C.C.C. 1; Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1994] A.C.F. no 622 (C.A.) (QL); Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 500; G.D. Searle & Co. c. Novopharm Ltd., [2008] 1 R.C.F. 477; 2007 CF 81;  Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437; R.W. Blacktop Ltd. c. Artec Equipment Co., [1991] A.C.F. no 1046 (1re inst.) (QL).

    DOCTRINE CITÉE

Canada. Cour fédérale. Instruction relative à la pratique – instances relatives à des avis de conformité, en ligne : <http://cas-ncr-nter03.cas-satj.gc.ca/fct-cf/pdf/Notice-Avis%20(NOC)%20le%207%20decembre%202007%20(FR).pdf>.

Canada. Parlement. Chambre des communes. Comité permanent de l'industrie. Examen de l’article 14 de la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets (Chapitre 2, Lois du Canada 1993) : Cinquième rapport du Comité permanent de l’industrie. Ottawa : Service des publications, 1997.

Débats de la Chambre des communes, 3e session, 34e législature (10 décembre 1992).

Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, DORS/93-133, Gaz. C. 1993.II.1387.

Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, DORS/98-166, Gaz. C. 1998.II.1055.

Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, DORS/2006-242, Gaz. C. 2006.II.1510.

Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd. LexisNexis, 2008.

Terrell on the Law of Patents, 16e éd. par Simon Thorley et al. Londres : Sweet & Maxwell, 2006.

    ACTION intentée en vertu de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, pour obtenir le recouvrement de dommages-intérêts à l’encontre des défenderesses. Les questions préliminaires ont été tranchées.

    ONT COMPARU

Andrew R. Brodkin, Kenneth W. Crofoot et Jerry P. K. Topolski pour la demanderesse.

Patrick E. Kierans, Jason C. Markwell, Kristin Wall et Andres Garin pour les défenderesses.

    AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Goodmans LLP, Toronto, pour la demanderesse.

Ogilvie Renault S.E.N.C.R.L., s.r.l., Toronto, pour les défenderesses.

    Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]     Le juge Hughes : La demanderesse, Apotex Inc., dépose la présente action en vertu des dispositions de l’article 8 [mod. par DORS/98-166, art. 7, 8] du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, et modifications (le Règlement), pour obtenir le recouvrement de dommages‑ intérêts à l’encontre des défenderesses, Merck Frosst Canada Ltd. et Merck Frosst Canada & Co. (collectivement appelées Merck). C’est la première action du genre à être instruite au fond. Les parties ont soulevé plusieurs questions préliminaires pour décision à ce stade, laissant pour instruction ultérieure l’évaluation chiffrée de toute indemnité, si telle évaluation était nécessaire.

[2]     Les questions à trancher à ce stade sont de deux ordres. La première concerne la compétence de la Cour, ainsi que la validité et la constitutionnalité de l’article 8. La deuxième concerne la nature et la portée des recours prévus par l’article 8 du Règlement. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la Cour fédérale a compétence pour statuer sur les actions introduites en vertu de l’article 8 du Règlement, que l’article 8 a été validement promulgué et que les dispositions légales qui l’autorisent entrent dans les compétences constitutionnelles du Parlement fédéral. S’agissant du deuxième point, je suis d’avis qu’Apotex n’a pas le droit d’obtenir restitution des profits de Merck, s’il en est, qu’Apotex a le droit d’être dédommagée de son préjudice ou de son manque à gagner pour la période allant du 3 février 2004 au 26 mai 2005, et qu’Apotex peut demander le recouvrement de dommages‑intérêts pour le préjudice subi durant ladite période et qui se sont prolongés au‑delà de cette période, dans la mesure où le préjudice en question n’a pas été redressé et n’aurait pu l’être durant cette période. Il n’est adjugé de dépens à aucune des parties.

LES FAITS

[3]     Les avocats des parties doivent être félicités d’être arrivés à une entente sur les faits et sur les documents (pièce 1). La demanderesse, Apotex Inc., est ce que l’on appelle dans le langage courant une société de médicaments génériques, qui fabrique et vend principalement des versions génériques de produits pharmaceutiques au Canada. Dans le Règlement, Apotex est désignée comme « seconde personne ». Les deux sociétés canadiennes Merck, à savoir Merck Frosst Canada Ltd. et Merck Frosst Canada & Co. (ci‑après appelées collectivement Merck dans les présents motifs), forment la succursale canadienne d’une organisation multinationale qui fabrique et vend ce que l’on appelle communément des produits pharmaceutiques « de marque », « d’origine » ou « innovants ». Elles sont appelées « première personne » dans le Règlement. Merck & Co., Inc., une société des États‑Unis, était désignée partie défenderesse dans cette action, mais, peu avant l’instruction, une ordonnance a été rendue sur consentement, laquelle mettait fin à la présente action contre cette entité.

[4]     Le produit pharmaceutique qui intéresse la présente action est un médicament communément appelé alendronate monosodique, qui est employé surtout dans le traitement de l’ostéoporose. Merck détient un intérêt dans un brevet, le brevet canadien no 2294595 (le brevet '595), qui, entre autres choses, comprend des revendications portant sur une posologie donnée pour l’emploi de ce médicament connu, l’alendronate, dans le traitement de l’ostéoporose, un emploi connu. Merck a inscrit le brevet '595 auprès du ministre de la Santé en vertu des dispositions du Règlement, ce qui signifiait que tout fabricant de produits génériques souhaitant être autorisé à vendre une version générique de l’alendronate au Canada selon la posologie brevetée, pour le traitement de l’ostéoporose, et voulant tirer parti de la procédure consistant à simplement faire état des autorisations déjà données à Merck pour ce médicament, pouvait déposer une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN). Pour cela, un fabricant de produits génériques doit envoyer à Merck un avis précisant notamment que le brevet '595 ne serait pas contrefait ou était invalide, Merck pouvant alors s’adresser à la Cour afin qu’elle interdise au fabricant de produits génériques de vendre sa version générique de l’alendronate au Canada selon la posologie revendiquée dans le brevet '595.

[5]     Merck a reçu le 4 février 2002 un avis de conformité l’autorisant à vendre sa version de l’alendronate au Canada. Apotex a déposé le 7 février 2003 une PADN pour l’alendronate et a envoyé à Merck, le 14 avril 2003, un avis d’allégation où il est écrit que le brevet '595 était invalide pour un certain nombre de raisons. Le 29 mai 2003, Merck & Co., Inc. et Merck Frosst Canada & Co. ont introduit devant la Cour, sous le no du greffe T‑884‑03, une procédure visant à faire interdire au ministre de la Santé de délivrer à Apotex un avis de conformité qui autrement permettrait à Apotex de vendre une version générique de l’alendronate au Canada. Le 3 février 2004, le ministre a envoyé à Apotex une lettre l’informant que sa demande était approuvée, mais qu’elle serait laissée en suspens sous réserve de la procédure judiciaire introduite. Le 26 mai 2005, le juge Mosley, de la Cour fédérale, rendait, dans le dossier T‑884‑03, une ordonnance motivée par laquelle il rejetait la demande de Merck, en concluant que les allégations d’Apotex sur l’invalidité du brevet étaient justifiées pour certains, mais non pour la totalité, des moyens invoqués. Les motifs du juge Mosley sont reproduits sous la référence [Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc.] 2005 CF 755. Il n’a pas été interjeté appel de sa décision. Le 27 mai 2005, le ministre a délivré à Apotex un avis de conformité l’autorisant à vendre sa version générique de l’alendronate, l’« Apo‑alendronate », au Canada.

[6]     Le 5 juillet 2005, Apotex déposait la présente action, no du greffe T‑1144‑05, afin d’obtenir le recouvrement de dommages‑intérêts à l’encontre de Merck, en application des dispositions de l’article 8 du Règlement, pour la période allant du 3 février 2004 au 27 mai 2005.

[7]     Selon les ordonnances de la Cour datées du 24 janvier 2006 et du 14 août 2008, l’évaluation chiffrée des sommes jugées recouvrables, le cas échéant, dans la présente action est un aspect qui sera réglé au cours d’une instruction ultérieure. Les deux questions préliminaires évoquées plus haut sont l’objet de la présente instruction.

LES QUESTIONS EN LITIGE À TRANCHER

1) Les questions soulevées par Merck

[8]     Merck soumet les questions suivantes, qui se rapportent à la compétence de la Cour, à la validité de l’article 8 et à la constitutionnalité de cet article :

a) La Cour fédérale est‑elle dépourvue de la compétence requise pour instruire une action engagée en vertu de l’article 8 du Règlement?

b) L’article 8 du Règlement va‑t‑il au‑delà de ce qu’autorise le paragraphe 55.2(4) [édicté par L.C. 1993, ch. 2, art. 4; 2001, ch. 10, art. 2] de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4, et modifications?

c) L’article 8 va‑t‑il au‑delà du pouvoir du Parlement de légiférer en matière de brevets d’invention et de découverte et constitue‑t‑il une intrusion illicite dans la compétence exclusive des provinces selon le paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11, (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1)], L.R.C. (1985), appendice II, no 5?

2) Les questions soulevées par Apotex

[9]     Apotex soulève des questions qui portent sur la nature et l’étendue du recours conféré par l’article 8 du Règlement, plus précisément les questions suivantes :

1. Apotex a‑t‑elle le droit de choisir entre le préjudice qu’elle a subi, s’il en est, et les profits réalisés par Merck, s’il en est?

2. Quelle est la période à l’égard de laquelle Apotex peut demander le recouvrement de dommages‑intérêts?

3. Apotex a‑t‑elle le droit d’obtenir le recouvrement de dommages‑intérêts pour le préjudice postérieur à l’expiration de la période?

[10]     De nombreuses autres questions ont été soulevées dans les actes de procédure de chacune des parties, mais elles ont été résolues ou abandonnées. Merck & Co., Inc. (Merck U.S.) est une défenderesse nommément désignée, et plusieurs questions ont été soulevées par Apotex sur la nature et l’ampleur de son rôle dans les événements considérés. Par ordonnance sur consentement, la présente action engagée contre Merck U.S. a été rejetée. Les deux défenderesses restantes, à savoir Merck Frosst Canada Ltd. et Merck Frosst Canada & Co., sont des entités canadiennes dont seulement la première était en existence à la date où fut introduite la procédure antérieure d’avis de conformité sur laquelle s’est prononcé le juge Mosley. La deuxième de ces deux entités est née après l’introduction de la procédure d’avis de conformité (T‑884‑03). Il semble qu’il y a eu transfert d’actifs de la première à la deuxième de ces entités. Les actes de procédure contestent ce transfert et son effet, mais ces questions ne suscitent plus d’inquiétude.

[11]     Dans sa déclaration antérieure, Apotex alléguait un enrichissement sans cause, allégation qu’elle a abandonnée durant l’instruction. Par la voix de son avocat durant l’instruction, Apotex a reconnu que, bien que durant l’interrogatoire préalable certains autres chefs de dommages‑intérêts eussent été envisagés, aucun des chefs en question n’est maintenant poussé plus loin. Des actes de procédure modifiés ont été déposés durant l’instruction et figurent dans un dossier d’instruction (pièce 5). L’avocat d’Apotex a dit durant l’instruction que sa cliente ne sollicitait aucune réparation, si ce n’est celle qui apparaît dans la demande de réparation figurant dans sa déclaration re‑modifiée, datée du 6 octobre 2008.

Le Dr Hollis

[12]     Un seul témoin a été appelé à comparaître durant l’instruction. Il s’agissait du Dr Aidan Hollis, appelé comme témoin expert par Apotex. Il est professeur agrégé d’économie à l’Université de Calgary. Les titres du Dr Hollis n’ont pas été sérieusement contestés par Merck. Merck l’a reconnu comme expert en économie, en particulier pour les questions touchant la fixation des prix, la concurrence et les incitations à l’entrée dans les marchés de produits pharmaceutiques.

[13]     Merck s’est cependant énergiquement opposée à la recevabilité du témoignage du Dr Hollis, en invoquant l’absence de pertinence ou de nécessité. Après avoir entendu les arguments des parties, j’ai admis comme preuve, en tant que pièce 3, sous réserve d’appréciation, le rapport du Dr Hollis prenant la forme d’un affidavit produit sous serment le 4 septembre 2008, accompagné de deux documents, AH‑1, un curriculum vitae et AH‑2, un mémoire publié par le Dr Hollis et une autre personne. Le Dr Hollis a ensuite été contre‑interrogé.

[14]     Je suis d’avis qu’aucune valeur ne peut être accordée au témoignage du Dr Hollis. Son témoignage n’a pas été évoqué dans un quelconque argument écrit avancé par l’une ou l’autre des parties avant l’instruction, et il a été à peine évoqué dans les arguments succincts avancés durant l’instruction ou dans les plaidoiries des avocats. Le Dr Hollis prétend aborder deux questions à partir de ce qu’il appelle une [traduction] « perspective économique ». La première est celle de savoir si, dans le Règlement, le recours d’Apotex se limite à des dommages‑intérêts ou si Apotex pourrait prétendre à la restitution des profits de Merck. Le Dr Hollis n’est pas avocat et, même s’il l’était, l’avis d’un avocat canadien sur le droit canadien n’est pas recevable comme preuve aux fins d’interpréter ce droit. Encore moins recevable est le témoignage d’un économiste. Il peut y avoir une exception lorsqu’une loi emploie des mots qui signifient quelque chose pour ceux qui pratiquent telle ou telle profession (Regina ex rel. Doughty v. Manuel (1982), 38 O.R. (2d) 321 (C.A.), aux pages 325 et 326). Cependant, les vues d’un économiste sur les stimulants économiques ou autres qui peuvent être prévus par un règlement ne peuvent servir à interpréter ledit règlement, et aucun poids ne leur sera accordé.

[15]     La deuxième question abordée par le Dr Hollis était de savoir si les dommages‑intérêts réclamés par Apotex devraient couvrir une période abrégée, compte tenu d’une possible lenteur d’Apotex à signifier l’avis d’allégation. Encore une fois, les vues d’un économiste sur cet aspect ne sont d’aucune utilité. Quoi qu’il en soit, lorsque le Dr Hollis a rendu témoignage, il a apporté de nombreux correctifs à son affidavit sur ce point, en modifiant de deux ans à un an le retard de signification de l’avis d’allégation. Ses conclusions sont résumées au paragraphe 48 de son affidavit. Il a admis en contre‑interrogatoire que lesdites conclusions n’étaient [traduction] « sans doute pas très bien exprimées ». Il a reconnu que ses conclusions ne seraient exactes que dans certains cas, alors que, dans d’autres cas, elles ne le seraient pas.

[16]     Je n’ai donc accordé aucun poids au témoignage du Dr Hollis.

L’HISTORIQUE DU RÈGLEMENT SUR LES MÉDICAMENTS BREVETÉS (AVIS DE CONFORMITÉ)

[17]     L’historique de ce qui est aujourd’hui le Règlement a été examiné, du moins en partie, dans plusieurs arrêts, notamment AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), [2000] A.C.F. no 855 (C.A.) (QL); Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [2000] 4 C.F. 264 (C.A.); Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), [1993] A.C.F. no 1106 (C.A.) (QL); enfin Bristol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 533 (l’arrêt Biolyse).

