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[1994] 1 C.F. 562

A-721-92

Sa Majesté la Reine du chef du Canada (appelante) (défenderesse)

c.

Joseph Peeters (intimé) (demandeur)

Répertorié : Peeters c. Canada (C.A.)

Cour d’appel, juges Heald, MacGuigan et Linden, J.C.A.—Ottawa, 26 octobre et 4 novembre 1993.

Couronne — Responsabilité délictuelle — Appel contre la décision de la Section de première instance qui a accordé des dommages-intérêts proprement dits ainsi que des dommages-intérêts punitifs pour voies de fait faisant suite à une prise d’otage dans un pénitencier — Détenu assailli par des gardiens alors qu’il était conduit à l’hôpital en ambulance — Il échet d’examiner si l’État est, par application des art. 3 et 10 de la Loi sur la responsabilité de l’État, tenu à la responsabilité du fait d’autrui en sa qualité d’employeur — Il faut qu’il y ait un certain degré de complicité — Le manque de formation des gardiens suffit pour établir la complicité.

Pénitenciers — Employé civil du SCC pris en otage et blessé par un détenu — Ce détenu a été maîtrisé et emmené en ambulance à l’hôpital — Des gardiens du SCC chargés de l’escorter et qui étaient encore sous le coup de la colère après la prise d’otage, ont battu le détenu qui était couché nu, attaché à une civière — Appel de la Couronne contre la décision la condamnant aux dommages-intérêts — Ceux-ci sont justifiés puisque le manque de formation des gardiens de l’escorte suffit pour établir la complicité — Les gardiens n’ont pas reçu une formation telle que la retenue raisonnable serait devenue une seconde nature, nécessaire chez des employés entraînés à faire usage de la force.

Dommages-intérêts — Non-compensatoires — Exemplaires — Responsabilité du fait d’autrui de l’État employeur, pour dommages-intérêts punitifs dans le cadre des art. 3 et 10 de la Loi sur la responsabilité de l’État — Distinction entre dommages-intérêts proprement dits, dommages-intérêts majorés et dommages-intérêts punitifs — L’État peut être condamné aux dommages-intérêts punitifs puisqu’il est assimilé à une personne physique par l’art. 3 — Il échet d’examiner si l’employeur qui n’a commis aucune faute peut être condamné aux dommages-intérêts punitifs par suite d’une faute de son employé — Revue de la doctrine, silence de la jurisprudence sur ce point — Fondement dissuasif des dommages-intérêts punitifs — Il faut qu’il y ait un degré de complicité de l’employeur pour le condamner aux dommages-intérêts punitifs.

Appel contre la décision du juge Muldoon qui a accordé des dommages-intérêts proprement dits ainsi que des dommages punitifs à l’intimé, détenu au pénitencier de Kingston. À la suite d’une prise d’otage qui a duré quatre heures pendant lesquelles le détenu a blessé un employé civil du Service correctionnel du Canada (SCC), ledit détenu a été maîtrisé et ayant été blessé au visage, a été emmené en ambulance à l’hôpital. À bord de l’ambulance, il a été sauvagement battu par les trois agents du SCC de l’escorte qui étaient encore en colère au sujet de la prise d’otage. Le juge de première instance a conclu que les agents en cause avaient fait usage de force injustifiée, et que leur manque de professionnalisme, leur absence de discipline personnelle, leur brutalité et leur intention de nuire faisaient que des dommages-intérêts punitifs ou exemplaires s’imposaient. Cet appel est centré sur la question de la responsabilité du fait d’autrui de l’État fédéral en sa qualité d’employeur, sous l’angle des dommages-intérêts punitifs, dans le cadre des articles 3 et 10 de la Loi sur la responsabilité de l’État.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

Outre les dommages-intérêts accordés à titre de réparation, le demandeur dont l’action en blessures corporelles est fondée peut se voir accorder des dommages-intérêts punitifs, qu’il faut distinguer des dommages-intérêts majorés. Dommages proprement dits et dommages-intérêts majorés visent à indemniser le demandeur, et dommages-intérêts punitifs, à exprimer l’indignation de la justice et à décourager pareils agissements à l’avenir. Les dommages-intérêts majorés ne s’ajoutent pas aux dommages-intérêts généraux, mais en font partie; les circonstances aggravantes sont prises en considération et les dommages-intérêts généraux sont majorés en conséquence. Le juge de première instance a eu raison de conclure que l’État peut être condamné aux dommages-intérêts punitifs, puisque ceux-ci peuvent frapper une personne physique, à laquelle l’État est assimilé par application de l’article 3 de la Loi sur la responsabilité de l’État. La plupart des auteurs notent que de nos jours, les tribunaux de première instance, en cas de verdict de responsabilité du fait d’autrui, condamnent aux dommages-intérêts punitifs l’employeur qui n’a commis lui-même aucune faute, mais ces décisions ne sont pas convaincantes, et aucune juridiction d’appel ne s’est spécifiquement prononcée sur ce point. Cependant, les dommages-intérêts punitifs ne pourront être prononcés contre l’employeur que s’il y a au moins une certaine forme ou un certain degré de complicité ou d’agissements blâmables de sa part. Si la justification ultime des dommages-intérêts punitifs réside dans leur effet dissuasif, cet effet serait sans objet s’il n’y avait pas complicité de la part de l’employeur contre lequel on demande cette punition. Le demandeur doit prouver la complicité de l’employeur dans le délit avant que des dommages-intérêts punitifs ne soient prononcés contre celui-ci. Les indices d’absence de faute de la part du SCC ne suffisent pas pour prouver l’absence de complicité. Par contre, le manque de formation de l’escorte suffit pour établir la complicité. Les agents du SCC n’ont pas reçu une formation telle que la retenue raisonnable serait devenue une seconde nature, comme ils auraient dû la recevoir à titre d’employés entraînés à l’usage de la force. Le quantum des dommages-intérêts punitifs accordés—16 000 $—est justifié bien que le juge de première instance ait commis une erreur en tenant compte du quantum des dommages-intérêts prononcés contre le SCC dans une affaire de 1988 alors que les faits de la cause en instance eurent lieu en 1985.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, ch. C-38, art. 4(2).

