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T-2330-00

2001 CFPI 1330

Incremona-Salerno Marmi Affini Siciliani (I.S.M.A.S.) s.n.c. et Danzas (Canada) Limited (demanderesses)

c.

Les propriétaires et toutes les autres personnes ayant un droit sur les navires Castor et Katsuragi, les navires Castor et Katsuragi, Hapag-Lloyd Container Line, GmbH Atlas Trampship Reederei GmbH & Co. m.s. Castor KG et Tama Lake Ship Holding SA (défendeurs)

Répertorié: Incremona-Salerno Marmi Affini Siciliani (I.S.M.A.S.) s.n.c. c. Castor (Le) (1re inst.)

Section de première instance, juge Gibson--Vancouver, 19 novembre; Ottawa, 4 décembre 2001.

Interprétation des lois -- L'art. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime prévoit qu'une procédure judiciaire peut être intentée au Canada si le port de chargement ou de déchargement, prévu au contrat ou effectif, est situé au Canada, et ce, même si le contrat de transport de marchandises par eau prévoit l'arbitrage ailleurs -- L'art. 46(1) est entré en vigueur le 8 août 2001 -- Dans la déclaration, qui avait été déposée au mois de décembre 2000, il était allégué que la cargaison avait subi des dommages pendant le transport, entre le mois de décembre 1999 et le mois de janvier 2000 -- La cargaison avait été transportée par mer dans un conteneur entre l'Italie, Malte et le Canada et, par train, entre la Nouvelle-Écosse et la Colombie- Britannique -- Les défendeurs avaient présenté des requêtes en vue de faire suspendre l'instance en se fondant sur une clause de compétence figurant dans le connaissement -- Les requêtes n'avaient pas encore été entendues lorsque l'art. 46 est entré en vigueur -- Une ordonnance déclarant que l'art. 46 s'appliquait a été rendue -- La distinction entre les mots «rétroactif» et «rétrospectif» n'a pas d'importance en l'espèce -- Il existe une présomption voulant que les lois ne soient pas interprétées de façon à s'appliquer rétrospecti-vement -- De plus, s'il faut choisir entre l'effet rétroactif et l'effet prospectif, la règle à l'encontre de la rétroactivité favorise l'effet prospectif -- Il faut d'abord déterminer l'intention du législateur -- La Loi ne prévoit rien au sujet de l'application de l'art. 46 -- Application des principes généralement reconnus: la Cour doit identifier les faits pertinents qui déclenchent l'application de la loi, elle doit situer les faits dans le temps et elle doit appliquer la loi -- Tous les faits pertinents s'étaient produits ou avaient débuté avant l'entrée en vigueur de la Loi -- Les requêtes visant la suspension de l'instance constituent des faits pertinents qui sont de nature continue -- Les requêtes n'avaient pas été réglées d'une façon définitive lorsque la Loi est entrée en vigueur -- L'art. 46 ne s'applique pas d'une façon rétroactive ou d'une façon rétrospective -- Puisque les droits visés par la clause de compétence n'étaient pas des droits acquis ou des droits établis au moment où la Loi est entrée en vigueur, la présomption voulant qu'il ne soit pas porté atteinte aux droits acquis ne s'applique pas.

Droit maritime -- Transport de marchandises -- Le connaissement renfermait une clause de compétence prévoyant que le droit de l'Allemagne s'appliquait -- L'art. 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime prévoit qu'une action peut être intentée au Canada si le port de chargement ou de déchargement, prévu au contrat ou effectif, est situé au Canada, et ce, même si le contrat de transport de marchandises prévoit l'arbitrage ailleurs -- L'art. 46 est entré en vigueur après que le voyage eut pris fin et après que l'action eut été intentée, les requêtes visant la suspension de l'instance fondées sur la clause de compétence ayant été présentées, mais n'ayant pas encore été entendues -- L'art. 46 s'appliquait -- Tous les faits pertinents s'étaient produits ou avaient débuté avant l'entrée en vigueur de la Loi -- Les requêtes visant la suspension de l'instance constituent des faits pertinents qui sont de nature continue -- Elles n'avaient pas été réglées d'une façon définitive lorsque la Loi est entrée en vigueur -- L'art. 46 ne s'applique pas d'une façon rétroactive ou d'une façon rétrospective.

