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T-2276-00

T-2358-00

2002 CFPI 136

Procureur général du Canada et Janice Cochrane (demandeurs)

c.

Commissaire à l'information du Canada (défendeur)

Répertorié: Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l'information) (1re inst.)

Section de première instance, juge Kelen--Ottawa, 21 janvier et 6 février 2002.

Accès à l'information -- Demandes à Citoyenneté et Immigration visant un grand nombre de documents -- Le chef de l'institution fédérale a prorogé le délai à trois ans en vertu de l'art. 9(1)a) de la Loi -- Le Commissaire à l'information a conclu au bien-fondé de la plainte de prorogation abusive et a ordonné la production des documents dans un court délai -- L'ordonnance outrepassait la compétence du Commissaire à l'information car il avait terminé son enquête lorsqu'il a fait état de ses conclusions et de ses recommandations; il n'avait plus la compétence, conférée par l'art. 36 de la Loi, de délivrer un subpoena ordonnant la production des documents faisant l'objet des demandes d'accès -- La deuxième ordonnance, suivant la deuxième enquête et fondée sur la «présomption de refus de communication», constituait également un excès de compétence car il n'y a aucune «présomption de refus» avant l'expiration du délai prorogé -- Il était irrégulier pour le Commissaire de déposer une nouvelle plainte et d'entreprendre une nouvelle enquête dans l'affaire sur laquelle il venait de conclure une première enquête -- Le Commissaire a outrepassé son rôle et sa compétence légale en ordonnant à une institution fédérale de mettre en oeuvre ses recommandations alors que cette institution avait indiqué ne pas être en mesure de le faire -- Le Commissaire avait exercé son pouvoir de faire un rapport spécial au Parlement et avait attribué à Citoyenneté et Immigration une note inférieure à la note de passage pour de graves problèmes de délais.

En mars 2000, une personne a demandé auprès du ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration (CIC) l'accès à environ 270 000 pages de documents. En vertu de la Loi sur l'accès à l'information, CIC disposait de 30 jours pour donner un avis écrit au demandeur d'accès. Toutefois, vu le volume de documents en cause, CIC a prorogé le délai à trois ans conformément à l'alinéa 9(1)a) de la Loi. Le demandeur d'accès a alors déposé des plaintes auprès du Commissaire à l'information, alléguant que les délais prorogés étaient abusifs. Le Commissaire à l'information a mené une enquête à leur égard et, dans son rapport de septembre 2000, il a conclu que les plaintes étaient bien fondées. Il a recommandé que CIC réponde à la demande visant les documents de l'annexe A au plus tard le 6 novembre 2000 et à celle visant les documents de l'annexe B au plus tard le 6 décembre 2000. La sous-ministre a répondu que CIC accéderait à la demande visant les documents de l'annexe A dans le délai imparti, mais qu'il lui serait impossible de se conformer au délai relatif aux documents de l'annexe B et que la prorogation de trois ans était maintenue à leur égard. Le Commissaire à l'information a, le 22 novembre 2000, délivré un subpoena exigeant que la sous-ministre lui transmette l'ensemble des documents au plus tard le 7 décembre 2000. À cette date, on a introduit une demande de contrôle judiciaire sollicitant l'annulation du subpoena et, quatre jours plus tard, le Commissaire à l'information a déposé de son propre chef une nouvelle plainte dans cette affaire au motif que la prorogation abusive constituait un «refus présumé» de communiquer les documents et il a délivré un deuxième subpoena qui ordonnait que les documents mentionnés dans la première ordonnance soient produits au plus tard le 14 décembre 2000. Le deuxième subpoena a fait l'objet d'une demande de contrôle judiciaire.

Il s'agissait de savoir si le Commissaire à l'information avait outrepassé sa compétence en délivrant le premier subpoena alors qu'il avait terminé son enquête au moment où il a fait rapport des conclusions de celle-ci en septembre 2000, de sorte qu'il ne jouissait plus du pouvoir, conféré par l'article 36, de délivrer un subpoena la concernant, et s'il avait compétence pour délivrer le deuxième subpoena en vertu du paragraphe 30(3) de la Loi en se fondant sur la conclusion qu'une «prorogation abusive» constitue un «refus présumé».

Jugement: les demandes sont accueillies.

