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Harkat (Re), 2009 CF 204, [2009] 4 R.C.F. 370

DES-5-08

Affaire intéressant un certificat signé en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi);

Et le dépôt de ce certificat devant la Cour fédérale du Canada en vertu du paragraphe 77(1), et des articles 78 et 80 de la Loi;

Et Mohamed Harkat

Répertorié : Harkat (Re) (C.F.)

Cour fédérale, juge Noël—Ottawa, 10, 11, 12, 15, 16, 17, 18 et 19 septembre; 22 décembre 2008.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Certificat de sécurité — Requête pour que l’identité des sources humaines secrètes de renseignement qui ont fourni des renseignements au Service canadien du renseignement de sécurité concernant l’enquête en matière de renseignement sur les activités de Mohamed Harkat (visé par le certificat de sécurité) soit divulguée et que celles-ci soient contre-interrogées — Le privilège relatif aux indicateurs de police et l’exception relative à la démonstration de l’innocence de l’accusé ne s’appliquent pas dans le cadre d’une instance concernant un certificat de sécurité — Toutefois, un privilège analogue peut s’appliquer — L’exception à ce privilège n’est applicable que dans la portion de l’instance qui se déroule à huis clos lorsqu’il est établi que le besoin de connaître l’identité des sources vise à empêcher une violation flagrante du principe d’équité procédurale — L’application de l’exception n’a pas été établie en l’espèce — Tant que la preuve d’une renonciation conjointe et éclairée n’a pas été fournie, la Cour est tenue de maintenir le privilège revendiqué.

Renseignement de sécurité — Un service de renseignement civil a recruté les sources humaines secrètes de renseignement qui ont fourni des renseignements concernant l’enquête en matière de renseignement sur les activités de Mohamed Harkat (visé par le certificat de sécurité) — Le privilège relatif aux indicateurs de police et l’exception relative à la démonstration de l’innocence de l’accusé ne s’appliquaient pas parce que les sources n’ont pas été recrutées par la police et l’instance concernant un certificat de sécurité n’est pas une instance pénale — Cependant, les justifications relatives à l’ordre public données pour étendre un privilège de common law analogue s’appliquent aux rapports entre les sources humaines secrètes de renseignement et le Service canadien du renseignement de sécurité — L’exception est limitée à la portion de l’instance qui se déroule à huis clos lorsque l’avocat spécial a établi qu’il a « besoin de connaître » l’identité de la source humaine secrète de renseignement — Le privilège relatif aux sources humaines secrètes de renseignement ainsi que son exception visent à établir un équilibre entre les droits individuels et les droits collectifs — Compte tenu de l’approche en l’espèce, les avocats spéciaux n’ont pas établi qu’il y a eu violation de l’équité procédurale du fait de la non-application de l’exception.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Justifications relatives à l’ordre public données pour étendre un privilège de common law analogue au privilège relatif aux indicateurs de police — Le privilège est nécessaire pour protéger l’identité des sources humaines secrètes de renseignement recrutées par le Service canadien du renseignement de sécurité dans le cadre d’une enquête sur les activités d’une personne interdite de territoire au Canada pour raison de sécurité nationale — Vu la nature des répercussions pour la personne visée par le certificat de sécurité, l’art. 7 de la Charte peut appeler une exception au privilège — Cette exception est limitée à la portion de l’instance qui se déroule à huis clos lorsque l’avocat spécial a établi qu’il a « besoin de connaître » l’identité de la source humaine secrète de renseignement afin d’empêcher une violation flagrante du principe d’équité procédurale qui serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice — Le « besoin de connaître » n’a pas été démontré en l’espèce.

Justice criminelle et pénale — Preuve — Examen du privilège relatif aux indicateurs de police et de l’exception relative à la démonstration de l’innocence de l’accusé — Inapplicables aux instances concernant un certificat de sécurité — Les sources secrètes de renseignement ont été recrutées par un service de renseignement civil, pas la police — L’instance concernant un certificat de sécurité ne constitue pas une instance pénale.

Il s’agissait d’une requête présentée par les avocats spéciaux pour que l’identité des sources humaines soit divulguée et que celles-ci soient contre-interrogées dans le cadre d’une instance concernant un certificat de sécurité. Mohamed Harkat a été désigné dans un certificat à titre de personne interdite de territoire au Canada pour raison de sécurité nationale en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). La preuve des ministres à l’appui du caractère raisonnable du certificat et du danger posé par M. Harkat comprenait des renseignements fournis par des sources humaines au Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) concernant l’enquête sur les activités de M. Harkat. Les avocats spéciaux nommés pour représenter les intérêts de M. Harkat voulaient contre-interroger les sources humaines secrètes de renseignement pour vérifier leur crédibilité et corroborer éventuellement les explications que M. Harkat pourrait ultérieurement offrir relativement aux motifs qui l’ont incité à venir au Canada. Ils proposaient de procéder à leur contre-interrogatoire pendant une audience à huis clos. Ils demandaient aussi la possibilité de rencontrer les sources humaines avant la production de toute preuve au cours d’une audience à huis clos.

Les questions à trancher étaient celles de savoir si le privilège relatif aux indicateurs de police s’appliquait dans le cadre d’une instance concernant un certificat de sécurité et, si oui, si l’exception relative à la « démonstration de l’innocence de l’accusé » dans le cadre d’une instance pénale s’appliquait.

Jugement : la requête doit être rejetée.

Le privilège relatif aux indicateurs de police est conçu pour protéger les informateurs confidentiels de la police et encourager ainsi d’autres informateurs à dévoiler des renseignements essentiels qui contribueront à assurer la protection de l’ensemble de la population. Dès lors que le privilège est invoqué à bon droit, la Cour est tenue de protéger l’identité de l’informateur de police. Même dans le cas où la Couronne n’invoque pas ce privilège, la Cour est tenue de le faire jouer. La seule exception à cette règle de droit est lorsque l’innocence de l’intéressé est en jeu. Cette exception joue uniquement dans une instance pénale et s’appuie sur le principe selon lequel le « droit d’une personne accusée de démontrer son innocence en faisant naître un doute raisonnable au sujet de sa culpabilité a [toujours] primé ». Le privilège relatif aux indicateurs de police est absolu en matière civile.

Les sources humaines secrètes de renseignement en cause ont été recrutées par un service de renseignement civil; il ne s’agissait pas d’indicateurs de « police ». En outre, une instance concernant un certificat de sécurité ne constitue pas une instance pénale. Par conséquent, le privilège de common law qui protège les indicateurs de police et l’exception à ce privilège relative à la démonstration de l’innocence de l’accusé ne jouent pas.

Toutefois, la jurisprudence a reconnu que les justifications relatives à l’ordre public données pour étendre un privilège analogue aux informateurs dans le système carcéral ou dans le contexte de la protection de l’enfance peuvent être suffisantes pour primer par rapport à l’intérêt public au refus de communiquer à un tribunal judiciaire les renseignements susceptibles de l’aider à déterminer les faits se rapportant à un litige qu’il doit trancher. Ces justifications de principe valent autant sinon plus à l’égard des rapports entre les sources humaines secrètes de renseignement et le SCRS.

Dans l’ouvrage Evidence in Trials at Common Law, M. Wigmore a exposé les quatre conditions fondamentales applicables à un privilège de common law. Ces conditions ont été remplies en l’espèce. Les sources humaines secrètes de renseignement sont d’une importance vitale pour le fonctionnement des services de renseignement ainsi que pour la sécurité nationale du Canada. Elles constituent des ressources essentielles en ce qui touche la sécurité nationale. Pour remplir leur rôle, les sources doivent demeurer anonymes et pleinement protégées. Au moment du recrutement, le SCRS donne à la source une garantie de confidentialité. Vu la nature des tâches que les sources humaines secrètes de renseignement accomplissent, la confidentialité est nécessaire pour assurer leur protection contre les représailles ou l’ostracisme de leur communauté. La preuve démontrait que le recrutement des sources humaines serait compromise si les tribunaux ne respectaient pas les garanties de confidentialité et que le fait de divulguer l’identité d’une source aux avocats spéciaux ou d’exiger qu’une source témoigne dans une séance à huis clos, même sous le couvert de l’anonymat, mettra presque à coup sûr fin à la collaboration entre le SCRS et cette source.

