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[1994] 2 .C.F. 612

92-T-1825

Tai Sun Chan (requérant)

c.

Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Chan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1re inst.)

Section de première instance, juge Rothstein—Québec, 6 janvier; Ottawa, 19 janvier 1994.

Citoyenneté et Immigration — Contrôle judiciaire — Compétence de la Cour fédérale — Droit d’établissement accordé au requérant à titre d’« entrepreneur » — Demande de contrôle judiciaire contre la décision de l’agent d’immigration concluant que le requérant n’a pas rempli les conditions attachées à son droit d’établissement — Le principe dégagé par l’arrêt Tétreault-Gadoury n’est pas applicable — La Loi sur l’immigration ne distingue pas entre la compétence conférée à l’agent d’immigration et celle conférée à un autre tribunal de l’immigration devant lequel la décision de cet agent peut être portée en appel — Les agents d’immigration ont compétence pour prononcer sur des questions de droit, y compris la validité des règlements sur lesquels ils fondent leurs décisions — Il ressort de la Loi sur la Cour fédérale que la procédure à suivre est celle de la demande de contrôle judiciaire, sauf dans certains cas par exemple quand il y a lieu à témoignage de vive voix — L’art. 18.1(3) habilite la Cour à infirmer la décision rendue par un agent d’immigration, du fait de l’invalidité du règlement en vertu duquel cet agent a rendu sa décision — La multiplicité des procédures tenant à l’adoption de procédures différentes pour contester les erreurs de fait et les erreurs de droit sèmerait la confusion et causerait un surcroît de coût.

Le requérant a reçu en 1989 le droit d’établissement à titre d’« entrepreneur » sous certaines conditions, en application de l’ancien sous-alinéa 23(1)d )(iv) du Règlement sur l’immigration de 1978, qui prévoyait pour l’immigrant admis à ce titre l’obligation d’établir au Canada, dans un délai de deux ans à compter de la date à laquelle il obtient le droit d’établissement, une entreprise ou un commerce de façon à contribuer de façon significative à la vie économique et à créer des emplois au Canada. En 1992, un agent d’immigration écrit au requérant pour l’informer qu’il n’a pas rempli les conditions attachées à son droit d’établissement. Par voie de recours en contrôle judiciaire contre cette décision, le requérant conclut notamment à ordonnance déclarant que l’ancien sous-alinéa 23(1)d)(iv) est invalide au regard de la Loi sur l’immigration. L’intimé reconnaît que l’agent d’immigration a commis certaines erreurs, mais soutient que le requérant devrait agir par voie d’action, et non par voie de contrôle judiciaire puisque les agents d’immigration n’ont pas compétence pour prononcer sur des questions de droit. L’intimé cite l’arrêt Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration) où le juge La Forest conclut, compte tenu de l’économie de la Loi de 1971 sur l’assurance-chômage, que le conseil arbitral en l’espèce n’avait pas compétence pour prononcer sur une question constitutionnelle. Le juge fait observer que si cette Loi ne définit pas expressément la compétence des conseils arbitraux, elle confère expressément la compétence pour connaître des questions de droit, y compris des questions constitutionnelles, au juge-arbitre saisi d’un appel contre la décision d’un conseil arbitral. Citant la maxime expressio unius est exclusio alterius, il conclut que les conseils arbitraux n’ont pas compétence pour connaître des questions constitutionnelles. L’intimé souligne que la Loi sur l’immigration investit expressément d’autres tribunaux du pouvoir de prononcer et sur les questions de fait et sur les questions de droit. Par contre, les agents d’immigration ne sont pas expressément investis de ce pouvoir. Il échet d’examiner (1) si les agents d’immigration sont investis du pouvoir de prononcer sur les questions de droit, en particulier sur les questions relatives à la validité des règlements qu’ils appliquent (dans l’affirmative, le précédent Tétreault-Gadoury n’aurait pas application en l’espèce); (2) dans le cas contraire, si l’arrêt Tétreault-Gadoury signifie que cette Cour, saisie d’une demande de contrôle judiciaire, n’a pas compétence pour prononcer sur la validité du règlement appliqué par les agents d’immigration.

