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[2011] 3 R.C.F. 198

IMM-1335-09

2010 CF 274

Gary Williams (demandeur)

c.

Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeur)

Répertorié : Williams c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)

Cour fédérale, juge Zinn—Toronto, 25 février; Ottawa, 11 mars 2010.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’exécution a refusé la demande de report du renvoi du demandeur jusqu’à ce que soit tranchée sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires (demande CH) présentée depuis le Canada — Le demandeur était entré illégalement au Canada et avait trois enfants issus de deux mariages au Canada — Il a été déclaré coupable d’accusations au criminel au Canada et un rapport d’interdiction de territoire a été établi contre lui en application de l’art. 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — La conclusion de l’agent d’exécution relative à la demande CH pendante du demandeur était raisonnable — Lorsque l’on considère la décision de l’agent dans son ensemble, il était loisible à l’agent de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi sur le fondement de la demande CH pendante — La conclusion de l’agent relative à l’état de santé de la femme du demandeur n’était pas déraisonnable compte tenu du peu de détails que le demandeur a donnés à cet égard — Le fait que l’agent a invoqué des renseignements périmés du dossier du ministère concernant le demandeur posait problème — Lorsqu’on sait que d’importants changements sont survenus depuis la fourniture des renseignements antérieurs, comme en l’espèce, il est injuste et déraisonnable de s’appuyer sur les renseignements antérieurs sans vérifier d’abord avec le demandeur s’ils sont toujours valides — Demande accueillie.

Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Un agent d’exécution a refusé la demande de report du renvoi du demandeur jusqu’à ce que soit tranchée sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires présentée depuis le Canada — Bien que l’obligation d’équité en matière de demande de report de renvoi ne soit pas très rigoureuse, il est contraire à l’équité de fonder des décisions relatives à des points importants sur des éléments de preuve extrinsèque n’émanant pas du demandeur — Bien que la preuve sur laquelle l’agent s’est fondé en l’espèce ne soit pas une preuve extrinsèque, le même raisonnement s’applique lorsque les éléments de preuve n’ont pas été confirmés récemment par le demandeur et que sont survenus des changements importants qui amèneraient une personne raisonnable à se demander s’ils sont toujours exacts.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’exécution a refusé la demande de report du renvoi du demandeur jusqu’à ce que soit tranchée sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires (demande CH) présentée depuis le Canada. La demande de réexamen de cette décision avait aussi été rejetée. Le demandeur, un Jamaïcain, était entré illégalement au Canada et il y était resté clandestinement jusqu’à ce que sa présence soit signalée aux autorités canadiennes de l’immigration. Sa première épouse est décédée, mais il s’est remarié. Il a deux fils de son premier mariage et une fille de son deuxième mariage. Après le décès de sa première épouse, le demandeur a été arrêté et accusé de diverses infractions criminelles. Un rapport d’interdiction de territoire a été établi contre lui en application du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Une mesure de renvoi a été prise contre le demandeur, mais la mesure de renvoi n’a pas été exécutée en raison des accusations au criminel en instance. Le demandeur a renoncé à son droit à un examen des risques avant renvoi (ERAR), mais a soumis une demande CH. Par la suite, le demandeur a été déclaré coupable des accusations au criminel. Il a demandé aux autorités d’immigration que son renvoi soit reporté. Dans sa demande, il a notamment précisé que son épouse actuelle était enceinte de six mois, qu’elle avait des problèmes de santé et que sa demande CH était encore pendante en raison d’un engorgement. Cette demande a été rejetée, donnant lieu à la présente demande.

La principale question à trancher était celle de savoir si la décision de l’agent d’exécution de refuser la demande de report était raisonnable.

Jugement : la demande doit être accueillie.

La conclusion de l’agent d’exécution relative à la demande CH pendante du demandeur était raisonnable. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas soumis sa demande CH en temps opportun parce qu’il vivait clandestinement au Canada depuis plus de 10 ans, et qu’il ne l’a présentée qu’après que les accusations portées contre lui l’ont signalé aux autorités de l’immigration, et 6 mois après avoir renoncé à l’ERAR. Il n’a pas examiné si le délai de traitement découlait d’un engorgement, mais s’est plutôt demandé si la décision était imminente. En l’espèce, la demande CH était pendante depuis 22 mois au moment où il a rendu sa décision. Bien que cela puisse constituer une erreur donnant lieu à révision, ce n’était pas le cas en l’espèce. Lorsque l’on considère la décision dans son ensemble, en tenant compte de la conclusion raisonnable que l’agent a tirée quant au temps mis à présenter la demande CH, il appert qu’il était loisible à l’agent de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi sur le fondement de la demande CH pendante.

La conclusion de l’agent relative à l’état de santé de la femme du demandeur n’était pas déraisonnable. Le demandeur a donné peu de détails sur les problèmes médicaux de sa femme, leur gravité ou la raison pour laquelle les examens diagnostiques devaient avoir lieu après l’accouchement. À moins que le demandeur explique pourquoi l’état de santé de sa femme justifie le report du renvoi, il était raisonnable pour l’agent de conclure que les problèmes médicaux n’exigeaient pas de soins urgents. En outre, on ne pouvait reprocher à l’agent d’avoir mis l’accent sur le problème cardiaque de l’épouse du demandeur plutôt que sur sa grossesse lorsque le demandeur lui-même l’a fait lorsqu’il a demandé le report du renvoi.

Le fait que l’agent a invoqué des renseignements périmés du dossier du ministère concernant le demandeur posait problème. La plupart du temps, le recours à des renseignements périmés du dossier d’immigration qui ont été donnés par le demandeur portera peu ou pas à conséquence. Toutefois, lorsqu’on sait que d’importants changements sont survenus depuis la fourniture des renseignements antérieurs, comme en l’espèce, il est injuste et déraisonnable de s’appuyer sur les renseignements antérieurs sans vérifier d’abord avec le demandeur s’ils sont toujours valides. L’exactitude de la supposition de l’agent quant aux gardiens possibles pour les enfants du demandeur si ceux-ci décident de rester au Canada était douteuse. L’agent ne savait rien au sujet des membres de la famille du demandeur qui, selon ses conjectures, pourraient s’occuper des enfants du demandeur, et sa conclusion que n’importe lequel de ces membres aurait pu s’occuper des enfants relevait de la simple conjecture.

