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[2009] 1 R.C.F.                                                         varela c. canada                                                                                  

IMM-506-07

2008 CF 436

Jaime Carrasco Varela (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.F.)

Cour fédérale, juge HarringtonToronto, 20 février; Ottawa, 8 avril 2008.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Crimes contre l’humanité — Contrôle judiciaire de la décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) portant que le demandeur est interdit de territoire au Canada en vertu de l’art. 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) parce qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait commis des crimes contre l’humanité lorsqu’il a participé activement et volontairement à des combats menés contre les Contras au Nicaragua — Les conditions servant à établir s’il y avait eu des crimes contre l’humanité ont été remplies — La conclusion de la CISR était juste et elle a ordonné l’expulsion du demandeur à juste titre — Examen de l’art. 23 des Principes directeurs sur la protection internationale : Application des clauses d’exclusion : article 1F de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés des Nations Unies (Principes directeurs du HCNUR) pour établir si l’amnistie générale qui a censément été accordée aux personnes qui ont participé au conflit au Nicaragua constituait un moyen de défense à opposer à toute allégation d’interdiction de territoire — Compte tenu des Principes directeurs du HCNUR, l’engagement du demandeur au sein d’un escadron de la mort et sa participation aux traitements infligés à des prisonniers avaient un caractère si grave et si odieux qu’il n’y avait pas lieu d’atténuer le plein effet de l’art. 35 de la LIPR — Certification de questions sur les crimes contre l’humanité et l’amnistie comme moyen de défense — Demande rejetée.

Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immi­gration — Contrôle judiciaire de la décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) portant que le demandeur est interdit de territoire au Canada en vertu de l’art. 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) — Le demandeur a commis des crimes contre l’humanité lorsqu’il a participé activement et volontairement au conflit au Nicaragua — Bien que la CISR ait relevé l’argu­ment du demandeur portant que l’amnistie générale visant toutes les personnes qui ont participé au conflit constituait un moyen de défense à opposer à toute allégation d’interdiction de territoire, elle n’a jamais analysé ces observations et ne s’est pas prononcé à leur égard — La CISR était tenue de tenir compte de ce moyen de défense et d’énoncer les motifs pour lesquels elle l’a rejeté — Même s’il n’était pas nécessaire de tenir compte de la décision du défendeur de se réserver la possibilité d’invoquer plus tard la grave criminalité, cette décision était troublante — Lorsqu’il est question d’interdiction de territoire, il est souhaitable que toutes les questions d’inclusion et d’exclusion soient tranchées en même temps.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) portant que, puisqu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur, un citoyen du Nicaragua et membre du Front sandiniste de libération nationale, avait participé activement et volontairement à des combats menés contre les Contras au Nicaragua, il était une personne visée à l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) et était donc interdit de territoire au Canada. La CISR a conclu que le demandeur avait porté atteinte à des droits humains ou internationaux en commettant hors du Canada un acte qui constituait une infraction visée aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre (la Loi), plus particulièrement qu’il avait commis un crime contre l’humanité au sens du paragraphe 6(3) de la Loi. La CISR a ensuite ordonné l’expulsion du demandeur. Il s’agissait de savoir si le demandeur avait participé à des activités qui con­stituaient des crimes contre l’humanité et s’il pouvait invoquer une amnistie générale comme moyen de défense.

Jugement : la demande doit être rejetée.

L’article 33 de la LIPR précise qu’il doit seulement avoir des « motifs raisonnables de croire » que des crimes contre l’humanité ont été commis. Cette norme exige davantage qu’un simple soupçon, mais reste moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile. Pour qu’un acte criminel soit considéré comme un crime contre l’humanité, les conditions suivantes doivent être remplies : un acte prohibé énuméré a été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique; l’attaque était dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes et l’auteur de l’acte prohibé était au courant de l’attaque et savait que son acte s’inscrivait dans le cadre de cette attaque. Les conditions relatives aux crimes contre l’humanité ayant été remplies, il n’y avait pas lieu de modifier la conclusion de la CISR selon laquelle le demandeur avait commis des crimes contre l’huma­nité parce qu’il avait pris part à des atrocités. Il importait peu de savoir si les crimes en cause étaient des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. L’alinéa 35(1)a) de la LIPR vise tant les crimes contre l’humanité que les crimes de guerre. Le demandeur a donc été expulsé à juste titre.

Bien que la CISR ait relevé l’argument du demandeur lié au fait que l’Accord de Managua avait conduit à une amnistie générale visant tout autant les Sandinistes que les Contras, et entraînait un dégagement total de responsabilité et constituait un moyen de défense à opposer à toute allégation d’interdiction de territoire, elle n’a jamais analysé ces observations et ne s’est pas prononcé à leur égard. Si l’on stigmatise un particulier en le qualifiant d’auteur d’un crime contre l’humanité, puis qu’il soumet un moyen de défense, on doit alors prendre en compte ce moyen et énoncer des motifs si on le rejette. Contrairement à l’article 36 de la LIPR, qui prévoit expressément qu’une déclaration de culpabilité pour grande criminalité n’emporte pas interdiction de territoire en cas de réhabilitation, l’article 35, qui traite des crimes de guerre ainsi que des crimes contre l’humanité, est muet sur ces questions. Cependant, les Principes directeurs sur la protection internationale : Application des clauses d’exclusion : article 1F de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés des Nations Unies (les Principes directeurs du HCNUR) précisent que bien que l’application des clauses d’exclusion ne semble plus être justifiée lorsque l’on considère que le crime a été expié, certains crimes sont cependant tellement graves et odieux que l’application de l’article 1F reste justifiée même en cas de grâce ou d’amnistie. On ne pouvait pas faire abstraction des Principes directeurs étant donné le contexte international de l’affaire. L’engagement du demandeur au sein d’un escadron de la mort et sa partici­pation aux traitements infligés à des prisonniers avaient un caractère si grave et si odieux qu’il n’y avait pas lieu d’atténuer le plein effet de l’article 35 de la LIPR.

