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[2009] 2 R.C.F.    mazda canada inc. c. cougar ace (le)

A-420-07

2008 CAF 219

Mitsui O.S.K. Lines, Ltd., MOB Cougar (PTE) Ltd. et Yue Yew Loon (appelants)

c.

Mazda Canada Inc. (intimée)

Répertorié : Mazda Canada Inc. c. Cougar Ace (Le) (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Linden, Sharlow et Trudel, J.C.A.—Vancouver, 16 et 19 juin 2008.

Droit maritime — Appel de la décision de la Cour fédérale rejetant une demande en suspension de l’action en dommages-intérêts présentée par Mazda Canada Inc. par suite de la perte d’automobiles transportées du Japon au Canada et aux É.-U. — Le contrat entre les parties stipule que tout différend qui en découle est régi par le droit du Japon — L’art. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime permet à un demandeur d’engager une poursuite au Canada malgré une telle clause, mais les tribunaux peuvent toujours refuser d’exercer leur compétence en se fondant sur la doctrine du forum non conveniens — Le juge de première instance n’a pas exercé correctement son pouvoir discrétionnaire — Le Japon est nettement le for le plus approprié en l’espèce — Appel accueilli.

Conflit de lois — La Cour fédérale a rejeté une demande en suspension de l’action présentée par Mazda Canada Inc. pour la perte d’automobiles transportées du Japon au Canada et aux É.-U. parce qu’elle n’avait pas démontré que le Canada était forum non conveniens — La clause attributive de compétence exclusive énoncée dans le contrat entre les parties stipule que le contrat est régi par le droit japonais — L’art. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime permet à un demandeur canadien d’engager une poursuite au Canada malgré une telle clause, mais les tribunaux peuvent toujours refuser d’exercer leur compétence en se fondant sur la doctrine du forum non conveniens — Le juge de première instance a pris en compte les facteurs énumérés dans la jurisprudence pour décider s’il devait ou non exercer sa compétence — Cependant, il n’a pas exercé correctement son pouvoir discrétionnaire, accordant trop d’importance à certains facteurs (possibilité de dommages-intérêts supérieurs) et insuffisamment d’importance à d’autres (instances pendantes au Japon, lieu de résidence des témoins, application du droit japonais, clause attributive de compétence exclusive).

Il s’agissait d’un appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté une demande en suspension de l’action présentée par Mazda Canada Inc. (Mazda Canada) parce qu’elle n’avait pas démontré que le Canada était forum non conveniens. L’action découlait de la perte d’automobiles lorsque le navire les transportant du Japon au Canada et aux États-Unis s’est brusquement incliné. Mazda Canada a intenté une action devant la Cour fédérale et Mitsui O.S.K. Lines, Ltd. (Mitsui) a engagé une poursuite au Japon en vue d’obtenir un jugement déclaratoire l’exonérant de toute responsabilité. Cette action a été réunie à celle intentée par Mazda U.S.A. au Japon après le rejet de la poursuite engagée aux États-Unis en raison de la clause attributive de compétence (la clause 28) énoncée dans le contrat entre les parties, qui stipule que le contrat est régi par le droit du Japon.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

Le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime permet à un demandeur canadien d’engager une poursuite au Canada malgré une clause attributive de compétence exclusive comme la clause 28. Cependant, le paragraphe 46(1) ne confère pas compétence aux tribunaux canadiens; il permet seulement aux tribunaux canadiens de déterminer si le Canada est le for le plus approprié. Il incombe au défendeur de convaincre le tribunal selon la prépondérance des probabilités qu’il devrait refuser d’exercer sa compétence relativement au for choisi par le demandeur au motif qu’elle est inappropriée par rapport à un autre tribunal manifestement supérieur.