Jugement : la Cour instruira l’affaire selon la procédure du contrôle judiciaire.

Le principe dégagé par l’arrêt Tétreault-Gadoury ne s’applique pas en l’espèce. La Loi sur l’immigration ne prévoit pas l’appel administratif ou quasi judiciaire contre une décision de ce type d’un agent d’immigration. À la différence de la Loi de 1971 sur l’assurance-chômage, elle ne distingue pas entre la compétence conférée à l’agent d’immigration et celle conférée à un autre tribunal de l’immigration devant lequel la décision de cet agent peut être portée en appel. Bien que d’autres tribunaux de l’immigration soient expressément habilités à connaître des questions de droit, ils ne sont pas compétents pour connaître des appels de ce type, formés contre les décisions des agents d’immigration. Toute décision rendue par un agent d’immigration doit être fondée sur des conclusions sur les faits et l’interprétation des règles de droit applicables. Dans son travail qui consiste à imposer des conditions à l’établissement de certains immigrants puis à décider si ceux-ci s’y sont conformés, il doit décider des questions de fait, mais à l’occasion, il doit au moins se demander ce que signifie exactement la condition imposée et si celle-ci est conforme au règlement dont elle s’autorise. Il s’agit là de questions de droit, tout comme la question de la validité du règlement lui-même. Si les agents d’immigration sont investis du pouvoir d’interpréter le règlement qu’ils appliquent, ils sont du même coup habilités à prononcer sur la validité de ce règlement. Si les observations incidentes faites dans Tétreault-Gadoury étaient applicables, il serait impossible d’agir en contrôle judiciaire, pour cause d’erreur de droit, contre les décisions des agents d’immigration. Le législateur n’a pu envisager pareille solution déraisonnable.

Il ressort de la Loi sur la Cour fédérale que la procédure à suivre pour contester la décision d’un office fédéral est la demande de contrôle judiciaire et non pas l’action. Quand les circonstances le justifient (c’est-à-dire quand il y a lieu à témoignage de vive voix), la demande de contrôle judiciaire peut être instruite selon la procédure propre aux actions, mais cela ne change pas la procédure introductive d’instance. Le paragraphe 18.1(3) habilite pleinement la Cour à infirmer la décision rendue par un agent d’immigration, du fait de l’invalidité du règlement en vertu duquel cet agent a rendu sa décision. Si une erreur de droit ne pouvait être contestée devant cette Cour que par voie d’action, celui qui conteste la décision d’un agent d’immigration aurait à choisir entre différentes procédures selon les moyens qu’il aura pris. Cela pourrait signifier deux procédures à engager simultanément dans un cas comme celui qui nous occupe en l’espèce. Pareille multiplicité des procédures ne servirait à rien; au contraire, la confusion et le surcroît de coût inévitables sont autant de désavantages manifestes. Il n’a pas été démontré que la Cour ne pourrait pas remplir ses fonctions ou que l’une des parties serait lésée par le fait qu’il n’existe qu’une procédure, celle du contrôle judiciaire, pour contester devant cette Cour les décisions des agents d’immigration.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

Loi de 1971 sur l’assurance-chômage, S.C. 1970-71-72, ch. 48.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8. art. 4), 18.1 (édicté, idem, art. 5), 18.4 (édicté, idem).

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 69.4(2) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18).

Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172, art. 23(1) (mod. par DORS/83-837, art. 3; 85-1038, art. 7; 90-750, art. 3).

Règlement sur l’immigration de 1978, modification, DORS/93-44, art. 17.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 1618 (édictée par DORS/92-43, art. 19).

