A-1016-96
Le Groupe CSL Inc. et Canada Steamship Lines Inc. (appelantes) (demanderesses)
c.
Sa Majesté la Reine du chef du Canada (intimée) (défenderesse)
Répertorié: Le Groupe CSL Inc.c. Canada (C.A.)
Cour d'appel, juges Marceau, Décary et Létourneau, J.C.A."Montréal, 9 et 10 juin; Ottawa, 3 juillet 1998.
Couronne — Responsabilité délictuelle — Action intentée en vertu de l'art. 3a) de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif en vue du remboursement des pertes de revenus subies par des compagnies de transport maritime par suite d'entraves rendues nécessaires par la grève des membres de la Garde côtière et imposées par l'autorité responsable à la circulation sur la voie maritime du Saint-Laurent — Entraves nécessaires pour la sécurité — Argument des demanderesses: le Conseil du Trésor (CT) est fautif parce qu'il n'a pas déposé la liste —d'employés désignés— dans le délai fixé par la loi après réception de l'avis de négociation — La faute reprochée n'a rien à voir avec le droit maritime car les dommages sont essentiellement économiques et ne concernent aucunement les navires des appelantes ou leurs cargaisons — Le retard à déposer la liste d'employés désignés n'est pas fautif — La seule obligation du gouvernement relative à la voie maritime est d'assurer la sécurité du public — Elle peut être remplie par d'autres moyens que la désignation d'employés dans la perspective d'une grève — Le CT, lorsqu'il dépose la liste —d'employés désignés— en vertu des droits que lui confère la LRTFP, ne dispense pas un service au public.
Fonction publique — Relations du travail — Dommages-intérêts réclamés par des compagnies de transport maritime à la suite de la grève légale des membres de la Garde côtière qui a causé des retards aux navires usagers de la voie maritime du Saint-Laurent — Le Conseil du Trésor (CT) a déposé tardivement la liste d'employés désignés sous le régime de l'art. 79 de la LRTFP — Ce retard n'est pas fautif — Les fonctionnaires n'ont pas agi de façon imprudente et désordonnée — Le défaut du CT n'a pas engendré de responsabilité civile — Les membres du CT responsables du dépôt de la liste des employés à désigner, pas plus que le Conseil du Trésor n'exercent les droits et options que leur confère la Loi comme dispensateurs d'un service au public — Même si le comportement visé par la plainte engendre des conséquences importantes pour le public et l'économie, il ne peut être sanctionné que sur le plan politique.
Il s'agissait d'un appel d'une décision par laquelle la Section de première instance a rejeté une action en dommages-intérêts intentée en vertu de l'alinéa 3a) de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif. Les appelantes, un groupe de compagnies de transport maritime du Québec, ont intenté une action en vue d'obtenir le remboursement des pertes de revenus qu'elles ont subies lorsque, par suite d'entraves imposées par l'autorité responsable à la circulation sur la voie maritime du Saint-Laurent, elles furent empêchées d'exécuter des engagements contractuels pris dans le cours de leurs affaires. Elles n'ont pas contesté que ces mesures étaient nécessaires pour la sécurité et que toutes les mesures ont été prises pour atténuer le plus possible les répercussions sur le public de la grève déclenchée légalement le 11 novembre 1989 par le groupe des équipages de navire. Elles ont toutefois soutenu que la Garde côtière n'était pas disponible en temps opportun pour remplacer les bouées d'été en raison de l'amoncellement prématuré des glaces cette année-là, et que cette non-disponibilité était due au comportement fautif des employés du Conseil du Trésor qui n'ont pas fait en sorte que les équipages de navire demeurent à leur poste même en cas de grève. Le Conseil du Trésor avait eu l'intention de soumettre une liste des employés des divers ministères impliqués qui, à son avis, devaient être désignés comme exerçant des fonctions nécessaires pour la sécurité du public, laquelle liste comprenait les membres d'équipage des navires de la Garde côtière. Selon l'article 79 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, le Conseil du Trésor avait vingt jours pour déposer sa liste, mais il ne l'a déposée que le vingt et unième jour après réception de l'avis de négociation. Le syndicat a exercé un recours en révision contre l'acceptation du dépôt de la liste et la Cour fédérale a statué que le délai était de rigueur et que son non-respect ne pouvait être excusé que sur preuve d'un empêchement irrésistible. Le juge de première instance a décidé en l'espèce que le gouvernement fédéral n'a pas l'obligation de maintenir la voie maritime en parfait état de fonctionnement de manière à ce que les navires puissent y transiter sans retard indu et que sa seule obligation, qui en est une de droit public, est d'assurer la protection et la sécurité du public. Il a aussi conclu que les fonctionnaires du Conseil du Trésor qui ont tardé à déposer la liste n'ont pas commis de "faute" emportant responsabilité au sens de la common law. L'appel portait sur ces conclusions.