[18]     Historiquement, plusieurs pays, dont le Canada, ont été hostiles à l’idée d’étendre aux produits alimentaires ou aux médicaments les monopoles conférés par brevet. Le Canada a graduellement abandonné cette position, en autorisant les brevets relatifs aux procédés qui servent à fabriquer des produits alimentaires ou des médicaments, pour ensuite limiter l’interdiction à certains types seulement de médicaments, et pour finalement lever totalement les restrictions. La plupart des pays, mais pas tous, ont eux aussi levé lesdites restrictions.

[19]     Néanmoins, jusqu’en 1993, le Canada avait, dans sa Loi sur les brevets, un régime d’après lequel une personne intéressée pouvait s’adresser au commissaire aux brevets (non au titulaire du brevet) et obtenir une licence obligatoire l’autorisant à vendre au Canada un médicament breveté. Presque toujours une telle licence était accordée, et au taux de 4 p. 100 du prix net d’un produit fini, ou de 15 p. 100 pour l’ingrédient en vrac. Ce système de licences obligatoires fut condamné par les titulaires de brevets, pour qui il réduisait les droits des titulaires de brevets portant sur des médicaments, par opposition aux titulaires de brevets portant, par exemple, sur des bicyclettes.

[20]     Au début de la décennie 90, le gouvernement, encouragé par des lobbyistes représentant nombre des parties intéressées, fit des efforts considérables en vue d’abolir le système de licences obligatoires pour les médicaments et d’instituer un système acceptable propre à encourager le développement dans le domaine, tout en rendant les médicaments accessibles au public, à des prix abordables. Les parties à la présente action ont, par consentement, déposé six volumes de documents censés englober certaines portions de transcriptions de débats en comité parlementaire, des communications de lobbyistes et des discours prononcés devant la Chambre des communes (pièce 2). Je n’ai pas trouvé ces documents d’une grande utilité. En général, de tels documents ne peuvent servir à interpréter une loi ou un règlement (voir, par exemple, l’arrêt Reference as to the Validity of the Regulations in relation to Chemicals, [1943] R.C.S. 1, le juge en chef Duff, à la page 12). Cependant, pour donner une idée du débat qui eut lieu à la Chambre des communes, je reproduis une partie de ce qui fut dit par l’honorable Pierre Blais (ministre de la Consommation et des Corporations et ministre d’État (Agriculture)—sa fonction à l’époque), le 10 décembre 1992, lorsqu’il déposa le projet de loi C‑91, projet de loi qui renfermait des modifications à la Loi sur les brevets, notamment à son article 55.2, qui est en cause ici. M. Blais disait entre autres choses ce qui suit [à la page 14998] :

    J’ai eu l’occasion, à plusieurs reprises, depuis le mois de juin dernier, d’expliquer les principaux objectifs du projet de loi C‑91, et j’aimerais y revenir quelque peu.

    Dans un premier temps, le projet de loi C‑91 vise à poursuivre la vaste entreprise de modernisation des lois canadiennes sur la propriété intellectuelle, qui a été amorcée il y a de cela quelques années. Dans le contexte économique actuel, axé avant tout sur la connaissance et l’innovation, il s’agit, et je pense que tous en conviennent, d’un élément essentiel de notre compétitivité.

    Notre objectif est également d’aligner nos lois sur la plupart de nos concurrents internationaux afin que le Canada offre les mêmes avantages et soit aussi attrayant que les autres pays lorsque vient le temps de discuter de commerce et d’investissement à l’échelle internationale.

    Par ce projet de loi, nous serons en mesure de stimuler au Canada la recherche et le développement, ainsi que la croissance d’un secteur de pointe.

    En proposant le projet de loi C‑91, nous avons voulu également renforcer la protection qui est offerte aux consommateurs, afin que ceux‑ci puissent continuer de se procurer des médicaments brevetés, qui soient à des prix raisonnables. Et je pense que les Canadiens y ont tous droit.

[21]     L’article 55.2, tel qu’il a été édicté par L.C. 1993, ch. 2, article 4, prévoyait qu’il n’y aurait pas contrefaçon de brevet dans le fait d’utiliser l’invention uniquement pour la préparation d’un dossier d’information en vue d’une autorisation réglementaire ou d’un emmagasinage. L’article 55.2 était ce que l’on appelle une exception « relative à la fabrication anticipée », qui est semblable à une exemption du genre prévue dans la législation des États‑Unis. Cependant, l’exception canadienne est sans restriction quant à l’objet du brevet, elle s’applique aux médicaments, aux bicyclettes et à toute chose brevetée, et elle vaut pour tous les pays, pas seulement le Canada ou une province, où peut être demandée une autorisation réglementaire. La modification prévoyait aussi l’« emmagasinage », par lequel une personne pouvait fabriquer et emmagasiner des produits brevetés, mais non les introduire dans les canaux commerciaux avant l’expiration du brevet (paragraphes 55.2(2) et (3)). Ces dispositions sur l’emmagasinage ont été abrogées en 2001 [L.C. 2001, ch. 10, art. 2]. Le paragraphe 55.2(4) prévoyait un pouvoir de réglementation. Le paragraphe 55.2(5) prévoyait que ces dispositions de la Loi sur les brevets, ainsi que les règlements pris sous leur autorité, auraient préséance en cas de conflit avec d’autres dispositions de la Loi sur les brevets ou de ses règlements d’application, ou avec celles de toute autre loi ou règlement.

[22]     Le paragraphe 55.2(6) prévoyait que subsistait tout droit à l’absence de contrefaçon au regard d’un usage privé et non commercial. Sur ce dernier point, il doit être pris note d’un arrêt de la Cour suprême du Canada, Micro Chemicals Limited c. Smith Kline & French Inter‑American Corporation, [1972] R.C.S. 506, où il fut jugé qu’il n’y avait pas contrefaçon de brevet dans l’utilisation expérimentale sans licence, au cours d’expériences de bonne foi visant à déterminer si une personne pouvait fabriquer un produit breveté.

[23]     L’article 55.2, tel qu’il fut adopté en 1993 [et modifié en 2001] (avec omission des paragraphes (2) et (3)), demeure à ce jour dans cette forme. Il est ainsi formulé :

    55.2 (1) Il n’y a pas contrefaçon de brevet lorsque l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente d’une invention brevetée se justifie dans la seule mesure nécessaire à la préparation et à la production du dossier d’information qu’oblige à fournir une loi fédérale, provinciale ou étrangère réglementant la fabrication, la construction, l’utilisation ou la vente d’un produit.

    (4) Afin d’empêcher la contrefaçon d’un brevet d’invention par l’utilisateur, le fabricant, le constructeur ou le vendeur d’une invention brevetée au sens du paragraphe (1), le gouverneur en conseil peut prendre des règlements, notamment :

    a) fixant des conditions complémentaires nécessaires à la délivrance, en vertu de lois fédérales régissant l’exploitation, la fabrication, la construction ou la vente de produits sur lesquels porte un brevet, d’avis, de certificats, de permis ou de tout autre titre à quiconque n’est pas le breveté;

    b) concernant la première date, et la manière de la fixer, à laquelle un titre visé à l’alinéa a) peut être délivré à quelqu’un qui n’est pas le breveté et à laquelle elle peut prendre effet;

    c) concernant le règlement des litiges entre le breveté, ou l’ancien titulaire du brevet, et le demandeur d’un titre visé à l’alinéa a), quant à la date à laquelle le titre en question peut être délivré ou prendre effet;

    d) conférant des droits d’action devant tout tribunal compétent concernant les litiges visés à l’alinéa c), les conclusions qui peuvent être recherchées, la procédure devant ce tribunal et les décisions qui peuvent être rendues;

    e) sur toute autre mesure concernant la délivrance d’un titre visé à l’alinéa a) lorsque celle‑ci peut avoir pour effet la contrefaçon de brevet.

    (5) Une disposition réglementaire prise sous le régime du présent article prévaut sur toute disposition législative ou réglementaire fédérale divergente.

    (6) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet de porter atteinte au régime légal des exceptions au droit de propriété ou au privilège exclusif que confère un brevet en ce qui touche soit l’usage privé et sur une échelle ou dans un but non commercial, soit l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente d’une invention brevetée dans un but d’expérimentation.

[24]     La législation, telle qu’elle fut adoptée en 1993, renfermait des dispositions prévoyant l’examen des modifications par un comité statutaire sur l’industrie. Cet examen a eu lieu. Un rapport fut déposé, qui était daté d’avril 1997 [Examen de l’article 14 de la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets (Chapitre 2, Lois du Canada 1993) : Cinquième rapport du Comité permanent de l’industrie]. Le rapport précise que de nombreuses observations furent faites pour le compte de nombreuses parties intéressées. On y recommandait entre autres choses, aux pages 46 et 47, que, s’agissant des modifications réglementaires projetées, un processus rigoureux de rédaction, de publication et de réception des observations formulées par le public soit suivi.

[25]     Le Règlement a pris effet à l’origine le 12 mars 1993 (DORS/93‑133). Il a été modifié le 12 mars 1998 (DORS/98‑166), modifié à nouveau le 1er octobre 1999 (DORS/99‑379), modifié encore une fois le 5 octobre 2006 (DORS/2006‑242) et modifié la dernière fois le 12 juin 2008 (DORS/2008‑211). Il importe de noter, en particulier pour la modification DORS/2006‑242, que certaines dispositions transitoires prévoient que certaines modifications, y compris quelques‑unes de celles apportées à l’article 8, ne s’appliquent pas aux actions introduites avant la date de l’entrée en vigueur des modifications. Lesdites modifications sont entrées en vigueur le 5 octobre 2006. La présente action a été introduite le 5 juillet 2005. Par conséquent, certaines modifications apportées en octobre 2006 et se rapportant à l’article 8 du Règlement n’intéressent pas la présente action.

L’ARTICLE 8 — HistorIQUE

[26]     Dans la présente action, nous avons affaire à l’article 8 du Règlement, tel qu’il existait à la date du dépôt de l’action, c’est‑à‑dire le 5 juillet 2005. À cette date‑là, l’article 8 était ainsi formulé :

    8. (1) Si la demande présentée aux termes du paragraphe 6(1) est retirée ou fait l’objet d’un désistement par la première personne ou est rejetée par le tribunal qui en est saisi, ou si l’ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité, rendue aux termes de ce paragraphe, est annulée lors d’un appel, la première personne est responsable envers la seconde personne de toute perte subie au cours de la période :

    a) débutant à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l’absence du présent règlement, sauf si le tribunal estime d’après la preuve qu’une autre date est plus appropriée;

    b) se terminant à la date du retrait, du désistement ou du rejet de la demande ou de l’annulation de l’ordonnance.

    (2) La seconde personne peut, par voie d’action contre la première personne, demander au tribunal de rendre une ordonnance enjoignant à cette dernière de lui verser une indemnité pour la perte visée au paragraphe (1).

    (3) Le tribunal peut rendre une ordonnance aux termes du présent article sans tenir compte du fait que la première personne a institué ou non une action pour contrefaçon du brevet visé par la demande.

    (4) Le tribunal peut rendre l’ordonnance qu’il juge indiquée pour accorder réparation par recouvrement de dommages‑ intérêts ou de profits à l’égard de la perte visée au paragraphe (1).

    (5) Pour déterminer le montant de l’indemnité à accorder, le tribunal tient compte des facteurs qu’il juge pertinents à cette fin, y compris, le cas échéant, la conduite de la première personne ou de la seconde personne qui a contribué à retarder le règlement de la demande visée au paragraphe 6(1).

[27]     L’historique des modifications apportées à l’article 8 depuis l’entrée en vigueur du Règlement en 1993 devrait être examiné. Ces modifications ont été l’objet de commentaires dans les documents intitulés Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR) publiés dans la partie pertinente de la Gazette du Canada, en même temps que les modifications projetées. Les REIR ne font pas partie du Règlement, mais servent à faciliter l’interprétation du Règlement. Je me réfère, par exemple, aux motifs exposés par le juge Binnie, de la Cour suprême du Canada, au nom des juges majoritaires, dans l’arrêt Biolyse, aux paragraphes 45 à 49, ainsi qu’aux motifs exposés par le juge Bastarache, au nom des juges dissidents, aux paragraphes 155 à 159. Il y est écrit que les REIR sont admis comme instrument d’interprétation du Règlement.

[28]     Dans le Règlement tel qu’il existait à l’origine en 1993 (DORS/93‑133), l’article 8 était ainsi formulé :

Conclusions

    8. (1) La première personne est responsable envers la seconde personne de tout préjudice subi par cette dernière lorsque, en application de l’alinéa 7(1)e), le ministre report la délivrance de l’avis de conformité au‑delà de la date d’expiration de tous les brevets visés par une ordonnance rendue aux termes du paragraphe 6(1).

    (2) Le tribunal peut rendre toute ordonnance de redressement par voie de dommages‑intérêts ou de profits que les circonstances exigent à l’égard de tout préjudice subit du fait de l’application du paragraphe (1).

[29]     Le REIR accompagnant la publication du Règlement de 1993 [Gaz. C. 1993.II.1387] renfermait notamment ce qui suit [aux pages 1387 et 1388] :

Autres mesures envisagées

    À l’heure actuelle, les titulaires d’un brevet ont le droit d’entamer des poursuites en contrefaçon dans le but d’obtenir un redressement interlocutoire ou des dommages‑intérêts si aucune injonction n’est accordée et qu’on découvre par la suite qu’il y avait contrefaçon. En règle générale, les recours judiciaires suffisent pour régler les cas de contrefaçon. Toutefois, avec l’adoption du projet de la loi C‑91, le gouvernement fait une exception dans ce domaine en permettant aux fabricants de médicaments génériques d’entreprendre les démarches nécessaires pour obtenir l’approbation réglementaire d’un produit. Par conséquent, le titulaire d’un brevet perd un droit dont il aurait pu se prévaloir pour empêcher ses concurrents de faire approuver leurs produits.

    Le présent règlement est nécessaire si on veut éviter que cette nouvelle exception en matière de contrefaçon soit mal utilisée par les fabricants de produits génériques désireux de vendre leurs produits au Canada pendant que le brevet original est encore valide. En vertu du règlement, ces fabricants peuvent toutefois entreprendre les démarches nécessaires pour obtenir l’approbation réglementaire et ainsi commercialiser leurs produits dès que les brevets pertinents arrivent à expiration.

[30]     L’article 8 fut modifié en 1998 (DORS/98‑166
[art. 7, 8]) pour devenir le texte qui intéresse la présente action, tel qu’il est reproduit au début de cette partie des présents motifs. Le REIR accompagnant cette modification, tel qu’il fut publié dans la Gazette du Canada en 1998 [Gaz. C. 1998.II.1055], renfermait notamment ce qui suit [aux pages 1056, 1058] :

    Les améliorations suivantes apportées au Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) sont promulguées :

[. . .]