JURISPRUDENCE

DISTINCTION FAITE AVEC :

Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22; (1991), 81 D.L.R. (4th) 358; 50 Admin. L.R. 1; 36 C.C.E.L. 117; 91 CLLC 14,023; 4 C.R.R. (2d) 12; 126 N.R. 1; inf. Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada), [1989] 2 C.F. 245; (1988), 53 D.L.R. (4th) 384; 33 Admin. L.R. 244; 23 C.C.E.L. 103; 88 CLLC 14,050; 88 N.R. 6 (C.A.); Estrada c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1987), 8 F.T.R. 317; 1 Imm. L.R. (2d) 24 (C.F. 1re inst.); Southam Inc. c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1987] 3 C.F. 329; (1987), 13 F.T.R. 138; 3 Imm. L.R. (2d) 226 (1re inst.).

DEMANDE d’autorisation de recours en contrôle judiciaire. Demande accueillie.

AVOCATS :

T. Constance Nakatsu pour le requérant.

I. John Loncar pour l’intimé.

PROCUREURS :

Cecil L. Rotenberg, Don Mills (Ontario), pour le requérant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Rothstein : Le point de procédure qui donne lieu à la présente ordonnance porte sur la question de savoir si la Cour a pouvoir de contrôle judiciaire sur la validité du règlement en application duquel un agent d’immigration a décidé qu’un immigrant n’avait pas rempli les conditions attachées à son établissement.

Le requérant est un citoyen de Hong Kong. Le 16 août 1989, il s’est vu accorder, sous conditions, le droit d’établissement à titre d’« entrepreneur ».

La nature des conditions d’établissement des entrepreneurs, à l’époque où le requérant obtint le droit d’établissement, était définie à l’ancien sous-alinéa 23(1)d)(iv) du Règlement sur l’immigration de 1978[1], DORS/78-172, modifié [par DORS/83-837, art. 3; 85-1038, art. 7; 90-750, art. 3] :

23. (1) Lorsque des conditions peuvent être imposées

seules les conditions de nature ci-après peuvent être imposées, à savoir :

d) dans le cas d’un immigrant,

(iv) s’il a été apprécié selon l’article 8 en sa qualité d’entrepreneur, que dans un délai d’au plus deux ans à compter de la date à laquelle le droit d’établissement lui est accordé,

(A) il établisse ou achète au Canada une entreprise ou un commerce, ou y investisse une somme importante, de façon à contribuer d’une manière significative à la vie économique et à permettre à au moins un citoyen canadien ou résident permanent, à part l’entrepreneur et les personnes à sa charge, d’obtenir ou de conserver un emploi, et

(B) il participe activement et régulièrement à la gestion de cette entreprise ou de ce commerce,

Le 16 octobre 1992, l’agent d’immigration A. Collerman écrivit au requérant pour l’informer qu’il n’avait pas rempli les conditions attachées à son droit d’établissement. La lettre porte notamment :

[traduction] À mon avis, vous n’avez pas rempli les conditions attachées à votre établissement au Canada. Vous faites l’objet d’un rapport en application de l’article 27 de la Loi sur l’immigration depuis août 1991. Notre rapport recommandera votre convocation à une enquête d’immigration, au cours de laquelle une mesure de renvoi pourra être prise contre vous et les personnes à votre charge.

Par ce recours en contrôle judiciaire contre la décision de l’agent d’immigration Collerman, le requérant conclut notamment à ordonnance déclarant que le sous-alinéa 23(1)d)(iv) du Règlement sur l’immigration de 1978 est invalide au regard de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, ensemble les textes qui la modifient. Les conditions, dont l’agent d’immigration a jugé qu’elles n’étaient pas remplies, avaient été imposées en application de ce sous-alinéa.

