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T-1756-14

2015 CF 289

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (demandeur)

c.

Thomas Thomas Vijayan (défendeur)

Répertorié : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Vijayan

Cour fédérale, juge Mosley—Toronto, 11 février; Ottawa, 9 mars 2015.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens —Contrôle judiciaire contestant l’octroi de la citoyenneté canadienne au défendeur — Le défendeur, un Indien, est résident permanent des Émirats arabes unis (É.A.U.) — Le défendeur est un soi-disant photographe animalier bien connu et un associé au sein d’une entreprise des É.A.U. — Il est entré au Canada à titre de résident permanent en compagnie de son épouse en 2007 et a présenté une demande de citoyenneté canadienne en 2011 — Dans la demande de citoyenneté, le défendeur a déclaré un total de 307 jours d’absences du Canada, ainsi que 1 153 jours de présence effective — Le juge de la citoyenneté a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le défendeur a satisfait aux conditions de résidence énoncées à l’art. 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, appliquant le critère qualitatif énoncé dans la décision Koo (Re) — Le juge de la citoyenneté a fait observer entre autres que bien que le défendeur n’ait pas déclaré un nombre insuffisant, il y avait 12 retours non déclarés au Canada — Il s’agissait de savoir si le juge de la citoyenneté a évalué la preuve de manière déraisonnable, s’il a commis une erreur en évaluant la crédibilité du défendeur et s’il a commis une erreur en appliquant le critère qualitatif — Le défendeur avait un déficit de jours dans sa période de présence effective au Canada, mais il a omis de le déclarer — L’évaluation injustifiable du juge de la citoyenneté au sujet des absences du défendeur a entaché sa décision — La conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle le défendeur satisfaisait au critère de la présence reposait sur une réduction inexpliquée des absences déclarées; l’imputation d’une durée intrinsèquement contradictoire des absences non déclarées; et un éventuel comptage non déclaré de présences — Bien qu’une erreur mathématique à elle seule ne rende pas forcément une décision déraisonnable, en l’espèce cette erreur a guidé l’approche qu’a suivie le juge de la citoyenneté en procédant à une analyse très superficielle au regard de la décision Koo — Il n’était pas loisible au juge de la citoyenneté de faire des présomptions arbitraires à partir du témoignage du défendeur, le dégageant ainsi de son obligation de justifier sa demande de citoyenneté — En ce qui concerne l’évaluation par le juge de la crédibilité du défendeur, l’intervention de la Cour était justifiée en l’espèce — Le juge de la citoyenneté a commis une erreur en omettant de justifier sa décision au regard de la possibilité d’une fausse déclaration de la part du défendeur — Le juge de la citoyenneté a également fait abstraction des doutes de l’agent de la citoyenneté à propos des opérations faites par carte de crédit dans la devise des É.A.U.; il a également omis d’examiner les opérations qui avaient censément eu lieu aux États-Unis à des dates où le défendeur avait dit se trouver au Canada — Quant à l’application du critère qualitatif, le juge de la citoyenneté n’a pas fondé sur des raisons transparentes et intelligibles sa conclusion selon laquelle le défendeur a centralisé son existence au Canada — Le juge de la citoyenneté a sous-estimé les absences physiques du défendeur du Canada au cours de la période pertinente et il n’a pas tenu compte des absences non déclarées qui ont été découvertes à l’audience — La décision du juge de la citoyenneté était déraisonnable, car il n’a pas analysé rigoureusement les preuves contradictoires — Compte tenu de récentes modifications à la Loi, la réparation qu’il convenait d’accorder consistait à renvoyer l’affaire au demandeur pour qu’il procède à un nouvel examen — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire qu’a déposée le demandeur, qui contestait l’octroi de la citoyenneté canadienne au défendeur. Le demandeur a également contesté l’octroi de la citoyenneté à l’épouse du défendeur dans le cadre d’une demande connexe, mais cette demande a été rejetée.

Le défendeur est citoyen de l’Inde et résident permanent des Émirats arabes unis (É.A.U.). Il est entré au Canada à titre de résident permanent en compagnie de son épouse en juillet 2007. Le couple a quatre enfants, leur fille cadette étant née aux États-Unis. Ils ont tous deux présenté des demandes de citoyenneté canadienne en juillet 2011. Le défendeur a déclaré un total de 307 jours d’absences du Canada, ainsi que 1 153 jours de présence effective. Les absences n’ont pas pu être toutes vérifiées à cause de timbres manquants dans son passeport. Le défendeur a dit au juge de la citoyenneté qu’il est un photographe animalier bien connu et un associé au sein d’une entreprise des É.A.U. Quand il est arrivé au Canada, cette entreprise lui devait un important montant d’argent en comptes impayés. Un grand nombre de ses absences déclarées étaient des voyages d’affaires faits aux É.A.U. en vue de percevoir les montants impayés. Le défendeur a également produit avec sa demande de citoyenneté des documents financiers, dont des relevés de carte de crédit.

L’agent de la citoyenneté qui a préparé le dossier à l’intention du juge de la citoyenneté a noté, plus particulièrement, que dans les passeports que le défendeur a produits, il y avait des timbres d’entrée aux États-Unis qui indiquaient qu’il y avait un visa dans un autre de ses passeports. Il a également noté que les relevés de carte de crédit du défendeur faisaient état d’opérations effectuées dans les É.A.U. à des dates où, selon le défendeur, il se trouvait au Canada. Le juge de la citoyenneté a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le défendeur satisfaisait aux conditions de résidence énoncées à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté. Il a appliqué le critère qualitatif énoncé dans la décision Koo (Re), qui est axée sur la question de savoir si le demandeur a centralisé son mode d’existence au Canada. Plus particulièrement, le juge de la citoyenneté a noté que le défendeur n’avait pas déclaré un nombre insuffisant, mais qu’il y avait 12 retours non déclarés au Canada; le juge de la citoyenneté a souscrit à l’explication du défendeur quant à la raison pour laquelle il n’a pas demandé la résidence permanente au Canada pour sa fille cadette avant 2009 et il a affirmé qu’il avait examiné le visa américain du défendeur.

