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[2011] 2 R.C.F. 332

A-245-09

2010 CAF 61

Le président de l’Agence des services frontaliers du Canada et le procureur général du Canada (appelants)

c.

C.B. Powell Limited (intimée)

Répertorié : C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers)

Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Evans et Stratas, J.C.A.—Montréal, 2 février; Ottawa, 23 février 2010.

Douanes et Accise — Loi sur les douanes — Appel interjeté à l’encontre d’une décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli une demande de contrôle judiciaire présentée en vue d’obtenir un jugement déclaratoire portant que la décision du président de l’Agence des services frontaliers du Canada était une « décision » dont on pouvait interjeter appel devant le Tribunal canadien du commerce extérieur (le T.C.C.E.) en vertu de l’art. 67(1) de la Loi sur les douanes — L’intimée avait remis une déclaration de douane et avait ensuite découvert qu’elle avait réclamé le mauvais traitement tarifaire — Le président a refusé de se livrer à une révision en vertu de l’art. 60(1) de la Loi — L’intimée n’a pas interjeté appel devant le T.C.C.E., elle s’est plutôt adressée à la Cour fédérale par voie de demande de contrôle judiciaire — La Cour fédérale a déclaré que la décision par laquelle le président a refusé d’exercer sa compétence pouvait faire l’objet d’un appel au T.C.C.E. — Il s’agissait de savoir si l’existence d’une question de compétence constituait une circonstance exceptionnelle permettant à une partie d’introduire une demande de contrôle judiciaire avant que le processus administratif ne soit complété — Les décisions et les appels en vertu de la Loi sur les douanes ne permettent pas aux tribunaux judiciaires d’intervenir — Les questions de compétence ne constituent pas des circonstances exceptionnelles justifiant l’intervention de tribunaux judiciaires — Le recours à l’étiquette « compétence » pour justifier l’intervention des tribunaux judiciaires ne convenait pas en l’espèce — La détermination de la « compétence » par le président porte sur les questions de droit et les questions de fait que le président examine normalement — Lorsqu’on qualifie une décision de décision « en matière de compétence » et refuse d’accoler le même qualificatif à l’autre, on procède à une qualification axée sur le résultat recherché — En l’espèce, l’intimée ne pouvait pas contourner l’appel au T.C.C.E. — Il n’appartient ni à la Cour fédérale ni à notre Cour d’interpréter le mot « décision » à l’art. 67(1); cette tâche revient au T.C.C.E. — L’affaire Mueller Canada Inc. c. Canada (Ministre du Revenu national – M.R.N.) ne confirme pas l’opinion que seule la Cour fédérale est habilitée à déclarer qu’une « non‑décision » ou une « décision en matière de compétence » constitue une « décision » au sens de l’art. 67(1) ou que seules les « décisions sur le fond » peuvent être portées en appel au T.C.C.E. — Le principe interdisant l’ingérence des tribunaux dans les processus adminis- tratifs en cours s’appliquait en l’espèce — Appel accueilli.

Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli une demande de contrôle judiciaire présentée en vue d’obtenir un jugement déclaratoire portant que la décision du président de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) selon laquelle il n’avait pas compétence était une « décision » dont on pouvait interjeter appel devant le Tribunal canadien du commerce extérieur (le T.C.C.E.) en vertu du paragraphe 67(1) de la Loi sur les douanes.

L’intimée avait remis une déclaration de douane à l’ASFC relativement à des marchandises importées. L’ASFC n’est pas allée au-delà des mots énoncés dans la déclaration et la valeur en douane des marchandises a été considérée comme ayant été déterminée selon les énonciations de l’auteur de la déclaration. À la suite d’une vérification de la déclaration, l’ASFC a découvert que le numéro de classement tarifaire était erroné et elle a invité l’intimée à examiner la question avant de procéder à la révision prévue à l’article 59 de la Loi. L’intimée a admise qu’elle n’avait pas inscrit le bon numéro de classement, mais elle a découvert qu’elle aurait aussi dû réclamer un traitement tarifaire différent. Le délai prévu par la loi pour corriger le traitement tarifaire était écoulé, mais l’intimée a néanmoins informé l’ASFC de l’erreur. Lorsqu’elle a procédé à sa révision, l’ASFC a corrigé le numéro de classement, mais n’a pas modifié le traitement tarifaire. Le président a refusé de réviser le traitement tarifaire parce que l’ASFC ne s’était pas déjà prononcée sur le traitement tarifaire, et il n’y avait donc rien à réviser au sens du paragraphe 60(1) de la Loi. Au lieu d’interjeter appel devant le T.C.C.E., l’intimée s’est adressée à la Cour fédérale par voie de demande de contrôle judiciaire. La Cour fédérale, invoquant l’affaire Canada (Ministre du Revenu national– M.R.N.) (Mueller), a déclaré que la décision défavorable du président pouvait faire l’objet d’un appel au T.C.C.E.

La question litigieuse était celle de savoir si l’existence d’une question de compétence constitue une circonstance exceptionnelle qui permet à une partie d’introduire une demande de contrôle judiciaire avant que le processus administratif ne soit complété.

Jugement : l’appel doit être accueilli.