Après que le requérant eut obtenu l’autorisation d’exercer son recours, l’avocat de l’intimé, conscient des lacunes de la décision de l’agent d’immigration, a introduit une requête concluant notamment à ce qui suit :

(1) ordonnance portant annulation de la décision de l’agent d’immigration; et

(2) ordonnance de faire apprécier, par un autre agent d’immigration, les efforts faits par le requérant pour se conformer aux conditions attachées à son établissement.

À l’appui de cette requête, l’avocat de l’intimé a déposé l’affidavit de Harley Nott, qui est un avocat au service de ce dernier. Dans son affidavit, M. Nott reconnaît que l’agent d’immigration Collerman a commis certaines erreurs qui justifient le renvoi de l’affaire pour nouvelle instruction.

L’avocat du requérant n’a pas acquiescé à ce que la Cour renvoie sommairement l’affaire à un autre agent d’immigration pour nouvelle instruction comme l’a demandé l’avocat de l’intimé, et ce par ce motif qu’au cas où la nouvelle appréciation serait défavorable, le requérant se retrouverait de nouveau devant la Cour pour présenter les mêmes arguments que ceux qu’il proposait en cette occasion (savoir que l’ancien sous-alinéa 23(1)d)(iv) du Règlement sur l’immigration de 1978 est invalide au regard de la Loi sur l’immigration). Devant ce refus, l’avocat de l’intimé a retiré sa requête.

L’avocat de l’intimé soutient maintenant que le requérant n’est pas recevable à faire valoir devant la Cour que l’ancien sous-alinéa 23(1)d)(iv) du Règlement sur l’immigration de 1978 est invalide au regard de la Loi sur l’immigration; que le requérant vise à un jugement déclaratoire sur la validité du règlement sur lequel les agents d’immigration se fondent pour rendre leurs décisions; et que ceux-ci n’ayant pas compétence pour prononcer sur des points de droit, le requérant n’est pas recevable à agir en contrôle judiciaire.

L’avocat de l’intimé cite à l’appui l’arrêt Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, qui porte sur la saisine directe de la Cour d’appel fédérale [[1989] 2 C.F. 245] d’une question constitutionnelle issue de la décision d’un conseil arbitral constitué en vertu de la Loi de 1971 sur l’assurance-chômage, S.C. 1970-71-72, ch. 48. Le juge La Forest a conclu, compte tenu de l’économie de cette Loi, que le conseil arbitral n’avait pas compétence pour prononcer sur une question constitutionnelle. Puisque la compétence de la Cour d’appel fédérale se limitait à contrôler la légalité des décisions des tribunaux administratifs et à renvoyer les affaires pour nouvelle instruction, elle n’avait pas compétence pour rendre un jugement déclaratoire sur la question constitutionnelle du moment que le conseil arbitral lui-même n’avait pas cette compétence.

En l’espèce, il échet d’examiner deux questions.

(1) Les agents d’immigration sont-ils investis du pouvoir de prononcer sur les questions de droit, en particulier sur les questions relatives à la validité des règlements qu’ils appliquent? Dans l’affirmative, le précédent Tétreault-Gadoury, supra, n’a pas application en l’espèce.

(2) Si les agents d’immigration ne sont pas investis du pouvoir de prononcer sur les questions de droit, l’arrêt Tétreault-Gadoury, supra, signifie-t-il que cette Cour, saisie d’une demande de contrôle judiciaire, n’a pas compétence pour prononcer sur la validité du règlement appliqué par les agents d’immigration?

En ce qui concerne la première question, l’avocat de l’intimé, en soutenant que les agents d’immigration ne sont pas habilités à décider les questions de droit, souligne que la Loi sur l’immigration investit expressément d’autres tribunaux du pouvoir de prononcer et sur les questions de fait et sur les questions de droit. Par exemple, la section d’appel de l’immigration est expressément habilitée par le paragraphe 69.4(2) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18] à entendre et à juger toutes questions de droit et de fait relatives à la prise d’une mesure de renvoi ou au rejet d’une demande de droit d’établissement présentée par un parent. Par contre, les agents d’immigration ne sont pas expressément investis de ce pouvoir. L’avocat de l’intimé fait le parallèle entre la limitation des pouvoirs des agents d’immigration et celle des conseils arbitraux institués en application de la Loi de 1971 sur l’assurance-chômage, telle que l’a définie l’arrêt Tétreault-Gadoury, supra.