Loi sur la responsabilité de l’État, L.R.C. (1985), ch. C-50, art. 3, 10, 16, 17, 18, 19, 20.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

LeBar c. Canada, [1989] 1 C.F. 603; (1988), 33 Admin. L.R. 107; 46 C.C.C. (3d) 103; 90 N.R. 5 (C.A.) (quant à la responsabilité de l’État en matière de dommages-intérêts punitifs); Vorvis c. Insurance Corporation of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085; (1989), 58 D.L.R. (4th) 193; [1989] 4 W.W.R. 218; 36 B.C.L.R. (2d) 273; 94 N.R. 321; Norberg c. Wynrib, [1992] 2 R.C.S. 226; (1992), 92 D.L.R. (4th) 449; [1992] 4 W.W.R. 577; 68 B.C.L.R. (2d) 29; 9 B.C.A.C. 1; 12 C.C.L.T. (2d) 1; 138 N.R. 81; 19 W.A.C. 1; Swanson c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 C.F. 408; (1991), 80 D.L.R. (4th) 741; 7 C.C.L.T. (2d) 186; 124 N.R. 218 (C.A.).

DISTINCTION FAITE AVEC :

LeBar c. Canada, [1989] 1 C.F. 603; (1988), 33 Admin. L.R. 107; 46 C.C.C. (3d) 103; 90 N.R. 5 (C.A.) (quant à la faute imputable au dirigeant du SCC lui-même); Rookes v. Barnard, [1964] A.C. 1129 (H.L.); Evaniuk v. 79846 Manitoba Inc. (1990), 68 Man. R. (2d) 306 (B.R.).

DOCTRINE

American Law Institute. Restatement on the Law of Contracts, 2d. St. Paul, Minn. : American Law Institute Publishers, 1986.

American Law Institute. Restatement of the Law, Second - Torts 2d. St. Paul, Minn. : American Law Institute Publishers, 1979.

Cherniak, Earl A. and Jerome R. Morse. « Aggravated, Punitive and Exemplary Damages in Canada » in Special Lectures of the Law Society of Upper Canada, 1983 : Torts in the 80’s. Don Mills, Ont. : De Boo, 1983.

Commission de réforme du droit de l’Ontario, Report on Exemplary Damages. Toronto : La Commission, 1991.

Cooper-Stephenson, Kenneth D. and Iwan B. Saunders. Personal Injury Damages in Canada. Toronto : Carswell Co. Ltd., 1981.

Feldthusen, Bruce. « Recent Developments in the Canadian Law of Punitive Damages » (1990), 16 Rev. Can. D.C. 241.

Linden, Allen M. Canadian Tort Law, 5th ed. Toronto : Butterworths, 1993.

Waddams, S. M. The Law of Damages. 2nd ed.. Aurora, Ont. : Canada Law Book, 1992.

APPEL contre une décision de la Section de première instance ((1992), 54 F.T.R. 289 (C.F. 1re inst.)) accordant des dommages-intérêts proprement dits et des dommages-intérêts punitifs pour voies de fait sur la personne de l’intimé qui était détenu au pénitencier de Kingston. Appel rejeté.

AVOCATS :

Gilles Villeneuve pour l’appelante (défenderesse).

Fergus J. O’Connor pour l’intimé (demandeur).

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelante (défenderesse).

O’Connor, Bailey & Napier, Kingston (Ontario) pour l’intimé (demandeur).

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge MacGuigan, J.C.A. : Cet appel est centré sur la question de la responsabilité du fait d’autrui de l’État fédéral en sa qualité d’employeur, sous l’angle des dommages-intérêts punitifs.

I

Cet appel est formé contre le jugement en date du 1er juin 1992 [(1992), 54 F.T.R. 289 (C.F. 1re inst.)] par lequel le juge Muldoon a ordonné à l’appelante de payer à l’intimé 3 600 $ à titre de dommages-intérêts proprement dits, et 16 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs pour des voies de fait commises sur la personne de l’intimé à l’époque où il était détenu au pénitencier de Kingston.

L’intimé y purgeait une peine pour vol qualifié et voies de fait quand, le 28 novembre 1985, il prit en otage un employé civil du Service correctionnel du Canada (SCC). Cette prise d’otage a duré près de quatre heures, durant lesquelles l’intimé a coupé une oreille de l’otage avec une paire de ciseaux et a menacé de le tuer. Il a été ensuite maîtrisé par l’équipe d’intervention tactique (EIT) du SCC et, ayant été blessé au visage, a été emmené en ambulance à l’hôpital général.

Le juge de première instance rapporte comme suit ce qui s’est passé à bord de l’ambulance (à la page 295) :

Dans son témoignage, le demandeur a affirmé que les trois gardiens du SCC et un des deux ambulanciers sont montés dans le compartiment arrière du véhicule où il était couché nu, sous une couverture, attaché à une civière. Les trois agents du SCC lui auraient ensuite infligé des sévices en lui tordant la jambe gauche et en l’écrasant, en le frappant aux reins avec un objet contondant, en le frappant de toutes leurs forces dans les testicules (tr. p. 23) et an appuyant un bâton, une batte ou une matraque contre son larynx (tr. p. 17). Pendant tout ce temps, l’ambulancier [traduction] « avait eu tellement peur qu’il avait été incapable de réagir normalement » (tr. p. 24), malgré les appels au secours silencieux du demandeur.