La norme de contrôle applicable en l'espèce sur les questions de compétence était la norme de la décision correcte.

Le Commissaire à l'information a délivré le premier subpoena en vertu de l'article 36 «pour l'instruction des plaintes». Il a toutefois terminé son enquête par le rapport du 20 septembre 2000, dans lequel il a présenté les conclusions de celle-ci et ses recommandations, conformé-ment au paragraphe 37(1) de la Loi. Il n'avait donc plus compétence pour délivrer le subpoena du 22 novembre 2000 ordonnant la production des documents faisant l'objet des demandes d'accès.

Bien que le deuxième subpoena ait été délivré «pour l'instruction des plaintes», le défendeur n'avait pas compétence pour entreprendre de son propre chef la deuxième enquête en se fondant sur un «refus présumé». Il y a «présomption de refus» lorsque le ministère fait défaut de communiquer le document dans le délai fixé par la Loi (le délai de 30 jours prévu à l'article 7 ou un délai prorogé en application de l'article 9). En l'espèce, le délai prorogé n'était pas écoulé, de sorte qu'il ne peut y avoir aucune «présomption de refus» de communication. Aucune disposition de la Loi ne permet au Commissaire de considérer une prorogation de délai abusive comme un refus. Si la deuxième enquête était illégale, il en va de même pour le deuxième subpoena.

Il était irrégulier pour le Commissaire de déposer une nouvelle plainte et d'entreprendre une nouvelle enquête dans l'affaire sur laquelle il venait de conclure une première enquête. Celui-ci a également utilisé à tort son pouvoir de délivrer des subpoenas pour exiger la production des 270 000 pages de documents que CIC avait déclaré ne pas pouvoir traiter immédiatement.

Le Commissaire à l'information a outrepassé son rôle et sa compétence en ordonnant à une institution fédérale de mettre en oeuvre ses recommandations alors que cette institution avait indiqué ne pas être en mesure de le faire.

Lorsqu'une plainte allègue qu'une prorogation de délai est abusive, le Commissaire à l'information a le pouvoir de mener une enquête sur cette plainte et de faire part à l'institution en cause de ses conclusions et de ses recommandations. Le Commissaire à l'information n'a pas le pouvoir de solliciter le contrôle judiciaire d'une prorogation au motif que celle-ci est abusive. Le seul autre pouvoir du Commissaire est de rapporter au Parlement qu'une institution particulière n'agit pas de manière raisonnable à la lumière des objectifs de la Loi, comme il l'a fait dans un rapport spécial au Parlement en mai 2000, où il a identifié CIC comme l'un des six organismes ayant de graves problèmes de délais et lui a attribué une note inférieure à la note de passage.

lois et règlements

Loi sur l'accès à l'information, L.R.C. (1985), ch. A-1, art. 7a), 9(1)a), 10(1),(3), 30(1)c),(3), 36 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 187, ann. V, no 1), 37(1), 38, 39.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

jurisprudence

décisions appliquées:

Rowat c. Canada (Commissaire à l'information) (2000), 193 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.); Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3; (1995), 122 D.L.R. (4th) 129; 26 Admin. L.R. (2d) 1; [1995] 2 C.N.L.R. 92; 177 N.R. 325; X c. Canada (Ministre de la Défense nationale), [1991] 1 C.F. 670; (1990), 41 F.T.R. 73 (1re inst.).

distinction faite d'avec:

Canada (Commissaire à l'information) c. Canada (Ministre de la Défense nationale) (1999), 240 N.R. 244 (C.A.F.).

DEMANDES de contrôle judiciaire des deux subpoenas duces tecum adressés par le Commissaire à l'information à la sous-ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration et exigeant la production d'environ 270 000 pages de documents. Demandes accueillies.

ont comparu:

Alain Préfontaine pour le demandeur.

Daniel Brunet et Sonia U. Han pour le défendeur.

avocats inscrits au dossier:

Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

Bureau du Commissaire à l'information du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par

[1]Le juge Kelen: La présente affaire porte sur deux demandes de contrôle judiciaire présentées en vertu de l'article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, qui sollicitent l'annulation des deux subpoenas duces tecum adressés à Mme Janice Cochrane, sous-ministre, ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration.