La personne désignée dans un certificat de sécurité risque de perdre son statut au Canada et d’être expulsée, et est détenue jusqu’à ce qu’elle quitte le Canada ou qu’elle soit mise en liberté sur ordonnance de la Cour. Cette personne a droit à un niveau élevé d’équité procédurale de sorte que, là où un privilège analogue au « privilège relatif aux indicateurs de police » serait habituellement absolu, l’application de l’article 7 de la Charte peut appeler une exception au privilège en question. Cette exception sera uniquement applicable dans la portion de l’instance qui se déroule à huis clos, lorsque l’avocat spécial a établi qu’il a « besoin de connaître » l’identité de la source humaine secrète de renseignement afin d’empêcher une violation flagrante du principe d’équité procédurale qui serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Cette exception est fondée sur la règle du « besoin de connaître » qui est un principe fondamental dans le monde du renseignement. Cette exception s’accorde avec l’intention du législateur énoncée au paragraphe 18(2) de la Loi sur le SCRS, qui prévoit la communication restreinte de renseignements au sujet des sources humaines et des agents secrets. Le privilège relatif aux sources humaines secrètes de renseignement ainsi que son exception forcément restreinte visent à établir un équilibre entre les droits individuels et les droits collectifs.

Le législateur peut écarter des privilèges de common law par un texte législatif; toutefois, il doit le faire de manière explicite. La LIPR ne vient pas écourter les privilèges de common law. L’obligation des ministres de divulguer des renseignements est énoncée au paragraphe 77(2) et a été élargie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2008] 2 R.C.S. 326. Cet arrêt ne contient aucun élément qui indique que la Cour suprême a voulu écarter les privilèges de common law dans le cadre d’une instance concernant un certificat de sécurité.

Le fait que l’instance se déroule à huis clos peut limiter le risque de préjudice lorsque le juge désigné estime qu’il est nécessaire de faire jouer l’exception touchant le besoin de connaître au privilège relatif aux sources humaines secrètes de renseignement dans le contexte d’une instance concernant un certificat de sécurité. Toutefois, l’audience à huis clos ne fait que réduire les conséquences d’une ordonnance de divulgation sur une source humaine particulière; elle n’écarte pas le privilège ni ne dément la philosophie sous-jacente à celui-ci. La Cour aura toujours le pouvoir d’ordonner que les renseignements lui soient remis pour qu’elle puisse décider s’ils sont pertinents ou sujets à un privilège.

On ne peut invoquer l’exception relative au besoin de connaître afin de faire des recoupements. Dans le cadre d’une instance concernant un certificat de sécurité, cette exception ne peut jouer que si c’est là la seule façon de démontrer que l’instance donnera lieu par ailleurs à une violation flagrante de l’équité procédurale qui serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Cette exception ne saurait être intégrée à l’arsenal du plaideur. Il existe d’autres façons par lesquelles un avocat spécial peut vérifier la crédibilité et la fiabilité des renseignements fournis par une source humaine, qui n’appellent pas la divulgation de son identité ni sa production. Un témoin du SCRS a fait une déposition et a été contre-interrogé par les avocats spéciaux au sujet de la valeur, de la fiabilité et de l’utilité des renseignements fournis par les sources humaines. Le témoin a témoigné également au sujet de la motivation des sources, des questions touchant le contrôle et la rétribution financière des sources ainsi que leurs antécédents personnels et activités en tant que sources humaines secrètes de renseignement. Les ministres ont déposé une pièce exposant les antécédents et la motivation des sources humaines, les rencontres avec les contrôleurs, le ciblage, ainsi que la question du contrôle des sources. Elle y faisait également l’examen de la valeur des renseignements reçus en mettant en évidence des exemples de recoupement avec d’autres sources de renseignement, dont d’autres sources humaines, des sources techniques et des renseignements fournis par des organismes étrangers de renseignement. Cette démarche s’accordait avec les obligations judiciaires du juge désigné et répondait aux exigences de la justice fondamentale. En conséquence, les avocats spéciaux n’ont pas établi que la production de sources humaines comme témoins était nécessaire pour empêcher une violation flagrante de l’équité procédurale.

Ni la source humaine ni la Couronne ne peuvent renoncer unilatéralement au privilège relatif aux sources humaines secrètes de renseignement. Toute renonciation doit être faite de concert par les intéressés, qui doivent en saisir pleinement les conséquences. Tant qu’on ne lui a pas fourni la preuve d’une renonciation conjointe et éclairée, la Cour est tenue de maintenir le privilège revendiqué sous réserve seulement de l’exception énoncée ci-dessus. Il faut accorder une attention particulière à l’évaluation des enjeux divergents.

lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n44], art. 7.

Executive Order 12356, 3 C.F.R. 66 (1982).

Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1, art. 36 (mod. par L.C. 2006, ch. 9, art. 153).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 34(1)c),d),f), 77 (mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4), 83(1)c) (mod., idem), 85.2 (édicté, idem), 85.4(1) (édicté, idem), 112.

Loi sur la protection de l’information, L.R.C. (1985), ch. O-5, art. 1 (mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 25).

Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21, art. 34 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 187, ann. V, no 6(1)).

Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, art. 18(1),(2), 39.

Regulation of Investigatory Powers Act 2000 (R.-U.), 2000, ch. 23, art. 29(5).

jurisprudence citée

décisions examinées :

Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326; R. c. Leipert, [1997] 1 R.C.S. 281; Solliciteur général du Canada et autre c. Commission royale d’enquête (Dossiers de santé en Ontario), [1981] 2 R.C.S. 494; Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60; Marks v. Beyfus (1890), 25 Q.B.D. 494 (C.A.); R. v. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979; D. v. National Society for the Prevention of Cruelty to Children, [1977] UKHL 1; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; R. c. Treu, [1979] J.Q. no 202 (C.A.) (QL); R. c. Stinchcombe, [1995] 1 R.C.S. 754; Harkat (Re), 2005 CF 393.

décisions citées :

Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44, [2008] 2 R.C.S. 574; Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 R.C.S. 253; Rice c. Commission nationale des libérations conditionnelles, [1985] A.C.F. no 600 (1re inst.) (QL); Reg. v. Lewes Justices, Ex parte Secretary of State for Home Department, [1973] A.C. 388 (H.L.); Canada (Procureur général) c. Ribic, 2003 CAF 246, [2005] 1 R.C.F. 33; R. v. Ribic, 2008 ONCA 790, 238 C.C.C. (3d) 225, 63 C.R. (6th) 70; EM (Lebanon) v. Secretary of State for the Home Department, [2008] UKHL 64; Mamatkulov et Askarov c. Turquie (2005), 41 EHRR 494; R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 72; Almrei (Re), 2008 CF 1216, [2009] 3 R.C.F. 497.

doctrine citée

Canada. Commission d’enquête sur certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada (Commission McDonald). Rapport. (3 vols.), Ottawa : Approvisionnements et Services Canada, 1981.

Canada. Commission d’enquête sur certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada (Commission McDonald). Deuxième rapport : La liberté et la sécurité devant la loi, vol. 1, Ottawa : Approvisionnements et Services Canada, 1981.

Canada. Enquête interne sur les actions des responsables canadiens relativement à Abdullah Almalki, Ahmad Abou-Elmaati et Muayyed Nureddin (l’honorable Frank Iacobucci, c.r. commissaire), Ottawa : Travaux publics et Services gouvernementaux, 2008, en ligne : <http://epe.lac-bac.gc.ca/100/206/301/pco-bcp/commissions/internal_inquiry/2010-03-09/www.iacobucciinquiry.ca/pdfs/documents/final-report-copy-fr.pdf>.

Cour suprême du Canada. Notes d’allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P. Juge en chef du Canada, Causerie Symons — 2008, en ligne : <http://www.scc-csc.gc.ca>.

Nouvelle-Zélande. Security in the Government Sector, Département du Premier ministre et du Cabinet, 2002, en ligne : <http://www.security.govt.nz/sigs/sigs.pdf>.

Sopinka, J. et alThe Law of Evidence in Canada, 2e éd., Toronto : Butterworths, 1999.

Wigmore, John Henry. Evidence in Trials at Common Law, McNaughton Revision, vol. 8, Boston : Little, Brown & Co., 1961.

