Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Référence :

Kanyamibwa c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 66, [2011] 1 R.C.F. 423

IMM-500-08

IMM-500-08

2010 CF 66

Faustin Mutabazi Kanyamibwa (demandeur)

c.

Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeur)

Répertorié : Kanyamibwa c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)

Cour fédérale, juge de Montigny—Toronto, 17 novembre 2009; Ottawa, 20 janvier 2010.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle le défendeur a rejeté la demande de dispense ministérielle présentée par le demandeur en vertu de l’art. 35(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) — Le demandeur s’était vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention, mais il a par la suite été déclaré interdit de territoire parce qu’il avait occupé un poste de rang supérieur au sein de deux régimes rwandais qui s’étaient livrés à des violations des droits de la personne — Le défendeur avait présenté une requête d’interdiction de divulgation de certains renseignements concernant le contrôle judiciaire du demandeur, mais certains renseignements pouvaient être rendus publics — Le fait que le défendeur se soit fondé sur des renseignements initialement expurgés, puis divulgués par la suite ne constituait pas un manquement à la justice naturelle parce que leur divulgation n’aurait pas mené à une issue différente — Dans une demande présentée en application de l’art. 35(2) de la LIPR, la Cour fédérale n’intervient pas à moins que la décision soit fondée sur une conclusion de fait erronée tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte de la preuve produite — La preuve au dossier n’appuyait pas les conclusions du défendeur quant au demandeur — En l’espèce, ce que le défendeur devait examiner était la question de savoir si la présence du demandeur au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national — La décision du défendeur n’était pas raisonnable — Demande accueillie.

Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle le défendeur a rejeté la demande de dispense ministérielle présentée par le demandeur en vertu de l’art. 35(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) — L’avocat du demandeur avait présenté une requête visant la nomination d’un avocat spécial — L’avocat spécial n’était pas nécessaire en l’espèce, les renseignements dont le défendeur voulait empêcher la divulgation étant peu nombreux et sa décision ne reposant pas sur ces renseignements — La décision du défendeur, bien qu’elle ne fût pas dépourvue d’importance, avait une incidence limitative immédiate sur le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité du demandeur — De même, comme le demandeur était parfaitement au courant de l’essentiel des renseignements sur lesquels le défendeur s’était fondé, les considérations d’équité et de justice naturelle ne nécessitaient pas un avocat spécial — Ni la préclusion fondée sur la cause d’action ni la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne s’appliquait en l’espèce — La tentative du demandeur de contester la conclusion portant qu’il était interdit de territoire par le truchement d’une demande de contrôle judiciaire équivalait à une contestation incidente de l’interdiction de territoire — Sa démarche était inappropriée et ne pouvait être permise.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le défendeur a rejeté la demande de dispense ministérielle présentée par le demandeur en vertu du paragraphe 35(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). La décision reposait sur la recommandation de l’Agence des services frontaliers du Canada de ne pas accorder de dispense au demandeur parce que celui-ci n’avait pas prouvé que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. Auparavant, le demandeur avait été déclaré interdit de territoire en vertu de l’ancienne Loi sur l’immigration parce qu’il avait occupé un poste de rang supérieur au sein de deux gouvernements rwandais qui s’étaient livrés à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou avaient commis un génocide, des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre. Le demandeur est un citoyen du Rwanda d’origine hutue. En 1991, le demandeur travaillait à l’ambassade du Rwanda au Canada, où il demeure depuis. Le demandeur s’était vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention au Canada, mais il a par la suite été déclaré interdit de territoire au Canada en raison du poste qu’il avait occupé au sein des régimes rwandais.

Après que le demandeur a obtenu l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire du refus de la dispense ministérielle, le défendeur a présenté une requête d’interdiction de divulgation de certains renseignements contenus dans le dossier du tribunal, conformément à l’article 87 de la LIPR, au motif que la divulgation pourrait porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Quatorze pages du dossier certifié du tribunal (le DCT) étaient partiellement expurgées. Il a été décidé que trois pages du DCT renfermaient des renseignements expurgés qui pouvaient être rendus publics. Bien que le demandeur n’ait pas contesté la requête d’interdiction de divulgation, son avocat a présenté une requête visant la nomination d’un avocat spécial pour protéger les intérêts du demandeur. Cette requête a toutefois été rejetée.

Les questions en litige étaient celles de savoir si le demandeur avait droit à un avocat spécial, si la décision du défendeur contrevenait à la justice naturelle puisqu’elle reposait, au moment de la prise de la décision, sur des renseignements non divulgués auxquels le demandeur ne pouvait répondre, si le défendeur avait commis une erreur en tirant des conclusions de fait déraisonnables en ne tenant pas compte d’éléments de preuve ou en tirant des inférences déraisonnables et si, dans le cadre de la demande de dispense ministérielle, le défendeur ne pouvait déterminer si le demandeur avait commis des crimes contre l’humanité ou avait été complice de tels crimes, car cette décision reposait sur les mêmes allégations et les mêmes faits présentés devant la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pendant l’audience concernant le statut de réfugié du demandeur.

Jugement : la demande doit être accueillie.

La divulgation de certains renseignements expurgés du DCT pourrait porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Cependant, il n’était pas nécessaire de nommer un avocat spécial pour protéger les intérêts du demandeur étant donné que les renseignements dont le défendeur voulait empêcher la divulgation étaient peu nombreux et que sa décision ne reposait pas sur ces renseignements. La décision du défendeur en vertu du paragraphe 35(2) de la LIPR, bien qu’elle ne fût pas dépourvue d’importance, avait une incidence limitative immédiate sur le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité du demandeur. Qui plus est, le demandeur s’était déjà vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention et était donc protégé contre l’expulsion, à moins de circonstances spéciales. Enfin, le caractère substantiel ou probant des renseignements en cause ainsi que l’aptitude du demandeur à répondre aux allégations portées contre lui avaient été pris en compte. Le demandeur était parfaitement au courant de l’essentiel des renseignements sur lesquels le défendeur s’était fondé dans sa décision de ne pas lui accorder de dispense ministérielle. Ainsi, la nomination d’un avocat spécial n’était pas nécessaire en l’espèce selon des considérations liées à l’équité et à la justice naturelle.

Le fait que le défendeur se soit fondé sur des renseignements initialement expurgés, puis divulgués par la suite conformément à une ordonnance de la Cour fédérale, ne constituait pas un manquement à la justice naturelle. Bien qu’il ait obtenu l’autorisation de produire d’autres éléments de preuve après la divulgation des pages non expurgées, le demandeur a tout simplement répété ses dénégations générales et ses vagues assertions de persécution par le nouveau régime rwandais. La divulgation de ce renseignement avant que le défendeur ne rejette sa demande de dispense présentée en vertu du paragraphe 35(2) de la LIPR n’aurait pas mené à une issue différente. Le demandeur était au courant des préoccupations du défendeur et a eu la chance d’y répondre. En outre, la décision d’interdire la divulgation à l’époque était raisonnable.

Dans une demande de dispense ministérielle présentée en application du paragraphe 35(2) de la LIPR, il incombe au demandeur de convaincre le défendeur que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt public. À moins que la décision soit fondée sur une conclusion de fait erronée tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte de la preuve produite, la Cour fédérale n’interviendra pas. En l’espèce, la preuve au dossier n’appuyait pas les conclusions du défendeur. Celui-ci a donc commis une erreur parce qu’il ne pouvait pas examiner la preuve de manière sélective et en écarter des éléments pertinents, comme le rôle véritable du demandeur durant ses années à l’ambassade. Ce que le défendeur devait examiner était la question de savoir si la présence du demandeur au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national. Bien que le défendeur ait droit à un degré de déférence élevé lorsqu’il tranche cette question, il a tout de même le devoir de fournir des motifs adéquats et d’aborder les éléments de preuve substantiels qui appuient la thèse du demandeur. En l’espèce, on ne pouvait affirmer que la décision du défendeur de rejeter la demande de dispense du demandeur était raisonnable.

Le défendeur pouvait soulever la question de la torture même si elle avait déjà fait l’objet d’une décision finale de la SPR. L’alinéa 15b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés est une illustration du principe de l’autorité de la chose jugée en common law et exprime clairement l’intention du législateur d’interdire la remise en cause de certaines questions. Cette disposition ne s’applique pas à un demandeur visé par une interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR. Ni la préclusion fondée sur la cause d’action ni la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’était applicable en l’espèce. De plus, la tentative du demandeur de contester la conclusion portant qu’il était interdit de territoire au Canada par le truchement d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du défendeur de rejeter sa demande de dispense en vertu du paragraphe 35(2) de la LIPR équivalait à une contestation incidente de l’interdiction de territoire. Sa démarche était donc inappropriée et ne pouvait être permise par la Cour.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n44].

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19(1)l) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 35(1)a),b),(2), 76 « renseignements » (mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4), 83 (mod., idem), 87 (mod., idem), 87.1 (édicté, idem), 109, 115.

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5.

Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21.

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 15b), 16.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1Fa).

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Segasayo c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 585; Apotex Inc. c. Merck & Co., 2002 CAF 210, [2003] 1 C.F. 242.

décision différenciée :

Thambiturai c. Canada (Solliciteur général), 2006 CF 750, [2007] 2 R.C.F. 412.

décisions examinées :

Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3; Rajadurai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 119; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Mekonen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1133; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77; Ratnasingam c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 1096.

décisions citées :

Miller c. Canada (Solliciteur général), 2006 CF 912, [2007] 3 R.C.F. 438; Kanaan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 241; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Sogi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1429, [2004] 2 R.C.F. 427, conf. par 2004 CAF 212, [2005] 1 R.C.F. 171; Gariev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 531; Alemu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 997; Segasayo c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 372, [2008] 1 R.C.F. 121; Malkine c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 496; Nadarasa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1112; Canada (Procureur général) c. Khawaja, 2007 CF 463, [2008] 1 R.C.F. 621; Khadr c. Canada (Procureur général), 2008 CF 46, [2008] 3 R.C.F. 306; Ramadan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1155; Afridi c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1192; Kablawi c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1011; Tameh c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 884; Chogolzadeh c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 405; Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460; R. c. Mahalingan, 2008 CSC 63, [2008] 3 R.C.S. 316; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601 ; R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le défendeur a rejeté la demande de dispense ministérielle présentée par le demandeur en vertu du paragraphe 35(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Lorne Waldman pour le demandeur.