LES DEUX SUBPOENAS

[2]Les deux subpoenas duces tecum faisant chacun l'objet d'une demande de contrôle judiciaire sont:

(i) Ordonnance relative à la production de documents adressée le 22 novembre 2000 à Janice Cochrane, sous-ministre, Citoyenneté et Immigration Canada, par J. Alan Leadbeater, sous-commissaire à l'information du Canada;

(ii) Ordonnance relative à la production de documents adressée le 11 décembre 2000 à Mme Janice Cochrane, sous-ministre, Citoyenneté et Immigration Canada, par J. Alan Leadbeater, sous-commissaire à l'information du Canada.

Les ordonnances relatives à la production de documents, les subpoenas duces tecum en cause, exigent la communication des mêmes renseignements.

LES FAITS

a) Demandes d'accès et prorogation de délai

[3]En mars 2000, une personne que j'appellerai le «demandeur d'accès» a déposé auprès du ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration (CIC) 55 demandes d'accès à des documents en vertu de la Loi sur l'accès à l'information, L.R.C. (1985), ch. A-1 (la Loi). Les parties étaient d'accord pour dire que ces demandes portaient sur environ 270 000 pages de documents. En vertu de l'alinéa 7a) de la Loi, CIC dispose de 30 jours suivant la réception de la demande pour donner un avis écrit au demandeur d'accès. CIC a prorogé le délai à trois ans conformément à l'alinéa 9(1)a) de la Loi, qui prévoit:

9. (1) Le responsable d'une institution fédérale peut proroger le délai mentionné à l'article 7 ou au paragraphe 8(1) d'une période que justifient les circonstances dans les cas où:

a) l'observation du délai entraverait de façon sérieuse le fonctionnement de l'institution en raison soit du grand nombre de documents demandés, soit de l'ampleur des recherches à effectuer pour donner suite à la demande;

b) Les plaintes

[4]Conformément à l'alinéa 30(1)c) de la Loi, le demandeur d'accès a déposé des plaintes auprès du Commissaire à l'information, alléguant que les délais prorogés étaient abusifs. Cet alinéa prévoit:

30. (1) [. . .] le Commissaire à l'information reçoit les plaintes et fait enquête sur les plaintes:

[. . .]

c) déposées par des personnes qui ont demandé des documents dont les délais de communication ont été prorogés en vertu de l'article 9 et qui considèrent la prorogation comme abusive;

c) La première enquête

[5]Le défendeur a mené une enquête et, le 20 septembre 2000, il a envoyé à la sous-ministre, Mme Janice Cochrane, une lettre qui déclare:

[traduction] Je vous écris pour vous faire part des conclusions de mon enquête relativement à 35 plaintes non résolues portées contre votre Ministère en vertu de la Loi sur l'accès à l'information (la Loi).

[6]La lettre ajoute:

[traduction] En particulier, votre Ministère continue de prétendre que le traitement de la majorité des demandes requiert des prorogations de trois ans. Je suis d'avis que des prorogations aussi importantes ne seraient pas nécessaires si des ressources raisonnables étaient consacrées à cette tâche.

Cette lettre constitue clairement un rapport des conclusions de l'enquête relative aux plaintes selon lesquelles la prorogation des délais est abusive. Le rapport a divisé les plaintes en deux catégories, soit les documents contenus dans l'annexe A et ceux contenus dans l'annexe B. Concernant ces deux catégories, le défendeur a recommandé ce qui suit dans sa lettre:

[traduction] Je considère les plaintes bien fondées et je recommande que CIC [. . .] réponde à la demande visant les documents de l'annexe A au plus tard le 6 novembre 2000 et à celle visant les documents de l'annexe B au plus tard le 6 décembre 2000.

[7]Dans la lettre, le défendeur a avisé la sous-ministre qu'il contraindrait la production des documents si sa recommandation n'était pas suivie:

[traduction] Si les demandes énumérés aux annexes A et B n'ont pas fait l'objet d'une réponse aux dates recommandées, je n'aurai pas d'autre choix que de forcer votre ministre ou son représentant à me fournir les documents pertinents ainsi qu'une justification ligne par ligne du refus de communication. Cette façon de procéder constitue ma seule option compte tenu de la décision de la Cour d'appel fédérale dans Commissaire à l'information du Canada c. Ministre de la Défense nationale (A-785-96).