Avant l’ouverture du procès, l’appelante a reconnu sa responsabilité pour les voies de fait et a pris des mesures disciplinaires contre les trois agents du SCC impliqués dans l’incident. Deux de ces agents se sont vu infliger une amende de 3 500 $ et de 2 500 $ respectivement, et celui qui a été le principal auteur des voies de fait et qui, d’après le témoignage de l’intimé, était aussi un membre de l’EIT, a été renvoyé du SCC. Les intéressés ayant fait un grief contre ces sanctions, la Commission des relations de travail dans la fonction publique a ramené le renvoi à une suspension de six mois pour le principal coupable (ce qui équivaut à une amende de 14 000 $) et réduit de moitié les deux autres sanctions.

Le juge de première instance a fait l’observation suivante à propos de l’incident (aux pages 299 et 300) :

Dans son témoignage, Mary Cassidy, la directrice du pénitencier de Kingston aux époques pertinentes, a affirmé qu’elle n’avait connaissance, alors ou maintenant, d’aucune règle, règlement, ordre permanent ou politique qui empêche un gardien d’escorter, seul ou en équipe, hors de l’enceinte du pénitencier, un prisonnier avec lequel il aurait eu un démêlé et ce, peu de temps après l’incident (tr. aux p. 98 et 99). Sous réserve des exigences de la situation, du personnel disponible et de leur formation, le bons sens voudrait que les employés du SCC qui sont encore « très en colère » soient empêchés d’escorter dans le pénitencier un détenu ayant commis une infraction et, surtout, de l’escorter hors des lieux.

En effet, quand bien même que les employés du SCC jugaient l’application régulière de la loi trop inefficace, trop lente ou trop laxiste pour punir les détenus auteurs d’infractions, il appartient à l’employeur, l’État, de veiller à ce que des gardiens « très en colère » ne soient pas lâchés contre les détenus, à défaut de quoi, il devra en payer le prix. Il est raisonnable de s’attendre à ce que les gardiens fassent preuve de professionnalisme. Or, bien que l’on s’attende à ce qu’un professionnel fasse toujours preuve de rigueur impartiale, il doit également manifester du sang-froid. Les détenus fautifs (surtout s’ils ont agi avec la sauvagerie sanglante pratiquée par le demandeur en l’espèce, en coupant l’oreille de son otage) doivent pouvoir s’attendre à être traités avec retenue et punis selon la loi. Pareillement, les employés fautifs du SCC (surtout s’ils ont agi avec une violence malveillante), doivent s’attendre à être punis eux-mêmes ou engager la responsabilité délictuelle de l’État, qui pourra être condamné à payer des dommages-intérêts extraordinaires toujours, hélas, aux frais du contribuable.

En l’espèce, la Cour constate que les employés de l’État ont agi sciemment dans l’intention de nuire. Ils ont volontairement employé de la force abusive et injustifiée, contre le demandeur pour lui infliger de la douleur.

Cet appel porte uniquement sur les dommages-intérêts punitifs accordés par le juge Muldoon qui s’est prononcé à ce propos en ces termes (aux pages 302, 303 et 305) :

Il est incontestable qu’il y a lieu d’adjuger des dommages-intérêts punitifs ou exemplaires en l’espèce. Le manque de professionnalisme dont ont fait preuve les préposés de la défenderesse par leur absence de discipline personnelle, leur brutalité, leur sauvagerie et leur intention de nuire font que des dommages-intérêts punitifs ou exemplaires s’imposent. Quel bel exemple de fonctionnaires d’un État civilisé! La barbarie fait toujours du tort à l’État, surtout si elle est le fait de ses fonctionnaires. Il est dommage que ce soit les contribuables qui doivent payer pour l’inconduite brutale d’Aitchison, de Donahue et de Hammond, lorsque ce sont eux qui devraient être obligés de payer.

La directrice avait tout à fait raison de conclure qu’une force injustifiée avait été employée. En effet, elle a déclaré ce qui suit :

R. [traduction] Eh bien, l’emploi de la force est parfois indissociable de la gestion d’un établissement de correction et du rôle de l’agent correctionnel. Dans l’exécution de ses fonctions, l’agent correctionnel ne peut employer que la force jugée nécessaire pour assurer la sécurité des personnes.

À mon avis, puisque M. Peeters était déjà attaché, il était inacceptable d’employer la moindre force pendant qu’on l’escortait à l’hôpital. Par conséquent, c’est parce qu’il y avait eu conduite inappropriée et abus de pouvoir que j’ai pris des mesures disciplinaires et non parce que le détenu avait subi des blessures. [Non souligné dans le texte original.] (tr. p. 87)

Bien que la directrice ait adopté une attitude irréprochable dans cette affaire, elle n’est ni le gouvernement, ni la Couronne, ni le Commissaire des pénitenciers, ni le greffier du Conseil privé. Il est évident que les trois auteurs des voies de fait commises contre le demandeur, n’ont jamais appris ce qu’était la maîtrise de soi et un professionnalisme nécessaires pour éviter qu’ils n’aient une inconduite aussi brutale, ou même envisagent de l’avoir. Pourquoi de tels individus—presque toujours des hommes—dénaturent-ils leur rôle en jouant les durs-à-cuire, ce qui ne traduit, dans tous les cas, que de la lâcheté et de la brutalité? Telle n’est pas leur fonction. Pourquoi ne peuvent-ils pas simplement faire leur travail correctement? Parce qu’ils n’ont pas été bien choisis, formés et réprimandés par leur employeur, ils se comportent comme des brutes criminelles et, par l’exemple qu’ils donnent, ils jettent le discrédit sur le Service correctionnel qui se veut sérieux et compétent.