Préciser les circonstances ou des dommages‑intérêts peuvent être accordés : De plus grandes précisions sont données aux tribunaux en ce qui concerne les circonstances où des dommages‑intérêts pourront être accordés à un fabricant afin de le dédommager des pertes subies à cause du report de la mise en marché de son médicament générique; par ailleurs, des précisions sont aussi données sur les facteurs dont on peut tenir compte pour calculer les dommages‑intérêts. Les tribunaux peuvent également accorder les dépens à l’une ou l’autre des parties (fabricant de médicaments génériques ou titulaire de brevet), y compris les honoraires professionnels, le cas échéant, conformément aux Règles de la Cour fédérale.

[. . .]

    Les modifications envisagées renforceront l’équilibre entre l’assurance d’un mécanisme qui permet de faire véritablement respecter les droits conférés par les brevets et la garantie que les médicaments génériques soient commercialisés aussitôt que possible.

[. . .]

    D’autres changements visent à réduire le nombre des [. . .] inutiles et à rationaliser le processus judiciaire, en précisant les circonstances où les parties peuvent obtenir des dommages‑intérêts et les facteurs pouvant être pris en compte dans le calcul de ces dommages.

[31]     Le dernier des changements portant sur l’article 8 a eu lieu en 2006 (DORS/2006‑242 [art. 5]). L’article 8 était modifié ainsi :

    5. (1) L’alinéa 8(1)a) du même règlement est remplacé par ce qui suit :

    a) débutant à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l’absence du présent règlement, sauf si le tribunal conclut :

         (i) soit que la date attestée est devancée en raison de l’application de la Loi modifiant la Loi sur les brevets et la Loi sur les aliments et drogues (engagement de Jean Chrétien envers l’Afrique), chapitre 23 des Lois du Canada (2004), et qu’en conséquence une date postérieure à celle‑ci est plus appropriée,

         (ii) soit qu’une date autre que la date attestée est plus appropriée;

    (2) Le paragraphe 8(4) du même règlement est remplacé par ce qui suit :

    (4) Lorsque le tribunal enjoint à la première personne de verser à la seconde personne une indemnité pour la perte visée au paragraphe (1), il peut rendre l’ordonnance qu’il juge indiquée pour accorder réparation par recouvrement de dommages‑intérêts à l’égard de cette perte.

    (3) L’article 8 du même règlement est modifié par adjonction, après le paragraphe (5), de ce qui suit :

    (6) Le ministre ne peut être tenu pour responsable des dommages‑intérêts au titre du présent article.

[32]     Les dispositions transitoires concernant les modifications de 2006 prévoyaient que lesdites modifications étaient sans effet sur les actions déjà introduites, telles que la présente action. La disposition transitoire applicable prévoit ce qui suit :

    8. Le paragraphe 8(4) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), édicté par le paragraphe 5(2) du présent règlement, ne s’applique pas à l’action intentée en vertu de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) avant la date d’entrée en vigueur du présent règlement.

[33]     Le REIR accompagnant les modifications de 2006, tel qu’il fut publié dans la Gazette du Canada [Gaz. C. 2006.II.1510], renfermait notamment ce qui suit [aux pages 1521, 1524] :

    Figurant en dernier parmi les changements de fond proposés par ces modifications sont des améliorations de la disposition de l’article 8 concernant les dommages‑intérêts. Le premier de ces changements vise à préciser davantage les éléments dont le tribunal peut tenir compte au moment de calculer la période de retard dont l’innovateur peut être tenue responsable en vertu de cet article. Le deuxième sert à confirmer que le ministre ne peut être tenu responsable pour tout retard en vertu de cet article. Le troisième consiste à supprimer le terme « profits » de la disposition relative aux mesures de réparation que le tribunal peut ordonner pour dédommager le fabricant de produits génériques pour les pertes encourues en raison de ce retard.

    S’agissant de ce dernier changement, le gouvernement a pris connaissance d’un nombre d’affaires en cours relatives à l’article 8 dans lesquelles on avance qu’afin que cette disposition serve à décourager l’utilisation abusive du règlement de liaison par les fabricants innovateurs, le terme « profits » dans ce contexte doit s’entendre par reddition de compte de bénéfices de l’innovateur. Bien qu’il se réserve de commenter sur l’interprétation appropriée du terme dans ces affaires, ces dernières ayant été épargnées de ce changement en vertu des dispositions transitoires, à la lumière du resserrement proposé concernant les exigences relatives à l’inscription des brevets suivant l’article 4 modifié, et de l’introduction du mécanisme de « gel » du registre en vertu de l’article 5 modifié, le gouvernement est d’avis que ce genre d’argument ne devrait plus être admis pour les fabricants de médicaments génériques invoquant l’article 8.

[. . .]

    La réaction de l’industrie innovatrice a été plus équivoque, la majorité des entreprises appuyant la prolongation de la période de protection des données, mais une minorité étant fortement opposée au resserrement proposé des exigences relatives à l’admissibilité des brevets. En ce qui a trait à la question des « profits », les innovateurs se sont dits satisfaits de la suppression proposée, notant qu’il n’y a aucun recours semblable aux États‑Unis pour un fabricant de médicaments génériques ayant été retardé en raison du déclenchement de la suspension automatique. Pour sa part, BIOTECanada exhorta le gouvernement d’entendre la durée de protection des données proposées jusqu’à dix ans pour les produits biologiques, tenant compte du fait que ces derniers font l’objet d’une période de développement plus longue avant qu’ils puissent être commercialisés.

[34]     Sur ce point, le paragraphe 45(2) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, doit être noté, puisqu’on peut y lire que la modification apportée à une disposition ne constitue pas ni n’implique une déclaration selon laquelle la nouvelle disposition diffère de la version antérieure :

    45. (1) [. . .]

    (2) La modification d’un texte ne constitue pas ni n’implique une déclaration portant que les règles de droit du texte étaient différentes de celles de sa version modifiée ou que le Parlement, ou toute autre autorité qui l’a édicté, les considérait comme telles.

LES COMMENTAIRES DANS LA JURISPRUDENCE À PROPOS DE L’ARTICLE 55.2 ET DU RÈGLEMENT SUR LES MÉDICAMENTS BREVETÉS (AVIS DE CONFORMITÉ)

[35]     L’une des premières inquiétudes concernent le Règlement avait trait à la procédure. L’article 6 disposait qu’une société pharmaceutique innovatrice qui avait inscrit un brevet sur la liste en vertu de ce Règlement pouvait, en application du paragraphe (1), « demander au tribunal », et le reste de l’article 6 parle d’une « demande ». En 1993, dans l’arrêt Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), la Cour d’appel fédérale avait jugé que la procédure la plus indiquée qu’il convenait de suivre était celle qui était exposée dans l’article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [maintenant la Loi sur les Cours fédérales, article 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)], et dans les règles régissant les demandes. Le juge Mahoney écrivait ce qui suit, au paragraphe 8 :

    Ce que le paragraphe 6(1) du Règlement autorise, c’est de demander « au tribunal de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité ». Il semble qu’il s’agisse manifestement d’une demande visée par l’alinéa 18(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale. Aux termes du paragraphe 18(3), la demande qui est visée est une demande de contrôle judiciaire et les procédures prescrites se trouvent à la partie V.1 des règles. Le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en statuant que l’instance est régie par les règles de la partie V.1.

[36]     L’article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27 de la Loi sur les Cours fédérales] ne convient pas totalement car il traite surtout du contrôle judiciaire des décisions des offices fédéraux, et la procédure prévue par l’article 6 du Règlement ne constitue pas un tel contrôle. Cependant, en l’absence d’un modèle plus adapté, l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, et les règles régissant les demandes soumises à la Cour fédérale, compte tenu d’ajustements tels que ceux que proposait l’« Instruction relative à la pratique – instances relatives à des avis de conformité » de décembre 2007 de la Cour fédérale, constituent la méthode suivie par la Cour.

[37]     La manière dont le paragraphe 55.2(2) de la Loi sur les brevets s’accorde avec le Règlement, ainsi que l’envisage le paragraphe 55.2(4), a été examinée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Apotex Inc. c. Canada (Procureur général). Dans son avis minoritaire, le juge Evans, examinant en détail la situation, a estimé que le paragraphe 55.2(4) devrait être interprété d’une manière libérale. Il écrivait ce qui suit, aux paragraphes 66 et 72 :

    Étant donné que les mots du texte de loi n’indiquent pas une conclusion inéluctable, le contexte législatif résout‑il l’ambiguïté? À mon avis, la nature et la définition subjectives du but dans lequel le pouvoir peut être exercé étayent une interprétation libérale : « Afin d’empêcher la contrefaçon du brevet d’invention [. . .] le gouverneur en conseil peut prendre des règlements. »

[. . .]

    Pour ces raisons, et conformément à la directive générale énoncée à l’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, j’ai conclu que le paragraphe 55.2(4) devait être interprété d’une manière libérale, de façon que son application ne soit pas limitée aux personnes qui se sont prévalues des avantages conférés par les paragraphes (1) ou (2) à l’égard du médicament particulier en litige.

[38]     Les juges majoritaires étaient en désaccord avec le juge Evans, mais sur un autre point. Ils n’ont pas évoqué ce point en particulier.

[39]     Les tribunaux se sont exprimés plus généralement à propos du Règlement, en évoquant l’amalgame fâcheux résultant du fait que ce Règlement porte à la fois sur la législation en matière d’aliments et drogues et sur la législation en matière de brevets (voir le juge Hugessen dans l’arrêt Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), [1994] A.C.F. no 662 (C.A.) (QL), au paragraphe 1), et qu’il a créé un terrain semé d’embûches pour les plaideurs et leurs avocats (voir mes observations dans la décision Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 500, au paragraphe 19 et dans la décision G.D. Searle & Co. c. Novopharm Ltd., [2008] 1 R.C.F. 477 (C.F.) au paragraphe 33).

[40]     À plus d’une reprise, la Cour suprême du Canada a examiné l’article 55.2 ainsi que le Règlement. Dans l’arrêt Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), [1998] 2 R.C.S. 193, le juge Iacobucci avait qualifié de « draconien » le fait que, en déposant simplement un avis de demande auprès de la Cour, une société innovatrice (la première personne) puisse mettre en suspens jusqu’à 30 mois (aujourd’hui 24) la demande d’avis de conformité faite par un fabricant de produits génériques. Au paragraphe 30, il écrivait que l’objet du Règlement était simplement d’empêcher la contrefaçon en reportant la délivrance d’un avis de conformité à un fabricant de produits génériques jusqu’à ce qu’aucune contrefaçon ne puisse en résulter. Aux paragraphes 32 et 33, il s’exprimait ainsi :

    Même si une telle exigence existait, je ne conclurais pas que la date d’évaluation pertinente est le 46e jour suivant le dépôt de l’ADA. Vu la nature de l’industrie pharmaceutique, un tel point de vue semble trop restrictif et quelque peu détaché de la réalité commerciale. Comme l’a fait observer astucieusement le juge Muldoon dans Merck Frosst Canada Inc., précité, l’idée qu’un ADC puisse être accordé le 46e jour suivant le dépôt d’un ADA est en fait, comme le dit le juge Simpson, essentiellement « théorique ». Le Règlement prévoit ce qui constitue, dans les faits, une interdiction légale de délivrer un ADC, ou une injonction interdisant de le faire, qui entre en vigueur dès qu’une « première personne » présente une demande d’ordonnance d’interdiction judiciaire, et qui prend fin lorsque survient le premier des événements suivants : la prise d’une décision judiciaire concernant la demande, ou l’expiration d’un délai de 30 mois. L’interdiction s’applique automatiquement, indépendamment du bien‑fondé de la demande; même les conditions habituelles d’une injonction interlocutoire n’ont pas à être remplies. Dans ces circonstances et à défaut de toute indication contraire préalable, je crois qu’il serait acceptable qu’un fabricant de génériques prévoie que le breveté ou le titulaire d’un ADC délivré antérieurement, ou les deux, tenteront vraisemblablement de protéger ou de maintenir aussi longtemps que possible leurs droits jusque‑là exclusifs en se prévalant de la procédure énoncée dans le Règlement.

    Il peut y avoir de bonnes raisons de principe d’appliquer de cette manière le régime réglementaire. Cependant, il serait manifestement injuste d’assujettir les fabricants de génériques à un régime aussi draconien sans au moins leur permettre de se protéger et de diminuer la durée de l’injonction de fait en engageant une procédure d’obtention d’ADC dès que possible. Je le répète, cela n’est pas incompatible avec le par. 6(2) du Règlement, qui prévoit seulement que la cour rend une ordonnance d’interdiction « si elle conclut qu’aucune des allégations n’est fondée », une conclusion qui ne peut être tirée, au plus tôt, qu’à la date de l’audition. Ainsi, la Cour fédérale pourrait, à juste titre, rejeter une demande pour le motif qu’elle est prématurée si l’allégation présentée à son appui n’est pas fondée à ce moment‑là. Cela suffit, selon moi, à décourager les demandes trop prématurées. Par contre, adopter l’interprétation du Règlement préconisée par les intimées reviendrait, en fait, à obliger les fabricants de génériques à remplir toutes les conditions de l’art. 5, et à attendre ensuite jusqu’à 30 mois avant de mettre en marché le produit souhaité. Ce ne saurait être l’objet du Règlement.

[41]     Dans l’arrêt Biolyse, le juge Binnie, s’exprimant pour les juges majoritaires, a commencé ses motifs en examinant l’« équilibre », établi par la Loi sur les brevets, entre la protection des droits de propriété intellectuelle et la nécessité de réduire le coût des soins de santé. Il écrivait ce qui suit, aux paragraphes 1 et 2 :

    Notre Cour a souvent parlé de « l’équilibre établi par la Loi sur les brevets » par lequel le public donne à un inventeur le droit d’empêcher quiconque d’utiliser son invention pendant une période de 20 ans en échange de la divulgation de l’invention. En règle générale, si le breveté obtient un monopole pour une chose qui ne répond pas aux exigences de nouveauté, d’ingéniosité et d’utilité prévues par la loi, alors le public se fait rouler. Voir Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, 2000 CSC 67, et Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024, 2000 CSC 66.

    Dans le présent pourvoi, la Cour est appelée à examiner cet « équilibre » dans le domaine très litigieux qu’est celui des médicaments brevetés, alors que le Parlement se soucie non seulement de l’équilibre entre les inventeurs et les utilisateurs potentiels, mais également de l’équilibre entre la protection de la propriété intellectuelle, d’une part, et d’autre part, la volonté de réduire le coût des soins de santé tout en traitant de façon équitable les personnes qui, par leur ingéniosité, ont permis aux drogues de voir le jour.

[42]     Plus loin dans ses motifs, le juge Binnie parlait des « oubliettes » auxquelles est reléguée la demande d’avis de conformité faite par un fabricant de produits génériques du seul fait du dépôt d’une demande d’interdiction par la première personne. Il s’est fait l’écho du juge Iacobucci pour qui une telle procédure était « draconienne ». Aux paragraphes 23 et 24, le juge Binnie écrivait ce qui suit :

    La société innovatrice qui a soumis une liste de brevets peut, dans les 45 jours suivant la signification d’un avis d’allégation, demander à la Cour fédérale de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un ADC avant l’expiration de tous les brevets énumérés sur la liste. L’introduction de la demande d’interdiction déclenche automatiquement un gel légal de 24 mois qui empêche le ministre de délivrer un ADC à moins que le tribunal ne rende, à l’égard de la demande d’interdiction, une décision définitive avant l’expiration de cette période (voir l’al. 7(1)e) et le par. 7(4) du Règlement ADC). En pratique, la procédure d’interdiction peut facilement excéder la période initiale de 24 mois.