[8]Le 29 septembre 2000, la sous-ministre a répondu au défendeur que CIC accéderait à la demande visant les documents de l'annexe au plus tard le 6 novembre 2000, conformément à la recommandation, mais que la demande visant les documents de l'annexe B portait sur un volume de documents qui:

[traduction] [. . .] pris ensemble, totalisent plus d'un demi-million de pages [. . .] de sorte que je dois respectueusement vous informer que nous ne pouvons pas nous engager à effectuer le traitement de l'ensemble des documents contenus dans l'annexe pour le 6 décembre 2000 comme vous le recommandez. Le volume de documents de cette annexe est extrêmement élevé et excède de loin la capacité de traitement annuel de notre direction générale des droits du public. De plus, cela aurait un effet important sur l'application du programme. Nous maintenons donc les prorogations de délai de trois ans pour ce groupe de dossiers.

d) Le premier subpoena

[9]Se fondant sur l'article  36 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 187, ann. V, no 1] de la Loi, le défendeur a, le 22 novembre 2000, exigé par subpoena la production des documents au moyen d'une «ordonnance relative à la production de docu-ments», demandant que la sous-ministre lui transmette l'ensemble des documents au plus tard le 7 décembre 2000.

[10]À cette dernière date, les demandeurs ont introduit la présente demande d'annulation du subpoena. Le sous-commissaire à l'information, M. Alan Leadbeater, a envoyé à la sous-ministre une lettre datée du même jour qui déclarait ceci:

[traduction] [. . .] Je constate que vous avez donné instruction au procureur général du Canada de contester la légalité de l'ordonnance (l'Ordonnance de production de documents datée du 22 novembre) au motif que les enquêtes à leur sujet sont closes, de sorte que le Commissaire à l'information n'a pas compétence pour exercer les pouvoirs que lui confère l'article 36 (notamment, le pouvoir d'assigner des témoins et d'ordonner la production de documents).

et,

[. . .] pour plus de certitude et pour éviter des délais additionnels, j'ai décidé d'exercer, en vertu du paragraphe 30(3), le pouvoir de déposer des plaintes relativement aux dossiers énumérés à l'annexe A de mon ordonnance du 22 novembre. J'estime qu'il existe des motifs raisonnables pour faire enquête sur le refus présumé de votre ministère de communiquer les documents demandés dans certains cas et sur le refus véritable de refuser de communiquer les documents demandés dans d'autres cas. [Non souligné dans l'original.]

Par cette lettre, le défendeur a avisé la sous-ministre qu'il entreprendrait une nouvelle enquête pour éviter la contestation judiciaire fondée sur l'argument voulant que, sa première enquête étant terminée, il n'avait plus compétence pour délivrer le premier subpoena.

e) La deuxième enquête et le deuxième subpoena pour production de documents

[11]Quatre jours après l'introduction de l'action en justice, soit le 11 décembre 2000, le sous-commissaire, M. Alan Leadbeater, a délivré un deuxième subpoena (ordonnance relative à la production de documents) ordonnant à Mme Janice Cochrane, sous-ministre, de produire les documents mentionnés dans la première ordonnance au plus tard le 14 décembre 2000.

[12]Le défendeur déclare avoir déposé de son propre chef une nouvelle plainte dans cette affaire conformément au pouvoir que lui confère le paragraphe 30(3) de la Loi, lequel prévoit:

30. [. . .]

(3) Le Commissaire à l'information peut lui-même prendre l'initiative d'une plainte s'il a des motifs raisonnables de croire qu'une enquête devrait être menée sur une question relative à la demande ou à l'obtention de documents en vertu de la présente loi.

La première plainte et la première enquête étaient fondées sur l'alinéa 30(1)c), soit la question de savoir si la prorogation de délai était abusive. La deuxième plainte, que le défendeur a déposée de son propre chef, porte sur la question de savoir si la prorogation abusive constitue un «refus présumé» de communiquer les documents.

[13]La demande de contrôle judiciaire visant le deuxième subpoena a été déposée le 20 décembre 2000. (Le juge Nadon a ordonné le sursis des deux ordonnances de production de documents jusqu'à ce qu'il soit statué sur les présentes demandes de contrôle judiciaire.)