Il s'agissait d'une requête visant l'obtention d'un jugement déclaratoire au sujet de la question de savoir si le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, qui est entrée en vigueur le 8 août 2001, s'applique aux faits de l'affaire. Le paragraphe 46(1) prévoit que lorsqu'un contrat de transport de marchandises par eau prévoit le renvoi de toute créance à une cour de justice ou à l'arbitrage en un lieu situé à l'étranger, le réclamant peut, à son choix, intenter une procédure judiciaire ou arbitrale au Canada devant un tribunal si le port de chargement ou de déchargement--prévu au contrat ou effectif--est situé au Canada. Les demanderesses réclamaient des dommages- intérêts par suite du transport d'un conteneur rempli de granite poli à bord du Castor depuis le port de Catane, en Italie, jusqu'au port de Marsaxlokk, à Malte, où le conteneur a été transbordé à bord du  Katsuragi en vue du transport à Halifax (Nouvelle-Écosse) et de là, par train, jusqu'à Surrey (Colombie-Britannique). Le voyage a commencé le 21 décembre 1999 et a pris fin le 11 janvier 2000. La déclaration a été déposée le 15 décembre 2000. Aux mois de février et de mars 2001, les défendeurs ont présenté des requêtes en vue de faire suspendre l'instance en se fondant sur une clause de compétence figurant dans le connaissement, laquelle prévoyait que toute réclamation ou tout litige découlant du connaissement serait régi par le droit de la République fédérale d'Allemagne et serait tranché devant les tribunaux de Hambourg, les tribunaux de tout autre ressort n'ayant pas compétence à cet égard. Les requêtes n'avaient pas encore été entendues lorsque l'article 46 est entré en vigueur ou avant la date à laquelle l'affaire a été entendue. Les requêtes étaient présentées conformément au paragraphe 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale qui prévoit que la Cour a le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures lorsque l'intérêt de la justice l'exige.

Il s'agissait de savoir si le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime limite le pouvoir discrétionnaire que la Cour possède en vertu de l'alinéa 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale d'une façon rétroactive ou d'une façon rétrospective.

Jugement: une ordonnance est rendue en vue de déclarer que le paragraphe 46(1) s'applique à la présente instance.

Eu égard aux faits de l'affaire, la distinction entre les mots «rétroactif» et «rétrospectif» n'a pas beaucoup d'importance. En l'espèce, le mot «rétrospectif» était employé en vue de décrire une disposition législative qui, si elle s'appliquait d'une façon immédiate et générale, rattacherait de nouveaux effets préjudiciables à des faits en cours. La règle générale de common law voulant qu'une loi ne soit pas interprétée de façon à s'appliquer rétrospectivement est une présomption, quoique une présomption forte, celle-ci étant simplement un guide d'interprétation et pouvant être écartée. Il faut tenir compte de l'intention du législateur avant de créer des présomptions. Si le texte est muet ou si les indices qu'il fournit ne suffisent pas à asseoir solidement une conclusion, le juge peut faire appel aux présomptions d'intention du législateur. S'il a à choisir entre l'effet rétroactif et l'effet prospectif, la présomption de non-rétroactivité de la loi l'invite à préférer en principe l'effet simplement prospectif. La Loi sur la responsabilité en matière maritime ne prévoit rien au sujet de son application, à l'exception de l'article 108 qui traite de l'application de la partie 4. L'article 46 se trouve dans la partie 5. L'article 108 ne devrait pas non plus être interprété de façon à effectivement présumer l'intention du législateur d'appliquer d'une façon rétrospective toutes les dispositions de fond de la Loi sur la responsabilité en matière maritime à l'exception de celles qui sont contenues dans la partie 4. La Loi, au moyen de la partie 4, entre autres choses, élargit le sens de l'expression «contrat de transport» figurant dans la Convention; il s'agit d'un cas isolé. Par conséquent, on ne peut pas se fonder sur l'article 108 comme indice de l'intention du législateur en ce qui concerne l'application d'autres parties de la Loi.

La Cour devait donc déterminer l'application «dans le temps» du paragraphe 46(1) conformément aux principes généralement reconnus: 1) la Cour doit identifier les faits pertinents qui déclenchent l'application de la loi; 2) la Cour doit situer les faits dans le temps; et 3) la Cour doit appliquer la loi. Si les faits qui se produisent après la date d'entrée en vigueur de la loi sont essentiels aux fins de l'application de celle-ci, il n'y aura pas rétroactivité ou rétrospectivité.