    Il importe de signaler que, dans le cadre de cette procédure, le tribunal saisi de la demande d’interdiction n’a aucun pouvoir discrétionnaire lui permettant de lever la suspension, même s’il estime faibles les arguments sur lesquels se fonde la demande de mesures provisoires de la société innovatrice. Le tribunal n’a pas non plus le pouvoir discrétionnaire de renvoyer les parties opposées aux recours prévus par la Loi sur les brevets. La demande d’ADC soumise par la « deuxième personne » est simplement reléguée aux oubliettes jusqu’à ce que la procédure réglementaire ait connu son dénouement. Pour ces motifs, le juge Iacobucci a qualifié ce régime de « draconien » dans l’arrêt Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), [1998] 2 R.C.S. 193, par. 33.

[43]     La Cour d’appel fédérale a elle aussi examiné l’article 55.2 de la Loi sur les brevets et le Règlement. Dans l’arrêt AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), le juge Stone, s’exprimant pour la Cour d’appel, écrivait, aux paragraphes 5, 18 et 19, que l’article 8 prévoit le versement d’une compensation à la seconde personne à la suite de toute perte, et il s’exprimait sur l’avantage conféré par le Règlement, puisqu’il impose une suspension de 24 mois, ainsi que sur son désavantage, en ce sens que l’article 8 prévoit l’obligation de payer une compensation :

    L’article 8 du Règlement rend la première personne responsable envers la deuxième personne de toute perte subie dans les circonstances décrites à cet article [. . .]

[. . .]

    Du point de vue du titulaire du brevet, l’opportunité d’introduire une instance relative à la demande visée à l’article 6 présente des avantages et des désavantages. Le principal avantage est qu’en vertu de l’alinéa 7(1)e), le ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social ne peut délivrer un AC jusqu’à 24 mois après réception de la preuve qu’une demande d’interdiction a été présentée en vertu de l’article 6 du Règlement. Comme l’a indiqué le juge Mahoney dans l’arrêt Bayer AG, précité, à la page 337, l’effet « [est équivalent à] une injonction interlocutoire » pouvant atteindre une durée maintenant réduite à 24 mois. Cet avantage, bien que significatif, n’existe qu’à court terme. Le principal désavantage est que si l’instance relative à la demande visée à l’article 6 est retirée, fait l’objet d’un désistement ou est rejetée, le titulaire du brevet doit compenser la seconde personne de toute perte subie au cours de la période décrite au paragraphe 8(1) du Règlement. Le titulaire du brevet aurait moins de raisons que précédemment de tarder à introduire une instance relative à la demande visée à l’article 6. D’autre part, le fait qu’une compensation doit être payée à une seconde personne si une instance relative à la demande visée à l’article 6 est rejetée ne garantit pas que la seconde personne agira promptement dans cette procédure.

    L’énoncé détaillé n’est pas un acte de procédure comme tel mais représente une étape essentielle dans le processus conduisant à la délivrance d’un AC. En agissant de la sorte, la seconde personne avise le titulaire du brevet des motifs pour lesquels elle considère que l’utilisation, la fabrication, la construction ou la vente de la drogue ne contreviendra pas aux droits de la seconde personne afférents au brevet pour la période non expirée du brevet. En théorie, cette procédure devrait permettre au titulaire du brevet de décider en toute confiance à l’intérieur d’une période de 45 jours s’il doit contester la délivrance d’un AC. Il faut noter que, sous réserve des exigences du commerce, la seconde personne n’a aucune obligation de faire ses allégations ou de fournir son énoncé détaillé dans un délai déterminé. La seconde personne peut prendre le temps qui lui semble nécessaire en vertu du régime établi par le Règlement.

[44]     Le juge Rothstein, s’exprimant pour la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Apotex Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), [1999] A.C.F. no 1978 (C.A.) (QL), aux paragraphes 22, 27 et 28, parlait de la « réparation » que pouvaient demander les fabricants de produits génériques sous la forme de « frais, pertes et dommages » lorsque des brevets non admissibles étaient inscrits au registre :

    En second lieu, nous refusons en l’espèce d’intervenir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au ministre à cause du texte du Règlement lui‑même. En effet, le Règlement prévoit expressément une procédure permettant aux fabricants de médicaments génériques d’obtenir une réparation si l’inscription au registre de brevets non admissibles leur cause un préjudice. Le paragraphe 6(1) et l’alinéa 6(5)a) sont en partie ainsi libellés :

6. (1) La première personne peut, dans les 45 jours après avoir reçu signification d’un avis d’allégation aux termes des alinéas 5(3)b) ou c), demander au tribunal de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité avant l’expiration du brevet visé par l’allégation.

[. . .]

(5)  Lors de l’instance relative à la demande visée au paragraphe (1), le tribunal peut, sur requête de la seconde personne, rejeter la demande si, selon le cas :

         a)    il estime que les brevets en cause ne sont pas admissibles à l’inscription au registre ou ne sont pas pertinents quant à la forme posologique, la concentration et la voie d’administration de la drogue pour laquelle la seconde personne a déposé une demande d’avis de conformité [. . .]

[. . .]

    L’alinéa 8(1)a) prévoit expressément que le propriétaire d’un brevet dont la demande est rejetée est responsable de la perte qu’un fabricant de médicaments génériques a subie parce qu’on a tardé à lui délivrer un avis de conformité à cause de la demande. En vertu du paragraphe 8(4), la Cour a compétence pour accorder réparation par recouvrement de dommages‑intérêts ou de profits à l’égard de la perte. L’article 8 du Règlement montre clairement que le gouverneur en conseil a reconnu que les fabricants de médicaments génériques pourraient faire l’objet de demandes injustifiées, y compris des demandes fondées sur des brevets non admissibles inscrits au registre, et qu’en pareil cas, il a prévu une réparation sous la forme du recouvrement de dommages‑intérêts ou de profits à l’égard de la perte.

    En somme, le Règlement renferme des dispositions exhaustives qui se rapportent expressément aux brevets non admissibles inscrits au registre ainsi qu’aux frais, pertes et dommages subis par les fabricants de médicaments génériques par suite de l’inscription de pareils brevets au registre. Compte tenu du texte du Règlement et du fait qu’il y est reconnu que des brevets non admissibles peuvent être inscrits au registre, le ministre ne refuse pas illégalement d’exercer son pouvoir discrétionnaire en ne supprimant pas pareils brevets du registre en vertu du paragraphe 3(1).

[45]     Dans l’arrêt Eli Lilly Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2003] 3 C.F. 140 (C.A.), la juge Sharlow, s’exprimant pour les juges majoritaires, au paragraphe 11, évoquait les dommages‑intérêts que pouvait demander la seconde personne :

    Si la procédure d’interdiction échoue, la seconde personne peut demander à la première personne des dommages‑intérêts pour l’indemniser du retard dans la délivrance de l’avis de conformité.

[46]     Dans un avis dissident, le juge en chef Isaac, annonçant les observations qu’allait faire plus tard le juge Binnie dans l’arrêt Biolyse, évoquait, au paragraphe 74, l’équilibre entre les droits des brevetés et les droits des fabricants de produits génériques :

    À mon avis, l’opinion de ma collègue ignore le double objet du régime réglementaire de 1998, qui cherche à définir un équilibre entre les droits des brevetés et l’intention de faciliter l’entrée sur le marché de produits génériques. L’opinion de ma collègue a également l’effet d’étendre le droit de l’appelante au titre du brevet '969.

[47]     Le Règlement et l’article 55.2 de la Loi sur les brevets ont évidemment été examinés dans de nombreux jugements de la Cour fédérale (Section de première instance). J’évoquerai un seul de ces jugements, où il est question de ce Règlement et de cet article, puisque les propos qu’y tient le juge Teitlebaum et qui englobent les observations antérieures du juge MacKay n’ont pas été critiqués ni infirmés. Dans la décision Fournier Pharma Inc. c. Canada (Procureur général), [1999] 1 C.F. 327 (1re inst.), le juge Teitlebaum écrivait ce qui suit, aux paragraphes 12 à 16 :

    Le nouveau régime régissant les brevets, qui englobe la Loi sur les brevets et son règlement d’application, a déjà été examiné par la Cour fédérale dans la décision Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1997] 1 C.F. 518 (1re inst.), où la Cour a examiné la validité du Règlement.

    Dans l’affaire Apotex, certaines des questions en litige étaient pratiquement identiques à celles qui se posent en l’espèce. La Cour s’est notamment demandée si, en prenant le Règlement, le gouverneur en conseil avait outrepassé les limites des pouvoirs qui lui sont conférés par le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets. La Cour a également examiné les arguments d’Apotex suivant lesquels le Règlement avait été pris inutilement et pour un motif accessoire ou non avoué et qu’il était discriminatoire. Le juge MacKay a jugé ces arguments non convaincants et a rejeté la demande.

    Pour en arriver à cette conclusion, le juge MacKay a examiné la portée des pouvoirs réglementaires conférés au gouverneur en conseil par le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets, et a estimé que cette disposition conférait au gouverneur en conseil un pouvoir discrétionnaire et une compétence qui le justifiaient pleinement de prendre le règlement en question. J’ai également examiné les pouvoirs réglementaires conférés au gouverneur en conseil par le paragraphe 55.2(4) à la lumière de l’argument de Fournier suivant lequel l’imposition des délais de rigueur constitue une condition qui n’est pas autorisée par la loi habilitante et qui est effectivement déraisonnable, injuste et inutile. À mon avis, le juge MacKay a abordé certaines de ces questions dans le jugement Apotex. Je cite et fais mien le passage suivant de sa décision, à la page 552 :

                Selon moi, cet argument découle d’une méprise quant au sens des mots « as the Governor in Council considers necessary ». Ces mots confèrent au gouverneur en conseil un pouvoir discrétionnaire à l’égard duquel les tribunaux, reconnaissant cette intention du législateur, appliquent le principe de retenue judiciaire. L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire ne serait compromis que par la preuve, absente en l’espèce, que le gouverneur en conseil ne considérait pas le Règlement nécessaire. Le gouverneur en conseil n’a pas à démontrer la nécessité d’un règlement; il n’a même pas à prouver qu’il a examiné cette question. La simple prise d’un règlement établit que le gouverneur en conseil l’a jugé nécessaire, pour ce qui est, à tout le moins, de l’examen de la Cour. Le libellé utilisé renvoie à une question qui doit être déterminée par le gouverneur en conseil, dont les opinions en cette matière ne sont pas susceptibles d’examen, il n’énonce d’aucune façon un critère objectif de nécessité qui doit être satisfait, voire examiné.

    Le juge MacKay a poursuivi en examinant l’arrêt Reference as to the Validity of the Regulations in relation to Chemicals, [1943] R.C.S. 1. Dans cette affaire, la validité du règlement était contestée au motif que le gouverneur en conseil n’était pas autorisé par la disposition habilitante à prendre un règlement portant sur des produits chimiques. La Cour suprême du Canada a examiné l’article 3 de la Loi des mesures de guerre [S.R.C. 1927, ch. 206], qui conférait au gouverneur en conseil le pouvoir de prendre le règlement en question. L’article 3 prévoyait que
« [l]e gouverneur en son conseil a le pouvoir de faire et autoriser tels actes et choses et d’édicter quand il y a lieu les décrets et règlements qu’il peut [. . .] juger nécessaires ou opportuns pour la sécurité, la défense, la paix, l’ordre et le bien‑être du Canada ». Dans l’arrêt Apotex, supra, à la page 552, le juge MacKay a cité un extrait de l’arrêt Chemicals de la Cour suprême du Canada où le juge en chef Duff déclarait, à la page 12 :

         [traduction] [. . .] lorsque le gouverneur en conseil prend un règlement dans l’exercice déclaré des fonctions que la loi lui confère, je ne puis souscrire à l’opinion selon laquelle il est loisible à tout tribunal d’examiner les facteurs qui ont pu l’amener à considérer que le règlement était nécessaire ou souhaitable pour les objets transcendants exposés.

    À mon avis, il ressort clairement de la jurisprudence précitée que le tribunal devrait hésiter à intervenir dans l’exercice des larges pouvoirs discrétionnaires et de la vaste compétence dont le gouverneur en conseil est investi. À cet égard, l’avocat de Fournier a soutenu à l’audience que les délais de rigueur prévus aux paragraphes en question permettent aux fabricants de médicaments génériques de pénétrer sur le marché malgré les brevets et les licences délivrés à l’égard des médicaments en question. L’avocat de Fournier a soumis en preuve un affidavit—que l’on trouve à l’onglet 3 du dossier de la demande—dans lequel Tom Brogan affirme que le lancement de médicaments génériques sur le marché est susceptible d’avoir des répercussions financières et commerciales considérables, plus particulièrement en ce qui concerne Fournier, étant donné que Fournier ne fabrique que les deux médicaments susmentionnés au sujet desquels l’enregistrement de la liste de brevets a été refusé.

LES COMMENTAIRES DANS LA JURISPRUDENCE EN CE QUI CONCERNE L’ARTICLE 8 DU RÈGLEMENT

[48]     Les tribunaux ne se sont pas exprimés d’une manière approfondie sur l’article 8 du Règlement. Le juge Rothstein, alors qu’il était juge de la Cour d’appel fédérale, avait rédigé la décision de la Cour d’appel dans l’affaire Apotex Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social). Examinant l’article 8 selon le libellé qui est en cause dans la présente action, il écrivait ce qui suit, au paragraphe 27 :

    L’alinéa 8(1)a) prévoit expressément que le propriétaire d’un brevet dont la demande est rejetée est responsable de la perte qu’un fabricant de médicaments génériques a subie parce qu’on a tardé à lui délivrer un avis de conformité à cause de la demande. En vertu du paragraphe 8(4), la Cour a compétence pour accorder réparation par recouvrement de dommages‑intérêts ou de profits à l’égard de la perte. L’article 8 du Règlement montre clairement que le gouverneur en conseil a reconnu que les fabricants de médicaments génériques pourraient faire l’objet de demandes injustifiées, y compris des demandes fondées sur des brevets non admissibles inscrits au registre, et qu’en pareil cas, il a prévu une réparation sous la forme du recouvrement de dommages‑intérêts ou de profits à l’égard de la perte.

[49]     Il convient de noter que, dans la version anglaise de sa décision, le juge Rothstein emploie les mots « lost profits » lorsqu’il évoque le paragraphe 8(4), même si ce n’est pas cette expression précise qui apparaît dans ce paragraphe. Seul le mot « profits » apparaît dans la version anglaise du paragraphe 8(4).