Le législateur fédéral a établi un processus administratif qui consiste en une série de décisions et d’appels en vertu de la Loi sur les douanes qui ne permet pas aux tribunaux judiciaires d’intervenir, à défaut de circonstances exceptionnelles, avant que ce processus n’ait été mené à terme. L’existence de questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux. Le recours à l’étiquette « compétence » pour justifier l’intervention des tribunaux judiciaires dans le déroulement d’un processus de prise de décision administratif ne convient pas. Le fait que cette méthode de qualification ne convienne pas est bien illustré par la décision que le président a rendue en l’espèce. Le président a examiné sa « compétence » en interprétant le paragraphe 60(1), qualifiant la nature de la demande de décision de l’intimée et décidant si la demande de l’intimée entrait dans le cadre de ce paragraphe, tel qu’il l’interprétait. Ces questions de droit, questions de fait et questions mixtes de droit et de fait, respectivement, sont exactement les questions que le président examine normalement lorsqu’il détermine la nature des marchandises importées, quels classements sont possibles aux termes de la loi et quel classement devrait s’appliquer aux marchandises en question. Lorsqu’on qualifie une décision de décision « en matière de compétence » et refuse d’accoler le même qualificatif à l’autre alors que les deux sont en réalité du même genre, on procède en fait à une qualification axée sur le résultat recherché. Le fait de qualifier de décision « en matière de compétence » la décision que le président a rendue en l’espèce en vertu du paragraphe 60(1) ne permettait pas à l’intimée de s’adresser à la Cour fédérale et de contourner l’étape suivante prévue par le processus administratif, à savoir l’appel au T.C.C.E. prévu au paragraphe 67(1). Il n’appartient ni à la Cour fédérale ni à notre Cour d’interpréter le mot « décision » au paragraphe 67(1) et de décider si le T.C.C.E. peut connaître de l’appel de l’intimée. Cette tâche revient au T.C.C.E. lorsqu’il est saisi d’un appel interjeté en vertu du paragraphe 67(1). L’affaire Mueller ne confirme pas l’opinion que seule la Cour fédérale est habilitée à déclarer qu’une « non‑décision » ou une « décision en matière de compétence » constitue une « décision » au sens du paragraphe 67(1) ou que seules les « décisions sur le fond » peuvent être portées en appel au T.C.C.E. en vertu du paragraphe 67(1). Il n’appartenait pas à la Cour fédérale, dans l’affaire Mueller, d’interpréter le mot « décision ». Le principe habituel interdisant l’ingérence des tribunaux dans les processus administratifs en cours s’applique en l’espèce. La Cour fédérale aurait dû rejeter la demande de contrôle judiciaire de l’intimée au motif qu’elle était prématurée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 8.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 28(1)e) (mod. idem, art. 35).

Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2suppl.), ch. 1, art. 42 (mod. par L.C. 2001, ch. 25, art. 32; 2005, ch. 38, art. 68), 42.01 (édicté par L.C. 1997, ch. 36, art. 160; 2005, ch. 38, art. 69), 42.1 (édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 86; 1997, ch. 14, art. 38; ch. 36, art. 161; 2005, ch. 38, art. 70; 2009, ch. 6, art. 24), 58 (mod. par L.C. 1997, ch. 36, art. 166; 2005, ch. 38, art. 73), 59 (mod. par L.C. 1997, ch. 36,
art. 166; 2001, ch. 25, art. 41; 2005, ch. 38, art. 74), 60(1) (mod. par L.C. 2001, ch. 25, art. 42), 62 (mod. par L.C. 1997, ch. 36, art. 166), 67(1) (mod. par L.C. 1997, ch. 36, art. 169; 2001, ch. 25, art. 48(F); 2005, ch. 38, art. 85), 74(3)b)(ii) (mod. par L.C. 1997, ch. 36, art. 175).

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, le 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. n2.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions examinées :

Mueller Canada Inc. c. Canada (Ministre du Revenu national – M.R.N.), [1993] A.C.F. no 1193 (1re inst.); Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Fritz Marketing Inc. c. Canada, 2009 CAF 62, [2009] 3 R.C.F. 314, infirmant 2008 CF 703; Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227, (1979), 25 R.N.-B. (2e) 237.

décisions citées :

Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561; Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3; Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929; R. c. Consolidated Maybrun Mines Ltd., [1998] 1 R.C.S. 706; Regina Police Assn. Inc. v. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, 2000 CSC 14, [2000] 1 R.C.S. 360; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460; Goudie c. Ottawa (Ville), 2003 CSC 14, [2003] 1 R.C.S. 141; Vaughan c. Canada, 2005 CSC 11, [2005] 1 R.C.S. 146; Okwuobi c. Commission scolaire Lester-B.-Pearson; Casimir c. Québec (Procureur général); Zorrilla c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 16, [2005] 1 R.C.S. 257; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667; Direction de l’Aéroport international du Grand Moncton c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2008 CAF 68; Ontario College of Art v. Ontario (Human Rights Commission) (1993), 11 O.R. (3d) 798, 99 D.L.R. (4th) 738, 63 O.A.C. 393 (C. div.); Delmas v. Vancouver Stock Exchange (1994), 119 D.L.R. (4th) 136, [1995] 1 W.W.R. 738, 98 B.C.L.R. (2d) 212 (C. sup. C.-B.), conf. par (1995), 130 D.L.R. (4th) 461, [1996] 4 W.W.R. 293, 15 B.C.L.R. (3d) 136 (C.A.C.-B.); Jafine v. College of Veterinarians of Ontario (1951), 5 O.R. (3d) 439, 6 Admin. L.R. (2d) 147 (Div. gén.); University of Toronto v. C.U.E.W., Local 2 (1988), 65 O.R. (2d) 268, 52 D.L.R. (4th) 128, 30 Admin. L.R. 310 (C. div.); Canada (Revenu national Re), [1996] CanLII 7820 (T.C.C.E.); Bell c. Ontario Human Rights Commission, [1971] R.C.S. 756; Air Canada c. Lorenz, [2000] 1 C.F. 494 (1re inst.); Myers v. Law Society of Newfoundland (1998), 165 Nfld. & P.E.I.R. 150, 163 D.L.R. (4th) 62, 9 Admin. L.R. (3d) 78 (C.A. T.-N.); Canadian National Railway Co. et al. v. Winnipeg City Assessor (1998), 131 Man. R. (2d) 310, 13 Admin. L.R. (3d) 15 (C.A.); Dowd c. Société Dentaire du Nouveau-Brunswick (1999), 210 R.N.-B. (2e) 386 (C.A.).

