[2002] 3 C.F. 91
T-97-99
2001 CFPI 1247
Michael Taylor (demandeur)
c.
Procureur général du Canada (défendeur)
et
Conseil canadien de la magistrature (intervenant)
Répertorié : Taylor c. Canada (Procureur général) (1re inst.)
Section de première instance, juge Blanchard—Toronto, 16 mai; Ottawa, 14 novembre 2001.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Certiorari — 1) Norme de contrôle — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle le président du Conseil canadien de la magistrature s’est contenté d’exprimer sa désapprobation de la conduite d’un juge sans prendre d’autres mesures — Suivant l’analyse pragmatique et fonctionnelle, la norme de contrôle applicable était celle de la décision « manifestement déraisonnable » — (i) La Loi sur les juges ne renferme pas une clause privative, mais le fait que la Loi ne prévoit aucune procédure d’appel indique que le législateur voulait que la décision relève exclusivement et d’une façon définitive du Conseil — (ii) L’expérience que chaque juge apporte au Conseil est unique — Le Conseil est le seul organisme autorisé, en vertu de la loi, à mener des enquêtes sur la conduite des juges des cours supérieures et à faire des recommandations susceptibles d’entraîner la révocation d’un juge — Il a démontré avoir l’expérience voulue pour examiner les questions de conduite judiciaire — Son expertise unique et spécialisée milite en faveur d’un degré élevé de retenue — (iii) Il convient de faire preuve de retenue lorsqu’une loi exige qu’un tribunal exerce une fonction spécialisée ou une fonction d’expert, apprécie une série complexe de demandes contradictoires, joue un rôle protecteur vis-à-vis du public et joue un rôle en matière d’établissement des politiques — Le président doit examiner un grand nombre d’intérêts entremêlés et interdépendants et de facteurs exigeant l’application d’une expertise que seuls les membres du Conseil possèdent—Il devait apprécier divers facteurs contradictoires découlant des principes fondamentaux de la justice naturelle, de l’équité, de la protection de l’intérêt public et de l’indépendance judiciaire—Il faut faire preuve de retenue dans le cadre de l’examen de la décision — (iv) Le président devait régler une question de fait et de droit — La prémisse justifiant un degré moins élevé de retenue à l’égard des questions de droit ne s’appliquait pas car le président et les membres du Conseil ont acquis une connaissance des questions de droit — Le président doit appliquer sa connaissance du droit et l’expertise unique qu’il possède à titre de juge en chef à une question de fait et de droit qui comporte un examen d’un certain nombre de questions polycentriques — Le tribunal d’examen doit faire preuve d’énormément de retenue lorsqu’il examine la décision du président — 2) Il n’existe aucune obligation d’équité envers le plaignant puisque celui-ci ne satisfait à aucun des critères énoncés dans l’arrêt Knight c. Indian Head School Division No. 19, c.-à-d., l’existence de fonctions d’enquête plutôt que décisionnelles; une participation minimale du plaignant, qui a uniquement le droit de déposer une plainte et d’être informé; la décision du président n’influe pas sur les droits du plaignant—Néanmoins, cette obligation d’équité a été respectée à la lumière de l’application des cinq facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) — 3) Le président n’a pas effectué un réexamen irrégulier ou n’a pas procédé à un « appel » irrégulier de la décision qu’il avait prise — Son action n’a suscité aucune crainte raisonnable de partialité.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Mandamus — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle le président du Conseil canadien de la magistrature s’est contenté d’exprimer sa désapprobation de la conduite d’un juge sans prendre d’autres mesures — Le demandeur sollicitait une ordonnance enjoignant au président de mener une enquête complète sur la plainte contre le juge — La Loi sur les juges, son règlement d’application et les règlements administratifs du Conseil ne prévoient pas la tenue d’une enquête formelle obligatoire à la demande du plaignant — Comme il n’existe aucune obligation publique de la part du Conseil ou du président de mener une enquête complète à la demande du plaignant, aucune ordonnance de mandamus ne peut être rendue.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle le président du Conseil canadien de la magistrature s’est contenté d’exprimer sa désapprobation de la conduite d’un juge sans prendre d’autres mesures — Le demandeur s’est fondé sur l’arrêt Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor) pour soutenir que le Conseil, en fermant les yeux sur les actions du juge (l’interdiction pour les hommes de porter un chapeau), avait violé par délégation les droits qui lui sont reconnus par la Charte — L’arrêt Robichaud étaye la thèse selon laquelle en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, l’employeur peut être tenu responsable par délégation à l’égard des actes d’un employé — Le Conseil n’est pas l’employeur du juge et il n’exerçait sur le juge aucun contrôle susceptible de déclencher une responsabilité du fait d’autrui à l’égard des actions de ce dernier — L’indépendance des juges est un principe constitutionnel fondamental — Les actes et remarques d’un juge n’engagent pas la responsabilité du Conseil — La preuve n’étaye pas la prétention que le président a fermé les yeux sur les actions du juge.
Juges et tribunaux — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle le président du Conseil canadien de la magistrature s’est contenté d’exprimer sa désapprobation de la conduite d’un juge sans prendre d’autres mesures — Les règlements du Conseil permettent expressément au président d’exprimer sa désapprobation à l’égard de la conduite d’un juge lorsqu’il ferme le dossier de plainte s’il conclut que la conduite reprochée n’est pas suffisamment grave pour justifier la révocation du juge et si le juge en cause reconnaît que sa conduite était déplacée ou répréhensible — Le président a respecté l’esprit et la lettre des règlements administratifs à tous les égards — Aucun élément en fait ou en droit à l’appui de l’allégation contraire — Le président pouvait avec raison prendre la décision qu’il a prise et il a exercé son pouvoir discrétionnaire dans les limites de ses attributions — L’argument selon lequel le Conseil était responsable par délégation de la conduite du juge a été rejeté — Le Conseil n’est pas l’employeur du juge et il n’exerçait aucun contrôle à l’égard de sa conduite — Selon un principe constitutionnel fondamental, les juges sont indépendants, même d’autres juges.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le président du Conseil canadien de la magistrature a exprimé de la désapprobation à l’égard de la conduite du juge Whealy, de la Cour supérieure de l’Ontario, mais n’a pas considéré cette conduite suffisamment grave pour justifier la prise d’autres mesures. Lorsqu’il présidait le procès criminel d’un militant canadien-africain, le juge Whealy a rendu une ordonnance interdisant l’admission dans la salle d’audience des hommes qui portaient un chapeau. Le demandeur, un musulman qui porte un couvre-chef à cause de ses croyances et pratiques religieuses, n’a donc pas pu assister au procès. Lorsque le demandeur a porté plainte au sujet de la conduite du juge Whealy, le Conseil a initialement décidé qu’il ne prendrait aucune mesure. Le Conseil a par la suite refusé de réexaminer cette décision, mais il a ajouté que si la Cour d’appel de l’Ontario faisait des commentaires négatifs à l’égard de la conduite, il pouvait déterminer si celle-ci relevait de sa compétence pour recommander la révocation. Dans sa décision sur l’appel interjeté au criminel par le militant, la Cour d’appel a indiqué que le juge du procès avait commis une erreur en excluant certains membres du public de la salle d’audience, mais elle a conclu qu’il n’était pas nécessaire de déterminer si ce moyen d’appel établissait l’existence d’une erreur susceptible de révision. Le Conseil a alors réexaminé la plainte et a reçu des observations de la part du juge Whealy. Le président a fait savoir au juge Whealy qu’il n’approuvait pas sa conduite, mais il ne la considérait pas comme suffisamment grave pour justifier une recommandation visant la révocation.
Les questions soulevées dans cette demande de contrôle judiciaire étaient les suivantes : 1) Quelle est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à une décision du président du Conseil canadien de la magistrature? 2) Le refus du Conseil de mener une enquête sur la conduite du juge Whealy a-t-il eu pour effet de dénier au demandeur le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, en violation du paragraphe 15(1) de la Charte?; 3) Le président a-t-il agi en violation de la Loi sur les juges et des règlements administratifs applicables du Conseil en se contentant d’exprimer sa désapprobation au sujet de la conduite du juge Whealy et en refusant d’enquêter pleinement et de renvoyer l’affaire à un tribunal pour enquête? 4) Le président avait-il une obligation d’équité envers le demandeur et, dans l’affirmative, a-t-il manqué à cette obligation? 5) Le refus du président d’enquêter sur la plainte initiale a-t-il suscité une crainte raisonnable de partialité l’empêchant de statuer sur la plainte? et 6) Une ordonnance de mandamus peut-elle être rendue à l’encontre du Conseil ou du président en vue d’enjoindre au Conseil de mener une enquête complète sur la plainte?
Arrêt : la demande est rejetée.
1) La question de la norme de contrôle était fondée sur l’analyse pragmatique et fonctionnelle, qui vise à permettre de déterminer l’intention du législateur et la nature de la question dont le tribunal est saisi. Il faut apprécier les quatre facteurs suivants : (i) l’existence d’une clause privative; (ii) le degré d’expertise du tribunal; (iii) l’objet de la Loi dans son ensemble et de la disposition en cause; et (iv) la nature du problème.
(i) La Loi sur les juges ne renferme pas une clause privative intégrale et ne traite pas directement de la norme de contrôle à appliquer, mais le fait que la Loi ne prévoit aucune procédure d’appel indique que le législateur voulait que la décision de « faire une recommandation » au sujet de la révocation d’un juge relève exclusivement et d’une façon définitive du Conseil.