Il s’agissait de savoir si le juge de la citoyenneté a évalué la preuve de manière déraisonnable, s’il a commis une erreur en évaluant la crédibilité du défendeur et s’il a commis une erreur en appliquant le critère qualitatif.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Le défendeur avait un déficit de jours dans sa période de présence effective au Canada, mais il a omis de le déclarer. À l’audience, il est apparu qu’il avait 12 voyages à l’étranger non déclarés à l’extérieur du Canada. L’évaluation injustifiable du juge de la citoyenneté au sujet des absences du défendeur a entaché sa décision. Une évaluation qualitative qui repose sur un examen déraisonnable des chiffres ne peut pas être raisonnable. Pour une raison inexpliquée, le juge de la citoyenneté a écrit que le demandeur avait 306 jours d’absence déclarés et 1 154 jours de présence déclarés. Le juge de la citoyenneté a tiré d’autres conclusions de fait qui avaient trait aux voyages du défendeur et, s’appuyant sur ces présomptions, il a conclu qu’il ne manquait pas de jours. Il n’y avait qu’un jour de moins que 1 095, mais il se peut que le juge de la citoyenneté ait porté un jour de plus au crédit du défendeur parce que celui-ci avait vécu deux jours au Canada pendant la période pertinente, même s’il n’a jamais déclaré l’avoir fait. Par conséquent, la conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle le défendeur satisfaisait au critère de la présence reposait sur une réduction inexpliquée des absences déclarées; l’imputation d’une durée intrinsèquement contradictoire des absences non déclarées; et un éventuel comptage non déclaré de présences qui dataient d’avant la période pertinente. Bien qu’une erreur mathématique à elle seule ne rende pas forcément une décision déraisonnable, en l’espèce cette erreur a guidé l’approche qu’a suivie le juge de la citoyenneté en procédant à une analyse très superficielle au regard de la décision Koo. Il a présumé à tort que le défendeur avait satisfait au critère de la présence effective à titre de fondement subsidiaire de sa décision. Le juge de la citoyenneté a ensuite carrément omis les absences non déclarées dans le synopsis de l’autorisation ainsi que dans l’avis au ministre, ce qui dénotait de plus une omission de procéder à une analyse complète de la preuve. Dans le cas présent, il y a eu dans la demande de citoyenneté des omissions qui n’ont été mises au jour qu’à l’audience. Le défendeur ne s’est pas contredit, mais il n’y a pas eu de preuves corroborantes sur la durée de ses absences non déclarées. Il n’était pas loisible au juge de la citoyenneté de faire des présomptions arbitraires à partir du témoignage du défendeur, le dégageant ainsi de son obligation de justifier sa demande de citoyenneté.

En ce qui concerne l’évaluation par le juge de la crédibilité du défendeur, l’intervention de la Cour était justifiée en l’espèce. Le juge de la citoyenneté a commis une erreur en omettant de justifier sa décision au regard de la possibilité d’une fausse déclaration de la part du défendeur, plus particulièrement, en ce qui a trait au défaut du défendeur de déclarer la totalité de ses absences du Canada au cours de la période pertinente. Il n’a pas évalué de manière raisonnable la crédibilité du défendeur et il n’a pas donné de raisons transparentes pour faire confiance au défendeur. Le juge de la citoyenneté a commis une erreur en attribuant une durée hypothétique aux absences non déclarées du défendeur sans examiner expressément si le fait que ce dernier avait omis de déclarer 12 voyages avait une incidence sur sa crédibilité générale. Le juge de la citoyenneté a également fait abstraction des doutes de l’agent de la citoyenneté à propos des opérations faites par carte de crédit dans la devise des É.A.U., acceptant l’explication du défendeur à ce sujet. Il a omis d’examiner les opérations qui avaient censément eu lieu aux États-Unis à des dates où le défendeur avait dit se trouver au Canada. Le juge de la citoyenneté était le décideur et il lui incombait d’examiner le dossier tout entier avant de rendre une décision. Aucune erreur ou omission de la part d’un agent de la citoyenneté ne pourrait le dégager de cette obligation. Ces opérations soulevaient de sérieux doutes et il aurait fallu que le juge de la citoyenneté les examine.

Quant à l’application du critère qualitatif, le juge de la citoyenneté n’a pas fondé sur des raisons transparentes et intelligibles sa conclusion selon laquelle le défendeur a centralisé son existence au Canada. L’argument du demandeur selon lequel le juge de la citoyenneté a omis d’analyser une preuve contradictoire au moment de rendre sa décision a été retenu. Le juge de la citoyenneté a sous-estimé les absences physiques du défendeur du Canada au cours de la période pertinente et a donné l’impression que le défendeur répondait au critère quantitatif qui s’applique à la citoyenneté. Le chiffre indiqué par le juge de la citoyenneté ne tenait pas compte des absences non déclarées qui ont été découvertes à l’audience. Le juge de la citoyenneté a attribué de manière déraisonnable une durée de 60 jours à ces absences, ce qui serait encore insuffisant. Sa conclusion erronée selon laquelle il ne manquait pas de jours a influencé son analyse fondée sur la décision Koo. Il n’a jamais déclaré qu’il aurait considéré le défendeur comme admissible à la citoyenneté si le nombre de jours avait été insuffisant. De plus, le juge de la citoyenneté n’a pas expliqué sa conclusion selon laquelle les fréquents voyages que le défendeur a faits à l’extérieur du Canada étaient dus à une situation manifestement temporaire. Compte tenu de l’incertitude quant aux intentions du défendeur liées à ses voyages aux É.A.U. ou ailleurs, le juge de la citoyenneté a manifestement analysé cette question de manière insuffisante. Il aurait dû se demander si le défendeur mène une vie partagée entre deux pays ou plus, plutôt que d’accepter, sans poser de questions, qu’il s’est établi au Canada juste parce qu’il possède une résidence familiale à Oakville. Sa décision était déraisonnable, car il n’a pas analysé rigoureusement les preuves contradictoires.

Dans le passé, la réparation appropriée aurait consisté à renvoyer le dossier au juge de la citoyenneté en vue d’une nouvelle décision, mais de récentes modifications à la Loi ont changé cela. En conséquence, la réparation qu’il convenait d’accorder consistait à renvoyer l’affaire au demandeur pour qu’il procède à un nouvel examen et décide si le défendeur satisfait aux conditions de résidence que prévoit la Loi.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi renforçant la citoyenneté canadienne, L.C. 2014, ch. 22, art. 35.

Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 5(1)c)(i), 12(1), 14(1) (mod. par L.C. 2014, ch. 22, art. 12), 22.1.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Koo (Re), [1993] 1 C.F. 286 (1re inst.); Canada (Procureur général) c. Hennelly, 1999 CanLII 8190 (C.A.F.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Jreige, 1999 CanLII 8723 (C.F. 1re inst.); Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Pereira, 2014 CF 574; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Singh Dhaliwal, 2008 CF 797; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Elzubair, 2010 CF 298; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Willoughby, 2012 CF 489.

DÉCISIONS DIFFÉRENCIÉES :

Medel c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 C.F. 345 (C.A.); Baro c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1299; Osisanwo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1126.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Atwani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1354; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Thomas, 2015 CF 288; Papadogiorgakis (In Re) et in re la Loi sur la citoyenneté, [1978] 2 C.F. 208 (1re inst.); Pourghasemi (Re), [1993] A.C.F. no 232 (1re inst.) (QL); Njeri c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 291; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Camorlinga-Posch, 2009 CF 613.

DÉCISIONS CITÉES :

Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Rahman, 2013 CF 1274; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Al-Showaiter, 2012 CF 12; Chowdhury c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 709; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Zhou, 2008 CF 939; Deng Estate c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 59; Hao c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 46; Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 732 (C.A.) (QL); Lin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1052; Fatih c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 857; Lubana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116; Martinez-Caro c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 640; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Baron, 2011 CF 480; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Anderson, 2010 CF 748; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Mueller, 2009 CF 1066; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Sadek, 2009 CF 549.

DEMANDE de contrôle judiciaire déposée par le demandeur, contestant l’octroi de la citoyenneté canadienne au défendeur. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Christopher Ezrin pour le demandeur.