Pour établir s’il devait exercer sa compétence, le juge de première instance a pris en compte les 10 facteurs qui ont d’abord été énumérés par la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Lexus Maritime Inc. c. Oppenheim Forfait GmbH, puis réitérés par la Cour suprême du Canada dans Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., ainsi que plusieurs autres facteurs. Toutefois, il n’a pas exercé correctement son pouvoir discrétionnaire. Le facteur le plus important qui influe sur la décision de la Cour, soit l’action pendante entre les parties au Japon, a été en grande partie mis de côté par le juge de première instance. En outre, un poids insuffisant a été accordé au facteur du lieu de résidence des témoins, qui favorisait aussi énormément le Japon. De plus, le juge de première instance a commis une erreur lorsqu’il a minimisé l’importance de l’interprétation que pourrait recevoir la loi applicable. Si l’action devait être instruite au Canada, il faudrait appliquer le droit japonais conformément à la clause 28. Il y a des questions juridiques complexes qui n’ont pas encore été résolues au Japon qui bénéficieraient d’un examen au Japon en japonais par des juges et des avocats japonais. Une importance considérable a été accordée au fait que la demanderesse pourrait obtenir des dommages-intérêts supérieurs au Canada. Cependant, il n’a pas été établi clairement si le droit canadien ou japonais serait appliqué pour trancher la question des dommages-intérêts. Quoi qu’il en soit, la possibilité d’obtenir des dommages-intérêts plus élevés dans un pays n’est pas un facteur justifiant le refus de suspendre l’instance, pourvu que justice puisse être rendue au fond dans ce pays. Enfin, il existait une relation de longue date entre les parties, qui ont fait affaire ensemble pendant de nombreuses années en tenant pour acquis que les tribunaux japonais auraient compétence dans le contexte où le Japon a des liens étroits avec les ententes conclues. La clause attributive de compétence était donc un facteur qui méritait qu’on lui accorde plus d’importance, favorisant ainsi le Japon.

Le Japon est nettement le for le plus approprié pour instruire l’affaire en l’espèce puisqu’il est le plus étroitement lié aux parties et aux faits de l’espèce. En effet, le navire a été inspecté et chargé au Japon et en est parti; le droit japonais s’applique au litige; deux ou trois actions réunies y seront instruites relativement aux mêmes questions, à la même législation et aux mêmes témoins, et le Japon s’est vu contractuellement accorder compétence par les parties.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 3135.

Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes telle que modifiée par le Protocole de 1996, qui constitue l’annexe 1 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6.

Convention internationale pour l’unification de certaines règles en matière de connaissement, conclue à Bruxelles, 25 août 1924, et protocole conclu à Bruxelles, 23 février 1968 et protocole supplémentaire conclu à Bruxelles, 21 décembre 1979, qui constitue l’annexe 3 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6 (Règles de La Haye-Visby).

Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6, art. 46.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 50(1) (mod., idem, art. 46).

JURISPRUDENCE CITÉE

décision appliquée :

Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., [2002] 4 R.C.S. 205; 2002 CSC 78.

décisions examinées :

Chinese Business Chamber of Canada c. Canada, 2006 CAF 178; Lexus Maritime Inc. c. Oppenheim Forfait GmbH, [1998] A.Q. no 2059 (QL); Amchem Products Inc. c. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897; Spiliada Maritime Corp. v. Cansulex Ltd., [1987] 1 Lloyd’s Rep. 1 (H.L.); Re Doherty, [2008] 1 W.L.R. 1499; [2008] UKHL 33.

décisions citées :

Visx Inc. c. Nidek Co., [1996] A.C.F. no 1721 (C.A.) (QL); Cottrell c. Conseil de bande de la première nation des Chippewas de Rama Mnjikaning, 2007 CAF 288; Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), [2001] 3 R.C.S. 907; 2001 CSC 90; Cunningham c. Bande indienne de Kwikwetlem, 2008 CAF 149; Magic Sportswear Corp. c. Mathilde Maersk (Le), [2007] 2 R.C.F. 733; 2006 CAF 284; Avenue Properties Ltd. v. First City Dev. Corp. (1986), 32 D.L.R. (4th) 40; [1987] 1 W.W.R. 249; 7 B.C.L.R. (2d) 45 (C.A.C.-B.); “Herceg Novi” and “Ming Galaxy” (The), [1998] 2 Lloyd’s L.R. 454 (H.L.)

DOCTRINE CITÉE

Talpis, J.A. et J.-G. Castel. « Interprétation des règles du droit international privé », dans La réforme du Code civil, t.3, 1993.

APPEL d’une décision ([2008] 3 R.C.F. 423; 2007 CF 916) par laquelle la Cour fédérale a rejeté une demande en suspension de l’action présentée par Mazda Canada Inc. parce qu’elle n’avait pas convaincu la Cour que le Canada était forum non conveniens. Appel accueilli.

ONT COMPARU

Mark Sachs et Robert A. Margolis pour les appelants.

