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T-453-00

2002 CFPI 269

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (demandeur)

c.

Jacob Fast (défendeur)

Répertorié: Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Fast (1re inst.)

Section de première instance, juge Pelletier--Toronto, 27 et 28 février; Ottawa, 11 mars 2002.

Preuve -- Requête visant à faire verser au dossier la preuve recueillie par commission rogatoire -- Le défendeur s'oppose à la production d'une certaine preuve d'identification et d'une certaine preuve par ouï-dire -- Au cours d'entrevues réalisées en République d'Ukraine, un étalement de photos a été montré aux témoins afin qu'ils identifient le défendeur -- Au moment de l'audition de la preuve par la commission, le défendeur ne disposait pas des photos originales mais seulement d'une photocopie de piètre qualité -- La règle 228 des Règles de la Cour fédérale (1998) accorde le droit d'accès aux documents originaux divulgués par l'autre partie; il y a obligation de fournir des copies lorsqu'une partie les demande et acquitte les frais y afférents -- Cette règle laisse sous-entendre que ces copies doivent pouvoir servir à l'usage auquel elles sont destinées -- Une photocopie de qualité médiocre ne peut convenir aux fins de la préparation du procès ou du contre-interrogatoire -- Il incombe à la partie qui fournit les reproductions de s'assurer qu'elles conviennent à l'usage qui doit en être fait -- L'équité ne peut être garantie que par l'exclusion de la preuve d'identification -- Dans l'application de l'analyse fondée sur des principes de la preuve par ouï-dire, il est essentiel que la personne dont la preuve est présentée par le témoin soit identifiable et que la nécessité et la fiabilité de la déclaration extrajudiciaire de cette personne soient établies -- Comme l'identité des compagnons d'armes dont la preuve est présentée par une autre personne n'est pas connue, cette preuve n'est pas admissible.

Il s'agit d'une requête visant à faire verser au dossier de l'instruction la preuve recueillie par commission rogatoire en République d'Ukraine. À la demande du ministre, la GRC a commencé à faire enquête relativement aux allégations à l'endroit du défendeur. Un certain nombre de témoins ont été entendus en République d'Ukraine. Au cours de ces entrevues, une série de photos (un étalement de photos) a été montrée à certains témoins afin qu'ils identifient le défendeur. Par suite d'un engagement pris à l'interrogatoire préalable, le contenu du dossier de la GRC a été communiqué à l'avocat du défendeur deux ou trois jours avant que ce dernier se rende en République d'Ukraine pour prendre part aux audiences de la commission, mais l'étalement de photos originales ne se trouvait pas dans le dossier et il n'a pas non plus été mis à la disposition des avocats pendant l'audition de la preuve par la commission. Une photocopie de piètre qualité de l'étalement de photos a été produite en réponse à la demande de production du défendeur. En vertu de la règle 228 des Règles de la Cour fédérale (1998), une partie a le droit d'avoir accès aux documents originaux divulgués par l'autre partie et de les reproduire. Lorsqu'une partie demande des copies et acquitte les frais afférents, l'autre partie a l'obligation de fournir ces copies. Le défendeur s'est opposé à la production de la preuve d'identification en alléguant que sans les photos originales ou des reproductions de qualité comparable à celles-ci, il lui avait été impossible de contre-interroger les témoins de manière convenable. Le défendeur s'est également opposé à la production d'une certaine preuve par ouï-dire de l'un des témoins relativement à ce que certains de ses compagnons d'armes lui avaient dit au sujet des activités du défendeur en temps de guerre.

Jugement: la preuve recueillie par commission rogatoire sera admise comme si elle avait été entendue par la Cour, à l'exclusion toutefois des passages en rapport avec l'identification du défendeur par les témoins et de la preuve par ouï-dire.

