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[1994] 2 .C.F. 393

T-1201-93

Keith Jones (requérant)

c.

Le Conseil du Trésor (Santé et Bien-être Canada) (intimé)

Répertorié : Jones c. Canada (Conseil du Trésor) (1re inst.)

Section de première instance, juge Denault—Ottawa, 17 et 27 janvier 1994.

Fonction publique — Relations du travail — Admissibilité au congé payé pour accident de travail — L’employé s’est blessé dans l’exercice de ses fonctions lors d’un accident d’avion — Au lieu de demander l’indemnité auprès de la Commission des accidents du travail (CAT), il a choisi, en application de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État, de poursuivre des tiers — La conclusion de l’arbitre de griefs, selon laquelle cette Loi a pour effet d’exclure le congé payé pour accident de travail dans le cas où l’employé a opté pour l’action civile, n’est pas « clairement irrationnelle » et résulte d’une interprétation que peut raisonnablement souffrir le texte de la convention collective — Une fois que le requérant eut fait son choix, la CAT n’était plus habilitée à décider (comme le prévoit la convention collective) qu’il était incapable d’exercer ses fonctions en raison d’une blessure subie au travail.

Le requérant, infirmier au service de Santé et Bien-être Canada au Manitoba, a été grièvement blessé dans l’exercice de ses fonctions lors d’un accident d’avion. La Loi sur l’indemnisation des agents de l’État lui permettait de choisir entre deux méthodes d’indemnisation mutuellement exclusives : soit demander l’indemnité auprès de la Commission des accidents du travail (CAT) du Manitoba, soit intenter une action civile contre la compagnie aérienne et le pilote de l’avion. Il a opté pour l’action contre les tiers.

Après qu’il eut épuisé ses crédits de congé de maladie et de congé annuel, le requérant a demandé un congé payé pour accident du travail en invoquant la clause 17.12 de la convention collective entre le Conseil du Trésor et l’Institut professionnel de la Fonction publique. L’employeur le lui a refusé. Il y a en l’espèce demande de contrôle judiciaire contre la décision par laquelle l’arbitre de griefs a rejeté le grief formé par le requérant au sujet du refus de l’employeur. L’arbitre de griefs a conclu que la clause 17.12 de la convention collective était subordonné à la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État et que le requérant ayant choisi de ne pas recevoir l’indemnité prévue par cette Loi, il n’était pas admissible à demander un congé payé pour accident du travail. Le second motif de décision était que la CAT n’avait pas décidé, conformément à la convention collective, que le requérant n’était pas en mesure d’exercer ses fonctions en raison d’une blessure subie au travail.

Jugement : la demande doit être rejetée.

Les décisions des arbitres de griefs de la CRTFP sont protégées par une disposition privative, savoir l’article 101 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique. Des arrêts récents de la Cour suprême du Canada prescrivent une grande retenue à l’égard des décisions de la CRTFP, en particulier des décisions des arbitres de griefs qui interprètent une convention collective.

La conclusion de l’arbitre de griefs, selon laquelle la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État a pour effet, par suite de l’alinéa 57(2)b) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, d’exclure le congé payé pour accident du travail dans le cas où l’employé a choisi d’intenter une action civile contre des tiers potentiellement responsables, n’est pas « clairement irrationnelle » et résulte d’une « interprétation que peut raisonnablement souffrir le texte de la convention ».

Il n’était pas déraisonnable de la part de l’arbitre de griefs de conclure, sur la foi des preuves produites, que la CAT n’avait pas rendu une décision comme le prévoit la clause 17.12 de la convention collective. Cette conclusion est aussi raisonnable dans la mesure où elle est fondée sur une conclusion de droit, savoir que la CAT n’était pas habilitée à rendre cette décision une fois que le requérant eut fait son choix.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur l’indemnisation des agents de l’État, L.R.C. (1985), ch. G-5, art. 2, 4(1)a)(i),(ii),b), (2)a),b),(3)a),b),(4), 9(1),(2).

Loi sur les accidents du travail, L.R.M. 1987, ch. W200, art. 50(2),(3).

Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35, art. 57(2)a),b), 101, annexe II.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941; (1993), 101 D.L.R. (4th) 673; 150 N.R. 161; Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316; (1993), 102 D.L.R. (4th) 402; 153 N.R. 81; Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227; (1979), 25 N.B.R. (2d) 237; 97 D.L.R. (3d) 417; 51 A.P.R. 237; 79 CLLC 14,209; 26 N.R. 341.

DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE contre la décision ([1993] C.R.T.F.P.C. no 69 (QL)) par laquelle un arbitre de griefs de la Commission des relations de travail dans la fonction publique a rejeté le grief formé par le requérant contre le refus de l’employeur de lui accorder un congé payé pour accident du travail après qu’il eut choisi d’intenter une action civile contre des tiers potentiellement responsables. Demande rejetée.

AVOCATS :

Dougald E. Brown pour le requérant.

Lubomyr Chabursky pour l’intimé.

PROCUREURS :

Nelligan/Power, Ottawa, pour le requérant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Denault : Il y a en l’espèce demande de contrôle judiciaire contre la décision en date du 23 avril 1993 [[1993] C.R.T.F.P.C. no 69 (QL)] par laquelle Louis Tenace, arbitre de griefs de la Commission des relations de travail dans la fonction publique, a rejeté le grief formé par le requérant.

Les motifs de demande sont les suivants :

[traduction] 1. La Commission a commis une erreur en concluant que le requérant n’avait pas droit au congé payé pour accident du travail, tel que le prévoit la convention collective régissant les rapports entre les parties.

2. Subsidiairement, la Commission a commis une erreur en concluant que la Commission des accidents du travail du Manitoba n’avait pas rendu une décision sur le cas du requérant et que de ce fait, celui-ci n’avait pas droit au congé payé pour accident du travail.

Le requérant conclut à ordonnance portant annulation de la décision de l’arbitre de griefs.

LES FAITS DE LA CAUSE

Le requérant, infirmier au service de Santé et Bien-être social Canada à Little Grand Rapids (Manitoba), a été grièvement blessé lorsque l’avion qui le ramenait d’une conférence professionnelle s’écrasa le 5 février 1992. Il en fit la déclaration le 5 mars 1992 à la Commission des accidents du travail du Manitoba (CAT). Le 8 avril 1992, il reçut de Travail Canada une lettre l’informant que, son accident ayant eu lieu dans l’exercice de ses fonctions et que des tiers (la compagnie aérienne et le pilote de l’avion) y étant impliqués, la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État, L.R.C. (1985), ch. G-5, lui permettait de choisir entre deux méthodes d’indemnisation mutuellement exclusives : soit intenter une action civile contre ces tiers, soit demander l’indemnité auprès de la CAT. Le 10 avril 1992, le requérant opta pour l’action contre les tiers. On peut lire ce qui suit dans une lettre adressée le 19 juin 1992 par A. Tataryn, arbitre de griefs de la CAT, à Travail Canada :

[traduction] Vu la nature de l’accident, Stephen Jones avait le droit de réclamer l’indemnité, et probablement le droit de poursuivre l’autre partie impliquée dans l’accident.

M. Jones a maintenant fait savoir qu’il ne demandera pas l’indemnité. Nous ne pourrons donc assumer la responsabilité pour le temps de travail perdu ou pour le traitement administré par suite de cet accident.

Après qu’il eut épuisé ses crédits de congé de maladie et de congé annuel, le requérant a demandé un congé payé pour accident du travail en invoquant la clause 17.12 de la convention-cadre entre le Conseil du Trésor et l’Institut professionnel de la fonction publique (la convention collective). L’employeur le lui a refusé. Par la suite, son grief devant la Commission des relations de travail dans la fonction publique (CRTFP) a été rejeté par l’arbitre de griefs.