Bien que l’obligation d’équité en matière de demande de report de renvoi ne soit pas très rigoureuse, il est contraire à l’équité de fonder des décisions relatives à des points importants sur des éléments de preuve extrinsèque n’émanant pas du demandeur. Bien que la preuve sur laquelle l’agent s’est fondé en l’espèce ne soit pas une preuve extrinsèque, le même raisonnement s’applique lorsque les éléments de preuve n’ont pas été confirmés récemment par le demandeur et que sont survenus des changements importants qui amèneraient une personne raisonnable à se demander s’ils sont toujours exacts. En l’espèce, la question de savoir pourquoi l’agent devait faire appel à des déclarations datant de 2006 pour statuer sur la demande de report n’était pas claire. C’est pourtant ce qu’il a fait. Pour ce motif, il y avait lieu d’annuler la décision.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 44(1), 48.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions examinées :

Chetaru c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 436; Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1988 CanLII 1423 (C.A.F.); Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] 3 C.F. 682; Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 R.C.F. 311; Simmons c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1123.

décisions citées :

Simoes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15668 (C.F. 1re inst.); John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 420; Level c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 227.

DOCTRINE CITÉE

Canada. Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration. Témoignages, no 026, 2e sess., 40e lég. (6 octobre 2009).

  DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’exécution a refusé la demande de report du renvoi du demandeur jusqu’à ce que soit tranchée sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires présentée depuis le Canada. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Osborne G. Barnwell pour le demandeur.

David Joseph pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Osborne G. Barnwell, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        Le juge Zinn : Ceux qui contreviennent à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, peuvent faire l’objet d’une mesure de renvoi. En conformité des obligations internationales assumées par le Canada, cette loi prévoit divers moyens, pour les personnes en instance de renvoi, de ne pas s’exposer à des risques en cas de renvoi dans leur pays d’origine.

[2]        Sous réserve des voies d’appel restreintes prévues par la Loi, la prise d’une mesure de renvoi ne pose pas la question de savoir si l’intéressé sera renvoyé, mais bien celle de savoir quand il le sera. Le paragraphe 48(2) de la Loi prévoit que l’étranger visé par une mesure de renvoi « doit immédiatement quitter le territoire du Canada » (je souligne). Des contraintes peuvent survenir; parfois il est impossible de quitter immédiatement le Canada, parfois ce n’est pas pratique et, parfois, c’est tout simplement inhumain. C’est pourquoi le législateur a prévu l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire limité en matière de délai d’exécution du renvoi, en énonçant que la mesure doit « être appliquée dès que les circonstances le permettent » (je souligne). L’agent d’exécution peut différer ou reporter brièvement le renvoi, de son propre chef ou à la demande de l’intéressé.

[3]        M. Williams a fait l’objet d’une mesure de renvoi vers son pays d’origine, la Jamaïque, qui devait être exécutée le 25 mars 2009; il en a sans succès demandé le report. Compte tenu des circonstances exceptionnelles en cause, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie pour les motifs exposés ci‑dessous.

Contexte

[4]        La décision faisant l’objet du contrôle a été rendue le 16 mars 2009. Il s’agit du refus opposé par un agent d’exécution à la demande de report du renvoi jusqu’à ce que soit tranchée la demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires (demande CH) présentée depuis le Canada. Le demandeur a cherché à obtenir le réexamen de cette décision en présentant de nouveaux éléments de preuve et des observations. Sa demande de réexamen a été rejetée par un autre agent le 17 mars 2009. Cette dernière décision n’est en cause ni en l’espèce ni dans une autre demande de contrôle; la preuve s’y rapportant ne peut être examinée dans le cadre du présent contrôle puisque l’agent ayant rendu la décision en cause n’en disposait pas.

[5]        M. Williams est né à Kingston, en Jamaïque, le 23 mai 1965; il est actuellement âgé de 44 ans. Il est entré illégalement au Canada en 1994, et il y est resté clandestinement jusqu’à ce que sa présence soit signalée aux autorités de l’immigration, en août 2006.

[6]        Le 4 décembre 1994, il a contracté un premier mariage à Toronto, avec Audrey Anna Locke. Il appert du dossier que celle‑ci avait une fille d’une relation antérieure. Le couple a eu deux fils : Chavell, né en 1996, et Rashawn, né en 1998. Chavell souffre d’asthme et de certaines allergies, notamment aux noix et aux œufs. Il n’a pas été porté à la connaissance de l’agent que Chavell avait aussi des retards de développement et qu’il suivait un programme d’éducation spécialisée.

[7]        La première femme de M. Williams avait un restaurant appelé The Jerk Spot, à Toronto et, du vivant de celle‑ci, il était « conseiller » pour le commerce. Malheureusement, elle est décédée subitement le 28 juillet 2006, laissant M. Williams seul pour s’occuper de leurs enfants.

[8]        Peu après le décès, M. Williams a été arrêté par la police de Toronto et accusé de diverses infractions liées à l’utilisation ou la possession frauduleuse d’une carte de crédit. La police a alerté les autorités de l’immigration, et M. Williams a été placé en détention le 16 août 2006. Un rapport d’interdiction de territoire a été établi en application du paragraphe 44(1) de la Loi. Le demandeur a par la suite été mis en liberté, sous caution de 5 000 $ versée par la sœur de sa femme décédée.

[9]        Le 10 octobre 2006, la mesure de renvoi était prête à être exécutée, et une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) a été remise au demandeur. Il a renoncé à cet examen, mais le renvoi n’a pas eu lieu car le dossier des accusations criminelles ne s’est clos que le 24 septembre 2008.

[10]      Il appert des notes de l’agent relatives à l’entrevue du 10 octobre 2006 que le demandeur lui a dit que sa femme était décédée le 28 juillet 2006, qu’il avait la garde de leurs deux enfants, qu’il vivait avec eux chez sa belle‑sœur, que le commerce de sa femme [traduction] « lui avait été confié », que l’associé de sa femme le faisait rouler et qu’il achèterait des billets d’avion pour la Jamaïque pour lui et ses fils car il les emmenait avec lui.

[11]      Au mois de décembre 2006, le demandeur s’est remarié. Le pasteur de son église lui avait présenté une mère monoparentale prénommée Charmaine, qui avait trois enfants alors âgés respectivement de 17, 12 et 6 ans. Il a emménagé avec ses fils dans le logement de sa nouvelle femme. Le 22 mars 2007, elle a donné naissance à leur fille, Alyse.

[12]      Le 30 avril 2007, il a soumis une demande CH. Suivant les notes consignées en 2009 par l’agent d’exécution, même si la demande [traduction] « était assortie du certificat de mariage, M. Williams ne pouvait faire partie de la catégorie des époux puisqu’il avait déclaré des condamnations criminelles prononcées aux É.‑U. en 1994 ». Le dossier ne contient rien de plus relativement à ces présumées infractions.