Matthew Jeffery pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

Matthew Jeffery, Toronto, pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        Le juge Mosley : La jurisprudence sur la citoyenneté est depuis longtemps en proie à l’incertitude. La résidence au Canada est une condition essentielle pour obtenir la citoyenneté canadienne, et pourtant la Cour, pour évaluer cette condition, applique deux critères différents : le critère quantitatif de la « présence effective » et le critère qualitatif du « mode de vie centralisé ». Le demandeur de citoyenneté n’a aucun moyen de savoir à l’avance lequel des deux critères s’appliquera dans son cas. Un juge de la citoyenneté peut raisonnablement utiliser l’un des deux pour rejeter sa demande, même si l’autre aurait pu justifier l’octroi de la citoyenneté.

[2]        Des modifications à la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29 (la Loi) apporteront une clarté nécessaire au droit applicable en intégrant dans le texte législatif le critère de la présence effective. Mais ces modifications ne sont pas encore en vigueur. Dans le cas présent, il était loisible au juge de la citoyenneté d’utiliser soit le critère quantitatif, soit le critère qualitatif. Il a opté pour le second.

[3]        Comme nous le verrons, le nombre de jours de présence effective du défendeur au Canada est un élément central de la présente demande, malgré le choix qu’a fait le juge de la citoyenneté. À ceux qui exprimeraient des doutes quant à la pertinence de ce fait pour le critère qualitatif, la Cour réitère une question que la juge Snider a un jour posée : « Comment peut-on espérer analyser la question de la résidence s’il est impossible de déterminer le nombre précis de jours de résidence? » (Atwani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1354, au paragraphe 16).

[4]        Il s’agit en l’espèce d’une demande de contrôle judiciaire qu’a déposée le ministre, qui conteste l’octroi de la citoyenneté canadienne au défendeur, M. Vijayan. Le ministre a également contesté l’octroi de la citoyenneté à l’épouse du défendeur, Mme Thomas, dans le cadre d’une demande connexe (T-1755-14) [Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Thomas, 2015 CF 288].

[5]        La Cour est arrivée à des conclusions contraires dans les deux affaires. Pour les motifs exposés ci-après, la demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre au sujet de M. Vijayan est accueillie. Pour les motifs exposés dans le jugement portant sur la demande connexe, la demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre au sujet de Mme Thomas est rejetée.

I.          Le contexte

[6]        M. Vijayan est citoyen de l’Inde et résident permanent des Émirats arabes unis (É.A.U.). Il est entré au Canada à titre de résident permanent en compagnie de son épouse, Mme Thomas, le 16 juillet 2007. Il a été approuvé dans la catégorie des investisseurs au Québec, mais semble n’avoir jamais résidé dans cette province.

[7]        Le défendeur a quatre enfants. Sa fille cadette est née aux États-Unis le 30 septembre 2007. Rien n’a été fait, avant le mois d’août 2009, pour la parrainer en vue d’obtenir le statut de résidente permanente au Canada. Ce statut lui a été accordé en mars 2010. Rien n’indique que cette enfant soit entrée au Canada ou y ait vécu avant cette date.

[8]        Le défendeur et son épouse ont présenté des demandes de citoyenneté canadienne le 18 juillet 2011. La période pertinente qu’il y a lieu de prendre en compte pour la résidence s’étend donc du 18 juillet 2007 au 18 juillet 2011.

[9]        Dans le cadre de sa demande, le défendeur a présenté des copies de trois passeports : le premier délivré à Abu Dhabi (valide jusqu’en 2012), le deuxième délivré à Toronto (valide jusqu’en 2019) et le troisième délivré à Toronto (valide jusqu’en 2022).

[10]      Dans sa demande, le défendeur a déclaré 59 absences du Canada, totalisant 307 jours au cours de la période pertinente. Les absences n’ont pas pu être toutes vérifiées à cause de timbres manquants. Les passeports que le défendeur a produits comptaient 26 timbres de rentrée au Canada.

[11]      Les passeports que le défendeur a produits ne contenaient aucun visa américain. Dans l’un d’entre eux, cependant, il y a des timbres d’entrée aux États-Unis portant la mention « VIOPP », ce qui veut dire : « Visa in Other Passport » (Visa dans un autre passeport).

[12]      Le défendeur a également produit des documents financiers, dont des relevés de carte de crédit, faisant état d’opérations effectuées à l’extérieur du Canada au cours de la période pertinente, et ce, à des dates où le demandeur a déclaré qu’il était effectivement présent au Canada. Il n’a déclaré aucun revenu pour 2007 et 2008, et des montants croissants pour 2009, 2010 et 2011.

[13]      Le défendeur a produit des bulletins scolaires montrant que ses enfants ont commencé à fréquenter l’école au Canada en septembre 2008.

[14]      Le défendeur a produit une preuve d’achat d’une maison, au prix de 5,5 millions de dollars, à Oakville [Ontario], en août 2008.

[15]      Un agent de la citoyenneté a établi un modèle pour la préparation et l’analyse des dossiers (le MPAD) et l’a versé dans le dossier, à l’intention du juge de la citoyenneté. Le MPAD est un document protégé qui ne doit pas être divulgué à titre d’élément du dossier certifié du tribunal (le DCT). L’agent a produit un affidavit dans lequel il soutient avoir soulevé les points suivants dans le MPAD :

1.    les absences du défendeur du Canada n’ont pas pu être vérifiées à cause de timbres manquants dans ses passeports;

2.    le défendeur a renouvelé son passeport plusieurs années avant la date d’expiration de ce dernier;

3.    les mentions « VIOPP » relevées dans le passeport du défendeur dénotent qu’il détenait un autre passeport (un quatrième) qui n’a pas été présenté dans le cadre de sa demande;

4.    le défendeur a attendu près de deux ans avant de demander la résidence permanente au Canada pour sa fille, née aux États-Unis;

5.    peu de documents ont été produits sur les activités du défendeur entre les mois de juillet 2007 et de septembre 2008;

6.    les relevés de carte de crédit du défendeur font état d’opérations effectuées dans les É.A.U. à des dates où, a-t-il déclaré, il se trouvait au Canada;

7.    les bulletins scolaires des enfants du défendeur ne commencent qu’en septembre 2008.

[16]      M. Vijayan et son épouse ont comparu séparément devant le juge de la citoyenneté le 29 octobre 2013. Celui-ci a accordé la citoyenneté canadienne à M. Vijayan le 30 juin 2014.

[17]      Le ministre a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire le 14 août 2014, et la Cour a accordé l’autorisation requise.

II.         Les questions en litige

[18]      La présente demande soulève quatre questions :

1.    Faut-il accorder une prorogation de délai?

2.    Le juge de la citoyenneté a-t-il évalué la preuve de manière déraisonnable?

3.    Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur en évaluant la crédibilité du défendeur?

4.    Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur en appliquant le critère qualitatif?

III.        La norme de contrôle applicable

[19]      La première question posée est un point de droit auquel la Cour doit répondre elle-même.

[20]      Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable s’applique aux questions restantes (voir, par exemple, Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Rahman, 2013 CF 1274, au paragraphe 13; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Al-Showaiter, 2012 CF 12, aux paragraphes 12 à 14; Chowdhury c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 709, aux paragraphes 24 à 28; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Zhou, 2008 CF 939, au paragraphe 7).