(ii) Le Conseil est composé du Juge en chef du Canada; des juges en chef, juges en chef associés et juges en chef adjoints des juridictions supérieures ou de leurs sections ou chambres; des juges principaux des cours suprêmes du territoire du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest, du juge en chef de la Cour d’appel de la cour martiale du Canada; et des juge en chef et juge en chef adjoint de la Cour canadienne de l’impôt. Le président est un juge en chef. Les juges en chef assument le rôle de juge, d’administrateur judiciaire, de chef de l’appareil judiciaire de la cour concernée et de représentant du public. Le Conseil a pour mission d’améliorer le fonctionnement des tribunaux au Canada ainsi que la qualité de leurs services judiciaires et de favoriser l’uniformité dans l’administration de la justice devant ces tribunaux. L’expertise spécialisée du président et des membres du Conseil découle de leur connaissance du droit et de l’expérience qu’ils ont acquise en siégeant à titre de juges de cours supérieures ainsi que de leur expérience à titre de juges en chef des cours respectives et de la compétence expressément conférée au Conseil par la Loi sur les juges sur les questions de conduite judiciaire. L’expérience que chaque juge en chef apporte au Conseil est unique et résulte du fait que ce juge examine de nombreux cas individuels en ce qui concerne les juges et l’administration des tribunaux dans son ressort. Ces juges principaux sont les seuls qui sont autorisés, en vertu de la loi, à mener des enquêtes sur la conduite des juges des cours supérieures ou de la Cour canadienne de l’impôt et à faire des recommandations susceptibles d’entraîner la révocation d’un juge. Le fait que le Conseil examine de nombreuses plaintes chaque année a démontré qu’il a l’expérience voulue pour examiner les questions de conduite judiciaire. Un juge qui n’est pas membre du Conseil et qui ne fait pas face à pareilles questions ne peut pas acquérir une telle expérience. L’expertise unique et spécialisée requise du président et des membres du Conseil milite en faveur d’un degré élevé de retenue de la part du tribunal chargé d’examiner les décisions de son fondé de pouvoir, à savoir le président.
(iii) L’objet de la loi et l’expertise se confondent souvent. Il convient de faire preuve de retenue lorsqu’une loi exige qu’un tribunal exerce une fonction spécialisée ou une fonction d’expert, apprécie une série complexe de demandes et d’intérêts contradictoires, joue un rôle protecteur vis-à-vis du public et joue un rôle en matière d’établissement des politiques. Le président devait apprécier divers facteurs contradictoires découlant des principes fondamentaux de la justice naturelle, de l’équité, de la protection de l’intérêt public et de l’indépendance judiciaire, y compris l’accessibilité du public aux tribunaux, la nécessité de maintenir l’ordre dans la salle d’audience, la bonne administration de la justice, la nécessité de confirmer et de reconnaître la pluralité religieuse et la nécessité de faire preuve de sensibilité à l’égard des droits des groupes minoritaires. Le cadre légal et la structure administrative que le président devait respecter indiquaient qu’il fallait faire preuve de retenue dans le cadre de l’examen de la décision de ce dernier.
(iv) Le président devait régler une question de fait et de droit. Il devait faire enquête sur les faits et appliquer aux conclusions de fait en résultant les principes de déontologie et de droit. La prémisse justifiant un degré moins élevé de retenue à l’égard des questions de droit ne s’appliquait pas. Selon le raisonnement qui a été fait à ce sujet, le juge des faits n’a peut-être pas acquis une connaissance particulière des questions de droit. Le président et les membres du Conseil ont acquis une connaissance des questions de droit. Afin de donner plein effet à la procédure administrative prévue par la Loi sur les juges, le tribunal d’examen doit faire preuve d’énormément de retenue lorsqu’il examine la décision du président. La Cour ne devrait intervenir que si l’appréciation effectuée était clairement erronée ou sérieusement inéquitable.
La norme de contrôle qui s’applique à la décision du président est celle de la décision manifestement déraisonnable.
2) Le demandeur a affirmé qu’en fermant les yeux sur la conduite du juge Whealy, le Conseil avait violé par délégation les droits qui lui sont reconnus par la Charte. Le Conseil n’est pas l’employeur du juge Whealy et il n’exerçait sur le juge aucun contrôle susceptible de déclencher une responsabilité du fait d’autrui à l’égard des actions de ce dernier. Selon un principe constitutionnel fondamental, les juges sont et doivent être à l’abri de toute influence, qu’elle soit exercée par le gouvernement, par une autre personne, par des intérêts personnels ou même par d’autres juges. Les actes et remarques d’un juge ne peuvent donc pas engager la responsabilité du Conseil. Le Conseil n’était pas responsable par délégation de la conduite du juge. De plus, la preuve n’étayait pas la prétention que le président a fermé les yeux sur les actions du juge Whealy. Le président a exercé son pouvoir indépendamment de toute influence de la part du juge Whealy ou de toute autre personne et il a exercé ses fonctions telles qu’elles étaient prévues par la Loi sur les juges et par les règlements administratifs.
Le Conseil et le président sont tenus d’exercer leur pouvoir discrétionnaire conformément à la Charte, mais il n’y a rien en droit ou dans la législation applicable qui puisse étayer la prétention que le président était obligé de mener une enquête, de conclure que le juge Whealy avait violé la Charte et d’ordonner la tenue d’une enquête formelle en vertu de l’article 63 de la Loi sur les juges.
Le demandeur n’a pas été privé des droits qui lui sont reconnus aux articles 2, 15 ou 27 de la Charte.
3) Les règlements du Conseil permettent expressément au président d’exprimer sa désapprobation à l’égard de la conduite d’un juge lorsqu’il ferme le dossier de plainte s’il conclut que la conduite reprochée n’est pas suffisamment grave pour justifier la révocation du juge et si le juge en cause reconnaît que sa conduite était déplacée ou répréhensible. Le président a respecté l’esprit et la lettre des règlements administratifs à tous les égards et le demandeur n’a fourni aucun élément en fait ou en droit à l’appui de l’allégation contraire qu’il avait faite.
4) Il faut examiner trois facteurs en déterminant si une obligation d’équité existe : la nature de la décision qui doit être rendue par l’organisme administratif en question; la relation existant entre cet organisme et le particulier; et l’effet de cette décision sur les droits du particulier. Le président a des pouvoirs d’enquête. La Loi sur les juges ne confère aucune fonction décisionnelle au Conseil ou à ses comités. La procédure prévue par la Loi sur les juges à l’égard des plaintes ne vise pas à disposer des plaintes; il s’agit plutôt d’une procédure d’enquête sur les plaintes, destinée à permettre de déterminer si la conduite d’un juge justifie une recommandation visant sa révocation. Une participation minimale de la part du plaignant est envisagée. Le plaignant a le droit de déposer une plainte et d’être informé. Aucune recommandation du président et du Conseil ne peut influer sur les droits du plaignant. L’équité procédurale n’exige pas que l’on donne au plaignant une possibilité plus ample de se faire entendre. Comme aucun des trois critères n’a été respecté, il n’existait aucune obligation d’équité.
Même s’il existait une obligation d’équité, le contenu de l’obligation a été satisfait. La procédure suivie par le Conseil permettait au plaignant de lui soumettre toute accusation d’inconduite ainsi que des éléments de preuve à l’appui de l’accusation. Le plaignant a écrit au Conseil à au moins trois reprises en vue de faire valoir ses arguments au sujet de la plainte, et le Conseil a reçu et examiné ces arguments.
5) Le président n’a pas effectué un réexamen irrégulier ou n’a pas procédé à un « appel » irrégulier de la décision qu’il avait prise et, par conséquent, son action n’a suscité aucune crainte raisonnable de partialité. Après avoir initialement fermé le dossier, le président a fait savoir par lettre au plaignant que le Conseil était prêt à réexaminer sa position si la Cour d’appel de l’Ontario faisait des remarques défavorables au sujet de la conduite du juge Whealy. En fin de compte, le président a fermé le dossier en exprimant sa désapprobation, revenant essentiellement sur sa position initiale et démontrant une certaine ouverture d’esprit plutôt que de la partialité. Le président a toujours eu l’esprit ouvert et s’est toujours montré impartial et c’est ainsi qu’une personne bien renseignée étudiant l’affaire d’une façon raisonnable envisagerait la situation.
6) Afin d’obtenir l’ordonnance de mandamus, le demandeur doit établir que le Conseil ou le président avait une obligation publique d’agir, et qu’il avait une telle obligation à son égard. La Loi sur les juges, son règlement d’application et les règlements administratifs du Conseil ne prévoient pas la tenue d’une enquête formelle obligatoire à la demande du plaignant. En vertu des règlements administratifs du Conseil, le plaignant a le droit de faire examiner sa plainte par écrit et d’être avisé de la décision. Il n’existe aucune obligation publique de la part du Conseil ou du président de mener une enquête complète à la demande du plaignant. Aucune ordonnance de mandamus ne peut être rendue.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. 1985, appendice II, no 44], art. 2, 15, 27.
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 41(1)c) (mod. par L.C. 1995, ch. 44, art. 49).
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 99.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).
Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, art. 59 (mod. par L.C. 1996, ch. 30, art. 6; 1999, ch. 3, art. 77), 61(3), 63 (mod. par L.C. 1992, ch. 51, art. 27), 65 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 27, art. 5), 71.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; (1998), 160 D.L.R. (4th) 193; 11 Admin. L.R. (3d) 1; 43 Imm. L.R. (2d) 117; 226 N.R. 201; motifs modifiés [1998] 1 R.C.S. 1222; (1998), 11 Admin. L.R. (3d) 130; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; (1997), 144 D.L.R. (4th) 1; 50 Admin. L.R. (2d) 199; 71 C.P.R. (3d) 417; 209 N.R. 20; U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048; (1988), 35 Admin. L.R. 153; 89 CLLC 14,045; 95 N.R. 161; 24 Q.A.C. 244; Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557; (1994), 114 D.L.R. (4th) 385; [1994] 7 W.W.R. 1; 92 B.C.L.R. (2d) 145; 22 Admin. L.R. (2d) 1; 14 B.L.R. (2d) 217; 4 C.C.L.S. 117; Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267; (1995), 130 D.L.R. (4th) 1; 35 Admin. L.R. (2d) 1; 33 C.R.R. (2d) 269; 190 N.R. 1; Therrien (Re), [2001] 2 R.C.S. 3; (2001), 30 Admin. L.R. (3d) 171; 155 C.C.C. (3d) 1; 43 C.R. (5th) 1; 270 N.R. 1; Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653; (1990), 69 D.L.R. (4th) 489; [1990] 3 W.W.R. 289; 83 Sask. R. 81; 43 Admin. L.R. 157; 30 C.C.E.L. 237; 90 CLLC 14,010; 106 N.R. 17; Gratton c. Conseil canadien de la magistrature, [1994] 2 C.F. 769; (1994), 115 D.L.R. (4th) 81; 78 F.T.R. 214 (1re inst.); Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; (1999), 174 D.L.R. (4th) 193; 14 Admin. L.R. (3d) 173; 1 Imm. L.R. (3d) 1; 243 N.R. 22; Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; (1976), 68 D.L.R. (3d) 716; 9 N.R. 115; Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170; (1990), 75 D.L.R. (4th) 385; [1991] 2 W.W.R. 145; 2 M.P.L.R. (2d) 217; 69 Man.R. (2d) 134; 46 Admin. L.R. 161; 116 N.R. 46.
distinction faite d’avec :
Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84; (1987), 40 D.L.R. (4th) 577; 8 C.H.R.R. D/4326; 87 CLLC 17,025; 75 N.R. 303.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
R. v. Laws (1998), 41 O.R. (3d) 499; 165 D.L.R. (4th) 301; 128 C.C.C. (3d) 516; 18 C.R. (5th) 257 (C.A.); Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554; (1993), 100 D.L.R. (4th) 658; 13 Admin. L.R. (2d) 1; 46 C.C.E.L. 1; 17 C.H.R.R. D/349; 93 CLLC 17,006; 149 N.R. 1.
décisions mentionnées :
Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673; (1985), 52 O.R. (2d) 779; 24 D.L.R. (4th) 161; 23 C.C.C. (3d) 193; 49 C.R. (3d) 97; 19 C.R.R. 354; 37 M.V.R. 9; 64 N.R. 1; 14 O.A.C. 79; Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56; (1986), 30 D.L.R. (4th) 481; 26 C.R.R. 59; 70 N.R. 1; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; (1989), 59 D.L.R. (4th) 416; 26 C.C.E.L. 85; 89 CLLC 14,031; 40 C.R.R. 100; 93 N.R. 183.
DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision du président du Conseil canadien de la magistrature, qui a exprimé sa désapprobation à l’égard de la conduite d’un juge de la Cour supérieure de l’Ontario, mais qui n’a pas considéré cette conduite suffisamment grave pour prendre toute autre mesure. Demande rejetée.
ONT COMPARU :
P. Rosenthal et Marie E. L. Chen pour le demandeur.
Michael H. Morris et Richard A. Kramer pour le défendeur.
Nancy K. Brooks et Gordon K. Cameron pour l’intervenant.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
P. Rosenthal, Centre for Research-Action on Race Relations, Toronto, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Blake, Cassels & Graydon, Ottawa, pour l’intervenant.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et l’ordonnance rendus par
[1] Le juge Blanchard : Michael Taylor est un musulman qui affirme être chef spirituel au sein de la collectivité canadienne africaine. Il porte un couvre-chef connu sous le nom de « kufi » à cause de ses croyances et pratiques religieuses. Le juge Whealy, de la Cour supérieure de l’Ontario, présidait le procès de Dudley Laws, un dirigeant bien connu de la collectivité canadienne africaine. Le 23 novembre 1993, le juge Whealy a rendu une ordonnance portant que les hommes qui portaient un chapeau ne pouvaient pas être admis dans la salle d’audience; Michael Taylor n’a donc pas pu assister au procès de M. Laws. Le juge Whealy a maintenu sa position même après que M. Taylor lui eut présenté un affidavit dans lequel il déclarait porter un « kufi » en accord avec ses pratiques religieuses.
[2] M. Taylor s’est en fin de compte plaint de la conduite du juge Whealy auprès du Conseil canadien de la magistrature (le Conseil). La plainte a été reçue et examinée par le président du Comité sur la conduite judiciaire (le président) qui a conclu, le 9 décembre 1998, qu’il était justifié d’exprimer de la désapprobation à l’égard de la conduite reprochée, mais non de mener une enquête formelle ou de prendre une autre mesure.
[3] Le demandeur Michael Taylor sollicite le contrôle judiciaire de la décision que le président du Conseil a prise le 9 décembre 1998.
Les faits
[4] En présidant le procès criminel de l’activiste canadien africain Dudley Laws le 15 novembre 1993, le juge Whealy a remarqué que certaines personnes portaient un chapeau dans la salle d’audience; il a ordonné à ces personnes d’enlever leur chapeau ou de quitter la salle. Il a fait les déclarations et affirmations suivantes :
[traduction] Les vêtements qui peuvent normalement être portés à l’école devraient constituer la norme. Toutefois, les hommes doivent avoir la tête nue; quant aux femmes, si elles portent une coiffure, cette dernière ne doit pas être extravagante ou gêner les autres membres du public.
Les hommes doivent avoir la tête nue—le fait de se découvrir la tête en tant que marque particulière de respect est une tradition honorée par plus de 90 p. 100 de la population canadienne.
[…]
Certains couvre-chefs sont facilement reconnaissables par leur forme, leur couleur ou leur style, et ils indiquent que la personne qui les porte est membre d’une race, culture, communauté nationale ou religieuse qui est bien établie et reconnue; il s’agit de ces communautés qui sont clairement couvertes par la Charte. Il ne me vient pas à l’esprit qu’aucune de ces communautés aurait adopté un couvre-chef qui n’a pas l’aspect digne et uniforme que je viens de mentionner. Même parmi ces communautés, les couvre-chefs ne seront permis en présence du tribunal que s’il s’agit d’une marque de foi exigée par une communauté religieuse bien établie et reconnue.
[5] Le 22 novembre 1993, pendant que le demandeur assistait au procès à titre de spectateur, un officier de la Cour s’est approché de celui-ci et lui a fait savoir que le juge Whealy n’autorisait pas le port d’un chapeau dans la salle d’audience. Le demandeur a informé l’officier qu’il était musulman et que le port du « kufi » faisait partie de ses pratiques religieuses. L’officier a dit au demandeur qu’il n’y avait pas d’exceptions et qu’il devait enlever son couvre-chef ou quitter la salle. Le demandeur a quitté la salle d’audience.
[6] Le même jour, le juge Whealy a examiné une requête que l’avocat de M. Laws avait présentée en vue d’obtenir une ordonnance autorisant toute personne qui portait un couvre-chef pour des raisons religieuses à porter pareil couvre-chef pendant le procès. Dans sa décision, le juge Whealy a fixé le protocole vestimentaire à respecter, en indiquant notamment que [traduction] « les hommes doivent avoir la tête nue; quant aux femmes, si elles portent une coiffure, cette dernière ne doit pas être extravagante ou gêner les autres membres du public ». Il a ensuite énoncé les circonstances dans lesquelles une personne pouvait porter un couvre-chef pour des raisons religieuses dans la salle d’audience.
[7] Le 10 décembre 1993, le demandeur a signé un affidavit dans lequel il expliquait les motifs religieux pour lesquels il portait son couvre-chef à l’appui d’une deuxième requête présentée devant le juge Whealy visant à lui permettre d’assister au procès de M. Laws. En rejetant cette demande, le juge Whealy a énoncé à peu près les mêmes motifs que ceux qu’ils avaient fournis dans sa décision antérieure. À la suite du procès, M. Laws a en fin de compte été déclaré coupable de la plupart des infractions dont il avait été accusé. Un appel a été interjeté devant la Cour d’appel de l’Ontario.
[8] Le demandeur s’est plaint de la conduite du juge Whealy au procès auprès de la Commission ontarienne des droits de la personne, qui a conclu qu’elle ne pouvait pas enquêter sur la plainte étant donné que sa compétence se rapportait à des questions provinciales et que les juges de la Division générale de la Cour de l’Ontario (maintenant juges de la Cour supérieure) étaient nommés par le gouvernement fédéral. La Commission ontarienne des droits de la personne a donc conclu qu’elle n’avait pas compétence pour mener une enquête.
[9] Le demandeur s’est ensuite plaint de la conduite du juge Whealy devant le Conseil et devant la Commission canadienne des droits de la personne. La Commission canadienne des droits de la personne a conclu que l’alinéa 41(1)c) [mod. par L.C. 1995, ch. 44, art. 49] de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, l’empêchait de statuer sur la plainte du demandeur. Cette conclusion a été confirmée par les sections de première instance et d’appel de la Cour fédérale. Initialement, le Conseil a informé le demandeur qu’il ne prendrait pas de mesures à l’égard de la plainte; de son côté, la directrice exécutive a déclaré ce qui suit dans une lettre en date du 28 décembre 1994 :
[traduction] […] le Conseil canadien de la magistrature n’est pas un tribunal qui peut examiner les décisions prises par les juges dans le cadre de poursuites judiciaires. Ces décisions peuvent uniquement être contestées au moyen d’un appel devant la Cour d’appel, appel qui, selon vous, est déjà en cours.