A. Barry Oland pour l’intimée.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Thomas Cooper, Vancouver, pour les appelants.

Oland & Company, Kelowna (Colombie-Britannique), pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1] Le juge Linden, J.C.A. : Il s’agit de l’appel d’une décision rejetant une requête en suspension de la présente action, qui avait été présentée conformément au paragraphe 50(1) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 46] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)], au motif que la demanderesse n’avait pas réussi à convaincre la Cour que le Canada était forum non conveniens ([2008] 3 R.C.F. 423 (C.F.)).

FAITS

[2] Les faits principaux sont inhabituels mais ne sont pas contestés. La présente action civile en dommages-intérêts découle de la perte de 4 813 automobiles de marque Mazda et de 110 camions de marque Isuzu ainsi que des coûts du sauvetage lorsque le Cougar Ace, le navire les transportant du Japon à New Westminster (Colombie-Britannique), Tacoma (Washington) et Port Hueneme (Californie), s’est brusquement incliné de 60 degrés, le 24 juillet 2006, alors qu’il était en train d’effectuer une opération courante de ballastage en haute mer. Mazda Canada Inc., la demanderesse, a finalement perdu 1 563 automobiles qu’elle avait achetées, et Mazda Motors of America Inc. (Mazda U.S.A.) a perdu le reste des véhicules Mazda (les camions Isuzu qui ont été perdus appartenaient à une autre partie). Le navire, appartenant à MOB Cougar (PTE) Ltd., et affrété à Mitsui O.S.K. Lines Ltd. (Mitsui), a finalement été remorqué à Portland (Oregon) où les véhicules endommagés ont été déchargés, inspectés, puis envoyés à la ferraille.

[3] Mazda Canada a intenté la présente action devant la Cour, in rem contre le navire et in personam contre MOB Cougar (PTE) Ltd., le propriétaire (Singapour), Mitsui O.S.K. Lines Ltd., l’affréteur (Japon), le capitaine et le deuxième mécanicien (Myanmar) ainsi que le chef mécanicien (Singapour). L’action in rem n’a pas été signifiée; le propriétaire, l’affréteur et le capitaine en second ont reçu signification de l’action; le capitaine et le deuxième mécanicien n’ont pas reçu signification de l’action.

[4] Mitsui a ensuite engagé une poursuite au Japon en vue d’obtenir un jugement déclaratoire l’exonérant de toute responsabilité relativement à l’accident. Elle allègue que les pertes ont été causées par une erreur commise dans l’administration du navire, ce qui constitue un moyen de défense complet en vertu des Règles de La Haye-Visby [Convention internationale pour l’unification de certaines règles en matière de connaissement, conclue à Bruxelles, 25 août 1924, et protocole conclu à Bruxelles, 23 février 1968 et protocole supplémentaire conclu à Bruxelles, 21 décembre 1979, qui constitue l’annexe 3 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6]. Elle nie que le navire n’était pas en état de navigabilité et que l’équipage avait reçu une formation insuffisante, comme l’a allégué Mazda Canada dans sa poursuite.

[5] De plus, Mazda U.S.A. a engagé une poursuite aux États-Unis devant la United States District Court for the District of Oregon [Cour de district des États-Unis pour le district de l’Oregon], mais cette action a été rejetée en raison de la clause attributive de compétence contenue au contrat. Ladite clause 28 est ainsi libellée :

[traduction]

28. DROIT APPLICABLE ET COMPÉTENCE

Sauf disposition contraire aux présentes, le contrat constaté par le présent connaissement est régi par le droit du Japon. Sauf entente contraire, tout différend en découlant ou toute demande s’y rapportant ressortit à la Cour de district de Tokyo. Toute action introduite par le transporteur en vue de faire respecter les stipulations du présent connaissement peut être introduite devant tout tribunal compétent au choix du transporteur.

[6] On nous a informés que la présente affaire fait présentement l’objet d’un appel devant la United States Court of Appeals for the Ninth Circuit [Cour d’appel américaine, neuvième circuit]. Or, entre-temps, Mazda U.S.A. a poursuivi Mitsui au Japon. Depuis l’instruction de cette action, les deux poursuites intentées au Japon ont été réunies, soit l’action intentée par Mitsui visant à obtenir un jugement déclaratoire et la réclamation de Mazda U.S.A. Les parties semblent agir avec célérité. Une action est également actuellement intentée au Japon relativement à la perte des camions Isuzu.