IV.       La décision faisant l’objet du présent contrôle

[21]      La décision contient trois volets. Premièrement, le juge de la citoyenneté présente des notes manuscrites constituant la décision. Deuxièmement, il y a un formulaire appelé « synopsis de l’autorisation » dont les espaces en blanc ont été remplis par le juge de la citoyenneté. Troisièmement, ce dernier a rédigé plusieurs autres pages de notes manuscrites qui ont été incluses dans le dossier.

[22]      Les notes constituant la décision commencent par des informations de base. Selon celles-ci, le défendeur a déclaré dans sa demande 59 absences représentant une durée totale de 306 jours, ce qui donne une présence effective de 1 154 jours. Dans un questionnaire de résidence antérieur, il avait déclaré que les 59 absences n’équivalaient qu’à 282 jours.

[23]      Le juge de la citoyenneté explique que le demandeur lui a dit qu’il est un photographe animalier bien connu et un associé au sein d’une entreprise des É.A.U. Quand il est arrivé au Canada, cette entreprise lui devait 7 millions de dollars en comptes impayés. Un grand nombre de ses absences déclarées étaient des voyages d’affaires faits aux É.A.U. en vue de percevoir les montants impayés. La durée de ces voyages variait de 1 à 21 jours, et la durée moyenne était de 6 ou 7 jours.

[24]      Le défendeur a expliqué qu’il conservait un visa de résident permanent des É.A.U. parce que ses débiteurs, s’ils savaient qu’il vivait à l’étranger, éviteraient peut-être de le payer. Il n’était parvenu jusque-là qu’à percevoir une somme de 3,2 millions de dollars sur les 7 millions de dollars qu’on lui devait.

[25]      Le défendeur a expliqué qu’il voyageait souvent aussi pour faire de la photographie animalière, mais que ces voyages étaient également très brefs.

[26]      Le juge de la citoyenneté souligne que le défendeur est toujours revenu au Canada après ses voyages et qu’en août 2008 il a acheté une maison à Oakville au prix de 5,5 millions de dollars — soulignant qu’il s’agit d’un [traduction] « achat très important au Canada ». Le défendeur avait donc [traduction] « centralisé son mode de vie au Canada ».

[27]      Le défendeur a expliqué que son épouse et sa fille, qui venait de naître, ont eu des complications médicales après l’accouchement aux États-Unis. L’épouse du défendeur et les enfants sont restés dans ce pays par la suite, mais lui a continué de mener ses affaires au Canada. Il a depuis ce temps mis sur pied une entreprise avec son épouse au Canada.

[28]      Le juge de la citoyenneté a conclu : [traduction] « selon la prépondérance des probabilités, je crois que le demandeur a satisfait aux conditions de résidence énoncées à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté ». Il écrit qu’il a appliqué le critère qualitatif énoncé dans la décision Koo et a joint en conséquence ses notes constituant sa décision.

[29]      Le synopsis de l’autorisation énumère les six questions qu’a énoncées la juge Reed dans la décision Koo (Re), [1993] 1 C.F. 286 (1re inst.) (Koo) et il comporte des espaces en blanc dans lesquels le juge de la citoyenneté peut inscrire des détails.

[30]      La première question porte sur le nombre de jours que le défendeur a passés au Canada au cours de la première année précédant sa première absence et sur le nombre de jours où il a été effectivement présent au cours de cette année. Le juge de la citoyenneté répond [traduction] « 26 jours » et [traduction] « 268 jours », ajoutant : [traduction] « voyages courts et fréquents à l’étranger en vue de percevoir des comptes débiteurs aux É.A.U. De plus, à titre de photographe animalier, il photographie ses sujets dans le monde entier ».

[31]      La deuxième question a trait au lieu de résidence de la famille proche, des personnes à charge et de la famille étendue. Le juge de la citoyenneté répond que l’épouse et les quatre enfants du défendeur résident au Canada, qu’il a acheté une maison de 5,5 millions de dollars au Canada et qu’il a mis sur pied une entreprise au Canada.

[32]      La troisième question demande si la forme de présence physique au Canada dénote que le demandeur revient dans son pays où, alors, qu’il n’est qu’en visite. Le juge de la citoyenneté souligne que le défendeur revient toujours au Canada après ses voyages. Il explique qu’il y a eu [traduction] « 12 absences non déclarées, mais [qu’il croit toujours] que le demandeur répond aux conditions de résidence de la Loi, compte tenu de son témoignage digne de foi à l’audience ».

[33]      La quatrième question vise l’étendue des absences physiques. Le juge de la citoyenneté répond que le défendeur a déclaré 306 jours d’absence, mais qu’il y a eu 12 autres rentrées non déclarées. Il poursuit : [traduction] « absence moyenne de 7 jours ou moins, et si je considère que les autres absences ont été de 5–6 jours, le demandeur répondrait quand même à ses conditions de résidence ».

[34]      La cinquième question demande si l’absence physique est imputable à une situation manifestement temporaire. Le juge de la citoyenneté répond que oui, car le demandeur a fait de courts voyages pour percevoir des fonds aux É.A.U. ainsi que pour photographier des animaux. De plus, [traduction] « le demandeur a témoigné de manière crédible sur ses absences du Canada ».

[35]      La dernière question porte sur la qualité des attaches du défendeur avec le Canada. Le juge de la citoyenneté indique que le demandeur réside au Canada en compagnie de son épouse et de ses quatre enfants, qu’il a acheté un logement familial coûteux et qu’il a mis sur pied une entreprise. Il voyage dans le monde entier parce qu’il est un photographe animalier réputé.

[36]      Dans le dernier espace en blanc, appelé « décision », le juge de la citoyenneté résume les arguments susmentionnés et conclut : [traduction] « Je suis convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur a répondu aux conditions de résidence énoncées à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté ».

[37]      Il est inutile d’analyser en détail les notes restantes du juge de la citoyenneté. J’ai simplement attiré l’attention sur les passages les plus pertinents.

[38]      Le juge de la citoyenneté traite d’une opération menée aux É.A.U., inscrite sur un relevé de carte de crédit et survenue un jour où le demandeur a déclaré qu’il se trouvait au Canada : [traduction] « le demandeur a expliqué que les frais facturés à Abu Dhabi étaient dus à sa fille, qui a une carte de crédit secondaire associée à son compte ». Plus tard, le juge de la citoyenneté traite d’autres opérations réalisées dans la devise des É.A.U. et effectuées au cours de périodes où le défendeur a déclaré qu’il se trouvait au Canada. Selon son explication, il avait acheté des billets d’avion en ligne.

[39]      Le juge de la citoyenneté écrit que le défendeur n’a pas déclaré un nombre insuffisant, mais qu’il y a 12 retours non déclarés au Canada. Il explique que le défendeur fait de très courts voyages (aussi brefs qu’un jour aux États-Unis et trois jours en Inde) et que, de ce fait : [traduction] « s’il fallait que j’utilise une moyenne de ne serait-ce que 5 jours par voyage (5 jours x 12 voyages) = 60 jours d’absence supplémentaires; le demandeur n’aurait toujours pas un nombre insuffisant ».