[50]   Dans l’arrêt AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), le juge Stone, s’exprimant pour la Cour d’appel fédérale, mentionnait l’article 8, au paragraphe 27 de ses motifs, affirmant qu’une telle disposition avait pour effet d’inciter le breveté à ne pas retarder la procédure :

    J’ajouterais quelques commentaires additionnels. Il faut se rappeler que l’instance relative à la demande visée à l’article 6 doit habituellement être terminée en 24 mois et que l’attribution de dommages attend le titulaire de brevet qui n’a pas gain de cause à la fin de la procédure. Si la seconde personne demeure toujours libre de compléter son énoncé détaillé dans une instance relative à la demande visée à l’article 6, l’instance elle‑même est ainsi retardée, ce qui ne peut se faire qu’au détriment de la première personne. La prorogation du délai de 24 mois prévu à l’alinéa 7(1)e) (qui était précédemment de 30 mois) semble possible dans des cas particuliers en vertu de l’alinéa 7(5)b). La présente Cour a toutefois reconnu qu’une instance relative à la demande visée à l’article 6 devrait, en vertu des Règles de la Cour, être traitée de manière aussi expéditive que possible afin que les droits des deux parties soient tranchés avec célérité. Ainsi, dans l’arrêt Bayer AG, précité, le juge Mahoney, J.C.A., a indiqué à la page 337 :

                La Cour est de toute évidence tenue de statuer avec célérité sur la demande dont elle est saisie. Compte tenu du fait que, selon l’économie du Règlement, c’est le breveté qui est à la fois chargé de la conduite de l’instance et qui a intérêt à ce que son déroulement soit retardé, les dérogations au calendrier imposé par les règles de la partie V.1 devraient être exceptionnelles.

La possibilité qu’a la Cour d’ordonner le paiement de dommages pour lesquels un titulaire de brevet défaillant est rendu responsable en vertu de l’article 8 du Règlement suggère toutefois que le titulaire de brevet n’est dorénavant plus seul à avoir un intérêt à retarder le déroulement d’une instance relative à la demande visée à l’article 6. De plus, le laps de temps relativement court prévu à l’alinéa 7(1)e) du Règlement et les termes du paragraphe 7(5) ont été à bon droit perçus comme une indication supplémentaire qu’une instance relative à la demande visée à l’article 6 devrait rapidement faire l’objet d’un jugement définitif du tribunal. C’est ce qu’a tenu à préciser le juge Strayer, J.C.A., dans l’arrêt Pharmacia Inc., à la page 215 :

                Le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) indique aussi l’intention que ce type particulier de demande de contrôle judiciaire soit tranché de façon expéditive. Le paragraphe 7(1) du Règlement prévoit qu’un avis de conformité ne doit pas être délivré avant l’expiration de trente mois suivant le dépôt de la demande d’interdiction, à moins que la Cour n’ait rejeté la demande dans l’intervalle. Le paragraphe 7(5) autorise la Cour à abréger ou à proroger ce délai de trente mois lorsqu’elle n’a pas encore rendu une décision relativement à la demande, et qu’elle constate qu’une partie à la demande « n’a pas collaboré de façon raisonnable au traitement expéditif de celle‑ci ». Ainsi, par exemple, lorsque la partie requérante retarde indûment la tenue de l’audience sur le bien‑fondé de la demande, la partie intimée peut présenter une requête pour demander à la Cour d’abréger le délai de délivrance d’un avis de conformité.

Il faut également souligner que non seulement le titulaire du brevet qui perd sa cause dans l’instance relative à la demande visée à l’article 6 sera tenu par une ordonnance de la Cour de compenser la seconde personne mais il peut également être tenu d’acquitter les dépens en vertu du paragraphe 6(9) du Règlement ce qui inclut les dépens « sur une base avocat‑client ». En effet, tel que prévu au paragraphe 6(10), la Cour peut tenir compte au moment de rendre une ordonnance sur les dépens de « la diligence des parties à poursuivre la demande ». Ceci suggère à nouveau qu’une instance relative à la demande visée à l’article 6 doit se dérouler avec diligence et ne pas être indûment retardée par une partie.

[51]     Je reconnais que ces commentaires dans la jurisprudence ne sont peut‑être que des opinions incidentes. Ils donnent toutefois des indications sur la manière dont une cour de justice aborderait la question à première vue.

LES QUESTIONS SOULEVÉES PAR MERCK : COMPÉTENCE, VALIDITÉ ET CONSTITUTIONALITÉ

a) Généralités

[52]     Merck a soulevé trois questions : compétence, validité et constitutionalité; ces trois questions ne portent que sur l’article 8 du Règlement. Si Merck devait obtenir gain de cause sur l’une ou l’autre de ces questions, cela signifiera que ni la Cour fédérale, ni peut‑être aucune autre cour de justice, n’a compétence pour statuer sur une action engagée en vertu de l’article 8 du Règlement. Apotex fait observer que, en ne faisant porter sa contestation que sur l’article 8, Merck se contente de déposer des demandes selon l’article 6 devant la Cour fédérale, de profiter de la suspension de 24 mois que lui procure le simple dépôt d’une telle demande et, peut‑être, d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de jamais délivrer un avis de conformité à un fabricant de produits génériques tant que le brevet en cause n’a pas expiré.

[53]     Il ne fait aucun doute que, de par son caractère véritable, le Règlement est un règlement qui traite des brevets. Une société innovatrice (la première personne) ne peut relever du Règlement que si elle a déposé une présentation de drogue nouvelle (PDN) ou un supplément à telle présentation (SPDN) et si elle inscrit sur une liste particulière relevant du ministre de la Santé un brevet revendiquant un ingrédient médicinal, une formulation, une forme posologique ou une utilisation (paragraphes 4(1) [mod. par DORS/2006-242, art. 2] et (2) [mod., idem] du Règlement). La première personne fait un choix, elle peut inscrire ou non un brevet sur la liste, elle n’est pas tenue d’y inscrire un brevet. Si un brevet est inscrit et qu’un fabricant de produits génériques se prévaut du raccourci constitué par une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN) en faisant état de la PDN ou du SPDN de la première personne, alors il doit, par avis envoyé à la première personne, faire des allégations sur l’invalidité du brevet, l’absence de contrefaçon du brevet et/ou les autres aspects indiqués à l’article 5 [mod., idem; erratum Gaz. C. 2006.II.1874(A)]. Le fabricant de produits génériques doit alors attendre puisque la société innovatrice, là encore, a le choix, et qu’elle peut ne rien faire, auquel cas, après 45 jours, la demande d’avis de conformité faite par le fabricant de produits génériques va de l’avant, ou bien la société innovatrice peut demander à la Cour d’interdire au ministre de délivrer un avis de conformité au fabricant de produits génériques, auquel cas la demande d’avis de conformité faite par celui‑ci est laissée en suspens durant un maximum de 24 mois, jusqu’à décision sur la demande d’interdiction. Une décision en la matière pourrait être une ordonnance d’interdiction adressée au ministre, auquel cas le fabricant de produits génériques doit attendre l’expiration du brevet pour obtenir son avis de conformité. Une autre issue de la demande d’interdiction pourrait être le rejet de la demande ou son retrait, auquel cas le fabricant de produits génériques prend les dispositions nécessaires pour obtenir son avis de conformité presque immédiatement. Merck fait observer que, si la société innovatrice est déboutée en première instance, la Cour d’appel fédérale est rarement saisie d’un appel étant donné que le ministre délivre un avis de conformité presque immédiatement, rendant tout appel théorique. L’article 8 du Règlement, la disposition qui est ici examinée, dispose qu’un fabricant de produits génériques peut demander une indemnité pour avoir été tenu à l’écart du marché par la suspension résultant du dépôt de la demande de la société innovatrice, si cette demande est rejetée, fait l’objet d’un désistement ou est retirée.

[54]     À maints égards, on pourrait assimiler l’article 8 à l’engagement généralement requis d’une partie qui demande à un tribunal de prononcer une injonction interlocutoire. La Cour (paragraphe 372(2) des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 1)]), ainsi que la plupart des autres cours de justice de ce pays, exigent, sauf ordonnance contraire, que soit donnée une promesse de réparation. Une promesse est une affaire sérieuse et les dommages‑intérêts accordés peuvent être substantiels, encore que, comme l’écrivait la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Delrina Corp. (c.o.b. Carolian Systems) v. Triolet Systems Inc. (2002), 58 O.R. (3d) 339, au paragraphe 87, ils doivent être raisonnablement prévisibles au moment de l’octroi de l’injonction interlocutoire et doivent découler naturellement de l’injonction, et non d’autre chose.

[55]     Merck qualifie l’article 8 de disposition conférant un recours civil sans qu’il y ait eu acte dommageable. Merck fait valoir que le simple dépôt d’une demande selon l’article 6, suivi du rejet d’une telle demande, ne saurait constituer un « acte dommageable » entraînant une responsabilité. C’est là une mauvaise qualification des circonstances. Merck, et d’autres dans sa position, disposent de choix, un brevet peut ou non figurer sur la liste, une demande d’interdiction peut ou non être déposée. Tout comme pour l’introduction de procédures ou le dépôt d’une demande d’injonction interlocutoire, des choix sont faits. L’article 8 est une conséquence de ces choix. Merck et les autres brevetés ont à leur disposition tous les recours conférés à un breveté par la Loi sur les brevets, ils ne sont, sur ce plan, privés de rien. Lorsqu’un breveté veut se prévaloir de l’article 6, il doit être présumé s’en être prévalu en sachant l’existence de l’article 8.

[56]     Ces observations générales à l’esprit, j’examinerai maintenant les conclusions de Merck sur la compétence de la Cour ainsi que sur la validité et la constitutionnalité de l’article 8.

LA COMPÉTENCE

[57]     Merck a contesté sous plusieurs angles la validité des dispositions de l’article 8 du Règlement et la compétence de la Cour fédérale dans l’application de telles dispositions. Ces contestations n’ont pas cependant toutes été plaidées. La question de la compétence n’apparaît pas dans les actes de procédure de Merck. Merck fait valoir qu’une cour de justice est naturellement compétente pour statuer sur les points qui portent sur sa propre compétence.

[58]     Bien qu’elle n’ait pas été plaidée, la question de la compétence a été pleinement exposée dans l’argumentation des deux parties; personne n’a été pris par surprise. J’examinerai la question.

[59]     On doit commencer par dire que, dans le système fédéral du Canada, les cours supérieures des provinces sont pleinement et naturellement compétentes pour instruire toutes les affaires dont elles sont saisies, que le droit applicable à telle ou telle affaire soit le droit fédéral, le droit provincial ou le droit constitutionnel (arrêt Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437, les juges Iacobucci et Major, au paragraphe 44). La compétence de la Cour fédérale pour une affaire donnée ne peut être présumée, elle doit être formellement démontrée (R.W. Blacktop Ltd. c. Artec Equipment Co., [1991] A.C.F. no 1046 (1re inst.) (QL), le juge Rouleau).

[60]     Les conditions qui doivent être remplies pour que la Cour fédérale soit déclarée compétente ont été bien établies par la Cour suprême du Canada dans plusieurs précédents, par exemple l’arrêt ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et al., [1986] 1 R.C.S. 752, rendu par le juge McIntyre, qui s’exprimait ainsi, au nom des juges majoritaires, à la page 766 :

1. Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

3. La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[61]     C’est sur le premier de ces critères, l’« attribution de compétence », que Merck fait reposer l’essentiel de son argument. Merck fait observer que la compétence de la Cour fédérale est mentionnée environ 26 fois dans la Loi sur les brevets. Nombre de ces dispositions attributives de compétence concernent des appels formés contre les décisions d’offices fédéraux ou de personnes telles que le commissaire des brevets. Une disposition fréquemment utilisée est l’article 54 [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 182], qui, dans les affaires de contrefaçon de brevet, attribue compétence à la Cour fédérale ainsi qu’à la cour supérieure de la province considérée. Une autre disposition fréquemment utilisée est l’article 60, qui confère à la Cour fédérale une compétence exclusive pour invalider un brevet. Nulle part dans la Loi sur les brevets, d’affirmer Merck, ne peut‑on trouver une disposition attribuant à la Cour fédérale le pouvoir de statuer sur une action engagée en vertu des dispositions de l’article 8 du Règlement.

[62]     Je ne partage pas cette manière de voir.

[63]     Le législateur a, par une loi, promulgué le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets, qui, en son alinéa d), donne au gouverneur en conseil le pouvoir de prendre des règlements « conférant des droits d’action devant tout tribunal compétent » (soulignement ajouté). Le paragraphe 55.2(5) dit que toute disposition réglementaire semblable a préséance sur toute disposition législative ou réglementaire fédérale divergente. Quant au paragraphe 12(2) [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 33, art. 3] de la Loi sur les brevets, il prévoit que toute règle ou tout règlement pris en vertu des dispositions de la Loi sur les brevets a la même force et le même effet que s’il avait été édicté dans la Loi elle‑même.

[64]     L’article 2 du Règlement définit ainsi le mot « tribunal » [mod. par DORS/2008-211, art. 1] : « [l]a Cour fédérale ou toute autre cour supérieure compétente ». Cette définition a la même force et le même effet que si elle apparaissait dans la Loi sur les brevets elle‑même.

[65]     La Cour suprême du Canada a examiné des dispositions semblables à au moins deux reprises. Dans l’arrêt King, The v. Singer, [1941] R.C.S. 111, le juge Rinfret [tel était alors son titre], s’exprimant pour les juges majoritaires, aux pages 115 et 116, examinait les dispositions de plusieurs lois fédérales qui donnaient aux règlements pris en vertu de ces lois le même effet que la loi elle‑même. Il semble manifestement avoir approuvé une telle technique puisqu’il a critiqué le règlement qu’il examinait dans cette affaire‑là, au motif qu’une disposition semblable n’apparaissait pas dans la loi habilitante.

[66]     Dans l’arrêt Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, la Cour suprême examinait une disposition de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5, à savoir le paragraphe 83(3) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 17, art. 10], qui autorisait une bande indienne à prendre des règlements administratifs prévoyant la procédure de contestation des évaluations en matière de taxation dans une réserve indienne. Le règlement administratif pris par la bande prévoyait un appel devant la Cour fédérale — Section de première instance. Le juge en chef Lamer, aux motifs desquels a souscrit le juge Cory, écrivait, au paragraphe 52, que, la bande indienne ayant été autorisée par une loi à prendre des règlements administratifs, elle était fondée à tirer parti de la compétence déjà existante conférée à la Section de première instance par le paragraphe 24(1) [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 6] de la Loi sur la Cour fédérale. Le paragraphe 24(1) a depuis été abrogé [L.C. 2008, ch. 8, art. 33], mais cela est sans conséquence ici. Selon le paragraphe 20(2) [mod., idem, art. 29] de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour fédérale a compétence « dans tous les autres cas de recours sous le régime d’une loi fédérale [. . .] relativement à un brevet d’invention ».

[67]     Ainsi, selon le paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour fédérale peut exercer sa compétence dans une affaire de brevet en tant que recours « sous le régime » d’une loi fédérale. Le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets autorise la prise de règlements, par exemple le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), conférant des droits d’action « devant tout tribunal compétent » (soulignement ajouté). L’article 2 du Règlement désigne la Cour fédérale comme un tel tribunal. Le paragraphe 12(2) de la Loi sur les brevets donne au Règlement le même effet et la même force que s’il s’agissait d’une loi.