DOCTRINE CITÉE

Brown, Donald J. M. et John M. Evans. Judicial Review of Administrative Action in Canada, feuilles mobiles. Toronto : Canvasback, 1998.

Mullan, David J. Administrative Law. Toronto : Irwin Law, 2001.

appel interjeté à l’encontre d’une décision (2009 CF 528) par laquelle la Cour fédérale a accueilli une demande de contrôle judiciaire présentée en vue d’obtenir un jugement déclaratoire portant que la décision du président de l’Agence des services frontaliers du Canada selon laquelle il n’avait pas compétence était une décision dont on pouvait interjeter appel devant le Tribunal canadien du commerce extérieur en vertu du paragraphe 67(1) de la Loi sur les douanes. Appel accueilli.

ONT COMPARU

Jacques Savary pour les appelants.

Michael D. Kaylor pour l’intimée.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour les appelants.

Lapointe Rosenstein Marchand Melançon, S.E.N.C.R.L., Montréal, pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Stratas, J.C.A. :

A. Introduction

[1] L’intimée, C.B. Powell Limited, faisait l’importation de miettes de bacon au Canada. L’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a imposé certains droits sur les miettes de bacon. En désaccord avec la mesure prise par l’ASFC, C.B. Powell a, en vertu des droits que lui confère le paragraphe 60(1) [mod. par L.C. 2001, ch. 25, art. 42] de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1, demandé au président de l’Agence des services frontaliers du Canada de se prononcer sur la question.

[2] Le président de l’ASFC a estimé qu’il n’avait pas compétence pour trancher la question. Aux termes du paragraphe 67(1) [mod. par L.C. 1997, ch. 36, art. 169; 2001, ch. 25, art. 48(F); 2005, ch. 38, art. 85] de la Loi, les « décision[s] » du président peuvent être portées en appel devant le Tribunal canadien du commerce extérieur (le T.C.C.E.). C.B. Powell n’a toutefois pas suivi cette voie. Elle a plutôt saisi la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire par laquelle elle sollicitait essentiellement l’avis de la Cour sur la question de savoir s’il existait une « décision » qui pouvait faire l’objet d’un appel en vertu du paragraphe 67(1) de la Loi. Elle a demandé à la Cour de rendre un jugement déclaratoire en ce sens. Le juge Harrington de la Cour fédérale a fait droit à cette demande et a rendu un jugement déclaratoire (2009 CF 528). Sa Majesté interjette appel de ce jugement devant notre Cour, en faisant valoir que c’est à juste titre que le président de l’ASFC a décidé qu’il n’avait pas compétence pour trancher la question, de sorte qu’il n’y avait pas de « décision » dont on pouvait interjeter appel devant le T.C.C.E. en vertu du paragraphe 67(1) de la Loi.

[3] À mon avis, l’appel doit être accueilli.

[4] La Loi prévoit un processus administratif qui consiste en une série de décisions et d’appels et qui, à moins de circonstances exceptionnelles, doit être suivi jusqu’au bout. Dans le cadre de ce processus administratif, le législateur fédéral a confié le pouvoir de prendre des décisions non pas aux tribunaux judiciaires, mais à divers décideurs et à un tribunal administratif, le T.C.C.E. À défaut de circonstances extraordinaires, lesquelles n’existent pas en l’espèce, les parties doivent épuiser les droits et les recours prévus par ce processus administratif avant de pouvoir exercer quelque recours que ce soit devant les tribunaux judiciaires, même en ce qui concerne ce qu’il est convenu d’appeler des questions « de compétence ».

[5] Dans le cas qui nous occupe, le recours qui est ouvert à C.B. Powell pour contester la décision du président consiste à interjeter appel devant le T.C.C.E. en vertu du paragraphe 67(1) de la Loi. C’est au T.C.C.E. qu’il appartient d’interpréter le mot « décision » au paragraphe 67(1) et de décider s’il est compétent pour examiner l’appel de C.B. Powell dans ces circonstances et, dans l’affirmative, de trancher l’appel sur le fond. Une fois que le T.C.C.E. se sera acquitté de cette tâche, la procédure administrative prévue par la Loi sera épuisée. Ce n’est qu’alors que la personne qui s’estime lésée pourra introduire une instance en contrôle judiciaire devant notre Cour en vertu de l’alinéa 28(1)e) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 35] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)].

B. Les faits

[6] Pour relater ce qui s’est produit dans la présente affaire, je vais examiner à tour de rôle chacune des étapes du processus administratif de décisions et d’appels prévu par la Loi.

La déclaration de douane

[7] Aux termes de la Loi sur les douanes, un importateur de marchandises comme C.B. Powell doit déclarer et payer les droits et les taxes de vente exigibles. Pour ce faire, l’importateur doit produire une déclaration dans laquelle il déclare la valeur des marchandises importées, précise le traitement tarifaire applicable et cite un numéro de classement tarifaire.