REQUÊTE présentée par les avocats spéciaux pour que l’identité des sources humaines soit divulguée et que celles-ci soient contre-interrogées dans le cadre d’une instance concernant un certificat de sécurité. Requête rejetée.

ont comparu

M. W. Dale, David W. Tyndale et A. Seguin pour le demandeur.

Paul D. Copeland et Paul J. J. Cavalluzzo à titre d’avocats spéciaux.

avocats inscrits au dossier

Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

Copeland, Duncan, Toronto, et Cavalluzzo, Hayes, Shilton, McIntyre and Cornish, LLP, Toronto, à titre d’avocats spéciaux.

Ce qui suit est la version française des motifs publics du jugement et du jugement expurgés* rendus par

[1] Le juge Noël : Le 22 février 2008, un certificat désignant Mohamed Harkat à titre de personne interdite de territoire au Canada pour raison de sécurité nationale a été déposé devant la Cour fédérale en vertu de l’article 77 [mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR ou la Loi).

[2] Le 6 mai 2008, le juge en chef m’a désigné pour entendre la présente affaire. Le 4 juin 2008, ont été rendues des ordonnances établissant l’échéancier pour l’examen du caractère raisonnable du certificat en cause et désignant deux avocats spéciaux pour représenter les intérêts de M. Harkat pendant l’audience à huis clos1.

[3] À ce jour, la Cour a entendu les observations des ministres et des avocats spéciaux sur l’étendue de la divulgation exigée par l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326 (Charkaoui no 2) et, le 24 septembre 2008, elle a ordonné que les ministres se conforment à leur obligation de divulgation. La Cour n’a pas encore reçu divulgation complète conformément à l’arrêt Charkaoui no 2.

[4] Des audiences à huis clos ont été tenues pendant deux semaines, en septembre 2008, et des audiences publiques se sont déroulées en octobre et en novembre 2008. Au cours de ces audiences, les ministres ont présenté leur preuve pour étayer le caractère raisonnable du certificat et le danger associé à M. Harkat. La Cour a également entendu, en décembre 2008, la preuve et les arguments oraux concernant la demande de M. Harkat en révision des conditions de sa mise en liberté. 

[5] Il ressort de la preuve dont dispose actuellement la Cour que […] une/des source(s) humaine(s) a/ont fourni des renseignements au Service [Service canadien du renseignement de sécurité] concernant l’enquête en matière de renseignement sur les activités de M. Harkat. La Cour ne s’est pas penchée sur la fiabilité ni sur l’importance qu’il convenait d’accorder à ces renseignements. Rien dans les présents motifs ne devrait donc être interprété comme accordant une quelconque valeur probante à l’un ou l’autre des rapports provenant de sources humaines.

[6] En septembre 2008, au cours d’une audience à huis clos, les avocats spéciaux ont demandé à la Cour de rendre une ordonnance obligeant les ministres à faire comparaître pour contre-interrogatoire la/les source(s) humaine(s) secrète(s) ayant fourni au Service canadien du renseignement de sécurité des renseignements sur M. Harkat. Les avocats proposent de procéder à leur contre‑interrogatoire pendant une audience à huis clos devant la Cour.

[7] Ils demandent également que leur soit donnée la possibilité de rencontrer la/les source(s) humaine(s) avant la production de toute preuve au cours d’une audience à huis clos.

[8] Les avocats spéciaux souhaitent vérifier la crédibilité de la/des source(s) humaine(s) et corroborer éventuellement les explications que M. Harkat pourrait ultérieurement offrir dans son témoignage relativement aux motifs qui l’ont incité à venir au Canada au milieu des années 1990. Les avocats n’ont fourni aucune autre justification à la Cour à part cet objectif général.

[9] Les ministres soulignent que c’est la première fois qu’on demande de faire témoigner une/des source(s) humaine(s) dans le contexte d’une instance concernant un certificat de sécurité. Ils soutiennent que le privilège relatif aux indicateurs de police s’applique en l’espèce et qu’aucune exception relative à la « démonstration de l’innocence de l’accusé » n’existe dans le contexte d’une instance non pénale en vertu de la LIPR. Selon les ministres, le caractère fermé de la présente instance ne rend pas inopérants les privilèges juridiques. Ces derniers s’appliquent en l’absence de dispositions législatives claires prévoyant leur suspension; voir, par exemple, l’arrêt Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44, [2008] 2 R.C.S. 574 (Blood Tribe), au paragraphe 11.

[10] Les avocats spéciaux reconnaissent que le privilège relatif aux indicateurs de police s’appliquerait normalement, dans des instances publiques, aux sources humaines secrètes de renseignement recrutées par le Service. Toutefois, ils soutiennent que le privilège en cause ne s’applique pas à la partie de l’instance se déroulant à huis clos.

[11] Si la Cour conclut que le privilège relatif aux indicateurs de police s’applique à la partie de l’instance se déroulant à huis clos, les avocats spéciaux affirment avoir établi que les renseignements qu’ils cherchent à obtenir sont sujets à l’exception relative à la « démonstration de l’innocence de l’accusé » ainsi qu’il ressort de la jurisprudence en matière pénale.

[12] Les ministres soutiennent que le privilège relatif aux indicateurs de police s’applique aux sources humaines du Service et qu’il est absolu dans le contexte de la présente instance concernant un certificat de sécurité. 

La portée du privilège relatif aux indicateurs confidentiels de police

[13] Dans un arrêt de principe sur la question du privilège relatif aux indicateurs de police, l’arrêt Rc. Leipert, [1997] 1 R.C.S. 281 (Leipert), la Cour suprême a déclaré [au paragraphe 9] que « le privilège relatif aux indicateurs de police constitue une protection ancienne et sacrée qui joue un rôle vital en matière d’application de la loi ». Obtenir des renseignements sur une activité criminelle auprès d’informateurs confidentiels de la police est « d’une importance fondamentale pour le fonctionnement du système de justice criminelle » (Leipert, au paragraphe 10). Toutefois, il est clair qu’un informateur de police court « un risque de vengeance de la part des criminels » (Leipert [au paragraphe 9]). Par conséquent, le privilège relatif aux indicateurs joue un double rôle : protéger les informateurs confidentiels de la police et encourager ainsi d’autres informateurs à dévoiler des renseignements essentiels devant faciliter la protection de l’ensemble de la population.

[14] Ce privilège constitue une « règle d’intérêt public qui échappe à tout pouvoir discrétionnaire » (Solliciteur général du Canada et autre c. Commission royale d’enquête (Dossiers de santé en Ontario), [1981] 2 R.C.S. 494 (Dossiers de santé) [à la page 527]). Voir également les arrêts Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60 (Bisaillon), à la page 93; et Marks v. Beyfus (1890), 25 Q.B.D. 494 (C.A.), à la page 498. Dès lors que le privilège est judicieusement invoqué, la Cour est tenue de protéger l’identité de l’informateur de police. De fait, même dans le cas où la Couronne n’invoque pas ce privilège, la Cour a le devoir de l’appliquer (Bisaillon, à la page 98). La seule exception à cette règle de droit est lorsque l’innocence d’une personne est en cause. Dans l’arrêt Marks v. Beyfus, le maître des rôles lord Esher énonce clairement l’exception relative à la « démonstration de l’innocence de l’accusé » [à la page 498] :

[traduction] Je ne dis pas que cette règle ne peut jamais souffrir d’exception; si au procès d’un accusé le juge est d’avis qu’il est nécessaire ou juste de divulguer le nom de l’informateur pour démontrer l’innocence de l’accusé, il y a alors conflit entre deux intérêts publics et c’est celui selon lequel il ne faut pas condamner un innocent lorsqu’il est possible de prouver son innocence qui doit prévaloir.

[15] L’exception relative à la démonstration de l’innocence de l’accusé s’applique uniquement dans une instance pénale et s’appuie sur le principe selon lequel « le droit d’une personne accusée de démontrer son innocence en faisant naître un doute raisonnable au sujet de sa culpabilité a toujours primé » (R. c. Scott, [1990] 3 R.C.S. 979 (Scott), aux pages 995 et 996). 

[16] Les tribunaux ont précisé les contours de l’exception relative à la « démonstration de l’innocence de l’accusé ». Lorsque l’indicateur de police est un témoin essentiel du crime ou qu’il agit comme agent provocateur, le privilège en cause sera écarté (Scott, à la page 996; voir également Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 R.C.S. 253 (Personne désignée), au paragraphe 29). Dans l’arrêt Scott, la Cour suprême a également fait remarquer qu’« [u]ne troisième exception serait possible dans le cas où l’accusé chercherait à montrer que la perquisition n’était pas fondée sur des motifs raisonnables et violait par conséquent l’art. 8 de la Charte » (Scott, à la page 996).