Même s’il n’était pas nécessaire de trancher la question de l’abus de procédure, on a souligné qu’en matière d’interdiction de territoire, il est souhaitable que toutes les questions d’inclu­sion et d’exclusion soient tranchées en même temps. L’idée que le défendeur se réservait un autre motif d’interdiction de territoire (grande criminalité) s’il ne réussissait pas à faire déclarer le demandeur interdit de territoire pour crimes contre l’humanité était troublante et pouvait constituer un abus.

Plusieurs questions quant à la distinction entre les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité et sur la question de savoir s’il faut prendre en compte une grâce ou une amnistie générale pour établir si une personne est interdite de territoire ou non ont été certifiées.

lois et règlements cités

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1F.

Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24, art. 4, 5, 6, 7, 12, 14.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 33, 35, 36, 74d).

Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, 2187 R.T.N.U. 90.

Statut du Tribunal militaire international, annexe de l’Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l’Axe, Londres, 8 août 1945, 82 R.T.N.U. 279, art. 6, 8.

jurisprudence citée

décisions appliquées :

Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100; 2005 CSC 40; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190; (2008), 329 R.N.-B. (2e) 1; 2008 CSC 9; Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.); Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.); Gonzalez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immi­gration), [1994] 3 C.F. 646 (C.A.).

décisions examinées :

Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 512; Mohammad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1457 (1re inst.) (QL); R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 292; 2007 CSC 26; North c. West Region Child and Family Services Inc., 2007 CAF 96; Al Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 482; Rai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 784; Abbott Laboratories c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 140; Sumaida c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 C.F. 66 (C.A.F.).

décisions citées :

Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.); Murillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 3 C.F. 287; 2002 CFPI 1240; Bazargan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 1209 (C.A.) (QL); Procureur c. Blaskic, Affaire no IT-95-14-T, jugement en date du 3 mars 2000 (TPIY, Chambre de 1re inst.); Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202; Morel c. Canada, [2009] 1 R.C.F. 629; 2008 CAF 53; Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89.

doctrine citée

Naqvi, Yasmin. « Amnistie des crimes de guerre : définir les limites de la reconnaissance internationale », [2003] 85 R.I.C.R. 583.

Nations Unies. Agence des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR). Principes directeurs sur la protection internationale : Application des clauses d’exclusion : article 1F de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés , HCR/GIP/03/05, 4 septembre 2003.

Nations Unies. Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, Genève, réédition janvier 1992.

Rikhof, Joseph. « The Treatment of the Exclusion Clauses in Canadian Refugee Law » (1994), 24 Imm. L.R. (2d) 31.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision ([2007] D.S.I. no 32 (QL)) de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié portant que le demandeur avait commis des crimes contre l’humanité et était donc interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande rejetée.

ont comparu :

Micheal T. Crane pour le demandeur.

Jamie R. D.  Todd pour le défendeur.

avocats inscrits au dossier :

Michael T. Crane, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

[1] Le juge Harrington : La Commission de l’immi­gration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Carrasco Varela, citoyen du Nicaragua et membre du Front sandiniste de libération nationale, avait participé activement et volontairement à des combats menés contre les Contras, les guérilleros s’opposant par les armes au gouvernement du Nicaragua. M. Carrasco a notamment pris part à des atrocités à l’endroit de personnes sous sa garde et à l’exécution de paysans dans les montagnes ainsi que de quatre prisonniers qui avaient enlevé un attaché militaire soviétique, le tout dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique contre tout membre de la population civile s’opposant au gouvernement sandiniste. La Commission a statué que M. Carrasco était une personne visée à l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) et, à ce titre, interdit de territoire au Canada. La Commission a ordonné l’expulsion de M. Carrasco.

[2] Il s’agit en l’espèce du contrôle judiciaire de cette décision [Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Varela, [2007] D.S.I. no 32 (QL)], où la Commission a statué que M. Carrasco avait porté atteinte à des droits humains ou internationaux en commettant hors du Canada un acte qui constitue une infraction visée aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24. La Commission a déclaré être d’avis, dans sa décision, qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Carrasco avait commis un crime contre l’humanité, lequel est défini comme suit au paragraphe 6(3) de la Loi :

6. (3) […]

« crime contre l’humanité » Meurtre, extermination, réduction en esclavage, déportation, emprisonnement, torture, violence sexuelle, persécution ou autre fait — acte ou omission — inhumain, d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes et, d’autre part, qui constitue, au moment et au lieu de la perpétration, un crime contre l’humanité selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel ou en raison de son caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu.

QUESTIONS EN LITIGE

[3] Comme dans tout contrôle judiciaire de la décision d’un tribunal administratif, la Cour doit établir dans quelle mesure elle doit faire preuve de retenue envers le décisionnaire. Il faut ainsi en l’espèce trancher les questions qui suivent.

a. Y a-t-il des motifs raisonnables de croire que M. Carrasco a participé : i) à la perpétration d’atrocités contre des prisonniers sous sa garde, ii) au meurtre de paysans dans les montagnes du Nicaragua et iii) à l’exécution extrajudiciaire de quatre ravisseurs?

b. Dans l’affirmative, l’un quelconque de ces événements constitue-t-il un crime contre l’humanité?

c. La Commission a-t-elle valablement pris en compte les moyens de défense et les facteurs atténuants pouvant être invoqués par M. Carrasco, tout particulièrement la contrainte, les ordres d’un supérieur ou une amnistie générale?