[68]     Quant aux deux autres critères de la compétence qui sont indiqués dans l’arrêt ITO, à savoir 2) l’existence d’un ensemble de règles de droit fédérales; il est clair que tant la Loi sur les brevets que la Loi sur les Cours fédérales sont des ensembles de règles de droit fédérales, et 3) le fait que la loi invoquée doit être une loi du Canada; il est clair que la Loi sur les brevets et la Loi sur les Cours fédérales sont des lois existantes et des lois du Canada. Les deux critères sont remplis.

[69]     J’arrive à la conclusion que la Cour fédérale a compétence pour statuer sur la présente action.

LA VALIDITÉ DE L’ARTICLE 8

[70]     Comme second argument, Merck fait valoir que l’article 8 du Règlement n’est pas autorisé par l’attribution explicite d’un pouvoir réglementaire dans le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets. Selon Merck, les mots introductifs du paragraphe 55.2(4),
« [a]fin d’empêcher la contrefaçon d’un brevet d’invention », impliquent une contrainte et tout règlement pris en vertu de cette disposition doit avoir pour seul objet d’empêcher la contrefaçon d’un brevet. Merck fait valoir que l’article 8 établit un nouveau droit d’action qui n’est pas axé sur la contrefaçon d’un brevet, mais sur la sanction imposée à une société innovatrice qui n’obtient pas gain de cause face à une demande d’avis de conformité.

[71]     Là encore, je dois exprimer mon désaccord.

[72]     La Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F‑27, et modifications, ainsi que son règlement d’application, confèrent un avantage aux fabricants de produits génériques; ils peuvent s’éviter de coûteux essais en faisant simplement état du produit approuvé d’une société innovatrice. Cependant, si celle‑ci n’est pas titulaire d’un brevet ou ne détient pas de droits dans un brevet, il n’y a pas contrefaçon de brevet.

[73]     Le Règlement confère un avantage à une catégorie particulière de personnes qui détiennent des brevets, ou des droits dans des brevets, se rapportant à des médicaments, à leur formule posologique, à leurs dosages et à leurs utilisations. Un tel avantage n’est offert à personne d’autre. L’innovateur (la société innovatrice) ainsi avantagé peut choisir d’énumérer ses brevets en vertu du Règlement et, si un fabricant de produits génériques l’informe qu’il est en quête d’un avis de conformité susceptible de relever d’un tel brevet, l’innovateur peut choisir de déposer une demande afin qu’il soit interdit au ministre de délivrer un avis de conformité au fabricant de produits génériques. De cette façon, l’innovateur qui détient un tel brevet et qui fait de tels choix dispose d’un avantage puisqu’il a le droit de déposer une demande d’interdiction, laquelle a pour effet de reléguer aux « oubliettes » durant une période de 24 mois la demande d’avis de conformité qui est faite par le fabricant de produits génériques. Si l’innovateur réussit dans sa demande d’interdiction, alors le fabricant de produits génériques sera empêché d’obtenir le moindre avis de conformité, ce qui évidemment fait disparaître le risque d’une contrefaçon de brevet. Le Règlement porte donc sur la « contrefaçon d’un brevet ».

[74]     Le Règlement doit être considéré dans sa globalité. L’article 8 contient, tout comme dans n’importe quelle procédure judiciaire ordinaire, une incitation à ne pas solliciter ce qui constitue en fait une injonction interlocutoire. Il s’agit en somme d’un engagement donné par une personne en quête d’une telle injonction. Il fait partie d’un « équilibre » du Règlement, pour reprendre les mots employés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Biolyse. C’est un équilibre normal et attendu, compte tenu des engagements donnés dans une procédure judiciaire telle que celle qui intéresse une contrefaçon de brevet et où sont demandées des injonctions interlocutoires. L’alinéa 55.2(4)d) prévoit explicitement la prise de règlements concernant les recours et procédures portant sur les litiges visés à l’alinéa c), à propos de la date à laquelle l’avis de conformité peut être délivré. Il s’agit notamment de la suspension de 24 mois dont parle l’alinéa 7(1)e) [mod. par DORS/98-166, art. 6] du Règlement pour la délivrance de l’avis de conformité, et aussi des mesures dissuasives dans la quête d’une telle suspension.

[75]     Je suis d’avis que l’article 8 est validement autorisé par le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets.

LA CONSTITUTIONALITÉ

[76]     Merck fait valoir que l’article 8 établit entre particuliers un droit d’action de nature civile en recouvrement de dommages‑intérêts et qu’il régit donc en réalité un aspect qui intéresse la propriété et les droits civils, une matière qui relève de la compétence exclusive des provinces selon le paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867.

[77]     Encore une fois, je dois exprimer mon désaccord. L’article 8 fait partie intégrante d’un régime établi dans le Règlement, pris en vertu de la Loi sur les brevets, un régime qui concerne l’exercice de droits dans certains types de brevets portant sur des médicaments, et qui établit une procédure équilibrée présidant à l’exercice de tels droits.

[78]     Dans l’arrêt General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641, la Cour suprême du Canada examinait des circonstances analogues. Il s’agissait de savoir si, selon la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions [S.R.C. 1970, ch. C-23], telle qu’elle existait alors, le gouvernement fédéral pouvait, au titre de ses pouvoirs en matière d’échanges et de commerce, établir un droit d’action de nature civile pouvant être invoqué par un particulier contre un autre pour la violation de certaines dispositions de cette Loi. L’arrêt unanime de la Cour suprême fut rendu par le juge en chef Dickson. À la page 669, il reconnaissait que, dans un régime fédéral, il est inévitable que, pour la poursuite d’objectifs valides, la mesure législative de chaque palier de gouvernement aura parfois des répercussions sur le domaine de compétence d’un autre palier de gouvernement; dans un État fédéral, le chevauchement de mesures législatives doit être escompté et il convient de s’y adapter. Le juge en chef Dickson encourageait les tribunaux à montrer une certaine retenue lorsqu’ils proposent des critères stricts pouvant avoir pour effet d’invalider de telles mesures législatives.

[79]     Aux pages 671 et 672, le juge en chef Dickson résumait un processus analytique en trois étapes :

1) Premièrement, la cour doit déterminer si la disposition contestée peut être considérée comme empiétant sur les pouvoirs provinciaux et, dans l’affirmative, dans quelle mesure;

2) Deuxièmement, la cour doit établir si la loi (ou une partie séparable de celle‑ci) est valide en tant que partie intégrante d’un régime réglementaire qui relève de la compétence fédérale;

3) Troisièmement, la disposition contestée est‑elle suffisamment intégrée dans le régime réglementaire?

[80]     S’agissant du premier de ces critères, le juge en chef Dickson exposait, à la page 673, trois autres critères à prendre en compte :

1) La disposition est‑elle une disposition réparatrice dont l’objet est de faciliter l’application des aspects fondamentaux de la Loi?

2) Le droit d’action qui est établi est‑il de portée restreinte par opposition à un droit d’action général?

3) Il doit être reconnu que la Constitution n’empêche pas le gouvernement fédéral de créer des droits d’action de nature civile si l’on peut montrer que de telles mesures sont justifiées.

[81]     Le droit d’action conféré par l’article 8 du Règlement est de portée restreinte. Il ne prend naissance que si une société innovatrice décide d’introduire une action en vertu de ce Règlement, à l’égard d’un brevet qu’il a choisi d’inscrire aux termes de ce Règlement, et si elle est finalement déboutée de son action. L’action fait partie du régime global du Règlement de manière à établir un équilibre, semblable à l’engagement donné par une personne en quête d’une injonction interlocutoire. L’article 8 est bien intégré dans le processus réglementaire.

[82]     Globalement, l’article 8 trouve sa source dans la Loi sur les brevets et les brevets sont manifestement un sujet qui relève de la compétence exclusive du Parlement fédéral.

[83]     L’article 8 du Règlement répond à toutes les conditions de validité d’une législation fédérale.

LES QUESTIONS SOULEVÉES PAR APOTEX : NATURE ET ÉTENDUE DES RECOURS PRÉVUS PAR L’ARTICLE 8

Le recouvrement de dommages‑intérêts ou de profits

[84]     Apotex fait valoir qu’elle a droit, à titre de recours dans la présente action, de choisir entre le préjudice subi par elle ou les profits de Merck durant la période considérée. Elle fonde cet argument sur plusieurs moyens :

1. Le paragraphe 8(4) du Règlement parle de « réparation par recouvrement de dommages‑intérêts ou de profits », donnant ainsi à Apotex le droit de réclamer les profits réalisés par Merck;

2. Une attribution des profits s’accorde avec le régime de la Loi sur les brevets et du Règlement;

3. Le paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit que la Cour peut accorder réparation sous le régime d’une loi fédérale ou de toute autre règle de droit pour ce qui concerne un brevet d’invention.

1) Le paragraphe 8(4) du Règlement

[85]     Il a été établi par la Cour suprême du Canada, à plusieurs reprises, par exemple dans l’arrêt Biolyse, aux paragraphes 37 et 43, et dans l’arrêt Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 26 et 27, que les termes d’une loi ou d’un règlement doivent être lus dans leur contexte global, en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi ou du règlement, avec l’objet de la loi ou du règlement et avec l’intention du législateur.

[86]     L’objet du Règlement a été examiné plus haut dans les présents motifs, en rapport avec des précédents tels que l’arrêt Biolyse, et l’intention du législateur a été exprimée dans les mots du ministre d’alors, l’honorable Pierre Blais, reproduits plus haut. Cette intention est d’établir un genre d’« équilibre » entre les droits des brevetés et l’accès du public canadien à des médicaments abordables. On ne dit pas que l’équilibre est exact ou parfaitement juste, mais il doit exister une impression d’équilibre. Une personne qui est titulaire de certains types de brevets se rapportant à des médicaments a le droit d’empêcher, du moins pour un temps, un fabricant de produits génériques d’obtenir un accès relativement facile au marché en imitant les innovations et essais du breveté et en faisant référence à tels innovations et essais, et le fabricant de produits génériques a le droit, de par l’article 8, à une indemnité si l’empêchement qu’il a subi était injustifié.

[87]     Sur cette toile de fond, il est possible d’examiner l’ensemble des paragraphes de l’article 8 du Règlement :

• Le paragraphe 8(1) dispose que si la première personne n’obtient pas gain de cause ou si elle retire sa demande d’interdiction de délivrance d’un avis de conformité au fabricant de produits génériques, alors la première personne : « est responsable envers la seconde personne de toute perte subie au cours de la période »;

• Le paragraphe 8(2) dispose qu’un fabricant de produits génériques peut, par voie d’action (telle que la présente action) contre la première personne : « demander au tribunal de rendre une ordonnance enjoignant à cette dernière de lui verser une indemnité pour la perte visée au paragraphe (1) »;

• Le paragraphe 8(4) est ainsi formulé, dans son intégralité : « Le tribunal peut rendre l’ordonnance qu’il juge indiquée pour accorder réparation par recouvrement de dommages‑intérêts ou de profits à l’égard de la perte visée au paragraphe (1) » (non souligné dans l’original);

• Le paragraphe 8(5) confère à la Cour un pouvoir discrétionnaire : « [p]our déterminer le montant de l’indemnité à accorder ».

[88]     Il ressort clairement de l’ensemble de l’article 8 que ce qui est prévu, c’est que la Cour peut rendre une ordonnance indemnisant, dans les circonstances prévues, un fabricant de produits génériques pour la perte qu’il a subie. L’ordonnance peut accorder « réparation par recouvrement de dommages‑intérêts ou de profits » [soulignement ajouté], comme il est indiqué au paragraphe 8(4). Nulle part dans l’article 8 il n’est fait mention, sauf ce que prétend Apotex, d’un recours prenant la forme d’une restitution des bénéfices réalisés par la première personne, en l’occurrence Merck. La totalité de l’article 8 porte sur l’indemnisation pour la perte subie par le fabricant de produits génériques. Un « équilibre » raisonnable, sinon parfait, a été atteint. Ici, il se trouve que le fabricant de produits génériques a été temporairement empêché, à tort, d’entrer sur le marché; il est indemnisé pour la perte entraînée par cet obstacle. C’est un équilibre raisonnable.

[89]     Pourquoi alors les mots « ou de profits » apparaissent‑ils dans le paragraphe 8(4)? Apotex fait valoir qu’ils ne sauraient faire double emploi avec l’expression « dommages‑intérêts », et qu’ils doivent donc signifier quelque chose d’autre, et ce quelque chose d’autre, ce sont les profits de Merck. Il faut donc examiner la manière dont le mot « profits » a été employé dans un contexte portant sur les brevets.

[90]     Le paragraphe 55(1) [mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 48] de la Loi sur les brevets dispose que quiconque contrefait un brevet est responsable envers le breveté et toute personne se réclamant de celui‑ci du dommage que cette contrefaçon leur a fait subir après l’octroi du brevet. Le paragraphe 55(2) [mod. idem] prévoit le versement d’une « indemnité raisonnable » pour un dommage subi avant l’octroi du brevet, un point examiné par la juge Snider, de la Cour fédérale, dans la décision JAY‑LOR International Inc. c. Penta Farm Systems Ltd., 2007 CF 358; c’est là une notion relativement nouvelle, applicable aux brevets accordés pour des demandes déposées après le 1er octobre 1989, et une notion qui n’intéresse pas le présent débat.

[91]     Le paragraphe 57(1) prévoit que la Cour peut, dans une action en contrefaçon de brevet, rendre une ordonnance d’interdiction et, selon l’alinéa b), la Cour peut rendre l’ordonnance « pour les fins et à l’égard de l’inspection ou du règlement de comptes ».

[92]     Nulle part le mot « profits » n’apparaît dans la Loi sur les brevets. Il y a eu un débat considérable sur la question de savoir si la mention d’un « règlement de comptes » signifiait qu’un tribunal, saisi d’une action en contrefaçon, pouvait, au lieu d’accorder des dommages‑intérêts à un breveté, ordonner à l’auteur de la contrefaçon de se départir de ses profits. La Cour d’appel fédérale a mis fin à ce débat dans l’arrêt Beloit Canada Ltée c. Valmet-Dominion Inc., [1997] 3 C.F. 497. Le juge Stone, s’exprimant pour la Cour d’appel, avait examiné la question, aux paragraphes 89 à 93 des motifs publiés, pour conclure que la restitution des profits du contrefacteur était un recours explicitement prévu dans l’alinéa 57(1)b) de la Loi sur les brevets, lorsque cet alinéa était lu conjointement avec l’article 20 [mod. par L.C. 1990, ch. 37, art. 34] de la Loi sur la Cour fédérale.