En outre, il est évident que le juge Whealy a pris les mesures qu’il considérait nécessaires pour assurer le maintien de l’ordre dans la salle d’audience. La question de savoir s’il était autorisé à prendre les décisions en cause a donné lieu à une requête de fond qui mettait en cause des droits qui ne peuvent faire l’objet d’un examen ou d’une décision du Conseil. De toute évidence, on ne saurait critiquer le juge Whealy pour avoir pris ces décisions s’il était légalement autorisé à les prendre; ces questions devraient être examinées par la Cour d’appel.
Par conséquent, le juge en chef McEachern m’a demandé de vous informer que, pour ces motifs, le Conseil ne prendra pas de mesures à l’égard de votre plainte.
[10] Le 6 janvier 1995, Me Rosenthal, avocat du demandeur, a demandé au Conseil de réexaminer la décision qu’il avait prise de ne pas prendre de mesures. Le Conseil a refusé de le faire en déclarant que [traduction] « [l]e Conseil est autorisé à examiner, au besoin, la conduite d’un juge dans la salle d’audience, mais les décisions prises par des juges lorsqu’ils agissent indépendamment dans le cadre de leurs fonctions judiciaires sont du ressort des cours d’appel ». Le Conseil a ajouté ce qui suit : [traduction] « Si la Cour d’appel devait faire des commentaires négatifs quant à la conduite d’un juge, le Conseil pourrait bien se demander si cette conduite était d’une nature telle qu’elle serait de sa compétence, le Conseil devait, comme vous le savez, déterminer s’il convient de faire une recommandation aux fins de la révocation du juge. »
[11] Le 9 septembre 1998, la Cour d’appel de l’Ontario (R. v. Laws (1998), 41 O.R. (3d) 499) a rendu sa décision dans l’appel interjeté au criminel par Dudley Laws. Selon un moyen d’appel invoqué par M. Laws devant la Cour d’appel, la décision du juge Whealy qui avait entraîné l’exclusion de la salle d’audience de membres du public de sexe masculin avait peut-être privé l’appelant d’une audience publique. Dans ses motifs, la Cour a fait les observations suivantes (aux pages 508 et 509) :
[traduction] Rien ne permettait au juge du procès de faire une distinction entre les exigences d’une religion particulière et celles d’une pratique religieuse donnée. La liberté de religion prévue à la Charte s’étend certainement au-delà d’une doctrine obligatoire.
Le juge du procès a en outre commis une erreur en laissant entendre que seules certaines collectivités sont clairement visées par la Charte. La protection fournie par la Charte s’applique non seulement aux grandes religions connues, mais aussi à toute personne et à toute collectivité religieuse.
[…]
À notre avis, les décisions du juge du procès en ce qui concerne les couvre-chefs ne privaient pas l’appelant d’un procès public. Toutefois, par ses décisions, le juge du procès a peut-être bien donné par inadvertance l’impression qu’il se montrait insensible aux droits des groupes minoritaires.
[…]
Nous sommes donc d’avis que le juge du procès a commis une erreur en excluant certains membres du public de la salle d’audience et que la chose peut bien avoir créé une ambiance telle qu’il semblait que le procès n’était pas équitable. Toutefois, étant donné que nous statuons sur le présent appel en nous fondant sur des motifs liés à l’écoute électronique autorisée, question sur laquelle nous reviendrons, nous estimons qu’il n’est pas nécessaire d’arriver à une conclusion au sujet de la question de savoir si le moyen d’appel qui est ici examiné est suffisant en soi pour établir l’existence d’une erreur susceptible de révision.
[12] Étant donné que la Cour d’appel a fait des remarques défavorables au sujet de la conduite du juge Whealy et puisque le Conseil avait déjà dit que pareille remarque avait peut-être pour effet de déclencher sa compétence, le demandeur a écrit au Conseil et lui a demandé de réexaminer la plainte. Le Conseil a procédé au réexamen de la plainte et a demandé au juge Whealy de lui faire part de ses commentaires.
[13] Le 5 novembre 1998, le juge Whealy a répondu comme suit aux allégations dans une lettre adressée au Conseil :
[traduction] Au mois d’octobre 1998, la Cour d’appel de l’Ontario a entendu un appel interjeté par l’accusé, M. Laws. L’un des moyens d’appel était fondé sur le fait que M. Taylor avait été exclu de la salle d’audience au cours du procès. La Cour d’appel a ordonné la tenue d’un nouveau procès en se fondant sur d’autres motifs. Puisque je dois accepter la décision de la Cour d’appel, j’ai commis une erreur en excluant M. Taylor.
Je regrette sincèrement d’avoir pu donner l’impression que j’étais insensible aux droits des groupes minoritaires. Ce n’est pas le cas et cela n’a jamais été mon intention.
[14] Le 9 décembre 1998, le président a écrit au juge Whealy et lui a fait savoir qu’il n’approuvait pas sa conduite, mais qu’il ne considérait pas cette conduite comme suffisamment sérieuse pour justifier une recommandation visant la révocation ou quelque autre mesure de la part du Conseil. Le président a dit ce qui suit :
[traduction] Je retiens l’avis exprimé par la Cour d’appel, à savoir que par vos décisions vous avez peut-être par inadvertance donné l’impression que vous étiez insensible aux droits des groupes minoritaires, même si ce n’était pas votre intention. Je dois donc conclure qu’il n’était pas approprié de vous exprimer ainsi dans pareilles décisions. Je tiens donc à exprimer ma désapprobation.
[15] Le même jour, la directrice exécutive a écrit à l’avocat du demandeur, Me Rosenthal, qui avait porté plainte, pour l’informer que le président avait décidé d’exprimer sa désapprobation au sujet de la conduite du juge Whealy. La lettre était ainsi libellée :
[traduction] Le juge en chef McEachern a donc exprimé sa désapprobation au sujet des remarques que le juge Whealy avait faites. Le juge en chef McEachern fait savoir que même si la conduite reprochée justifie l’expression de sa désapprobation, cette conduite n’est pas suffisamment sérieuse pour justifier quelque autre mesure de la part du Conseil.
[16] Au mois de janvier 1999, au moyen d’un avis de demande de contrôle judiciaire présenté conformément à l’article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, M. Taylor demande à la Cour d’examiner la décision du président du Conseil telle qu’elle a été communiquée dans la lettre de la directrice exécutive en date du 9 décembre 1998.
Les points litigieux
[17] Dans sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur a soulevé les six questions ci-après énoncées :
1) Quelle est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à une décision du président du Conseil?
2) Le refus du Conseil de mener une enquête sur la conduite du juge Whealy a-t-il pour effet de dénier au demandeur le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, en violation du paragraphe 15(1) de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]?
3) Le président a-t-il agi en violation de la Loi sur les juges [L.R.C. (1985), ch. J-1] et des règlements administratifs applicables du Conseil en exprimant sa désapprobation au sujet de la conduite du juge Whealy et en refusant d’enquêter pleinement et de renvoyer l’affaire à un tribunal pour enquête?
4) Le président avait-il une obligation d’équité envers le demandeur et, dans l’affirmative, a-t-il manqué à cette obligation?
5) Les actions du président, lorsqu’il a refusé d’enquêter sur la plainte initiale, suscitent-elles une crainte raisonnable de partialité l’empêchant de statuer sur la plainte?
6) Une ordonnance de mandamus peut-elle être rendue à l’encontre du Conseil ou du président, en vue d’enjoindre au Conseil de mener une enquête complète sur la plainte dont le juge Whealy a fait l’objet?
La norme de contrôle
1) Quelle est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à une décision du président du Conseil?
[18] La décision ici en cause est celle du « président » du comité judiciaire du Conseil canadien de la magistrature agissant en vertu de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, et de ses règlements administratifs. Il est utile d’examiner les dispositions de la Loi sur les juges et les règlements du Conseil qui autorisent le président à examiner les plaintes.
[19] Le paragraphe 61(3) de la Loi sur les juges prévoit que le Conseil, peut, par règlement administratif, régir la constitution de comités ainsi que la délégation de pouvoirs à ceux-ci. Cette disposition prévoit également que le Conseil peut, par règlement administratif, régir la procédure relative aux enquêtes visées à l’article 63 [mod. par L.C. 1992, ch. 51, art. 27] de la Loi. Le paragraphe 63(2) de la Loi prévoit que « [1] e Conseil peut en outre enquêter sur toute plainte ou accusation relative à un juge d’une juridiction supérieure ou de la Cour canadienne de l’impôt ». Les règlements administratifs les plus récents du Conseil ont été approuvés par celui-ci; ils ont pris effet le 1er avril 1998. Le règlement 26 prévoit la création de comités permanents et, entre autres, du comité permanent sur la conduite des juges. La partie 2 desdits règlements traite des plaintes; le règlement 41(1) prévoit que le président du comité sur la conduite des juges exerce les fonctions visées par la partie 2 des règlements à l’égard des plaintes portées contre les juges. Nous reviendrons ci-dessous dans ces motifs sur certaines dispositions de la partie 2 des règlements lorsqu’il sera question de la décision du président.