Tous les faits et événements pertinents se rapportant ou donnant naissance à la réclamation se sont produits ou ont débuté bien avant l'entrée en vigueur de la Loi sur la responsabilité en matière maritime. Cependant, les requêtes visant la suspension de l'instance constituent des faits pertinents qui sont de nature continue. Elles représentent des situations composées d'un fait ou plus s'échelonnant sur une période donnée, période qui va jusqu'au moment où les requêtes sont finalement réglées. Or, les requêtes n'avaient pas été réglées d'une façon définitive lorsque la Loi sur la responsabilité en matière maritime est entrée en vigueur. Si les demandes de suspension sont considérées comme des faits continus, il s'agit de faits continus qui n'avaient pas pris fin avant l'entrée en vigueur de la Loi sur la responsabilité en matière maritime. Si elles sont considérées comme une série de faits successifs, cela constitue une série dans laquelle le fait final n'a pas pris fin ou n'a pas été accompli avant l'entrée en vigueur de la Loi. Le paragraphe 46(1) s'applique aux faits de la présente espèce et il ne s'applique pas d'une façon rétroactive ou d'une façon rétrospective.

Il existe également une présomption selon laquelle une loi ne porte pas atteinte aux droits acquis à moins que la législature ait clairement manifesté l'intention contraire, laquelle s'applique sans discrimination, que la loi ait une portée rétroactive ou qu'elle produise son effet dans l'avenir. Les droits visés par la clause de compétence figurant dans le connaissement n'étaient pas des droits acquis ou des droits établis au moment où le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime est entré en vigueur. En l'absence d'une suspension de l'instance, les droits que possèdent les défendeurs en vertu de la clause de compétence figurant dans le connaissement ne sont pas des droits acquis ou des droits établis.

lois et règlements

Convention d'Athènes de 1974 relative au transport par mer de passagers et de leurs bagages, telle que modifiée par le Protocole de 1990, qui constitue la Partie 1 de l'annexe 2 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6.Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 50(1).

Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6, art. 46(1), 108.

jurisprudence

décision appliquée:

Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271; (1975), 66 D.L.R. (3d) 449; [1976] CTC 1; 75 DTC 5451; 7 N.R. 401.

décisions mentionnées:

Martin c. Perrie, [1986] 1 R.C.S. 41; (1986), 24 D.L.R. (4th) 1; 36 C.C.L.T. 36; 64 N.R. 195; 12 O.A.C. 269; Angus c. Sun Alliance Compagnie d'assurance, [1988] 2 R.C.S. 256; (1988), 65 O.R. (2d) 638; 52 D.L.R. (4th) 193; 34 C.C.L.I. 237; 47 C.C.L.T. 39; [1988] I.L.R. 1-2370; 9 M.V.R. (2d) 245; 87 N.R. 200; 30 O.A.C. 210.

doctrine

Côté, P.-A. Interprétation des lois, 3e éd. Montréal: Éditions Thémis, 1999.

Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2e éd. Toronto: Butterworths, 1983.

Sullivan, Ruth. Driedger on the Construction of Statutes, 3e éd. Toronto: Butterworths, 1994.

REQUÊTE visant l'obtention d'un jugement déclaratoire portant que le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime s'applique de façon à permettre d'intenter une action au Canada par suite des dommages subis par la cargaison au cours du transport, et ce, même si le connaissement prévoyait que l'arbitrage devait avoir lieu ailleurs. La requête a été accueillie même si les faits pertinents ayant donné lieu à la réclamation s'étaient produits plusieurs mois avant que le paragraphe 46(1) entre en vigueur parce que les requêtes visant la suspension de l'instance, qui n'avaient pas été réglées avant l'entrée en vigueur du paragraphe 46(1), étaient considérées comme constituant des faits pertinents de nature continue.

ont comparu:

John W. Bromley pour les demanderesses.

Peter G. Bernard, c.r. pour les défendeurs (les propriétaires et toutes les autres personnes ayant un droit sur le navire Castor, le navire Castor, Hapag-Lloyd Container Ligne, GmbH et Atlas Trampship Reederei GmbH & Co. m.s. Castor KG.).

Douglas G. Morrison pour les défendeurs (les propriétaires et toutes les autres personnes ayant un droit sur le navire Katsuragi, le navire Katsuragi et Tame Lake ship Holding SA.).

avocats inscrits au dossier:

Bromley Chapelski, Vancouver, pour les demanderesses.

Campney & Murphy, Vancouver, pour les défendeurs (les propriétaires et toutes les autres personnes ayant un droit sur le navire Castor, le navire Castor, Hapag-Lloyd Container Ligne, GmbH et Atlas Trampship Reederei GmbH & Co. m.s. Castor KG.).