Dans cette dernière affaire, le juge La Forest fait observer que si la Loi de 1971 sur l’assurance- chômage ne définit pas expressément la compétence des conseils arbitraux, elle confère expressément la compétence pour connaître des questions de droit, y compris des questions constitutionnelles, au juge-arbitre saisi d’un appel contre la décision d’un conseil arbitral. Citant la maxime expressio unius est exclusio alterius, il conclut que les conseils arbitraux n’ont pas compétence pour connaître des questions constitutionnelles.

Cependant, la Loi sur l’immigration ne prévoit pas l’appel administratif ou quasi judiciaire contre une décision (de ce type) d’un agent d’immigration. À la différence de la Loi de 1971 sur l’assurance- chômage, elle ne distingue pas entre la compétence conférée à l’agent d’immigration et celle conférée à un autre tribunal de l’immigration devant lequel la décision de cet agent peut être portée en appel. L’avocat de l’intimé rappelle qu’il y a d’autres tribunaux de l’immigration qui sont expressément habilités à connaître des questions de droit, mais ces tribunaux ne sont pas compétents pour connaître des appels de ce type, formés contre les décisions des agents d’immigration. Je dois en conclure que l’arrêt Tétreault-Gadoury de la Cour suprême, fondé sur l’économie de la Loi de 1971 sur l’assurance-chômage, ne s’applique pas au jugement de la question de savoir si, dans le cadre de la Loi sur l’immigration, les agents d’immigration sont investis du pouvoir de prononcer sur les points de droit.

Il me semble que toute décision rendue par un agent d’immigration doit être fondée sur des conclusions sur les faits et l’interprétation des règles de droit applicables. Dans les cas comme celui qui nous occupe en l’espèce, l’agent a pour fonction d’imposer des conditions à l’établissement de certains immigrants puis de décider si ceux-ci s’y sont conformés. Dans la plupart des cas, l’agent d’immigration doit décider des questions de fait, savoir par exemple ce qu’a fait l’immigrant au sujet de la ou des conditions imposées. Mais à l’occasion, il doit au moins se demander ce que signifie exactement la condition imposée et si celle-ci est conforme au règlement dont elle s’autorise. Il s’agit là de questions de droit, tout comme la question de la validité du règlement lui-même.

En fait, l’intimé a lui-même conclu, dans le cadre de ce recours en contrôle judiciaire, à l’annulation de la décision de l’agent d’immigration parce que, selon l’affidavit de Harley Nott :

[traduction] 3. En appréciant, en application du sous-alinéa 23(1)d)(iv) du Règlement sur l’immigration, les efforts faits par le requérant pour satisfaire aux conditions attachées à son établissement, l’agent Collerman a commis les erreurs suivantes :

a) il a conclu à tort qu’un établissement d’enseignement ne peut pas être considéré comme une entreprise ou un commerce qui contribuerait d’une manière significative à la vie économique, alors que c’est bien le cas; et

La conclusion qu’un établissement d’enseignement compte ou ne compte pas comme entreprise ou commerce qui contribuerait d’une manière significative à la vie économique du Canada est elle-même une conclusion sur un point de droit. M. Nott semble vouloir dire que l’agent d’immigration a commis une erreur du fait d’une mauvaise interprétation de la question de savoir si le sous-alinéa 23(1)d)(iv) embrasse aussi les établissements d’enseignement. Que ce dernier ait commis ou non une erreur d’interprétation, l’interprétation du règlement est en soi un jugement sur une question de droit. Si les agents d’immigration sont investis du pouvoir d’interpréter le règlement qu’ils appliquent (ce que reconnaît l’intimé), je ne vois pas pourquoi ils ne sont pas habilités à prononcer sur la validité de ce règlement en cas de contestation.