LES QUESTIONS EN LITIGE

[14]Le défendeur a-t-il outrepassé sa compétence en délivrant le premier subpoena duces tecum le 22 novembre 2000 alors qu'il a terminé son enquête au moment où il a fait rapport des conclusions de celle-ci le 20 septembre 2000; et a-t-il ainsi exercé et épuisé sa compétence relativement à cette enquête, de sorte qu'il ne jouissait plus du pouvoir, conféré par l'article 36, de délivrer un subpoena la concernant?

[15]Le défendeur avait-il compétence pour délivrer le deuxième subpoena duces tecum le 11 décembre 2000 en se fondant sur la nouvelle plainte qu'il avait déposée de son propre chef en vertu du paragraphe 30(3) de la Loi et qui découlait des conclusions de sa première enquête, à savoir que la prorogation de délai était abusive et constituait donc un «refus présumé»? La question sous-jacente est de savoir si une «prorogation abusive» constitue un «refus présumé» aux termes de la Loi.

LA NORME DE CONTRÔLE

[16]La norme de contrôle applicable aux décisions d'enquêter prises par le Commissaire à l'information a été exposée par le juge Campbell dans Rowat c. Canada (Commissaire à l'information) (2000), 193 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.) [au paragraphe 13]:

M. Rowat soutient que l'al. 30(1)f) n'investit pas le Commissaire d'une compétence pour enquêter sur les plaintes déposées et que la norme de contrôle applicable à la décision du Commissaire de procéder à cette enquête, vu qu'il s'agit d'une question de compétence, est celle de la décision correcte. Je partage ce point de vue. (Voir C.P. Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, aux p. 25 et 26.)

[17]Dans l'arrêt C.P. [Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3], la Cour suprême du Canada a conclu que les tribunaux administratifs pouvaient examiner les limites de leur compétence même si leurs décisions à cet égard n'avaient pas l'autorité de la chose jugée. Ces décisions sont susceptibles de contrôle suivant la norme de la décision correcte et s'attirent généralement peu de retenue. La norme de la décision correcte est donc la norme de contrôle applicable en l'espèce.

ANALYSE

a) Le premier subpoena

[18]En vertu de l'alinéa 9(1)a) de la Loi, l'institution fédérale peut proroger le délai d'une période que justifient les circonstances si la demande porte sur de nombreux documents, si elle nécessite une recherche dans un grand nombre de documents et si l'observation du délai original entraverait de façon sérieuse le fonctionnement de l'institution. En l'espèce, les 55 demandes d'accès requièrent le traitement d'environ 270 000 pages. La CIC a décidé de proroger le délai en raison du nombre de documents à traiter et des 5 000 autres demandes d'accès qu'elle a reçues au cours de l'année financière en question.

[19]Se fondant sur l'alinéa 30(1)c) de la Loi, le demandeur d'accès a déposé auprès du défendeur une plainte alléguant que la prorogation était abusive.

[20]Le défendeur a mené une enquête sur la plainte et a fourni à l'institution fédérale son rapport du 20 septembre 2000, dans lequel il a présenté les conclusions de son enquête et ses recommandations, conformément au paragraphe 37(1) de la Loi, lequel prévoit:

37. (1) Dans les cas où il conclut au bien-fondé d'une plainte portant sur un document, le Commissaire à l'information adresse au responsable de l'institution fédérale de qui relève le document un rapport où:

a) il présente les conclusions de son enquête ainsi que les recommandations qu'il juge indiquées;

b) il demande, s'il le juge à propos, au responsable de lui donner avis, dans un délai déterminé, soit des mesures prises ou envisagées pour la mise en oeuvre de ses recommandations, soit des motifs invoqués pour ne pas y donner suite.

Contenu dans la lettre du 20 septembre 2000 que le défendeur a envoyée à la sous-ministre, le rapport indiquait que la prorogation de trois ans était abusive et il recommandait que les documents soient produits au plus tard le 6 décembre 2000.

[21]Dans sa réponse du 29 septembre 2000, la sous-ministre a informé le défendeur qu'il ne serait pas possible pour CIC de se conformer à la recommandation que les documents soient produits au plus tard le 6 décembre 2000. Le défendeur a délivré l'«ordonnance relative à la production de documents» le 22 novembre 2000 suivant le pouvoir, que lui confère l'article 36 de la Loi, d'assigner des témoins à comparaître et de forcer la production de documents dans le cadre d'une enquête sur des plaintes.