La production des photos suppose la production de photocopies de qualité suffisante pour permettre un interrogatoire serré des témoins durant la préparation du procès et à l'audition de la preuve par la commission. La qualité de la photocopie produite était tellement médiocre qu'il était, dans certains cas, impossible de distinguer les traits du visage de la personne. Dans la mesure où cette photocopie n'était pas convenable aux fins de la préparation du procès ou du contre-interrogatoire, l'engagement n'a pas été respecté. L'objectif recherché n'est pas d'ajouter une nouvelle exigence à la règle en matière de production des documents, mais simplement de clarifier ce qui est implicite dans cette règle, à savoir que les copies doivent pouvoir servir à l'usage auquel elles sont destinées. Des copies illisibles ne satisferaient pas à l'obligation imposée par la règle 228 puisque la partie qui demande les copies ne pourrait en tirer aucun avantage. Il en va de même avec des photos. Il incombe à la partie qui fournit les reproductions de s'assurer qu'elles conviennent à l'usage qui doit en être fait.

Il n'y a pas de raison manifeste expliquant pourquoi le contenu du dossier de la GRC n'a pas été inclus dans l'affidavit des documents du ministre. Le fait que les documents aient été produits par la suite a confirmé cet argument. Le ministre n'était pas limité à divulguer ce qu'il avait obtenu.

En fin de compte, ce qui importe, c'est l'équité envers le défendeur. Le défaut de divulgation du ministre a créé une situation dans laquelle l'équité ne peut être garantie que par l'exclusion de la preuve d'identification. Aux prises avec une production de documents médiocre, l'avocat du défendeur se trouvait dans une position où d'autres arrangements pour l'entrevue et le contre-interrogatoire des témoins avec un étalement de photos différent pouvaient difficilement être réalisés. S'il contre-interrogeait les témoins relativement à l'identification du défendeur, il risquait de renforcer la preuve d'identification alors qu'il se voyait privé de la meilleure occasion de l'affaiblir. La seule preuve touchée par la médiocrité de la production des documents est la preuve d'identification.

L'admissibilité de la preuve par ouï-dire est appréciée suivant une analyse fondée sur des principes, qui assujettit cette preuve aux critères de fiabilité et de nécessité. La personne dont la preuve est présentée par le témoin doit être identifiable. De plus, la nécessité et la fiabilité de la déclaration extrajudiciaire de cette personne doivent être établies. Lorsque la ou les personnes sont inconnues, il n'y a pas d'assise pour une appréciation de la nécessité et de la fiabilité de la déclaration. Par conséquent, comme leur identité n'était pas connue, l'analyse fondée sur des principes de la règle du ouï-dire ne permettrait pas l'admission du témoignage des compagnons d'armes du témoin par l'entremise de ce dernier.

lois et règlements

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch.11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 24(2).

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règles 227, 228, 232.

jurisprudence

décision appliquée:

R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531; (1990), 59 C.C.C. (3d) 92; 79 C.R. (3d) 1; 113 N.R. 53; 41 O.A.C. 353.

décisions examinées:

R. v. Miaponoose (1996), 30 O.R. (3d) 419; 110 C.C.C. (3d) 445; 2 C.R. (5th) 82; 93 O.A.C. 115 (C.A.); R. v. Branco (1988), 41 C.C.C. (3d) 248; 62 C.R. (3d) 371; 25 O.A.C. 73 (C.A. Ont.).

décisions citées:

R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915; (1992), 94 D.L.R. (4th) 590; 75 C.C.C. (3d) 257; 15 C.R. (4th) 133; 139 N.R. 323; 55 O.A.C. 321; R. c. K.G.B., [1993] 1 R.C.S. 740 (1993), 79 C.C.C. (3d) 257; 19 C.R. (4th) 1; 61 O.A.C. 1; 148 N.R. 241.

REQUÊTE visant à faire verser au dossier de l'instruction la preuve recueillie par commission rogatoire. La requête est accueillie, à l'exclusion toutefois des passages en rapport avec l'identification du défendeur par les témoins et la preuve par ouï-dire concernant les activités du défendeur en temps de guerre.

ont comparu:

Peter A. Vita, c.r. et Catherine C. Vasilaros pour le demandeur.