Alexandre Kaufman et Talitha A. Nabbali pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Waldman & Associates, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1] Le juge de Montigny : Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du ministre Stockwell Day, alors ministre de la Sécurité publique, par laquelle ce dernier a rejeté la demande de dispense ministérielle présentée par le demandeur en vertu du paragraphe 35(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Auparavant, les autorités de l’immigration avaient déclaré le demandeur interdit de territoire en vertu de l’alinéa 19(1)l) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11] de l’ancienne Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (maintenant l’alinéa 35(1)b) de la LIPR) parce qu’il avait occupé un poste de rang supérieur au sein de deux gouvernements rwandais qui s’étaient livrés au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou avaient commis un génocide, des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre.

I. Faits

[2] Le demandeur est un citoyen du Rwanda d’origine hutue né le 10 octobre 1950. Après avoir obtenu un baccalauréat en psychologie en 1975, il a travaillé brièvement (de janvier 1976 à octobre 1977) pour le gouvernement du Rwanda à Kigali au ministère de l’Immigration. En novembre 1977, bénéficiant d’une bourse d’études gouvernementale, le demandeur est allé à Bordeaux (France), où il a obtenu une maîtrise en éducation (en 1979).

[3] À son retour au Rwanda, il a repris le travail au gouvernement, d’abord à titre d’analyste du renseignement pour le « Service central de renseignements » (d’octobre 1979 à août 1984), puis à titre de diplomate au « Ministère des affaires étrangères ». Il a été affecté en Suisse d’août 1984 à juillet 1988 et ensuite, de juillet 1988 à septembre 1991, en Côte d’Ivoire. En septembre 1991, il a été muté au Canada, où il demeure depuis. À l’ambassade du Rwanda, il occupait le poste de « premier conseiller », soit le deuxième poste le plus élevé après l’ambassadeur Maximin Segasayo. Depuis 1984, il n’est jamais retourné au Rwanda, sauf pour assister aux funérailles de sa belle-mère en 1991.

[4] L’affectation du demandeur au Canada a coïncidé avec les régimes du président Juvenal Habyarimana (d’octobre 1990 à avril 1994) et du gouvernement intérimaire rwandais (d’avril 1994 à juillet 1994). On se souviendra de l’assassinat du président Habyarimana en avril 1994, l’événement qui a déclenché une guerre civile et un effroyable génocide. En juillet 1994, les forces de l’opposition du Front patriotique rwandais (FPR) ont pris le pouvoir dans la capitale, Kigali. Le demandeur a continué de travailler à son poste au Canada, bien qu’il ne recevait plus de rémunération, jusqu’en mars 1995, date à laquelle le nouveau gouvernement lui a ordonné de rentrer au Rwanda avec sa famille.

[5] Le demandeur n’a pas obéi à cette directive parce que, selon son témoignage, il lui était difficile de quitter sa vie au Canada dans un délai aussi bref, mais aussi parce qu’il savait que son retour au Rwanda l’exposerait à des risques. Il a soutenu que le FPR avait infligé des mauvais traitements à des membres de sa famille dans le passé et qu’il avait eu vent de nouveaux récits de persécution de la part de Hutus qui étaient revenus au Rwanda. Par conséquent, sa famille et lui ont choisi de demander l’asile au Canada en octobre 1995.

[6] Avant l’audience, une journaliste du Ottawa Citizen, Jacquie Miller, a déposé une demande afin que l’audience soit ouverte au public. De son côté, le demandeur a demandé une ordonnance visant à assurer la confidentialité de la procédure. La Section de la protection des réfugiés (SPR) a rendu une décision provisoire rejetant la demande de Mme Miller, mais a affirmé que cette dernière pourrait soumettre une nouvelle demande à la suite de l’examen des motifs de la décision. Après cette décision provisoire, Mme Miller a souscrit un affidavit dans lequel elle a affirmé que [traduction] « des sources de la communauté rwandaise » l’avaient avisée que M. Kanyamibwa était un cadre supérieur du service de sécurité rwandais au début des années 1980 et, a-t-elle ajouté, [traduction] « à l’époque, le service de sécurité était lié à la torture de prisonniers politiques et à de graves atteintes aux droits de la personne ». Elle a également fait part de l’avis d’un spécialiste des droits de la personne à l’Université du Québec à Montréal selon qui les anciens diplomates ne seraient pas exposés à un danger à leur retour au Rwanda. Cet affidavit a été présenté à la SPR. Un agent d’audience a également présenté un avis d’intention de participer le 6 décembre 1996.

[7] Le 19 mars 1997, la SPR a décidé que la demande d’asile du demandeur était fondée et qu’il était donc un réfugié au sens de la Convention. Voici comment la Commission s’est exprimée en tranchant cette question dans ses motifs :

Par son témoignage et par les documents personnels qu’il a présentés, le demandeur a convaincu le tribunal qu’il fait partie de l’élite intellectuelle hutue et que le gouvernement s’intéresserait sûrement à lui s’il retournait au Rwanda. Il possède un diplôme d’une université française et a occupé des postes relativement importants au sein de l’ancien gouvernement. De plus, le demandeur a produit des permis de construire et des photographies de ses deux résidences de Kigali, et il a fourni des preuves crédibles selon lesquelles ces résidences ont été occupées par d’autres, y compris des membres de l’APR [l’Armée patriotique rwandaise]. À la lumière de l’information objective dont il dispose au sujet du pays, le tribunal est d’avis qu’il est raisonnable de croire que, s’il retournait au Rwanda, le demandeur serait arrêté et détenu arbitrairement, et pourrait même subir des torts plus graves, soit en raison de son appartenance à l’élite hutue, soit parce qu’il serait injustement dénoncé par quelqu’un qui occupe l’une de ses propriétés. Il a donc raison de craindre d’être persécuté du fait de son appartenance ethnique et de ses opinions politiques.

[8] Le ministre est intervenu pour demander l’exclusion du demandeur au motif que ce dernier avait travaillé pour le gouvernement rwandais dans les années 1980 et qu’il avait occupé un poste de diplomate durant le génocide en 1994. Au terme du témoignage du demandeur le 10 décembre 1996, la SPR a accueilli la demande d’ajournement présentée par le ministre afin de permettre à ce dernier de recueillir des éléments de preuve additionnels et, en particulier, pour discuter avec les sources au sein de la communauté rwando-canadienne mentionnées dans l’affidavit de Mme Miller. Le ministre a demandé une prolongation de l’ajournement, qui lui a été accordée. Après un ajournement de trois mois, le ministre a avisé la SPR qu’il avait terminé son enquête, qu’il ne soumettrait aucun nouvel élément de preuve, qu’il n’appellerait aucun témoin et qu’il ne présenterait aucune observation.

[9] La SPR a accepté le témoignage du demandeur concernant son affectation au « Service central de renseignements » après son retour de l’Université de Bordeaux. En particulier, la SPR a noté :

Le service qu’il [Service central de renseignements] était chargé de recueillir et de résumer de l’information internationale au sujet du Rwanda en provenance de diverses sources extérieures. Une grande partie de l’information était de nature économique et politique et provenait des ambassades du Rwanda et des coupures de la presse internationale. Le demandeur a également rédigé des rapports de sécurité pour divers ministères du gouvernement à partir de cette information. Le gouvernement était constamment préoccupé par la menace que présentaient certains des pays voisins, notamment l’Ouganda, qui pourraient chercher à déstabiliser l’économie du pays en bloquant l’accès aux marchés du café.

Le demandeur a fait l’objet d’un interrogatoire serré par le représentant du Ministre et par l’agent chargé de la revendication au sujet du lien entre le service qu’il dirigeait et les autres divisions des Services d’information. Il a déclaré qu’il était au courant que des arrestations étaient faites par une autre division [du Service central de renseignements], et que cette division était responsable des troubles internes au Rwanda. Il ne savait pas si des fonctionnaires de ce service avaient torturé des prisonniers. Il a également précisé qu’il n’y avait aucune communication entre les deux services. En général, les fonctionnaires [du Service central de renseignements] ne se parlaient pas de leur travail [...]

Dans le complexe où le demandeur travaillait, personne ne portait d’uniforme ou d’armes. Il n’y avait aucune cellule. La prison la plus rapprochée était à environ cinq kilomètres. Il ne l’avait pas visitée personnellement. Il n’avait pas reçu de formation militaire ou policière. En résumé, d’après son témoignage, durant ses études, l’intéressé n’a participé à aucune arrestation ni à la torture de qui que ce soit au Rwanda, pas plus qu’il n’a participé directement ou indirectement au traitement de dossiers ou d’informations obtenus par la torture.

[10] Par conséquent, la SPR a conclu que le témoignage du demandeur était « détaillé, conséquent et plausible ». La SPR a accordé « très peu de poids » à l’affidavit de Mme Miller, étant donné que les allégations comprises dans ce document « même si elles sont très sérieuses, sont du double voire du triple ouï-dire ». La SPR a conclu comme suit :

Les témoins sont probablement accessibles au Canada et ne se sont pas manifestés même après qu’un long délai a été accordé au Ministre pour rassembler les éléments de preuve pertinents. Par conséquent, le tribunal conclut qu’il ne dispose d’aucune preuve qui pourrait l’amener à croire que l’intéressé aurait commis des crimes contre l’humanité pendant qu’il travaillait [au Service central de renseignements] de son pays, de 1979 à 1984, ou qu’il aurait été complice de tels crimes.