[8] Dans le cas qui nous occupe, C.B. Powell a importé des miettes de bacon des États‑Unis en 2005. Dans le formulaire, il a déclaré la valeur des miettes de bacon, a mentionné le traitement du tarif de la nation la plus favorisée et a inscrit un numéro de classement déterminé.

Marge d’appréciation

[9] Lorsque les marchandises sont importées, l’ASFC dispose d’une marge d’appréciation qui lui permet d’aller au‑delà du libellé de la déclaration pour déterminer l’origine, le classement tarifaire et la valeur en douane des marchandises indépendamment des énonciations de l’auteur de la déclaration. Le paragraphe 58(1) [mod. par L.C. 2005, ch. 38, art. 73] dispose en effet :

58. (1) L’agent chargé par le président, individuellement ou au titre de son appartenance à une catégorie d’agents, de l’application du présent article peut déterminer l’origine, le classement tarifaire et la valeur en douane des marchandises importées au plus tard au moment de leur déclaration en détail faite en vertu des paragraphes 32(1), (3) ou (5).

Détermi-nation de l’agent

[10] Cependant, lorsque l’ASFC n’exerce pas ce pouvoir d’appréciation et ne va pas au‑delà des mots immédiatement après avoir reçu la déclaration, l’origine, le classement tarifaire et la valeur en douane des marchandises sont considérés comme ayant été déterminés selon les énonciations portées par l’auteur de la déclaration, ainsi que le prévoit le paragraphe 58(2) [mod. par L.C. 1997, ch. 36, art. 166] :

58. […]

(2) Pour l’application de la présente loi, l’origine, le classement tarifaire et la valeur en douane des marchandises importées qui n’ont pas été déterminés conformément au paragraphe (1) sont considérés comme ayant été déterminés selon les énonciations portées par l’auteur de la déclaration en détail en la forme réglementaire sous le régime de l’alinéa 32(1)a). Cette détermination est réputée avoir été faite au moment de la déclaration en détail faite en vertu des paragraphes 32(1), (3) ou (5).

Détermi-nation présumée

[11] En l’espèce, l’ASFC n’est pas allée au‑delà du texte de la déclaration et les énonciations portées par C.B. Powell dans sa déclaration ont par conséquent été acceptées telles quelles.

La vérification et la révision

[12] Toutefois, en vertu des articles 42 [mod. par L.C. 2001, ch. 25, art. 32 ; 2005, ch. 38, art. 68], 42.01 [édicté par L.C. 1997, ch. 36, art. 160 ; 2005, ch. 38, art. 69] et 42.1 [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 86 ; 1997, ch. 14, art. 38 ; ch. 36, art. 161 ; 2005, ch. 38, art. 73 ; 2009, ch. 6, art. 24] de la Loi, l’ASFC peut procéder à la vérification de la déclaration. À partir des conclusions tirées lors de cette vérification, l’ASFC peut « réviser l’origine, le classement tarifaire ou la valeur en douane des marchandises importées » en vertu de l’article 59 [mod. par L.C. 1997, ch. 36, art. 166 ; 2001, ch. 25, art. 41 ; 2005, ch. 38, art. 74] de la Loi. Voici les passages de l’article 59 qui nous intéressent :

59. (1) L’agent chargé par le président, individuellement ou au titre de son appartenance à une catégorie d’agents, de l’appli- cation du présent article peut :

Révision et examen

a) dans le cas d’une décision prévue à l’article 57.01 ou d’une détermination prévue à l’article 58, réviser l’origine, le classement tarifaire ou la valeur en douane des marchandises importées, ou procéder à la révision de la décision sur la conformité des marques de ces marchandises […]

 

[…]

b) réexaminer l’origine, le classement tarifaire ou la valeur en douane […] d’après les résultats de la vérification ou de l’examen visé à l’article 42, de la vérification prévue à l’article 42.01 ou de la vérification de l’origine prévue à l’article 42.1 […]

 

(2) L’agent qui procède à la décision ou à la détermination en vertu des paragraphes 57.01(1) ou 58(1) respectivement ou à la révision ou au réexamen en vertu du paragraphe (1) donne sans délai avis de ses conclusions, motifs à l’appui, aux personnes visées par règlement.

Avis de la décision

[13] Dans le cas qui nous occupe, l’ASFC a vérifié en 2008 la déclaration qui avait été produite relativement aux miettes de bacon. Elle a découvert une erreur : C.B. Powell n’avait pas indiqué le bon numéro de classement tarifaire dans sa déclaration. Avant de procéder à la révision prévue à l’article 59, l’ASFC a invité C.B. Powell à examiner la question.

Examen de C.B. Powell

[14] C.B. Powell a admis qu’elle n’avait pas inscrit le bon numéro de classement, mais elle a découvert une autre erreur.

[15] C.B. Powell a découvert qu’elle aurait dû réclamer le traitement tarifaire préférentiel prévu par l’ALÉNA [Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, le 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. no 2], en vertu duquel aucun droit n’aurait été payable, au lieu de demander le traitement du tarif de la nation la plus favorisée, qui l’assujettissait à des droits de 12,5 %. Le sous‑alinéa 74(3)b)(ii) [mod. par L.C. 1997, ch. 36, art. 175] de la Loi permet de corriger cette erreur dans l’année qui suit. Or, trois années s’étaient écoulées.

[16] Néanmoins, C.B. Powell a informé l’ASFC de l’erreur commise en ce qui concerne le traitement tarifaire applicable. Après tout, comme l’ASFC rectifiait l’erreur de numéro de classement en vertu de l’article 59, C.B. Powell croyait que l’ASFC pouvait également corriger l’erreur de traitement tarifaire.