L’appelante soutient que dans ces circonstances, les dommages-intérêts punitifs ne devraient frapper que les préposés de la Couronne à titre personnel, et non pas la Couronne elle-même.

II

Le demandeur dont l’action en blessures corporelles est jugée fondée reçoit des dommages-intérêts à titre de réparation. Cependant, outre les dommages-intérêts généraux ou spéciaux accordés à titre de réparation pour délit civil ordinaire, le demandeur peut se voir accorder des dommages-intérêts punitifs, qu’il faut veiller à distinguer des dommages-intérêts majorés.

Le traité complet et définitif de mon collègue le juge Linden, J.C.A., Canadian Tort Law, 5e éd., 1993, aux pages 55 et 56, distingue dommages-intérêts majorés et dommages-intérêts punitifs ou exemplaires comme suit :

[traduction] Un courant jurisprudentiel fait la distinction entre dommages-intérêts « majorés » et dommages-intérêts « punitifs », les premiers visant à indemniser le demandeur de l’atteinte à sa dignité du fait des agissements délictueux du défendeur, et les seconds à exprimer l’indignation de la justice et à décourager pareils agissements à l’avenir. Le juge La Forest a expliqué dans une cause récente [Norberg c. Wynrib, [1992] 2 R.C.S. 226, page 263] que « des dommages-intérêts majorés peuvent être accordés si les voies de fait ont été commises dans des circonstances humiliantes ou portant atteinte à la dignité ». Ils ne s’ajoutent pas aux dommages-intérêts généraux, mais en font partie. Les « circonstances aggravantes » sont prises en considération et les dommages-intérêts sont majorés en conséquence. Il pourrait y avoir chevauchement, mais on peut distinguer les deux : « les dommages-intérêts punitifs visent à punir alors que les dommages-intérêts majorés ont pour but d’indemniser ».

Pour sa part, la Commission de réforme du droit de l’Ontario, dans son Report on Exemplary Damages, 1991, à la page 3[1], assigne à dommages-intérêts « exemplaires » un sens plus large que dommages-intérêts « punitifs » : les premiers s’entendent de toutes catégories de dommages-intérêts qui ne visent pas à indemniser, les seconds ne visent qu’à punir. Il n’y a cependant en l’espèce aucune raison de les distinguer, et j’ai parlé de dommages-intérêts « punitifs » puisqu’il me semble que ce terme est le plus courant.

Le premier argument proposé par l’appelante, c’est que la Couronne est protégée des dommages-intérêts punitifs par application des articles 3 et 10 de la Loi sur la responsabilité de l’État, L.R.C. (1985), ch. C-50[2], dont voici les dispositions applicables :

3. En matière de responsabilité civile délictuelle, l’État est assimilé à une personne physique, majeure et capable, pour :

a) les délits civils commis par ses préposés.

10. L’État ne peut être poursuivi, sur le fondement de l’alinéa 3a), pour les actes ou omissions de ses préposés que lorsqu’il y a lieu en l’occurrence, compte non tenu de la présente loi, à une action en responsabilité civile délictuelle contre leur auteur ou ses représentants.

Selon l’appelante, les dommages-intérêts punitifs ne sont expressément prévus que dans la partie II de cette Loi (articles 16 à 20), relative à l’atteinte à la vie privée par l’interception des communications privées; il s’ensuit qu’il ne faut pas interpréter les articles 3 et 10, qui se trouvent dans la partie I, comme en prévoyant la possibilité. Cependant, on peut conclure d’une lecture de la partie II que la seule raison pour laquelle les dommages-intérêts punitifs y figurent expressément, c’est que la Loi limite la responsabilité de l’État dans les cas prévus à un montant « maximal de cinq mille dollars » (article 18). L’omission de cette limitation dans la partie I signifie à mon avis que les dommages-intérêts punitifs peuvent être accordés sans plafonnement dans le cadre des articles 3 et 10.

Le juge de première instance conclut que le libellé sans équivoque de la Loi permet de prononcer des dommages-intérêts punitifs contre l’État, puisqu’ils peuvent frapper une personne physique, à laquelle l’État est assimilé (à la page 306) :

La Loi ne prévoit pas d’exception pour les dommages-intérêts punitifs et exemplaires à proprement parler. Elle ne limite pas l’application du principe respondeat superior. Elle ne prévoit pas non plus d’exception du fait que les trois scélérats du SCC ne sont pas au même niveau hiérarchique que la directrice de l’établissement ou le Commissaire des pénitenciers, ou encore moins du solliciteur général, du Conseil du Trésor ou du Bureau du Conseil privé. L’article 10 ne crée aucun régime d’exception au principe voulant que l’État puisse être condamné à de tels dommages-intérêts.

Je partage cette conclusion du juge de première instance. Au surplus, comme il l’a fait remarquer, l’arrêt LeBar c. Canada, [1989] 1 C.F. 603, de notre Cour permet de conclure que l’État peut être condamné aux dommages-intérêts punitifs.

Le deuxième argument proposé par l’appelante est que l’employeur, ou du moins l’État employeur, ne peut être condamné aux dommages-intérêts punitifs s’il n’a commis aucune faute, lors même que les agissements de ses employés sont répréhensibles.