[4] La vie de M. Carrasco depuis son arrivée au Canada en 1991 a été ponctuée de nombreux incidents et d’évé­nements complexes. En dernière analyse, ces événements n’importent guère, du moins dans le cadre du présent contrôle judiciaire. M. Carrasco était membre du parti sandiniste qui a renversé le gouvernement Somoza en 1979 et qui a régné sur le Nicaragua jusqu’à ce qu’il soit à son tour renversé lors de la tenue d’une élection en 1990. L’époque a été marquée par un conflit interne ayant opposé la guérilla armée, les Contras, au gouverne­ment, le tout ayant des relents de guerre froide. De 1983 à 1989, M. Carrasco a servi dans l’armée, principalement comme gardien à la prison d’El Chipote située dans la capitale, Managua, mais aussi pendant une courte période dans le village montagnard de San Jose de los Ramates.

[5] Au moment où M. Carrasco est arrivé au Canada, c’est dans le Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46] que l’on définissait la notion de crime contre l’humanité, définition dont la portée a quelque peu été élargie dans la Loi actuelle. L’enquête a débuté sous le régime de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2], puis s’est poursuivie sous le régime de la LIPR. Ces modifications n’ont toutefois pas d’incidence sur le cas de M. Carrasco, à l’exception peut-être de ce qu’on a porté en annexe de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre certaines parties du Statut de Rome de la Cour pénale internationale [17 juillet 1998, 2187 R.T.N.U.
I-38544] adopté par les Nations Unies en 1998, et entré en vigueur en 2002.

CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ

[6] Il faut se rappeler que les crimes contre l’humanité entrent en jeu dans deux contextes différents au Canada. L’on n’inculpe habituellement pas au Canada des personnes pour des crimes qui auraient été commis à l’étranger. Les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité sont toutefois considérés si haineux que leurs auteurs prétendus à l’étranger peuvent être accusés au Canada d’actes criminels, et en cas de déclaration de culpabilité, être passibles d’une peine d’emprisonnement à perpétuité. En l’espèce, M. Carrasco n’a pas été inculpé pour crime contre l’humanité, ni pour aucun autre crime, que ce soit au Canada ou à l’étranger.

[7] C’est dans des affaires d’immigration et de statut de réfugié que s’inscrit le second contexte. L’on peut exclure que s’applique en l’espèce la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] [la Convention], comme on y exclut expressément à la section F de l’article premier les personnes ayant commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité. L’on peut également établir qu’emporte interdiction de territoire au Canada la perpétration à l’étranger par un réfugié ou immigrant prétendu d’un acte qui constitue un crime de guerre ou un crime contre l’humanité. Le fardeau de preuve applicable n’est pas alors celui du droit criminel — hors de tout doute raisonnable —, ni celui du droit civil — selon la prépondérance des probabilités. L’article 33 de la LIPR, en effet, fait uniquement état de « motifs raisonnables de croire ».

[8] La Cour suprême du Canada a récemment examiné la question des crimes contre l’humanité en contexte d’immigration dans l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100. La Cour y a statué (aux paragraphes 37 et 38) que la norme de contrôle applicable aux questions de droit était alors celle de la décision correcte, et celle applicable aux questions de fait, la décision manifestement déraison­nable. Compte tenu toutefois de l’arrêt subséquent de la Cour suprême, Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, où a été exclue la norme de la décision manifestement déraisonnable, j’en déduis qu’il faut recourir pour les questions de fait à la norme de la décision raisonnable simpliciter.

[9] Je fonde mon interprétation de la notion de « motifs raisonnables de croire » de l’article 33 de la LIPR sur le passage suivant de l’arrêt Mugesera (au paragraphe 114) :

[…] cette norme [correspondant à l’existence de « motifs raisonnables »] exigeait davantage qu’un simple soupçon, mais restait moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile : Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.), p. 445; Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 297 (C.A.), par. 60. La croyance doit essentielle­ment posséder un fonde­ment objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi : Sabour c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1615 (1re inst.).

[10] Pour ce qui est cette fois des éléments constitutifs du crime contre l’humanité (et il n’importe pas qu’on ait alors fait référence au Code criminel plutôt qu’à l’actuelle Loi), la Cour suprême a déclaré ce qui suit, au paragraphe 119 :

Ainsi que nous le verrons, le Code criminel et les principes de droit international considèrent un acte criminel comme un crime contre l’humanité lorsque quatre conditions sont remplies :

1.  Un acte prohibé énuméré a été commis (ce qui exige de démontrer que l’accusé a commis l’acte criminel et qu’il avait l’intention criminelle requise).

2.  L’acte a été commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique.

3.  L’attaque était dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes.

4.  L’auteur de l’acte prohibé était au courant de l’attaque et savait que son acte s’inscrirait dans le cadre de cette attaque ou a couru le risque qu’il s’y inscrive.

[11] Penchons-nous maintenant sur les trois conclusions de fait selon leur ordre chronologique : i) la perpétration d’atrocités par M. Carrasco alors qu’il était gardien à la prison d’El Chipote; ii) l’assassinat de paysans pendant son affectation au village de San Jose de los Ramates; et iii) l’assassinat des quatre ravisseurs. J’examinerai ensuite si ces faits justifient de conclure en droit que des crimes contre l’humanité ont été commis.

i) La prison d’El Chipote

[12] M. Carrasco a exercé les fonctions de gardien de prison du milieu de 1984 jusqu’à son départ du Nicaragua en 1989, sauf pendant un bref séjour à San Jose de los Ramates. Des prisonniers politiques étaient détenus dans la prison d’El Chipote à Managua, la capitale, mais certains d’entre eux ont par la suite été transférés en d’autres lieux.