[40]      Le juge de la citoyenneté souscrit à l’explication du défendeur quant à la raison pour laquelle il n’a pas demandé la résidence permanente au Canada pour sa fille cadette avant le mois d’août 2009. Le récit du défendeur sur les problèmes de santé de sa fille aux États-Unis est corroboré par la preuve et le témoignage de son épouse, qui a été présenté séparément. Le juge de la citoyenneté admet également qu’il n’y a pas eu de bulletins scolaires entre les mois de septembre 2007 et de juin 2008 parce que Mme Thomas a enseigné aux enfants à la maison aux États-Unis pendant son séjour dans ce pays.

[41]      Le juge de la citoyenneté dit avoir examiné le visa américain du défendeur, lequel a été délivré en 2000 et a expiré en 2010. Il déclare aussi que le défendeur a expliqué qu’il avait rempli les pages de son premier passeport délivré à Toronto en 2009 et qu’il en avait ensuite commandé un nouveau.

V.        L’analyse

A.        Faut-il accorder une prorogation de délai?

[42]      Le juge de la citoyenneté a rendu la décision faisant l’objet du présent contrôle le 30 juin 2014. À cette époque, la Loi accordait au ministre un délai de 60 jours pour interjeter appel. L’avis d’appel du ministre devait être déposé avant le 29 août 2014, inclusivement.

[43]      Cependant, le 1er août 2014, une modification apportée en vertu de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, L.C. 2014, ch. 22 est entrée en vigueur. Depuis cette modification, l’article 22.1 de la Loi prévoit qu’un avis de demande d’autorisation doit être déposé dans les 30 jours suivant la décision.

[44]      À cause d’une erreur administrative, le dossier du ministre indique les délais de la Loi dans la forme où celle-ci s’appliquait à l’époque où la décision a été rendue. De ce fait, l’avis de demande d’autorisation a été déposé le 14 août 2014.

[45]      Pour obtenir une prorogation de délai, une partie doit satisfaire au critère cumulatif à quatre volets qui est énoncé dans la décision Canada (Procureur général) c. Hennelly, 1999 CanLII 8190 (C.A.F.), en démontrant : 1) une intention constante de poursuivre la demande; 2) que la demande est bien fondée; 3) que l’autre partie ne subit pas de préjudice en raison du délai; et 4) qu’il existe une explication raisonnable justifiant le délai.

[46]      Je fais remarquer que la Cour doit trancher la présente affaire même si l’autorisation a été accordée, car l’ordonnance accordant cette autorisation ne dit rien sur la question de savoir si une prorogation de délai est appropriée ou non (Deng Estate c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 59, aux paragraphes 15 à 18).

[47]      À mon avis, le ministre a satisfait au critère énoncé dans la décision Hennelly. Pour commencer, il a fait montre d’une intention constante de déposer la demande. Il a produit une preuve par affidavit à cet effet. La demande a été déposée en retard, mais bien avant la date limite qui, croyait-il par erreur, était en vigueur. Dans ce contexte, j’admets que le ministre a toujours eu l’intention de contester la décision faisant l’objet du présent contrôle et qu’il a déposé la demande dès qu’il a pris conscience de l’erreur.

[48]      La demande n’est pas sans fondement. Elle soulève des questions défendables.

[49]      Je rejette l’argument du défendeur selon lequel une prorogation lui causerait préjudice. L’inconvénient qu’il mentionne n’est pas dû au délai, mais au fait même que l’on conteste l’octroi de la citoyenneté. Le préjudice aurait été le même si le ministre avait déposé la présente demande le lendemain du jour où le juge de la citoyenneté avait rendu la décision faisant l’objet du présent contrôle. La demande a été déposée six semaines après que la décision a été rendue et deux semaines en retard. Ce retard n’est pas suffisamment long pour causer un préjudice qui, en d’autres circonstances, n’aurait pas existé.

[50]      Enfin, je reconnais que l’explication du ministre est raisonnable. Bien qu’il soit un peu incongru que des avocats du gouvernement ratent des délais fixés par la Loi, dans le cas présent l’erreur humaine est excusable. De plus, la brièveté du retard dénote que les délégués du ministre ont découvert leur erreur assez rapidement.

B.        Le juge de la citoyenneté a-t-il évalué la preuve de manière déraisonnable?

[51]      Le défendeur avait un déficit de jours dans sa période de présence effective au Canada, mais il a omis de le déclarer. Dans sa demande de citoyenneté, il a déclaré 307 jours d’absence, accumulés à la suite de 59 voyages à l’étranger, et 1 153 jours de présence effective. À l’audience, il est apparu qu’il avait 12 autres voyages à l’étranger non déclarés, ce qui fait passer le nombre total à 71.

[52]      Les juges de la citoyenneté ont accès à trois courants de jurisprudence pour évaluer la question de la résidence : Papadogiorgakis (In Re) et in re la Loi sur la citoyenneté, [1978] 2 C.F. 208 (1re inst.); Pourghasemi (Re), [1993] A.C.F. no 232 (1re inst.) (QL); et Koo. En fait, ces décisions établissent deux critères, car la décision Koo étoffe la décision Papadogiorgakis. Le premier critère est de nature quantitative, et est axé sur le nombre de jours passés effectivement au Canada. Le second est de nature qualitative, et est axé sur la question de savoir si le demandeur a centralisé son mode d’existence au Canada. J’ai déjà expliqué ces critères dans la décision Hao c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 46, aux paragraphes 14 à 19.

[53]      Les juges de la citoyenneté peuvent opter raisonnablement pour l’un ou l’autre de ces critères, et ni l’une ni l’autre des parties ne le conteste.

[54]      Les parties conviennent aussi qu’un juge de la citoyenneté qui applique le critère énoncé dans la décision Koo, comme c’est le cas en l’espèce, peut décider qu’un demandeur de la citoyenneté satisfait à la condition de résidence même s’il a été effectivement présent au Canada pendant moins de 1 095 jours au cours de la période pertinente. Le demandeur doit montrer que, malgré ses absences, le Canada est l’endroit où il « “vit régulièrement, normalement ou habituellement” » — ou, en d’autres mots, qu’il a « centralisé son mode d’existence » au Canada (Koo, à la page 293).

[55]      Malgré cela, le critère énoncé dans la décision Koo porte explicitement, à la quatrième étape, sur la durée des absences. L’ampleur et la nature de ces dernières éclairent la totalité de l’analyse fondée sur cette décision.

[56]      Je conviens avec le ministre que l’évaluation injustifiable du juge de la citoyenneté au sujet des absences du défendeur a entaché sa décision. Une évaluation qualitative qui repose sur un examen déraisonnable des chiffres ne peut pas être raisonnable. Ainsi que l’a déclaré le juge Lemieux dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Jreige, 1999 CanLII 8723 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 22, une autre affaire dans laquelle un juge de la citoyenneté avait appliqué le critère énoncé dans la décision Koo :

Dans certaines circonstances, le fait que le juge de la citoyenneté n’ait pas examiné de façon exhaustive la durée des absences, ainsi que le défaut de la personne qui demande la citoyenneté canadienne de déclarer de façon exacte ses périodes de présence ou d’absence au Canada, peuvent fort bien suffire, en soi, à justifier l’annulation de la décision du juge de la citoyenneté.