La plupart des auteurs notent que de nos jours, la justice, en cas de verdict de responsabilité du fait d’autrui, condamne aux dommages-intérêts l’employeur qui n’a commis lui-même aucune faute, mais ils mettent en doute le bien-fondé d’une telle règle. C’est ainsi que MM. Earl A. Cherniak, c.r., et Jerome R. Morse, écrivent dans « Aggravated, Punitive and Exemplary Damages in Canada », Special Lectures of the Law Society of Upper Canada, 1983 : Torts in the 80’s, p. 151, en page 199 :

[traduction] Lorsqu’un employé est coupable d’agissements justifiant des dommages-intérêts exemplaires ou punitifs, l’employeur en est-il indirectement responsable? Il semble que la réponse brève soit « oui » si l’employé a commis le délit dans l’exercice de ses fonctions, mais le fondement du principe n’a fait encore l’objet d’aucune élaboration détaillée. La décision publiée la plus récente en la matière est Munro v. Toronto Sun et al. (1982), 21 C.C.L.T. 261 (H.C. Ont.). Il a été jugé que le journal défendeur était indirectement responsable des agissements répréhensibles de ses employés et, de ce fait, tenu à payer 25 000 $ de dommages-intérêts punitifs au demandeur. Le juge Holland a conclu en ces termes, page 306 : « Il s’agit bien … d’un cas où il y a lieu de prononcer les dommages-intérêts punitifs contre Ramsay et Raguly [les employés] et d’en tenir la compagnie défenderesse [l’employeur] indirectement responsable.

Dans Dalsin v. T. Eaton Co. [(1975), 63 D.L.R. (3d) 565, [1976] W.W.R. 28 (Alta Dist. Ct.)], des dommages-intérêts punitifs ont été prononcés contre l’employeur en raison des agissements répréhensibles de son employé.

Cette approche a été critiquée par des professeurs de droit, aux yeux desquels le but qui est de punir par des dommages-intérêts n’est pas atteint lorsque quelqu’un d’autre doit les verser au lieu du coupable.

Dans son Report on Exemplary Damages, à la page 57, la Commission de réforme du droit de l’Ontario, citant les deux décisions susmentionnées, fait remarquer ce qui suit :

[traduction] Au Canada, les tribunaux tiendront l’employeur pour indirectement responsable en matière de dommages-intérêts punitifs, c’est-à-dire qu’en l’absence de toute faute de sa part, l’employeur est tenu aux dommages-intérêts punitifs prononcés contre un employé pour un acte accompli dans l’exercice de ses fonctions. Les arguments pour et contre cette solution n’ont pas retenu publiquement l’attention. Dans bien des cas on ne sait pas si la responsabilité de l’employeur est vraiment la responsabilité du fait d’autrui, ou si elle doit réunir les éléments constitutifs de la complicité, que nous examinerons plus loin. D’ailleurs, une résolution rationnelle de la question dépend dans une grande mesure du but poursuivi, car les arguments ne sont pas les mêmes pour la réparation et la dissuasion d’une part, et la punition de l’autre.

Les diverses juridictions américaines sont divisées sur cette question. Certaines suivent la règle respondeat superior, alors que d’autres appliquent une variante de la règle de la complicité, qui pose pour condition nécessaire l’autorisation ou la ratification du supérieur, ou l’engagement ou le maintien insouciant d’un employé n’ayant pas les qualités requises. Les auteurs sont également divisés sur cette question, qui est encore compliquée par la multitude des buts visés.

Les professeurs Kenneth D. Cooper-Stephenson et Iwan B. Saunders, dans leur ouvrage Personal Injury Damages in Canada, 1981, aux pages 705 à 707, s’opposent à la conception de la responsabilité de l’employeur du fait d’autrui et sans faute de sa part :

[traduction] Lorsqu’un employeur est indirectement responsable du préjudice causé par son employé dans l’exercice de ses fonctions, est-il responsable en sus des dommages-intérêts exemplaires prononcés contre l’employé, ou qui auraient été prononcés si celui-ci avait été poursuivi lui-même? La plupart des décisions canadiennes répondent à cette question par l’affirmative, sans autre discussion. Mais pourquoi étendre la doctrine de la responsabilité du fait d’autrui aux dommages-intérêts exemplaires comme aux dommages-intérêts proprement dits? L’employeur n’a commis aucune faute. C’est l’employé qui mérite d’être puni, non pas son employeur. Il est indiscutable que l’employeur aura probablement les moyens de payer alors que l’employé n’aura probablement pas l’argent nécessaire. Si la théorie de l’entrepreneur peut justifier la responsabilité du fait d’autrui en matière de dommages-intérêts proprement dits, elle ne la justifie pas à l’égard des dommages-intérêts punitifs.

Qui plus est, la sanction monétaire qui frappe l’employeur ne peut guère punir l’employé ni servir d’avertissement à d’autres. Pourquoi donc faire payer l’employeur?

Diverses réponses sont possibles. La réponse standard est que la responsabilité indirecte en matière de dommages-intérêts exemplaires servira à encourager la bonne gestion, en poussant les employeurs à faire davantage attention dans l’engagement, la formation et la surveillance de leurs employés. En outre, les dommages-intérêts exemplaires peuvent punir les employeurs qui auront ordonné, partagé ou ratifié les actes répréhensibles de leurs employés. Ces deux réponses ne sont pas sans réplique. En premier lieu, ni l’un ni l’autre argument ne préconise l’application systématique de dommages-intérêts punitifs contre l’employeur dans tous les cas. Il ne faut pas les prononcer sauf preuve de mauvaise gestion ou de complicité. Selon les règles de droit fondamentales, personne ne peut être puni (soumis à une amende) sans que la preuve de sa culpabilité ait été faite.