[13] D’après le témoignage même de M. Carrasco, les conditions de détention des prisonniers ne pouvaient être qualifiées que d’inhumaines et d’empreintes de violence. De nombreux prisonniers étaient confinés dans de minuscules cellules vides où s’accumulaient les excré­ments. Ils étaient souvent privés d’eau et de nourriture et interrogés par des conseillers russes ou cubains. Parmi les techniques d’interrogatoire auxquelles les prisonniers étaient soumis, il y avait l’exposition au froid et à la chaleur extrêmes, à un point tel que certains d’entre eux mouraient par suite d’une  insuffisance cardiaque. On menaçait également des prisonniers de soumettre leur famille à des représailles. Plusieurs prisonniers ont quitté les lieux, et M. Carrasco n’en a plus jamais entendu parler; les pouvoirs de ce dernier étaient trop restreints pour qu’il puisse faire enquête. Je doute à cet égard que des éléments de preuve manifestes et péremptoires donnent lieu de croire que ces prisonniers ont « disparu », selon l’expression désormais consacrée. M. Carrasco prétend à ce sujet n’avoir fait qu’escorter les prisonniers de leur cellules jusqu’aux salles d’interrogatoire, puis en sens inverse.

[14] Un arrêt très pertinent, et fréquemment cité sur le sujet est celui rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306. S’exprimant au nom de la Cour, le juge MacGuigan a statué que la simple appartenance à une organisation qui commet sporadi­que­ment des infractions internationales ne suffit pas, en temps normal, pour en rendre également responsable un simple gardien, à moins que cette organisation ne vise principalement des fins limitées et brutales, comme celles d’une police secrète. Comme, en l’espèce, les Sandinistes constituaient le gouvernement, on ne peut considérer qu’ils visaient des fins brutales (Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A) et Murillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 3 C.F. 287 (1re inst.), le juge Lemieux, au paragraphe 42).

[15] Dans la même veine, la simple présence d’une personne sur les lieux d’une infraction ne permet pas d’établir sa participation personnelle et consciente et, comme le juge MacGuigan l’a ajouté, il faut prendre soin de ne pas condamner automatiquement quiconque est mêlé à un conflit en situation de guerre, la loi ne requérant pas des gens se trouvant sur les lieux d’un crime qu’ils se portent immédiatement au secours des victimes à leurs propres risques. « La loi n’a pas habituellement pour effet d’ériger l’héroïsme en norme » [à la page 320]. Le juge a toutefois plus loin déclaré [à la page 324] : « [e]n ce qui concerne le rôle de gardien joué par l’appelant, il m’est impossible d’affirmer qu’aucun tribunal correcte­ment instruit ne serait parvenu à une autre conclusion que celle de la participation personnelle ».

[16] Le juge MacGuigan a en outre déclaré ce qui suit au sujet de M. Ramirez [à la page 326] :

[…] était un élément actif des forces militaires responsables de ces atrocités; il était pleinement conscient de ce qui se passait, et il ne pouvait réussir à se dissocier de ces actions simplement en prenant garde de n’être jamais celui qui infligeait la douleur ou pressait sur la détente.

[17] L’engagement de M. Ramirez n’avait duré que
20 mois. Celui de M. Carrasco a duré six années, ce qui lui aurait fourni amplement l’occasion de se retirer du service et de quitter le Nicaragua. Or, M. Carrasco ne l’a pas fait. Il n’y a donc pas lieu de modifier la conclusion selon laquelle il a pris part à ces atrocités.

[18] L’arrêt Ramirez a servi de modèle dans les jugements suivants : Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.); Bazargan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. n° 1209 (C.A.) (QL); Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 512 (la juge Tremblay-Lamer).

ii) L’assassinat de paysans

[19] M. Carrasco soutient qu’on l’a relégué à la campagne du fait qu’il s’était opposé aux traitements infligés aux prisonniers de la prison d’El Chipote. Il a ainsi été gardien au village de San Jose de los Ramates pendant quelque temps en 1986. Il n’appréciait pas qu’on poursuive les Contras sans faire aucune distinction. Il ne souhaitait donc pas faire partie d’équipes visant à les traquer. Bénéficiant de l’aide d’un officier supérieur compréhensif, il a pu échapper au service actif après qu’un certificat médical ait fait état de ses troubles cardiaques. Le commissaire n’a pas jugé cet élément de preuve crédible, et cette conclusion résiste à l’examen. Il a dit qu’il est très peu vraisemblable qu’un commandant se soit lui-même mis en danger, car, une fois M. Carrasco de retour à la prison d’El Chipote — et il y est bien retourné —, on aurait vraisemblablement découvert qu’il ne souffrait pas vraiment de troubles cardiaques. M. Carrasco soutient également qu’après avoir passé six mois au village il a déserté puis a été capturé. Il n’aurait alors été emprisonné que pendant deux semaines avant de retourner exercer ses fonctions à la prison d’El Chipote puis de devenir plus tard membre d’un escadron de la mort.

[20] Toutefois, le fait que M. Carrasco ait pourchassé les Contras dans les montagnes ne permet pas de dire qu’il a commis un crime contre l’humanité. On ne m’a soumis aucune information claire et probante qui permette d’avoir des motifs raisonnables de croire que M. Carrasco a délibérément assassiné d’innocents paysans.

[21] Tel que l’a dit la Cour suprême dans l’arrêt Mugesera, précité, les faits sont une chose, mais décider si un crime contre l’humanité a ou non été commis en est une autre; il s’agit alors d’une question de droit.

[22] Dans Gonzalez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] 3 C.F. 646, la Cour d’appel était saisie du cas d’un demandeur d’asile qui avait été membre d’un bataillon ayant affronté des Contras cachés dans la maison d’un paysan au Nicaragua. Des coups de feu ont été échangés, et trois femmes et six enfants ont été tués, de même qu’une dizaine de Contras. M. Gonzalez se serait opposé à ce qu’on tire sur des femmes et des enfants. La Cour d’appel a statué qu’il s’agissait là d’un incident de guerre, et non d’un crime de guerre. M. Gonzalez n’avait donc commis ni un crime de guerre ni un crime contre l’humanité, de sorte que la Commission avait commis une erreur en appliquant la disposition d’exclusion 1F de la Convention. Dans ses motifs concordants, le juge Létourneau a déclaré ce qui suit [à la page 661] :