[11] De même, la SPR n’a relevé aucun élément de preuve établissant que le demandeur était susceptible d’être exclu pour complicité dans le cadre du génocide de 1994. À cet égard, la SPR s’est exprimée comme suit :

Il y a très peu d’information au sujet de la planification et de l’organisation du génocide perpétré contre les modérés tutsis et hutus. Les auteurs de l’assassinat du président Habiyamara ne sont toujours pas connus, même si bon nombre soupçonnent les extrémistes anti-tutsis qui étaient proches du président et de l’armée rwandaise. Tout ce que l’on sait au sujet du génocide, c’est qu’il a été précipité, et que toute planification a dû être extrêmement secrète puisqu’il était lié à l’assassinat du président. Même s’il avait été organisé par les dirigeants extrémistes, le massacre a été, en très grande partie, accompli par des citoyens rwandais agissant à titre individuel, sur une période de temps de quelques semaines seulement. Le tribunal ne dispose d’aucune preuve selon laquelle le demandeur aurait fait de la politique active au Rwanda, aurait épousé les opinions des extrémistes anti-tutsis, ou aurait eu quelque lien que ce soit avec la milice hutue impliquée dans le massacre. En effet, puisqu’il vit à l’extérieur du Rwanda depuis 1985, il semble invraisemblable qu’il ait pu être intimement associé aux luttes de pouvoir clandestines aux plus hauts niveaux de l’ancien gouvernement du Rwanda.

Encore une fois, après avoir mené une enquête, le Ministre n’a pas été en mesure de fournir de l’information faisant état du rôle qu’aurait pu jouer l’intéressé dans le génocide.

Le tribunal estime ne disposer d’aucun élément de preuve lui permettant de conclure que le demandeur soit a commis des crimes contre l’humanité au moment du génocide de 1994, soit a été complice de tels crimes. Compte tenu de cette conclusion et de la conclusion précédente au sujet du travail de l’intéressé dans [le Service central de renseignements] de son pays, le tribunal conclut que les dispositions du paragraphe 1F de la Convention ne s’appliquent pas et que l’intéressé n’est pas exclu de la définition de réfugié au sens de la Convention.

[12] Le 27 avril 1998, Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a désigné les gouvernements rwandais sous la direction du président Habyarimana et le gouvernement intérimaire rwandais (les régimes désignés) à titre de régimes s’étant livrés au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou ayant commis un génocide, des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre en application de l’alinéa 19(1)l) de la Loi sur l’immigration.

[13] Le 20 juillet 1998, CIC a avisé l’ambassadeur rwandais Segasayo qu’il était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 19(1)l) de la Loi sur l’immigration. La demande de dispense ministérielle présentée par l’ambassadeur a été rejetée et, à la suite d’un contrôle judiciaire, cette décision a été maintenue : Segasayo c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 585.

[14] Le 17 décembre 1999, CIC a avisé le demandeur qu’il était interdit de territoire au Canada en raison du poste qu’il avait occupé au sein des deux régimes désignés en vertu de l’alinéa 19(1)l) de la Loi sur l’immigration. En réponse, le demandeur a écrit une lettre dans laquelle il se dit surpris et secoué par les allégations et demande un nouvel examen de son dossier.

[15] Le 15 mars 2000, le demandeur a reçu une lettre de CIC affirmant qu’il avait la possibilité de soumettre une demande de dispense ministérielle. Il a retenu les services d’un avocat, qui a présenté des observations en son nom le 2 octobre 2000.

[16] Le 10 novembre 2000, sa demande de dispense ministérielle a fait l’objet d’une recommandation favorable fondée sur le fait que les activités du demandeur étaient axées sur la coopération culturelle et éducative et qu’il n’avait pas le pouvoir de signer des ententes. La recommandation faisait également renvoi à la décision de la SPR, dont une des conclusions était que le demandeur n’était pas mêlé au génocide. Toutefois, aucune décision finale n’a été prise à ce moment-là.

[17] Le 14 novembre 2006, le demandeur a reçu un dossier de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Il renfermait une version préliminaire de la note d’information recommandant le rejet de la demande de dispense ministérielle. L’ASFC a signalé au demandeur qu’il avait la possibilité de répondre à cette documentation, ce qu’il a fait le 27 mars 2007.

[18] Le 21 juin 2007, l’ASFC a avisé le demandeur que sa recommandation contre la demande de dispense ministérielle avait été modifiée. L’ASFC lui a signalé qu’il pouvait répondre aux modifications, ce qu’il a fait le 10 août 2007.

[19] Le 15 novembre 2007, le ministre a rejeté la demande de dispense ministérielle compte tenu des recommandations dans la note d’information du 31 août 2007.

[20] Après que le demandeur a obtenu l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire du refus du ministre, le défendeur a présenté une requête d’interdiction de divulgation de certains renseignements contenus dans le dossier du tribunal, conformément à l’article 87 [mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la LIPR, au motif que la divulgation pourrait porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Quatorze pages du dossier certifié du tribunal (DCT) étaient partiellement (et, dans certains cas, fortement) expurgées. Elles provenaient de cinq documents : une lettre ou un rapport du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), en date du 28 septembre 1999; une deuxième lettre ou un deuxième rapport en date de novembre 2002, également du SCRS à l’intention de l’unité des crimes de guerre contemporains de CIC; une note de service du SCRS à l’intention de l’unité des crimes de guerre contemporains de l’ASFC; et une note de service de la Section des crimes de guerre de la GRC à l’intention de l’ASFC en date du 1er juin 2005. Le dernier document, intitulé [traduction] « Analyse classifiée liée à la demande de dispense ministérielle de Faustin Kanyamibwa », est presque entièrement expurgé.

[21] À la suite de l’audience ex parte et à huis clos du 9 septembre 2009 concernant la requête d’interdiction de divulgation présentée par le défendeur, il a été décidé que trois pages du DCT renfermaient des renseignements expurgés qui pouvaient être rendus publics. Le 21 septembre 2009, ces pages non expurgées qui font maintenant partie du dossier public (pages 115, 125 et 126 du DCT) ont été divulguées et envoyées au demandeur. Ce dernier a également obtenu l’autorisation de déposer un autre affidavit en réponse à la divulgation, ce qu’il a fait le 14 octobre 2009.

[22] Les nouveaux renseignements fournis au demandeur à la suite de cette divulgation partielle signalaient que la GRC a reçu de l’information au sujet du demandeur de la part de l’ambassadeur rwandais le 15 octobre 1996, soit avant l’audience relative à la demande d’asile du demandeur. L’ambassadeur est la source de l’allégation initiale selon laquelle [traduction] « il est bien connu que des membres du Service de renseignements rwandais, à l’époque où M. Kanyamibwa en faisait partie, avaient recours à la torture durant les interrogatoires ». Le document signale ensuite qu’un témoin interrogé a affirmé avoir été torturé. Cette information ressort clairement de la version expurgée du DCT. Les nouveaux renseignements précisaient la date de l’interrogatoire (soit le 11 juillet 1997), le nom de la personne interrogée, la date et la durée de sa détention présumée, ainsi que la raison présumée de son arrestation. Selon le document, la personne interrogée a affirmé avoir vu le demandeur ici, au Canada, et avoir eu l’impression que M. Kanyamibwa l’avait reconnu.

[23] Parallèlement à la requête d’interdiction de divulgation présentée par le défendeur, l’avocat du demandeur a présenté une requête visant la nomination d’un avocat spécial. Après avoir entendu les avocats par téléconférence le 28 septembre 2009, j’ai rejeté la requête le 6 octobre 2009 pour des motifs brièvement exposés aux parties durant la téléconférence. Je leur ai dit à ce moment que je formulerais des motifs plus détaillés concernant ces deux requêtes dans l’exposé de mes motifs à l’appui de ma décision dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire.

II. La décision contestée

[24] Il faut supposer que la décision contestée repose sur la note d’information préparée et signée par le président de l’ASFC, qui a recommandé de rejeter la demande de dispense ministérielle. Étant donné que le ministre a adopté les recommandations défavorables sans fournir de motifs additionnels, il faut supposer que la note d’information constitue le fondement de la décision prise par le ministre : Miller c. Canada (Solliciteur général), 2006 CF 912, [2007] 3 R.C.F. 438, paragraphe 55; Kanaan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 241, paragraphe 5.

[25] Dans ses motifs, le président de l’ASFC a commencé par présenter un sommaire de ce qu’il percevait comme étant les questions clés, soit :

[traduction]

i) Le demandeur est un réfugié au sens de la Convention qui est interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR parce qu’il occupait un poste de rang supérieur au sein du gouvernement rwandais dirigé par le président Habyarimana et au sein du gouvernement intérimaire rwandais au pouvoir d’avril 1994 à juillet 1994, ces deux gouvernements étant responsables de violations graves des droits de la personne et du génocide rwandais de 1994.

ii) Il faudrait rejeter la demande de dispense ministérielle présentée par le demandeur en vertu du paragraphe 35(2) de la LIPR. Il faudrait également que le demandeur demeure interdit de territoire au Canada et inadmissible à la résidence permanente, bien que son renvoi exigerait l’annulation de son statut de réfugié, conformément au paragraphe 109(1) de la LIPR, ou un avis du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration signifiant que la nature et la gravité de ses actes passés l’emportent sur le besoin de lui accorder une protection, conformément à l’alinéa 115(2)b).

[26] Ensuite, la note d’information présentait des renseignements liés au contexte, notamment le fait que le mi- nistre de la Citoyenneté et de l’Immigration avait désigné le gouvernement rwandais du président Habyarimana et le gouvernement intérimaire rwandais d’octobre 1990 à juillet 1994 à titre de régimes s’étant livrés à des violations graves des droits de la personne. Puis, la note d’information retraçait les antécédents du demandeur en matière d’immigration au Canada.