Bull, Housser & Tupper, Vancouver pour les défendeurs (les propriétaires et toutes les autres personnes ayant un droit sur le navire Katsuragi, le navire Katsuragi et Tame Lake ship Holding SA.).

Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par

Le juge Gibson:

Introduction

[1]Les parties se sont entendues pour demander un jugement déclaratoire au sujet de la question de savoir si le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime1 (la Loi), qui est entrée en vigueur l e 8 août 2001, s'applique aux faits de l'affaire, ainsi que les réparations procédurales y afférentes. Cette disposition est ainsi libellée:

46. (1) Lorsqu'un contrat de transport de marchandises par eau, non assujetti aux règles de Hambourg, prévoit le renvoi de toute créance découlant du contrat à une cour de justice ou à l'arbitrage en un lieu situé à l'étranger, le réclamant peut, à son choix, intenter une procédure judiciaire ou arbitrale au Canada devant un tribunal qui serait compétent dans le cas où le contrat aurait prévu le renvoi de la créance au Canada, si l'une ou l'autre des conditions suivantes existe:

a) le port de chargement ou de déchargement--prévu au contrat ou effectif--est situé au Canada;

b) l'autre partie a au Canada sa rési dence, un établissement, une succursale ou une agence;

c) le contrat a été conclu au Canada.

Nous reviendrons plus loin dans ces motifs sur les requêtes présentées devant la Cour, sur lesquelles les parties se fondent en vue d'étayer pareil jugement décl aratoire.

Les faits

[2]En l'espèce, les demanderesses réclament des dommages-intérêts et d'autres réparations à l'encontre des défendeurs par suite du transport d'un conteneur rempli de granite poli à bord du «Castor» depuis le port de Catane, en Italie, jusqu'au port de Marsaxlokk, à Malte, où le conteneur a été transbordé à bord du Katsuragi en vue du transport à Halifax (Nouvelle-Écosse) et de là, par train, jusqu'à Surrey (Colombie-Britannique). La réclamation des demanderesses est en partie fondée sur un contrat dont fait foi un connaissement daté du 21 décembre 1999, établi à Milan, en Italie (le connaissement).

[3]Le Castor a quitté Catane, en Italie, le 21 décembre 1999, avec le conteneur rempli d e marbre poli à son bord. Le conteneur a été déchargé à Marsaxlokk, à Malte, le lendemain. Le 27 du même mois, le conteneur a été chargé à bord du Katsuragi . Il a été déchargé du Katsuragi à Halifax (Nouvelle-Écosse) le 4 janvier 2000 et transporté par tra in de Halifax à Vancouver; il a quitté Halifax le 4 janvier 2000 et est arrivé à Vancouver le 11 janvier.

[4]Les demanderesses allèguent que la cargaison de granite poli s'est avariée pendant le transport.

[5]Les demanderesses ont déposé leur déclaration devant la Cour le 15 décembre 2000, peu de temps avant l'expiration du délai applicable à leur réclamation.

[6]Les défendeurs Katsuragi , Hapag-Lloyd Container Line, GmbH, Tama Lake Ship Holding SA, les propriétaires et toutes les autres personnes ayant un droit sur le Katsuragi et le navire lui-même, ont présenté une requête en vue de faire suspendre l'instance engagée devant la Cour le 2 février 2001. Les autres défendeurs, les défendeurs Castor , ont présenté une requête similaire le 26 mars 2001. La suspension demandée est fondée sur une clause de compétence figurant dans le connaissement, laquelle est ainsi libellée:

[traduction] Sauf disposition contraire expresse énoncée dans les présentes, toute réclamation ou tout litige découlant du connaissement sera régi par le droit de la République fédérale d'Allemagne et sera tranché devant les tribunaux de Hambourg, les tribunaux de tout autre ressort n'ayant pas compétence à cet égard. Le transport eur qui entend poursuivre le commerçant peut à son gré intenter une poursuite judiciaire à l'endroit où le commerçant a son établissement. Si cette clause est inapplicable en vertu du droit local, la compétence et le droit applicable seront, au gré du tran sporteur, ceux du port de chargement ou du port de déchargement.