Toutefois, je ne veux pas dire que le fait qu’un soldat tue des civils au cours d’une action contre un ennemi armé ne peut jamais équivaloir à un crime contre l’humanité ou à un crime de guerre, de sorte de ne jamais donner lieu à l’application de l’exclusion de la section Fa) de l’article premier de la Convention. Tout dépendra des faits et des circonstances propres à chaque espèce. Il se peut en effet que dans une situ­ation donnée où il y a eu mort de civils innocents au moment ou à la faveur d’une action contre un ennemi armé, ces morts n’aient pas été la conséquence malheureuse et inéluctable de la guerre mais plutôt le résultat de massacres intentionnels, délibérés et injustifiables.

iii) L’assassinat des ravisseurs

[23] Malgré les nombreux affrontements que M. Carrasco dit avoir eus avec les autorités, et même s’il a précédemment fait désertion, celui-ci aurait été désigné pour faire partie d’un escadron de la mort devant exécuter quatre ravisseurs tout juste capturés d’un attaché militaire soviétique. On avait conduit les ravisseurs dans un champ, menottés et les yeux bandés, et on les avait tués de sang froid. M. Carrasco dit ne pas avoir tiré sur les ravisseurs et avoir protesté. L’officier supérieur de M. Carrasco aurait toutefois dit ce qui suit à ce dernier, selon ses propres termes :

[traduction] Alors, à ce moment-là, j’ai su que je ne pouvais tuer des gens comme ça parce que je ne l’avais jamais fait avant. Très nerveux, j’ai donc dit au commandant, Lenin Cerna, je lui ai dit que j’allais là-bas, mais que je ne participerais pas à l’exécution. Oscar Losa, le chef de département, était également présent à ce moment-là, alors le commandant m’a crié après et m’a demandé comment était-il possible qu’un membre du parti puisse être aussi faible en face de l’ennemi.

[24] M. Carrasco n’a pas tiré de coup de feu, et il a de nouveau été puni. Il n’a pas quitté son emploi; toutefois, il a seulement quitté le Nicaragua plus d’un an plus tard.

[25] Les remarques du juge MacGuigan dans Ramirez sont encore plus révélatrices lorsqu’on a affaire à un meurtre de sang-froid.

M. CARRASCO ET LES CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ

[26] J’estime sans hésiter que la Commission avait raison de conclure que M. Carrasco avait commis des crimes contre l’humanité non seulement du fait de sa participation à l’assassinat des ravisseurs, mais aussi parce qu’il avait fait subir de mauvais traitements à d’autres prisonniers à la prison d’El Chipote. Comme je l’ai déjà mentionné et me fondant sur Gonzalez, j’estime qu’il existe trop peu d’éléments de preuve pour avoir des motifs raisonnables de croire que M. Carrasco a pris part à l’assassinat de paysans dans les montagnes.

[27] La Commission s’est fondée sur un résumé de la jurisprudence pertinente présenté par le juge Nadon dans la décision Mohammad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1457 (1re inst.) (QL). L’une des questions à examiner est celle de savoir si l’intéressé s’est opposé aux crimes et a tenté soit d’empêcher leur perpétration, soit de se retirer de l’organisation concernée. En l’espèce, la Commission pouvait à juste titre ne pas être convaincue que M. Carrasco ait fait, à quelque moment que ce soit, l’objet de mesures disciplinaires. Et même s’il y avait eu des mesures de cette nature, elles avaient été d’ordre mineur. M. Carrasco a amplement eu l’occasion de délaisser les Sandinistes et de quitter le Nicaragua. Il a choisi de ne pas le faire.

[28] M. Carrasco soutient que les ravisseurs étaient des criminels de petite envergure motivés par un gain per­son­nel. Bien qu’il se soit agi de civils, rien ne démontre qu’on les a assassinés dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique, ou visant une population civile, plutôt que d’une action ne visant que quatre personnes bien précises. Et bien que les événements en cause puissent constituer de la grande criminalité, un autre motif d’inter­diction de territoire en vertu de l’article 36 de la LIPR, ce n’est pas ce qui a fondé le rapport défavorable à M. Carrasco qui a donné lieu à l’enquête.

[29] La preuve montre de manière manifeste et péremp­toire qu’on a traité les ravisseurs comme des ennemis de l’État. M. Carrasco prétend que le président du Nicaragua s’est rendu en personne à la prison d’El Chipote à cette occasion. Comme le juge MacGuigan l’a déclaré dans Ramirez, il importait peu de savoir si le crime en cause était un crime de guerre ou un crime contre l’humanité. Il s’agissait d’un crime commis au cours de ce qui était soit une guerre, soit une insurrection civile. Il a donc résolu d’employer simplement l’expression « crime inter­national ». Dans Sivakumar, précité, le juge Linden a pour sa part fait référence à l’article 6 du Statut du Tribunal militaire international [annexe de l’Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l’Axe, Londres, 8 août 1945, 82 R.T.N.U. 279]. Il y a longtemps, un crime contre l’humanité était commis à l’encontre de ses propres concitoyens, ce qui aidait à le distinguer d’un crime de guerre. Dans l’arrêt Gonzalez, précité, le juge Mahoney a renvoyé au Guide des pro­cé­dures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, réédi­tion janvier 1992 des Nations Unies, lequel renvoie lui-même à l’Accord de Londres de 1945. Les crimes de guerre comprenaient l’assassinat et les mauvais traite­ments infligés aux prisonniers de guerre. Les crimes contre l’humanité comprenaient l’assassinat et tout autre acte inhumain commis contre toutes popula­tions civiles. L’article 8 prévoyait que le fait d’agir conformément aux instructions d’un supérieur hiérarchique ne dégageait pas l’intéressé de ses responsabilités, mais pouvait être considéré comme motif de diminution de la peine. 