[17] Le privilège relatif aux indicateurs de police est absolu en matière civile, même lorsqu’on cherche à connaître l’identité de l’informateur dans le contexte d’une enquête publique sur des abus commis par la police (voir Dossiers de santé, à la page 539; Personne désignée, au paragraphe 27; et Scott, aux pages 395 et 396). 

Le privilège relatif aux indicateurs de police s’applique-t-il en l’espèce?

[18] Dans les décisions invoquées par les avocats spéciaux et par les ministres, l’informateur confidentiel dont l’identité était en cause était un indicateur de police. La/les source(s) humaine(s) secrète(s) en cause dans la présente requête en production sont recrutées par un service de renseignement civil; il ne s’agit pas d’indicateurs de « police » qui fournissent des renseignements à la police dans l’exercice de leurs fonctions. En outre, une instance concernant un certificat de sécurité ne constitue pas une instance criminelle. Les sources humaines secrètes sont des personnes auxquelles on a garanti la confidentialité en échange de renseignements concernant les préoccupations du Canada en matière de sécurité nationale. Par conséquent, le privilège de common law qui protège les indicateurs de police et l’exception à ce privilège relative à la « démonstration de l’innocence de l’accusé » ne s’appliquent pas comme tels aux sources humaines secrètes de renseignement recrutées par le Service.

[19] Toutefois, une certaine forme de privilège relatif aux indicateurs de police a été étendue, par analogie selon la tradition progressive de la common law, aux déclarations des informateurs faites à la Commission nationale des libérations conditionnelles (Rice c. Commission nationale des libérations conditionnelles, [1985] A.C.F. n600 (1re inst.) (QL)), ainsi qu’aux déclarations des informateurs confidentiels faites aux autorités de protection de l’enfance (D. v. National Society for the Prevention of Cruelty to Children, [1977] UKHL 1 (D. v. N.S.P.C.C.)) et aux autorités de réglementation des jeux de hasard en Angleterre (Reg. v. Lewes Justices, Ex parte Secretary of State for Home Department, [1973] A.C. 388 (H.L.)). Les tribunaux ont reconnu que les justifications relatives à l’ordre public données pour étendre un privilège analogue aux informateurs dans le système carcéral ou dans le contexte de la protection de l’enfance peuvent être suffisantes pour primer [traduction] « par rapport à l’intérêt public au refus de communiquer à un tribunal judiciaire les renseignements susceptibles de l’aider à déterminer les faits se rapportant à un litige qu’il doit trancher » (D. v. N.S.P.C.C., lord Diplock [à la page 3]).

[20] Dans l’ouvrage Evidence in Trials at Common Law [par John Henry Wigmore, McNaughton Revision, vol. 8, Boston : Little, Brown & Co., 1961, à la page 527], l’auteur énonce les quatre conditions fondamentales pour qu’un privilège de common law puisse être étendu ou reconnu :

[traduction]

1) Les communications doivent avoir été transmises confidentiellement avec l’assurance qu’elles ne seraient pas divulguées.

2) Le caractère confidentiel doit être un élément essentiel au maintien complet et satisfaisant des rapports entre les parties.

3) Les rapports doivent être de la nature de ceux qui, selon l’opinion de la collectivité, doivent être entretenus assidûment.

4) Le préjudice permanent que subiraient les rapports à la suite de la divulgation des communications doit être plus considérable que l’avantage à retirer d’une juste décision.

[21] De la même manière, le juge Sopinka note dans son ouvrage intitulé The Law of Evidence in Canada (2e éd., Toronto : Butterworths, 1999, à la page 883) :

[traduction] Lorsqu’il est demandé au tribunal d’élargir la portée de la règle au-delà des paramètres traditionnels, il faut examiner minutieusement les aspects d’ordre public. La nécessité, pour la société, de favoriser la relation officieuse doit ressortir clairement.

[22] Les justifications de principe qui sous-tendent l’existence du privilège dans le contexte de l’application de la loi et l’extension de ce privilège à la commission des libérations conditionnelles et aux affaires concernant la protection de l’enfance, s’appliquent autant sinon plus aux relations entre les sources humaines secrètes de renseignement et le Service (Rice, précité, aux paragraphes 16 et 17 et D. v. N.S.P.C.C., précité, à la page 4).

[23] Dans l’arrêt Dossiers de santé, précité, la Cour suprême a reconnu que le privilège relatif aux indicateurs de police était encore plus « ferme » en matière de sécurité nationale qu’en matière d’enquête criminelle (dans cette affaire les informateurs étaient des indicateurs de police qui avaient fourni des renseignements à la police au cours d’une enquête). Le juge Martland, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour, a dit ce qui suit, à la page 537 :

Le fondement de l’existence de ce principe [en matière d’indicateurs de police], qui a évolué dans le domaine des enquêtes criminelles, est encore plus ferme lorsqu’il s’agit du travail policier dans la protection de la sécurité nationale. Dans bon nombre de cas où, en l’espèce, on a tenté d’obtenir de la police les noms de ses informateurs, il était question d’une enquête policière sur la possibilité de violence contre des fonctionnaires de l’État, y compris des chefs d’État. On reconnaît que ces enquêtes sont du ressort de la police. Le principe de droit qui protège contre la divulgation de l’identité des personnes qui fournissent des renseignements dans le cadre d’une enquête policière sur le crime se justifie d’autant plus lorsqu’il s’agit de la protection de la sécurité nationale contre la violence et le terrorisme[2].

[24] Les sources humaines secrètes de renseignement sont d’une importance vitale pour le fonctionnement des services de renseignement ainsi que pour la sécurité nationale du Canada3. Ces sources ne se limitent pas à recueillir des renseignements d’une manière passive comme le font les sources techniques, mais elles sont au contraire en mesure d’activement solliciter et obtenir des renseignements autrement inaccessibles. Elles le font souvent en s’exposant, eux-mêmes et leurs familles, à de grands risques. Fondamentalement, les informations fournies par les sources humaines secrètes permettent aux services de renseignement d’évaluer d’une manière plus rigoureuse et opportune les menaces à la sécurité du Canada. Elles constituent donc des ressources essentielles en ce qui touche la sécurité nationale4.

[25] La Commission d’enquête sur certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada (la Commission McDonald) a fait observer ce qui suit, à la page 536 du volume 1 de son Deuxième rapport : La liberté et la sécurité devant la loi (Ottawa : Approvisionnements et Services Canada, 1981) :

58. Le recours aux sources humaines ou aux informateurs et aux membres clandestins que nous regroupons sous l’appellation « agents secrets », est la mieux établie des méthodes de collecte de renseignements sur les menaces à la sécurité. En dépit de la révolution technologique, à qui l’on doit tout un éventail de moyens techniques de noyauter les organisations secrètes, il est probable que l’agent secret demeurera pour un service de renseignements une source extrêmement importante d’information.

59. L’agent secret peut constituer une source de renseignements beaucoup plus riche que n’importe quel dispositif technique. La source technique […] est essentiellement un instrument passif capable uniquement de capter ce qui se dit ou se fait à un endroit donné. Par contre, les agents secrets — les espions — ont souvent réussi à s’infiltrer dans les cercles les plus intimes des groupes, sondant les intentions de leurs dirigeants […]

[26] Pour remplir leur rôle, les sources doivent demeurer anonymes et pleinement protégées; leur identité ne doit jamais être dévoilée explicitement ou implicitement par les agences de renseignement. À cette fin, au moment du recrutement, le Service donne à la source une garantie de confidentialité […]. L’accès à l’information sur les sources humaines secrètes de renseignement est strictement limité et compartimenté dans un secteur séparé du Service5.

[27] La confidentialité vise à assurer la sécurité des sources humaines secrètes de renseignement qui se mettent souvent en danger pour satisfaire aux objectifs d’enquête du Service. Vu la nature des tâches qu’elles accomplissent, la confidentialité est nécessaire pour assurer leur protection contre les représailles ou l’ostracisme de leur communauté6.

[28] Si le Service n’est pas en mesure de protéger l’identité de ses sources ou est tenu de les produire dans une instance judiciaire (même fermée au public), le nombre de personnes disposées à divulguer des renseignements s’en trouverait réduit. De fait, la preuve soumise indique que le recrutement de sources humaines serait compromis si notre Cour ne respectait pas les garanties de confidentialité données par le Service7. Je retiens cette preuve.