[7]Pour des motifs qui, selon moi, ne sont pas ici pertinents, ni l'une ni l'autre des requêtes visant la suspension de l'instance n'a été entendue ou réglée, que ce soit avant la date à laquelle l'article 46 de la Loi soit entré en vigueur ou, de fait, avant la date à laquelle j'ai entendu l'affaire. Ces requêtes servent maintenant de fondement en vue d'étayer la réparation qui est maintenant sollicitée. Par suite de l'audience qui a eu lieu devant moi, j'étais convaincu que la procédure peu orthodoxe prônée par les parties ne causerait aucun inconvénient et aucun préjudice à la Cour ou à quelque partie que ce soit. De fait, j'étais convaincu que l'adoption de la procédure propo sée était conforme à l'intérêt de la justice et permettait de régler l'instance de la façon la plus rapide et la moins coûteuse possible. J'ai donc examiné les documents pertinents mis à la disposition de la Cour et les observations réfléchies des avocats. J'énoncerai ci-après mes motifs.

Le point litigieux

[8]La seule question dont j'étais saisi était de savoir si le paragraphe 46(1) de la Loi s'applique aux faits dont j'ai pris connaissance de façon à rendre effectivement théoriques les re quêtes présentées pour le compte des défendeurs Castor et des défendeurs Katsuragi en ce qui concerne la suspension de l'action.

[9]Les requêtes en suspension sont présentées conformément au paragraphe 50(1) de la Loi sur la Cour fédérale2 . Cette disposition est ainsi libellée:

50. (1) La Cour a le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire:

a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;

b) lorsque, pour quelque autre raison, l'intérêt de l a justice l'exige.

Plus particulièrement, les demandes de suspension sont présentées conformément à l'alinéa 50(1)b ). Autrement dit, il s'agit de savoir si le paragraphe 46(1) de la Loi limite en fait le pouvoir discrétionnaire que la Cour possède en vertu de l'alinéa 50(1)b ) de la Loi sur la Cour fédérale lorsqu'elle statue sur la question de savoir si l'intérêt de la justice exige la suspension des procédures et s'il le fait d'une façon rétroactive ou d'une façon rétr ospective. À coup sûr, le paragraphe 46(1) limite le pouvoir discrétionnaire que possède la Cour en vue de suspendre l'instance lorsque l'intérêt de la justice l'exige s'il existe dans un connaissement, comme en l'espèce, une clause de compétence. Cependan t, il n'est pas aussi clair, du moins de l'avis du juge, que le pouvoir discrétionnaire de la Cour soit limité d'une façon rétroactive ou d'une façon rétrospective et les avocats qui ont comparu devant moi ont certes adopté des points de vue différents sur la question.

Analyse

[10]Dans l'arrêt Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national3 , le juge Dickson (tel était alors son titre) a dit ce qui suit au nom de la majorité (page 279):

Selon la règle générale, les lois ne doi vent pas être interprétées comme ayant une portée rétroactive à moins que le texte de la Loi ne le décrète expressément ou n'exige implicitement une telle interprétation.

[11]À la page 282, le juge Dickson a fait d'autres remarques au sujet de la question de l'atteinte aux droits acquis. Voici ce qu'il a dit:

Selon la règle, une loi ne doit pas être interprétée de façon à porter atteinte aux droits existants relatifs aux personnes ou aux biens, sauf si le texte de cette loi exige une telle i nterprétation. [Renvoi omis.]

[12]Le juge Dickson a fait des remarques expresses au sujet de la notion de «rétrospectivité» plutôt que de la notion de «rétroactivité», une distinction étant faite entre ces deux termes, quoique d'une façon qu i obscurcit parfois la question déjà quelque peu hermétique de l'interprétation de la loi. La distinction à faire entre les deux termes est signalée dans la deuxième édition de Driedger, Construction of Statutes4 , où l'auteur affirme que le mot «rétroactif» s'applique à une disposition législative qui a pour objet de modifier les effets juridiques passés d'opérations qui ont été conclues alors que le mot «rétrospectif» s'applique à une disposition législative qui a pour objet de modifier les effets futurs d'opérations qui ont été conclues en imposant de nouvelles responsabilités ou de nouvelles obligations.

[13]La distinction a en fait été abandonnée dans la troisième édition de Driedger on the Construction of Statutes5 , révisée par le profess eur Ruth Sullivan. L'auteur a dit ce qui suit:

[traduction] Il y a un certain nombre d'années, en tentant de se livrer à des subtilités, on a fait une distinction entre une «disposition législative rétroactive», définie comme étant une disposition qui a p our objet de modifier les effets juridiques passés d'opérations qui ont été conclues, et une «disposition législative rétrospective», définie comme étant une disposition qui a pour objet de modifier les effets juridiques futurs d'opérations qui ont été con clues en imposant de nouvelles responsabilités ou de nouvelles obligations. Le législateur était réputé éviter tant les applications rétroactives que les applications rétrospectives, une distinction étant dans les deux cas faite par rapport à l'atteinte à des droits acquis, soit une question moins grave.