La révision effectuée en vertu de l’article 59

[17] L’ASFC a procédé à une révision en vertu de l’article 59. Elle n’a corrigé que le numéro de classement et n’a pas modifié le traitement tarifaire, qui prévoit l’imposition de droits de 12,5 % :

[traduction] Cette décision représente une révision du classement tarifaire uniquement. Le traitement tarifaire n’a pas été révisé et n’est pas révisé dans le présent relevé détaillé de rajustement.

C.B. Powell pousse l’affaire plus loin

[18] C.B. Powell a exercé les droits que lui reconnaît le paragraphe 60(1) de la Loi et a demandé au président de l’ASFC de réviser le traitement tarifaire (ce que la Loi appelle l’« origine »). Le paragraphe 60(1) dispose :

60. (1) Toute personne avisée en application du paragraphe 59(2) peut, dans les quatre‑vingt-dix jours suivant la notification de l’avis et après avoir versé tous droits et intérêts dus sur des marchandises ou avoir donné la garantie, jugée satisfaisante par le ministre, du versement du montant de ces droits et intérêts, demander la révision ou le réexamen de l’origine, du classement tarifaire ou de la valeur en douane, ou d’une décision sur la conformité des marques.

Demande de révision ou de réexamen

La décision du président de l’ASFC

[19] Le président de l’ASFC a refusé d’examiner l’affaire, estimant qu’il ne pouvait agir en vertu du paragraphe 60(1) que si l’ASFC s’était déjà prononcée sur le traitement tarifaire applicable. Il a justifié sa conclusion par le fait que le paragraphe 60(1) emploie les mots « révision » et « réexamen ». À son avis, comme l’ASFC ne s’était pas déjà prononcée sur le traitement tarifaire applicable, il n’y avait rien à « réviser » ou à « réexaminer » au sens du paragraphe 60(1).

L’article 67 de la Loi

[20] Le paragraphe 67(1) de la Loi prévoit un recours administratif supplémentaire devant le T.C.C.E. relativement à la décision du président de l’ASFC :

67. (1) Toute personne qui s’estime lésée par une décision du président rendue conformément aux articles 60 ou 61 peut en interjeter appel devant le Tribunal canadien du commerce extérieur en déposant par écrit un avis d’appel auprès du président et du secrétaire de ce Tribunal dans les quatre‑vingt‑dix jours suivant la notification de l’avis de décision.

Appel devant le Tribunal canadien du commerce extérieur

[21] C.B. Powell s’est toutefois adressée immédiatement à la Cour fédérale par voie de demande de contrôle judiciaire au lieu d’interjeter appel devant le T.C.C.E.

Contrôle judiciaire devant la Cour fédérale

[22] Devant la Cour fédérale, C.B. Powell a réclamé une « ordonnance » (en réalité, un jugement déclaratoire) portant qu’une décision avait été rendue en vertu du paragraphe 60(1) de sorte qu’elle pouvait interjeter appel en vertu du paragraphe 67(1). Pour le cas où la Cour fédérale conclurait qu’aucune décision n’avait été rendue en vertu du paragraphe 60(1), C.B. Powell sollicitait à titre subsidiaire un bref de mandamus forçant le président à rendre une décision en vertu du paragraphe 60(1).

[23] Sa Majesté a adopté le point de vue selon lequel, vu les faits de l’espèce, aucune révision n’était possible aux termes du paragraphe 60(1). En conséquence, il n’y avait pas de décision qui pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire et la Cour fédérale ne pouvait pas non plus ordonner qu’une décision soit rendue en vertu du paragraphe 60(1).

[24] Devant la Cour fédérale, les deux parties se sont contentées de laisser la Cour trancher ces questions. Ni l’une ni l’autre n’a soutenu que la Cour fédérale devait se déclarer incompétente. Ni l’une ni l’autre n’a prétendu que le T.C.C.E. devait examiner l’affaire dans le cadre d’un appel interjeté en vertu du paragraphe 67(1). Toutefois, par mesure de précaution, les parties ont effectivement convenu que le délai imparti pour interjeter appel devant le T.C.C.E. ne s’appliquerait pas tant que la Cour ne se serait pas prononcée sur la question.

Jugement de la Cour fédérale

[25] La Cour fédérale a fait droit à la demande de contrôle judiciaire et a déclaré que la décision du président « est une décision défavorable […] à l’égard de laquelle une demande peut être présentée au Tribunal canadien du commerce extérieur en vertu de l’article 60.2 ».

[26] Je suppose que le renvoi à l’article 60.2 est une erreur typographique, étant donné qu’on y traite des demandes présentées au T.C.C.E. en vue d’obtenir une prorogation du délai imparti pour interjeter appel devant le président de l’ASFC. Il ressort des motifs donnés par la Cour fédérale qu’elle a conclu qu’il était possible d’interjeter appel au T.C.C.E. et que, comme nous l’avons déjà signalé, le paragraphe 67(1) est la disposition applicable.

[27] Pour arriver à ce résultat, la Cour fédérale a procédé à un examen approfondi de la jurisprudence. Elle a conclu que l’issue de la demande était régie par la décision de la Cour fédérale — Section de première instance Mueller Canada Inc. c. Canada (Ministre du Revenu national – M.R.N.), [1993] A.C.F. no 1193 (QL). Dans la décision Mueller, le juge Rouleau avait déclaré que ce qu’il était convenu d’appeler une « non‑décision » ou un refus d’exercer sa compétence pouvait faire l’objet d’un appel au T.C.C.E.