[29] Enfin, il est important de souligner que, contrairement aux enquêtes policières ou criminelles, les enquêtes en matière de renseignement ne prennent pas fin avec le dépôt d’accusations criminelles ou l’introduction d’une instance judiciaire. Elles peuvent être à court terme, mais aussi s’étendre sur de longues périodes de temps, voire même des décennies. Les enquêtes peuvent être suspendues ou encore réactivées. Le déroulement d’une enquête en matière de renseignement dépend d’un grand nombre de facteurs, notamment de l’objectif de l’enquête et de la persistance des menaces associées à l’objet de l’enquête. […]  La preuve soumise à la Cour établit que divulguer une source aux avocats spéciaux ou exiger qu’une source témoigne dans une séance à huis clos, même sous le couvert de l’anonymat, mettra presque à coup sûr fin à la collaboration entre cette source et le Service8.

[30] Le législateur s’est lui-même exprimé sur l’importance de protéger les sources humaines et les agents secrets. Le paragraphe 18(1) de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23 (la Loi sur le SCRS), prévoit ce qui suit :

18. (1) Sous réserve du paragraphe (2), nul ne peut communiquer des informations qu’il a acquises ou auxquelles il avait accès dans l’exercice des fonctions qui lui sont conférées en vertu de la présente loi ou lors de sa participation à l’exécution ou au contrôle d’application de cette loi et qui permettraient de découvrir l’identité :

a) d’une autre personne qui fournit ou a fourni au Service des informations ou une aide à titre confidentiel;

b) d’une personne qui est ou était un employé occupé à des activités opérationnelles cachées du Service.

[31] Je conclus selon la preuve dont je suis saisi que les relations entre le Service et une source humaine secrète de renseignement remplissent les quatre conditions énoncées par Wigmore dans son ouvrage et devraient donc être protégées. Les sources humaines secrètes de renseignement reçoivent la garantie absolue que leur identité sera protégée. Cette garantie non seulement favorise la collaboration efficace à long terme avec les sources en cause, mais aussi augmente d’une façon exponentielle les chances de succès des enquêtes ultérieures en matière de renseignement. Les garanties de confidentialité sont essentielles pour que le Service soit en mesure de s’acquitter de son mandat législatif de protéger la sécurité nationale du Canada tout en protégeant la source contre les représailles. La protection offerte encourage également d’autres personnes à divulguer des renseignements décisifs qui seraient autrement inaccessibles au Service. La collaboration entre le Service et la source ainsi que l’identité de cette dernière sont donc protégées par un privilège relatif aux sources humaines secrètes de renseignement. 

Existe-t-il une exception à l’immunité conférée par le privilège relatif aux sources humaines secrètes de renseignement?

[32] Dans les arrêts Charkaoui (Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350 (Charkaoui no 1) et Charkaoui no 2, précité), la Cour suprême a conclu que l’importance des conséquences sur les droits à la liberté et à la sécurité de la personne désignée enclenche l’application de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte) et le droit à l’équité procédurale qui y est prévu. Par conséquent, notre Cour doit examiner si, dans les circonstances de la présente instance, les principes de l’équité procédurale prévus à l’article 7 n’exigent pas une exception, aussi restreinte soit-elle, au privilège relatif aux sources humaines secrètes de renseignement.

[33] La question de l’équité procédurale doit être tranchée dans le contexte de la présente instance, à savoir la détermination du caractère raisonnable d’un certificat de sécurité déposé à la Cour fédérale selon le paragraphe 77(2) de la LIPR. Une conclusion de raisonnabilité constituerait une preuve concluante que M. Harkat est interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité nationale, en vertu de l’alinéa 34(1)c), d), ou f) de la LIPR, et aurait l’effet d’une mesure de renvoi. Cette mesure pourrait faire l’objet d’une instance subséquente dans laquelle le ministre serait appelé à évaluer le risque que la personne désignée soit soumise à la torture ou à des autres mauvais traitements si elle devait retourner dans son pays d’origine ou dans quelque autre pays (voir les procédures relatives à l’examen des risques avant renvoi, à l’article 112 de la LIPR).

[34] La personne désignée dans un certificat risque de perdre son statut au Canada et d’être expulsée, et est détenue jusqu’à ce qu’elle quitte le Canada ou qu’elle soit mise en liberté sur ordonnance de la Cour. La Cour suprême a souligné que, vu l’exception établie dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, il existe une possibilité que les circonstances soient suffisamment exceptionnelles pour justifier l’expulsion de la personne désignée dans un certificat vers un pays où sa sécurité est en jeu. Récemment, dans le cadre de la Causerie Symons 2008 [Notes d’allocution de la très honorable Beverly McLachlin, C.P. Juge en chef du Canada], la juge en chef McLachlin a fait observer que la Cour suprême n’a pas encore étudié la question de savoir ce qui constituerait des « circonstances exceptionnelles », mais elle a ajouté que de telles situations « seraient nécessairement très rares » (Causerie Symons, Notes d’allocution, à la page 29).

[35] Compte tenu des deux arrêts Charkaoui de la Cour suprême, une personne désignée dans un certificat de sécurité a droit à un niveau élevé d’équité procédurale de sorte que, là où un privilège analogue au « privilège relatif aux indicateurs de police » serait habituellement absolu, l’application de l’article 7 [de la Charte] puisse justifier une exception au privilège en question. Je conclus que cette exception sera uniquement applicable dans la partie de l’instance qui se déroule à huis clos, lorsqu’un avocat spécial établit qu’il a « besoin de connaître » l’identité de la source humaine secrète de renseignement pour empêcher une violation flagrante de l’équité procédurale qui serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

[36] Cette exception est fondée sur la règle du « besoin de connaître » qui est un principe fondamental dans le monde du renseignement. On la retrouve à la fois dans la législation et les politiques internes et internationales. Fondamentalement, les renseignements classifiés sont protégés par la compartimentation, dont on maintient l’intégrité par le principe du « besoin de connaître »9. Seules les personnes ayant un besoin opérationnel direct ont accès aux renseignements classifiés — même les personnes détenant la cote de sécurité la plus élevée. Les paragraphes suivants donnent un aperçu bref, et limité, de certains cas où le principe du « besoin de connaître » a été admis, évoqué et utilisé.

[37] Le 1er février 2002, le Secrétariat du Conseil du Trésor a diffusé la « Politique du gouvernement sur la sécurité » visant à « protéger les employés, sauvegarder le caractère confidentiel, l’intégrité, la disponibilité et la valeur des biens ». Le paragraphe 10.8 porte sur les « limites à l’accès » et énonce le principe relatif au besoin de connaître : « Les ministères doivent limiter l’accès aux renseignements classifiés et protégés et autres biens aux seules personnes qui ont besoin de les connaître. »

[38] Dans l’arrêt R. c. Treu, [1979] J.Q. no 202 (QL), la Cour d’appel du Québec a souligné qu’un système de sécurité est fondé sur deux principes : « l’idée d’accessibilité en faveur seulement des personnes habilitées (cleared persons) et ayant besoin de les connaître (need to know) » (au paragraphe 57). Ces principes ont été également mentionnés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ribic, 2003 CAF 246, [2003] 1 R.C.F. 33, au paragraphe 6, ainsi que par la Cour d’appel de l’Ontario dans R. v. Ribic, 2008 ONCA 790, 238 C.C.C. (3d) 225.

[39] Un principe similaire se retrouve dans la Regulation of Investigatory Powers Act 2000 [(R.-U.) 2000, ch. 23] du Royaume-Uni, qui prévoit ce qui suit à l’alinéa 29(5)(e) :

[traduction]

29 (5) […]

(e)  les documents conservés par l’autorité compétente chargée de l’enquête qui divulguent l’identité de la source seront accessibles uniquement dans la mesure où il est nécessaire de les mettre à la disposition des personnes habilitées.

[40] La partie 4 du Executive Order 12356 [3 C.F.R. 66 (1982)] énonce ainsi la politique en matière de classification et d’accès du pouvoir exécutif des États-Unis d’Amérique :

[traduction] 4.1  Restrictions générales d’accès.

a) Une personne est admissible à l’accès à l’information classifiée sous réserve d’une détermination de sa fiabilité effectuée par les dirigeants de l’agence ou les administrateurs désignés et à condition que l’accès soit essentiel à la réalisation des fins légitimes et autorisées de l’État. [Non souligné dans l’original.]