En bref, un employeur ne devrait jamais être tenu indirectement responsable des dommages-intérêts exemplaires en raison de la faute de son employé. La responsabilité du fait d’autrui serait injuste sur le plan des principes (puisque l’employeur n’a commis aucune faute) et inutile dans les faits (puisque l’employé s’en sort indemne). La seule justification plausible dans certains cas est qu’elle encourage l’employeur à sanctionner lui-même l’employé, car il est mieux placé que la justice pour le faire. D’autre part, quand il est prouvé que l’employeur lui-même mérite la punition (pour complicité dans les actes répréhensibles de l’employé) ou la sanction préventive (contre les techniques inférieures de gestion), les dommages-intérêts punitifs peuvent être justifiés contre lui personnellement, à condition que le demandeur soit une victime des actes punissables et que le quantum envisagé soit suffisant pour atteindre le résultat voulu.

Le professeur S. M. Waddams, dans The Law of Damages, 2e éd., 1991, paragraphe 11,400, à la page 11-23, affirme catégoriquement que : [traduction] « puisque les dommages-intérêts punitifs visent à punir et à décourager les comportements que la justice réprouve, il n’y a aucune justification à les prononcer contre des gens qui ont agi en toute innocence ». Il reconnaît cependant, à contre-coeur, au paragraphe 11,420, à la page 11-25, que : [traduction] « dans les faits, des dommages-intérêts exemplaires ont été dans certains cas prononcés contre des compagnies en raison de la faute des employés, si cette faute justifie de tenir la compagnie responsable des dommages-intérêts proprement dits ».

Vu l’état actuel du droit en la matière, aucun magistère ne s’impose aux conclusions de la Cour en l’espèce. Non seulement aucune juridiction d’appel ne s’est spécifiquement prononcée sur ce point, mais encore les raisonnements des tribunaux de première instance sont trop incomplets pour être convaincants. En l’espèce, le juge de première instance a cité l’arrêt LeBar de notre Cour, mais cet arrêt est précisément muet sur la question de savoir si des dommages-intérêts punitifs peuvent être prononcés contre un employeur qui n’a commis aucune faute, car il ressort des faits de cette dernière cause, où les autorités gouvernementales n’ont pas libéré un détenu à la date fixée conformément au jugement déclaratoire rendu dans une autre instance, que la décision a été prise au niveau de la direction, ce qui fait que d’après les faits mêmes, ces autorités n’étaient pas sans reproche. Comme l’a souligné l’appelante en l’espèce dans son mémoire, on peut distinguer l’affaire en instance de la cause LeBar qui portait sur une décision prise par le SCC lui-même, et dont la faute pouvait être imputée au dirigeant du SCC en tant que tel.

Nous pourrions peut-être nous guider dans une certaine mesure sur l’arrêt rendu récemment par la Cour suprême du Canada, Vorvis c. Insurance Corporation of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085, selon lequel la conception limitée des dommages-intérêts punitifs qu’illustre au Royaume-Uni l’arrêt Rookes v. Barnard, [1964] A.C. 1129 (H.L.)[3] n’est pas la règle de droit en vigueur au Canada, puisque les dommages-intérêts punitifs s’appliquent sans distinction, en matière de contrats ou de délits civils. Prononçant le jugement de la majorité, le juge McIntyre a tiré cette conclusion en pages 1107 et 1108 :

De plus, il n’est possible d’accorder des dommages-intérêts punitifs qu’à l’égard d’un comportement qui justifie une peine parce qu’il est essentiellement dur, vengeur, répréhensible et malicieux. Je ne prétends pas avoir énuméré tous les qualificatifs aptes à décrire un comportement susceptible de justifier l’attribution de dommages-intérêts punitifs, mais de toute façon, pour que de tels dommages-intérêts soient accordés, il faut que le comportement soit de nature extrême et mérite, selon toute norme raisonnable, d’être condamné et puni.

Le juge McIntyre a aussi souligné, en page 1106, que l’octroi des dommages-intérêts punitifs « ne peut se justifier [que] par la conclusion qu’il y a eu méfait donnant ouverture à un droit d’action et qui a causé le préjudice allégué par le demandeur ». Il a également cité avec approbation le texte Restatement of the Law of Contracts, 2e éd., de l’American Law Institute, sur les cas où il y a dommages-intérêts punitifs pour rupture de contrat.

Il serait utile, à ce stade de l’analyse, de voir ce que propose l’American Law Institute en matière de dommages-intérêts punitifs, dans son Restatement of the Law, Second Torts 2d, 1979[4] :

[traduction] §909. Dommages-intérêts punitifs contre l’employeur

Les dommages-intérêts punitifs peuvent être prononcés à bon droit contre l’employeur ou autre mandant en raison d’un acte d’un employé, uniquement dans l’un des cas suivants :

a) l’employeur ou son délégué a autorisé l’accomplissement de l’acte ou la manière dont celui-ci a été accompli,

b) l’employé n’avait pas les qualités requises, et l’employeur ou son représentant a fait preuve d’insouciance en l’engageant ou en le gardant à son service,

c) l’employé occupait un poste de direction et agissait dans l’exercice de ses fonctions,

d) l’employeur ou son représentant a ratifié ou approuvé l’acte.