Cette analyse a été adoptée par les tribunaux à maintes reprises, mais elle n'a pas toujours été bien comprise, d'où la confusion croissante qui règne dans la jurisprudence canadienne au sujet du mot «rétrospectif». Ce mot est employé de trois différentes façons: 1) comme synonyme du mot «rétroactif» en vue de décrire une disposition législative qui s'applique à des faits passés; 2) dans le sens spécial ci-dessus mentionné, en vue de décri re une disposition législative rattachant de nouveaux effets préjudiciables à des opérations qui ont été conclues; et peut-être encore plus souvent 3) en vue de décrire une disposition législative qui, si elle s'appliquait d'une façon immédiate et générale , rattacherait de nouveaux effets préjudiciables à des faits en cours. Étant donné la confusion qui règne au sujet du mot «rétrospectif», nous éviterons ici d'employer ce mot.[Renvoi omis.]

Eu égard aux faits de l'affaire, je suis convaincu que la distinc tion n'a pas beaucoup d'importance. Dans la mesure où il existe une différence importante, je suis convaincu qu'il est ici question de rétrospectivité, selon le troisième sens mentionné dans le passage précité. J'adopterai ci-dessous le mot «rétrospectif» dans ce sens, plutôt que le mot «rétroactif».

[14]La Loi renferme-t-elle des mots qui vont à l'encontre de la règle générale de common law interdisant une application rétrospective? La règle générale voulant qu'une loi ne soit pas interprétée de façon à s'appliquer rétrospectivement est une présomption, quoique une présomption forte. Dans son traité sur l'interprétation des lois6 , le professeur Côté affirme qu'il faut tenir compte de l'intention du législateur avant de créer des présomptions, celles-ci étant en fait des guides d'interprétation et pouvant être écartées. Toutefois, le professeur Côté fait remarquer ce qui suit (page 153):

Si le texte est muet ou si les indices qu'il fournit ne suffisent pas à asseoir solidement une conclusion, le juge peut faire appel aux présomptions d'intention du législateur. S'il a à choisir entre l'effet rétroactif et l'effet prospectif, la présomption de non-rétroactivité de la loi l'invite à préférer en principe l'effet simplement prospectif.

À première vue, la Loi ne prévoit rien au sujet de son application, à une exception près. L'article 108 figurant à la partie 8 est ainsi libellé:

108. La partie 4 de la présente loi s'applique:

a) au transport par eau sous le régime d'un contrat de transport conclu après son entrée en vigueur;

b) faute de contrat de transport, au transport par eau qui débute après la date de son entrée en vigueur.

L'article 46 se trouve dans la partie 5 et non dans la partie 4 et l'article 108 n'est donc pas directement utile.

[15]L'avocat des demandeurs soutient qu'étant donné que la partie 4 de la Loi est l'unique partie limitant expressément son application au transport par eau sous le régime d'un contrat con clu après l'entrée en vigueur de cette partie, ou, faute de contrat, au transport par eau débutant après l'entrée en vigueur de cette partie, je devrais conclure qu'aucune autre disposition ou partie de la Loi ne comporte pareille restriction. Autrement di t, l'avocat soutient qu'étant donné que l'article 46 ne se trouve pas dans la partie 4, il devait s'appliquer aux parties ici en cause à compter de l'entrée en vigueur de la Loi, c'est-à -dire à compter du 8 août 2001, même si le connaissement renfermant la clause de compétence en question s'appliquait déjà depuis plusieurs mois. Je rejette cet argument. Je ne suis pas convaincu que l'article 108 puisse ou doive être interprété de façon à effectivement étayer ou à présumer l'intention du législateur d'appliq uer d'une façon rétrospective toutes les dispositions de fond de la Loi à l'exception de celles qui sont contenues dans la partie 4. La partie 4 se rapporte à la Convention d'Athènes de 1974 relative au transport par mer de passagers et de leurs bagages, telle que modifiée par le Protocole de 1990 qui constitue la partie 1 de l'annexe 2 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime. La Loi, au moyen de la partie 4, entre autres choses, élargit le sens de l'expression «contrat de transport» figurant da ns la Convention; je suis convaincu qu'il s'agit d'un cas isolé par rapport aux autres dispositions de la Loi.

[16]Je conclus que l'on ne peut tout simplement pas se fonder sur l'article 108 de la Loi comme indice de l'intention du législat eur en ce qui concerne l'application d'autres parties de la Loi.