Je pense que pour rendre leurs décisions, les agents d’immigration doivent avoir compétence pour prononcer sur des questions de droit pertinentes, et que cette compétence s’étend aux questions relatives à la validité du règlement en application duquel ces décisions sont rendues.

À supposer que je me trompe et que les agents d’immigration ne soient pas habilités à prononcer sur des questions de droit, ou à tout le moins sur les questions relatives à la validité du règlement qu’ils appliquent, je ne pense pas que la restriction que la Cour suprême du Canada impose à la Cour fédérale par l’arrêt Tétreault-Gadoury, supra, s’applique en l’espèce. La question, telle que la formulait le juge La Forest dans cet arrêt, était de savoir si un tribunal administratif, qui n’était pas expressément habilité à examiner toutes les règles de droit applicables, pouvait néanmoins appliquer la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]. La question litigieuse qui nous occupe en l’espèce ne porte pas sur la Charte[2]. Qui plus est, comme noté plus haut, il n’y a dans la Loi sur l’immigration aucune disposition analogue à la distinction faite par la Loi de 1971 sur l’assurance-chômage entre conseil arbitral et juge-arbitre. Il n’y a aucun autre tribunal que la Cour fédérale pour connaître des erreurs de droit dans les décisions des agents d’immigration.

Si les observations incidentes faites par le juge La Forest dans Tétreault-Gadoury, supra, étaient applicables, il serait impossible d’agir en contrôle judiciaire, pour cause d’erreur de droit, contre les décisions des agents d’immigration. C’est là une conclusion déraisonnable, et certainement le législateur n’a pu envisager pareille solution.

En réponse au caractère déraisonnable d’une telle conclusion, l’avocat de l’intimé soutient que c’est par voie d’action et non pas de demande de contrôle judiciaire qu’une erreur de droit (ou du moins la question de la validité du règlement inhérente aux décisions des agents d’immigration) peut être portée devant la Cour fédérale.

À l’appui, il cite certaines décisions de la Cour fédérale comme Estrada c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1987), 8 F.T.R. 317 (C.F. 1re inst.), et Southam Inc. c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1987] 3 C.F. 329 (1re inst.), qui analysent la compétence et la procédure de la Cour fédérale dans le cadre de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, telle qu’elle était en vigueur à l’époque, avant la modification de 1990, laquelle a considérablement changé et simplifié cette procédure.

À mon avis, il ressort de la Loi sur la Cour fédérale que la procédure à suivre pour contester la décision d’un office fédéral est la demande de contrôle judiciaire et non pas l’action. L’article 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4] de la Loi sur la Cour fédérale porte :

18. (1) Sous réserve de l’article 28, la Section de première instance a compétence exclusive, en première instance, pour :

a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral.

(3) Les recours prévus aux paragraphes (1) et (2) sont exercés par présentation d’une demande de contrôle judiciaire.

Cette version de l’article 18 de la Loi sur la Cour fédérale apparut pour la première fois dans L.C. 1990, ch. 8, art. 4. Sa promulgation ne laisse plus planer aucun doute sur la procédure à suivre pour contester devant cette Cour les décisions des offices fédéraux, y compris la procédure des recours en jugement déclaratoire. Cette procédure est celle de la demande de contrôle judiciaire.

Cela ne veut pas dire que le cas échéant, une demande de contrôle judiciaire ne peut pas être instruite selon la procédure propre aux actions si elle a été introduite par voie de déclaration. Le paragraphe 18.4(2) [édicté, idem, art. 5] prévoit ce qui suit :

18.4

(2) La Section de première instance peut, si elle l’estime indiqué, ordonner qu’une demande de contrôle judiciaire soit instruite comme s’il s’agissait d’une action.