Arrêt: l'appel est rejeté.
Le juge de première instance n'a pas mal apprécié les éléments de la cause d'action tels qu'ils ressortaient de la déclaration. La faute reprochée n'avait rien à voir avec le droit maritime et les dommages réclamés, consistant uniquement en des pertes de profit, ne concernaient aucunement les navires des appelantes ou leurs cargaisons puisqu'il s'agissait de dommages essentiellement économiques. On ne retrouvait pas le lien, même indirect, avec les opérations de transport de marchandises par eau que la Cour suprême du Canada a déclaré suffisant mais essentiel pour faire entrer une situation sous la bannière du droit maritime. Le conflit de loi résultant du fait que la faute alléguée des employés du Conseil du Trésor a été commise en Ontario et le dommage subi au Québec, doit se résoudre en faveur du Québec. Toutefois, la conclusion à tirer des faits sur le plan de la responsabilité ne saurait varier d'un système juridique à l'autre. Le juge de première instance a eu raison de refuser de qualifier de fautif le retard du Conseil du Trésor à déposer sa liste d'employés désignés. On ne saurait dire que les fonctionnaires ont agi de façon imprudente et désordonnée. Ils avaient raison, à ce moment, de penser qu'il valait mieux attendre le rapport de tous les ministères même s'il en résultait une journée de retard, étant donné que ce délai de vingt jours avait été reconnu jusque-là comme n'étant pas de rigueur. Le dépôt tardif de la "liste" de l'article 79 par le Conseil du Trésor ne se différencie pas du refus pur et simple de déposer, une décision qui ne peut être sanctionnée que sur le plan politique. La seule obligation du gouvernement relative à la voie maritime est d'assurer la sécurité du public et cette obligation peut être remplie par d'autres moyens que celui d'obtenir la désignation d'employés dans la perspective d'une grève. Même si l'on pouvait isoler un acte fautif de la part d'un employé, il ne pourrait engendrer la responsabilité civile du Conseil du Trésor. Les membres du Conseil du Trésor responsables du dépôt de la liste des employés à désigner, pas plus que le Conseil du Trésor lui-même en tant que représentant de la Reine, n'exerçaient les droits et options que leur conférait la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique comme dispensateurs d'un service au public.
lois et règlements
Loi sur la reprise des services gouvernementaux, L.C. 1989, ch. 24.
Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21), art. 3a).
Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35.
Loi sur les relations de travail dans la Fonction publique, S.R.C. 1970, ch. P-35, art. 79.
jurisprudence
décision appliquée:
ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752; (1986), 28 D.L.R. (4th) 641; 34 B.L.R. 251; 68 N.R. 241.
distinction faite avec:
Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228; (1989), 64 D.L.R. (4th) 689; [1990] 1 W.W.R. 385; 41 B.C.L.R. (2d) 350; 41 Admin. L.R. 161; 1 C.C.L.T. (2d) 1; 18 M.V.R. (2d) 1; 103 N.R.1; Kamloops (Ville de) c. Nielsen et autres, [1984] 2 R.C.S. 2; (1984), 10 D.L.R. (4th) 641; [1984] 5 W.W.R. 1; 29 C.C.L.T. 97; Home Office v. Dorset Yacht Co. Ltd., [1970] 2 All ER 294 (H.L.).