[13]      Le 24 septembre 2008, M. Williams a été déclaré coupable, à Toronto, d’utilisation d’une carte de crédit obtenue frauduleusement, de tentative de fraude et d’entrave à un agent de la paix. Le tribunal lui a accordé une absolution conditionnelle, mais lui a imposé 60 heures de service communautaire et une période de probation de 12 mois. Dans la demande de report, l’avocat de M. Williams a décrit les circonstances ayant mené aux accusations criminelles, laissant entendre que le rôle de son client avait été négligeable :

[traduction] Vers le mois de juin 2006, M. Williams a été accusé de fraude au moyen d’une carte de crédit à cause de sa relation avec un ami qui a utilisé une fausse carte de crédit dans un magasin Home Depot. Il était avec lui et il a lui aussi été accusé. Comme il était sans statut juridique au Canada, il a donné un faux nom à la police, et il a été accusé de tentative de fraude et d’entrave à la justice. Le tribunal a statué sur ces accusations le 24 septembre 2008, et M. Williams a obtenu une absolution conditionnelle.

[14]      Le 26 février 2009, M. Williams s’est présenté à l’entrevue avant renvoi. Il appert des notes de l’agent que le demandeur lui a parlé de son récent mariage, de la naissance de sa fille, des enfants de sa femme et du fait que celle‑ci était enceinte et devait accoucher le 13 juillet 2009. Le demandeur a aussi dit à l’agent que maintenant [traduction] « sa femme et lui étaient propriétaires du Jerk Spot », et il lui a indiqué qu’il ne savait pas si ses deux fils partiraient avec lui en Jamaïque. Relativement au restaurant, l’agent a inscrit ce qui suit dans ses notes :

[traduction] […] j’ai dit à l’intéressé qu’il ne pouvait plus travailler légalement au Canada; il m’a répondu qu’il n’avait jamais travaillé au Canada; je lui ai dit qu’il ne pouvait participer à l’exploitation de l’entreprise.

Le demandeur a également informé l’agent qu’il avait un frère en Jamaïque, que sa mère vivait à Hartfort (Connecticut) et qu’il avait une tante et un cousin à Montréal (Québec).

[15]      Le lendemain, M. Williams a demandé que son renvoi soit reporté, bien qu’aucune date de renvoi n’ait encore été fixée. Le 3 mars 2009, une convocation pour renvoi le 25 mars 2009 lui a été signifiée.

[16]      Dans sa demande de report, M. Williams relate les faits résumés ci‑dessus, ajoutant que sa femme est enceinte de six mois et que [traduction] « sa santé est délicate car elle a éprouvé des problèmes cardiaques ». Il informe les autorités qu’il a demandé un billet du médecin attestant de l’existence de ces troubles. Voici les raisons invoquées à l’appui de la demande de report :

i) la demande CH en instance depuis longtemps (22 mois) qui, est‑il allégué, n’avait pas été examinée en raison d’un engorgement du système;

ii) l’intérêt supérieur des enfants et la situation particulière de sa famille; la demande signalait qu’il y avait maintenant six enfants touchés, dont deux relevaient de la seule responsabilité du demandeur du fait de son premier mariage et un autre était sous la responsabilité conjointe du demandeur et de sa femme et qu’un autre devait naître dans trois mois. Relativement aux deux enfants du demandeur, l’avocat de ce dernier a indiqué [traduction] « il estime qu’il manquerait à son devoir en les laissant au Canada avec sa deuxième femme qui devrait par ailleurs surveiller sa santé en s’occupant d’un bébé ».

iii) la perte du restaurant The Jerk Spot qui, était‑il allégué, employait quatre personnes et constituait la source de revenus permettant de subvenir financièrement aux besoins d’une famille de huit personnes (bientôt neuf); l’avocat a écrit dans la demande de report : [traduction] « Il n’y a pas le moindre doute que l’expulsion en Jamaïque de M. Williams, pendant que sa famille, comptant notamment un nourrisson, et sa femme, dont la santé laisse à désirer, resteraient au Canada, compromettrait sérieusement la survie du commerce ».

[17]      Le demandeur a par la suite déposé le billet du médecin, rédigé en ces termes :

[traduction] Mme Williams est vue à notre clinique depuis le 26 mars 2007. Elle est actuellement enceinte et devrait accoucher le 13 juillet 2009.

Il serait bienvenu que son mari, Gary Williams (né le 23-05-1965), soit autorisé à demeurer au Canada pour lui prêter assistance pendant la grossesse et l’accouchement car elle n’a pas d’autres proches parents au Canada.

Elle a quatre enfants et doit aussi s’occuper des deux enfants de son mari, et elle aura assurément besoin de toute l’aide qu’elle pourra obtenir de ce dernier pendant la grossesse et l’accouchement.

Mme Williams est vue pour un épisode de fibrillation auriculaire et de syncope par le Dr F. Jeejeebhoy. Celui‑ci a demandé une IRM du cœur, examen qui doit être différé en raison de la grossesse.

Elle vit beaucoup de stress du fait que son mari est en attente d’expulsion. Il serait bon d’autoriser la suspension de l’expulsion jusqu’à ce que ses problèmes médicaux soient résolus.

[18]      Le 16 mars 2009, l’agent d’exécution a refusé la demande de report. Ses notes indiquent qu’il a examiné les trois raisons invoquées par le demandeur.

[19]      Relativement à l’état de santé de la femme du demandeur, l’agent présume que si l’IRM [imagerie par résonance magnétique] a été différée, son état n’est pas urgent ou grave au point de requérir une attention immédiate. Il indique que Mme Williams étant citoyenne canadienne, elle n’a pas à aller en Jamaïque et qu’elle peut bénéficier de soins médicaux et de programmes sociaux au Canada. Il note que [traduction] « la preuve ne permet pas de conclure que Mme Williams ne veut pas ou ne peut pas se prévaloir de programmes susceptibles de l’aider pendant cette période de transition ».

[20]      Relativement à la demande CH en instance, l’agent relève qu’elle a été reçue à Vegreville le 30 avril 2007 et transférée pour traitement à Mississauga le 30 novembre 2007. Il indique : [traduction] « la preuve ne permet pas de conclure que des décisions seront rendues sous peu sur la demande CH et la demande de parrainage du conjoint ». Il ajoute qu’il n’est pas convaincu que la demande ait été soumise en temps opportun. Il examine l’historique du séjour du demandeur au Canada et signale que sa renonciation à l’ERAR a rendu la mesure de renvoi exécutoire, mais que le renvoi n’a pu procéder à cause des accusations criminelles pendantes contre lui.