[22]Le pouvoir que détient le défendeur d'exiger par subpoena la production de documents est établi par l'alinéa 36(1)a) et par le paragraphe 36(2) de la Loi:

36. (1) Le Commissaire à l'information a, pour l'instruction des plaintes déposées en vertu de la présente loi, le pouvoir:

a) d'assigner et de contraindre des témoins à comparaître devant lui, à déposer verbalement ou par écrit sous la foi du serment et à produire les pièces qu'il juge indispensables pour instruire et examiner à fond les plaintes dont il est saisi, de la même façon et dans la même mesure qu'une cour supérieure d'archives;

[. . .]

(2) Nonobstant toute autre loi fédérale et toute immunité reconnue par le droit de la preuve, le Commissaire à l'information a, pour les enquêtes qu'il mène en vertu de la présente loi, accès à tous les documents qui relèvent d'une institution fédérale et auxquels la présente loi s'applique; aucun de ces documents ne peut, pour quelque motif que ce soit, lui être refusé.

[23]Le pouvoir de délivrer des subpoenas est conféré «pour l'instruction des plaintes». J'estime que lorsque l'enquête est terminée, ce pouvoir disparaît. Je conclus que l'enquête sur les plaintes alléguant le caractère abusif des prorogations a pris fin le 20 septembre 2000 et que, le 22 novembre 2000, le défendeur n'avait plus compétence pour délivrer le subpoena ordonnant la production des documents faisant l'objet des demandes d'accès.

b) Le deuxième subpoena

[24]Lorsque les demandeurs ont contesté le premier subpoena le 7 décembre 2000 au motif que le défendeur avait outrepassé sa compétence parce que l'enquête était terminée, le demandeur les a avisés par lettre qu'il entreprendrait une deuxième enquête conformément au paragraphe 30(3) de la Loi. La lettre du défendeur à la sous-ministre, datée du même jour, déclare que la deuxième enquête est due au «refus présumé de votre ministère» de communiquer les documents. En vertu de la Loi, la seule «présomption de refus de communi-cation» est établie par le paragraphe 10(3), qui prévoit:

10. (1) En cas de refus de communication totale ou partielle d'un document demandé en vertu de la présente loi, l'avis prévu à l'alinéa 7a) doit mentionner, d'une part, le droit de la personne qui a fait la demande de déposer une plainte auprès du Commissaire à l'information et, d'autre part:

[. . .]

(3) Le défaut de communication totale ou partielle d'un document dans les délais prévus par la présente loi vaut décision de refus de communication.

[25]Le législateur a clairement prévu les «présomptions de refus» au paragraphe 10(3), mais il ne l'a pas fait dans les autres dispositions de la Loi. Il y a «présomption de refus» lorsque le ministère fait défaut de communiquer le document dans le délai fixé par la Loi, c.-à-d. le délai de 30 jours prévu à l'article 7 ou un délai prorogé en application de l'article 9. Je suis d'avis qu'en l'espèce, le délai prorogé n'était pas écoulé, de sorte qu'il ne peut y avoir aucune «présomption de refus» de communication. Aucune disposition de la Loi ne permet au défendeur de considérer une prorogation de délai abusive comme un refus.

c) La jurisprudence relative à la «présomption de refus»

[26]Le défendeur invoque l'arrêt Canada (Commissaire à l'information) c. Canada (Ministre de la Défense nationale) (1999), 240 N.R. 244 (C.A.F.), à l'appui de sa conclusion que la prorogation de délai constitue un «refus présumé». Dans cette affaire, la Cour d'appel fédérale s'est penchée sur des faits entièrement différents, c.-à-d. l'institution fédérale avait prorogé de 120 jours le délai de 30 jours fixé par la Loi. À l'expiration du délai prorogé, l'institution n'avait toujours pas pris sa décision au sujet de la communication. Le demandeur d'accès s'est plaint auprès du défendeur que l'institution n'avait pas respecté le délai prorogé. S'exprimant au nom de la Cour, Mme le juge Desjardins a conclu ainsi au paragraphe 19:

Dès qu'une institution fédérale est en défaut de communiquer un document dans le délai prévu par la Loi, il y a, aux termes du paragraphe 10(3) de la Loi, présomption de refus de communication dont l'effet est de placer l'institution fédérale, le plaignant et le Commissaire dans la même situation que s'il y avait eu refus au sens de l'article 7 et du paragraphe 10(1) de la Loi.