décisions mentionnées:
Alliance de la Fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor), [1989] 2 C.F. 445 (C.A.); Canada (Procureur général) c. A.F.P.C., [1989] 3 C.F. 585; (1989), 105 N.R. 129 (C.A.); Kibale c. Canada (1993), 58 F.T.R. 199 (C.F. 1re inst.); Canada c. Maritime Group (Canada) Inc., [1993] 1 C.F. 131; (1992), 58 F.T.R. 253 (1re inst.); Gingras c. Canada, [1994] 2 C.F. 734; (1994), 113 D.L.R. (4th) 295; 3 C.C.P.B. 194; 165 N.R. 101 (C.A.).
doctrine
Linden, J. "Tort Liability of Governments for Negligence" (1995), 53 Advocate 535.
APPEL d'une décision de la Section de première instance ([1997] 2 C.F. 575) rejetant une action en dommages-intérêts intentée en vertu de l'alinéa 3a) de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif et fondée sur une présumée faute commise par les fonctionnaires du Conseil du Trésor du Canada du fait qu'ils n'ont pas déposé, avant l'expiration du délai fixé par la loi, la liste "d'employés désignés" auxquels il est interdit de faire la grève. Appel rejeté.
ont comparu:
David F. H. Marler pour les appelantes.
Raymond Piché pour l'intimée.
avocats inscrits au dossier:
David F. H. Marler, Montréal, pour les appelantes.
Le sous-procureur général du Canada pour l'intimée.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
Le juge Marceau, J.C.A.: L'intérêt spécial que suscite cet appel porté contre un jugement final de la Section de première instance [[1997] 2 C.F. 575] vient, non pas seulement du fait que, de sa solution, dépend le sort de 13 actions parallèles impliquant toutes des sommes importantes, mais surtout du fait que sa considération nous situe à une sorte de carrefour de grandes avenues de la science du droit. Les problèmes qu'il soulève, en effet, évoquent, aux premiers abords, des considérations qui se rapportent, tout à la fois, à des données de droit maritime, de common law, de droit civil, de droit du travail, de droit administratif, de droit de la responsabilité de l'État. L'impression initiale de diversité et de complexité est, toutefois, trompeuse et ne résiste pas à l'examen. Une revue élaguée des faits visant à s'arrêter uniquement sur ceux qui peuvent être significatifs et une analyse du contexte juridique cherchant à éviter le plus possible des discussions inutiles sur des points de droit qui ne peuvent avoir d'influence directe permettront, je pense, d'arriver à des conclusions plus rapidement et plus simplement qu'on aurait pu s'attendre.
L'action dont dispose le jugement attaqué a été intentée par un groupe de compagnies québécoises de transport maritime qui sont toutes des usagers réguliers du Chenal et de la voie maritime du fleuve Saint-Laurent. Son objet est d'obtenir de Sa Majesté la Reine, soit l'État fédéral, le remboursement des pertes de revenus qu'ont subies les compagnies, à l'automne 1989, lorsque, par suite d'entraves imposées par l'autorité responsable à la circulation commerciale sur le fleuve, elles furent empêchées d'exécuter des engagements contractuels pris dans le cours de leurs affaires.
Effectivement, des entraves à la circulation sur le fleuve avaient été rendues nécessaires par suite du danger résultant principalement du déplacement des bouées d'été par l'amoncellement prématuré des glaces cette année-là et de l'impossibilité pour le ministère fédéral des Transports d'avoir recours à ses brise-glaces pour procéder à l'installation des espars d'hiver par sa Garde côtière. Il en était ainsi parce que les membres de la Garde côtière n'étaient pas disponibles, étant tous impliqués dans une grève déclenchée légalement le 11 novembre précédent par les membres de trois unités de fonctionnaires fédéraux, dont deux qui faisaient partie du groupe des équipages de navire (l'autre était du groupe des services hospitaliers).