Michael Davies et Harald A. Mattson pour le défendeur.

avocats inscrits au dossier:

Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

Bayne, Sellar, Boxall, Ottawa, pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance et ordonnance rendus par

[1]Le juge Pelletier: La Cour est saisie d'une requête visant à faire verser au dossier de l'instruction la preuve recueillie par commission rogatoire à Zaporojie, en République d'Ukraine, en août 2001. L'avocat de M. Fast conteste cette requête relativement aux témoignages des témoins Fomine, Koudine et Kopayevskaia. Son opposition principale quant au témoignage des témoins Fomine et Koudine découle du fait qu'un étalement de photos leur a été montré au cours de l'entrevue qu'ils ont eue avec les représentants du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre). La production de ces photos a été demandée par l'avocat de M. Fast. Le document produit consistait en une photocopie de piètre qualité de six photos. L'avocat de M. Fast a allégué que sans les photos originales ou des reproductions de qualité comparable à celles-ci, il lui avait été impossible de contre-interroger les témoins de manière convenable. En ce qui a trait à Mme Kopayevskaia, l'avocat s'est opposé à la production de son témoignage parce que, devant la commission, elle a identifié Jacob Fast sur une photo après que les représentants du ministre lui eurent montré une seule photo au cours des entrevues préparatoires. L'avocat a fait valoir que cette preuve d'identification était tellement peu fiable qu'elle devait être considérée inadmissible. Il s'est également opposé à l'admission de cette preuve pour le motif qu'il lui avait été impossible de contre-interroger le témoin avec la série de photos en mains.

[2]La photo retenue par les témoins est un agrandissement d'une photo qui apparaît dans un document divulgué au défendeur. L'avocat de M. Fast s'élève contre le fait que l'affidavit de documents du ministre ne faisait aucune mention de cet agrandissement. Il affirme que s'il avait été mis au courant de l'existence de cet agrandissement, il aurait pu l'utiliser dans ses entretiens avec les témoins. En outre, comme l'affidavit de documents ne fait aucune mention de l'agrandissement, la Cour peut à sa discrétion refuser qu'il serve d'élément de preuve, en vertu de la règle 232 des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106.

[3]L'avocat de M. Fast s'oppose également à la production d'une certaine preuve par ouï-dire du témoin Koudine, qui a mentionné que certains de ses compagnons d'armes lui avaient dit, après la guerre, que M. Fast était le chef du SD à Zaporojie. L'avocat soutient que cette preuve ne satisfait pas aux critères de l'analyse fondée sur des principes qui a été élaborée par la Cour suprême du Canada dans la trilogie des arrêts R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531; Rc. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915; et Rc. K.G.B., [1993] 1 R.C.S. 740, relativement à l'admission de la preuve par ouï-dire.

[4]Le ministre répond en soulignant que même la jurisprudence sur laquelle M. Fast s'appuie affirme qu'en cas d'irrégularités dans la preuve d'identification, la démarche normale consiste à admettre cette preuve et à prendre en compte les irrégularités au moment de l'appréciation. Que les témoins aient vu une série de photos ou une seule photo avant leur témoignage ne modifierait en rien cette position. Sur la question relative à la production des photos de l'étalement, le ministre1 affirme avoir transmis ce qu'il a reçu de la GRC au moment où il l'a reçu. Il mentionne qu'il ne pouvait faire plus. Finalement, l'avocat du ministre rejette l'idée que la photo retenue par les témoins devrait être exclue pour le motif qu'elle ne figurait pas sur l'affidavit de documents. Il affirme que le document à partir duquel la photographie a été extraite a été divulgué et que l'agrandissement est une simple reproduction, quoique plus grande, d'un document divulgué.

[5]Quant à l'admissibilité de la preuve par ouï-dire de M. Koudine relativement aux activités de M. Fast en temps de guerre, l'avocat du ministre affirme que cette preuve satisfait aux exigences de l'analyse fondée sur des principes quant à l'admission de la preuve par ouï-dire: elle est nécessaire en raison du décès d'un très grand nombre de témoins potentiels et elle est fiable parce que les «compagnons d'armes» n'avaient aucune raison de mentir au sujet des activités de M. Fast en temps de guerre.