[21]      L’agent examine la question de l’intérêt supérieur des enfants et écrit :

[traduction] M. Williams peut décider d’emmener ses fils de 11 et 13 ans en Jamaïque avec lui; il a d’ailleurs indiqué à l’agent P. Watson, lors de l’entrevue du 10 octobre 2006, qu’il s’agissait là d’une solution qu’il envisageait. S’il opte pour leur maintien au Canada, j’ai la conviction qu’ils peuvent demeurer sous la garde de leur belle‑mère ou d’une autre personne désignée. Je relève que pendant l’entrevue du 10 octobre 2006, M. Williams a indiqué que ses enfants et lui habitaient avec sa belle‑sœur et le fils de celle‑ci, tous deux citoyens canadiens. Je relève également que, lors de l’entrevue du 26 février 2009, M. Williams a déclaré qu’il avait de la famille au Canada et que sa mère vivait aux États‑Unis. Pour ce qui est des enfants adoptés par M. Williams et de sa fille de deux ans, je suis d’avis que s’ils restent au Canada ils seront sous les soins de leur mère et jouiront du soutien matériel et affectif nécessaire pour s’adapter à la nouvelle situation. [Je souligne.]

[22]      Le motif relatif au commerce du demandeur a lui aussi été examiné. L’agent a écrit :

[traduction] […] la preuve ne me permet pas de conclure que M. Williams est bien propriétaire du commerce en question. La demande de report n’était accompagnée d’aucun élément attestant de la légitimité de cette assertion. En supposant toutefois que M. Williams est propriétaire du commerce, je ne dispose pas d’une preuve suffisante pour conclure que ce dernier s’est efforcé de trouver des solutions pour l’exploitation de son commerce au cas où il serait renvoyé du Canada. Je relève que, pendant l’entrevue du 10 octobre 2006, il a indiqué qu’il agissait comme « conseiller » pour l’exploitation du commerce jusqu’au décès de sa femme, et que le commerce lui a alors été « confié ». Il a en outre dit à l’agent Watson que le restaurant était exploité par l’associé de sa défunte femme, Makis Arthur. La preuve ne permet pas de déterminer si Makis Arthur a encore un intérêt dans l’affaire, et elle ne permet pas non plus d’établir que M. Williams ne pourrait pas confier pareillement le restaurant à une autre personne, peut‑être Makis Arthur, ou engager l’un de ses employés actuels pour gérer le commerce pendant son absence.

[23]      Le 23 mars 2009, j’ai rendu une ordonnance sursoyant à l’exécution de la mesure de renvoi jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. La requête pour sursis présentée à la Cour était accompagnée de renseignements pertinents pour la question du préjudice irréparable qui n’avaient pas été soumis à l’agent d’exécution saisi de la demande de report et qui auraient été utiles pour la décision à rendre. Ces renseignements et le fondement de l’octroi du sursis sont exposés en ces termes dans la mention accompagnant l’ordonnance :

[traduction]

1.    La Cour juge déplorables certains agissements de M. Williams depuis son entrée au pays, notamment son arrivée furtive en 1994 et la « clandestinité » dans laquelle il a vécu jusqu’à ce que les autorités de l’immigration s’intéressent à son cas après qu’il a été accusé, puis reconnu coupable, de fraude au moyen d’une carte de crédit et d’entrave à un agent de police. Il appert toutefois qu’il a obtenu une absolution conditionnelle et purgé sa peine : 60 heures de service communautaire et 12 mois de probation.

2.    La situation de cette famille ne peut laisser indifférent. Le demandeur s’est marié en 1994. Deux fils sont nés de cette union, l’un en 1996 et l’autre en 1998; l’aîné souffre d’un retard mental et de nombreuses allergies. L’épouse du demandeur est décédée subitement à l’été 2006. Par l’entremise de son église, il a rencontré sa nouvelle épouse, laquelle a trois enfants issus d’une union antérieure, à présent âgés de 17, 11 et 6 ans. L’aîné est atteint d’anémie falciforme et doit périodiquement être hospitalisé. Le demandeur et sa nouvelle femme ont eu un enfant, né en mars 2007, et ils en attendent un autre en juillet prochain. Sa nouvelle femme est sujette à des évanouissements, mais aucun diagnostic ne peut être établi avant son accouchement; elle présente également un souffle au cœur, traité à l’aspirine. Son état de santé l’empêche de travailler.

3.    M. Williams exploite un restaurant à Toronto, qu’il a apparemment hérité de sa première femme et qui emploie quatre personnes. Il affirme que, les opérations s’effectuant au comptant, son épouse ou lui doit être sur les lieux.

4.    M. Williams a soumis une demande CH qui est en traitement depuis 15 [sic] mois.

5.    L’agent d’exécution a examiné et, selon moi, utilisé des renseignements recueillis lors d’une entrevue de M. Williams avec les autorités de l’immigration en octobre 2006. L’agent rapporte notamment les déclarations faites par M. Williams, en 2006, qu’il pourrait décider d’emmener ses deux fils avec lui s’il était renvoyé en Jamaïque et qu’il vivait chez sa belle-sœur et son mari avec ses deux fils [sic]. L’agent ne mentionne pas toutefois que cette entrevue a eu lieu avant le remariage de M. Williams et que sa situation a substantiellement changé depuis. J’estime que la mention et l’utilisation par l’agent d’exécution de ces renseignements périmés soulèvent une question sérieuse d’équité procédurale. De plus, la conclusion de l’agent selon laquelle la preuve que M. Williams est propriétaire du « Jerk Spot » est insuffisante soulève elle aussi une question sérieuse, à mon avis. Encore une fois, l’agent s’appuie sur les renseignements périmés recueillis en 2006 et sur la déclaration alors faite par M. Williams que le restaurant lui avait « été confié ». Assurément parce que la propriétaire du commerce, sa femme, était décédée. Même en faisant preuve de la déférence voulue à l’égard de la décision de l’agent, je suis d’avis que tout son raisonnement relatif à la possibilité de mettre un restaurant devant subvenir aux besoins financiers de sa famille entre les mains d’un tiers est extrêmement discutable et peu susceptible de satisfaire au critère de raisonnabilité formulé par la Cour suprême dans Dunsmuir.

6.    Nous sommes en présence de l’un des rares cas où le renvoi d’un parent occasionne un préjudice irréparable au sens du critère de l’arrêt Toth. Ce préjudice réside dans la dissolution probable du commerce et dans les répercussions du renvoi sur les enfants et la conjointe à un moment où beaucoup d’entre eux ont besoin du soutien matériel et affectif du demandeur en plus de son soutien financier. En outre, bien qu’il soit seul responsable de l’existence de son casier judiciaire, la conséquence en sera probablement qu’il ne sera pas réadmis au Canada et réuni avec sa famille si la demande de contrôle judiciaire du refus de reporter le renvoi est accueillie.