Dans cette affaire, l'institution fédérale avait fait défaut de communiquer les documents dans le délai prorogé de 120 jours. Cela a donné lieu à une «présomption de refus de communication» conformément au paragraphe 10(3) de la Loi. En l'espèce, le délai de communication a été prorogé à trois ans et ce délai n'est pas encore écoulé. Il n'y a donc aucune «présomption de refus de communication» puisque l'institution fédérale n'a pas refusé de communiquer les documents dans le délai prorogé.

[27]De la même manière, le juge Strayer a conclu dans X c. Canada (Ministre de la Défense nationale), [1991] 1 C.F. 670 (1re inst.), à la page 676:

Mais cela ne veut pas dire qu'il incombe à la Cour fédérale de se substituer au responsable de l'institution pour décider, par exemple si les circonstances justifiaient une prorogation du délai de 30 jours, comme c'est le cas en l'espèce. La Cour est compétente pour instruire une requête présentée par une partie privée en matière d'accès à l'information uniquement aux termes de l'article 41 et seulement si cette requête est présentée par une «personne qui s'est vu refuser communication . . . d'un document». Il est clair qu'aux termes du paragraphe 9(1) une prorogation de délai par le responsable d'une institution ne constitue pas de sa part un refus de communication d'un document. Il ne s'agit pas à première vue d'un refus de donner l'information. Cela ne peut que valoir «décision de refus de communication» aux termes du paragraphe 10(3), si aucune décision n'est prise dans le délai prorogé et que le document n'est pas communiqué.

Dans X c. Canada, précité, le délai avait été prorogé à 270 jours et la Cour a conclu qu'il n'y avait aucune «présomption de refus» avant l'expiration du délai prorogé. Le juge Strayer a conclu qu'il n'appartenait pas à la Cour fédérale de remettre en question le caractère raisonnable de la prorogation. Le défendeur a le pouvoir de recevoir une plainte alléguant le caractère abusif d'une prorogation et de mener une enquête sur cette plainte, mais son pouvoir se limite à faire rapport de ses conclusions et de ses recommandations relatives au caractère raisonnable de la prorogation.

[28]En l'espèce, le défendeur a présenté un tel rapport, exposant ses conclusions et ses recommandations, le 20 décembre 2000. Cela a mis fin à la compétence que le défendeur avait quant à l'enquête portant sur les plaintes du demandeur d'accès.

[29]Par conséquent, le défendeur n'avait pas compétence pour déposer de son propre chef une plainte relative à un «refus présumé» ni pour délivrer le deuxième subpoena lié à la deuxième enquête. Si la deuxième enquête est illégale, il en va de même pour le deuxième subpoena.

d) L'allégation d'abus

[30]Le procureur général du Canada allègue que les subpoenas exigeant la production de documents constituent un abus de procédure aux motifs que:

(i) le défendeur ne peut pas déposer de son propre chef une plainte dans l'affaire sur laquelle il vient de conclure une enquête;

(ii) la deuxième enquête n'a pas pour but l'examen de faits nouveaux, mais bien la délivrance d'un subpoena étant donné que le premier subpoena était illégal;

(iii) le subpoena [traduction] «n'est rien d'autre qu'une tentative déguisée de forcer le respect de la recommandation (du défendeur) alors que la Loi ne lui confère pas ce pouvoir».

La Cour convient qu'il est irrégulier pour le défendeur de déposer une nouvelle plainte et d'entreprendre une nouvelle enquête dans l'affaire sur laquelle il vient de conclure une première enquête. La Cour convient également que le défendeur a utilisé à tort son pouvoir de délivrer des subpoenas pour exiger la production des 270 000 pages de documents que CIC avait déclaré ne pas pouvoir traiter immédiatement. Dans les faits, le défendeur exige du Ministère les documents dont il avait recommandé la production au plus tard le 6 décembre 2000, chose que la sous-ministre lui avait respectueusement dit être impossible.

e) Le rôle du défendeur

[31]Dans Rowat c. Canada (Commissaire à l'information), précité, le juge Campbell a fait référence, au paragraphe 28, au rôle du défendeur en citant l'argument que ce dernier avait avancé dans cette affaire:

Le Commissaire est un ombudsman impartial et indépendant dont la fonction consiste à superviser l'application de la Loi sur l'accès à l'information, de même que les mesures gouvernementales relatives à cette dernière; son pouvoir se limite à formuler des recommandations à l'intention des institutions fédérales ou du Parlement au sujet de la divulgation de renseignements gouvernementaux et de l'administration de la Loi sur l'accès à l'information.