C. Analyse

Le législateur fédéral a établi un processus administratif qui doit être suivi

[28] Le législateur fédéral a établi dans la Loi un processus administratif qui consiste en une série de décisions et d’appels. Ce processus administratif consiste en premier lieu en décisions ou déterminations réputées prévues à l’article 58, puis en révisions effectuées par un agent de l’ASFC en vertu de l’article 59, en réexamens auxquels le président de l’ACFS procède en vertu de l’article 60 et en appels interjetés au T.C.C.E. en vertu du paragraphe 67(1). Les tribunaux judiciaires n’interviennent nulle part dans ce processus. Si on laissait les tribunaux judiciaires s’immiscer dans ce processus administratif avant qu’il n’ait été mené à terme, on introduirait un élément étranger dans le mécanisme conçu par le législateur.

[29] En plus de concevoir un processus administratif dans lequel les tribunaux judiciaires ne jouent aucun rôle, le législateur fédéral, voulant faire bonne mesure, est allé plus loin et a interdit toute intervention judiciaire. À chacune des étapes du processus administratif, aux paragraphes 58(3) [mod. par L.C. 1997, ch. 36, art. 166] et 59(6) [mod., idem] et à l’article 62 [mod., idem], le législateur a pris le soin de préciser que les seuls révisions, réexamens et appels sont ceux prévus par le processus administratif de la Loi :

58. […]

(3) La détermination faite en vertu du présent article n’est susceptible de restriction, d’interdiction, d’annulation, de rejet ou de toute autre forme d’intervention que dans la mesure et selon les modalités prévues aux articles 59 à 61.

Intervention à l’égard d’une détermina-tion

[…]

59. […]

(6) La révision ou le réexamen fait en vertu du présent article ne sont susceptibles de restriction, d’interdiction, d’annulation, de rejet ou de toute autre forme d’intervention que dans la mesure et selon les modalités prévues au paragraphe 59(1) ou aux articles 60 ou 61.

Intervention à l’égard d’une révision ou d’un réexamen

[…]

62. La révision ou le réexamen prévu aux articles 60 ou 61 n’est susceptible de restriction, d’interdiction, d’annulation, de rejet ou de toute autre forme d’intervention que dans la mesure et selon les modalités prévues à l’article 67.

Intervention à l’égard d’une révision

Principe de non‑intervention des tribunaux dans les processus administratifs en cours

[30] En principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif. L’importance de ce principe en droit administratif canadien est bien illustré par le grand nombre d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada sur ce point : Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561; Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3; Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929; R. c. Consolidated Maybrun Mines Ltd., [1998] 1 R.C.S. 706, aux paragraphes 38 à 43; Regina Police Assn. Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, 2000 CSC 14, [2000] 1 R.C.S. 360, aux paragraphes 31 et 34; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, aux paragraphes 14, 15, 58 et 74; Goudie c. Ottawa (Ville), 2003 CSC 14, [2003] 1 R.C.S. 141; Vaughan c. Canada, 2005 CSC 11, [2005] 1 R.C.S. 146, aux paragraphes 1 et 2; Okwuobi c. Commission scolaire Lester‑B.‑Pearson; Casimir c. Québec (Procureur général); Zorrilla c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 16, [2005] 1 R.C.S. 257, aux paragraphes 38 à 55; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, au paragraphe 96.

[31] La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[32] On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, au paragraphe 38; Direction de l’Aéroport international du Grand Moncton c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2008 CAF 68, au paragraphe 1; Ontario College of Art v. Ontario (Human Rights Commission) (1993), 11 O.R. (3d) 798 (C. div.). De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, au paragraphe 43; Delmas v. Vancouver Stock Exchange (1994), 119 D.L.R. (4th) 136 (C. sup. C.‑B.), conf. par (1995), 130 D.L.R. (4th) 461 (C.A.C.‑B.); et Jafine v. College of Veterinarians of Ontario (1991), 5 O.R. (3d) 439 (Div. gén.)). Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008]  1 R.C.S. 190, au paragraphe 48).

[33] Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé (voir à titre général l’ouvrage de D. J. M. Brown et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (édition à feuilles mobiles) (Toronto : Canvasback, 1998), aux paragraphes 3:2200, 3:2300 et 3:4000, ainsi que l’ouvrage de David J. Mullan, Administrative Law (Toronto : Irwin Law, 2001), aux pages 485 à 494). Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (voir Harelkin, précité; Okwuobi, précité, aux paragraphes 38 à 55; et University of Toronto v. C.U.E.W., Local 2 (1988), 65 O.R. (2d) 268 (C. div.)). Ainsi que je le démontrerai sous peu, l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

Décisions rendues dans ce domaine sous le régime de la Loi sur les douanes

[34] Le principe général interdisant l’ingérence des cours de justice dans le déroulement des procédures administratives a déjà été appliqué à plusieurs reprises dans le cas du régime de la Loi sur les douanes qui est en litige dans le présent appel.

[35] Le tribunal de première instance [au paragraphe 35] a cité à juste titre la décision Mueller, précitée, à l’appui de la proposition que ce qu’il est convenu d’appeler une « non‑décision » ou un refus d’exercer sa compétence dans le cadre du régime prévu par la loi constitue une « décision » susceptible d’appel devant le T.C.C.E.