7.    La prépondérance des inconvénients favorise le demandeur dans ces circonstances exceptionnelles.

8.    La Cour tient à signaler à M. Williams qu’elle attend de lui qu’il continue à faire preuve d’honnêteté et à subvenir aux besoins de sa famille élargie. N’eût été de la situation exceptionnelle de sa famille, qui est assimilable à un préjudice irréparable, les questions sérieuses relevées dans la décision de l’agent ne lui auraient pas permis de rester au Canada, compte tenu de ses antécédents.

Les questions en litige

[24]      Le demandeur soulève les questions suivantes :

1. La décision de l’agent d’exécution de refuser la demande de report était‑elle raisonnable?

2. Existe‑t‑il des circonstances particulières justifiant d’adjuger des dépens d’indemnisation partielle ou substantielle?

[25]      Au commencement de l’audience, j’ai informé les parties de ma conviction que rien au dossier ne justifiait d’adjuger des dépens. Le sursis accordé par la Cour ne garantissait pas le succès du demandeur, et le défendeur ne manquait pas à son devoir ni ne faisait preuve de mauvaise foi en liant contestation sur le fond de la demande de contrôle judiciaire, laquelle a donc été inscrite pour instruction au fond. La seule question à trancher est celle de la raisonnabilité du refus de reporter l’exécution du renvoi.

Analyse

[26]      Le demandeur soutient que les questions sérieuses décrites par la Cour dans son ordonnance de sursis sont des vices de fond rendant la décision de l’agent déraisonnable, que l’agent a commis une erreur en concluant que la demande CH n’avait pas été soumise en temps opportun et en insistant sur l’imminence de la décision sur cette dernière demande plutôt que sur le temps écoulé depuis son dépôt, que ses conjectures au sujet de la gravité des problèmes médicaux de Mme Williams étaient déraisonnables et qu’il a mal apprécié les effets de son renvoi sur sa famille et le caractère irréparable du préjudice que ce renvoi causerait à sa famille.

[27]      Selon le défendeur, la seule question que doit trancher la Cour est celle de savoir si l’agent, [traduction] « en refusant de reporter le renvoi du demandeur, a exercé sa compétence et ses fonctions conformément à la loi ». Il soutient qu’en matière de report de renvoi le pouvoir discrétionnaire de l’agent est extrêmement limité et qu’il a été exercé de façon raisonnable. Il affirme également que le refus du report était justifié parce que le demandeur n’était pas sans reproche. Il fait valoir qu’une demande CH en traitement ne saurait fonder en soi une demande de report, que les obligations réduites incombant aux agents de renvoi en matière d’équité procédurale ont été respectées en l’espèce, que le recours aux déclarations antérieures était légitime et que, si erreur il y a eu, elle n’a pas porté à conséquence. Soutenant, en s’appuyant sur la décision Chetaru c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 436, qu’un agent d’exécution n’est pas tenu de procéder à une appréciation préliminaire de la demande CH, il fait valoir que l’agent a bien évalué l’intérêt de la famille dans les circonstances.

[28]      Comme je l’ai déjà indiqué, l’ordonnance de sursis rendue en l’espèce ne saurait faire conclure que la demande de contrôle judiciaire du refus de reporter le renvoi sera également accueillie.

[29]      Il en est ainsi parce que la requête pour sursis d’exécution diffère de la demande de contrôle judiciaire du refus de reporter un renvoi. La conclusion qu’il existe une question sérieuse, tirée en application du critère tripartite de l’arrêt Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1988 CanLII 1423 (C.A.F.), ne signifie pas nécessairement que la Cour jugera bon d’intervenir après examen au fond, même en tenant compte de la condition plus exigeante formulée dans la décision Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] 3 C.F. 682, de la « vraisemblance que la demande sous‑jacente soit accueillie ». De la même façon, la conclusion qu’un demandeur risque de subir un préjudice irréparable, tirée en application du critère tripartite, ne fait pas automatiquement conclure que sa vie serait menacée ou qu’il serait exposé à des sanctions excessives ou à un traitement inhumain si le report n’est pas accordé.

[30]      La présente espèce illustre bien qu’il est dangereux de ne pas appuyer une demande de report de renvoi sur un dossier complet. Le demandeur aurait pu présenter certains éléments de preuve à l’agent d’exécution, mais il ne l’a pas fait. Nous ne saurons jamais si ces éléments auraient pu mener à un autre résultat. Ils n’ont été soumis que plus tard, à l’occasion de la demande de réexamen et de la requête pour sursis d’exécution. Avant d’examiner les arguments avancés par le demandeur pour contester la décision en cause, je ferai quelques commentaires sur le fondement des demandes de report et le rôle de la Cour lorsque des décisions en cette matière sont contestées.

[31]      Le paragraphe 48(2) de la Loi fait obligation aux agents d’exécution d’appliquer les mesures de renvoi valides « dès que les circonstances le permettent ». Les tribunaux ont considéré que le pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi conféré aux agents par l’article 48 était très restreint : Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 R.C.F. 311; Simoes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15668 (C.F. 1re inst.); Wang, précité. Au paragraphe 48 de la décision Wang, le juge Pelletier (maintenant juge à la Cour d’appel), a statué qu’il y a lieu de :

[…] réserver l’exercice de ce pouvoir aux affaires où il y a des demandes ou procédures pendantes et où le défaut de reporter ferait que la vie du demandeur serait menacée, ou qu’il serait exposé à des sanctions excessives ou à un traitement inhumain, alors qu’un report pourrait faire que la mesure devienne de nul effet. Dans de telles circonstances, on ne pourrait annuler les conséquences d’un renvoi en réadmettant la personne au pays par suite d’un gain de cause dans sa demande qui était pendante.

[32]      Il appert des décisions Baron, Wang et Simoes qu’il existe trois catégories de situations pouvant amener un agent à reporter un renvoi.

[33]      La première catégorie concerne les facteurs directement liés aux préparatifs de voyage nécessaires au renvoi. Elle englobe des facteurs comme l’annulation d’un vol, la maladie soudaine de l’intéressé et la non‑disponibilité des personnes devant l’escorter. De tels cas font peu appel à l’appréciation ou au pouvoir discrétionnaire de l’agent; il sera sans doute évident qu’il faudra modifier les préparatifs et retarder le renvoi.