Il n'est pas loisible au Commissaire de contraindre les institutions fédérales à mettre en oeuvre ses recommandations. Son rôle est celui d'un enquêteur chargé de formuler des recommandations pour résoudre les différends [. . .]

En l'espèce, le défendeur a outrepassé son rôle et sa compétence légale en ordonnant à une institution fédérale de mettre en oeuvre ses recommandations alors que cette institution avait indiqué ne pas être en mesure de le faire.

f) Le pouvoir du défendeur de faire rapport au Parlement

[32]Les articles 38 et 39 confèrent au défendeur le pouvoir de présenter au Parlement un rapport sur toute question relevant de ses pouvoirs et fonctions. Le défendeur est un genre de protecteur du citoyen indépendant qui peut recevoir des plaintes, en déposer et effectuer des enquêtes susceptibles d'être suivies par des discussions avec les institutions visant à résoudre les problèmes. Le défendeur présente également un rapport au Parlement et aux comités désignés des deux chambres. Lorsqu'une plainte allègue qu'une proroga-tion de délai est abusive, le défendeur a le pouvoir de mener une enquête sur cette plainte et de faire part à l'institution en cause de ses conclusions et de ses recommandations. Le défendeur n'a pas le pouvoir de solliciter le contrôle judiciaire d'une prorogation au motif que celle-ci est abusive. Le seul autre pouvoir du défendeur est de rapporter au Parlement qu'une institu-tion particulière n'agit pas de manière raisonnable à la lumière des objectifs de la Loi. Voir X c. Canada (Ministre de la Défense nationale), précité, à la page 677, le juge Strayer (maintenant juge à la Cour d'appel fédérale). Le défendeur peut faire des commentaires publics très critiques à l'égard des institutions fédérales.

[33]En l'espèce, le défendeur a présenté un rapport spécial au Parlement, daté de mai 2000, dans lequel il a reproché à CIC de causer des délais importants et lui a attribué une note inférieure à la note de passage. Le rapport déclarait qu'il:

[. . .] relevait de graves problèmes de délais de traitement dans six ministères, soit Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) [. . .] Dans la fiche de rendement de 1999, CIC a reçu la note de F [. . .]

Le rapport a souligné que CIC avait attribué des ressources supplémentaires à sa direction générale de l'accès à l'information, mais que le nombre de demandes d'accès s'était grandement accru. Le défendeur a enquêté sur le caractère abusif qu'auraient les prorogations de délai, il a fait des recommandations et il a signalé le problème au Parlement. C'est là que s'arrête la compétence du défendeur quant au caractère raisonnable de la prorogation de délai.

CONCLUSION

[34]J'ai conclu que:

(i) le défendeur n'avait pas compétence pour délivrer le premier subpoena ou la première ordonnance de production de documents parce qu'il avait terminé son enquête conformément à l'alinéa 30(1)c) relativement aux plaintes alléguant le caractère abusif de la prorogation de délai de trois ans;

(ii) il n'y pas eu de «présomption de refus de communication» parce que les délais prorogés n'étaient pas expirés;

(iii) le défendeur n'avait pas compétence pour déposer une plainte et entreprendre une enquête en vertu du paragraphe 30(3) relativement à un «refus présumé de communication» parce qu'il n'y avait clairement aucune «présomption de refus de communication» aux termes de la Loi;

(iv) le défendeur n'avait pas compétence pour délivrer le deuxième subpoena ou la deuxième ordonnance de production de documents.

[35]Pour ces motifs, les deux subpoenas ou ordonnances de production de documents ont été délivrés en l'absence de compétence et sont donc annulés. En conséquence, les présentes demandes de contrôle judiciaire sont accueillies avec dépens en faveur des demandeurs.

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