LA DÉCISION EN CAUSE

Voici le passage de la décision de l’arbitre de griefs qui nous intéresse en l’espèce (pages 10 et 11) :

[traduction] Je ne suis pas d’accord avec le représentant du fonctionnaire s’estimant lésé lorsqu’il dit que la clause 17.12 peut être appliquée sans égard à la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État. Nul doute que la Loi s’applique aux agents de l’État, dont M. Jones fait partie. Le représentant du fonctionnaire s’estimant lésé affirme que, pour que cette loi s’applique, il aurait fallu qu’elle soit mentionnée à un endroit quelconque de la clause 17.12. En toute déférence, je ne suis pas d’accord avec cette affirmation. La Loi sur l’indemnisation des agents de l’État est une loi du Parlement qui s’aplique aux agents de l’État, a l’exception des membres de la force régulière des Forces canadiennes ou de la Gendarmerie royale du Canada. À cet égard, elle n’est pas différente des autres lois du Parlement qui s’appliquent aux agents de l’État et qui ne sont nullement mentionnées dans la convention collective. Cet élément suffirait à justifier le rejet du grief. M. Jones a décidé, après avoir obtenu un avis juridique, d’intenter une action en justice à titre personnel contre Ministic Airlines. Ce faisant, il a choisi de ne pas recevoir l’indemnisation en vertu des dispositions de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État.

Par ailleurs, d’après la preuve qui a été présentée, je dois conclure que la Commission des accidents du travail n’a pas déterminé que le fonctionnaire était incapable d’exercer ses fonctions, comme l’exigeait la clause 17.12. Il semble que la Commission des accidents du travail aurait agréé la demande du fonctionnaire s’estimant lésé d’après l’information qu’elle possédait, mais elle n’a jamais eu à se prononcer puisque ce dernier a choisi de ne pas donner suite à sa demande auprès de la Commission.

Le premier motif invoqué par l’arbitre de griefs pour rejeter le grief est sa conclusion que la clause 17.12 de la convention collective est subordonnée à la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État puisque celle-ci s’applique à tous les agents de l’État. Le requérant a choisi de ne pas recevoir l’indemnité prévue par cette Loi et, de ce fait, n’est pas admissible à demander un congé payé pour accident du travail. Le second motif de décision est que la CAT n’a pas conclu, conformément à la convention collective, que le requérant n’était pas en mesure d’exercer ses fonctions en raison d’une blessure subie au travail.

LES POINTS LITIGIEUX

1. L’arbitre de griefs a-t-il commis une erreur en jugeant que, ayant choisi en application du paragraphe 9(1) de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État de poursuivre des tiers en indemnisation, le requérant a perdu le droit au congé payé pour accident du travail, que prévoit la clause 17.12 de la convention collective?

2. L’arbitre de griefs a-t-il commis une erreur en jugeant que la CAT n’avait pas conclu, comme le prévoit la clause 17.12 à titre de condition préalable, que le requérant était incapable d’exercer ses fonctions en raison d’une blessure subie au travail?

LES TEXTES DE LOI APPLICABLES

Le paragraphe 57(2) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35, porte :

57.

(2) Une convention collective ne peut avoir pour effet direct ou indirect de :

a) modifier, supprimer ou établir une condition d’emploi de manière que cela nécessiterait ou entraînerait l’adoption ou la modification d’une loi fédérale, exception faite des lois affectant les crédits nécessaires à son application;

b) modifier ou supprimer une condition d’emploi établie, ou établir une condition d’emploi pouvant l’être, en conformité avec une loi mentionnée à l’annexe II.

La Loi sur l’indemnisation des agents de l’État est mentionnée à cette annexe II.

En voici les dispositions applicables en l’espèce :

2. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

« agents de l’État » Personnes :

a) qui sont au service de Sa Majesté et rémunérées directement par celle-ci ou en son nom;

4. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, il est versé une indemnité :

a) aux agents de l’État qui sont :

(i) soit blessés dans un accident survenu par le fait ou à l’occasion de leur travail,

(ii) soit devenus invalides par suite d’une maladie professionnelle attribuable à la nature de leur travail;

b) aux personnes à charge des agents décédés des suites de l’accident ou de la maladie.