Aperçu des règles de droit

[7] La norme de contrôle reconnue qui est applicable aux décisions discrétionnaires comme celle de l’espèce est celle voulant que la Cour n’intervienne pas à la légère. Dans l’arrêt Chinese Business Chamber of Canada c. Canada, 2006 CAF 178, la Cour a déclaré ce qui suit [au paragraphe 4] :

La Cour peut substituer son pouvoir discrétionnaire à celui de la juge de première instance si cette dernière n’a pas accordé suffisamment de poids à toutes les considérations pertinentes. De plus, la Cour peut intervenir si la conclusion de la juge de première instance était fondée sur une décision incorrecte concernant une question de droit ou sur une erreur de fait manifeste et dominante.

(Voir également Visx Inc. c. Nidek Co., [1996] A.C.F. no 1721 (C.A.F.) (QL); Cottrell c. Conseil de bande de la première nation des Chippewas de Rama Mnjikaning, 2007 CAF 288; Holt Cargo Systems Inc. c. ABC Containerline N.V. (Syndics de), [2001] 3 R.C.S. 907, au paragraphe 98; Cunningham c. Bande indienne Kwikwetlem, 2008 CAF 149). Bien entendu, cela ne signifie pas qu’en règle générale les tribunaux d’appel apprécieront de nouveau tous les éléments de preuve afin de voir s’ils sont d’accord avec la décision sur le fond. Cependant, lorsque des erreurs de droit sont constatées, une certaine réévaluation peut s’avérer nécessaire.

[8] Les principes de droit régissant cette question sont maintenant relativement bien établis. Il est clair que le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6, supplante l’ancienne loi canadienne dans les cas où les parties choisissent contractuellement le pays où l’affaire sera instruite. Une telle clause dans un contrat de transport maritime n’est plus décisive au Canada, mais elle peut être considérée comme l’un des facteurs à examiner pour déterminer si le bien-fondé d’une allégation de forum non conveniens a été démontré (Magic Sportswear Corp. c. Mathilde Maersk (Le), [2007] 2 R.C.F. 733 (C.A.F.) [ci-après OT Africa]).

[9] Le paragraphe 46(1) permet à un demandeur canadien d’engager une poursuite au Canada malgré une clause comme la clause 28 dans le contrat visé par l’espèce, si certaines conditions sont remplies. L’article 46 est ainsi libellé :

46. (1) Lorsqu’un contrat de transport de marchandises par eau, non assujetti aux règles de Hambourg, prévoit le renvoi de toute créance découlant du contrat à une cour de justice ou à l’arbitrage en un lieu situé à l’étranger, le réclamant peut, à son choix, intenter une procédure judiciaire ou arbitrale au Canada devant un tribunal qui serait compétent dans le cas où le contrat aurait prévu le renvoi de la créance au Canada, si l’une ou l’autre des conditions suivantes existe :

a) le port de chargement ou de déchargement—prévu au contrat ou effectif—est situé au Canada;

b) l’autre partie a au Canada sa résidence, un établissement, une succursale ou une agence;

c) le contrat a été conclu au Canada.

(2) Malgré le paragraphe (1), les parties à un contrat visé à ce paragraphe peuvent d’un commun accord désigner, postérieurement à la créance née du contrat, le lieu où le réclamant peut intenter une procédure judiciaire ou arbitrale.

[10] Ces dispositions du paragraphe 46(1) ne font qu’ouvrir la porte aux demandeurs canadiens, leur permettant d’intenter une action. Cependant, la Cour peut toujours refuser d’exercer sa compétence en se fondant sur la doctrine du forum non conveniens (OT Africa). Le paragraphe 46(1) s’applique en l’espèce parce que le port de déchargement des véhicules qui était prévu était celui de New Westminster (Colombie-Britannique). La demanderesse peut donc entamer des poursuites ici, mais les défendeurs peuvent toujours invoquer l’argument du forum non conveniens.