Dans cette proposition, l’American Law Institute, tout comme les auteurs canadiens cités supra, préconise l’octroi des dommages-intérêts punitifs contre l’employeur dans le cas où il y a une certaine complicité de sa part. Cette complicité peut être directe, comme dans le cas où il a autorisé l’accomplissement de l’acte délictueux ou la manière dont celui-ci a été accompli (alinéa a)), où il l’a ratifié après coup (alinéa d)), où l’acte a été accompli à un niveau de direction tel qu’il doit être considéré comme le fait de l’employeur (alinéa c)). La complicité peut être indirecte, comme dans le cas où l’employeur a fait preuve d’insouciance en engageant un employé qui n’a pas les qualités requises (alinéa b)).

À mon avis, cette dernière catégorie de complicité indirecte est trop restrictive. Il faut aussi tenir l’employeur responsable de dommages-intérêts punitifs dans le cas où l’employé n’a pas reçu la formation suffisante pour le travail dont il est chargé et où il est jugé que ce manque de formation a un rapport avec le préjudice causé. Pareil facteur n’est peut-être pas aussi important dans le cas d’un employeur du secteur privé que dans le cas du gouvernement, qui a par exemple des employés spécialement entraînés à faire usage de la force dans leur travail.

Cela dit, et considérant que les cas cités dans le Restatement ont valeur d’illustrations et non pas de règles définitives, je suis enclin à penser que les dommages-intérêts punitifs ne pourront être prononcés contre l’employeur que s’il y a au moins une certaine forme ou un certain degré de complicité ou d’agissements blâmables de sa part.

Non seulement je partage la conclusion de la Commission de réforme du droit de l’Ontario dans son Report on Exemplary Damages, à la page 85, que [traduction] « il n’y a, en matière de responsabilité du fait d’autrui, aucune raison impérieuse de distinguer autorités publiques et employeurs du secteur privé », mais j’ajouterais encore qu’à la lumière de l’article 3 de la Loi sur la responsabilité de l’État, pareille distinction doit être écartée au niveau fédéral.

Même l’employeur qui est entièrement innocent du délit de son employé peut être tenu aux dommages-intérêts proprement dits pour cause de responsabilité du fait d’autrui, ne serait-ce que parce qu’il est peut-être conforme à l’intérêt de la société de faire supporter le coût du délit par la partie qui en a les moyens. De même les dommages-intérêts majorés, puisqu’ils visent en fin de compte à indemniser. Comme l’a fait remarquer le juge La Forest dans Norberg c. Wynrib, [1992] 2 R.C.S 226, à la page 264; « [m]ême s’il arrive fréquemment que des dommages-intérêts majorés soient accordés à l’égard d’une conduite qui pourrait également justifier l’attribution de dommages-intérêts punitifs, les deux types de dommages-intérêts peuvent être distingués; les dommages-intérêts punitifs visent à punir alors que les dommages-intérêts majorés ont pour but d’indemniser ».

Dans tous les cas de dommages-intérêts proprement dits, l’employeur ne peut se soustraire à la responsabilité par un distinguo qui sépare l’accomplissement de l’acte qu’il a autorisé, de la manière délictuelle dont l’employé a pu accomplir cet acte. Il suffit que l’employeur ait autorisé l’accomplissement de l’acte; il ne peut échapper à la responsabilité que si cet acte n’a pas été autorisé ou représentait une « gaminerie » de la part de l’employé.

Cependant, les dommages-intérêts punitifs présentent une certaine différence en ce sens qu’ils ont un côté pénal, bien que l’amende ne soit pas destinée aux coffres de l’État, mais au demandeur qui a subi un préjudice. Néanmoins, ils ne sauraient être socialement ou juridiquement justifiables s’ils ne visaient qu’à punir. Il faut qu’ils aient un effet dissuasif autant que pénal, sous peine de tomber entièrement dans le domaine du droit pénal. Ainsi que l’a fait remarquer Madame le juge McLachlin dans Norberg c. Wynrib, op. cit., à la page 299 :

Les dommages-intérêts punitifs ont pour but non pas d’indemniser la victime, mais de punir l’auteur du préjudice et de dissuader ce dernier, ainsi que tout autre, d’accomplir de tels actes à l’avenir. [Non souligné dans le texte.]

Le juge Linden, J.C.A. a exprimé de façon mémorable la même réflexion dans Swanson c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 C.F. 408 (C.A.), en page 426, en disant que les fonctionnaires chargés du maintien de la sécurité publique « doivent apprendre que la négligence, tout comme le crime, ne paie pas ».

Si, comme je le pense, la justification ultime des dommages-intérêts punitifs réside dans leur effet dissuasif, cet effet serait sans objet s’il n’y avait pas complicité de la part de l’employeur contre lequel on demande cette punition. J’en viens ainsi à la conclusion que le demandeur doit prouver la complicité de l’employeur dans le délit avant que des dommages-intérêts punitifs ne soient prononcés contre celui-ci.

III

En l’espèce, l’appelante soutient que le comportement de l’État en sa qualité d’employeur était irréprochable pour les six raisons suivantes : a) les trois agents correctionnels ont été rigoureusement punis; b) les directives du SCC « Le recours à la force et aux armes à feu » (émise le 1er janvier 1985) et « L’autorité du Code criminel relativement au recours à la force » (émise le 29 février 1984) ont été distribuées au personnel; c) chaque agent correctionnel doit se pénétrer de ces directives; d) chaque institution de correction doit avoir en place un plan d’urgence prévoyant des mesures à prendre dans les cas d’urgence, comme les prises d’otages; e) chaque institution organise normalement des exercices de prise d’otages pour son personnel; et f) le SCC donne aux nouveaux employés un cours sur l’usage de la force, avec des cours de perfectionnement périodiques.