[41] En Nouvelle-Zélande, la politique du gouvernement en matière de sécurité est énoncée dans un guide intitulé Security in the Government Sector, publié en 2002 par le Département du Premier ministre et du Cabinet. Les auteurs admettent dans l’introduction que le contenu du guide [traduction] « s’appuie partiellement sur des publications similaires parues à l’étranger — notamment sur le “Commonwealth Protective Security Manual” publié en Australie et sur le “Manual of Protective Security” publié au Royaume-Uni. » L’accès à ces deux documents est limité. Le chapitre 4 du Commonwealth Protective Security Manual est intitulé [traduction] « Gestion du matériel classifié ». Il énonce comme suit le principe du besoin de connaître :

[traduction]

4. Il est essentiel pour tous les aspects de la sécurité que les seules personnes ayant accès à des renseignements classifiés soient celles qui en ont besoin pour exercer leurs fonctions. Par conséquent, les employés ont accès à des renseignements classifiés :

•    uniquement parce qu’ils ont « besoin de connaître » ces renseignements pour exercer leurs fonctions

•    non parce qu’il serait opportun qu’ils les connaissent

•    non en raison de leur statut, poste, grade ou niveau d’accès autorisé.

5. Le respect du principe du besoin de connaître contribue à protéger les employés ainsi que l’information.

6. Le principe du besoin de connaître s’applique tant au sein d’un organisme qu’à l’extérieur.

[42] La manière même dont le Service gère les sources humaines fournit une illustration concrète de l’application du principe du « besoin de connaître ».

[43] La preuve entendue lors des audiences à huis clos établit que […] les dossiers concernant les sources humaines sont gérés par une section différente du Service qui se trouve dans un périmètre hautement protégé dans le cadre d’un environnement déjà sécurisé10. […] Ces mesures viennent aider le Service à s’acquitter de son obligation de protéger les sources humaines et lui permettent de contrôler et de garantir la qualité des renseignements fournis par une source donnée. Plus le nombre de personnes ayant accès à l’identité d’une source humaine est élevé, plus il est difficile d’empêcher la divulgation involontaire et d’enquêter sur des infractions à la sécurité11. Élargir le cercle de personnes ayant accès à l’identité d’une source humaine met en péril tant la sécurité personnelle de la source que la sécurité nationale du Canada.

[44] Les employés de la Direction des sources humaines sont tenus de respecter certaines normes de sécurité plus sévères que celles qui sont applicables à la plupart des employés du Service. […]

[45] […] Les communications concernant les sources humaines, encore plus que d’autres catégories de renseignements classifiés, sont transmises uniquement en fonction du besoin de connaître12. Les documents concernant les sources […] doivent être classifiés […]. De fait, la preuve présentée devant la Cour établit que même le directeur de la section n’aurait pas normalement accès aux renseignements sur l’identité des sources humaines sauf s’il a un besoin opérationnel de connaître13.

[46] Vu les préoccupations à l’égard de la sécurité individuelle et du contrôle opérationnel, le « besoin de connaître » ces renseignements étroitement protégés sera établi uniquement en présence d’une preuve démontrant la nécessité de divulguer l’identité de la source humaine secrète de renseignement pour empêcher une violation flagrante de la justice en matière de procédure qui serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Pour déterminer les conditions d’application de ce critère, je cite les remarques de la Cour européenne des droits de l’homme qui a considéré le terme « flagrant » comme dénotant « une violation tellement grave qu’elle entraîne l’annulation, voire la destruction de l’essence même » du droit à l’équité procédurale. (Voir EM (Lebanon) v. Secretary of State for the Home Department [[2008] UKHL 64], citant l’affaire Mamatkulov et Askarov c. Turquie (2005), 41 EHRR 494, aux pages 537 à 539). Un besoin de connaître de ce genre peut se présenter, selon le juge, lorsqu’il n’y a aucun autre moyen de tester la fiabilité de renseignements critiques fournis par une source humaine secrète que de recourir au contre-interrogatoire.

[47] Cette exception au privilège relatif aux sources humaines secrètes de renseignement s’accorde avec l’intention du législateur énoncée au paragraphe 18(2) de la Loi sur le SCRS, qui prévoit une communication restreinte de renseignements au sujet des sources humaines et des agents secrets.

[48] Le privilège relatif aux sources humaines secrètes de renseignement ainsi que son exception forcément restreinte visent à établir un équilibre entre les droits individuels et les droits collectifs. Le juge Iacobucci a exprimé une préoccupation similaire au sujet du besoin de « tout faire pour protéger notre pays » et le besoin d’agir en ce sens « en respectant véritablement les droits et libertés fondamentaux des citoyens canadiens ». (Enquête interne sur les actions des responsables canadiens relativement à Abdullah Almalki, Ahmed Abou-Elmaati et Muayyed Nureddin (Ottawa : Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2008), à la page 5.)

Conséquences découlant du caractère fermé de l’instance et de la présence des avocats spéciaux

[49] Les avocats spéciaux soutiennent qu’ils ont droit d’avoir accès à tout renseignement concernant l’enquête sur M. Harkat détenu par le Service parce qu’ils ont l’habilitation de sécurité de niveau très secret et qu’ils ont été désignés avocats spéciaux dans le présent dossier, ainsi qu’en raison du fait qu’ils sont des personnes astreintes au secret à perpétuité en vertu de la Loi sur la protection de l’information [LR.C. (1985), ch. O-5, art. 1 (mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 25)]. Les avocats spéciaux affirment que leur droit d’avoir accès aux renseignements comprend la possibilité de contre‑interroger des sources humaines secrètes de renseignement et d’implicitement, sinon explicitement, connaître leur identité. 

[50] Les ministres adoptent la position contraire et soutiennent qu’aucune disposition de la LIPR ne vient annuler l’application des privilèges de common law. Je souscris à ce point de vue.

[51] Le législateur peut écarter des privilèges de common law par voie législative; toutefois, il doit le faire de manière explicite (voir Blood Tribe, au paragraphe 11)14. L’article 39 de la Loi sur le SCRS donne un exemple du libellé clair requis pour écarter des privilèges de common law :

39. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, le comité de surveillance peut déterminer la procédure à suivre dans l’exercice de ses fonctions.

(2) Par dérogation à toute autre loi fédérale ou toute immunité reconnue par le droit de la preuve, mais sous réserve du paragraphe (3), le comité de surveillance :

a) est autorisé à avoir accès aux informations qui se rattachent à l’exercice de ses fonctions et qui relèvent du Service ou de l’inspecteur général et à recevoir de l’inspecteur général, du directeur et des employés les informations, rapports et explications dont il juge avoir besoin dans cet exercice;

b) au cours des enquêtes visées à l’alinéa 38c), est autorisé à avoir accès aux informations qui se rapportent à ces enquêtes et qui relèvent de l’administrateur général concerné.

(3) À l’exception des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada visés par le paragraphe 39(1) de la Loi sur la preuve au Canada, aucune des informations visées au paragraphe (2) ne peut, pour quelque motif que ce soit, être refusée au comité. [Non souligné dans l’original.]

[52] Il n’y a pas de disposition analogue dans la LIPR. Si le législateur avait voulu que les avocats spéciaux aient accès à l’ensemble des renseignements, y compris ceux que le gouvernement affirme être visés par le privilège du secret professionnel ou tout autre privilège, il l’aurait explicitement énoncé dans les dispositions législatives. Les pouvoirs limités attribués aux avocats spéciaux à l’article 85.2 [édicté par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la LIPR ne leur permettent pas, sans l’autorisation de notre Cour, d’appeler un témoin ou d’exiger la production d’un témoin ou d’un document, notamment lorsqu’il s’agit d’écarter un privilège de common law. 