[30] Quel que soit l’angle d’où l’on envisage la question, c’est à juste titre que la Commission a ordonné l’expulsion de M. Carrasco. Il est ainsi déclaré dans l’ordonnance : « [l]a Section de l’immigration juge que vous êtes une personne visée par l’alinéa 35(1)a) de la Loi ». Tant les crimes contre l’humanité que les crimes de guerre se trouvent ainsi visés.

[31] Pareillement, les prisonniers de la prison d’El Chipote étaient soit des Contras, soit de simples dissidents politiques. Il importe peu de savoir si le rôle joué par M. Carrasco pourrait être qualifié de mauvais traitements à l’endroit de prisonniers de guerre ou d’actes inhumains commis contre une population civile. Comme la juge Tremblay-Lamer l’a fait remarquer dans la décision Harb, précitée, même si les prisonniers avaient été des soldats, ils ne prenaient pas part à des hostilités au moment où ils faisaient l’objet de mauvais traitements en prison. Elle a conclu qu’on pouvait donc considérer ces prisonniers comme des civils, en se fondant sur la décision Procureur c. Blaskic, Affaire n° IT-95-14-T (TPIY, Chambre de première instance), 3 mars 2000, rendue par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY).

[32] La Loi exige de la Cour qu’elle tienne compte du droit international, et la Cour suprême a renvoyé à bon nombre de décisions internationales dans l’arrêt Mugesera, précité. Tout récemment, la Cour suprême a de nouveau insisté sur l’importance du droit international dans R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 292.

[33] On répond en l’espèce aux critères énoncés dans l’arrêt Mugesera.

MOYENS DE DÉFENSE ET FACTEURS ATTÉNUANTS

[34] La présente affaire ne peut donner ouverture au moyen de défense fondé sur les ordres d’un supérieur ni à celui de la contrainte. On réitère à l’article 14 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre la règle bien ancrée du droit international voulant qu’on ne puisse faire valoir l’ordre d’un supérieur comme moyen de défense si l’ordre était manifestement illégal. Or, le meurtre de sang-froid est toujours manifestement illégal. Et au fil du temps, M. Carrasco a bien dû comprendre que le traitement infligé aux détenus de la prison d’El Chipote était manifestement illégal.

[35] Pour ce qui est de la contrainte, M. Carrasco ne pourrait faire valoir ce moyen de défense que s’il avait eu une raison de craindre un péril corporel imminent, les torts qu’on avait ordonné à M. Carrasco de causer ne devant pas excéder ceux qu’il aurait ainsi lui-même subis (Ramirez, précitée). M. Carrasco a soutenu dans sa déposition avoir entendu dire qu’un soldat ayant désobéi aux ordres avait été exécuté. Fait davantage pertinent, toutefois, M. Carrasco n’avait lui-même pas subi un traitement bien sévère lorsqu’il avait désobéi aux ordres. M. Carrasco ne courait aucun danger et il en était bien conscient. 

AMNISTIE

[36] La Commission a relevé l’argument de M. Carrasco lié au fait que l’Accord de Managua avait conduit à une amnistie générale visant tout autant les Sandinistes que les Contras. Cette amnistie entraînerait un dégagement total de responsabilité, et constituerait un moyen de défense à opposer à toute allégation d’interdiction de territoire. La Commission a manifestement estimé ces prétentions sans fondement, sans jamais les analyser toutefois. Plus la question en jeu est d’importance, plus importante est la nécessité d’énoncer des motifs. Si l’on stigmatise un individu en le qualifiant d’auteur d’un crime contre l’humanité, puis qu’il soumet un moyen de défense, on doit alors prendre en compte ce moyen et énoncer des motifs si on le rejette. 

[37] Comme l’a déclaré le juge Pelletier, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale dans North c. West Region Child and Family Services Inc., 2007 CAF 96 [aux paragraphes 3 et 4] :

L’obligation de motiver une décision est une exigence de l’équité procédurale. Le fondement de cette obligation a été énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869, un arrêt qui, bien que rendu dans le contexte criminel, s’applique également dans le contexte du droit administratif. En l’espèce, l’obligation de motiver une décision se retrouve dans la loi.

Si le décideur ne fournit pas les motifs qui ont servi à établir ses conclusions ainsi que leur fondement, il n’y aura pas substrat à l’application de la norme de contrôle.

[38] Si toutefois, malgré un manquement à l’équité procédurale de ce genre, on n’aurait pu parvenir à une conclusion différente, alors l’affaire n’a pas à être renvoyée pour nouvelle instruction, comme l’a déclaré le juge Linden dans l’arrêt Sivakumar (précité, à la page 449) :

Dans certains cas, l’insuffisance des conclusions tirées par la section du statut est elle que l’affaire doit lui être renvoyée pour nouvelle instruction. Cependant, comme le juge MacGuigan l’a fait remarquer dans Ramirez, supra, cette Cour peut confirmer la décision de la section du statut, malgré les erreurs commises par le tribunal, si « aucun tribunal correctement instruit, utilisant la méthode d’interprétation appropriée, n’aurait pu parvenir à une conclusion différente » (pages 323 et 324). Je conclus, à la lumière de la norme énoncée dans cet arrêt, qu’il n’est pas nécessaire de renvoyer l’affaire à la section du statut pour nouvelle instruction, par ce motif qu’aucun tribunal correctement instruit ne pourrait manquer de conclure qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que l’appelant avait commis des crimes contre l’humanité.

Se reporter également à Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202.

[39] La question juridique qui se pose est de savoir si M. Carrasco aurait pu tirer avantage de l’existence d’une amnistie à l’enquête. Le ministre soutient à cet égard que le dossier fournit trop peu de détails sur la question de l’amnistie. Que cela soit exact ou non, toutefois, la Commission n’a pas rendu de décision sur ce point.