C'est l'alinéa 3a) de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21]"en vertu duquel l'État doit répondre des délits civils dommageables de ses employés tout comme un employeur civil"qui est invoqué comme assurant à l'action son fondement juridique. De quel délit civil s'agit-il?
Les demanderesses/appelantes ne contestent pas que les entraves imposées par l'autorité à la circulation sur le fleuve étaient nécessaires pour la sécurité; elles reconnaissent que toutes les mesures pour atténuer le plus possible les répercussions de la grève sur le public ont été prises et que, grâce à ces mesures, aucune perte de vie ou de biens n'a eu à être déplorée. Ce qu'elles prétendent, c'est que c'est la non-disponibilité de la Garde côtière qui a empêché le remplacement des bouées et créé le danger, et cette non-disponibilité de la Garde côtière était due à un comportement fautif d'employés du Conseil du Trésor qui, en décembre 1987, deux ans auparavant, n'avaient pas agi comme ils auraient dû pour obtenir que les équipages de navire ne puissent s'absenter de leur travail même en cas de grève. Des explications ici, évidemment, s'imposent
C'est la Loi sur les relations de travail dans la Fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35, qui a donné aux employés de l'État fédéral le droit de grève et a institué le Conseil du Trésor représentant de Sa Majesté la Reine en tant qu'employeur de la grande majorité de ses employés. Pour favoriser les négociations collectives gouvernant les conditions de travail des employés de l'État, la Loi prévoit que les membres d'une unité de négociation qui cherchent à négocier une convention collective ont le choix de se soumettre ou à un arbitrage ou à une conciliation par un bureau de conciliation. C'est au cas d'échec de la conciliation que le droit de grève prend naissance. L'unité de négociation qui choisit le second processus, qu'on a appelé "de conciliation et de grève", doit donner avis de son intention au Conseil du Trésor, et, avant que le bureau de conciliation ne soit établi, seront alors "désignés", sur accord des parties ou sur décision de la Commission des relations de travail dans la fonction publique, les fonctionnaires de l'unité concernée qui exercent des fonctions nécessaires pour la sécurité du public et, partant, seront tenus d'exercer leurs fonctions habituelles même après le déclenchement d'une grève. Aux fins de cette "désignation", la Loi donnait au Conseil du Trésor, en 1987 [R.S.C. 1970, ch. P-35], vingt jours pour déposer la liste des employés qui, d'après lui, devaient être désignés. C'était l'article 79 de la Loi qui prévoyait ainsi1 . Or, dans le cas dont il s'agit ici, le Conseil du Trésor avait bien eu l'intention de soumettre une liste des employés des divers ministères impliqués qui, à son avis, devaient être désignés, laquelle liste comprenait les membres d'équipage des navires de la Garde côtière2, mais il avait déposé sa liste le 21e jour au lieu du 20e après réception de l'avis de négociation. À la grande surprise des autorités du Conseil du Trésor, la liste devait éventuellement être refusée. Cette Cour, sur recours en révision intentée par le syndicat contre l'acceptation du dépôt, déclara, en effet, que la Commission avait eu tort de considérer jusque-là que le délai de vingt jours n'était pas de rigueur et que son non-respect ne pouvait être excusé que sur preuve d'un empêchement irrésistible, ce que le Conseil du Trésor ne put fournir3.