[53] L’obligation des ministres de divulguer des renseignements est prévue au paragraphe 77(2) de la LIPR et a été élargie par l’arrêt Charkaoui no 2 de la Cour suprême. La Loi exige que le ministre « dépose en même temps que le certificat les renseignements et autres éléments de preuve justifiant ce dernier » (LIPR, au paragraphe 77(2)). Après le dépôt, le juge décide si les renseignements fournis satisfont aux exigences de divulgation établies dans l’arrêt Charkaoui no 2, lequel exige la remise à la Cour de la totalité des notes opérationnelles et des renseignements au sujet de M. Harkat. Ces renseignements seront mis à la disposition des avocats spéciaux dans un délai fixé par le juge (LIPR, au paragraphe 85.4(1) [édicté, idem]). L’obligation du Service de communiquer des renseignements ne s’applique pas aux dossiers purement administratifs, sauf s’il est démontré que ces renseignements sont nécessaires pour permettre à la Cour de s’acquitter de son obligation de vérifier l’exactitude et la fiabilité des allégations relatives au caractère raisonnable du certificat. Dans ce cas, la Cour a le pouvoir d’ordonner que les renseignements lui soient communiqués pour examen (voir Blood Tribe, aux paragraphes 23, 31, 33 et 34; voir également R. c. Chaplin [[1995] 1 R.C.S. 727], au paragraphe 25). Lorsque les renseignements sont jugés pertinents et non exclus par le privilège de non-divulgation, une directive sera donnée exigeant le dépôt des renseignements et autorisant les avocats spéciaux à y avoir accès.

[54] L’arrêt Charkaoui no 2 ne contient aucun élément qui indique que la Cour suprême a voulu écarter l’application des privilèges de common law dans le contexte d’une instance concernant un certificat de sécurité. Les limites à la divulgation ont été reconnues dans l’arrêt R. c. Stinchcombe, [1995] 1 R.C.S. 754, une instance pénale, lorsque la Cour suprême a affirmé que l’information à fournir à l’accusé est assujettie au privilège de common law (voir paragraphes 16 et 22; voir également Chaplin, précité, au paragraphe 21).  

[55] L’instance à huis clos peut limiter le risque de préjudice lorsque le juge désigné estime qu’il est nécessaire d’appliquer l’exception touchant le besoin de connaître au privilège relatif aux sources humaines secrètes de renseignement dans le contexte d’une instance concernant un certificat de sécurité. Toutefois, l’audience à huis clos ne fait que réduire les conséquences d’une ordonnance de divulgation sur une source humaine particulière; elle n’écarte pas le privilège ni ne supprime son assise politique.

[56] Les avocats spéciaux soutiennent également qu’ils ont le droit d’obtenir des copies de tout renseignement remis à la Cour par les ministres. Il ne saurait en être ainsi.

[57] Les avocats spéciaux ne se trouvent pas dans une position similaire à celle de la Cour. Ils prennent part aux audiences à huis clos uniquement aux fins énoncées dans la LIPR, à savoir de représenter l’intérêt supérieur de la personne visée par le certificat. La Cour aura toujours le pouvoir d’ordonner que les renseignements lui soient remis pour qu’elle puisse décider s’ils sont pertinents ou assujettis à un privilège. C’est le rôle de l’arbitre indépendant et impartial. Lorsque les renseignements sont jugés pertinents et non exclus par la loi ou un privilège de common law, la Cour ordonnera leur dépôt et leur remise aux avocats spéciaux. Les dispositions de la LIPR et les motifs de la Cour suprême dans les arrêts Charkaoui n’ont pas pour effet de retirer au juge ce rôle capital de surveillance.

Les avocats spéciaux ont-ils établi qu’ils ont « besoin de connaître » ces renseignements pour empêcher une violation flagrante de la justice procédurale de sorte qu’une exception à la règle du privilège relatif aux sources humaines secrètes de renseignement soit applicable?

[58] Les avocats spéciaux ont un rôle spécifique mais limité dans le cadre d’une instance concernant un certificat de sécurité. Bien que leurs communications avec la personne visée par le certificat soient réputées assujetties au privilège du secret professionnel, il n’existe aucune relation avocat-client entre l’avocat spécial et la personne visée. Le rôle primordial de l’avocat spécial consiste à protéger les intérêts de la personne visée lorsque la preuve est entendue en l’absence de celle-ci. Il accomplit sa tâche en deux étapes : en maximisant la communication devant être faite à la personne visée et à son conseil et en vérifiant la fiabilité et la crédibilité de la preuve dans la partie tenue à huis clos de l’instance par le contre-interrogatoire des témoins produits par les ministres. Toute autre mesure envisagée par les avocats spéciaux doit être autorisée par le juge qui est chargé de veiller à ce que l’instance se déroule de façon aussi rapide, informelle et juste que possible (LIPR, alinéa 85.2c), et Almrei (Re), 2008 CF 1216, [2009] 3 R.C.F. 497, aux paragraphes 57 à 59).

[59] Le paragraphe 83(1) de la LIPR confère au juge désigné la responsabilité ultime de protéger les renseignements sensibles. Cette obligation doit constituer le fondement de tout examen de la question de savoir si les avocats spéciaux ont besoin de connaître l’identité des sources humaines secrètes de  renseignement.

[60] Les avocats spéciaux soutiennent que la/les source(s) humaine(s) (voir le paragraphe 8, ci‑dessus, pour un résumé de l’argumentation) […]. Cet argument n’est pas étayé par la preuve. Les avocats spéciaux ne proposent aucun renseignement ni élément de preuve additionnels à l’appui de leur demande. 

[61] L’exception relative au « besoin de connaître » ne peut pas servir à faire des recoupements. Dans le cadre d’une instance concernant un certificat de sécurité, cette exception ne peut s’appliquer que si c’est là la seule façon de démontrer que l’instance entraînera autrement une violation flagrante de l’équité procédurale qui serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Cette exception ne doit pas servir comme arme d’une stratégie d’instance.

[62] Les avocats spéciaux cherchent également à contre-interroger les sources humaines pour vérifier la crédibilité et la fiabilité des renseignements. 

[63] Il existe d’autres façons par lesquelles un avocat spécial peut vérifier la crédibilité et la fiabilité des renseignements fournis par une source humaine, qui n’exigent pas la divulgation de son identité ni sa production comme témoin par les ministres.

[64] Dans son jugement concernant le caractère raisonnable du premier certificat de sécurité désignant M. Harkat comme personne interdite de territoire au Canada en vertu de la LIPR, la juge Dawson [Harkat (Re), 2005 CF 393] énonce, aux paragraphes 93 à 100, les principes pertinents pour l’évaluation des renseignements confidentiels. Elle déclare ce qui suit :

Lorsqu’il examine la preuve qui ne peut être divulguée pour raisons de sécurité, le juge désigné doit adopter dans cet exercice une approche structurée. Parmi les facteurs qu’il doit considérer, il y a la présence ou l’absence d’éléments concordants, la cohérence de la preuve et le point de savoir s’il s’agit d’une preuve par ouï-dire. Pour dire si la preuve est ou non digne de foi, le juge peut vérifier la crédibilité et la fiabilité de la source de l’information. Pour ce faire, le juge désigné peut interroger directement les déposants et peut-être aussi d’autres personnes. Le juge peut aussi interroger sur ses observations l’avocat représentant le Service. 

[…]

Je ne dirai rien des sources à l’origine des renseignements confidentiels communiqués à la Cour en l’espèce, mais j’estime que, d’une manière générale, lorsque les renseignements confidentiels en question proviennent d’une source humaine, on peut légitimement demander à des témoins assermentés l’origine et la durée des rapports entre le Service et cette source humaine; si la source a été rémunérée pour les renseignements fournis; ce qu’on sait des motifs ayant porté la source à fournir les renseignements en cause; si cette source a fourni des renseignements sur d’autres personnes et, si oui, si l’on pourrait obtenir des précisions à cet égard; la mesure dans laquelle les renseignements fournis par cette source ont pu être recoupés; la situation de la source, sur le plan de la citoyenneté ou de l’immigration, et si cette situation a changé à l’époque où elle entretenait des liens avec le Service (au point où cette situation pourrait affecter la sécurité de la source au Canada et sa vulnérabilité vis-à-vis de la contrainte); la question de savoir si c’est en réponse à d’éventuelles pressions que la source a fourni les renseignements, et si oui, d’où émanaient ces pressions; si la source faisait ou fait l’objet d’une enquête du Service ou d’un autre service de renseignement ou de police; si elle a un casier judiciaire ou est visée par une accusation pénale au Canada ou ailleurs; la nature des rapports existant entre la source et la personne faisant l’objet de l’enquête; l’existence réelle ou présumée d’un motif ayant pu porter la source à fournir de faux renseignements ou de quelque autre manière induire les enquêteurs en erreur. Cette liste n’est aucunement exhaustive […]

[65] Conformément à l’approche proposée par la juge Dawson, un témoin du Service en l’espèce a fait une déposition et a été contre-interrogé par les avocats spéciaux au sujet de la valeur, de la fiabilité et de l’utilité des renseignements fournis par la/les source(s) humaine(s). Il a témoigné également au sujet de la motivation de la/des source(s), des questions touchant le contrôle et la rétribution financière de la/des source(s) ainsi que de ses/leurs antécédents personnels et activités en tant que source(s) humaine(s) secrète(s) de renseignement.