[93]     Le juge Lederman, de la Cour supérieure de l’Ontario, écrivait ce qui suit au paragraphe 12 du jugement Bayer Aktiengesellschaft c. Apotex Inc. (2001), 10 C.P.R. (4th) 151 (conf. par (2002), 16 C.P.R. (4th) 417 (C.A. Ont.)), un jugement cité par la juge Snider dans la décision JAY‑LOR, au paragraphe 114 :

    [traduction] Le recours consistant dans la restitution des bénéfices trouve son origine dans l’equity, et son objectif est de nature compensatoire. L’idée n’est pas de sanctionner le défendeur pour son acte répréhensible : Beloit Canada Ltée c. Valmet Oy (1994), 55 C.P.R. (3d) 433 (C.F. 1re inst.), page 455, infirmé sur d’autres moyens : (1995), 61 C.P.R. (3d) 271 (C.A.F.); Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltée (1996), 71 C.P.R. (3d) 26 (C.A.F.), page 33. Tout comme une attribution de dommages‑intérêts, une restitution des bénéfices vise à indemniser le breveté pour l’utilisation condamnable de son bien. Si l’objectif de chaque redressement est le même, les principes sous‑jacents sont très différents. L’attribution de dommages‑intérêts vise à indemniser le demandeur des pertes qu’il a subies en raison de la contrefaçon. Le montant des bénéfices réalisés par le contrefacteur n’est pas pertinent. La restitution des bénéfices, par ailleurs, vise la restitution des bénéfices illicitement réalisés en raison de l’usage préjudiciable des biens du demandeur. Ces bénéfices, tirés de l’usage des biens du demandeur, appartiennent en droit au demandeur. L’objectif est de corriger l’enrichissement sans cause du défendeur par le transfert de ces bénéfices à leur titulaire de droit, à savoir le breveté : Beloit Canada Ltée c. Valmet Oy (1994), précité, page 455 (C.F. 1re inst.).

[94]     Le juge Heald, siégeant comme juge suppléant de la Cour fédérale, Section de première instance, a examiné, dans la décision AlliedSignal Inc. c. Du Pont Canada Inc., [1998] A.C.F. no 190 (conf. par [1999] A.C.F. no 38 (C.A.) (QL)), aux paragraphes 17 à 23, les principes régissant le calcul des dommages‑intérêts dans une action en contrefaçon de brevet :

    Au cours des onze jours qu’a nécessités l’audition du présent renvoi, les avocats des deux parties ont soumis de nombreux arguments relativement à la méthode appropriée de quantification des dommages dans les circonstances de l’espèce. Avant de recourir à une analyse détaillée, je crois qu’il serait utile de définir les principes généraux qui régissant le calcul des dommages‑intérêts dans une action en contrefaçon de brevet.

    La disposition pertinente de la Loi sur les brevets est le par. 55(1), qui dispose notamment :

         55.  (1) Quiconque contrefait un brevet est responsable envers le breveté et toute personne se réclamant de celui‑ci de tous dommages‑intérêts que cette contrefaçon a fait subir à ces personnes après l’octroi du brevet [. . .]

    De plus, en common law, plusieurs principes ont été définis relativement à la quantification des dommages. Tout d’abord, il faut tenir dûment compte de l’énoncé de lord Wilberforce dans General Tire & Rubber Co. c. Firestone Tyre & Rubber Co. :

         [traduction] Dans tous les cas, la règle générale relative aux délits civils « économiques » veut que la quantification des dommages corresponde, dans la mesure du possible, à cette somme d’argent qui restaurerait la partie lésée dans la position dans laquelle elle aurait été si elle n’avait pas subi de tort (Livingstone v. Rawyards Coal Co., 5 A.C. 25, lord Blackburn, à la p. 39.)

         Dans les cas de contrefaçon de brevet, le demandeur dispose d’un recours possible et qui consiste à comptabiliser les gains réalisés par le contrefacteur [. . .] Les intimés ont choisi de ne pas exiger une reddition de compte des bénéfices; ils n’ont réclamé que des dommages‑intérêts. Deux principes essentiels régissent leur réclamation. En premier lieu, les demandeurs ont le fardeau d’établir la perte qu’ils ont subie et, en deuxième lieu, les dommages doivent être évalués de façon libérale, étant donné que les défendeurs sont les contrevenants. L’objectif est toutefois d’indemniser les demandeurs et non de punir les défendeurs (Pneumatic Tyre Co. Ltd. v. Puncture Proof Pneumatic Tyre Co. (1899), 16 R.P.C. 209, à la p. 215).

    Pour reprendre les mots de lord Buckley dans Meters Ltd c. Metropolitan Gas Meters Ltd., l’évaluation d’une réclamation [traduction] « ne peut être confirmée mathématiquement par un montant précis. » Il est cependant nécessaire d’en arriver ultimement à un montant exact qui représente équitablement la compensation due au demandeur. Ainsi, les tribunaux ont établi plusieurs [traduction] « règles pratiques de travail qui semblent avoir aidé les juges à parvenir à une estimation réaliste de la compensation à accorder par le contrefacteur au titulaire de brevet ».

    Quand, normalement, un détenteur de brevet ne concède pas de licence pour l’utilisation de son invention, il a droit aux profits qu’il aurait réalisés n’eût été la présence sur le marché du produit de contrefaçon. Pour ces ventes réalisées par le contrefacteur et dont le détenteur de brevet a été privé, ce dernier a droit à une redevance raisonnable : Colonial Fastener Co. v. Lightning Fastener Co., Watson, Laidlaw & Co. v. Pott, Cassells & Williamson.

    Il faut noter que dans le cas du détenteur de brevet qui a précédemment concédé une licence d’exploitation de son invention, le principe de l’évaluation des dommages en termes de redevance raisonnable est devenu une « quasi règle de droit »; c’est‑à‑dire, selon ce que le contrefacteur aurait déboursé pour obtenir un contrat légitime de licence du détenteur de brevet : Meters Ltd. v. Metropolitan Gas Meters Ltd; Catnic Components Ltd. v. Hill & Smith Ltd. Ceci ne s’applique pas à la présente espèce puisque la demanderesse a toujours fabriqué et vendu son propre film, et rien n’indique qu’un contrat de licence ait jamais été concédé pour l’exploitation de sa technologie.

    Outre le manque à gagner imputable à la perte de ventes, le détenteur de brevet peut aussi réclamer le manque à gagner imputable à la compression de prix s’il peut prouver qu’il a été dans l’obligation de réduire ses prix pour concurrencer le contrefacteur : Colonial Fastener Co. v. Lightning Fastener Co., American Braided Wire Co. v. Thomson. [Notes en bas de page omises.]

[95]     Dans l’examen des « dommages » subis par un breveté en raison des activités répréhensibles d’un contrefacteur, on peut parler de « profits » perdus si le breveté s’adonne à la fabrication ou à la vente des marchandises brevetées. Si le breveté se limite à concéder par licence l’exercice de ses droits, alors les pertes sont calculées en tant que redevances perdues. Si le breveté ne fait ni l’un ni l’autre, alors le tribunal peut établir une « redevance raisonnable ». Je cite un passage de Terrell on the Law of Patents, 16e édition, Londres : Sweet & Maxwell, 2006, aux pages 577 et 578, 579 :

[traduction]

Principe régissant le calcul des dommages‑intérêts

    Le principe à appliquer dans le calcul des dommages‑intérêts est que le demandeur doit être rétabli, par compensation financière, dans la position qu’il aurait occupée sans les actes répréhensibles du défendeur, à condition dans tous les cas que la perte qu’il a prouvée soit (i) prévisible, (ii) causée par l’acte répréhensible, et (iii) non exclue d’un recouvrement en raison d’une politique publique ou sociale [. . .]

[. . .]

Lorsque le breveté concède des licences

    Les brevetés tirent leur rémunération, au regard de leurs inventions, soit en utilisant leurs droits de monopole afin de pouvoir obtenir des profits accrus en tant que fabricants, soit en autorisant d’autres personnes à utiliser leurs inventions en vertu d’une licence, et en contrepartie de redevances. Dans ce dernier cas, le calcul des dommages‑intérêts découlant des contrefaçons est en général une question relativement simple, puisque l’on présume en général que les dommages‑intérêts correspondent à la somme que le contrefacteur aurait été tenu de payer s’il avait obtenu une licence, aux conditions normalement accordées par le breveté.

Redevance raisonnable

    Lorsque le breveté n’accorde pas de licences et ne peut prouver aucune perte en tant que fabricant, le tribunal peut calculer les dommages‑intérêts en se fondant sur une redevance raisonnable [. . .]

[. . .]

Lorsque le breveté est le fabricant

    Lorsque le breveté réalise ses profits en tant que fabricant (qu’il concède ou non des licences par ailleurs), alors des questions un peu plus difficiles se posent, par exemple celle de savoir si la contrefaçon l’a privé des profits d’un fabricant correspondant à ceux qu’il aurait réalisés s’il avait vendu les marchandises de contrefaçon, et celle de savoir quel autre dommage a pu lui être causé par la vente non autorisée de telles marchandises. [Notes en bas de page omises.]

[96]     Ainsi, lorsqu’il y a eu contrefaçon de brevet, le breveté a le droit d’obtenir, comme réparation, une restitution (c’est‑à‑dire la restitution des profits du contrefacteur) à titre de recours en equity, ou des dommages‑intérêts à titre de recours en common law. S’il demande des dommages‑intérêts, l’une des façons de calculer les dommages‑intérêts, lorsque le breveté fabrique ou vend le produit breveté, consiste à déterminer le manque à gagner du breveté.

[97]     S’agissant du paragraphe 8(4) du Règlement, il apparaît immédiatement que le fabricant de produits génériques n’est pas un breveté et, en fait, il a échappé à l’accusation de contrefaçon du brevet d’une autre personne en montrant que le brevet était invalide (comme dans la présente affaire) ou qu’il n’a pas été contrefait. Le fabricant de produits génériques ne peut pas réclamer des dommages‑intérêts ou une restitution de profits pour contrefaçon. Ce qu’il peut réclamer, c’est une « indemnité » pour « une perte », cette perte ayant été pour lui le fait d’avoir été écarté du marché durant une certaine période. Cette « indemnité » prend la forme d’un « recouvrement de dommages‑intérêts ou de profits ». L’interprétation raisonnable de ces mots « recouvrement de dommages‑intérêts ou de profits » est que le fabricant de produits génériques peut demander, comme mesure des dommages‑intérêts qu’il demande, les profits qu’il aurait réalisés s’il avait pu commercialiser son produit plus tôt.

[98]     Lisant de cette manière le paragraphe 8(4), je comprends que l’on puisse dire que j’interprète le mot « perdus » comme s’il qualifiait le mot « profits » tout comme l’ont fait auparavant le juge Rothstein ainsi que d’autres. Sur ce point, je me réfère à la cinquième édition de l’ouvrage de la professeure Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 2008, LexisNexis Canada, où elle parle, aux pages 172 et 173, de ce qu’elle appelle la [traduction] « présomption de perfection » :

[traduction]

Présomption de perfection. La législation est présumée exacte telle qu’elle est rédigée; on présume que le législateur ne commet pas de lapsus. Dans l’arrêt Commissioners for Special Purposes of the Income Tax c. Pemsel, lord Halsbury écrivait ce qui suit :

         [. . .] je ne crois pas qu’il soit légitime pour un quelconque tribunal de présumer que le législateur a commis une erreur. Quelle que soit la réalité, je crois qu’une cour de justice se doit de présumer que le législateur est une personne idéale qui ne commet pas d’erreur.

Théoriquement, cette manière d’idéaliser le travail de rédaction du législateur peut se justifier [. . .]

[. . .]

    Parce que des erreurs se produisent inévitablement, la présomption de perfection devrait pouvoir être réfutée. C’est un aspect normal de la fonction judiciaire que d’examiner le travail des rédacteurs et, dans les cas qui le justifient, d’apporter les correctifs nécessaires. [Notes en bas de page omises.]

[99]     Aux pages 165 à 168, la professeure Sullivan parle de la façon dont une cour de justice peut interpréter d’une manière atténuée ou large un texte législatif. À la page 165, elle écrit ce qui suit :

[traduction]

Interprétation atténuée et interprétation large. Les expressions « interprétation atténuée » et « interprétation large » sont employées à la fois dans l’interprétation des lois et dans l’application de la Charte. Dans l’interprétation des lois, elles s’entendent des techniques d’interprétation conçues pour donner effet à l’intention du législateur; dans l’application de la Charte, elles s’entendent des recours conçus pour adapter l’intention du législateur parce que la législation telle qu’elle est édictée porte atteinte à des droits ou libertés garantis, d’une manière qui ne saurait être validée selon l’article premier. Dans les deux contextes, cependant, l’interprétation atténuée s’entend du rétrécissement de la portée du texte législatif, tandis que l’interprétation large s’entend de son élargissement.

    Le point à souligner ici est que l’interprétation atténuée tout comme l’interprétation large obligent l’interprète à ajouter des mots au texte législatif. La différence réside dans l’effet des mots additionnels : l’interprétation atténuée ajoute des mots qui restreignent ou qui nuancent la portée du texte, tandis que l’interprétation large ajoute des mots qui augmentent la portée du texte. [Note en bas de page omise.]

[100]      Plus loin, aux pages 167 et 168, la professeure Sullivan examine l’arrêt Biolyse de la Cour suprême du Canada, en se rangeant à l’opinion majoritaire. À la page 168, elle critique la manière dont les juges minoritaires considèrent le Règlement, et elle conclut que l’interprétation atténuée est une technique légitime d’interprétation. Elle s’exprime ainsi :

[traduction] Les juges dissidents ne font pas la distinction entre les mots qui limitent la portée d’un texte et les mots qui l’augmentent. Il en résulte une confusion, ainsi que l’atteste le passage suivant de l’arrêt :

         L’interprétation contextuelle ne permet pas de rompre avec les règles ordinaires d’interprétation législative; en particulier, l’interprétation extensive ne saurait se justifier en l’absence d’une ambiguïté manifeste.

Dans la mesure où ce passage donne à penser que l’ajout de mots restrictifs à un texte ne se justifie pas sauf dans les cas d’ambiguïté manifeste, cela va à l’encontre du principe moderne de Driedger. L’interprétation contextuelle est l’outil même qui est requis pour savoir si une interprétation atténuée est acceptable, c’est‑à‑dire pour savoir si elle peut être justifiée en tant qu’interprétation ou si elle doit être condamnée en tant que modification. Par ailleurs, dans la mesure où le passage donne à penser qu’une interprétation large (comme celle qui est définie ici) est acceptable étant donné la présence d’une ambiguïté manifeste, alors cela est sérieusement trompeur.

    En résumé, bien qu’une interprétation large puisse à l’occasion être justifiée en tant que remède constitutionnel, ce n’est pas une technique légitime d’interprétation. Elle équivaut à une modification plus qu’à une paraphrase. L’interprétation atténuée, quant à elle, est une technique légitime d’interprétation pour autant que les raisons que l’on a de restreindre le champ de la législation puissent être justifiées d’après les techniques ordinaires d’interprétation. [Notes en bas de page omises.]

[101]      Compte tenu de l’examen qui précède, notamment des propos de la professeure Sullivan, j’arrive à la conclusion que la bonne interprétation du paragraphe 8(4) du Règlement consiste à dire que les mots « recouvrement de dommages‑intérêts ou de profits » doivent être interprétés de manière à inclure uniquement l’« indemnité » au titre de la « perte », le cas échéant, subie par le fabricant de produits génériques et que ces mots ne lui confèrent pas le droit d’opter pour la restitution des bénéfices réalisés par la première personne (la société innovatrice).