[11] Le juge de première instance a interprété correctement ces principes et a voulu les appliquer en tenant compte des règles de droit reconnues régissant la question du forum non conveniens tirées de l’arrêt Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., [2002] 4 R.C.S. 205 (fondé sur la décision de la Cour d’appel du Québec Lexus Maritime Inc. c. Oppenheim Forfait GmbH, [1998] A.Q. no 2059 (QL)). Cet arrêt a dressé une liste non exhaustive de 10 facteurs que doit examiner la Cour pour trancher cette question [au paragraphe 18] :

1) le lieu de résidence des parties et des témoins ordinaires et experts;

2) la situation des éléments de preuve;

3) le lieu de formation et d’exécution du contrat qui donne lieu à la demande;

4) l’existence et le contenu d’une autre action intentée à l’étranger et le progrès déjà effectué dans la poursuite de cette action;

5) la situation des biens appartenant au défendeur;

6) la loi applicable au litige;

7) l’avantage dont jouit la demanderesse dans le for choisi;

8) l’intérêt de la justice;

9) l’intérêt des deux parties;

10) la nécessité éventuelle d’une procédure en exemplification à l’étranger.

[12] Pour suspendre une action au Canada en raison du forum non conveniens, il faut démontrer qu’un autre for est nettement plus approprié. Dans l’arrêt Amchem Products Inc. c. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897, à la page 921 (fondé sur Avenue Properties Ltd. v. First City Dev. Corp. (1986), 32 D.L.R. (4th) 40 (C.A.C.-B.)), le juge Sopinka a déclaré « qu’il faut établir clairement qu’un autre tribunal est plus approprié pour que soit écarté celui qu’a choisi le demandeur ». De même, lord Goff, dans Spiliada Maritime Corp. v. Cansulex Ltd., [1987] 1 Lloyd’s Rep. 1 (H.L.), a expliqué [à la page 11] que le demandeur doit démontrer [traduction] « qu’il existe un autre tribunal compétent qui est manifestement ou clairement plus approprié » (non souligné dans l’original).

[13] Dans l’arrêt Spar Aerospace, le juge LeBel de la Cour suprême du Canada, s’appuyant sur l’article 3135 du Code civil du Québec [L.Q. 1991, ch. 64] et sur les arrêts Spiliada et Amchem, a déclaré que dans l’application de l’article 3135, qu’il affirme conforme aux exigences de common law [au paragraphe 77], « le pouvoir discrétionnaire de refuser de connaître de l’action selon le forum non conveniens ne doit être exercé par le juge […] que de manière exceptionnelle » (non souligné dans l’original). À l’appui de cette déclaration, il cite notamment l’article de Talpis et Castel, « Interprétation des règles du droit international privé », dans La réforme du Code civil, t. 3, 1993, [à la page 902, no 421] comme suit :

[…] le choix du tribunal par le demandeur ne doit être écarté qu’exceptionnellement, lorsque le défendeur serait exposé à subir une injustice sévère à la suite de ce choix.

[14] D’aucuns peuvent  se demander ce que les mots « manifestement », « clairement » ou « de manière exceptionnelle » ajoutent à l’obligation du défendeur de convaincre le tribunal selon la prépondérance des probabilités que le juge devrait refuser d’exercer sa compétence relativement au for choisi par le demandeur, mais il reste que ces mots ont été utilisés dans les décisions, peut-être pour souligner qu’il ne faut pas intervenir à la légère dans le choix du for par le demandeur. Par conséquent, il faut que le tribunal choisi par le demandeur soit nettement inapproprié par rapport à un autre tribunal manifestement supérieur. Comme lord Carswell l’a expliqué, dans un autre contexte, il n’y a qu’une seule norme de preuve en matière civile, la prépondérance des probabilités, mais [traduction] « dans certains contextes, une cour ou un tribunal doit examiner les faits de manière plus critique ou plus scrupuleuse que dans d’autres afin qu’il soit satisfait à la norme applicable ». (Voir Re Doherty, [2008] 1 W.L.R. 1499 (H.L.), au paragraphe 28).