[20] La question de la norme de contrôle qui s’applique à la décision du président est fondée sur l’« analyse pragmatique et fonctionnelle » élaborée par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Bibeault [U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1998] 2 R.C.S. 1048] et Southam [Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748], ci-dessous, analyse que le juge Bastarache a énoncée plus récemment dans l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982. Au paragraphe 27 de ses motifs, le juge Bastarache examine l’historique récent des décisions de la Cour suprême qui ont mené à cette « méthode plus nuancée » pour déterminer la norme de contrôle qui devait s’appliquer selon le législateur :
Depuis l’arrêt U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1998] 2 R.C.S. 1048, notre Cour a décidé que l’interprétation des lois exige la prise en compte de plusieurs facteurs différents dont aucun n’est décisif mais qui fournissent chacun une indication s’inscrivant sur le continuum du degré de retenue judiciaire approprié pour la décision en cause. C’est ce qu’on a appelé l’analyse « pragmatique et fonctionnelle ». Cette méthode plus nuancée pour déterminer l’intention du législateur se reflète aussi dans l’éventail des normes de contrôle possibles. Traditionnellement, la norme de la « décision correcte » et la norme du « caractère manifestement déraisonnable » étaient les deux seules méthodes à la disposition de la cour appelée à exercer le contrôle judiciaire. Mais dans Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, la norme de la « décision raisonnable simpliciter » a été appliquée, étant jugée la plus fidèle à l’intention du législateur quant à la compétence conférée au tribunal. En effet, la Cour a affirmé que l’éventail des normes existantes était un spectre dont l’une des extrémités exige « le moins de retenue » et l’autre en exige « le plus » (par. 30).
L’analyse « pragmatique et fonctionnelle » exige donc l’examen d’une gamme de facteurs ayant pour objet de permettre de déterminer le degré de retenue dont il convient de faire preuve à l’égard de la décision en question. L’analyse a également été définie comme suit : la question dont le tribunal est saisi est-elle une question à laquelle il faut répondre correctement et, dans la négative, quel est le degré de retenue qu’il convient de lui accorder?
[21] Je note que le demandeur et le défendeur ont présenté des arguments au sujet de la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer. Le demandeur soutient qu’en pareil cas, la norme de la décision correcte s’applique. Il affirme que l’absence de clause privative et l’expertise relative du président, laquelle n’est pas vraiment différente selon lui de celle d’un juge d’une cour supérieure, permettent au tribunal d’examen de faire preuve d’une moins grande retenue et justifient l’application de la norme de la décision correcte. Subsidiairement, le demandeur soutient que, de toute façon, le tribunal d’examen ne devrait pas faire preuve d’une retenue plus grande que celle qui s’impose selon la norme de la décision raisonnable simpliciter.
[22] Le défendeur soutient que la norme de contrôle à appliquer à la décision en question est celle de la décision « manifestement déraisonnable ». Il affirme que, selon l’analyse pragmatique et fonctionnelle énoncée dans l’arrêt Pushpanathan, précité, le genre de prise de décision requise du président et du Conseil porte sur une question de fait et de droit fondée sur un ensemble très particulier de faits et qu’il faut donc lui accorder un degré élevé de retenue.
[23] En appliquant l’analyse pragmatique et fonctionnelle, qui vise principalement à permettre de déterminer l’intention du législateur et la nature de la question dont le tribunal est saisi, la Cour, dans l’arrêt Pushpanathan, précité, a énoncé quatre principaux facteurs qu’il faut apprécier ensemble afin de déterminer la norme de contrôle applicable; il s’agit des facteurs ci-après énoncés :
1) L’existence d’une clause privative ou l’absence de clause privative;
2) Le degré d’expertise du tribunal;
3) L’objet de la Loi dans son ensemble et de la disposition en cause; et
4) La nature du problème.
Je me propose d’examiner brièvement chacun de ces facteurs tels qu’ils s’appliquent à la décision ici en cause.
1) L’existence d’une clause privative ou l’absence de clause privative
[24] La Loi sur les juges ne renferme pas une clause privative intégrale et ne traite pas directement de la norme de contrôle à appliquer, mais le fait que la Loi ne prévoit aucune procédure d’appel étaye l’argument selon lequel le législateur voulait que la décision en question, c’est-à-dire la décision de « faire une recommandation » au sujet de la révocation d’un juge, relève exclusivement et d’une façon définitive du Conseil. Les articles 63 et 65 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 27, art. 5] de la Loi énoncent le cadre du mandat qui est conféré au Conseil lorsqu’il s’agit de mener des enquêtes et de faire des recommandations au ministre. L’article 71 de la Loi préserve le pouvoir du législateur de prendre une décision au sujet de la révocation d’un juge. Cette restriction apportée aux pouvoirs conférés au Conseil par la Loi sur les juges est nécessairement conforme à la reconnaissance et à l’enchâssement dans la Constitution de l’indépendance judiciaire telle qu’elle est prévue à l’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1 [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]], qui prévoit que les juges des cours supérieures peuvent être démis de leurs fonctions uniquement par le gouverneur général sur une adresse du Sénat et de la Chambre des communes. Les régimes constitutionnels et légaux sont organisés de façon à reconnaître l’importance fondamentale de l’indépen-dance du pouvoir judiciaire en tant que partie intégrante d’un système social libre et démocratique. Dans l’arrêt Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, aux pages 591 et 592, le juge Iacobucci a dit ce qui suit :
[…] même lorsqu’il n’existe pas de clause privative et que la loi prévoit un droit d’appel, le concept de la spécialisation des fonctions exige des cours de justice qu’elles fassent preuve de retenue envers l’opinion du tribunal spécialisé sur des questions qui relèvent directement de son champ d’expertise. Ce point a été confirmé dans l’arrêt Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316, dans lequel le juge Sopinka, s’exprimant au nom de la majorité, affirme, à la p. 335 :
[…] son expertise [du tribunal] est de la plus haute importance pour ce qui est de déterminer l’intention du législateur quant au degré de retenue dont il faut faire preuve à l’égard de la décision d’un tribunal en l’absence d’une clause privative intégrale. Même lorsque la loi habilitante du tribunal prévoit expressément l’examen par voie d’appel, comme c’était le cas dans l’affaire Bell Canada, précitée, on a souligné qu’il y avait lieu pour le tribunal d’appel de faire preuve de retenue envers les opinions que le tribunal spécialisé de juridiction inférieure avait exprimées sur des questions relevant directement de sa compétence ».
Selon la jurisprudence, l’expertise est le facteur le plus important à prendre en considération en déterminant la norme de contrôle à appliquer.
2) Le degré d’expertise du tribunal
[25] En appréciant l’expertise relative d’un tribunal, la Cour doit tenir compte de sa propre expertise et la comparer à celle que doit avoir le tribunal en vue de trancher la question précise dont elle est saisie. Dans l’arrêt Pushpanathan, précité, au paragraphe 35, le juge Bastarache a dit ce qui suit :
Bref, une décision qui comporte jusqu’à un certain point l’exercice d’une expertise hautement spécialisée milite en faveur d’un degré élevé de retenue, et donc de la norme du caractère manifestement déraisonnable à l’une des extrémités de la gamme.
[26] Un examen de la composition requise du Conseil aide à mieux comprendre l’expertise qu’il doit avoir afin de s’acquitter de son mandat. L’article 59 [mod. par L.C. 1996, ch. 30, art. 6; 1999, ch. 3, art. 77] de la Loi prévoit essentiellement que le Conseil est composé du juge en chef du Canada; des juges en chef, juges en chef associés et juges en chef adjoints des juridictions supérieures ou de leurs sections ou chambres; des juges principaux des cours suprêmes du territoire du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest; du juge en chef de la Cour d’appel de la cour martiale du Canada; des juge en chef et juge en chef adjoint de la Cour canadienne de l’impôt. Étant donné que la décision ici en cause est celle du président, il importe de noter que celui-ci est un membre du Conseil qui partage avec d’autres membres son expertise en sa qualité de juge en chef. Le président est également désigné par le Conseil en vertu des règlements administratifs aux fins des enquêtes sur les plaintes.
[27] Il est généralement reconnu qu’un juge en chef a plus d’un rôle; il doit non seulement assumer avant tout le rôle de juge, mais aussi le rôle d’administrateur judiciaire et de chef de l’appareil judiciaire de la cour concernée et du Canada (dans le cas du juge en chef du Canada) ainsi que celui de représentant du public. À mon avis, il est généralement reconnu que le Conseil est l’organisme qui a pour mission d’améliorer le fonctionnement des juridictions supérieures ainsi que la qualité de leurs services judiciaires et de favoriser l’uniformité dans l’administration de la justice devant ces tribunaux. Ce mandat étendu est énoncé dans la Loi sur les juges et comprend l’élaboration, au cours des dernières années, d’un ensemble de lignes directrices à l’intention des juges en matière de déontologie.
[28] Le rôle d’un juge en chef en ce qui concerne la déontologie judiciaire a été examiné dans l’arrêt Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267. Dans cette affaire, il s’agissait de savoir si le juge en chef de la Cour du Québec était autorisé à déposer une plainte auprès du Conseil de la magistrature. La procédure en cause dans l’affaire Ruffo, précitée, en ce qui concerne la conduite judiciaire, était différente de celle qui est prévue en l’espèce dans le cas du Conseil, mais à mon avis, les principes énoncés par le juge Gonthier s’appliquent néanmoins. À la page 304, le juge Gonthier a dit ce qui suit :
Il nous faut reconnaître, en effet, que le juge en chef, en tant que primus inter pares au sein de la cour dont il voit au bon fonctionnement à tous autres égards, occupe une position privilégiée pour veiller au respect de la déontologie judiciaire. D’une part, en raison même du rôle de coordonnateur qui est le sien, il se trouve que les événements susceptibles de soulever des questions d’ordre déontologique sont plus facilement amenés à son attention. D’autre part, du fait même de son statut, le juge en chef s’avère fréquemment le mieux placé pour traiter de ces questions délicates, soulageant par le fait même les autres juges de la cour de la difficile tâche de porter plainte à l’endroit de l’un de leurs collègues, le cas échéant.