Le juge de première instance, le juge Nadon, dans une longue décision soigneusement motivée, analyse tous ces faits et, finalement, en arrive à la conclusion que l'action n'est pas fondée4. L'essentiel de sa pensée et de son raisonnement se trouve, je pense, dans le résumé rapide que voici. Sa Majesté la Reine, ou, si l'on veut, le gouvernement fédéral, n'a pas envers les usagers du fleuve Saint-Laurent l'obligation de maintenir la voie maritime en parfait état de fonctionnement de manière à ce que les navires puissent y transiter sans retard indu. Sa seule obligation, qui en est une de droit public, est d'assurer la protection et la sécurité du public. Les fonctionnaires du Conseil du Trésor qui ont tardé à déposer la liste n'ont pas commis de "tort" emportant responsabilité au sens de la common law, le droit applicable puisqu'il s'agit de droit maritime. On peut comprendre que leur excuse à l'effet qu'ils attendaient d'avoir reçu tous les rapports des divers ministères impliqués, forts du fait que le délai de vingt jours avait toujours été, jusque-là, considéré comme étant plutôt indicatif, n'ait pas été jugée suffisante pour exonérer du respect d'une prescription législative jugée au contraire de rigueur. Mais, c'est une explication qui permet de conclure qu'ils n'ont pas agi de façon vraiment fautive au sens du droit commun. Quoi qu'il en soit, ces fonctionnaires n'avaient pas d'obligation, de "duty", envers les demanderesses, surtout quant à leur perte de profits, les conditions de prévisibilité et de proximité requises pour qu'une telle obligation existe n'étant pas présentes.
Les appelantes, par leur procureur, critiquent l'approche et les conclusions du juge de première instance sur plus d'un rapport. Elles affirment, d'abord, que la cause d'action qu'elles invoquent n'a pas été pleinement saisie par le juge. C'est sur l'alinéa 3a) de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif que leur action se fonde, rappellent-elles, la responsabilité de commettant, d'employeur. Elles ne prétendent pas à un recours fondé sur un manquement à un devoir de droit public, et elles conviennent que l'intimée n'est pas tenue de maintenir le fleuve Saint-Laurent en parfait état de fonctionnement, ni, non plus, de déposer une liste d'employés désignés au sens de la Loi sur les relations de travail dans la Fonction publique. Et dans leur factum, elles s'emploient à clarifier leur prétention comme suit:
2. Les délais et les dommages consécutifs à ceux-ci ont résulté du fait que les équipages de navire employés par la Garde côtière canadienne (G.C.C.) étaient en grève du 10 novembre au 15 décembre, cette année-là. Bien que la grève fût légale, les demanderesses ont soutenu que, n'eût été de la négligence du Conseil du Trésor, les équipages n'auraient pas eu le droit de faire la grève, étant donné qu'ils auraient été des "employés désignés". S'ils avaient été au travail, il n'y aurait pas eu de délais et les navires de même que leurs propriétaires n'auraient pas subi de dommages.
Les appelantes reprochent ensuite au juge d'avoir examiné le comportement des fonctionnaires du Conseil du Trésor sous le seul angle de la common law, sans égard à celui du droit du Québec où, pourtant, les dommages réclamés ont été subis. Les appelantes contestent, enfin, que l'on puisse, ici, soutenir que n'existent pas ces conditions de prévisibilité et de proximité entre l'auteur de la faute et la victime que la common law de la responsabilité civile requiert et, à plus forte raison, celles, moins exigeantes, de la causalité entre la faute et le dommage que le droit québécois de la responsabilité civile, de son côté, impose, surtout si l'on examine la situation en fonction de l'ouverture que des arrêts plus récents, comme ceux de Just c. Colombie-Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228, et de Ville de Kamloops c. Nielsen et autres, [1984] 2 R.C.S. 2, ont apportée au droit de la responsabilité civile de l'État.
Les critiques des appelantes ne me convainquent pas. Je ne crois pas que le juge de première instance ait mal apprécié les éléments de la cause d'action tels qu'ils ressortaient des allégués de la déclaration. Les paragraphes 11 et 12 de cette déclaration n'évoquaient-ils pas clairement l'existence d'une obligation de l'intimée de maintenir, en tout temps, la voie maritime ouverte5? Ce qu'on peut dire, c'est qu'en appel, les appelantes, sous prétexte de clarifier leur cause d'action, en ont réduit la portée.