[27] Par la suite, le président de l’ASFC a présenté des arguments en faveur de la demande de dispense ministérielle. Ce faisant, il a repris les observations du demandeur. Ces arguments faisaient valoir que le demandeur aurait été un fonctionnaire de rang intermédiaire, sans allégeance politique, qui n’était pas en mesure d’exercer une influence importante sur des tiers. À titre de premier secrétaire de l’ambassade, il n’aurait pas été habilité à agir à la place de l’ambassadeur. Ses fonctions auraient essentiellement eu trait à l’éducation, aux sciences, à l’économie et au commerce, mais pas à la politique. Ses rapports avec l’Agence canadienne de développement international (ACDI) et avec certains représentants provinciaux se seraient limités aux domaines de l’éducation et du commerce. De plus, sa famille et lui s’étaient bien intégrés au Canada. Le demandeur a également souligné qu’il n’était jamais retourné au Rwanda depuis 1984, sauf dans le cadre d’une brève visite pour assister à des funérailles, de sorte qu’il ne pouvait pas être directement mêlé au conflit rwandais. Le président de l’ASFC a également tenu compte du formulaire de renseignements personnels (FRP) du demandeur, rempli dans le cadre de son audience devant la SPR, lors duquel il a expliqué son emploi au sein du Service de renseignements. Il aurait été chargé de rassembler et de résumer des renseignements internationaux au sujet de son pays, en puisant ces renseigne- ments de sources externes. Enfin, le président de l’ASFC a également signalé que le ministre, à l’audience de la SPR, avait décidé de ne pas procéder à une exclusion aux termes de l’alinéa a) [de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] [la Convention] en raison du manque de preuves.

[28] Le président de l’ASFC a alors porté son attention sur les arguments contre la demande de dispense ministérielle, sur lesquels il a fondé sa recommandation. Selon l’ASFC, malgré les affirmations du demandeur portant que son poste était de rang intermédiaire, il occupait — après l’ambassadeur — le deuxième poste le plus élevé à l’ambassade du Rwanda au Canada et avait été nommé par le président rwandais lui-même. De plus, bien qu’il puisse être vrai qu’il n’avait pas le pouvoir de signer des ententes, il a pris part à des négociations où plus de 67 millions de dollars étaient en jeu. Le fait qu’il n’a jamais été tenu de remplacer l’ambassadeur n’empêche pas qu’il aurait pu le remplacer, au besoin. De même, le fait qu’il se trouvait à l’extérieur du pays avant et durant le génocide ne le dissociait pas suffisamment des régimes.

[29] Ensuite, la note documentaire abordait les allégations de torture portées contre le demandeur, principale- ment dans le paragraphe suivant :

[traduction] Durant la préparation et l’examen de la documentation servant à la rédaction de la présente recommandation, la Section des crimes de guerre de la GRC a fait part de certaines préoccupations concernant M. Kanyamibwa. La GRC avait reçu des renseignements au sujet des activités de ce dernier justifiant une enquête plus approfondie. La GRC a donc interrogé un témoin qui avait été arrêté et détenu au Rwanda et qui avait été soumis à la torture. Ce témoin a affirmé que lorsqu’il était en détention au Rwanda, M. Kanyamibwa était présent durant les séances d’interrogation, lors desquelles les membres du Service des renseignements rwandais l’ont torturé. Le témoin a déclaré que bien que M. Kanyamibwa n’était pas celui qui lui infligeait la torture, il était celui qui donnait les ordres aux autres agents des renseignements.

[30] Le président de l’ASFC a également examiné la recommandation favorable de l’unité des crimes de guerre de la région de l’Ontario, formulée en novembre 2000. Selon lui, les agents de l’unité avaient formulé cette recommandation sans disposer de tous les renseignements pertinents concernant le rôle du demandeur à l’ambassade, si bien qu’il fallait lui accorder peu de poids dans la prise de décision finale.

[31] Dans la note d’information, on souligne les violations massives des droits de la personne et le recours intensif à la violence par les régimes désignés, au sein desquels le demandeur a occupé un poste de rang supérieur pendant la durée entière de leur nomination. On y notait également que le demandeur ne s’est jamais volontairement dissocié de ces régimes et qu’il n’a jamais condamné les mauvais traitements qu’ils ont commis.

[32] Enfin, dans la note d’information, on signale que le fait que les autorités n’ont pas demandé l’exclusion du demandeur aux termes de l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention ne signifie pas que le demandeur n’était pas mêlé aux événements au Rwanda parce que l’allégation visant ce dernier avait été faite par une journaliste et qu’elle n’avait pas été corroborée par des sources plus crédibles à l’époque. Dans les raisons invoquées, on a également souligné que des consultations externes avaient révélé des renseignements classifiés se rapportant à la demande de dispense ministérielle du demandeur. Ces renseignements ont été ajoutés aux annexes 15 à 19 de la note d’information, mais n’ont pas été divulgués au motif que leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Après que le demandeur a obtenu l’autorisation de demander un contrôle judiciaire, les documents ont été communiqués à l’avocat de celui-ci, ainsi que les passages expurgés susmentionnés qui ont fait l’objet de la requête d’interdiction de divulgation présentée par le défendeur.

[33] Compte tenu de tous les arguments exposés ci-dessus, le président de l’ASFC a recommandé de ne pas accorder de dispense au demandeur parce que ce dernier n’avait pas prouvé que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national, comme l’exige le paragraphe 35(2) de la LIPR. Le ministre a accepté cette recommandation le 15 novembre 2007.

III. Questions en litige

[34] M. Waldman, l’avocat du demandeur, soulève trois questions dans sa contestation de la décision du ministre. Premièrement, il soutient que la décision contrevient à la justice naturelle puisqu’elle reposait, au moment de la prise de la décision, sur des renseignements non divulgués auxquels le demandeur ne pouvait répondre. Cet argument est assez nouveau, dans la mesure où M. Waldman ne tente pas de remettre en cause ma décision sur la requête d’interdiction de divulgation présentée par le défendeur. Au cours des débats, le demandeur a reconnu en toute franchise qu’il n’aurait eu aucune contestation à formuler si j’avais décidé qu’aucun des renseignements expurgés ne pouvait être révélé. Toutefois, M. Waldman soutient que, parce que j’ai ordonné la divulgation de trois pages non expurgées, il faut accueillir la demande de contrôle judiciaire pour donner au demandeur une occasion valable de présenter son point de vue au décideur relativement à cette preuve nouvellement divulguée. De l’avis de M. Waldman, étant donné qu’il y a une différence significative entre ce qui a été divulgué au demandeur avant que le ministre ne rende sa décision et ce qu’il sait maintenant, il devrait avoir la possibilité de répondre de manière plus complète non pas devant la Cour, mais devant le décideur initial.

[35] Le deuxième argument mis de l’avant au nom du demandeur est plus simple. D’après M. Waldman, la SPR a tranché de manière concluante la question de l’exclusion. En s’appuyant sur le principe de l’autorité de la chose jugée, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure, il soutient que, dans le cadre de la demande de dispense ministérielle, le ministre ne pouvait déterminer si le demandeur avait commis des crimes contre l’humanité ou avait été complice de tels crimes, car cette décision reposait sur les mêmes allégations et les mêmes faits présentés devant la SPR.

[36] Enfin, le demandeur fait valoir que le ministre a commis une erreur en tirant des conclusions de fait déraisonnables, en ne tenant pas compte des éléments de preuve ou en tirant des inférences déraisonnables. Il soutient : qu’il ne pouvait agir à la place de l’ambassadeur; qu’il a commis une erreur en accordant peu de poids à la recommandation favorable de l’unité des crimes de guerre de la région de l’Ontario au motif que cette recommandation avait été formulée sans disposer de toute l’information pertinente; qu’il n’y a aucune preuve de sa participation aux atrocités; et que la preuve sur laquelle le ministre s’est fondé pour laisser entendre que le demandeur était complice d’actes de torture et de crimes contre l’humanité était intrinsèquement non fiable.

IV. Analyse

A. Remarques préliminaires

1) La requête d’interdiction de divulgation présentée par le défendeur

[37] L’article 87 de la LIPR vise à assurer la protection de la confidentialité des renseignements sensibles en permettant à la Cour d’entendre l’ensemble ou une partie de ces renseignements en l’absence du demandeur, de son avocat et du public lorsqu’on croit que la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. L’article stipule ce qui suit :

87. Le ministre peut, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, demander l’interdiction de la divulgation de renseignements et autres éléments de preuve. L’article 83 s’applique à l’instance, avec les adaptations nécessaires, sauf quant à l’obligation de nommer un avocat spécial et de fournir un résumé.

Interdiction de divulgation — contrôle judiciaire

[38] Les renseignements auxquels renvoie l’article sont définis comme suit à l’article 76 [mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la LIPR :

76. […]

«renseignements» Les renseignements en matière de sécurité ou de criminalité et ceux obtenus, sous le sceau du secret, de source canadienne ou du gouvernement d’un État étranger, d’une organisation internationale mise sur pied par des États ou de l’un de leurs organismes.

Définitions

[39] Voici les paragraphes applicables de l’article 83 [mod., idem] :

83. (1) Les règles ci-après s’appliquent aux instances visées aux articles 78 et 82 à 82.2 :

[…]

c) il peut d’office tenir une audience à huis clos et en l’absence de l’intéressé et de son conseil — et doit le faire à chaque demande du ministre — si la divulgation des renseignements ou autres éléments de preuve en cause pourrait porter atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

d) il lui incombe de garantir la confidentialité des renseignements et autres éléments de preuve que lui fournit le ministre et dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

Protection des renseignements

[40] Dans l’arrêt Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, aux paragraphes 38 à 44, la Cour suprême du Canada (CSC) a reconnu que l’intérêt de l’État pour ce qui est de protéger les renseignements reçus de sources étrangères est légitime et a souligné que la divulgation par inadvertance de tels renseignements porterait sérieusement atteinte à la sécurité nationale. Par conséquent, la Cour suprême a reconnu l’intérêt de l’État en matière de protection de la sécurité nationale et a déclaré que l’importance de la confidentialité dans les questions liées à la sécurité nationale l’emportait sur le droit d’une personne à une audience publique. Voir également : Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, page 744; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, paragraphe 122. La Cour s’est elle aussi prononcée à quelques occasions sur les raisons qui sous-tendent la nécessité de protéger les renseignements liés à la sécurité nationale : voir, par exemple, Sogi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1429, [2004] 2 R.C.F. 427, conf. par 2004 CAF 212, [2005] 1 R.C.F. 171; Gariev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 531; Alemu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 997; Segasayo c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 372, [2008]1 R.C.F. 121; Malkine c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 496; Rajadurai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 119; Nadarasa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1112.