(2) Les agents de l’État visés au paragraphe (1), quelle que soit la nature de leur travail ou la catégorie de leur emploi, et les personnes à leur charge ont droit à l’indemnité prévue par la législation aux taux et conditions qu’elle fixe de la province où les agents exercent habituellement leurs fonctions en matière d’indemnisation des travailleurs non employés par Sa Majesté et de leurs personnes à charge en cas de décès et qui sont :

a) soit blessés dans la province dans des accidents survenus par le fait ou à l’occasion de leur travail;

b) soit devenus invalides dans la province par suite de maladies professionnelles attribuables à la nature de leur travail.

(3) L’indemnité est déterminée :

a) soit par l’autorité—personne ou organisme—compétente en la matière, pour les travailleurs non employés par Sa Majesté et leurs personnes à charge, en cas de décès, dans la province où l’agent de l’État exerce habituellement ses fonctions;

b) soit par l’autorité, judiciaire ou autre, que désigne le gouverneur en conseil.

9. (1) Si l’accident dont a été victime un agent de l’État ouvre droit pour lui ou les personnes à sa charge à un recours contre un tiers, l’agent ou ces personnes, s’ils ont également droit à l’indemnité prévue par la présente loi, peuvent soit demander celle-ci, soit exercer le recours contre le tiers.

(2) Si la somme effectivement recouvrée du tiers aux termes d’un règlement entre les parties approuvé par le ministre ou d’un jugement rendu par un tribunal compétent est inférieure à l’indemnité à laquelle l’agent de l’État ou les personnes à sa charge ont droit sous le régime de la présente loi, la différence leur est versée à titre d’indemnité.

(3) Dans les cas où l’agent de l’État ou les personnes à sa charge optent pour l’indemnité prévue par la présente loi, Sa Majesté est subrogée dans leurs droits et peut intenter une action contre le tiers à l’égard de qui le recours est ouvert, en leur nom ou en son propre nom; toute somme ainsi recouvrée est versée au Trésor.

(4) Si la somme ainsi recouvrée dépasse le montant de l’indemnité à laquelle l’agent de l’État ou les personnes à sa charge avaient droit aux termes de la présente loi, il peut leur être versé, sur le Trésor, la fraction de l’excédent que le ministre, avec l’approbation du Conseil du Trésor, estime nécessaire; si, après le versement, l’agent a droit à un supplément d’indemnité au titre du même accident, la somme versée sous le régime du présent paragraphe peut être déduite de ce supplément.

La clause 17.12 de la convention cadre conclue entre le Conseil du Trésor et l’Institut professionnel de la Fonction publique (la convention collective) prévoit ce qui suit :

17.12 Congé payé pour accident du travail

Tout employé bénéficie d’un congé payé pour accident du travail d’une durée raisonnable fixée par l’employeur lorsqu’il est déterminé par une commission provinciale des accidents du travail que cet employé est incapable d’exercer ses fonctions en raison :

a) d’une blessure corporelle subie accidentellement dans l’exercice de ses fonctions et ne résultant pas d’une faute de conduite volontaire de la part de l’employé,

b) d’une maladie résultant de la nature de son emploi,

ou

c) d’une exposition aux risques inhérents à l’exécution de son travail,

si l’employé convient de verser au receveur général du Canada tout montant d’argent qu’il reçoit en règlement de toute demande faite relativement à cette blessure, maladie ou exposition pour pertes de salaire subies.