Analyse

[15] Le juge de première instance a entrepris d’examiner ces 10 facteurs, se disant d’avis [au paragraphe 35] que six d’entre eux étaient « assez neutres », soit 1, 2, 3, 5, 6 et 10. Il a également examiné 7 et 9 mais pas 4 ni 8. Il a ajouté trois autres facteurs qui, selon lui, devraient être examinés : 1) la politique officielle exprimée au paragraphe 46(1), laquelle, selon lui, aidait Mazda Canada; 2) la clause 28, à laquelle il n’a accordé guère d’importance; et 3) l’action in rem, laquelle, à son avis, aidait Mazda Canada. Finalement, après avoir soupesé tous ces facteurs, il a refusé d’accorder le sursis. Après avoir examiné l’analyse du juge de première instance, je suis arrivé à la conclusion qu’il n’a pas exercé correctement son pouvoir discrétionnaire, compte tenu de l’ensemble des circonstances, et que sa décision doit être infirmée. Il a commis des erreurs de droit qui obligent la Cour à revoir son raisonnement. Il a sous-estimé l’importance des facteurs 1, 4 et 6, alors qu’il aurait dû leur en accorder davantage. Il a accordé de l’importance à certains facteurs, alors qu’il n’aurait pas dû. De plus, des faits nouveaux et importants en lien avec le facteur 1 sont survenus à la suite de sa décision, de sorte qu’il n’était pas en mesure d’en tenir compte. Bref, le Japon, non le Canada, est manifestement le pays le plus approprié pour régler le présent litige. Il y a lieu d’accorder un sursis. Je vais maintenant traiter en détail de ce sujet.

[16] Le facteur le plus important qui influe sur la décision de la Cour est l’action pendante entre les parties au Japon, soit le facteur 4 sur la liste, lequel a été en grande partie mis de côté par le juge de première instance. Premièrement, les appelants ont intenté une action au Japon en vue d’obtenir un jugement déclaratoire en exonération de responsabilité, à laquelle étaient également parties Mazda Canada ainsi que Mazda U.S.A. À mon avis, le fait que cette action ait été intentée après celle au Canada n’a aucune importance. Deuxièmement, Mazda U.S.A. a intenté une action civile au Japon relativement à ses pertes, laquelle est maintenant jointe à la requête en jugement déclaratoire. (Ladite action comportait aussi auparavant une réclamation pour les pertes subies par Mazda Canada, mais cette partie de la réclamation a ensuite été retirée par Mazda Canada.) La réclamation a été présentée par Mazda U.S.A. parce qu’une action en justice qu’elle avait intentée devant la United States District Court for the District of Oregon en raison de la perte de la cargaison et des coûts de sauvetage a été rejetée en faveur du tribunal japonais en raison du forum non conveniens (cette décision fait présentement l’objet d’un appel devant la United States Court of Appeals for the Ninth Circuit). Troisièmement, plus récemment, une réclamation au nom des assureurs des 110 camions Isuzu qui ont été perdus a été présentée au Japon, laquelle sera probablement réunie avec les deux autres réclamations qui sont actuellement en cours d’instance au Japon. (Voir l’affidavit de Tetsuro Nakamura en date du 15 janvier 2008.)

[17] Il nous semble que ces trois affaires complexes et coûteuses sont traitées avec célérité au Japon et continueront de l’être. L’intimée était à l’origine partie à l’action intentée par Mazda U.S.A., mais elle a ensuite, pour des raisons personnelles, retiré sa réclamation et plutôt tenté d’engager une poursuite au Canada, dans une autre affaire complexe et coûteuse. Ces faits nouveaux, dont plusieurs n’étaient pas connus du juge de première instance, militent fortement en faveur du Japon comme étant le for le plus indiqué pour statuer sur toutes ces réclamations afin d’éviter des instances parallèles, ce qui serait conforme à la courtoisie internationale. Le Japon est un important partenaire commercial du Canada et son système judiciaire est respecté partout dans le monde, même si ses enquêtes préalables sont peut-être moins approfondies que les nôtres. Par conséquent, j’estime que le juge de première instance n’a pas accordé suffisamment d’importance à ce facteur.