[34]      Entrent dans la deuxième catégorie des situations présentant des facteurs étrangers aux préparatifs du renvoi mais directement touchés par eux. Cette catégorie englobe notamment les effets du renvoi d’un enfant sur son année scolaire, les répercussions sur une entreprise canadienne du renvoi de son exploitant, les naissances ou décès imminents. Le renvoi sera alors reporté momentanément pour gérer ou tempérer les effets du renvoi. Il y aura report pour permettre à un enfant de terminer l’année scolaire ou de passer son diplôme, pour permettre la liquidation ou la vente d’une entreprise, pour permettre d’accoucher ou d’assister à l’accouchement ou pour assister à des funérailles. Dans certains cas, le facteur doit se rapporter directement à la personne visée par le renvoi. Par exemple, lorsque la personne renvoyée étudie, le report peut être indiqué pour lui permettre de terminer l’année scolaire. Ce motif de report risque d’être moins pertinent si l’étudiant est l’enfant de la personne visée par la mesure de renvoi et qu’il restera au Canada. En l’absence de circonstances particulières, il est peu probable alors que le renvoi du parent ait des effets substantiels sur les études de l’enfant. Dans d’autres cas, il n’est pas nécessaire que le facteur touche personnellement la personne renvoyée; il peut suffire qu’il concerne un membre de la famille immédiate ou une personne à charge. Par exemple, le décès du conjoint (qui devait rester au Canada) de la personne renvoyée peut justifier un report pour permettre à celle‑ci de prendre des dispositions pour les funérailles, pour la garde des enfants ou pour la liquidation de la succession. Cependant, si la personne visée par le renvoi ne vivait plus avec le conjoint récemment décédé qui était par ailleurs en union de fait avec une autre personne, il est possible qu’il ne soit pas justifié de reporter le renvoi. Par conséquent, dans les situations relevant de la deuxième catégorie, l’agent devra procéder à une appréciation et exercer son pouvoir discrétionnaire.

[35]      La troisième catégorie porte sur les situations où un processus prévu par la Loi et pouvant aboutir au droit d’établissement est en marche et pourrait donc rendre la mesure de renvoi invalide ou inexécutoire et où le défaut de reporter ferait que « la vie du demandeur serait menacée, ou qu’il serait exposé à des sanctions excessives ou à un traitement inhumain » (Wang, au paragraphe 48). En pareil cas, aucune autre solution ne permet d’atténuer les effets du renvoi sur le demandeur si le processus connexe rend cette mesure invalide. Les demandes CH pendantes entrent dans cette catégorie. Je souscris à la conclusion formulée par le juge Pelletier, au paragraphe 45 de la décision Wang, selon laquelle « en l’absence de considérations particulières, une demande invoquant des motifs d’ordre humanitaire qui n’est pas fondée sur des menaces à la sécurité d’une personne ne peut justifier un report, parce qu’il existe une réparation autre que celle qui consiste à ne pas respecter une obligation imposée par la Loi » (je souligne). Dans un tel cas, le demandeur a généralement le droit de revenir si la demande CH est accueillie.

[36]      Au nombre des « considérations particulières » que notre Cour a jugées propres à justifier le report du renvoi lorsqu’une demande CH est pendante, figure la situation où la demande a été présentée en temps opportun mais n’a pas été tranchée à cause d’un arriéré (Simoes, au paragraphe 12). Je n’ai trouvé ni analyse ni examen expliquant pourquoi cette considération a été retenue. J’estime qu’elle découle probablement du fait que le ministre assume deux obligations opposées dans une telle situation. Il doit à la fois renvoyer ceux qui ont contrevenu à la Loi et traiter les demandes de droit d’établissement. Dans les deux cas, il s’agit d’obligations qui doivent être exécutées avec diligence. Le manquement du ministre à son obligation de traiter avec diligence une demande CH devrait alors entrer en ligne de compte pour déterminer quand « les circonstances […] permettent » de renvoyer le demandeur. Le ministre ne devrait pas être autorisé à exécuter avec rigueur son obligation de renvoyer lorsque c’est à lui que sont imputables les raisons pour lesquelles une demande CH soumise en temps opportun et susceptible de rendre le renvoi inutile ou invalide n’a pas été tranchée.

[37]      Pour la Cour, ainsi que pour les agents d’exécution, la difficulté réside dans le fait que la preuve établit rarement le délai de traitement probable d’une demande CH. Le site Web du ministère informe les demandeurs que l’étape de l’approbation de principe prend actuellement de cinq à six mois[1], et renferme l’avertissement suivant :

Les demandes ne reçoivent pas toutes « l’approbation de principe » au CTD de Vegreville. Certains dossiers peuvent être transmis à un bureau local de CIC, ce qui pourrait résulter en un temps de traitement plus long de la demande.

Ce site Web ne fournit pas de renseignements sur le temps de traitement moyen nécessaire pour qu’une décision finale soit rendue sur une demande CH. J’incline à penser que le Ministère doit posséder ces renseignements et qu’il serait utile, pour les demandeurs et pour les agents d’exécution, de les rendre publics. L’automne dernier, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a indiqué au Parlement que le temps de traitement d’une demande CH était de 18 mois[2]. On ne sait trop s’il s’agit du temps de traitement moyen ou du temps de traitement prévu.

[38]      L’agent qui examine, en application de la décision Wang, les « considérations particulières » afférentes à une demande CH pendante n’a pas à apprécier le fond de la demande ou, comme cela a déjà été dit, à effectuer de « mini » appréciation de la demande : Chetaru, précité. Il lui incombe plutôt d’examiner les circonstances se rapportant à la demande CH et son effet potentiel sur la mesure de renvoi. Bref, l’agent doit déterminer 1) si la demande CH a été soumise en temps opportun et 2) si c’est en raison d’un arriéré imputable au Ministère qu’elle n’a pas fait l’objet d’une décision. Ce n’est que lorsqu’il répond par l’affirmative à ces deux questions que l’agent examine s’il est justifié de reporter le renvoi. Cet examen fait intervenir certains facteurs, au nombre desquels figurent : la conduite du demandeur, notamment s’il s’est conformé à la Loi ou s’il a cherché à la contourner, l’existence d’autres raisons méritant d’être examinées invoquées à l’appui du report et la durée du report qui est demandée ou qui sera probablement applicable. L’examen ne suppose pas de dialogue avec le demandeur. L’agent doit simplement examiner les facteurs pertinents en jeu dans la situation qui lui est présentée.