[36] Le tribunal de première instance [au paragraphe 33] a également cité à bon droit l’arrêt Fritz Marketing Inc. c. Canada, 2009 CAF 62, [2009] 4 R.C.F. 314. Dans l’affaire Fritz Marketing, la question en litige était celle de savoir si, saisie d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale [2008 CF 703] devait annuler une décision prise par l’ASFC en vertu de l’article 59 de la Loi parce que cette décision était fondée sur des éléments de preuve obtenus en violation de l’article 8 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. Sous la plume de la juge Sharlow, notre Cour a déclaré, aux paragraphes 33 et 34, que la question de la validité de la décision rendue en vertu de l’article 59, y compris le moyen tiré de la Charte, aurait dû être examinée dans le cadre du processus administratif prévu par la Loi.

[37] En l’espèce, le tribunal de première instance a pleinement tenu compte de ces précédents et d’autres décisions allant dans le même sens. Il s’est toutefois demandé si la situation était différente du fait que la décision du président portait sur la « compétence ». Ainsi, l’arrêt Fritz Marketing ne lui semblait pas nécessairement déterminant quant aux questions en litige en l’espèce parce qu’il ne portait pas sur des « faits attributifs de compétence » (au paragraphe 33). Il a également signalé que les parties n’avaient cité aucun précédent de notre Cour portant sur une décision prise par le président « pour des motifs de compétence » (au paragraphe 34).

[38] Le T.C.C.E. s’est également interrogé sur sa capacité de statuer sur un appel interjeté en vertu du paragraphe 67(1) de « non‑décisions » ou de « décisions en matière de compétence » rendues par le président de l’ASFC en vertu du paragraphe 60(1) (Canada (Revenu national Re), 1996 CanLII 7820 (T.C.C.E.)). Ainsi que le tribunal de première instance l’a fait observer, au paragraphe 36, le T.C.C.E. semble avoir laissé le soin à la Cour fédérale de se prononcer sur les « non‑décisions » et sur les « décisions en matière de compétence ».

Motifs « de compétence » et décisions « en matière de compétence »

[39] Lorsque des motifs « de compétence » sont invoqués ou qu’une décision « en matière de compétence » a été rendue, un plaideur peut‑il s’adresser aux tribunaux pour cette seule raison? En d’autres termes, l’existence d’une question « de compétence » constitue‑t‑elle en soi une circonstance exceptionnelle qui permet à une partie d’introduire une demande de contrôle judiciaire avant que le processus administratif ne soit complété?

[40] À mon avis, la réponse à ces questions est négative. Une réponse affirmative aurait pour effet de faire revivre une méthode qui a été écartée il y a longtemps.

[41] Jadis, les cours de justice intervenaient dans les décisions préliminaires ou interlocutoires rendues par des organismes administratifs, des fonctionnaires ou des tribunaux administratifs en qualifiant ces décisions de « questions préliminaires » portant sur la « compétence » (voir, par ex., l’arrêt Bell c. Ontario Human Rights Commission, [1971] R.C.S. 756). En qualifiant de « décisions portant sur la compétence » les décisions rendues par des tribunaux administratifs, les cours de justice n’hésitaient pas à substituer leur opinion de l’affaire à celle du tribunal administratif, et ce, même lorsque la loi leur interdisait dans les termes les plus nets de le faire.

[42] Il y a une trentaine d’années, cette façon de faire a été écartée dans l’arrêt Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227. Dans cet arrêt, le juge Dickson (par la suite devenu juge en chef), qui écrivait au nom d’une Cour suprême unanime, déclare, à la page 233 : « À mon avis, les tribunaux devraient éviter de qualifier trop rapidement un point de question de compétence, et ainsi de l’assujettir à un examen judiciaire plus étendu, lorsqu’il existe un doute à cet égard. » Récemment, la Cour suprême a de nouveau formulé quelques commentaires au sujet de l’ancienne approche qui avait été rejetée en la taxant de « test d’emploi aisé axé sur la “compétence”, à la fois artificiel et très formaliste » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 43). Le recours à l’étiquette « compétence » pour justifier l’intervention des tribunaux judiciaires dans le déroulement d’un processus de prise de décision administratif ne convient tout simplement plus.

[43] Le fait que cette méthode de qualification ne convienne pas est bien illustré par la décision que le président de l’ASFC a rendue en l’espèce. Dans sa décision, le président a examiné sa « compétence ». Pour ce faire, il a interprété le texte du paragraphe 60(1), a qualifié la nature de la demande de décision de C.B. Powell et a décidé si la demande de C.B. Powell entrait dans le cadre de ce paragraphe, tel qu’il l’interprétait. Ce sont là, respectivement, des questions de droit, des questions de fait et des questions mixtes de droit et de fait.

[44] Or, ce sont exactement ces questions que celles que le président de l’ASFC examine normalement. Par exemple, lorsqu’il détermine si un classement tarifaire devrait s’appliquer à des marchandises importées déterminées en vertu du paragraphe 60(1), le président est appelé à déterminer la nature des marchandises importées, à vérifier quels classements sont possibles aux termes de la loi et, finalement, à déterminer quel classement devrait s’appliquer aux marchandises en question. Ce sont là, respectivement, des questions de droit, des questions de fait et des questions mixtes de droit et de fait. Lorsqu’on qualifie une décision de décision « en matière de compétence » et refuse d’accoler le même qualificatif à l’autre alors que les deux sont en réalité du même genre, on procède en fait à une qualification axée sur le résultat recherché.