[41] Comme je l’ai indiqué dans la décision Rajadurai, précitée, au paragraphe 16 :

En matière de protection de la sécurité nationale et de la sécurité de ses services de renseignement, l’intérêt de l’État est substantiel. La divulgation de renseignements confidentiels touchant la sécurité nationale ou susceptibles de compromettre la sécurité de quelque personne que ce soit peut causer préjudice aux activités des organismes d’enquête. Des renseignements à première vue disparates et qui ne semblent pas eux-mêmes de nature particulièrement sensible peuvent permettre à un observateur bien informé d’accéder à une meilleure vue d’ensemble en les comparant à l’information dont il dispose déjà ou qu’il peut acquérir d’autres sources. À cet égard, la Cour a systématiquement appliqué les principes formulés dans Henrie c. Canada (Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité), [1989] 2 C.F. 229 (C.F. 1re inst.), conf. par (1992), 88 D.L.R.(4th) 575 (C.A.F), où le juge Addy a écrit, aux p. 578 et 579 :

[…] en matière de sécurité, existe la nécessité non seulement de protéger l’identité des sources humaines de renseignement, mais encore de reconnaître que les types suivants de renseignements pourraient avoir à être protégés, compte tenu évidemment de l’administration de la justice et plus particulièrement de la transparence de ses procédures : les renseignements relatifs à l’identité des personnes faisant l’objet d’une surveillance, qu’il s’agisse de particuliers ou de groupes, les moyens techniques et les sources de la surveillance, le mode opérationnel du service concerné, l’identité de certains membres du service lui-même, les systèmes de télécommunications et de cryptographie et, parfois, le fait même qu’il y a ou non surveillance. Cela signifie par exemple que des éléments de preuve qui, en eux-mêmes, peuvent ne pas être particulièrement utiles à reconnaître une menace, pourraient néanmoins devoir être protégés si la simple révélation que le SCRS en a possession rendrait l’organisme visé conscient du fait qu’il est placé sous surveillance ou écoute électronique, ou encore qu’un de ses membres a fait des révélations.

Il importe de se rendre compte qu’un [traduction] « observateur bien informé », c’est-à-dire une personne qui s’y connaît en matière de sécurité et qui est membre d’un groupe constituant une menace, présente ou éventuelle, envers la sécurité du Canada, ou une personne associée à un tel groupe, connaîtra les rouages de celui-ci dans leurs moindres détails ainsi que les ramifications de ses opérations dont notre service de sécurité pourrait être relativement peu informé. En conséquence de quoi l’observateur bien informé pourra parfois, en interprétant un renseignement apparemment anodin en fonction des données qu’il possède déjà, être en mesure d’en arriver à des déductions préjudiciables à l’enquête visant une menace particulière ou plusieurs autres menaces envers la sécurité nationale. Il pourrait, par exemple, être en mesure de déterminer, en tout ou en partie, les éléments suivants : (1) la durée, l’envergure et le succès ou le peu de succès d’une enquête; (2) les techniques investigatrices du service; (3) les systèmes typographiques et de téléimpression utilisés par le SCRS; (4) les méthodes internes de sécurité; (5) la nature et le contenu d’autres documents classifiés; (6) l’identité des membres du service ou d’autres personnes participant à une enquête.

[42] Comme il a été mentionné précédemment, le demandeur n’a pas officiellement contesté la requête d’interdiction de divulgation, mais a répondu en présentant sa propre requête visant à nommer un avocat spécial. L’avocat du demandeur a fait valoir que la présence d’un avocat spécial était importante pour protéger les intérêts du demandeur en son absence lorsque des éléments de preuve sensibles sont en jeu. Il a également soutenu que la présence d’un avocat spécial assurerait une perception d’indépendance judiciaire, puisque ceci garantirait que le juge aurait l’occasion d’entendre les arguments des deux parties, malgré l’absence du demandeur, avant de rendre sa décision.

[43] Le défendeur signale à juste titre que dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, la Cour suprême a souligné qu’il ne fallait pas seulement que le juge soit indépendant et impartial en réalité, il devait aussi l’être en apparence. Compte tenu des questions importantes liées au droit à la liberté soulevées dans le contexte des certificats de sécurité, la Cour suprême a conclu qu’en vertu des principes de la justice fondamentale, il faut divulguer entièrement les renseignements nécessaires à la personne visée par le certificat ou, subsidiairement, trouver « une autre façon de l’informer pour l’essentiel ». À la suite de cet arrêt, des modifications ont été apportées à la LIPR, de sorte que la nomination d’un avocat spécial est devenue obligatoire dans les instances relatives aux certificats de sécurité (alinéa 83(1)b)) et laissée à la discrétion du tribunal dans les autres types d’instances (article 87.1 [édicté par L.C. 2008, ch. 3, art. 4]). Voici le libellé de ces deux dispositions :

83. (1) Les règles ci-après s’appliquent aux instances visées aux articles 78 et 82 à 82.2 :

[…]

b) il nomme, parmi les personnes figurant sur la liste dressée au titre du paragraphe 85(1), celle qui agira à titre d’avocat spécial dans le cadre de l’instance, après avoir entendu l’intéressé et le ministre et accordé une attention et une importance particulières aux préférences de l’intéressé;

[…]

Protection des renseignements

87.1 Si le juge, dans le cadre du contrôle judiciaire, ou le tribunal qui entend l’appel de la décision du juge est d’avis que les considérations d’équité et de justice naturelle requièrent la nomination d’un avocat spécial en vue de la défense des intérêts du résident permanent ou de l’étranger, il nomme, parmi les personnes figurant sur la liste dressée au titre du paragraphe 85(1), celle qui agira à ce titre dans le cadre de l’instance. Les articles 85.1 à 85.5 s’appliquent alors à celle-ci avec les adaptations nécessaires.

Avocat spécial

[44] Ayant examiné attentivement les renseignements qui ont été expurgés du DCT, ainsi que les observations présentées par l’avocat du défendeur et le témoignage de l’auteur de l’affidavit confidentiel durant l’audience à huis clos et ex parte tenue le 9 septembre 2009, je suis convaincu que la divulgation des renseignements contenus dans les pages 114, 116 à 124 et 127 « pourrait porter atteinte, [...], à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui ».

[45] Tel que signalé précédemment, j’ai également conclu que trois pages du DCT (soit les pages 115, 125 et 126) renfermaient des renseignements expurgés qui pouvaient être rendus publics. Le témoin qui soutient avoir été torturé en la présence du demandeur, de même que l’ambassadeur rwandais qui a prévenu la GRC en 1996, ont tous les deux consenti à la divulgation de leurs noms. Par conséquent, puisqu’il n’y a plus de raison de taire leurs noms, j’ai ordonné le rétablissement de la plupart des passages expurgés dans ces trois pages.

[46] M. Kanyamibwa a soutenu qu’il fallait nommer un avocat spécial pour protéger ses intérêts. En s’appuyant sur deux décisions rendues dans le contexte de procédures liées à la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, il a soutenu que l’équité procédurale exigeait la nomination d’un avocat spécial : Canada (Procureur général) c. Khawaja, 2007 CF 463, [2008] 1 R.C.F. 621; Khadr c. Canada (Procureur général), 2008 CF 46, [2008] 3 R.C.F. 306.

[47] M. Kanyamibwa a également cherché à établir une distinction entre les circonstances de l’espèce et celles de l’affaire Segasayo, précitée, où le juge Pierre Blais (alors juge de la Cour) avait refusé de nommer un avocat spécial dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire en matière d’immigration. D’après le demandeur, la présente affaire est très différente. Premièrement, les pages contenant des passages expurgés constituent une part beaucoup plus importante de la preuve que dans l’affaire Segasayo. Deuxièmement, les éléments de preuve expurgés semblent être liés à des allégations présentées et réfutées à l’audition de sa demande, si bien qu’ils revêtent une grande importance. Enfin, l’affaire Segasayo a été tranchée avant que l’article 87.1 ne soit ajouté à la LIPR afin de prévoir le pouvoir de nommer un avocat spécial dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[48] De plus, M. Kanyamibwa s’est appuyé longuement sur l’arrêt Charkaoui de la Cour suprême, précité, pour faire valoir que dans un système accusatoire, il est important non seulement que le juge soit indépendant en réalité, mais qu’il le soit aussi en apparence, et pour faire valoir que la nomination d’un avocat spécial serait essentielle pour garantir que le juge aurait l’occasion d’entendre la thèse des deux parties.

[49] Si on tient compte des facteurs contextuels exposés dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, pour évaluer les exigences en matière d’équité procédurale, M. Kanyamibwa a fait valoir que le régime législatif lui-même et l’importance de la décision pour le demandeur imposaient une exigence plus rigoureuse. S’appuyant sur la décision Mekonen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1133, une affaire portant sur un examen de l’admissibilité tout comme en l’espèce, le demandeur a soutenu que la nature objective de la décision et l’absence de toute procédure d’appel commandent un degré relativement élevé d’équité procédurale. Il est possible de répondre à cette exigence en nommant un avocat spécial qui sera en mesure d’assurer qu’une décision correcte soit rendue en intervenant au nom du demandeur pour contester les erreurs, relever les omissions, mettre en doute la crédibilité des informateurs ou réfuter les fausses allégations. En ce qui a trait à l’importance de la décision pour le demandeur, on allègue que, puisqu’il n’a pas le statut de résident permanent, il n’a pas droit aux mêmes avantages sociaux et à la même liberté de circulation et d’établissement dont jouissent la plupart des Canadiens, que la protection que lui garantit la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] est restreinte, et qu’il ne peut demander la citoyenneté.