Il est vrai que l'on peut douter sérieusement de l'approche du juge qui semble tenir pour acquis que le litige en est un de droit maritime. La faute reprochée, il me semble, n'a rien à voir avec le droit maritime et les dommages réclamés formés uniquement de pertes de profit ne concernent aucunement les navires des appelantes ou leurs cargaisons puisqu'il s'agit de dommages essentiellement économiques. On ne retrouve pas le lien, même indirect, avec les opérations de transport de marchandises par eau que la Cour suprême, dans ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752, à la page 774, déclarait suffisant mais essentiel pour faire entrer une situation sous la bannière du droit maritime parce que "entièrement liée aux affaires maritimes". Mais les demanderesses elles-mêmes, en première instance, avaient pris parti en ce sens. Même en appel, leur position est singulièrement équivoque et fort incertaine. Pour parler de droit civil du Québec, il faut d'abord éliminer le droit maritime qui, selon ITO , supra, n'admet que la common law, et il faut, en même temps, que le conflit de loi résultant du fait que la faute alléguée des employés du Conseil du Trésor a été commise en Ontario et le dommage subi au Québec, se résolve en faveur du Québec, lieu du dommage, ce qui n'est certes pas acquis (voir notamment Kibale c. Canada (1992), 58 F.T.R. 199 (C.F. 1re inst), et Canada c. Maritime Group (Canada) Inc., [1993] 1 C.F. 131 (1re inst.); Gingras c. Canada, [1994] 2 C.F. 734 (C.A.)). Mais, de toute façon, je suis d'avis, et je m'en expliquerai dans un instant, que la conclusion à tirer des faits sur le plan responsabilité ne saurait varier d'un système juridique à l'autre.
Finalement, je suis tout à fait d'accord avec le juge de première instance quand il refuse de qualifier de fautif sur le plan civil le retard du Conseil du Trésor ou de ses fonctionnaires à déposer sa liste d'employés désignés. On ne saurait dire, dans les circonstances, que les fonctionnaires, s'il faut les isoler, ont agi de façon imprudente et désordonnée. Ils avaient raison, à ce moment, de penser qu'il valait mieux attendre le rapport de tous les ministères même s'il en résultait une journée de retard, étant donné le caractère de ce délai de vingt jours reconnu jusque-là comme n'étant pas de rigueur. Et je n'ai aucune difficulté, non plus, avec l'analyse et l'application que fait le juge aux faits de la cause des concepts de prévisibilité et de connexité de la common law de la responsabilité qui, comme celui de la causalité en droit civil, sont des concepts dont la mise en œuvre est parfois fort délicate et où entrent en jeu des réactions de bon sens plus que des mesures ou méthodes de contrôle de caractère objectif. Aussi bien la prévisibilité de la common law que la causalité du droit québécois me paraissent, à moi aussi, fort ténues quand on les regarde à travers tous les événements qui sont survenus et les gestes qui ont été posés pendant deux ans après l'acte dit fautif et sans lesquels le dommage ne serait jamais arrivé. Peu importe, en fait, et ici encore je renonce à m'attarder car pour moi, je l'ai dit, le problème se résout de façon beaucoup plus simple. Et c'est le temps de m'en expliquer.
Le raisonnement des demanderesses/appelantes repose sur une prémisse qui, à mon avis, ne se soutient pas. Il présuppose, en effet, que l'acte d'un préposé peut entraîner la responsabilité de son commettant employeur en tant qu'employeur, même si ce même acte posé par l'employeur lui-même ne saurait lui faire encourir aucune responsabilité. Car il est clair, comme le signale cette Cour dans l'arrêt où elle déclare le délai de rigueur6, que le dépôt tardif de la "liste" de l'article 79 par le Conseil du Trésor, ou le gouvernement ou l'intimée, ne se différencie pas du refus pur et simple de déposer. Et le refus de déposer, les appelantes, comme dit plus haut, l'admettent volontiers, est une décision qui ne peut être sanctionnée que sur le plan politique, même s'il est évident qu'elle pourra engendrer des conséquences importantes pour le public et l'économie. Car, répétons-le, la seule obligation du gouvernement relative à la voie maritime est d'assurer la sécurité du public et cette obligation peut être assurée par bien d'autres moyens que celui d'obtenir la "désignation" d'employés dans la perspective d'une grève.