[57]      En l’espèce, le défendeur a déclaré 307 jours d’absence dans sa demande de citoyenneté. Pour une raison inexpliquée, le juge de la citoyenneté a écrit que le demandeur avait 306 jours d’absence déclarés et 1 154 jours de présence déclarés. Le juge de la citoyenneté a tiré la conclusion de fait que les voyages du défendeur avaient duré en moyenne 6 ou 7 jours — et pourtant, pour une autre raison inexpliquée, il a décidé que les 12 voyages non déclarés avaient duré en moyenne 5 jours chacun. S’appuyant sur cette présomption, il a conclu qu’il ne manquait pas de jours. Cependant, 1 154 moins 60 donne 1 094 — toujours un jour de moins que 1 095. Il se peut que le juge de la citoyenneté ait porté un jour de plus au crédit du défendeur parce que celui-ci avait vécu 2 jours au Canada pendant la période pertinente, conformément au sous-alinéa 5(1)c)(i) de la Loi — même s’il n’a jamais déclaré l’avoir fait.

[58]      En conséquence, la conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle le défendeur satisfaisait au critère de la présence reposait sur : 1) une réduction inexpliquée des absences déclarées; 2) l’imputation d’une durée intrinsèquement contradictoire des absences non déclarées ; et 3) un éventuel comptage non déclaré de présences qui dataient d’avant la période pertinente.

[59]      Bien qu’une erreur mathématique à elle seule ne rende pas forcément une décision déraisonnable, en l’espèce cette erreur a guidé l’approche qu’a suivie le juge de la citoyenneté en procédant à une analyse très superficielle au regard de la décision Koo. Il a présumé à tort que le défendeur avait satisfait au critère de la présence effective à titre de fondement subsidiaire de sa décision.

[60]      Le juge de la citoyenneté a ensuite carrément omis les absences non déclarées dans le synopsis de l’autorisation ainsi que dans l’avis au ministre, disant qu’il y avait 1 154 jours de présence effective au Canada. Cela dénote de plus une omission de procéder à une analyse complète de la preuve.

[61]      Dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Pereira, 2014 CF 574, au paragraphe 21, le juge LeBlanc a rappelé ceci :

[…] la citoyenneté canadienne est un privilège qu’il ne faut pas accorder à la légère, et il incombe au demandeur de citoyenneté, s’il souhaite se voir accorder ce privilège, d’établir selon la norme de la prépondérance de la preuve, au moyen d’éléments de preuve suffisants, cohérents et crédibles, qu’il respecte les diverses exigences prévues par la Loi. [Références internes omises.]

[62]      Au paragraphe 31, il a ajouté qu’il est téméraire de la part d’un juge de la citoyenneté de tenir pour avéré le témoignage d’une personne sur sa résidence au Canada, face à des omissions et à des contradictions, ainsi qu’en l’absence de preuves corroborantes.

[63]      Dans le cas présent, il y a eu dans la demande de citoyenneté des omissions qui n’ont été mises au jour qu’à l’audience. Le défendeur ne s’est pas contredit, mais il n’y a pas eu de preuves corroborantes sur la durée de ses absences non déclarées. Il n’était pas loisible au juge de la citoyenneté de faire des présomptions arbitraires à partir du témoignage du défendeur, le dégageant ainsi de son obligation de justifier sa demande de citoyenneté.

C.        Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur en évaluant la crédibilité du défendeur?

[64]      Il est bien établi en droit que les tribunaux doivent faire preuve d’un degré élevé de déférence à l’égard des conclusions relatives à la crédibilité que tirent les organismes et tribunaux administratifs (voir, par exemple, Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 732 (C.A.) (QL), au paragraphe 4; Lin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1052, au paragraphe 13; Fatih c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 857, au paragraphe 65). Dans le contexte des demandes d’asile, le juge Martineau a dit des conclusions relatives à la crédibilité qu’elles sont « l’essentiel de la compétence de la Commission » : Lubana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, au paragraphe 7. Les conclusions relatives à la crédibilité que tirent les juges de la citoyenneté méritent un degré de déférence semblable (Martinez-Caro c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 640, au paragraphe 46).

[65]      Cependant, même pour ce qui est de la crédibilité, « la retenue n’est pas un chèque en blanc » : Njeri c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 291, au paragraphe 12. Un juge de la citoyenneté commet une erreur susceptible de contrôle s’il omet de se demander si les omissions et les contradictions que contient la preuve minent la crédibilité d’une personne (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Baron, 2011 CF 480, aux paragraphes 17 et 18). La demande dont il est question en l’espèce est l’un de ces rares cas où une erreur manifeste justifie que la Cour intervienne.

[66]      Selon le ministre, la démarche que le juge de la citoyenneté a suivie présente trois problèmes. Premièrement, soutient-il, le juge de la citoyenneté n’a pas traité de l’omission du défendeur de déclarer 12 absences du Canada. Une fausse déclaration sur ce plan est pertinente pour la crédibilité, et le juge doit en traiter expressément dans ses motifs (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Singh Dhaliwal, 2008 CF 797 (Singh), aux paragraphes 24 à 26).

[67]      Deuxièmement, le ministre soutient que le juge de la citoyenneté n’a pas traité de manière raisonnable de la question de l’utilisation de la carte de crédit du défendeur aux É.A.U., et ce, à des dates où il disait se trouver au Canada. Le juge de la citoyenneté a tout simplement accepté que des frais relevés à Abu Dhabi avaient été engagés par la fille du défendeur, qui avait une carte de crédit secondaire associée à son compte. Le ministre est d’avis que cette explication soulève d’autres problèmes. La fille aînée du défendeur avait entre 9 et 12 ans à l’époque où les opérations ont eu lieu. Le défendeur n’a pas expliqué comment celle-ci pouvait utiliser par elle-même une carte de crédit aux É.A.U. De plus, le défendeur a soutenu que ses enfants avaient été inscrits à l’école à Oakville à compter du mois de septembre 2008 et il a produit des bulletins scolaires à cet effet. Jamais il n’a expliqué comment sa fille avait pu faire des emplettes à Abu Dhabi durant l’année scolaire.

[68]      Troisièmement, l’un des passeports du défendeur portait des mentions « VIOPP » en 2003 et en 2006. L’agent de la citoyenneté qui a examiné sa demande n’a pas pu trouver de visa américain dans les trois passeports que le défendeur avait produits, ce qui donnait à penser qu’il avait dû détenir au moins un passeport de plus. La possibilité qu’il existe un passeport non divulgué rend une demande de citoyenneté lacunaire (décision Rahman, précitée, aux paragraphes 51 à 55). Selon le ministre, le juge de la citoyenneté a commis une erreur en omettant d’examiner cette question au moment d’évaluer la crédibilité du défendeur.

[69]      Je signale que le juge de la citoyenneté a écrit qu’à l’audience le défendeur lui avait montré un passeport expiré qui contenait un visa américain. Il a ainsi pu s’assurer de manière raisonnable que le défendeur était digne de foi pour ce qui était de la question des passeports non divulgués.

[70]      Cependant, les deux autres problèmes qu’évoque le ministre jettent de sérieux doutes sur la conclusion du juge de la citoyenneté quant à la crédibilité du défendeur.