[6]Tel qu'il ressort des différents affidavits présentés à la Cour, les faits sont relativement simples. Lorsque les allégations à l'endroit de M. Fast ont été portées à l'attention du ministre, il a demandé à la GRC de faire enquête. Un certain nombre de témoins ont été entendus en République d'Ukraine, le plus souvent en présence de Me Daniel Poulin, avocat à la Section des crimes de guerre du ministère de la Justice. Au cours de ces entrevues, dont les transcriptions ont été transmises à l'avocat de M. Fast, un étalement de photos, soit une série de photos, a été montré à certains témoins afin qu'ils identifient M. Fast. Lors de son interrogatoire préalable en juin 2001, M. Baker, représentant du ministre, s'est engagé à produire le contenu du dossier de la GRC, y compris la série de photos. En août 2001, Me Poulin a reçu une copie du dossier de la GRC Après en avoir fait l'examen, il en a communiqué le contenu à l'avocat de M. Fast deux ou trois jours avant que ce dernier se rende en République d'Ukraine pour prendre part aux audiences de la commission. L'étalement original ne se trouvait pas dans le dossier fourni à l'avocat du ministre par la GRC et les photos originales n'étaient pas à la disposition des avocats pendant l'audition de la preuve par la commission.

[7]Au cours du contre-interrogatoire des témoins Fomine, Koudine et Kopayevskaia, l'avocat de la défense a fait valoir qu'il lui était impossible de faire son travail convenablement parce qu'il ne disposait pas des photos utilisées pour l'étalement, et qu'il se réservait le droit de contester la production de la preuve de ces témoins en invoquant cet argument à l'instruction.

[8]Se penchant d'abord sur l'objection principale, la Cour examine la question d'identification irrégulière. Dans l'arrêt R. v. Miaponoose (1996), 30 O.R. (3d) 419, la Cour d'appel de l'Ontario s'est prononcée sur une preuve d'identification soi-disant obtenue de façon inappropriée. Considérant l'utilisation de cette preuve, elle a mentionné ce qui suit à la page 429:

[traduction] L'utilisation préalable à l'instruction de procédures d'identification inappropriées ne rend pas inadmissible une identification subséquente, à moins qu'elle ne soit écartée par suite d'un recours fondé sur le paragraphe 24(2) de la Charte. Toutefois, ce facteur influence la valeur probante de la preuve. Il peut exister d'autres éléments de preuve ou d'autres circonstances servant autrement à valider l'identification faite par le témoin.

[9]Dans la présente affaire, on ne peut invoquer l'absence d'un recours en l'irrecevabilité de la preuve au sens du paragraphe 24(2) de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] pour soutenir que la preuve doit être admise. Le recours dont la Cour est saisie est une demande visant l'exclusion d'éléments de preuve; le fait que cette demande n'est pas fondée sur la Charte ne peut en soi être fatal.

[10]Qui plus est, la question n'est pas de savoir si le ministre a produit un document suite à son engagement, mais plutôt de savoir si le document qu'il a produit se conformait à son engagement. Le ou les documents en question sont en fait les photos utilisées pour l'étalement. Ces photos sont utiles à deux fins: pour procéder à un interrogatoire serré des témoins durant la préparation du procès et pour procéder à un interrogatoire serré des témoins au moment de l'audition de la preuve par la commission. Par conséquent, la production des photos suppose la production de photocopies de qualité suffisante pour permettre ces utilisations. La qualité de la photocopie produite était tellement médiocre qu'il était, dans certains cas, impossible de distinguer les traits du visage de la personne. À mon avis, dans la mesure où cette photocopie n'était pas convenable aux fins de la préparation du procès ou du contre-interrogatoire, l'engagement n'a pas été respecté.

[11]L'objectif recherché ici n'est pas d'ajouter une nouvelle exigence à la règle en matière de production des documents, mais simplement de clarifier ce qui est implicite dans cette règle. La règle 228 des Règles de la Cour fédérale (1998) traite de l'examen des documents divulgués et de leur reproduction. Cette règle est rédigée comme suit:

228. (1) Sous réserve de la règle 230, la partie qui a signifié à une autre partie son affidavit de documents lui permet d'examiner et, si possible, de reproduire, pendant les heures de bureau, tout document mentionné dans cet affidavit, si aucun privilège de non-divulgation n'est revendiqué à l'égard du document et si celui-ci est:

a) soit en sa possession;

b) soit sous son autorité ou sous sa garde, et que l'autre partie demande d'y avoir accès parce qu'elle ne pourrait autrement l'examiner ou le reproduire.

(2) La partie qui a signifié son affidavit de documents à une autre partie lui remet des copies de tout document visé au paragraphe (1) si celle-ci lui en fait la demande et paie le coût de reproduction et de livraison des copies.