L’ARGUMENTATION DU REQUÉRANT

Le requérant tient que la clause 17.12 de la convention collective prévoit impérativement l’octroi du congé payé pour accident du travail si les conditions suivantes sont réunies : (1) conclusion de la CAT que la blessure tient à un accident du travail et (2) engagement de la part du demandeur de rembourser la somme reçue en règlement de toute demande pour pertes de salaire. Selon cette argumentation, la garantie de paiement intégral des salaires en cas de blessure subie au travail est un avantage négocié par les parties indépendamment de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État, laquelle ne comporte aucune disposition qui en limite expressément l’application aux demandes faites sous son régime. La seule interprétation de cet clause, qui donne effet à tous les mots employés, est qu’il ne s’applique qu’au cas où l’employé a renoncé au droit à l’indemnité et choisi la voie de l’action en justice. Il ne s’ensuit pas nécessairement que la CAT doit conclure formellement que l’employé n’a droit au congé payé pour accident du travail que s’il a choisi de demander l’indemnité. La CAT peut conclure qu’un employé est incapable d’exercer ses fonctions du fait d’une blessure subie au travail même s’il a choisi de ne pas demander l’indemnité prévue par la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État ou par la législation provinciale en la matière. Pareille conclusion [traduction] « n’est que la conclusion, tirée par un tiers impartial, qu’un employé est vraiment incapable d’exercer ses fonctions. Elle n’a absolument aucun rapport avec le fait que l’employé choisit de demander l’indemnité ou d’intenter une action civile ».

En second lieu, le requérant tient que le jugement de l’arbitre de griefs selon lequel la Commission n’a pas conclu qu’il était incapable d’exercer ses fonctions en raison d’une blessure subie au travail, est une conclusion erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire, sans tenir compte des éléments dont disposait l’arbitre. Outre la lettre du 19 juin 1992, le requérant cite expressément la lettre du 11 mars 1993 de A. Tataryn, qui lui faisait savoir que s’il avait opté pour l’indemnité, sa demande aurait été accueillie.

L’ARGUMENTATION DE L’INTIMÉ

L’intimé tient que selon l’alinéa 57(2)b) et l’annexe II de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, l’interprétation de la convention collective doit être compatible avec la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État. Interpréter la clause 17.12 de manière à permettre à un employé de bénéficier d’un congé payé pour accident du travail tout en poursuivant une action civile reviendrait à tourner le principe de l’alternative prévue au paragraphe 9(1) de cette Loi.

En ce qui concerne le jugement de l’arbitre de griefs selon lequel il n’y a pas eu conclusion au sens de la clause 17.12, l’intimé soutient que pareille conclusion doit être compatible avec la compétence de la CAT. La seule loi qui habilite cette dernière à la tirer à l’égard des agents de l’État fédéral est la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État. Il cite à l’appui le paragraphe 50(3) de la Loi sur les accidents du travail, L.R.M., 1987, ch. W200, du Manitoba, selon lequel la CAT ne peut exercer que les pouvoirs dont elle est investie, ainsi que le paragraphe 50(2) de cette Loi et le paragraphe 4(3) de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État qui habilitent la CAT à appliquer cette dernière Loi et à fixer l’indemnité. En outre, la CAT n’est saisie de la demande et autorisée à statuer qu’après que l’intéressé a choisi de demander l’indemnité. Il s’ensuit que la lettre de M. Tataryn au requérant ne saurait constituer une conclusion relevant de la compétence de la CAT. L’intimé cite aussi une lettre rédigée à la date de l’audience devant la CRTFP, par Mme Lori C. Ferguson Sain, conseillère juridique de la CAT, à l’intention de l’avocat du requérant et de l’Institut professionnel de la fonction publique, et où on peut lire ce qui suit :

[traduction] Par suite de l’accident du 5 février 1992, M. Jones, en sa qualité de travailleur, et son employeur ont déposé chacun, conformément à la Loi, une déclaration de l’accident auprès de la CAT, laquelle a ouvert un dossier de demande. Cependant, comme cet accident impliquait une tierce partie qui n’est pas soumise à l’application de la Loi, M. Jones a choisi de ne pas demander l’indemnité prévue au paragraphe 9(1) de la Loi; en conséquence, la CAT n’a pas compétence en ce moment pour statuer sur son droit à l’indemnité.

ANALYSE

Il faut noter au préalable que les décisions des arbitres de griefs de la CRTFP sont protégées par une disposition privative, savoir l’article 101 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, lequel prévoit ce qui suit :

101. (1) Sauf exception dans la présente loi, toute ordonnance, décision arbitrale ou autre, instruction ou déclaration de la Commission, d’un arbitre nommé en vertu de l’article 63 ou d’un arbitre de griefs est définitive et non susceptible de recours judiciaire.