[71]      Le défendeur n’a pas déclaré de manière exacte la totalité de ses absences du Canada au cours de la période pertinente. Le juge Zinn a expliqué quelle est la tâche qui incombe aux juges de la citoyenneté qui sont confrontés à une telle situation dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Elzubair, 2010 CF 298 (Elzubair), au paragraphe 21 :

Le rôle du juge de la citoyenneté consiste en partie à veiller à ce que nul n’obtienne la citoyenneté en faisant une fausse déclaration. Lorsque la citoyenneté est accordée dans des circonstances où il semble, au vu du dossier, qu’une fausse déclaration a peut-être été faite, le juge de la citoyenneté doit expliquer et justifier pourquoi la citoyenneté est accordée; sans cela, on compromet la valeur même de la citoyenneté canadienne.

[72]      Dans la décision Singh, précitée, au paragraphe 26, la Cour a conclu que le fait qu’un juge de la citoyenneté ait omis d’évaluer l’effet d’une fausse déclaration sur la crédibilité d’une personne rendait sa décision déraisonnable :

[…] le législateur a clairement exprimé dans la Loi sa ferme volonté de décourager les fausses déclarations. Obtenir la citoyenneté canadienne est un privilège. Celui qui revendique ce privilège doit dire la vérité. Qui plus est, le fait que celui qui demande la citoyenneté a fait de fausses déclarations permet de douter de sa crédibilité, ce qui est susceptible d’avoir des incidences sur la valeur à accorder aux éléments de preuve qu’il présente à l’appui de sa demande. Comme il ne pouvait compter que sur le témoignage du défendeur et que sur sa preuve écrite et vue l’insuffisance de la preuve documentaire, le juge de la citoyenneté a commis une erreur en ne discutant pas de ce facteur. Le fait que le juge de la citoyenneté n’a pas expliqué les incidences des fausses déclarations du défendeur sur sa décision rend celle-ci déraisonnable. Le juge de la citoyenneté n’a pas non plus évalué la crédibilité du défendeur en tenant spécialement compte des fausses déclarations faites par ce dernier. [Non souligné dans l’original.]

[73]      La présente demande correspond en tous points aux affaires Elzubair et Singh. Le juge de la citoyenneté a commis une erreur en omettant d’expliquer et de justifier sa décision au regard de la possibilité d’une fausse déclaration. Par le fait même, il n’a pas évalué de manière raisonnable la crédibilité du défendeur. Il n’a pas donné de raisons transparentes pour faire confiance au défendeur.

[74]      Le défendeur fait valoir qu’il n’y a pas eu de fausse déclaration parce qu’il n’a pas caché délibérément ses absences. Cela n’a rien à voir avec la question. Comme il a été mentionné dans la décision Elzubair, précitée, au paragraphe 21, la loi indique clairement que le juge de la citoyenneté aurait dû traiter de façon satisfaisante des absences non déclarées à cause du simple fait qu’il semblait « au vu du dossier, qu’une fausse déclaration [avait] peut-être été faite ». Il n’incombe pas au ministre de prouver que le défendeur a effectivement fait de fausses déclarations de manière délibérée. Il s’agissait là, selon le dossier, d’une possibilité raisonnable, et le juge de la citoyenneté aurait donc dû creuser davantage.

[75]      Le défendeur cite plusieurs décisions en matière d’immigration à l’appui de sa prétention selon laquelle une fausse déclaration requiert une intention coupable (voir, par exemple, Medel c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 2 C.F. 345 (C.A.); Baro c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1299; Osisanwo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1126). Cependant, les conséquences d’une fausse déclaration sont différentes, selon qu’une personne demande la résidence permanente ou la citoyenneté.

[76]      Dans la décision Elzubair, précitée, au paragraphe 22, la Cour a fait remarquer que « les répercussions d’une fausse déclaration faite dans le cadre d’une demande de citoyenneté sont minimes », car les demandeurs peuvent présenter une nouvelle demande. Par contre, une personne qui fait une fausse déclaration dans une demande de résidence permanente peut être interdite de territoire et expulsée du Canada. Compte tenu de ces différences importantes, il est loin d’être évident que la notion d’une « fausse déclaration » dans la jurisprudence en matière d’immigration devrait être transposée aux demandes de citoyenneté.

[77]      Pour conclure ce point, je souhaite établir clairement que le juge de la citoyenneté a commis une erreur en attribuant une durée hypothétique aux absences non déclarées du défendeur sans examiner expressément si le fait que ce dernier avait omis de déclarer 12 voyages avait une incidence sur sa crédibilité générale.

[78]      Le dernier problème que soulève le ministre est plus sérieux encore. Le juge de la citoyenneté a fait abstraction des doutes de l’agent de la citoyenneté à propos des achats faits par carte de crédit dans la devise des É.A.U., et ce, pour deux raisons. Premièrement, il a accepté que le défendeur avait acheté en ligne des billets d’avion dans la devise des É.A.U., pendant qu’il se trouvait au Canada. Deuxièmement, il a accepté que la fille du défendeur avait fait des achats à Abu Dhabi à une époque où le défendeur était présent au Canada. Dans l’affidavit qu’il a déposé auprès de la Cour dans le cadre de la présente demande, le défendeur reconnaît avoir donné la première explication, mais il nie carrément avoir donné la seconde.

[79]      Il s’agit là d’un point préoccupant. Soit que le juge de la citoyenneté a inventé une explication pour le compte du défendeur, soit que ce dernier a fait sous serment un témoignage mensonger devant la Cour. Si c’est le premier scénario qui a eu lieu, la conclusion du juge de la citoyenneté au sujet de la crédibilité du défendeur est tout à fait injustifiée. On ne peut imputer une crédibilité à quelqu’un en lui attribuant des énoncés qu’il n’a jamais faits, et considérer ensuite que ces énoncés sont dignes de foi. Si c’est le second scénario qui a eu lieu, la disposition du défendeur à induire la Cour en erreur mine davantage sa crédibilité.

[80]      Pour ce qui est des opérations faites par carte de crédit, le juge de la citoyenneté a également omis d’examiner les opérations qui avaient censément eu lieu aux États-Unis à des dates où le défendeur avait dit se trouver au Canada, soit le 18 avril 2009, le 27 mai 2010 et le 9 juillet 2010. Le défendeur rétorque que l’agent de la citoyenneté n’a pas signalé dans son MPAD qu’il s’agissait d’un fait préoccupant. Cela n’est pas pertinent. Le juge de la citoyenneté était le décideur et il lui incombait d’examiner le dossier tout entier avant de rendre une décision, et aucune erreur ou omission de la part d’un agent de la citoyenneté ne pourrait le dégager de cette obligation. Ces opérations soulèvent de sérieux doutes. Idéalement, il aurait fallu que le juge de la citoyenneté les examine.

[81]      En même temps, la Cour reconnaît que les relevés de carte de crédit sont longs et que l’on ne peut pas s’attendre à ce qu’un juge de la citoyenneté examine à la loupe de tels éléments de preuve. S’il s’agissait là du seul motif qu’invoquait le ministre, la Cour ne serait pas intervenue. Toutefois, comme la décision sera annulée pour d’autres motifs, il est à espérer que le prochain décideur qui examinera la demande de citoyenneté se penchera sur cette question.