[12]Il est évident qu'une partie a le droit d'avoir accès aux documents originaux divulgués par l'autre partie et de les reproduire. Lorsqu'une partie demande des copies et acquitte les frais afférents, l'autre partie a l'obligation de fournir ces copies, ce qui laisse sous-entendre que les copies doivent pouvoir servir à l'usage auquel elles sont destinées. Des copies illisibles ne satisferaient pas à l'obligation imposée par la règle 228 puisque la partie qui demande les copies ne pourrait en tirer aucun avantage. Il en va de même avec des photos. Il incombe à la partie qui fournit les reproductions de s'assurer qu'elles conviennent à l'usage qui doit en être fait.

[13]Le ministre réplique qu'il a produit ce qu'il avait reçu. Nemo dat quod non habet. Nul ne peut donner ce qu'il n'a pas. Cet argument a comme prémisse que les documents n'étaient pas sous l'autorité ou sous la garde du ministre et, conséquemment, qu'ils ne pouvaient faire l'objet ni d'une divulgation ni d'une production. L'enquête de la GRC a été entreprise à la demande du ministre et les résultats lui ont été communiqués. En l'absence d'une revendication de privilège (aucun n'a été invoqué en l'espèce), il n'y pas de raison manifeste expliquant pourquoi le contenu du dossier de la GRC n'a pas été inclus dans l'affidavit des documents du ministre. Le fait que les documents aient été produits par la suite confirme cet argument. Par conséquent, je ne souscris pas à l'argument selon lequel le ministre était limité à divulguer ce qu'il avait obtenu.

[14]Dans le cours normal des choses, la réparation pour divulgation inadéquate consiste dans l'interdiction de l'utilisation du document non divulgué ou, dans les cas extrêmes, dans la radiation des actes de procédure d'une partie. Voir les règles 227 et 232 des Règles de la Cour fédérale (1998). Dans la présente affaire, le ministre ne cherche pas à produire en preuve les photos utilisées pour l'étalement. La suppression des actes de procédure du ministre comme réparation serait disproportionnée par rapport à l'insuffisance de la production. L'avocat de M. Fast demande plutôt l'exclusion de certaines parties des témoignages des témoins contenant des éléments de preuve qui n'ont pu être contestés en raison du défaut de production.

[15]La demande est fondée sur l'argument selon lequel l'avocat de M. Fast ne pouvait pas vérifier convenablement la preuve d'identification par contre-interrogatoire en raison du défaut de production des photos utilisées pour l'étalement. Il importe de noter que la question n'est pas de savoir si le contre-interrogatoire a été rendu impossible. Le témoin était sous serment devant la commission et il était possible de le contre-interroger. L'avocat aurait pu contre-interroger le témoin et, ce faisant, il aurait peut-être bien ébranlé ou affaibli l'identification de M. Fast. Mais, s'il le faisait, il le faisait sans l'assistance des documents qui lui auraient permis de contre-interroger plus efficacement les témoins. S'il parvenait dans une certaine mesure à affaiblir l'identification, on aurait opposé à son argument d'exclusion de la preuve le fait qu'il n'avait subi aucun préjudice parce qu'il était en fait parvenu à atténuer la force de la preuve d'identification. Cette situation a fait en sorte que l'avocat était confronté à des choix fondamentalement injustes.

[16]Si le problème de divulgation s'était posé en cours d'instruction et non pendant les audiences de la commission, on allègue que le défendeur aurait eu le droit de demander un ajournement afin d'obtenir une divulgation adéquate. À la reprise de l'instruction, l'avocat aurait alors été en possession de la série de photos. Compte tenu du fait que ces problèmes sont survenus en Ukraine et que l'avocat du ministre n'était pas en possession de ces photos, il était impossible d'adopter cette ligne de conduite. Cette situation doit-elle maintenant avoir pour conséquence l'exclusion de la preuve?