Ces indices d’absence de faute de la part du SCC ne sont pas sans rapport, mais dans les circonstances, ils ne suffisent pas pour prouver l’absence de complicité. L’exemple le plus flagrant de complicité serait, si tel avait été vraiment le cas, l’affectation d’un ou des membres de l’EIT à l’escorte de l’intimé pour le conduire à l’hôpital immédiatement après la prise d’otage, cependant qu’ils étaient encore chargés d’anédraline. Que pareille mesure soit interdite ou non par les directives du SCC, ce serait là une folie sur laquelle le juge de première instance a eu raison de focaliser son attention.

Puisque le juge de première instance a également exprimé une certaine réserve quant au témoignage selon lequel un membre de l’EIT avait réellement pris part à l’escorte, je dois faire observer qu’à mon avis, le manque de formation de l’escorte, qu’a également constaté le juge de première instance, suffit pour établir la complicité. Nous ne sommes pas en présence d’un cas comme Evaniuk v. 79846 Manitoba Inc. (1990), 68 Man. R. (2d) 306 (B.R.), où le propriétaire de l’hôtel pouvait se défendre contre les dommages-intérêts punitifs par ce motif que le portier coupable n’avait été autorisé qu’à escorter les clients dehors, non pas à les expulser manu militari. Les agents correctionnels en cause avaient reçu une formation sur l’usage de la force, dont l’éventualité était prévue par leurs supérieurs. L’instruction divisionnaire (800-3-05.1 en date du 30 novembre 1983) explique l’usage légitime de la force par les agents du SCC comme suit (dossier d’appel, à la page 13) :

7.   Un employé ne doit utiliser que la force qu’il juge nécessaire, en toute bonne foi et en se fondant sur des motifs raisonnables et probables, pour s’acquitter des devoirs de sa charge. Il doit recourir à la force selon son bon jugement, en protégeant le détenu et en s’abstenant de l’insulter, de lui infliger des punitions corporelles et des blessures. On protégera le détenu contre les blessures, le harcèlement et les dommages pouvant être causés à ses effets personnels. L’employé sera criminellement responsable de tout excès de force et pourra être poursuivi devant un tribunal civil.

La règle est excellente en théorie, mais il est manifeste que les agents du SCC n’ont pas reçu une formation telle que la retenue raisonnable serait devenue une seconde nature, comme ils auraient dû la recevoir à titre d’employés entraînés à l’usage de la force. À la première tentation ils ont succombé à ce que le juge de première instance a qualifié à juste titre de comportement de « durs-à-cuire ».

IV

Le dernier argument de l’appelante fait ressortir une erreur manifeste de la part du juge de première instance, en ce qui concerne le fondement invoqué pour fixer le quantum des dommages-intérêts punitifs. Voici la conclusion qu’il a tirée à ce sujet (à la page 307) :

Puisque le SCC ne semble pas avoir retenu la leçon donnée par M. le juge MacGuigan dans l’arrêt LeBar, la Cour est justifiée, voire obligée, d’accroître le montant des dommages-intérêts. La défenderesse est tenue de payer au demandeur la somme de 16 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs ou exemplaires.

Cette conclusion n’est pas valide parce que les faits ayant donné lieu à l’affaire en instance ont eu lieu en 1985, alors que l’arrêt LeBar n’a été rendu qu’en 1988. À part ce détail d’ordre chronologique, je pense que la fixation des dommages-intérêts punitifs par référence à un précédent doit être fondée sur bien d’autres faits similaires que la simple présence du même organisme gouvernemental. En effet, ce ne serait que dans un cas très inusité qu’une pareille méthode serait justifiée.

Le quantum des dommages-intérêts accordés ne saurait donc être justifié par le motif très étroit que le juge de première instance a expressément invoqué. Cependant, comme le fait remarquer l’intimé, les motifs de jugement prononcés par le juge de première instance justifient amplement le quantum accordé. De fait, la directrice de l’établissement estimait, comme noté supra, que la suspension de six mois imposée au principal auteur valait à peu près 14 000 $ (une économie pour le SCC), montant qui, il faut le noter, représentait une sanction moins grave que le renvoi du Service que la directrice elle-même avait imposé. Sur cette base plus large donc, le quantum de 16 000 $ fixé par le juge de première instance est justifié.

En conséquence, je me prononce pour le rejet de l’appel avec dépens.

Le juge Heald, J.C.A. : Je souscris aux motifs ci-dessus.

Le juge Linden, J.C.A. : Je souscris aux motifs ci-dessus.



[1] Ce rapport est basé sur celui du professeur Bruce Feldthusen, directeur du projet, qui a été substantiellement reproduit dans son article « Recent Developments in the Canadian Law of Punitive Damages » (1990), 16 Rev. Can. D.C. 241.

[2] Au moment où ces incidents eurent lieu en 1985, la loi en vigueur était la Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, ch. C-38, mais celle qui était en vigueur au moment du procès, c’était la Loi sur la responsabilité de l’État qui l’a remplacée, et c’est elle que les avocats de part et d’autre citent en appel. Cependant, ce qui est maintenant l’art. 10 était l’art. 4(2) de l’ancienne Loi.

[3] L’arrêt LeBar de cette Cour, rendu l’année qui précédait Vorvis, analysait la responsabilité en matière de dommages-intérêts punitifs dans les limites de Rookes v. Barnard. Néanmoins, sa valeur jurisprudentielle n’est pas affectée par l’abandon des limites fixées par Rookes v. Barnard aux dommages-intérêts punitifs, mais affirmée a fortiori.

[4] Cet article est le même que l’art. 217C du Restatement, Second, of Agency.

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