Le juge Gonthier a en outre dit ce qui suit, à la page 315 :
Que le juge en chef ait une autorité morale, ceci est normal, légitime et désirable. Elle est attachée à sa personne et à la charge qu’il occupe et se veut nécessaire à son exercice. Elle n’est pas contraignante et fait partie du cadre dans lequel tout juge exerce ses fonctions. En soi, elle ne touche pas la capacité du juge de décider en son âme et conscience et en fonction des facteurs pertinents. En matière de déontologie, le juge tient compte des règles établies, des précédents, de la doctrine, de sa propre expérience et des opinions autorisées—y compris celle du juge en chef —, non comme normes contraignantes mais pour leur valeur de persuasion, et ce afin de rendre la décision qu’il conçoit comme juste.
[29] Le demandeur soutient que l’expertise relative du président n’est pas très différente de celle d’un autre juge d’une cour supérieure. Je ne suis pas d’accord. L’expertise spécialisée du président et des membres du Conseil découle non seulement de leur connaissance du droit et de l’expérience qu’ils ont acquise en siégeant à titre de juges de cours supérieures, mais aussi de leur expérience à titre de juges en chef des cours respectives et de la compétence expressément conférée au Conseil par la Loi sur les juges sur les questions de conduite judiciaire. À mon avis, l’expérience que chaque juge en chef apporte au Conseil est unique en son genre et résulte du fait que ce juge examine de nombreux cas individuels en ce qui concerne les juges et l’administration des tribunaux dans son ressort. Ces juges principaux sont les seuls qui sont autorisés, en vertu de la loi, à mener des enquêtes sur la conduite des juges des cours supérieures ou de la Cour canadienne de l’impôt et à faire des recommandations susceptibles d’entraîner la révocation d’un juge. La preuve est que le Conseil, agissant principalement par l’entremise du président, examine chaque année de nombreuses plaintes. Selon le Rapport de 1999-2000 du Conseil, 169 nouvelles plaintes ont été déposées cette année-là. (Voir les notes, tableau 1, page 17.) Le Conseil a donc démontré qu’il a l’expérience voulue pour examiner les questions de conduite judiciaire. À coup sûr, un juge qui n’est pas membre du Conseil et qui ne fait pas face à pareilles questions ne peut pas acquérir une telle expérience. Je ne puis concevoir une expertise plus unique en son genre et plus spécialisée que celle qui est requise du président et des membres du Conseil, ce qui milite à mon avis en faveur d’un degré élevé de retenue de la part du tribunal chargé d’examiner les décisions de son fondé de pouvoir, à savoir le président.
3) L’objet de la Loi dans son ensemble et de la disposition en cause
[30] Le troisième facteur énoncé par la Cour dans l’arrêt Pushpanathan, précité, exige l’examen de l’objet de la loi. Comme le juge Iacobucci l’a fait remarquer dans l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 50, l’objet de la loi et l’expertise se confondent souvent. L’objet de la loi est souvent indiqué par la nature spécialisée du régime législatif et du mécanisme de règlement des différends, et la nécessité de l’expertise se dégage souvent autant des exigences énoncées dans la loi que des qualités des membres du tribunal. Dans l’arrêt Pushpanathan, précité, le juge Bastarache a conclu qu’il convient de faire preuve de retenue lorsqu’une loi exige qu’un tribunal exerce une fonction spécialisée ou une fonction d’expert, apprécie une série complexe de demandes et d’intérêts contradictoires, joue un rôle protecteur vis-à-vis du public et joue un rôle en matière d’établissement des politiques. Le juge a en outre fait remarquer que lorsqu’un régime administratif se rapproche davantage d’un modèle exigeant l’examen de « questions polycentriques », de questions faisant intervenir un grand nombre d’intérêts entremêlés et interdépendants, les tribunaux devraient faire preuve de retenue.
[31] En prenant sa décision, le président doit tenir compte d’un certain nombre de « questions polycentriques » exigeant l’application d’une expertise unique en son genre, une expertise que seuls les membres du Conseil possèdent probablement. Les questions que le président avait à examiner n’entraînaient pas la simple application de principes juridiques, mais elles se rapportaient à un ensemble complexe de faits à l’égard desquels le président devait exercer son pouvoir discrétionnaire dans l’application de principes de droit et de déontologie. En prenant sa décision, le président devait apprécier divers facteurs contradictoires découlant des principes fondamentaux de la justice naturelle, de l’équité, de la protection de l’intérêt public et de l’indépendance judiciaire, y compris l’accessibilité du public aux tribunaux, la nécessité de maintenir l’ordre dans la salle d’audience, la bonne administration de la justice, la nécessité de confirmer et de reconnaître la pluralité religieuse et la nécessité de faire preuve d’une certaine sensibilité à l’égard des droits des groupes minoritaires. À mon avis, le cadre légal et la structure administrative que le président doit respecter dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire sont visés par les paramètres susmentionnés que le juge Bastarache a énoncés dans l’arrêt Pushpanathan, précité. Compte tenu de cette analyse, je conclus que les décisions du président exigent que l’on fasse preuve de retenue dans le cadre de l’examen.
4) La nature du problème
[32] Le dernier facteur à prendre en considération en déterminant la norme de contrôle applicable, tel qu’il est énoncé dans l’arrêt Pushpanathan, précité, est de savoir si la question est une pure question de droit ou une question de fait et de droit. Je suis d’avis que la nature du problème que le président devait régler est une question de fait et de droit. Le président était obligé d’enquêter sur les faits, ce qui, en vertu des règlements administratifs, exigeait l’examen de la plainte, la tenue d’une enquête et l’octroi du droit de répondre aux accusations. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le président devait appliquer aux conclusions de fait en résultant les principes de déontologie et de droit dont il a ci-dessus été fait mention. Quant à la question de savoir dans quelle mesure il faut faire preuve de retenue envers un tribunal sur des questions de droit et de fait, le juge Bastarache, dans l’arrêt Pushpanathan, précité (au paragraphe 37) a dit que le principe suivant mentionné par Mme le juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, aux pages 599 et 600, constitue un énoncé exact du droit :
Les cours de justice font généralement preuve de retenue à l’égard des questions de fait en raison de « l’avantage capital » dont jouit le juge des faits. Toutefois, elles font preuve d’une moins grande retenue relativement à des questions de droit, notamment parce que le juge des faits n’a peut-être pas acquis une connaissance particulière des questions de droit. Bien qu’il existe une distinction entre les questions de fait et de droit, cette distinction n’est pas toujours évidente. Les organismes spécialisés sont souvent appelés à se prononcer sur des questions de fait et de droit difficiles. Il arrive que les deux soient inextricablement liées. En outre, l’interprétation « juste » d’un terme peut dépendre du mandat de l’organisme et de la jurisprudence homogène qu’il a élaborée. Dans certains cas, même si une cour de justice n’est pas d’accord avec une interprétation donnée, l’intégrité de certains mécanismes administratifs pourrait bien exiger qu’elle fasse preuve de retenue relativement à cette interprétation du droit.
Le juge Bastarache a conclu ce qui suit (au paragraphe 30) :
Habituellement, cependant, plus les propositions avancées sont générales, et plus les répercussions de ces décisions s’écartent du domaine d’expertise fondamental du tribunal, moins il est vraisemblable qu’on fasse preuve de retenue.
[33] À mon avis, la prémisse que le juge L’Heureux-Dubé a énoncée pour justifier un degré moins élevé de retenue à l’égard des questions de droit ne s’applique pas en l’espèce. Selon le raisonnement qui a été fait à ce sujet, le juge des faits n’a peut-être pas acquis une connaissance particulière des questions de droit. À coup sûr, cette prétention ne saurait tenir en ce qui concerne les membres du Conseil et, en particulier, le fondé de pouvoir du Conseil, à savoir le président dont la décision est ici en cause. Je crois qu’il peut être déclaré sans équivoque que le président et les membres du Conseil ont acquis une connaissance des questions de droit. Toutefois, la nature du problème qui doit être examiné par le président exige plus qu’une simple compréhension et une simple interprétation des principes juridiques. Le président doit appliquer sa connaissance du droit et l’expertise unique en son genre qu’il possède à titre de juge en chef à une question de fait et de droit qui comporte un examen d’un certain nombre de questions polycentriques, comme il en a ci-dessus été fait mention. La décision du président comporte l’appréciation de la conduite d’un juge dans l’exercice d’une fonction judiciaire. Les répercussions de pareille décision touchent de près l’expertise fondamentale du décideur.
[34] En m’inspirant des principes et de l’analyse énoncés dans l’arrêt Pushpanathan, précité, je conclus qu’afin de donner plein effet à la procédure administrative prévue par la Loi sur les juges, le tribunal d’examen doit faire preuve d’énormément de retenue lorsqu’il examine la décision du président.