[50] Malgré les arguments valides présentés par l’avocat du demandeur, je ne peux accueillir sa demande de nomination d’un avocat spécial. Je suis d’accord avec le défendeur que les intérêts de la justice n’exigent pas la nomination d’un avocat spécial en l’espèce, étant donné que les renseignements dont le défendeur veut empêcher la divulgation sont peu nombreux et que la décision du ministre ne reposait pas sur ces renseignements.

[51] Tout d’abord, il convient de souligner que la décision du ministre en vertu du paragraphe 35(2) de la LIPR, bien qu’elle ne soit pas dépourvue d’importance puisqu’elle pourrait mener en fin de compte au renvoi du demandeur du Canada, a une incidence limitative immédiate sur le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité du demandeur. Ne pas avoir accès aux mêmes avantages sociaux et à la même liberté de circulation et d’établissement dont jouissent les autres Canadiens et ne pas pouvoir obtenir la citoyenneté canadienne constituent sans doute des restrictions importantes pour le demandeur, mais elles n’ont aucune commune mesure avec les conséquences d’un certificat de sécurité.

[52] De plus, la Commission a déjà conclu que le demandeur est un réfugié au sens de la Convention. Ainsi, il est visé par l’article 115 de la LIPR qui interdit son expulsion sauf si le ministre décide qu’« il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada » (alinéa 115(2)b)). Par conséquent, je souscris à la conclusion du juge Blais dans l’affaire Segasayo selon laquelle « le contrôle judiciaire de la décision du ministre de refuser l’exception prévue au paragraphe 35(2) diffère considérablement d’une décision judiciaire concernant le caractère raisonnable du certificat de sécurité et du contrôle judiciaire de la décision de détenir une personne visée par un certificat de sécurité » : Segasayo, précité, paragraphe 26.

[53] De plus, l’étendue de l’interdiction de divulgation est maintenant très limitée. Il y a très peu de passages expurgés dans le dossier certifié du tribunal et le demandeur a eu accès à la vaste majorité des renseignements consignés au dossier. Présentement, il n’y a que 12 des 222 pages du DCT qui contiennent des passages expurgés. De plus, les passages expurgés aux pages 115, 116, 119, 120 et 124 se limitent à quelques mots et seulement deux pages sont entièrement expurgées.

[54] Enfin, il est bien établi qu’un des facteurs devant être pris en considération est le caractère substantiel ou probant des renseignements en cause, ainsi que l’aptitude du demandeur à répondre aux allégations portées contre lui. La décision du ministre reposait principalement sur le fait que le demandeur avait occupé un poste de rang supérieur au sein des régimes du président Habyarimana et du gouvernement intérimaire rwandais. L’information sur laquelle le ministre a fondé sa décision était publique et a été portée à l’attention du demandeur, qui a ensuite eu l’occasion de présenter des observations au sujet de son rôle dans les régimes rwandais signalés ci-dessus.

[55] En ce qui concerne les allégations portant que le demandeur était présent pendant la torture d’une personne détenue au Rwanda en 1980, le demandeur était au courant de ces allégations et y a répondu tant dans sa réplique à la note d’information au ministre que dans son affidavit déposé le 16 septembre 2008. Je suis convaincu qu’il était parfaitement au courant de l’essentiel des renseignements sur lesquels le président de l’ASFC s’est fondé dans sa note d’information et sur lesquels, par la suite, le ministre s’est fondé dans sa décision de ne pas lui accorder de dispense ministérielle.

[56] Pour tous ces motifs, j’ai conclu que la nomination d’un avocat spécial n’est pas nécessaire en l’espèce en vertu de considérations liées à l’équité et à la justice naturelle. Par conséquent, les présents motifs confirment et expliquent plus en détail les motifs rendus de vive voix devant les parties le 6 octobre 2009.

B. Norme de contrôle judiciaire

[57] Les parties conviennent que la décision du ministre d’accorder ou de refuser une dispense en vertu du paragraphe 35(2) de la LIPR commande un degré élevé de déférence et que la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité : Ramadan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1155, paragraphe 16; Afridi c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1192, paragraphes 22 et 37; Kablawi c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1011, paragraphes 10 et 23; Tameh c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 884, paragraphes 33 à 36; Chogolzadeh c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 405, paragraphes 37 à 45.

[58] En ce qui concerne les questions se rapportant au principe de l’autorité de la chose jugée, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure, il s’agit clairement de questions de droit auxquelles il faut appliquer la norme de la décision correcte : Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, paragraphe 15. Il en est de même pour les questions liées à la justice naturelle et à l’équité procédurale : Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392, paragraphes 54 et 55.

C. Le caractère raisonnable de la décision

[59] Aux termes de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR, un résident permanent ou un étranger est interdit de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux dans la situation suivante :

35. (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

[…]

b) occuper un poste de rang — supérieur au sens du règlement — au sein d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

Atteinte aux droits humains ou internationaux

 [60] La définition de « poste de rang supérieur » se trouve à l’article 16 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement) :

16. Pour l’application de l’alinéa 35(1)b) de la Loi, occupent un poste de rang supérieur au sein d’une administration les personnes qui, du fait de leurs actuelles ou anciennes fonctions, sont ou étaient en mesure d’influencer sensiblement l’exercice du pouvoir par leur gouvernement ou en tirent ou auraient pu en tirer certains avantages, notamment :

[…]

f) les ambassadeurs et les membres du service diplomatique de haut rang;

Atteinte aux droits humains ou internationaux

 [61] Le paragraphe 35(2) de la LIPR confère au ministre le pouvoir d’accorder une dispense à titre exceptionnel à une personne interdite de territoire. Il incombe au demandeur de convaincre le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt public. La Cour a reconnu que le ministre doit tenir compte d’une vaste gamme de facteurs. À moins que la décision ne soit fondée sur une conclusion de fait erronée tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des documents dont le juge disposait, la Cour n’interviendra pas : Segasayo, précité, paragraphe 13; Miller, précité.

[62] Le demandeur ne soutient pas que la note d’information reflète de manière inexacte l’argumentation qu’il a mise de l’avant pour obtenir la dispense ministérielle. Il soutient plutôt que le ministre n’a pas pris en considération la totalité de la preuve et a tiré des conclusions de fait déraisonnables. D’après la note d’information, le demandeur a constamment cherché à minimiser son rôle au sein des gouvernements rwandais; loin d’être un fonctionnaire de rang intermédiaire, comme il l’affirmait, il était deuxième dans la hiérarchie après l’ambassadeur, il participait aux négociations avec l’ACDI et il aurait pu remplacer l’ambassadeur même s’il n’a jamais eu à le faire.

[63] Je dois convenir avec le demandeur que la preuve au dossier n’appuie pas les conclusions du ministre. Il est vrai que, comme tout autre diplomate de son rang, il a été nommé directement par le président, tandis que les employés de rang subalterne ont été nommés par le ministre des affaires étrangères. Or, cet élément ne suffit pas, à lui seul, pour tirer la conclusion portant qu’il était en mesure d’influencer sensiblement « l’exercice du pouvoir par [son] gouvernement », pour reprendre les termes de l’article 16 du Règlement.

[64] Le demandeur a fourni des preuves orales et écrites établissant qu’il ne pouvait agir à la place de l’ambassadeur, ni prendre des décisions de son propre chef. En fait, l’ambassadeur de l’époque a confirmé dans une lettre à la Direction des recherches de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en 1999 que le premier secrétaire de l’ambassade ne pouvait remplacer l’ambassadeur que si l’ambassadeur lui-même ou le ministre des affaires étrangères lui confiait le mandat explicite écrit de le faire. De plus, il n’y a aucune preuve établissant que M. Kanyamibwa a agi au nom de l’ambassadeur entre 1990 et 1994. Cela, jumelé au fait que le demandeur n’avait aucun pouvoir de signature et que les ententes d’aide entre le Canada et le Rwanda auraient été signées par des représentants gouvernementaux au Rwanda, ou par l’ambassadeur dans des cas exceptionnels, tendrait à confirmer que M. Kanyamibwa n’était pas considéré comme un diplomate de haut rang. Même en présumant qu’il occupait bel et bien un poste diplomatique de rang supérieur aux fins de l’alinéa 35(1)b), le ministre devait tout de même évaluer si sa présence au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national. C’est en mettant l’accent sur le fait que le demandeur participait aux négociations avec l’ACDI et qu’il aurait pu remplacer l’ambassadeur au besoin que le ministre a commis une erreur; il avait le droit d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour prendre sa décision, mais il ne pouvait pas examiner la preuve de manière sélective et écarter des éléments pertinents, comme le rôle véritable du demandeur durant ses années à l’ambassade.

[65] Il est en fait significatif que l’unité des crimes de guerre de la région de l’Ontario ait tiré une conclusion totalement opposée à celle du ministre en novembre de 2000. Selon la note d’information, il faudrait accorder très peu de poids à cette décision, car elle a été rendue à un moment où on ne disposait pas de tous les renseignements pertinents. Cette conclusion me semble très injuste. Il n’y a aucune preuve établissant que le bureau régional ne disposait pas de tous les renseignements pertinents, du moins en ce qui concerne le rôle de M. Kanyamibwa à l’ambassade. En fait, il n’y a rien dans la note d’information qui indique que de nouveaux renseignements n’avaient pas été à la disposition du bureau régional en 2000 et que ceci explique que l’évaluation réalisée en 2007 ait mené à une conclusion différente.