[40] On m’a cité deux articles intéressants sur le sujet : Rikhof, Joseph « The Treatment of the Exclusion Clauses in Canadian Refugee Law » (1994), 24 Imm. L.R. (2d) 31 et Naqvi, Yasmin « Amnistie des crimes de guerre : définir les limites de la reconnaissance internationale », [2003] 85 R.I.C.R. 583. Les auteurs de ces articles soutiennent que les amnisties n’ont actuellement pas de portée internationale. Ils se penchent toutefois sur la question de savoir si, en contexte canadien, on peut et on doit inculper une personne de crime contre l’humanité même si une grâce ou une amnistie générale a été accordée. Tout particulièrement pertinents en l’espèce sont les Principes directeurs sur la protection internationale : Application des clauses d’exclusion : article 1F de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés [HCR/GIP/03/05, 4 septembre 2003] de l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés (HCNUR). Le paragraphe 23 en prévoit ce qui suit :

Lorsque l’on considère que le crime a été expié, l’application des clauses d’exclusion ne semble plus être justifiée. Cela peut être le cas lorsque la personne a purgé une peine pour le crime en question ou éventuellement lorsqu’une période importante de temps s’est écoulée depuis que l’infraction a été commise. Les facteurs pertinents à prendre en compte sont la gravité de l’infraction, la période de temps écoulée et toute manifestation de regret exprimée par la personne concernée. En examinant l’effet d’une grâce ou d’une amnistie, il faut prendre en considération la question de savoir si cela reflète ou non la volonté démocratique du pays concerné et si la personne a été tenue pour responsable par d’autres moyens. Certains crimes sont cependant tellement graves et odieux que l’application de l’article 1F reste justifiée même en cas de grâce ou d’amnistie. 

[41] L’article 36 de la LIPR prévoit expressément qu’une déclaration de culpabilité pour grande criminalité n’emporte pas interdiction de territoire en cas de réhabilitation, ou encore de verdict d’acquittement rendu en dernier ressort. En outre, la réadaptation de l’intéressé doit être prise en compte. Bien que l’article 35 traitant des crimes de guerre ainsi que des crimes contre l’humanité soit muet sur ces questions, on ne peut faire tout simple­­ment abstraction des Principes directeurs des Nations Unies étant donné le contexte international de la présente affaire.

[42] L’article 12 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre prévoit — en contexte pénal plutôt que d’immigration et de statut des réfugiés, dois-je à nouveau souligner — que, lorsqu’une personne a subi un procès et a été traitée à l’étranger à l’égard d’une infraction de manière que, si elle avait subi son procès ou avait été traitée au Canada, elle pourrait invoquer les moyens de défense d’autrefois acquit, autrefois convict ou de pardon, elle est réputée avoir subi son procès et avoir été traitée au Canada.

[43] Le cas de M. Carrasco n’a pas été traité au pénal, que ce soit au Nicaragua, au Canada ou ailleurs.

[44] Je conclus en tout état de cause, en tenant compte des Principes directeurs du HCNUR, que l’engagement de M. Carrasco au sein d’un escadron de la mort et sa participation aux traitements infligés à des prisonniers comme il est décrit ci-dessus avaient un caractère si grave et si odieux que, du point de vue du droit, il n’y a pas lieu d’atténuer le plein effet de l’article 35 de la LIPR.

[45] Il s’ensuit, en conformité avec l’arrêt Sivakumar, précité, qu’il n’est pas nécessaire de renvoyer la présente affaire pour que soit rendue une nouvelle décision, car une seule conclusion s’offrait en droit à la Commission.

[46] M. Carrasco soutient par ailleurs que la Commission a commis une erreur en renvoyant au Statut de Rome. Selon l’arrêt Gonzalez, précité, il n’est toutefois pas nécessaire à mon avis de prendre en considération cette prétention, comme le Statut ne prévoit rien de nouveau à l’égard des activités imputables à M. Carrasco.

ABUS DE PROCÉDURE

[47] Dans la présente affaire, contrairement à nombre d’autres citées, on n’a jamais conclu que M. Carrasco courrait un risque s‘il devait retourner au Nicaragua. La Commission l’a exclu en 1992 sur le fondement de la section F de l’article premier [de la Convention]. Elle a toutefois conclu que l’épouse et le fils mineur accom­pagnant M. Carrasco ne courrait pour leur part aucun risque. Aucun motif quelconque n’a été énoncé, de sorte qu’on ne peut que conjecturer sur ce qui a pu fonder cette conclusion de la Commission, que ce soit la perte du pouvoir des Sandinistes aux élections, l’amnistie complète ou encore ces deux éléments à la fois. À titre de geste humanitaire, le ministre a par la suite permis à la famille de M. Carrasco de revenir au Canada en lui délivrant des permis de séjour temporaire, sous réserve d’admissibilité.

[48] Lorsqu’on a demandé pourquoi le rapport au ministre ne mentionnait pas la grande criminalité comme motif d’interdiction de territoire, la réponse donnée a été que, si M. Carrasco devait en fin de compte obtenir gain de cause quant à la question des crimes contre l’humanité, il serait toujours loisible au ministre de tenter de le faire reconnaître interdit de territoire pour grande criminalité. On a cité Al Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 482, comme arrêt faisant autorité en la matière. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Rothstein y a déclaré ce qui suit [au paragraphe 42, no 1] :

Eu égard aux circonstances de la présente espèce, même si le ministre cherche en vain depuis plus de huit ans à faire déclarer non admissible un résident permanent dans le cadre d’une procédure de non-admissibilité, il n’y a pas abus de procédure de la part du ministre du fait qu’il a engagé de nouvelles procédures contre le résident permanent pour un motif différent, et ce, bien que le ministre puisse se prévaloir de ce motif depuis le 1er février 1993.

[49] Il est assurément souhaitable que toutes les questions d’inclusion et d’exclusion soient tranchées en même temps. Lorsqu’il a accueilli la demande de contrôle judiciaire dans l’affaire Rai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 784, le juge Nadon a déclaré ce qui suit, au paragraphe 21 :

Il serait préférable que le nouveau tribunal tranche à la fois la question de l’exclusion et celle de l’inclusion, comme il aurait été préférable que le tribunal qui a rendu la décision contestée les tranche, pour éviter tout retard inutile.