[66] Les ministres ont également déposé devant la Cour la Pièce A, qui a été communiquée aux avocats spéciaux15. La pièce A concorde avec la déposition du témoin du Service. Dans cette pièce, le Service présente les antécédents et la motivation de la/des source(s) humaine(s), les rencontres avec les contrôleurs, le ciblage, ainsi que la question du contrôle de la/des source(s). On y fait également l’examen de la valeur des renseignements reçus en mettant en évidence des exemples de recoupement avec d’autres sources de renseignement grâce à différentes techniques d’enquête. Ces techniques peuvent comprendre d’autres sources humaines, des sources techniques telles les interceptions, et des renseignements fournis par des organismes étrangers de renseignements16.

[67] L’expérience que notre Cour a acquise veut que la démarche proposée par la juge Dawson, combinée à l’examen de la pièce fournie par les ministres concernant la crédibilité de la/des source(s), s’accorde avec les obligations judiciaires du juge désigné et réponde aux exigences de la justice fondamentale.

[68] Les avocats spéciaux ont soulevé une autre question concernant la fiabilité des renseignements fournis par la/les source(s) et ont demandé d’autres éléments de preuve de la part du Service […]. Le témoin du Service a fourni une preuve détaillée sur ce point.  […]

[69] Vu la nature des renseignements présentés par le Service, le contre-interrogatoire par les avocats spéciaux, le rôle primordial de ces derniers et les autres requêtes en production, je conclus que, à ce stade, les avocats spéciaux n’ont pas établi que la production d’une ou de source(s) humaine(s) en l’espèce est nécessaire pour empêcher une violation flagrante de l’équité procédurale.

[70] De fait, ce n’est que dans des cas exceptionnels que notre Cour ordonnera la divulgation de l’identité d’une source humaine secrète de renseignement à un avocat spécial et l’exigence que le Service produise la source pour examen dans la partie tenue à huis clos dans une instance concernant un certificat de sécurité serait encore plus exceptionnelle. Même les documents présentés à l’appui des demandes de mandat aux termes de la Loi sur le SCRS, qui sont entendues à huis clos et sans avis au public, ne mentionnent pas les noms des sources […]. Afin de faciliter le processus décisionnel judiciaire, le Service produit un document qui permet d’évaluer la fiabilité et la pertinence de la source humaine et qui est semblable, voire identique, à la pièce A en l’espèce. […] une fois que la demande de mandat a fait l’objet d’une décision, elle est renvoyée au Service pour qu’elle soit gardée en lieu sûr et puisse être fournie sur demande du juge désigné.

[71] L’identité d’une source humaine sera confirmée ou communiquée à la Cour uniquement lors de la demande de mandat lorsque le juge désigné établit l’existence d’un besoin judiciaire de connaître. Les cas où un tel « besoin de connaître » se présentera sont rares […].

Les conséquences de la renonciation au privilège

[72] […] Les avocats spéciaux allèguent également qu’ils connaissent l’identité de la/des source(s) humaine(s) [...].

[73] Dans l’arrêt Bisaillon, la Cour suprême a déclaré ce qui suit (aux pages 94 et 95) :

On s’est donc demandé si l’indicateur, lui, peut renoncer à la règle d’exclusion qui le protège, par exemple en se manifestant lui-même. Dans son traité, Evidence in Trials at Common Law, vol. 8, révisé par John T. McNaughton, 1961, à la p. 766, Wigmore enseigne : [traduction] « Si l’identité de l’informateur est admise [...], la dissimulation prétendue de son identité n’est alors pas motivée. » Si tel est le cas, ce n’est pas une exception à la règle mais une situation où, comme Wigmore l’indique, la raison de la règle disparaît car les autres indicateurs de police ne se sentiraient pas menacés sachant que la divulgation a été faite par l’indicateur lui-même ou avec son consentement. Même alors, je suis loin d’être convaincu que l’on pourrait demander à un agent de la paix de confirmer le fait car on contribuerait par là à affaiblir une règle qui doit rester ferme.

[74] Par analogie au privilège relatif aux indicateurs de police, j’estime que ni la source humaine ni la Couronne ne peuvent renoncer unilatéralement au privilège relatif aux sources humaines secrètes de renseignement. Toute renonciation doit être une décision conjointe fondée sur une compréhension approfondie des conséquences. Tant qu’on ne lui a pas fourni la preuve d’une renonciation conjointe et éclairée, la Cour est tenue de protéger le privilège revendiqué sous réserve seulement de l’exception énoncée plus haut. De fait, la Cour suprême a conclu que le privilège relatif aux indicateurs de police est « une règle juridique d’ordre public qui s’impose au juge ». (Bisaillon, précité, à la page 93. La Cour a également déclaré : « si personne ne l’invoque, [le privilège] le juge doit l’imposer d’office ».)

[75] Pour tous ces motifs, je conclus que la demande des avocats spéciaux voulant que l’identité de la/des source(s) humaine(s) secrète(s) de renseignement soit divulguée et que celle(s)-ci soi(en)t contre‑interrogée(s) doit être rejetée.

[76] Certaines questions dépassent parfois le cadre de l’instance dans laquelle elles sont soulevées, des questions qui ont une incidence non seulement sur des instances similaires, mais potentiellement sur l’ensemble du système de renseignement. C’est le cas de la question dont je suis saisi et qui se répercutera sur notre réseau du renseignement — au niveau national et international. La Cour doit accorder une attention particulière à l’évaluation des enjeux divergents examinés dans les présents motifs. 

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

La demande de rencontrer et de contre-interroger la/les source(s) humaine(s) secrète(s) de renseignement est rejetée.

1 Le terme « audience à huis clos » s’entend d’une audience tenue en vertu de l’art. 83(1)c) [de la LIPR] [mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4], qui autorise le juge désigné à entendre la preuve en l’absence du public, de l’intéressé et de son conseil.

2 Cette décision a été rendue en 1981, l’année où la Commission McDonald a déposé son rapport [Commission d’enquête sur certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada. Rapport (3 vols.) Ottawa : Approvisionnements et Services Canada, 1981] qui recommandait la création d’un service de renseignement civil.

3 Le témoignage très secret de […], p. 1354, lignes 10 à 17. Voir également le témoignage très secret de […], donné au cours de la séance à huis clos et ex parte de la Cour fédérale dans l’affaire intéressant Mohamed Harkat, tenue du 10 au 19 septembre 2008, p. 60, lignes 19 et ss.

4 […], p. 1036, lignes 5 à 9.

5 […], p.1356, lignes 5 et ss., et p. 1352, lignes 16 à 19 et ss.

6 […], p. 1362, ligne 20, à la p.1363, ligne 13.

7 […], p. 1388, lignes 15 et ss., et […], p. 77, lignes 16 à 25.

8 […], p. 1388, ligne 22, à p. 1390, ligne 1.

9 […], p. 1353, ligne 24, à la p. 1354, ligne 24.

10 […], p. 1356, ligne 5.

11 […], pp. 1382 et ss.

12 […], p. 1357, lignes 12 à 17.

13 […], p. 1356, lignes 13 à 24.

14 Les autres cas où le législateur a explicitement écarté des privilèges de common law sont rares; il est possible d’en trouver des exemples dans les dispositions de l’art. 36 [mod. par L.C. 2006, ch. 9, art. 153] de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A‑1, et de l’art. 34 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 187, ann. V, no 6(1)] de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21.    

15 Pour des explications au sujet de la pièce A, veuillez consulter […], à la p. 1367.

16 La pièce A est le produit des questions approfondies formulées par la Cour au cours d’autres instances concernant la sécurité nationale. Elle a été élaborée au fil du temps sous surveillance judiciaire pour répondre aux préoccupations des juges de la Cour relatives à l’évaluation des renseignements fournis par les sources humaines.

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