[102]      Le paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales n’élargit pas les recours offerts par l’article 8 du Règlement. Il permet au Règlement d’inclure des recours en equity, mais de tels recours doivent figurer dans le Règlement. Comme je l’ai dit plus haut, il m’est impossible de trouver un tel recours dans le Règlement.

LA LENTEUR À AGIR

[103]      Merck fait valoir qu’Apotex a attendu 66 jours pour signifier son avis d’allégation, et elle affirme donc que la période sur laquelle doit être calculée l’indemnité versée à Apotex devrait être réduite de 66 jours.

[104]      Je ne partage pas cet avis.

[105]      Les alinéas 8(1)a) et b) indiquent la période pour laquelle peut être attribuée une indemnité résultant d’une perte :

    8. (1) Si la demande présentée aux termes du paragraphe 6(1) est retirée ou fait l’objet d’un désistement par la première personne ou est rejetée par le tribunal qui en est saisi, ou si l’ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité, rendue aux termes de ce paragraphe, est annulée lors d’un appel, la première personne est responsable envers la seconde personne de toute perte subie au cours de la période :

         a) débutant à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l’absence du présent règlement, sauf si le tribunal estime d’après la preuve qu’une autre date est plus appropriée;

         b) se terminant à la date du retrait, du désistement ou du rejet de la demande ou de l’annulation de l’ordonnance.

[106]      S’agissant de l’alinéa 8(1)a), il n’y a aucune disposition portant sur l’« attestation » en tant que telle du ministre, ni aucune définition, dans le Règlement ou ailleurs, de ce que peut signifier une telle « attestation ». Les parties s’accordent cependant pour dire, et je crois qu’il est raisonnable de conclure, que la date « attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré », est la date de la lettre envoyée au fabricant de produits génériques, c’est‑à‑dire à Apotex, par le ministre, lettre où l’on peut lire que sa demande PADN a été examinée, mais qu’un avis de conformité ne sera délivré que lorsque seront remplies les conditions du Règlement, c’est‑à‑dire lorsque la demande pendante, n° du greffe T‑844‑03, aura été jugée ou retirée. En l’espèce, cette lettre (pièce 1, onglet 7) porte la date du 3 février 2004. Ainsi, selon l’alinéa 8(1)a), la date à partir de laquelle Apotex peut demander une indemnisation, « sauf si le tribunal estime d’après la preuve qu’une autre date est plus appropriée », est le 3 février 2004.

[107]      L’alinéa 8(1)b) dispose que la période visée par l’indemnité se terminera, dans le cas présent, à la date du rejet de la demande. En l’occurrence, cette date est le 26 mai 2005, la date à laquelle la Cour, dans le dossier T‑844‑03, a rejeté la demande de Merck. Il n’y a pas eu d’appel. Cet alinéa ne renferme aucune disposition donnant à la Cour le pouvoir discrétionnaire de choisir une autre date.

[108]      La période présumée pour laquelle une indemnité peut être demandée par Apotex va donc du 3 février 2004 au 26 mai 2005.

[109]      Le pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré au regard de cette période ne concerne que la première date, le 3 février 2004, c’est‑à‑dire la date à laquelle le ministre a écrit au fabricant de produits génériques pour lui dire que sa demande d’avis de conformité était approuvée, mais qu’elle serait laissée en suspens durant l’existence du brevet. Je ne puis exercer mon pouvoir discrétionnaire selon l’alinéa 8(1)a) que si je suis d’avis, d’après la preuve, qu’une autre date est plus indiquée.

[110]      La preuve à laquelle Merck se réfère dans son argumentation se trouve dans l’exposé conjoint des faits et des documents, la pièce 1. Merck fait observer que la PADN d’Apotex a été présentée au ministre le 7 février 2003 et que l’avis d’allégation d’Apotex (pièce 1, onglet 5) porte la date du 25 février 2003, mais qu’elle n’a, semble‑t‑il, été reçue par Merck que le 14 avril 2003. Les extraits de l’interrogatoire préalable d’Apotex qui traitent de ces dates, ou de la lenteur d’Apotex à signifier son avis d’allégation, n’ont pas été produits comme preuve.

[111]      Merck invoque le prétendu retard d’Apotex à agir, c’est‑à‑dire la période allant du 7 février 2003, la date à laquelle Apotex a déposé sa PADN (pièce 1, onglet 5), au 14 avril 2003, la date convenue de signification (exposé conjoint des faits, paragraphe 12, pièce 1, onglet A). Merck fait valoir que, si l’avis d’allégation avait été signifié à la date à laquelle Apotex avait déposé sa PADN, à savoir le 7 février 2003 (exposé conjoint des faits, paragraphe 17) ou très peu de temps après, Merck aurait été obligée, de par le Règlement, de déposer sa demande auprès de la Cour dans les 45 jours suivant la date de signification et, l’eût‑elle fait, la Cour aurait pu conclure la présente instance quelque 66 jours plus tôt qu’elle ne l’a fait, et la responsabilité de Merck, compte tenu que la date de l’« attestation », c’est‑à‑dire le 4 février 2004, demeure la même, se serait donc étalée sur 66 jours de moins.

[112]      Je trouve tout cela improbable et, en tout état de cause, sans intérêt pour les facteurs dont je dois tenir compte selon l’alinéa 8(1)a).

[113]      L’alinéa 8(1)a) oblige la Cour à considérer la date à laquelle le ministre envoie au fabricant de produits générique une lettre lui disant que sa demande est approuvée, sous réserve de toute affaire en instance relevant du Règlement, par exemple, en l’occurrence, la demande T‑884‑03. Ici, la date de la lettre en question est le 3 février 2004. Je puis considérer une autre date si la preuve me convainc que c’est ce que je devrais faire. Il n’y a absolument aucune preuve devant moi attestant que le ministre aurait envoyé la lettre du 3 février 2004 à une date plus avancée ou plus tardive, en raison de quelque événement ou de la conduite d’une personne, ou autrement.

[114]      Ici, l’unique preuve est qu’Apotex aurait dû signifier son avis d’allégation quelque 66 jours plus tôt, mais cela n’est qu’une possibilité, et non une probabilité. Rien ne donne à penser que le ministre savait, ou même aurait dû savoir, la date de signification de l’avis d’allégation, ou que la date de signification aurait de quelque façon influé sur la date de la lettre du 3 février 2004. La lettre du ministre du 3 février 2004 semble rendre compte de considérations sur le document PADN d’Apotex, compte tenu uniquement de la Loi sur les aliments et drogues et de son règlement d’application. La lettre renferme ce qui suit :

[traduction] Prière de considérer cette lettre comme un avis vous informant que l’examen de la présentation susmentionnée a pris fin le 3 février 2004.

[115]      La « présentation susmentionnée » est la présentation no 082561, qui était la PADN déposée par Apotex le 7 février 2003. L’« examen » a été mené en vertu de la Loi sur les aliments et drogues et de son règlement d’application et n’avait aucun rapport avec le Règlement ou avec l’avis d’allégation d’Apotex.

[116]      Il n’y a devant la Cour aucune preuve qui puisse justifier l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire conféré par l’alinéa 8(1)a) du Règlement. La date de début de la période soumise à l’indemnisation demeurera le 3 février 2004. La date d’achèvement est le 26 mai 2005.

LES PERTES FUTURES

[117]      Pour Merck, la réclamation d’Apotex au regard de certains dommages‑intérêts constitue une réclamation pour [traduction] « pertes futures ». Bien que cette appellation ne soit sans doute pas tout à fait exacte, il convient d’évoquer en tant que telle cette réclamation.

[118]      La réclamation d’Apotex est énoncée ainsi au sous-alinéa 1a)(ii) de sa déclaration re‑modifiée :

[traduction]

1. La demanderesse, Apotex Inc. (Apotex), réclame :

a) réparation pour le préjudice subi par elle, à propos du médicament alendronate, en rapport avec l’introduction, par les défenderesses, d’une procédure prévue par le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement), en ce qui a trait :

[. . .]

         (ii) à la perte de ventes et à la perte permanente d’une part de marché, en raison du fait que le lancement par Apotex de son produit alendronate a été injustement retardé, le résultat étant que deux autres fabricants de produits génériques, Novopharm Limited (Novopharm) et Cobalt Pharmaceuticals Inc. (Cobalt) ont lancé leurs produits alendronate à peu près au même moment, ce qui a privé Apotex de la possibilité de se doter d’un avantage permanent en fait de part de marché, avant tout autre fabricant de produits génériques.

[119]      Des extraits de l’interrogatoire préalable d’Apotex ont été produits comme preuve durant l’instruction (pièce 4), extraits qui comportaient l’échange suivant entre les avocats (onglet 1, pages 21 et 22), Me Markwell pour Merck, et Me Crofoot pour Apotex :

[traduction]

Me Markwell : Excusez‑moi, pour préciser votre dernière déclaration. Les dommages‑intérêts qui découlent de ces pertes en droit, que voulez‑vous dire par là?

Me Crowfoot [sic] : Eh bien, le préjudice attribuable à cette période, parce que ma cliente a été tenue à l’écart du marché durant cette période‑là. Le préjudice peut englober des choses comme la perte d’une part de marché, ce qui suppose un calcul de la valeur présente.

Me Markwell : Il n’est donc pas exact de dire que votre perte se limite à la période de 16 mois, en ce sens qu’il pourrait s’agir de la période plus longue?

Me Crowfoot [sic] : Non, les pertes se rapportant à la période de 16 mois concernent le fait d’avoir été tenu à l’écart du marché. Le calcul de cette perte peut correspondre à la valeur présente d’une part de marché moindre que celle dont Apotex aurait bénéficié autrement.

Me Markwell : Durant les 16 mois ou au‑delà des 16 mois?

Me Crowfoot [sic] : La perte d’une part de marché a lieu dès que l’on entre sur le marché et que l’on n’a qu’une part de marché de X p. 100 au lieu d’une part de marché de Y p. 100. Cette perte est subie à la date où l’on entre sur le marché parce que l’on ne peut pas acquérir la part de marché que l’on devrait avoir. Les pertes se sont donc produites à l’intérieur de la période, mais il faudra peut‑être les calculer d’une manière prospective.

Me Markwell : Quel serait alors l’horizon temporel de ces pertes futures?

Me Crowfoot [sic] : La perte d’une part de marché serait perpétuelle, mais, pour le calcul de la valeur présente, plus loin on va dans le temps, moins les répercussions financières se manifestent. Cela requiert une preuve d’expert. Je ne sais pas quelle serait la durée de la période.

Me Markwell : La position d’Apotex, c’est donc qu’il pourrait en fait y avoir une perte perpétuelle qui serait calculée à la date de l’avis de conformité, compte tenu de facteurs qui seront l’objet d’une preuve d’expert?

Me Crowfoot [sic] : Oui.

[120]      Si je comprends bien la réclamation d’Apotex, celle‑ci dit que, durant la période allant du 3 février 2004 au 26 mai 2005, le marché de ce produit en particulier a subi une distorsion parce que deux autres fabricants de produits génériques sont entrés sur le marché durant cette période. Apotex dit que, n’eût été la demande d’interdiction faite par Merck à l’encontre d’Apotex, Apotex aurait pu être la première sur le marché, ou à tout le moins elle aurait pu entrer sur le marché à la même date que les autres fabricants de produits génériques, et que la part de marché d’Apotex aurait donc été plus importante qu’elle l’est aujourd’hui. Apotex fait valoir que cette part moindre de marché est quelque chose de permanent, que c’est une perte permanente. La perte, de dire Apotex, pourra être chiffrée par des experts durant l’instruction ultérieure.

[121]      J’assimile la situation à celle où une personne a pu subir un préjudice en raison de l’activité délictueuse d’une autre personne. Par exemple, une personne pourrait subir une blessure à la jambe de telle sorte que, durant le reste de sa vie, elle souffrira d’une invalidité à la jambe. La jambe pourrait guérir, son propriétaire aurait sans doute dû obtenir des soins médicaux ou suivre une thérapeutique curative, mais il ne l’a pas fait. Il s’agit là d’une évaluation du préjudice, non du préjudice en tant que tel.

[122]      Par conséquent, je suis d’avis qu’il est légitime pour Apotex de prétendre à réparation, à condition que le marché ne se soit pas corrigé lui‑même ou qu’Apotex n’ait pas eu la possibilité de remédier au désavantage
du marché avant le 26 mai 2005. Les questions d’évaluation du préjudice seront étudiées durant l’instruction ultérieure.

LES DÉPENS

[123]      Le succès, ou l’absence de succès, s’agissant de cette portion de l’instruction, est partagé, chacune des parties n’ayant pour l’essentiel pas obtenu gain de cause sur les points qu’elle a avancés. La présente instruction a été grandement simplifiée grâce à une entente sur les faits et sur les documents, et grâce à la conduite des avocats durant l’instruction. Leur collaboration l’un avec l’autre, ainsi qu’avec la Cour, fut exemplaire. Je suis d’avis qu’il est tout à fait normal de ne pas adjuger de dépens à l’une ou l’autre des parties pour cette portion de l’instruction.

JUGEMENT

Pour les motifs qui précèdent :

LA COUR STATUE QUE :

1. L’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, et modifications (DORS/98‑166 [art. 7, 8]), qui étaient en vigueur jusqu’en 2006 :

a. ne prive pas la Cour fédérale de la compétence dont elle est investie pour juger une action introduite en vertu de cette disposition;

b. est autorisé par la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4 [l’article 55.2], et édicté par L.C. 1993, ch. 2, article 4;

c. entre dans les compétences constitutionnelles du parlement fédéral.

2.       Dans la présente action introduite en vertu des dispositions de cet article 8 :

a. Apotex Inc. n’a pas le droit d’opter pour une reddition de compte ou une restitution des bénéfices des défenderesses, Merck Frosst Canada Ltd. ou Merck Frosst Canada & Co.;

b. Apotex Inc. a le droit de demander réparation par recouvrement de dommages‑intérêts ou de son manque à gagner, pour la période allant du 3 février 2004 au 26 mai 2005;

c. Apotex Inc. a le droit de demander réparation pour la perte de ventes ou la perte permanente d’une part de marché comme il est indiqué dans le sous-alinéa 1a)(ii) de sa déclaration re‑modifiée, datée du 6 octobre 2008, et cela, pour une période allant au‑delà du 26 mai 2005, à condition qu’il apparaisse dans la preuve que telle perte n’a pas été redressée et n’aurait pu l’être avant cette date;

3. La quantification des dommages‑intérêts ou du manque à gagner dont il est question au paragraphe 2 ci‑dessus sera l’objet de l’instruction ultérieure comme il est indiqué dans l’ordonnance de la Cour datée du 14 août 2008. Chacune des parties a le droit d’obtenir que l’instance soit gérée par le protonotaire affecté à la présente action, lequel donnera des directives sur la procédure à suivre au cours de cette instruction;

4. Aucune des parties n’a droit aux dépens de la présente portion de l’instruction relative à l’action en l’espèce.

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