[17]La Loi ne prévoyant par ailleurs rien au sujet de l'application de ses dispositions, je suis convaincu qu'il incombe à cette cour de déterminer l'application «dans le temps» du paragraphe 46(1) conformément aux principes généralement reconnus. Ces principes sont énoncés dans l'analyse effectuée par le professeur Côté, aux pages 160 à 163 de la 3e édition de cet ouvrage, et sont adoptés par le professeur Sullivan dans la 3e  édition de Driedger, aux pages 514 et 515; premièrement, la Cour doit identifier les faits pertinents qui déclenchent l'application de la loi; deuxièmement, la Cour doit situer les faits dans le temps; et troisièmement, la Cour doit appliquer la loi. Si les faits qui se produisent après la date d'entrée en vigueur de la loi sont essentiels aux fins de l'application de celle-ci, il n'y aura pas rétroactivité ou rétrospectivité.

[18]L'avocat des demandeurs soutient que les demandes de suspension d'instance et les décisions relatives à ces demandes constituent des faits pertinents nécessaires pour que le paragraphe 46(1) de la Loi s'applique à l'égard de la présente instance. Étant donné que les demandes de suspension n'avaient pas été réglées au moment où la Loi est entrée en vigueur, et qu'elles ne sont pas encore réglées, il s'agissait de faits pertinents survenus après l'entrée en vigueur de la Loi et, par conséquent, l'application du paragraphe 46(1) en l'espèce n'a pas un effet rétroactif ou rétrospectif.

[19]L'avocat soutient essentiellement que la question de la rétroactivité ou de la rétrospectivité est un «faux-fuyant»; le paragraphe 46(1) s'applique de toute façon indépendamment de la rétroactivité ou de la rétrospectivité. Par contre, les avocats des défendeurs soutiennent que les faits pertinents qui pourraient déclencher l'application de la Loi se rapportent tous au moment où la perte, les dommages ou le préjudice allégués ont eu lieu ou, autrement dit, au moment où les défendeurs sont censément devenus responsables au civil. Les avocats des défendeurs soutiennent que tous les faits ou événements subséquents se rapportent simplement à la façon dont les parties régleront les questions de responsabilité.

[20]Je suis convaincu que tous les faits ou événements pertinents se rapportant ou donnant naissance à la réclamation se sont produits ou ont débuté bien avant l'entrée en vigueur de la Loi. Comme il en a ci-dessus été fait mention, la cargai son de granite poli est arrivée le 11 janvier 2000 à Vancouver, où les dommages ont probablement été remarqués pour la première fois. La déclaration en l'espèce a été délivrée le 15 décembre 2000. Les défendeurs Katsuragi ont présenté leur requête en vue d'obtenir la suspension de l'instance le 2 février 2001. Les défendeurs Castor ont présenté une requête similaire le 26 mars 2001.

[21]Je souscris à la thèse avancée pour le compte des demandeurs. Je conclus que les requêtes visant la suspens ion de l'instance qui ont été présentées par les défendeurs Katsuragi et Castor constituent des faits pertinents qui sont de nature continue; c'est-à -dire qu'ils représentent des situations composées d'un fait ou plus s'échelonnant sur une période donnée, période qui va jusqu'au moment où les requêtes sont finalement réglées. Or, les requêtes n'avaient pas été réglées d'une façon définitive lorsque la Loi est entrée en vigueur.

[22]À la page 515 de la 3e édition de Driedger, précité, le pr ofesseur Sullivan fait remarquer ce qui suit:

[traduction] Dans le cas d'une disposition qui attribue des effets juridiques à un fait continu, comme une relation ou un état de fait, la disposition n'est pas rétroactive à moins que la relation ou l'état de fait n'ait pris fin avant l'entrée en vigueur. Dans le cas d'une disposition qui attribue des effets juridiques à des faits successifs, la disposition n'est pas rétroactive à moins que le fait final dans la série n'ait pris fin avant l'entrée en vig ueur.

Cela étant, si les demandes de suspension sont considérées comme des faits continus, il s'agit de faits continus qui n'avaient pas pris fin avant l'entrée en vigueur de la Loi. Si elles sont considérées comme une série de faits successifs, cela cons titue une série dans laquelle le fait final n'a pas pris fin ou n'a pas été accompli avant l'entrée en vigueur de la Loi.

[23]Compte tenu de la brève analyse qui a ci-dessus été effectuée, je conclus que le paragraphe 46(1) de la Loi s'appli que aux faits de la présente espèce et qu'il ne s'applique pas d'une façon rétroactive ou d'une façon rétrospective.