Même si l'on pouvait isoler un acte vraiment fautif de la part d'un employé, comme celui de traîner à la taverne en chemin pour le dépôt (et c'est un peu de cette façon que les appelantes présentent leur thèse, quoique la preuve soit à l'effet que ce sont les autorités mêmes du Conseil du Trésor qui ont décidé de retarder le dépôt), il n'y aurait pas possibilité, logiquement, de parler de responsabilité à l'égard du public. C'est que la première et seule directe conséquence de la faute de l'employé serait d'avoir créé un obstacle au dépôt par le Conseil du Trésor ou le gouvernement de sa "liste" et le tout s'arrêterait là puisque le défaut du Conseil du Trésor ne saurait engendrer responsabilité civile.
Le procureur des appelantes parle de l'ouverture nouvelle apportée par certains arrêts récents sur la responsabilité de l'État. Il mentionne d'abord, je l'ai dit, Kamloops, supra, où la ville dut répondre du défaut de ses inspecteurs en bâtiments d'avoir pris toutes les mesures nécessaires pour que les prescriptions de son règlement municipal relatif à la construction d'habitations soient respectées dans un cas particulier. Il mentionne aussi Just, supra, où la province fut tenue responsable du défaut d'entretien d'une route importante de son réseau routier. Et il rappelle, derrière les arrêts canadiens, l'influence qu'a eu l'arrêt de la Chambre des lords, Home Office v. Dorset Yacht Co. Ltd., [1970] 2 All ER 294 (H.L.), où le Home Office fut trouvé responsable des dommages causés par un jeune détenu qui s'était échappé de son lieu d'incarcération par suite de la négligence de ses gardiens. Je n'ignore pas que ces arrêts ont définitivement mis fin à tout ce qui persistait dans l'esprit des tribunaux de l'idée que l'État ne devrait jamais être tenu responsable délictuellement et ont fait réaliser que si cette immunité était nécessaire pour les actes posés en tant que planificateur et gouvernant, elle ne l'était plus pour ceux posés en tant que fournisseur et dispensateur de services publics7. Et je pense que l'évolution était éminemment souhaitable. N'est-il pas dans l'ordre que l'autorité qui décide d'assumer un rôle quelconque et de fournir un service à la population le fasse de façon prudente et diligente tant quant à ses décisions de direction que quant à leur mise en œuvre par ses préposés, et n'est-il pas normal que sa responsabilité soit alors entière à l'égard de la communauté en général et surtout de ceux qui s'en remettent à son action? Mais, je ne vois pas comment ces décisions puissent être vues comme impliquant des cas semblables à celui ici en cause. Les membres du Conseil du Trésor responsables du dépôt de la liste des employés à désigner, pas plus que le Conseil du Trésor lui-même en tant que représentant de la Reine, n'exercent les droits et options que leur confère la Loi sur les relations de travail dans la Fonction publique comme dispensateurs d'un service au public.
En fin d'analyse, je suis tout simplement d'avis que l'action en responsabilité intentée par les demanderesses/appelantes contre l'intimée ne saurait se voir reconnaître quelque base juridique. Le juge de première instance a eu raison de ne pas la retenir et l'appel contre son jugement est sans mérite.
Je rejetterais cet appel avec dépens.
Le juge Décary, J.C.A.: Je souscris.
Le juge Létourneau, J.C.A.: J'y souscris.
1 Je reproduis le texte:
79. (1) Nonobstant l'article 78, il ne doit pas être établi de bureau de conciliation pour l'enquête et la conciliation d'un différend relatif à une unité de négociation tant que les parties ne se sont pas mises d'accord ou que la Commission n'a pris, aux termes du présent article, aucune décision sur la question de savoir quels sont les employés ou les classes d'employés de l'unité de négociation (ci-après dans la présente loi appelés "employés désignés") dont les fonctions sont, en tout ou en partie, des fonctions dont l'exercice à un moment particulier ou après un délai spécifié est ou sera nécessaire dans l'intérêt de la sûreté ou de la sécurité du public.