[66] Enfin, rien ne conteste la fiabilité du témoignage suggérant que le demandeur a été complice d’actes de torture et de crimes contre l’humanité. L’agent qui a formulé une recommandation favorable au ministre en 2000 était au fait de l’essentiel de ces allégations. De plus, il n’est indiqué nulle part que la preuve établissant qu’il était connu que le Service de renseignements rwandais avait recours à la torture durant les interrogatoires provenait de l’ambassadeur du régime par lequel le demandeur craignait avec raison d’être persécuté. De plus, rien ne traite des allégations du demandeur selon lesquelles le nouveau gouvernement veut absolument [traduction] « avoir sa peau » et qu’il se sert d’allégations de crimes de guerre comme moyen de persécuter ses adversaires politiques. De même, la note d’information ne dit rien au sujet du fait que le demandeur a nié connaître la personne qui aurait été torturée en sa présence, et que ces allégations n’ont pas été corroborées. À l’audience, l’avocat du défendeur a souligné que le législateur n’exigeait pas une preuve hors de tout doute raisonnable, ni même une preuve selon la prépondérance des probabilités, mais seulement des motifs raisonnables de croire. Cela s’avère sans doute vrai à l’étape où il faut déterminer si une personne est interdite de territoire, mais il ne s’agit pas de la question que le ministre devait trancher en vertu du paragraphe 35(2) de la LIPR; autrement, cette disposition serait redondante. En dépit de ce que le demandeur aurait fait dans le passé, ce que le ministre doit examiner est la question de savoir si sa présence au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national. C’est dans ce contexte que je trouve que la décision est viciée en ce sens qu’elle n’explique pas pourquoi on accorde un poids aussi considérable au témoignage non corroboré d’une personne prétendument torturée. Dans cette mesure, le ministre a commis une erreur puisqu’il n’a pas pris en considération la totalité de la preuve et s’est appuyé de façon sélective sur des éléments de preuve défavorables à la cause du demandeur. En fait, la note d’information aborde de manière très sommaire les allégations de torture et examine de manière beaucoup plus détaillée le poste du demandeur à l’ambassade. Pourtant, le rôle du demandeur au sein du Service de renseignements rwandais semble avoir une importance cruciale, sinon décisive, dans la décision du ministre.

[67] Encore une fois, je suis d’accord avec le défendeur que le ministre a droit à un degré de déférence élevé lorsqu’il décide si la présence du demandeur au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national. Rendre une décision se rapportant à l’intérêt national met en jeu l’exercice d’un grand pouvoir discrétionnaire, nécessitant l’examen d’un grand éventail de facteurs et de considérations à l’égard desquels le ministre détient une expertise particulière. Cela étant dit, il a tout de même le devoir de fournir des motifs adéquats et d’aborder les éléments de preuve substantiels qui appuient la thèse du demandeur. En l’espèce, la note d’information est insuffisante, car elle n’examine pas adéquatement l’ensemble de la preuve et n’aborde pas de manière convaincante certains facteurs qui appuyaient la thèse du demandeur. Dans de telles circonstances, on ne peut affirmer que la décision du ministre de rejeter la demande de dispense était raisonnable.

D. La décision du ministre contrevient-elle à la justice naturelle?

[68] De l’avis du demandeur, le fait que le ministre s’est fondé sur des renseignements initialement expurgés, puis divulgués par la suite en vertu d’une ordonnance de la Cour, constitue un manquement à la justice naturelle. D’après le demandeur, cette divulgation ex post facto lui est peu utile puisque la décision avait déjà été rendue. Ainsi, il soutient qu’il y a eu manquement à l’équité parce qu’on ne lui a pas divulgué les renseignements en temps opportun. Même si on lui a permis de présenter un autre affidavit après l’ordonnance autorisant la divulgation des pages 115, 125 et 126, il était trop tard, car il aurait fallu que sa réponse soit prise en considération par le décideur, c’est-à-dire le ministre. Je ne pense pas que cet argument soit convaincant et ce, pour la raison suivante.

[69] On se souviendra que le mémoire au ministre, qui a été communiqué au demandeur, faisait expressément renvoi à l’information selon laquelle le demandeur était présent pendant la torture d’une personne détenue au Rwanda. Le demandeur a répliqué à cette information dans sa réponse au mémoire et a déclaré que ces allégations étaient fausses et dépourvues de fondement. Dans son affidavit déposé le 16 septembre 2008, le demandeur a nié ces allégations.

[70] Les renseignements divulgués au demandeur après l’audience à huis clos de la requête d’interdiction de divulgation présentée par le défendeur ont révélé deux choses : premièrement, la source de l’information précédemment communiquée selon laquelle il était connu que le Service de renseignements rwandais avait recours à la torture durant les interrogatoires était l’ambassadeur rwandais au Canada en 1997; deuxièmement, le nom de la personne qui soutenait avoir été torturée en présence du demandeur était M. Musafili. Ces renseignements ont également révélé, à la page 126, que M. Musafili avait vu le demandeur au Canada et avait eu l’impression que ce dernier l’avait reconnu.

[71] À l’audience, l’avocat du demandeur a reconnu qu’il n’y aurait pas de manquement à l’équité si l’essentiel des allégations portées contre son client avaient été divulguées avant que le ministre ne rende sa décision. Autrement dit, il a admis que s’il n’y avait eu aucune différence significative entre ce que son client savait à l’époque et ce qui lui a été divulgué par la suite, l’exercice par son client de son droit de défendre sa cause et de répondre aux préoccupations du ministre ne lui aurait pas permis d’obtenir gain de cause.

[72] Je suis d’accord avec le défendeur que c’est exactement ce qui s’est produit en l’espèce. Le demandeur a obtenu l’autorisation de présenter un autre affidavit après la divulgation des trois pages non expurgées. L’affidavit ne renferme aucun nouveau renseignement qui aurait pu avoir une incidence sur la décision du ministre. Le demandeur reconnaît qu’il était au fait des allégations selon lesquelles il avait été mêlé à la torture d’un témoin, et a nié ces allégations. Après avoir pris connaissance du nom de ce témoin, il a continué de nier les allégations, mais a ajouté qu’il ne connaissait pas cette personne et qu’il ne savait rien des événements racontés par elle. Ce renseignement additionnel n’aurait pas pu avoir d’incidence sur la décision finale. Il en va de même pour l’argument du demandeur mettant en doute la neutralité de l’ambassadeur. Dans ses observations au ministre, le demandeur a déjà fait valoir que le nouveau gouvernement au Rwanda répandait des mensonges à son sujet et était résolu à le faire renvoyer dans son pays, par souci de vengeance. Le fait que l’ambassadeur rwandais est la source des allégations concernant les pratiques du Service de renseignements rwandais n’est pas un élément crucial, et il n’a pas été démontré que ce fait aurait pu avoir une incidence sur le droit du demandeur de présenter des observations.

[73] Évidemment, la situation aurait pu être différente si le demandeur avait été en mesure de mettre en doute la crédibilité de l’ambassadeur rwandais ou de M. Musafili, ou la fiabilité de leurs témoignages. Pourtant, bien qu’il ait obtenu l’autorisation de présenter un autre affidavit, le demandeur n’a pu faire mieux que répéter ses dénégations générales et ses vagues assertions de persécution par le nouveau régime. Dans ces circonstances, je ne vois pas comment la divulgation de ce renseignement avant que le ministre ne rejette la demande de dispense présentée en vertu du paragraphe 35(2) aurait pu mener à une issue différente. Le demandeur était au courant des préoccupations du ministre et il a eu la chance d’y répondre. De plus, la décision d’interdire la divulgation à l’époque était raisonnable, compte tenu des dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels (L.R.C. (1985), ch. P-21) qui interdisent à l’État de communiquer des renseignements personnels à moins que les personnes touchées n’y consentent ou qu’un tribunal ne prenne une ordonnance de divulgation. Par conséquent, il n’y a pas eu de manquement à la justice naturelle.

E. Principe de l’autorité de la chose jugée, de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et de l’abus de procédure

[74] L’avocat du demandeur a fait valoir que le ministre ne pouvait soulever la question de la torture parce qu’elle avait déjà fait l’objet d’une décision finale par la SPR. Selon le demandeur, la SPR avait réglé la question de l’exclusion du demandeur pour son rôle au sein des régimes rwandais désignés lorsqu’elle a conclu qu’il était un réfugié au sens de la Convention et qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour l’exclure. Selon le demandeur, le ministre devrait être lié par la conclusion de la SPR, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas assez d’éléments de preuve pour conclure que le demandeur avait commis des crimes contre l’humanité ou qu’il avait été complice de tels crimes.

[75] En common law, deux doctrines ont été élaborées pour résoudre les problèmes liés à la remise en cause injuste, à la cohérence des décisions et au caractère définitif des décisions. Le premier volet du principe de l’autorité de la chose jugée est parfois appelé préclusion fondée sur la cause d’action (en contexte civil), tandis que le deuxième est appelé préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Bien que ces deux concepts soient souvent entrelacés, ils ont des sens différents, comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Apotex Inc. c. Merck & Co., 2002 CAF 210, [2003] 1 C.F. 242, au paragraphe 25 :

Ces deux formes d’irrecevabilité, identiques au plan des principes, sont différentes dans leur application. L’irrecevabilité pour identité des causes d’action interdit à une personne d’intenter une action contre une autre personne dans le cas où la cause d’action a fait l’objet d’une décision finale d’un tribunal compétent. L’irrecevabilité pour identité des questions en litige est plus large et s’applique à des causes d’action distinctes. Elle est censée intervenir lorsqu’une même question a déjà été tranchée, que la décision judiciaire donnant lieu à l’irrecevabilité est finale et que les parties à la décision judiciaire ou leurs ayants droit sont les mêmes que les parties à l’instance où est soulevée la question de l’irrecevabilité [...]