[24]Compte tenu des arguments des avocats, et même si j'estime que la conclusion que j'ai tirée règle l'affaire, j'examinera i brièvement la question de la présomption à l'encontre de l'atteinte à des droits acquis dont il est fait mention dans l'arrêt Gustavson Drilling de la Cour suprême du Canada, tel qu'il est ci-dessus cité au paragraphe 11. Le juge Dickson ajoute ce qui su it, dans le même paragraphe (page 282):

La présomption selon laquelle une loi ne porte pas atteinte aux droits acquis à moins que la législature ait clairement manifesté l'intention contraire, s'applique sans discrimination, que la loi ait une portée rétr oactive ou qu'elle produise son effet dans l'avenir. Ce dernier type de loi peut être mauvais s'il porte atteinte à des droits acquis sans l'exprimer clairement.

À peu près au même effet, voir Martin c. Perrie7, et Angus c. Sun Alliance Compagnie d'assurance.8 Dans les motifs de la décision Angus (page 267), le juge La Forest adopte l'avis exprimé par le professeur Côté, à savoir qu'étant donné que les droits de la victime sont établis au moment où l'acte dommageable est commis, aucune loi subséqu ente ne peut limiter ou accroître ces droits.

[25]Je conclus que la réponse, en ce qui concerne la question des droits «acquis» ou «établis» eu égard aux faits de la présente espèce, est que les droits visés par la clause de compétence figurant dans le connaissement n'étaient tout simplement pas des droits acquis ou des droits établis au moment où le paragraphe 46(1) de la Loi est entré en vigueur. Les défendeurs Katsuragi et Castor semblent avoir reconnu ce fait lorsque la présente action a été intentée; ils se sont crus obligés de demander une ordonnance suspendant l'instance. Comme il en a déjà été fait mention dans ces motifs, la suspension d'instance fondée sur le paragraphe 50(1) de la Loi sur la Cour fédérale est une réparation discrétionnaire. En l'absence de l'exercice du pouvoir discrétionnaire y afférent en faveur des défendeurs Katsuragi et Castor, et puisque pareil pouvoir n'a pas encore été exercé, à l'encontre de l'instance dont la Cour est saisie, les droits q ue possèdent les défendeurs Katsuragi et Castor en vertu de la clause de compétence figurant dans le connaissement ne sont pas des droits acquis ou des droits établis.

CONCLUSION

[26]Je conclus donc que le paragraphe 46(1) de la Loi s'appl ique eu égard aux faits de l'affaire. En tirant cette conclusion, je conclus en outre que l'application de cette loi aux faits de l'affaire n'est ni rétroactive ni rétrospective et qu'il n'y a pas atteinte aux droits acquis ou aux droits établis. S'il est possible de dire que les défendeurs Katsuragi et Castor ont subi un préjudice par suite des conclusions que j'ai tirées, la Cour n'y est pour rien. Les requêtes visant la suspension de l'instance devant la Cour ont été présentées bien avant l'entrée en vig ueur de la Loi. La date d'entrée en vigueur de la Loi était connue bien avant cette date. Seuls les défendeurs Katsuragi et Castor et leurs avocats savent pourquoi ces requêtes n'ont pas été réglées avant l'entrée en vigueur de la Loi. Je puis uniquement s upposer que si les requêtes avaient été réglées, l'audience ayant donné lieu au prononcé des présents motifs et les présents motifs auraient été inutiles.

[27]Une ordonnance est rendue en vue de déclarer que le paragraphe 46(1) de la Loi s'a pplique à la présente instance telle qu'elle a été engagée. En outre, aux termes de l'ordonnance, les défendeurs devront, dans les 30 jours suivant la date de l'ordonnance, déposer leurs défenses ou présenter leurs demandes de suspension d'instance. Enfin, les défendeurs sont tenus responsables envers les demandeurs du paiement des dépens de l'audience qui a eu lieu devant moi, et ce, quelle que soit l'issue de la cau se.

1 L.C. 2001, ch. 6.

2 L.R.C. (1985), ch. F-7.

3 [1977] 1 R.C.S. 271.

4 E. A. Driedger, Construction of Statutes, 2e  éd. (Toronto: Butterworths, 1983).

5 Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes, 3e  éd. (Toronto: Butterworths, 1994), p. 511.

6 Pierre-André Côté, Interprétation des lois, 3e  éd. (Montréal: Édit ions Thémis, 1999).

7 [1986] 1 R.C.S. 41.

8 [1988] 2 R.C.S. 256.

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