(2) Dans les vingt jours qui suivent celui où l'avis de négociations collectives est donné par l'une ou l'autre des parties aux négociations collectives, l'employeur doit fournir à la Commission et à l'agent négociateur de l'unité de négociation en cause un relevé des employés ou classes d'employés de l'unité de négociation que l'employeur considère comme des employés désignés.
(3) Si aucune opposition au relevé mentionné au paragraphe (2) n'est faite à la Commission par l'agent négociateur dans tel délai consécutif à la réception de ce relevé par l'agent négociateur que peut fixer la Commission, ce relevé doit être considéré comme un relevé des employés ou des classes d'employés de l'unité de négociations qui, par convention des parties, sont des employés désignés. Toutefois, lorsqu'une opposition à ce relevé est faite à la Commission par l'agent négociateur dans le délai ainsi prescrit, la Commission, après avoir examiné l'opposition et avoir donné à chaque partie l'occasion de communiquer ses observations, doit décider quels employés ou quelles classes d'employés de l'unité de négociation sont des employés désignés.
(4) Une décision prise par la Commission en conformité du paragraphe (3) est définitive et péremptoire à toutes fins de la présente loi. Le Président doit la communiquer par écrit aux parties aussitôt que possible.
(5) Dans le délai et de la manière que peut prescrire la Commission, tous les employés d'une unité de négociation qui sont, par convention des parties ou par décision de la Commission en conformité du présent article, des employés désignés doivent en être informés par la Commission.
2 Initialement, 23 unités représentant des fonctionnaires de divers ministères étaient impliquées. Incidemment, la conciliation échoua pour 3 seulement des 23 qui se mirent en grève le 11 novembre et ne retournèrent au travail que le 15 décembre 1989, suite à l'entrée en vigueur d'une loi spéciale, la Loi sur la reprise des services gouvernementaux, L.C. 1989, ch. 24.
3 Voir Alliance de la Fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor), [1989] 2 C.F. 445 (C.A.), et Canada (Procureur général) c. A.F.P.C., [1989] 3 C.F. 585 (C.A.).
4 [1997] 2 C.F. 575 (1re inst.).
5 Ils se lisaient ainsi:
11. La défenderesse aurait pu, à la suite du défaut du Conseil du Trésor de déposer la liste des fonctionnaires désignés dans le délai prévu, prendre d'autres mesures pour assurer la poursuite de la navigation dans les voies navigables en question dans des conditions de sécurité acceptables, notamment en confiant par contrat à des entreprises privées une grande partie du travail dont les équipages de la Garde côtière auraient pu se charger. En raison de l'inertie, des hésitations et de l'incompétence générale de l'administration de la Garde côtière canadienne et des autres employés de la défenderesse qui étaient chargés d'assurer la sécurité de la navigation dans les cours d'eau en question, la défenderesse n'a recouru à aucune solution de rechange pour assurer la circulation maritime dans les cours d'eau en question.
12. Qui plus est, par l'intermédiaire de sa Garde côtière ou d'autres employés, la défenderesse, qui était bien au courant de l'imminence d'une grève, aurait pu prendre plusieurs mesures avant le déclenchement de la grève pour éviter la situation qui s'est par la suite produite en obligeant la Garde côtière à s'acquitter de certaines de ses tâches avant le déclenchement de la grève, notamment en lui faisant remplacer les bouées d'été par des bouées d'hiver . . .
6 Alliance de la Fonction publique du Canada c. Canada (Conseil du Trésor), supra, à la p. 450.
7 Voir, sur cette question, l'excellent article du juge Linden intitulé "Tort Liability of Governments for Negligence" (1995), 53 Advocate 535.