[17]La question de la valeur de la preuve recueillie par commission rogatoire a été examinée dans l'arrêt R. v. Branco (1988), 41 C.C.C. (3d) 248 (C.A. Ont.), dans lequel on peut lire ce qui suit à la page 253:

[traduction] Il est incontestable que la preuve recueillie par commission rogatoire n'a pas d'incidence sur l'accusé tant qu'elle n'est pas présentée à son procès. La Couronne a le pouvoir discrétionnaire de décider si cette preuve doit être présentée ou non et, le cas échéant, à quelle étape elle le sera. L'utilisation de ce pouvoir discrétionnaire est l'exercice du droit que la Couronne possède de présenter sa preuve comme elle l'entend. Cependant, à mon avis, une fois cette preuve présentée, elle fait partie intégrante du procès. En cas d'allégations d'irrégularités dans l'administration de la preuve recueillie par commission rogatoire, ces irrégularités revêtent la même importance que si elles étaient survenues au procès.

[18]Puisqu'un ajournement était impossible en Ukraine et puisque le défendeur a droit à une réparation, l'avocat du défendeur conclut devant la Cour que la seule solution équitable consiste dans l'exclusion de la preuve, laquelle, dit-il, ne pouvait être vérifiée convenablement par contre-interrogatoire en raison de l'insuffisance de la production des documents.

[19]En fin de compte, ce qui importe, c'est l'équité envers le défendeur. Le défaut de divulgation du ministre a-t-il créé une situation dans laquelle l'équité ne peut être garantie que par l'exclusion de la preuve d'identification? J'estime devoir répondre par l'affirma-tive. J'en arrive à cette conclusion pour les motifs suivants:

- Avec l'engagement du ministre de divulguer les photos utilisées pour l'étalement, l'avocat de M. Fast avait le droit de présumer qu'il pourrait en disposer pour l'entrevue et le contre-interrogatoire des témoins.

- Aux prises avec une production de documents médiocre, l'avocat du défendeur se trouvait dans une position où d'autres arrangements pour l'entrevue et le contre-interrogatoire des témoins avec un étalement de photos différent pouvaient difficilement être réalisés.

- Même si l'avocat du défendeur avait encore la possibilité de contre-interroger les témoins relativement à l'identification de son client, ce faisant il risquait de renforcer la preuve d'identification alors qu'il se voyait privé de la meilleure occasion de l'affaiblir. Confronter l'avocat à ce choix était fondamentalement injuste.

- Même si la préférence générale des tribunaux est d'admettre une preuve dont la recevabilité est attaquée, pour ensuite apprécier sa valeur à la lumière des contestations faites, la preuve en l'état actuel n'a aucune valeur probante. Elle n'a pas été vérifiée par contre-interrogatoire et ce, pour des motifs que j'estime valables. Elle concerne l'identification d'une personne vue pour la dernière fois il y a environ 50 ans, une situation fondamentalement incertaine. Et les circonstances qui ont donné lieu à cette situation auraient pu être évitées.

[20]L'avocat du défendeur a demandé que la déposition complète des témoins Fomine, Koudine et Kopayevskaia soit exclue. Il ressort clairement de ce qui précède que la seule preuve touchée par la médiocrité de la production des documents est la preuve d'identification. Il n'y a aucune raison d'exclure d'autres éléments que la preuve d'identification. Par conséquent, la Cour ordonnera que la preuve recueillie par commission rogatoire soit admise comme si elle avait été entendue par la Cour, à l'exclusion de la preuve d'identification donnée par les témoins Fomine et Koudine. Les passages particuliers à exclure seront précisés lorsque la transcription sera devant la Cour.

[21]Des considérations quelque peu différentes s'appliquent à l'égard de la déposition du témoin Kopayevskaia, à qui on a montré une seule photo, au lieu de l'étalement complet. Cette photo a été produite devant la Cour et elle était disponible pour le contre-interrogatoire. Par conséquent, il pourrait être allégué que le défendeur n'a pas subi de préjudice relativement à la déposition de ce témoin, comparativement à celle des deux autres témoins. Par contre, la disponibilité des photos utilisées pour l'étalement aurait permis un contre-interrogatoire et une entrevue préparatoire des témoins plus efficaces. Le défendeur avait le droit de tirer parti de l'utilisation de ces documents avec tous les témoins de la preuve d'identification, et non seulement avec ceux à qui ils avaient été montrés. La preuve d'identification du témoin Kopayevskaia sera également exclue. Les passages particuliers de son témoignage à exclure de la transcription seront déterminés lorsque celle-ci sera devant la Cour.