(2) Il n’est admis aucun recours ou décision judiciaire notamment par voie d’injonction, de certiorari, de prohibition ou de quo warranto visant à contester, réviser, empêcher ou limiter l’action de la Commission, d’une arbitre nommé en vertu de l’article 63 ou d’un arbitre de griefs.

En outre, la Cour suprême a rendu récemment deux arrêts sur la norme de contrôle judiciaire en matière de relations du travail. Ces deux décisions s’appliquent en l’espèce : la première porte sur la norme de contrôle judiciaire dans le contexte de la disposition privative ci-dessus (Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941) (AFPC); la seconde porte sur la norme de contrôle judiciaire applicable aux décisions arbitrales d’interprétation de convention collective (Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316) (Bradco). Les deux arrêts prescrivent une grande retenue à l’égard des décisions de la CRTFP, en particulier des décisions des arbitres de griefs qui interprètent une convention collective.

Dans l’arrêt AFPC, en page 955, la Cour a conclu que la norme de contrôle judiciaire des décisions relevant de la compétence de la CRTFP, dans le cadre de l’article 101 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, est le critère de la décision « manifestement déraisonnable » défini par l’arrêt Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227, en page 237 :

… l’interprétation de la Commission est-elle déraisonnable au point de ne pouvoir rationnellement s’appuyer sur la législation pertinente et d’exiger une intervention judiciaire?

Le critère de la décision « manifestement déraisonnable » revêt une autre formulation dans l’arrêt AFPC, en pages 963 et 964 :

Eu égard donc à ces définitions des mots « manifeste » et « déraisonnable », il appert que si la décision qu’a rendue la Commission, agissant dans le cadre de sa compétence, n’est pas clairement irrationnelle, c’est-à-dire, de toute évidence non conforme à la raison, on ne saurait prétendre qu’il y a eu perte de compétence. Visiblement, il s’agit là d’un critère très strict.

Il ne suffit pas que la décision de la Commission soit erronée aux yeux de la cour de justice; pour qu’elle soit manifestement déraisonnable, cette cour doit la juger clairement irrationnelle.

En pages 339 et 341 de l’arrêt Bradco, la Cour a conclu que même en l’absence d’une disposition privative proprement dite :

… l’expertise relative de l’arbitre exige qu’une cour de justice fasse preuve de retenue à l’égard de la décision de l’arbitre en l’espèce, à moins que celle-ci ne soit jugée manifestement déraisonnable.

… la cour de justice fera preuve de retenue même si, à son avis, l’interprétation qu’a donnée le tribunal à la convention collective n’est pas la « bonne » ni même la « meilleure » de deux interprétations possibles, pourvu qu’il s’agisse d’une interprétation que peut raisonnablement souffrir le texte de la convention.

Il échet donc d’examiner si l’interprétation faite en l’espèce par l’arbitre de griefs est « clairement irrationnelle » ou si elle n’est pas une interprétation « que peut raisonnablement souffrir le texte de la convention ». Le requérant soutient qu’il ne faut pas appliquer en l’espèce le critère de la décision manifestement déraisonnable, puisque les questions que l’arbitre de griefs était appelé à trancher portaient sur les rapports entre les règles de droit applicables aux délits civils et les régimes d’indemnisation des accidents du travail, et non sur les relations du travail qui constituent son domaine d’expertise. Je ne suis pas de cet avis. L’interprétation et les conclusions de fait qui président à la décision de l’arbitre de griefs relèvent bien du domaine des relations du travail.

À mon avis, sa conclusion que la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État a pour effet d’exclure le congé payé pour accident du travail, dans le cas où l’employé a choisi d’intenter une action civile contre des tiers potentiellement responsables, n’est pas « clairement irrationnelle » et résulte d’une « interprétation que peut raisonnablement souffrir le texte de la convention », et ce pour les raisons suivantes.