Ainsi donc, quand il y a lieu à témoignage de vive voix ou que toute autre considération permanente exige qu’une demande de contrôle judiciaire soit instruite selon la procédure propre aux actions, cette option est possible. Cela ne change pas la procédure introductive d’instance, qui est la demande de contrôle judiciaire.

La compétence de la Cour fédérale en cas de demande de contrôle judiciaire est prévue au paragraphe 18.1(3) [édicté, idem] :

18.1

(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Section de première instance peut :

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

Sous le régime du paragraphe 18.1(3), la Cour peut déclarer nulle ou illégale toute décision ou ordonnance d’un office fédéral, lequel s’entend également des agents d’immigration. Je ne vois pas pourquoi la Cour ne peut statuer, en application du paragraphe 18.1(3), sur la décision d’un agent d’immigration qui accepte implicitement la validité d’une disposition d’un règlement pris par le gouverneur en conseil, cette acceptation étant une étape dans le processus de prise de décision de cet agent. À mon avis, le paragraphe 18.1(3) habilite pleinement la Cour à déclarer nulle ou illégale la décision rendue par un agent d’immigration, du fait de l’invalidité du règlement en vertu duquel cet agent a rendu sa décision.

Si l’argument de l’avocat de l’intimé est correct, cela veut dire que celui qui conteste la décision d’un agent d’immigration aurait à choisir entre différentes procédures selon les moyens qu’il aura pris. Cela pourrait signifier deux procédures à engager simultanément dans un cas comme celui qui nous occupe en l’espèce : demande de contrôle judiciaire pour certains chefs de demande, et action pour certains autres. Cette multiplicité des procédures ne s’appliquerait que dans les cas où le tribunal administratif dont la décision est contestée n’a pas compétence pour prononcer sur les questions de droit. Je ne vois pas l’utilité de pareille multiplicité des procédures. Au contraire, la confusion et le surcroît de coût inévitables sont autant de désavantages manifestes. Je ne pense pas que le législateur ait voulu compliquer l’accès à la Cour fédérale par un impératif obscur, savoir l’obligation d’engager la procédure par voie d’action dans les cas comme celui qui nous occupe en l’espèce. Il n’a pas été démontré que la Cour ne pourrait remplir ses fonctions ou que l’une des parties serait lésée par le fait qu’il n’existe qu’une procédure, celle du contrôle judiciaire, pour contester devant cette Cour les décisions des agents d’immigration.

Par ces motifs, la Cour instruira cette affaire selon la procédure du contrôle judiciaire. Dans le cadre de cette demande de contrôle judiciaire, la Cour prononcera sur la question de savoir si oui ou non, certaines dispositions du règlement pris par le gouverneur en conseil et sur lequel l’agent d’immigration s’est fondé pour rendre sa décision en l’espèce, sont invalides au regard de la Loi sur l’immigration.

L’avocat de l’intimé a demandé la prorogation des délais pour le dépôt des pièces et pour la procédure préliminaire. Cette prorogation est accordée et un calendrier satisfaisant pour les avocats des deux parties est prévu dans le dispositif de l’ordonnance.

L’avocat du requérant a conclu aux dépens de la requête. La question des dépens pourra être examinée à la clôture de l’argumentation au fond. Les avocats des deux parties se référeront à cet égard à la Règle 1618 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663 (édictée par DORS/92-43, art. 19)].



[1] Le 1er février 1993, le sous-alinéa 23(1)d)(iv) a été abrogé et remplacé par l’art. 17 de DORS/93-44. La nouvelle disposition (paragraphe 23.1(1)) est semblable à l’ancienne, mais fait à l’entrepreneur l’obligation de prouver qu’il s’est conformé aux conditions imposées.

[2] Le recours en contrôle judiciaire comprenait initialement un moyen fondé sur Charte, mais ce moyen a été retiré par la suite.

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