[18] Un autre facteur important dont il faut tenir compte est le facteur 1 : le lieu de résidence des parties et des témoins ordinaires et experts. Le présent litige met en jeu plusieurs millions de dollars et nécessitera la présence de nombreux experts et témoins provenant de plusieurs pays autres que le Canada, c’est-à-dire le Japon, les États-Unis, Singapour, le Myanmar et les Philippines. La très grande majorité des témoins ne seront vraisemblablement pas du Canada. Des témoins, dont la plupart viendront probablement du Japon, devront décrire les faits se rapportant à la mise en cale sèche du navire, au chargement et à l’inspection du navire avant le voyage, ainsi qu’à la préparation du voyage et au ballastage. Il faudra faire venir pour le procès les employés des appelantes Mitsui et Mazda Japan qui étaient présents en Alaska et à Portland pour s’occuper des conséquences de l’incident, ainsi que d’autres employés en provenance de différents pays. Des témoins en provenance du Japon, dont aucun ne faisait partie de l’équipage, devront expliquer les structures organisationnelles de Mitsui et de Mazda Japan, où celles-ci ont leur « résidence » et la relation qui existe entre elles. Il est probable que les personnes en provenance du Japon qui supervisaient Seatrade Ship Management (PTE) Ltd., une compagnie de Singapour qui a fourni l’équipage, ainsi que d’autres personnes concernées, devront témoigner. Quelques membres de l’équipage, qui seront appelés à décrire les faits se rapportant à l’incident de ballastage, habitent à Singapour, au Myanmar et aux Philippines, donc plus près du Japon que du Canada. Des experts viendront des États-Unis principalement pour témoigner au sujet des conséquences de l’incident et des dommages subis. Les rares témoins en provenance du Canada devront principalement décrire le contrat avec Mazda Canada et les pertes qu’elle a subies. Peu importe le lieu de l’audience, il faudra assigner des témoins de différents pays et les coûts seront considérables pour toutes les parties; cependant, un procès au Japon serait vraisemblablement le moins onéreux de tous. Il est à noter que les assureurs de Mazda Canada et de Mazda U.S.A. sont les mêmes, soit ACE U.S.A., de Philadelphie (États-Unis). En outre, bien que l’anglais soit censé être la langue de l’industrie du transport maritime, la plupart des témoins auront besoin de traducteurs peu importe où le procès se déroulera. Par conséquent, ce facteur du lieu de résidence des témoins favorise énormément le Japon, mais le juge de première instance a estimé qu’il était « assez neutre », ne lui accordant pas à tort suffisamment d’importance, à mon avis.

[19] Un autre facteur que le juge de première instance a grandement sous-estimé est l’interprétation que pourrait recevoir la loi applicable au litige, c’est-à-dire le facteur 6. Si la présente action devait être instruite au Canada, il faudrait appliquer le droit japonais conformément à la clause 28 du contrat de transport maritime. Il s’agit d’un élément important à prendre en compte (voir OT Africa). Le juge de première instance a minimisé l’importance de ce facteur, invoquant le fait qu’il ne connaissait pas de différences existant entre les lois japonaises et canadiennes concernant les questions en litige en l’espèce. Il y a, en l’espèce, des questions juridiques complexes qui n’ont pas encore été résolues au Japon et qu’il faudrait trancher dans le présent litige : la question de la diligence raisonnable en lien avec la navigabilité du navire avant le voyage et son lien avec la question du moyen de défense d’erreur commise dans l’administration du navire en vertu des Règles de La Haye-Visby. Des éclaircissements s’imposent en ce qui concerne l’interprétation juridique donnée à la clause limitative quant au montant des dommages-intérêts. Que ces questions soient examinées au Japon en japonais par des juges et des avocats japonais permettra de brosser un tableau plus fidèle des questions juridiques complexes de droit japonais. Cela serait préférable au règlement de ces questions, au moyen d’affidavits traduits en anglais, par des juges qui ne connaissent rien de la jurisprudence actuelle du Japon et de son système judiciaire. De plus, toutes ces questions constitueront un aspect important du procès qui, de toute façon, sera instruit au Japon et y sera tranché. Il serait illogique de se livrer au même exercice complexe au Canada et de risquer ainsi d’arriver à des résultats différents. À mon avis, le juge de première instance n’a pas accordé suffisamment d’importance à ce facteur.

[20] Un autre facteur qui n’a pas été correctement apprécié est l’avantage dont jouit la demanderesse, soit le facteur 7. Le juge de première instance était convaincu que la demanderesse pourrait obtenir des dommages-intérêts nettement supérieurs au Canada par rapport au Japon parce que le Canada a adopté la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes telle que modifiée par le Protocole de 1996 [qui constitue l’annexe 1 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6], ce que le Japon n’a pas fait. Cependant, il n’a pas été clairement établi si les tribunaux canadiens devraient appliquer le droit japonais ou le droit canadien afin de statuer sur cette question. Quoi qu’il en soit, selon la jurisprudence, la possibilité d’obtenir des dommages-intérêts plus élevés dans un pays n’est pas un facteur justifiant le refus de suspendre l’instance, pourvu que justice puisse être rendue au fond dans ce pays (voir : Spiliada Maritime Corp. v. Cansulex Ltd., [1987] 1 Lloyd’s Rep. 1 (H.L.); “Herceg Novi” and “Ming Galaxy” (The), [1998] 2 Lloyd’s L.R. 454 (H.L.)).