[22]La dernière question concerne la preuve par ouï-dire donnée par le témoin Koudine qui a rapporté que des compagnons d'armes lui avaient dit, après la guerre, que Jacob Fast avait été le chef du SD à Zaporojie. Il s'agit manifestement d'une preuve par ouï-dire qui satisfait aux règles d'exclusion dont il était jadis grandement question dans les traités de droit de la preuve. L'admissibilité de la preuve par ouï-dire doit désormais être appréciée suivant une analyse fondée sur des principes, qui assujettit cette preuve aux critères de fiabilité et de nécessité. On prétend que cette preuve est admissible parce que les compagnons d'armes qui ont fait cette déclaration sont décédés ou incapables de témoigner, ce qui satisfait au critère de nécessité, et qu'ils n'avaient aucune raison de mentir au sujet de M. Fast, ce qui satisfait au critère de fiabilité.

[23]L'avocat de M. Fast fait remarquer que puisque nous ne savons qui étaient ces compagnons d'armes, nous ne pouvons dire s'ils sont décédés ou incapables de témoigner. Par contre, M. Koudine était disponible pour témoigner. Et, en ce qui a trait aux raisons de mentir, si nous ne savons pas qui sont ces compagnons d'armes, comment peut-on dire qu'ils n'en avaient aucune?

[24]L'analyse fondée sur des principes de l'admissibilité de la preuve par ouï-dire doit aborder de front le même problème pour lequel les anciennes règles d'exclusion avaient été élaborées. La preuve par ouï-dire est la présentation d'une déclaration extrajudiciaire comme preuve du contenu de la déclaration. Le problème qui se pose est que le témoin présent devant le tribunal donne en fin de compte le témoignage d'une personne qui n'est pas devant le tribunal et qui ne peut pas être contre-interrogée. Dans l'arrêt Khan précité, la question était de savoir si une mère devait être autorisée à témoigner concernant ce que sa fille lui avait dit à propos de faits qui étaient survenus en son absence dans le bureau du médecin accusé. Même si le témoignage avait été fourni par la mère, il était en fait celui de l'enfant. Les critères de fiabilité et de nécessité avaient été appliqués au témoignage de l'enfant de la manière suivante, à la page 542:

Les quatre critères de lord Pearce peuvent se ramener à deux exigences générales: la nécessité et la fiabilité. En l'espèce, la déclaration de l'enfant à sa mère satisfait à ces exigences générales ainsi qu'aux critères plus précis. Il y avait nécessité puisque, comme le juge du procès l'a conclu, les autres éléments de preuve de l'événement étaient inadmissibles. Pour reprendre les propos de lord Pearce, la situation comportait une difficulté d'obtenir d'autres éléments de preuve. Le témoignage comportait également des indices sérieux de fiabilité. T. [l'enfant] était désintéressée, en ce sens que sa déclaration ne servait pas son intérêt personnel. Elle a fait la déclaration avant même qu'il ne soit question de litige. Et il ne fait pas de doute qu'elle avait des moyens de connaissance particuliers de l'événement dont elle a fait part à sa mère.

[25]Dans l'application de l'analyse fondée sur des principes de la preuve par ouï-dire, il est donc essentiel que la personne dont la preuve est présentée par le témoin soit identifiable et que la nécessité et la fiabilité de la déclaration extrajudiciaire de cette personne soient établies. Lorsque la ou les personnes sont inconnues, il n'y a tout simplement pas d'assise pour une appréciation de la nécessité et de la fiabilité de la déclaration. Par conséquent, l'analyse fondée sur des principes de la règle du ouï-dire ne permettrait pas l'admission du témoignage des compagnons d'armes de M. Koudine par l'entremise du témoignage de ce dernier. Le passage à exclure sera précisé lorsque la transcription de la preuve recueillie par commission rogatoire sera présentée à la Cour.

ORDONNANCE

[26]La preuve recueillie par commission rogatoire à Zaporojie, en République d'Ukraine, sera versée au dossier de l'instruction de la présente affaire, à l'exclusion des passages en rapport avec l'identification de Jacob Fast par les témoins Fomine, Koudine et Kopayevskaia. Ces passages seront précisés lorsque la transcription de la preuve aura été obtenue.

1 Le masculin sera utilisé pour désigner le ministre, indépendamment du fait qu'une femme a occupé ce poste pendant une partie du temps qu'ont duré ces procédures.

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