[35] Dans l’affaire Therrien (Re), [2001] 2 R.C.S. 3, la Cour suprême était saisie d’un appel de la décision de cinq juges de la Cour d’appel du Québec qui avaient recommandé au ministre de la Justice, après avoir mené une enquête, de révoquer la nomination de l’appelant à la magistrature. Le juge Gonthier, pour le compte de la Cour, a dit ce qui suit (au paragraphe 148) :
D’abord, et comme je le mentionnais en introduction à cette partie des motifs, le législateur a choisi de confier l’importante responsabilité de déterminer si la conduite d’un juge de cour provinciale justifiait une recommandation de révocation de ses fonctions en exclusivité à la Cour d’appel en vertu de l’art. 95 L.T.J. Il s’agit d’un rôle très particulier, voire unique, tant au niveau du processus déontologique qu’à l’égard des principes de l’indépendance judiciaire protégés par notre Constitution. En ce sens, notre cour ne saurait revenir sur l’appréciation qu’a faite la Cour d’appel que si celle-ci est clairement erronée ou profondément injuste.
[36] Dans l’arrêt Therrien, précité, la Cour suprême n’examinait pas la décision d’un tribunal administratif, mais plutôt la décision de la Cour d’appel du Québec, soit l’organisme chargé de déterminer si la conduite d’un juge justifie une recommandation visant la révocation. Il s’agit essentiellement du même rôle que celui qui incombe au Conseil en l’espèce. Je suis d’avis que les principes énoncés par le juge Gonthier s’appliquent à une décision du président.
[37] Dans le passage précité, le juge Gonthier reconnaissait le rôle particulier et unique des personnes qui assument l’importante responsabilité de déterminer si la conduite d’un juge justifie une recommandation de révocation. Eu égard aux circonstances de l’affaire, la Cour suprême a conclu qu’elle ne devrait intervenir que si l’appréciation effectuée était clairement erronée ou sérieusement inéquitable. À mon avis, le degré élevé de retenue dont on a fait preuve dans l’arrêt Therrien, précité, est conforme aux principes énoncés dans l’arrêt Pushpanathan, précité.
[38] Compte tenu de l’analyse « pragmatique et fonctionnelle » susmentionnée et des principes énoncés dans l’arrêt Therrien, précité, je conclus que la norme de contrôle qui s’applique à la décision du président est celle de la décision « manifestement déraisonnable ».
[39] Plus loin dans ces motifs, je conclurai que la décision du président en l’espèce était raisonnable. Par conséquent, malgré la décision qui a été rendue au sujet de la norme de contrôle applicable, la décision du président, comme le montrera ma conclusion, satisfait à la norme moins stricte de la décision raisonnable simpliciter.
2) Le refus du Conseil de mener une enquête sur la conduite du juge Whealy a-t-il pour effet de dénier au demandeur le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, en violation du paragraphe 15(1) de la Charte?
[40] Le demandeur soutient que la conduite du juge Whealy allait à l’encontre des principes de déontologie que les juges doivent respecter ainsi que des articles 2, 15 et 27 de la Charte. Il est utile de se rappeler au départ que c’est la décision du président qui est ici en cause et non l’exercice par le juge Whealy de son pouvoir discrétionnaire ou la conduite du juge Whealy. La Cour d’appel de l’Ontario a déjà tranché les questions liées à la Charte que soulevaient les remarques du juge Whealy; elle a conclu que la conduite du juge constituait une erreur de droit, ce qui est reconnu même dans l’exposé des faits et du droit du demandeur.
[41] Dans ses observations écrites, le demandeur affirme que [traduction] « [l]e Conseil canadien de la magistrature a effectivement fermé les yeux sur la violation par le juge Whealy des droits garantis par la Charte. Ce faisant, le Conseil canadien de la magistrature a lui-même violé les droits reconnus à M. Taylor par la Charte ». Le demandeur affirme en outre que le Conseil a commis une erreur en omettant de prendre les mesures appropriées en vue de répondre à la violation par le juge Whealy des droits qui lui étaient reconnus par la Charte. Il se fonde sur l’arrêt Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84, pour soutenir que le Conseil, en fermant ainsi les yeux sur les actions du juge, a violé par délégation les droits qui lui sont reconnus par la Charte. L’arrêt Robichaud, précité, étaye la thèse selon laquelle en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, l’employeur peut être tenu responsable du fait d’autrui à l’égard des actes d’un employé, mais les raisons y afférentes n’ont rien à voir avec la relation existant entre le Conseil et un juge nommé par le gouvernement fédéral. Je souscris à la prétention du défendeur selon laquelle le Conseil n’est pas l’employeur du juge Whealy et qu’il n’exerçait sur le juge aucun contrôle susceptible de déclencher une responsabilité du fait d’autrui à l’égard des actions de ce dernier.
[42] Selon un principe constitutionnel fondamental, les juges sont et doivent être à l’abri de toute influence, qu’elle soit exercée par le gouvernement, par une autre personne, par des intérêts personnels ou même par d’autres juges. (Voir Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673; Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56.) Les actes et remarques d’un juge ne peuvent donc pas engager la responsabilité du Conseil. À mon avis, l’argument du demandeur, en ce qui concerne la responsabilité du fait d’autrui du Conseil, doit être rejeté. Cet argument doit également être rejeté parce qu’il est fondé sur l’hypothèse erronée selon laquelle le président, qui agissait pour le Conseil, a fermé les yeux sur les actions du juge Whealy. La preuve n’étaye pas cette prétention. Le président exerçait son pouvoir indépendamment de toute influence de la part du juge Whealy ou de toute autre personne et il exerçait ses fonctions telles qu’elles étaient prévues par la Loi sur les juges et par les règlements administratifs. Je conclus donc que le Conseil ne peut pas être tenu responsable du fait d’autrui à l’égard de la conduite du juge Whealy.
[43] Le demandeur affirme également que le Conseil a lui-même violé les droits garantis par la Charte en refusant d’enquêter sur sa plainte. La jurisprudence est claire : le Conseil et le président sont tenus d’exercer leur pouvoir discrétionnaire conformément à la Charte. (Voir Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038.) Le demandeur soutient essentiellement que cette obligation de se conformer à la Charte oblige le président, premièrement, à mener une enquête; deuxièmement, à conclure que le juge Whealy a de fait violé la Charte et enfin, à ordonner la tenue d’une enquête formelle en vertu de l’article 63 de la Loi sur les juges. Pareil argument ne saurait tenir. Il n’y a rien en droit ou dans la législation applicable qui puisse étayer pareille prétention.
[44] Je ne dispose tout simplement d’aucun élément de preuve qui donne à entendre que le demandeur a été privé, par suite des actions du président, des droits qui lui sont reconnus aux articles 2, 15 ou 27 de la Charte. L’argument du demandeur sur ce point doit également être rejeté.
3) Le président a-t-il agi en violation de la Loi sur les juges et des règlements administratifs applicables du Conseil en exprimant sa désapprobation au sujet de la conduite du juge Whealy et en refusant d’enquêter pleinement et de renvoyer l’affaire à un tribunal pour enquête?
[45] Le demandeur soutient que le président a agi en violation des règlements administratifs du Conseil en exprimant sa désapprobation au sujet de la conduite du juge Whealy. Les articles 47 et 50 des règlements du Conseil prévoient ce qui suit :
47. Le président du comité examine la plainte et peut enquêter à cette fin en demandant des commentaires au juge en cause et à son juge en chef.
[…]
50. (1) Sous réserve de l’article 51, après avoir examiné la plainte et tout rapport d’enquête, le président du comité peut, dans les cas suivants, fermer le dossier, auquel cas il en informe le plaignant par une réponse écrite appropriée :
a) l’affaire est frivole, vexatoire ou dénuée de fondement;
b) la conduite reprochée au juge est déplacée ou répréhensible, mais l’affaire n’est pas suffisamment grave pour justifier la révocation.
(2) Dans le cas où un juge reconnaît que sa conduite est déplacée ou répréhensible, le président du comité qui ferme le dossier en application de l’alinéa (1)b) peut, lorsque les circonstances le justifient, exprimer sa désapprobation quant à la conduite du juge.
[46] Une analyse du processus décisionnel montre que le président a observé à la lettre la législation et les règlements administratifs applicables. Les règlements du Conseil prévoient expressément que le président peut exprimer sa désapprobation à l’égard de la conduite d’un juge lorsqu’il ferme le dossier s’il conclut que la conduite reprochée n’est pas suffisamment grave pour justifier la révocation du juge et si le juge en cause reconnaît que sa conduite était déplacée ou répréhensible. Le dossier montre clairement que le président a respecté l’esprit et la lettre des règlements administratifs à tous les égards. Le demandeur n’a fourni aucun élément en fait ou en droit à l’appui de l’allégation contraire qu’il avait faite. À mon avis, le président pouvait avec raison prendre la décision qu’il a prise et il a exercé son pouvoir discrétionnaire dans les limites de ses attributions. L’argument du demandeur sur ce point doit donc être rejeté.
4) Le président avait-il une obligation d’équité envers le demandeur et, dans l’affirmative, a-t-il manqué à cette obligation?
[47] Le demandeur soutient que la procédure adoptée par le président aux fins du traitement de la plainte déposée contre le juge Whealy allait à l’encontre des principes de justice naturelle et d’équité procédurale en ce sens que le président a obtenu des renseignements d’une seule personne, soit le juge dont la conduite était contestée et que, ce faisant, il a refusé au demandeur la possibilité de se faire entendre.