[21] Le raisonnement du juge de première instance concernant les autres facteurs énumérés dans l’arrêt Spar Aerospace est irréprochable, c’est-à-dire les facteurs 2, 3, 5 et 9.

[22] Le juge de première instance a tenu compte de certains facteurs qui ne figuraient pas sur la liste établie dans l’arrêt Spar Aerospace, ce qui est permis puisqu’il ne s’agit pas d’une liste exhaustive. Il a pris en considération : 1) la politique officielle du Canada; 2) l’action in rem; et 3) la clause attributive de compétence. En ce qui concerne le facteur 1, à mon avis, le juge de première instance n’était pas fondé en droit de conclure que le paragraphe 46(1) a supplanté une politique qui favoriserait les demandeurs canadiens par rapport au for qu’ils choisissent. Le paragraphe 46(1) donne simplement la chance aux justiciables canadiens de choisir d’abord le Canada, alors que jusque-là ils s’en voyaient automatiquement empêchés par les clauses de compétence usuelles qui sont utilisées dans la plupart des contrats de transport maritime. Il ressort clairement du libellé de la loi et de la jurisprudence fondée sur celle-ci que le paragraphe 46(1) ne confère pas compétence aux tribunaux canadiens; il permet seulement aux tribunaux canadiens, si la demanderesse les a choisis en vertu du paragraphe 46(1), de déterminer si le Canada est le for le plus approprié à l’aide des facteurs habituels du forum non conveniens (voir OT Africa).

[23] En ce qui concerne le facteur 2, les motifs du juge de première instance relativement aux avantages de l’action in rem au Canada sont dépourvus de pertinence, puisque, sans lui accorder plus de valeur qu’elle n’en a, cette action n’est possible que si le Canada se déclare compétent, mais pas dans le cas contraire.

[24] Quant au facteur 3, le recours à la clause attributive de compétence à la suite de l’adoption du paragraphe 46(1), le juge de première instance a eu raison d’affirmer [au paragraphe 69] qu’elle reste pertinente et qu’« on ne doit pas l’ignorer », mais qu’on ne peut lui accorder « beaucoup de poids ». Il a également eu raison de dire qu’elle « ne fait pas pencher la balance en faveur du Japon ». Toutefois, en l’espèce, la clause ne fait pas partie de celles qui accordent outrageusement compétence à un tribunal qui n’a que peu ou pas de lien avec le contrat et qui souvent a traité les Canadiens avec injustice. Au contraire, il existe en l’espèce une relation de longue date entre les parties, qui ont fait affaire ensemble pendant de nombreuses années en prenant pour acquis que les tribunaux japonais auraient compétence dans le contexte où le Japon a des liens étroits avec les ententes conclues. Vu les circonstances, la clause attributive de compétence est un facteur qui méritait qu’on lui accorde plus d’importance, favorisant ainsi le Japon, alors que ce facteur ne mériterait peut-être pas une telle importance si les liens avec le Japon étaient plus ténus.

[25] En conclusion, le Japon est nettement le for le plus approprié pour instruire la présente affaire, puisqu’il est le plus étroitement lié aux parties et aux faits de l’espèce. En effet, le navire a été inspecté et chargé au Japon et en est parti, le droit japonais s’applique au litige, deux (probablement trois) actions réunies y seront instruites relativement aux mêmes questions, à la même législation et aux mêmes témoins, et le Japon s’est vu contractuellement accorder compétence par les parties.

[26] Par conséquent, le juge de première instance n’a pas exercé correctement son pouvoir discrétionnaire selon les principes juridiques, il n’a pas accordé suffisamment d’importance à plusieurs facteurs et il a accordé trop d’importance à d’autres facteurs, tel que susmentionné.

[27] L’appel sera accueilli, la décision sera annulée et la présente action sera suspendue. Un seul mémoire de dépens est accordé aux appelants.

La juge Sharlow, J.C.A. : Je suis d’accord.

La juge Trudel, J.C.A. : Je suis d’accord.

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