[45] Il n’est donc pas étonnant que, partout au Canada, les tribunaux ont soigneusement évité de s’immiscer dans les décisions administratives intermédiaires ou interlocutoires et qu’ils ont interdit le recours aux tribunaux judiciaires lorsque le processus administratif est encore en cours, et ce, même lorsque la décision semble porter sur ce qu’il est convenu d’appeler une question « de compétence » (voir, par ex. Bande indienne de Matsqui, précité; Direction de l’Aéroport international du Grand Moncton, précité, au paragraphe 1; Air Canada c. Lorenz, [2000] 1 C.F. 94 (1re inst.), aux paragraphes 12 et 13; Delmas, précité; Myers v. Law Society of Newfoundland (1998), 165 Nfld. & P.E.I.R. (C.A. T.‑N.); Canadian National Railway Co. et al. v. Winnipeg City Assessor (1998), 131 Man. R. (2d) 310 (C.A.); Dowd c. Société Dentaire du Nouveau‑Brunswick (1999), 210 R.N.-B. (2e) 386 (C.A.)).

[46] Je conclus donc que le fait de qualifier de décision « en matière de compétence » la décision que le président de l’ASFC a rendue en l’espèce en vertu du paragraphe 60(1) de la Loi ne change rien. En particulier, le fait de qualifier de décision « en matière de compétence » la décision du président ne permettait pas à C.B. Powell de s’adresser à la Cour fédérale et de contourner l’étape suivante prévue par le processus administratif, à savoir l’appel au T.C.C.E. prévu au paragraphe 67(1) de la Loi.

Suite à donner à la présente affaire

[47] Il s’ensuit que si C.B. Powell souhaite se pourvoir contre la décision du président de l’ASFC, elle devrait interjeter appel au T.C.C.E. en vertu du paragraphe 67(1). Il n’appartient ni à la Cour fédérale ni à notre Cour d’interpréter le mot « décision » au paragraphe 67(1) et de décider si le T.C.C.E. peut connaître de l’appel de C.B. Powell. Cette tâche revient au T.C.C.E. lorsqu’il est saisi d’un appel interjeté en vertu du paragraphe 67(1).

[48] Selon le tribunal de première instance, au paragraphe 36 de sa décision, le T.C.C.E. estime, d’après l’interprétation qu’il fait de l’affaire Mueller, que seule la Cour fédérale est habilitée à déclarer qu’une « non-décision » ou une « décision en matière de compétence » constitue une « décision » au sens du paragraphe 67(1) de la Loi. Le T.C.C.E. estime en outre, d’après son interprétation de l’affaire Mueller, que seules les « décisions sur le fond » peuvent être portées en appel au T.C.C.E. en vertu du paragraphe 67(1) de la Loi (Canada (Revenu national Re), précité).

[49] Selon l’interprétation que j’en fais, l’affaire Mueller ne confirme aucune de ces deux opinions. Par ailleurs, dans l’affaire Mueller, il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire qui avait été présentée prématurément, avant que les parties aient épuisé le processus administratif constitué d’une série de décisions et d’appels prévu par la Loi. Suivant ce processus administratif, il n’appartenait pas à la Cour fédérale, dans l’affaire Mueller, d’interpréter le mot « décision » au paragraphe 67(1) de la Loi. Cette tâche incombait au T.C.C.E. Aux termes du paragraphe 67(1), seul le T.C.C.E. peut interpréter le mot « décision » et décider s’il peut connaître d’un appel. Une fois que le T.C.C.E. s’est acquitté de cette tâche et a statué sur tout appel dont il est régulièrement saisi, la personne qui s’estime lésée peut demander à notre Cour de réviser la décision du T.C.C.E. par voie de demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’alinéa 28(1)e) de la Loi sur les Cours fédérales.

[50] En l’espèce, s’il est saisi d’un appel, le T.C.C.E. devrait interpréter le mot « décision » que l’on trouve au paragraphe 67(1) de la Loi sans tenir compte de ce qui a été dit dans l’affaire Mueller. Après cela, le T.C.C.E. pourra décider que la décision que le président de l’ASFC a rendue en l’espèce était une « décision », auquel cas il statuera ensuite sur le fond de l’appel de C.B. Powell. Sinon, le T.C.C.E. pourrait décider que la décision du président de l’ASFC n’était pas une « décision », et il refusera alors de statuer au fond sur l’appel de C.B. Powell. D’une façon ou d’une autre, la décision dûment motivée du T.C.C.E. marquera la fin du processus administratif constitué d’une série de décisions et d’appels prévus par la Loi. À ce moment‑là, toute personne s’estimant lésée pourra s’adresser à notre Cour pour lui demander de réviser la décision du T.C.C.E. en vertu de l’alinéa 28(1)e) de la Loi sur les Cours fédérales.

[51] Il découle de l’analyse qui précède que le tribunal de première instance aurait dû en l’espèce rejeter la demande de contrôle judiciaire de C.B. Powell au motif qu’elle était prématurée. Le principe habituel interdisant l’ingérence des tribunaux dans les processus administratifs en cours s’applique dans toute sa rigueur dans le cas qui nous occupe. Le dossier ne révèle l’existence d’aucune circonstance exceptionnelle qui justifierait un recours anticipé à la Cour fédérale et les parties n’ont d’ailleurs pas prétendu que de telles circonstances existaient. L’intervention de la Cour dans le processus administratif en cours prévu par la Loi n’est pas justifiée à ce stade‑ci.

D. Dispositif

[52] Je suis par conséquent d’avis de faire droit à l’appel, d’annuler le jugement de la Cour fédérale et de rejeter la demande de contrôle judiciaire de C.B. Powell. Comme aucune des parties n’a contesté la compétence de la Cour fédérale pour trancher la demande de contrôle judiciaire, je suis d’avis de n’adjuger aucuns dépens tant en première instance que devant notre Cour.

Le juge Nadon, J.C.A. : Je suis d’accord.

Le juge Evans, J.C.A. : Je suis d’accord.

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