[76] L’alinéa 15b) du Règlement est une illustration du principe de l’autorité de la chose jugée en common law et exprime clairement l’intention du législateur d’interdire la remise en cause de certaines questions. Cet alinéa est rédigé comme suit :

15. Les décisions ci-après ont, quant aux faits, force de chose jugée pour le constat de l’interdiction de territoire d’un étranger ou d’un résident permanent au titre de l’alinéa 35(1)a) de la Loi : […]

f) les ambassadeurs et les membres du service diplomatique de haut rang;

[…]

b) toute décision de la Commission, fondée sur les conclusions que l’intéressé a commis un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, qu’il est visé par la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés;

Application de l’alinéa 35(1)a) de la Loi

[77] Contrairement aux observations du demandeur, cette disposition ne s’applique pas à un demandeur visé par une interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR. En fait, l’avocat du demandeur l’a reconnu dans ses observations orales et a admis que la disposition s’applique seulement dans le contexte de l’alinéa 35(1)a). Au contraire, elle tendrait à démontrer qu’on ne peut s’appuyer sur le principe de l’autorité de la chose jugée ou de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée lorsqu’il s’agit de décider si un étranger est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)b), comme c’est le cas en l’espèce.

[78] Il est également clair que la préclusion fondée sur la cause d’action n’est pas applicable en l’espèce. La cause d’action présentée à la SPR, soit la question de savoir si le demandeur était un réfugié au sens de la Convention, n’était pas la même que celle présentée au ministre, soit la question de savoir s’il fallait accorder au demandeur une dispense de l’interdiction de territoire en vertu du paragraphe 35(2) de la LIPR.

[79] En ce qui a trait au principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, la Cour suprême du Canada a établi trois conditions préalables dans le cadre de nombreux arrêts. Ces conditions préalables sont mentionnées dans l’arrêt Apotex de la Cour d’appel fédérale, précité, et peuvent être formulées comme suit : 1) La même question a-t-elle été tranchée dans le cadre d’une procédure antérieure? 2) La procédure antérieure donnant lieu à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est-elle définitive? 3) Les parties à la procédure antérieure sont-elles les mêmes que les parties à la présente procédure ou leurs ayants droit? Voir aussi : Toronto (Ville), précité, paragraphe 23; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, paragraphe 25; R. c. Mahalingan, 2008 CSC 63, [2008] 3 R.C.S. 316, paragraphe 112.

[80] Il ne fait aucun doute que la décision de la SPR était finale. Cependant, je ne suis pas d’avis que les parties à la procédure devant la SPR étaient les mêmes que dans la procédure visée par la présente demande de contrôle. Tout d’abord, le fait que le ministre peut intervenir devant la SPR ne signifie pas qu’il devient une partie à cette procédure. De plus, le ministre est le décideur dans le cadre d’une demande de dispense en vertu du paragraphe 35(2) de la LIPR, tandis que c’est la SPR — un organisme administratif distinct et indépendant du ministre — qui décide d’accorder ou de refuser le statut de réfugié.

[81] Plus important encore peut-être, les questions ne sont pas les mêmes, de sorte que la troisième condition n’est pas remplie non plus. Dans Ratnasingam c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 1096, aux paragraphes 17 à 19, la Cour a conclu que la question de savoir si une personne est un réfugié au sens de la Convention est nettement différente de celle de savoir si un demandeur est admissible au statut de résident permanent. La Cour a conclu qu’une audience devant la SPR ne portait pas sur la « même question » que celle examinée dans le cadre d’une audience sur l’interdiction de territoire. Ainsi, le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne pouvait empêcher le ministre de déclarer un demandeur interdit de territoire alors que la SPR avait conclu auparavant qu’il était un réfugié au sens de la Convention et, par conséquent, qu’il n’était pas exclu du Canada.

[82] Il est vrai qu’en l’espèce, contrairement à la situation dans l’affaire Ratnasingam, précitée, la question de l’exclusion a été soulevée de façon explicite et a été examinée. Toutefois, le ministre n’a pas été en mesure de rassembler des éléments de preuve pertinents et a avisé le tribunal qu’il n’allait pas appeler de témoin ni présenter d’observations. Pour ces raisons, la SPR a conclu que les dispositions de la section F de l’article premier de la Convention ne s’appliquaient pas étant donné qu’aucun élément de preuve présenté ne lui aurait permis de rendre une telle décision. Selon moi, cette conclusion n’a aucune commune mesure avec une décision finale déclarant que le demandeur n’est pas interdit de territoire.

[83] Même en présumant, aux fins du raisonnement, que la SPR a en effet décidé que le demandeur n’était pas complice de crimes contre l’humanité, la question ne serait pas réglée pour autant. Il faut garder à l’esprit que la présente affaire porte sur le rejet d’une demande de dispense ministérielle présentée par le demandeur en vertu du paragraphe 35(2) de la LIPR, et non sur une décision d’interdiction de territoire en vertu du paragraphe 35(1) de la LIPR. Par conséquent, la question de savoir si la préclusion découlant d’une question déjà tranchée empêchait le ministre de déclarer le demandeur interdit de territoire en raison des conclusions de la SPR sur la question de l’exclusion n’est pas pertinente. Si le demandeur souhaitait contester la conclusion selon laquelle il était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR, il aurait dû le faire. Sa tentative de contester cette conclusion par le truchement d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du ministre de rejeter sa demande de dispense en vertu du paragraphe 35(2) de la LIPR équivaut à une contestation incidente de l’interdiction de territoire. Sa démarche est donc inappropriée et ne peut être permise par la Cour.

[84] Il est vrai que l’allégation de complicité dans des actes de torture est un des motifs sur lequel le ministre s’appuie pour justifier le rejet de la demande de dispense, et que la SPR a également examiné le rôle du demandeur au sein du Service de renseignements rwandais au début des années 1980. Or, il ne s’agit qu’un des facteurs pris en considération par le ministre pour en venir à sa décision en vertu du paragraphe 35(2) de la LIPR. Comme il a été dit précédemment, les facteurs dont le ministre tient compte pour rendre sa décision discrétionnaire comportent de multiples facettes et sa décision ne doit pas reposer uniquement sur les gestes que le demandeur aurait commis mais, de manière plus générale, sur la question de savoir si la présence du demandeur au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national.

[85] À titre subsidiaire, le demandeur soutient que la décision du ministre constitue un abus de procédure. La doctrine de l’abus de procédure découle du pouvoir discrétionnaire inhérent et résiduel qu’ont les juges d’empêcher les abus de procédure qui auraient pour effet de discréditer l’administration de la justice. Il s’agit d’une doctrine souple qui ne s’encombre pas d’exigences particulières de la common law comme la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Comme l’a expliqué la Cour suprême dans l’arrêt Toronto (Ville), précité, paragraphe 37 :

[…] les tribunaux canadiens ont appliqué la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (généralement les exigences de lien de droit et de réciprocité) n’étaient pas remplies, mais où la réouverture aurait néanmoins porté atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice.

[86] En l’espèce, je ne vois pas comment on pourrait dire que la décision du ministre a été prise en vertu de procédures « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » (R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, paragraphe 12), ou qu’elle constitue un traitement « oppressif » (R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, page 1667). En principe, lorsque le ministre rend une décision lié à l’intérêt national, il ne devrait pas être empêché d’examiner des renseignements étayant des allégations de crimes contre l’humanité obtenus après la décision de la SPR. Cela ne pourrait pas être considéré comme étant dans l’intérêt de la justice.

[87] S’appuyant sur la décision de la Cour dans l’affaire Thambiturai c. Canada (Solliciteur général), 2006 CF 750, [2007] 2 R.C.F. 412, l’avocat du demandeur a soutenu qu’il ne fallait pas permettre au ministre de remettre en cause une question pour laquelle il n’a pas eu gain de cause devant la SPR en s’appuyant sur les mêmes allégations. Dans l’affaire Thambiturai, la Section de l’immigration avait conclu que le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité et fausses déclarations et avait pris une mesure d’expulsion contre lui. Le demandeur a interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel de l’immigration. Avant l’instruction de cet appel sur le fond, le ministre a présenté une demande visant à annuler la décision accueillant la demande d’asile. Parce que l’appel de la décision rendue par la Section de l’immigration était encore en instance, le juge Yvon Pinard a conclu que la décision judiciaire antérieure n’était pas définitive en ce qui concerne la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et il a donc rejeté cet argument. Toutefois, il a également conclu que la procédure visant à annuler le statut de réfugié du demandeur constituait un abus de procédure. Il en est venu à cette conclusion essentiellement parce que cette dernière procédure était inutile et chevauchait la précédente. La démarche s’avérait particulièrement inappropriée du fait que le défendeur savait que s’il obtenait gain de cause dans la procédure visant à faire révoquer le statut de réfugié du demandeur, l’appel que celui-ci avait interjeté à l’encontre de la décision de la Section de l’immigration aurait pris fin.

[88] On ne peut mettre sur le même pied la décision par laquelle le ministre a refusé d’accorder une dispense au demandeur en vertu du paragraphe 35(2) de la LIPR et la démarche condamnée par le juge Pinard dans la décision Thambiturai, précitée. Il est vrai que le ministre, comme l’a suggéré l’avocat du demandeur, aurait pu présenter une demande visant à faire révoquer le statut de réfugié du demandeur en vertu de l’article 109 de la LIPR. Mais une telle démarche aurait nui au demandeur, puisqu’il est de loin préférable d’être déclaré interdit de territoire et de ne pas obtenir de dispense ministérielle que de perdre son statut de réfugié. Je souscris à l’opinion de l’avocat du défendeur selon lequel le ministre devrait être libre de décider que la nature ou la gravité des actes qu’une personne aurait commis ne suffisent pas pour justifier la révocation de son statut de réfugié au sens de la Convention, mais que cette personne devrait tout de même être interdite de territoire et inadmissible au statut de résident permanent. Il s’agit d’une démarche très différente qui ne se compare aucunement à la conduite du défendeur dans l’affaire Thambiturai, et le demandeur n’a pas démontré que la décision du ministre en l’espèce équivalait à un abus du système judiciaire.

[89] Pour tous les motifs exposés ci-dessus, je suis d’avis d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire, uniquement parce que la décision du ministre était déraisonnable. Les parties n’ont proposé aucune question à des fins de certification et je souscris à l’avis des avocats qu’il n’y a pas de question à certifier en l’espèce.

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie, que la décision du ministre soit annulée et que l’affaire soit renvoyée aux fins d’un nouvel examen.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.