Dans l’arrêt Gonzalez, précité, en outre, le juge Mahoney a déclaré qu’il y avait une raison pratique justifiant que la Commission traite dans sa décision de tous les éléments d’une revendication. « Les contribuables apprécieraient peut-être l’économie ainsi réalisée », a-t-il précisé [aux pages 657 et 658].

[50] Sans que cela soit nécessaire aux fins de la présente décision, je me sens contraint d’exprimer mon inquiétude en voyant le ministre se réserver la possibilité d’invoquer plus tard un autre argument. En effet, il ressort comme principe général de l’arrêt Abbott Laboratories c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 140, qu’une partie doit tout mettre en œuvre pour faire valoir dès la première occasion l’ensemble de ses arguments, plutôt que de se réserver des arguments pour une instance subséquente. (Se reporter également à Morel c. Canada, [2009] 1 R.C.F. 629 (C.A.F.).)

[51] Si, par exemple, les faits avaient été quelque peu différents, il aurait néanmoins toujours pu y avoir des motifs raisonnables de croire que M. Carrasco avait participé à l’assassinat des quatre ravisseurs, sans que cela toutefois ne s’inscrive dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique, ou visant une population civile ou un groupe identifiable. Ce serait alors un gaspil­lage des ressources tant de la Commission que de la Cour que de reprendre toute l’affaire en raison d’une infraction moindre, puisque le meurtre est assurément un crime grave, même si d’autres éléments requis d’un crime contre l’humanité, ou d’un crime de guerre, ne sont pas présents.

[52] Il aurait également pu y avoir abus si, à une enquête, on avait conclu que M. Carrasco n’avait pas participé aux mauvais traitements infligés à des prisonniers ou à l’assas­sinat des quatre ravisseurs. Conviendrait-il alors que le ministre puisse réunir de meilleurs éléments de preuve lors d’une nouvelle audience portant sur la question de la grande criminalité?

QUESTIONS CERTIFIÉES

[53] L’alinéa 74d) de la LIPR prévoit que le jugement consécutif au contrôle judiciaire n’est susceptible d’appel en Cour d’appel fédérale que si « le juge certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle-ci ». Or, il a été convenu à l’audience qu’une ébauche des motifs serait communiquée aux avocats avant le prononcé du jugement, afin que les parties aient l’occasion de proposer des questions à certifier. Une ébauche des paragraphes qui précèdent a par conséquent été dûment communiquée aux parties.

[54] La question à certifier ne doit pas avoir déjà été tranchée par une cour d’appel, et la réponse à donner à cette question doit avoir un effet déterminant sur l’issue de l’appel. Une fois l’affaire portée en appel, toutefois, la Cour d’appel n’a pas à s’en tenir à la seule ou aux seules questions énoncées. Elle peut examiner tous les points soulevés dans l’appel (Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89).

[55] L’avocat de M. Carrasco a proposé la certification de quatre questions, que j’ai quelque peu reformulées comme suit :

a. Les prisonniers sont-ils tous nécessairement des
« civils » aux fins de la définition d’un crime contre l’humanité, selon Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100?

b. L’exécution de criminels peut-elle constituer un crime contre l’humanité en tant qu’élément d’une attaque généralisée et systématique contre des civils?

c. Les actes commis par les Sandinistes contre les Contras dans le cadre d’activités militaires ou d’une guerre civile constituent-ils une « attaque généralisée et systématique contre des civils »?

d. Est-ce une erreur de droit que de se fonder sur le Statut de Rome pour établir si les mauvais traitements infligés à des prisonniers constituent un crime contre l’humanité (au regard de la fonction de gardien exercée par le demandeur à la prison d’El Chipote)?

[56] L’avocat du ministre soutient qu’aucune des questions certifiées ne transcende les intérêts des parties, ni n’a une portée générale, ni n’a jamais été tranchée. L’avocat laisse entendre plus particulièrement que la Cour d’appel fédérale a déjà examiné les trois premières questions dans l’arrêt Sumaida c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 C.F. 66. Je n’interprète toutefois pas cet arrêt en ce sens. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Létourneau y a plutôt fait remarquer que certaines des personnes visées étaient des civils, et qu’on ne pouvait les considérer comme des terroristes. La question telle que certifiée n’avait pas à être tranchée et elle ne l’a pas été. En outre, dans l’arrêt Gonzalez, précité, la Cour d’appel a qualifié d’incidents de guerre les affrontements entre les Sandinistes et les Contras. Bien qu’on ait établi en jurisprudence une distinction entre les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité en fonction de caractéristiques du groupe visé, le temps pourrait bien être venu de réexaminer cette distinction, compte tenu des développements récents sur le plan international.

[57] Le ministre soutient, en ce qui touche la quatrième question, que le Statut de Rome, tout au moins en ce qui y concerne la situation de M. Carrasco, constitue une simple reformulation du droit existant. C’est également là mon avis. Il s’agit toutefois d’une question d’impor­tance, et l’opinion du ministre pourrait très bien ne pas faire consensus.

[58] Les diverses questions sont liées les unes aux autres et, au risque de faire preuve d’un surcroît de prudence, je suis disposé à toutes les certifier.

[59] Bien que la question de l’amnistie générale au Nicaragua ait fait l’objet de nombreux débats, tant au moyen d’observations écrites qu’orales, M. Carrasco n’a proposé la certification d’aucune question sur le sujet. Toutefois, comme d’autres questions seront certifiées et compte tenu de la distinction entre les articles 35 et 36 de la LIPR, ainsi que les Principes directeurs du HCNUR, je propose de mon propre chef la certification de la question suivante :

Doit-on prendre en compte une grâce ou une amnistie générale en vue d’établir si une personne doit ou non être interdite de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux au sens de l’article 35 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

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