[48] Dans l’arrêt Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, aux pages 669 et 670, la Cour suprême a statué que les expressions « justice naturelle » et « équité procédurale » sont synonymes et définissent essentiellement le contenu des obligations procédurales imposées par la common law à l’exercice d’un pouvoir administratif. Toutefois, dans l’arrêt Knight, précité, la Cour a énoncé, comme condition permettant de déterminer si le contenu de pareille obligation est satisfait, que le tribunal d’examen doit d’abord déterminer si pareille obligation existe. La Cour a statué qu’il faut examiner trois facteurs en déterminant si une obligation d’équité existe :
1) la nature de la décision qui doit être rendue par l’organisme administratif en question;
2) la relation existant entre cet organisme et le particulier; et
3) l’effet de cette décision sur les droits du particulier.
[49] Les décisions que le président prend en vertu des règlements administratifs du Conseil sont liées à des pouvoirs d’enquête. Les articles 63 et 65 de la Loi sur les juges ne confèrent aucune fonction décisionnelle au Conseil ou à ses comités. La présente Cour a examiné la question dans la décision Gratton c. Conseil canadien de la magistrature, [1994] 2 C.F. 769 (1re inst.), à la page 801; elle a statué ce qui suit : « Le Conseil peut certes charger un comité de la tenue d’une enquête pour déterminer s’il y a lieu de révoquer un juge, mais doit en dernière analyse s’en tenir à « recommander » la révocation au ministre de la Justice. Or, pouvoir de recommander n’emporte pas pouvoir de rendre une décision ayant force obligatoire. » L’arrêt Knight, précité, a établi que lorsqu’un tribunal doit enquêter et faire des recommandations plutôt que d’exercer une fonction décisionnelle, cela indique que toute obligation en matière d’équité procédurale peut être minime.
[50] En ce qui concerne le deuxième facteur énoncé dans l’arrêt Knight, précité, à savoir la relation existant entre le plaignant et le Conseil, il vaut la peine de noter que la procédure prévue par la Loi sur les juges à l’égard des plaintes ne vise pas à régler le différend qui oppose le plaignant au juge, mais qu’il s’agit plutôt d’une procédure d’enquête sur les plaintes, destinée à permettre de déterminer si la conduite d’un juge justifie une recommandation visant sa révocation. Une participation minimale de la part du plaignant est envisagée. Le plaignant a le droit de déposer une plainte et d’être tenu informé. Il n’existe aucune autre relation entre le Conseil et lui.
[51] Enfin, en ce qui concerne le troisième facteur énoncé dans l’arrêt Knight, précité, toute recommandation du président et du Conseil peut bien avoir des répercussions directes sur le juge qui fait l’objet de l’enquête, mais à mon avis pareille décision ne peut pas influer sur les droits du plaignant.
[52] La procédure est engagée au moyen d’une plainte. Le plaignant a le droit de déposer une plainte et d’être tenu au courant de la situation, mais l’équité procédurale n’exige pas que l’on donne au plaignant une possibilité plus ample de se faire entendre. Le plaignant ne risque pas de subir un préjudice; c’est la personne qui risque de subir un préjudice, soit dans ce cas-ci le juge Whealy, qui a le droit de se faire entendre.
[53] Pour les motifs susmentionnés, je suis d’avis qu’étant donné que, dans l’affaire dont je suis saisi, le demandeur ne satisfait à aucun des trois critères énoncés dans l’arrêt Knight, précité, il n’existe aucune obligation d’équité.
[54] Même si je décidais qu’il existe une obligation d’équité envers le demandeur, j’estime que le contenu de l’obligation a été pleinement satisfait. Cette décision est fondée sur l’application des cinq facteurs énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 , dont il faut tenir compte en déterminant le contenu de l’obligation d’équité en droit administratif. Je souscris aux arguments de l’intervenant et du défendeur en ce qui concerne l’application de ces facteurs en l’espèce et je tire les conclusions suivantes :
1) la décision n’est pas de nature décisionnelle, mais elle est plutôt de la nature d’une enquête;
2) le régime législatif et les règlements administratifs confèrent au plaignant des droits minimaux de participation. Ni la Loi ni les règlements ne confèrent aux plaignants un droit à une procédure particulière ou à une audition formelle de la plainte;
3) la décision du président de fermer le dossier en exprimant sa désapprobation n’a aucun effet direct sur les droits du demandeur, et le demandeur n’est pas assujetti à une peine ou à une perte par suite de la décision;
4) la Loi et les règlements administratifs ne renferment aucune disposition prévoyant la participation du plaignant et ce dernier ne peut donc pas légitimement s’attendre à avoir droit à une audience;
5) le paragraphe 61(3) de la Loi confère au Conseil le droit d’établir ses propres procédures.
[55] La procédure suivie par le Conseil permettait au plaignant de lui soumettre toute accusation d’inconduite ainsi que des éléments de preuve à l’appui de l’accusation. En l’espèce, la preuve montre que le plaignant a écrit au Conseil à au moins trois reprises en vue de faire valoir ses arguments au sujet de la plainte. La procédure suivie par le Conseil ne l’interdisait pas; au contraire, la preuve montre que ces arguments ont été reçus et qu’ils ont été examinés par le président pour le compte du Conseil.
[56] Je conclus donc que, s’il existe une obligation d’équité procédurale envers le demandeur, le contenu de l’obligation, dans le contexte de la plainte, a été pleinement satisfait.
5) Les actions du président, lorsqu’il a refusé d’enquêter sur la plainte initiale, suscitent-elles une crainte raisonnable de partialité l’empêchant de statuer sur la plainte?
[57] Le demandeur soutient qu’il existe une crainte raisonnable de partialité compte tenu du fait que le président a en fait reconsidéré sa propre décision de ne pas prendre de mesures par suite de la plainte initiale.
[58] Le critère qu’il convient d’appliquer pour déterminer s’il existe une crainte raisonnable de partialité a été énoncé par la Cour d’appel fédérale et confirmé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394, où le juge de Grandpré, qui était dissident, a dit ce qui suit :
[…] ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »
[59] Dans l’arrêt Baker, précité, au paragraphe 47, le juge L’Heureux-Dubé a confirmé le principe bien établi et a dit ce qui suit :
[…] le test relatif à la crainte raisonnable de partialité pouvait varier, comme d’autres éléments de l’équité procédurale, selon le contexte et le genre de fonction exercée par le décideur administratif concerné […]
[60] J’estime que le président n’a pas effectué un réexamen irrégulier ou n’a pas procédé à un « appel » irrégulier de la décision qu’il avait prise et, par conséquent, son action ne suscite aucune crainte raisonnable de partialité. Selon la preuve, le président, après avoir initialement fermé le dossier, a fait savoir au plaignant, dans une lettre en date du 23 janvier 1995, que le Conseil était prêt à réexaminer sa position si la Cour d’appel de l’Ontario faisait des remarques défavorables au sujet de la conduite du juge Whealy. En fin de compte, le 9 décembre 1998, le Conseil a fermé le dossier en exprimant sa désapprobation. À mon avis, la décision que le président a prise d’exprimer sa désapprobation au sujet de la conduite du juge Whealy, de sorte qu’il revenait essentiellement sur sa position initiale, démontre une certaine ouverture d’esprit plutôt que de la partialité.
[61] Dans l’arrêt Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170, à la page 1190, la Cour suprême du Canada a défini le critère relatif à la crainte raisonnable de partialité qui s’applique aux organismes qui ont un rôle non décisionnel, comme c’est ici le cas, comme exigeant « qu’un tribunal administratif fasse preuve d’ouverture d’esprit et qu’il soit, en fait et en apparence, exempt de partialité », ce qui fait partie du principe audi alteram partem selon lequel les décideurs doivent examiner la situation sous ses différents angles et donner une possibilité équitable de soulever des points de vue opposés.
[62] En appliquant les critères susmentionnés en l’espèce, je conclus qu’une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, conclurait que le président prendrait probablement une décision équitable. À mon avis, le président a toujours eu l’esprit ouvert et s’est toujours montré impartial et c’est ainsi qu’une personne bien renseignée étudiant l’affaire d’une façon raisonnable envisagerait la situation.
(6) Une ordonnance de mandamus peut-elle être rendue à l’encontre du Conseil ou du président, en vue d’enjoindre au Conseil de mener une enquête complète sur la plainte dont le juge Whealy a fait l’objet?
[63] Le défendeur soutient qu’afin d’obtenir l’ordonnance de mandamus, le demandeur doit établir que le Conseil ou le président avaient une obligation publique d’agir, et qu’ils avaient une telle obligation à son égard. Je souscris aux prétentions du défendeur sur ce point. La Loi sur les juges, son règlement d’application et les règlements administratifs du Conseil ne prévoient pas la tenue d’une enquête formelle obligatoire à la demande du plaignant. En vertu de la procédure prévue dans les règlements administratifs du Conseil, le plaignant a le droit de faire examiner sa plainte par écrit et d’être avisé de la décision y afférente. Je conclus qu’il n’existe aucune obligation publique de la part du Conseil ou du président de mener une enquête complète à la demande du plaignant. Je conclus donc qu’une ordonnance de mandamus ne peut pas être rendue en l’espèce.
[64] Pour les motifs susmentionnés, je conclus que la décision du président était raisonnable et que le président a pris cette décision dans l’exercice de sa compétence. Je conclus que le demandeur n’a pas réussi à établir l’existence d’un motif justifiant l’intervention de la présente Cour.
[65] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
ORDONNANCE
La Cour ordonne :
1. La demande de contrôle judiciaire qui a été présentée conformément à l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, dans sa forme modifiée, à l’encontre de la décision du président du comité sur la conduite judiciaire du Conseil canadien de la magistrature, communiquée par une lettre de la directrice exécutive du Conseil en date du 9 décembre 1998, est rejetée.