[39]      À cet égard, je ne partage pas l’opinion que le juge Pelletier a exprimée, au paragraphe 49 de la décision Wang selon laquelle le dossier criminel d’un demandeur et la possibilité qu’il ne soit pas réadmis au Canada en dépit de l’issue favorable de sa demande CH ne sont pas des facteurs pertinents pour l’examen de l’agent. Le facteur du dossier criminel, qui constitue un facteur pertinent militant contre le report du renvoi, revêt la même pertinence dans une situation soulevant des questions en matière de réunification future de la famille au Canada.

[40]      À n’en pas douter, l’agent statuant sur la demande CH prendra en compte les antécédents criminels du demandeur et mettra ce facteur en balance avec les facteurs favorisant l’autorisation de présenter une demande de résidence depuis le Canada. L’agent d’exécution n’a pas à effectuer semblable analyse. Il peut néanmoins se présenter des circonstances, et la présente espèce en est l’exemple, où la possibilité que les antécédents criminels du demandeur empêchent sa réadmission au Canada et la réunification de sa famille doit être considérée lorsqu’une demande CH est pendante depuis un bon moment.

[41]      J’examinerai à présent les motifs fondant la contestation de la décision en cause.

[42]      La conclusion de l’agent relative à la demande CH pendante était raisonnable à mon avis. Le demandeur prétend que la décision Simmons c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1123, établit au paragraphe 8 le principe que les agents doivent examiner « si la demande avait été déposée en temps opportun et si la raison pour laquelle aucune décision n’était rendue était qu’il y avait engorgement du système » plutôt que mettre l’accent sur l’imminence d’une décision potentielle. Selon moi, c’est ce qu’a fait l’agent en l’espèce. Il a conclu que le demandeur n’a pas soumis sa demande CH en temps opportun parce qu’il vivait clandestinement au Canada depuis plus de 10 ans, et qu’il ne l’a présentée qu’après que les accusations portées contre lui l’ont signalé aux autorités de l’immigration, et 6 mois après avoir renoncé à l’ERAR. L’agent a relevé la date à laquelle la demande avait été faite et il a indiqué qu’elle avait été transférée à un bureau local de CIC [Citoyenneté et Immigration Canada] pour traitement. Il n’a pas examiné si le délai de traitement découlait d’un engorgement au sein du Ministère, mais s’est plutôt demandé si la décision était imminente. La demande CH était pendante depuis 22 mois au moment où il a rendu sa décision. Je conviens avec le demandeur que cela pourrait constituer une erreur donnant lieu à révision, mais j’estime que ça n’est pas le cas en l’espèce. Lorsque l’on considère la décision de l’agent dans son ensemble, en tenant compte de la conclusion raisonnable qu’il a tirée quant au temps pris à présenter la demande CH, il appert qu’il était loisible à l’agent de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi sur le fondement de la demande CH pendante.

[43]      Je suis également d’avis que la conclusion de l’agent relative à l’état de santé de la femme du demandeur n’était pas déraisonnable. Il incombait au demandeur de faire valoir les moyens les plus solides dont il disposait pour obtenir le report du renvoi : John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 420. Or ce dernier a donné peu de détails sur les problèmes médicaux de sa femme, leur gravité ou la raison pour laquelle les examens diagnostiques devaient avoir lieu après l’accouchement. L’agent ne disposait pas de l’explication qui m’a été soumise à l’occasion de la requête pour sursis, à savoir que les tests présentaient un danger pour l’enfant à naître, de sorte qu’il a supposé que son état n’était pas [traduction] « urgent ou sévère ». L’agent aurait été mieux avisé de ne pas se prononcer sur un sujet étranger à sa formation et à son expérience, mais lorsqu’un demandeur n’explique pas pourquoi l’état de santé de sa femme justifie le report du renvoi, il est raisonnable pour l’agent de conclure que les problèmes médicaux n’exigent pas de soins urgents.

[44]      Il serait possible de soutenir que l’agent a commis une erreur en mettant l’accent sur le problème cardiaque de la femme du demandeur et non sur sa grossesse. La proximité de l’accouchement aurait effectivement fort bien pu constituer un facteur plus important. Au paragraphe 51 de l’arrêt Baron, la Cour d’appel fédérale a approuvé l’observation formulée dans la décision Wang, selon laquelle une naissance prochaine peut valablement fonder le report d’un renvoi. En l’espèce, l’agent signale que la femme du demandeur doit accoucher dans trois mois et qu’elle doit s’occuper de cinq autres enfants avec son mari, mais il n’aborde pas la question de savoir si ce facteur seul justifie le report du renvoi.

[45]      Toutefois, le demandeur lui‑même ayant mis l’accent sur le problème cardiaque de Mme Williams et non sur sa grossesse, on ne peut reprocher à l’agent de l’avoir fait. De plus, le demandeur n’a pas soumis d’observations complémentaires lorsqu’il a déposé le billet du médecin le lendemain, alors que ce billet s’attardait à la grossesse en indiquant : [traduction] « Elle a quatre enfants et doit aussi s’occuper des deux enfants de son mari, et elle aura assurément besoin de toute l’aide qu’elle pourra obtenir de ce dernier pendant la grossesse et l’accouchement » (je souligne).

[46]      Le demandeur cherchait à faire reporter son renvoi jusqu’à ce que décision soit rendue sur sa demande CH. Il aurait mieux fait de demander un report jusqu’à la naissance du bébé ou jusqu’à l’établissement du diagnostic concernant le problème cardiaque de sa femme. Les demandeurs devraient en tirer leçon. Si des motifs plus solides militent en faveur d’un report moins long, c’est ce report qu’il faut demander.

[47]      L’aspect de la décision de l’agent qui me gênait, lorsque j’ai accordé le sursis, était qu’elle reposait sur des renseignements périmés du dossier du Ministère concernant le demandeur. Il est troublant, en particulier, que l’agent se soit appuyé sur les renseignements exposés ci‑dessous, d’autant plus qu’il a déclaré avoir [traduction] « examiné en profondeur l’effet qu’aura le renvoi sur la famille de M. Williams et les six enfants » (je souligne).