L’argument du requérant, selon lequel le congé payé pour accident du travail prévu à la claue 17.12 est différent de l’indemnité prévue par le régime provincial des accidents du travail et par la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État, n’est fondé qu’en partie. Le paragraphe 4(1) de cette dernière Loi prévoit l’indemnisation de l’employé de l’État fédéral blessé au travail. Les paragraphes 4(2) et 4(3) prévoient que les taux et les conditions d’indemnisation sont fixés par la commission des accidents du travail de la province où cet employé exerce habituellement ses fonctions, de la même manière que pour les autres travailleurs de la province. Au Manitoba, la Loi sur les accidents du travail prévoit que l’indemnité peut s’élever jusqu’à 75 p. 100 de la rémunération moyenne de l’intéressé.

Par la clause 17.12 de la convention collective, les parties ont négocié la garantie pour les fonctionnaires fédéraux, membres de l’Institut professionnel de la fonction publique, qui ont été blessés au travail, de recevoir l’intégralité de leur rémunération pendant une période raisonnable. Dans la mesure où la clause 17.12 garantit l’intégralité de la rémunération alors que la Loi sur les accidents du travail du Manitoba prévoit un maximum de 75 p. 100 du salaire de l’employé, le requérant a eu raison de dire que les prestations respectivement prévues par les deux régimes sont différentes. Elles sont cependant essentiellement les mêmes puisqu’elles représentent toutes deux un revenu de substitution ou un revenu garanti pour les employés de l’État fédéral blessés au travail.

Normalement, rien n’empêche les parties à une convention collective de négocier des conditions d’emploi qui ajoutent aux avantages déjà prévus par la loi, à moins que celle-ci ne l’interdise expressément. À mon avis, il y a en l’espèce interdiction par l’alinéa 57(2)b) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, qui interdit de modifier par voie de convention collective « une condition d’emploi établie, ou établir une condition d’emploi pouvant l’être, en conformité avec une loi mentionnée à l’annexe II ». La Loi sur l’indemnisation des agents de l’État figure à cette annexe II et prévoit en son paragraphe 9(1) une condition d’emploi qui fait aux employés de l’État fédéral l’obligation de choisir entre l’indemnité sous le régime de cette Loi ou l’action civile contre les tiers potentiellement responsables. Le paragraphe 9(2) prévoit que l’employé qui reçoit par suite de l’action en justice, un règlement inférieur à l’indemnité à laquelle il a droit sous le régime de cette Loi, a droit au versement de la différence. Il n’y a manifestement rien de déraisonnable dans l’interprétation faite par l’arbitre de griefs de la clause 17.12 de la convention collective dans le contexte du régime d’indemnisation prévu à l’article 9 de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État; en fait cette analyse est impérative par application de l’alinéa 57(2)b) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique. Je ne saurais conclure non plus que sa décision que les dispositions relatives au congé payé pour accident de travail ne peuvent s’appliquer abstraction faite de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État, est clairement irrationnelle.

En ce qui concerne la seconde conclusion de l’arbitre de griefs, savoir que la CAT n’a pas rendu une décision comme le prévoit la clause 17.12 de la convention collective, je ne la trouve pas déraisonnable, compte tenu en particulier de sa conclusion précédente. Il semble que sa conclusion est fondée en partie sur son appréciation des preuves produites, savoir les lettres, supra. Il s’agit là, à mon avis, d’une conclusion de fait raisonnable en ce qu’elle a été tirée compte tenu des éléments de preuve dont il disposait, et non pas de façon abusive ou arbitraire. Elle est aussi raisonnable dans la mesure où elle est fondée sur une conclusion de droit, savoir que la Commission n’était pas habilitée à rendre une décision en application de la clause 17.12 à l’égard des employés qui ont choisi de poursuivre au civil des tiers potentiellement responsables. J’accepte l’argument de l’intimé et ce que dit Lori Sain dans sa lettre, savoir que la CAT a été dessaisie de sa compétence pour juger que M. Jones était incapable d’exercer ses fonctions en raison des blessures subies au travail, le moment même où celui-ci a fait son choix.

CONCLUSION

Par ces motifs, je conclus que l’arbitre de griefs n’a commis aucune erreur en rejetant le grief du requérant. Je me prononce pour le rejet de la demande.

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