[48]      Premièrement, il écrit que M. Williams peut choisir d’emmener ses fils avec lui en Jamaïque car il avait déjà indiqué [traduction] « lors de l’entrevue du 10 octobre 2006, qu’il s’agissait là d’une solution qu’il envisageait ». Cette déclaration antérieure avait été faite quelques mois seulement après le décès de sa première épouse, mère des deux garçons, alors qu’il avait seul la garde des deux enfants. L’agent ajoute ensuite que si M. Williams décide de laisser ses fils au Canada : [traduction] « j’ai la conviction qu’ils peuvent demeurer sous la garde de leur belle‑mère ou d’une autre personne désignée ». Il ne disposait d’aucun élément de preuve établissant que leur belle-mère serait disposée à s’occuper des deux garçons en l’absence de leur père. Dans une situation plus courante, il pourrait n’y avoir rien à redire à cette supposition de l’agent, mais, en l’espèce, il faut s’interroger sur sa validité. Mme Williams avait alors elle‑même quatre enfants, elle en attendait un cinquième et elle éprouvait des problèmes cardiaques pour lesquels elle n’avait pas de diagnostic. Il était possible que M. Williams ne soit jamais autorisé à revenir au Canada, de sorte que Mme Williams pourrait avoir à s’occuper de ces deux garçons pendant de nombreuses années, vu leur âge. Il s’impose donc, dans ces circonstances, d’examiner l’exactitude de la supposition de l’agent.

[49]      Pour ce qui est de l’« autre personne désignée » évoquée par l’agent, il pouvait s’agir, selon ce dernier, de la belle‑sœur de M. Williams et son fils, chez qui M. Williams avait vécu avec ses fils après la mort de sa femme. Il me faut signaler que les notes du Ministère n’indiquent pas que la belle‑sœur de M. Williams ait eu des enfants; il en ressort plutôt qu’en 2006, ce dernier vivait avec sa belle‑sœur et la fille aînée de sa première femme. Quoi qu’il en soit, l’agent décrit la situation telle qu’elle existait en 2006, environ deux ans et demi plus tôt, dans des circonstances passablement différentes, et il s’appuie sur cette situation. Il présume que ces personnes vivent toujours à Toronto, que leur situation personnelle n’a pas changé et qu’elles sont prêtes à s’occuper des garçons, pour toujours, peut‑être, alors qu’ils ont maintenant une belle‑mère qui ne faisait pas partie du tableau en 2006. Les autres gardiens possibles, selon l’agent, étaient la famille de M. Williams au Canada et sa mère, aux États‑Unis. Il appert des notes de l’entrevue du 10 février 2009 que la famille du demandeur au Canada se compose d’une tante et d’un cousin qui vivaient à Montréal et sur lesquels l’agent ne sait rien d’autre. J’estime que sa conclusion que n’importe laquelle de ces personnes aurait pu s’occuper des garçons relève de la simple conjecture.

[50]      Deuxièmement, l’agent a conclu, en se fondant sur ses notes de 2006, que M. Williams pouvait confier son entreprise à un tiers tout comme elle lui avait été confiée à lui en 2006. Ce qui ressort des notes relatives à l’entrevue de 2006 est que le restaurant était la propriété de la femme de M. Williams, à présent décédée, que M. Williams avait agi comme conseiller pour le commerce, que le restaurant lui avait ensuite été confié et qu’il était alors exploité par l’« associé » de sa femme décédée, Makis Arthur.

[51]      Considérés dans le contexte du décès récent de la femme de M. Williams, les renseignements fournis en 2006 indiquent que le commerce a probablement été confié au demandeur en sa qualité d’hériter de son épouse. Si tel est le cas, l’affirmation que M. Williams, en 2009, [traduction] « pourrait […] confier pareillement le restaurant à une autre personne » n’est pas logique.

[52]      La plupart du temps, le recours à des renseignements périmés du dossier d’immigration qui ont été donnés par le demandeur portera peu ou pas à conséquence. Toutefois, lorsqu’on sait que d’importants changements sont survenus depuis la fourniture des renseignements antérieurs, comme en l’espèce, il est injuste et déraisonnable de s’appuyer sur les renseignements antérieurs sans vérifier d’abord avec le demandeur s’ils sont toujours valides.

[53]      En matière de demande de report de renvoi, l’obligation d’équité n’est pas très rigoureuse. Il a toutefois été jugé que même en présence d’une norme peu élevée, il est contraire à l’équité de fonder des décisions relatives à des points importants sur des éléments de preuve extrinsèque n’émanant pas du demandeur : Level c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 227.

[54]      En l’espèce, l’agent ne s’est pas fondé sur une preuve extrinsèque; les éléments de preuve étayant sa décision provenaient de déclarations antérieures du demandeur consignées au dossier. Je suis toutefois d’avis qu’on peut tenir le même raisonnement lorsque les éléments de preuve ayant fondé la décision n’ont pas été confirmés récemment par le demandeur et que sont survenus des changements importants qui amèneraient une personne raisonnable à se demander s’ils sont toujours exacts.

[55]      En l’espèce, je ne vois pas pourquoi l’agent devait faire appel à des déclarations datant de 2006 pour statuer sur la demande de report. C’est pourtant ce qu’il a fait. Pour ce motif, il y a lieu d’annuler la décision.

[56]      Lorsqu’une telle décision est annulée, la Cour renvoie généralement la demande pour examen par un autre décideur. En l’espèce, toutefois, il ne conviendrait pas de procéder de la sorte parce que le bébé est maintenant né, les problèmes cardiaques de Mme Williams ont peut‑être été réglés, la situation commerciale a pu changer et il s’est écoulé presque trois ans depuis le dépôt de la demande CH, soit plus que le double du délai de traitement indiqué par le Ministère.

[57]      Par conséquent, je n’ordonnerai pas qu’une autre décision soit rendue sur la demande de report.

[58]      M. Williams ne doit pas croire qu’il peut maintenant rester de façon permanente au Canada. Le défendeur peut lui signifier une autre convocation pour renvoi, et il pourra encore une fois se trouver en situation de renvoi imminent. S’il ne l’a pas déjà fait, il devrait prendre des dispositions pour que sa famille et son commerce ne souffrent pas de son retour en Jamaïque, parce qu’il est possible qu’il ne soit jamais autorisé à revenir au Canada en raison de son passé criminel.

[59]      Aucune des parties n’a soumis de questions à certifier et j’estime qu’il n’y a pas lieu d’en certifier.

JUGEMENT

LA COUR STATUE QUE :

1. la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de l’agent d’exécution en date du 16 mars 2009 refusant la demande de report du renvoi est annulée;

2. toute demande de report que pourrait soumettre le demandeur après avoir reçu une convocation pour renvoi du défendeur devra être entendue par un agent n’ayant pas pris part à la décision contrôlée ou à son réexamen;

3. aucuns dépens ne sont adjugés;

4. aucune question n’est certifiée.



[1] http://www.cic.gc.ca/francais/information/delais/canada/demandes- canada.asp.

[2] Canada. Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration. Témoignages, no 026, 2e  session, 40e législature, le mardi 6 octobre 2009, page 3.

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