D.        Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur en appliquant le critère qualitatif?

[82]      Selon moi, le juge de la citoyenneté n’a pas fondé sur des raisons transparentes et intelligibles sa conclusion selon laquelle le défendeur a centralisé son existence au Canada. En l’espèce, le ministre ne demande pas à la Cour d’évaluer à nouveau la preuve. En fait, il serait irrégulier de le faire (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Anderson, 2010 CF 748; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Mueller, 2009 CF 1066; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Sadek, 2009 CF 549). Le ministre fait plutôt valoir avec raison que le juge de la citoyenneté a omis d’analyser une preuve contradictoire au moment de rendre sa décision.

[83]      Tout d’abord, le juge de la citoyenneté a sous-estimé les absences physiques du défendeur du Canada au cours de la période pertinente. En soutenant que ce dernier avait 306 jours d’absence, le juge de la citoyenneté a donné l’impression que le défendeur répondait au critère quantitatif qui s’applique à la citoyenneté. Dans ce cas, il n’aurait même pas été nécessaire de procéder à une analyse fondée sur la décision Koo, car une personne qui a été effectivement présente au Canada pendant plus de trois ans au cours de la période de résidence s’est clairement établie au Canada pour les besoins de la Loi.

[84]      Cependant, le chiffre indiqué par le juge de la citoyenneté dans le synopsis de l’autorisation, un chiffre qu’il a repris dans son avis au ministre, ne tient pas compte des absences non déclarées qui ont été découvertes à l’audience. Le juge de la citoyenneté a attribué de manière déraisonnable une durée de 60 jours à ces absences. Même si cette présomption — favorable au défendeur — était admise, le résultat serait de 1 093 jours de présence effective, ce qui est insuffisant.

[85]      De l’avis de la Cour, la conclusion erronée du juge de la citoyenneté selon laquelle il ne manquait pas de jours a influencé son analyse fondée sur la décision Koo. Il n’a jamais déclaré qu’il aurait considéré le défendeur comme admissible à la citoyenneté si le nombre de jours avait été insuffisant. Le défendeur émet l’hypothèse que toute erreur mathématique du juge n’a pas eu d’incidence sur sa conclusion. En fait, il est loin d’être clair que le juge aurait accordé la citoyenneté s’il avait compris qu’il manquait des jours, même après avoir attribué aux voyages de M. Vijayan une durée qui lui était extrêmement favorable.

[86]      De plus, le juge de la citoyenneté n’explique pas sa conclusion selon laquelle les fréquents voyages que le défendeur a faits à l’extérieur du Canada étaient dus à une situation manifestement temporaire. Il ne ressort pas clairement du dossier que le défendeur a l’intention de mettre fin de sitôt à ses voyages d’affaires aux É.A.U. ou aux voyages liés à son métier de photographe. On peut vraisemblablement présumer que le défendeur a la ferme intention de poursuivre ses fréquents voyages aux É.A.U. en vue de percevoir la somme de plus de 3 millions de dollars qu’on lui doit, ainsi que de préserver la réputation qu’il a acquise à titre de photographe de réputation mondiale. Le juge de la citoyenneté a manifestement analysé cette question de manière insuffisante.

[87]      De son propre aveu, le défendeur continue de faire semblant de résider aux É.A.U. dans le but d’obliger ses débiteurs à le payer. Le juge de la citoyenneté a pris note de ce fait, mais sans s’arrêter pour demander si cela montrait que M. Vijayan n’avait pas vraiment centralisé sa vie au Canada. Il s’agit là d’une erreur susceptible de contrôle. La jurisprudence indique clairement qu’une personne ne satisfait pas au critère énoncé dans la décision Koo s’il partage sa résidence entre deux pays ou plus. Les commentaires de la juge Snider dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Willoughby, 2012 CF 489, au paragraphe 9, sont révélateurs :

En effet, presque tous les faits présentés au juge de la citoyenneté militent contre l’octroi de la citoyenneté canadienne. Non seulement Mme Willoughby a passé 745 jours à l’extérieur du Canada, mais la fréquence de ses absences n’était pas sur le point de changer. Mme Willoughby a un appartement en Australie qu’elle utilise lorsqu’elle rend visite aux membres de sa famille immédiate (ses filles et petits-enfants). Bien que Mme Willoughby ait une maison et un mari au Canada, ses longues absences du Canada constituent « un mode structurel de vie à l’étranger plutôt qu’une situation temporaire » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Camorlinga-Posch, 2009 CF 613, 347 FTR 37, au paragraphe 50 [souligné dans l’original]). Il est tout au plus possible de dire que Mme Willoughby a établi deux demeures, l’une au Canada et l’autre en Australie. Comme l’a souligné le juge Martineau dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Chen, 2004 CF 848, au paragraphe 10, [2004] ACF no 1040 :

Quand les absences sont un mode de vie régulier plutôt qu’un phénomène temporaire, elles indiquent que la vie est partagée entre les deux pays, et non pas un mode de vie centralisé au Canada, comme le prévoit la Loi [...]. [Non souligné dans l’original.]

[88]      Le juge de la citoyenneté aurait dû se demander si le défendeur mène une vie partagée entre deux pays ou plus (le Canada, les É.A.U. et, peut-être, les États-Unis), plutôt que d’accepter, sans poser de questions, qu’il s’est établi au Canada juste parce qu’il possède une résidence familiale à Oakville. À première vue, les voyages incessants du défendeur semblent faire ressortir « un mode structurel de vie à l’étranger plutôt qu’une situation temporaire » [souligné dans l’original] : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Camorlinga-Posch, 2009 CF 613, au paragraphe 50, décision citée dans la décision Willoughby, précitée, au paragraphe 9. Bien sûr, le juge des faits aurait pu tirer la conclusion inverse. Mais sa décision est déraisonnable, car il n’a pas analysé rigoureusement les preuves contradictoires.

[89]      Je fais remarquer également que le juge de la citoyenneté n’a pas traité du revenu extrêmement faible que M. Vijayan a déclaré au Canada pendant les trois premières années de la période pertinente. Ces chiffres sont incongrus si l’on considère les ressources évidentes du défendeur. Ils dénotent que son activité économique était centrée dans un autre pays. Il s’agit là d’une pièce de plus du casse-tête dont le juge de la citoyenneté a omis de traiter.

VI.       La réparation

[90]      La Cour fera droit à la demande de contrôle judiciaire du ministre, sans dépens. Dans le passé, la réparation appropriée aurait consisté à renvoyer le dossier au juge de la citoyenneté en vue d’une nouvelle décision. Mais de récentes modifications à la Loi ont changé cela.

[91]      L’article 35 de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne est une disposition transitoire, dont le texte est le suivant :

35. Toute décision rendue au titre des articles 5, 9 ou 11 de la Loi sur la citoyenneté dans sa version antérieure à la date d’entrée en vigueur du paragraphe 12(1), mise de côté par la Cour fédérale après cette date et renvoyée pour un nouvel examen, sera révisée en conformité avec la Loi sur la citoyenneté dans sa version postérieure à cette date. [En caractère gras dans l’original.]

Révision d’une décision — articles 5, 9 ou 11

[92]      Le paragraphe 12(1) est entré en vigueur le 1er août 2014, en vertu d’un décret. Il a modifié le paragraphe 14(1) de la Loi sur la citoyenneté.

[93]      En l’espèce, la décision visée par le contrôle a été rendue avant l’entrée en vigueur du paragraphe 12(1), mais elle est renvoyée pour nouvelle décision après cette date. C’est donc la version de la Loi telle qu’elle est libellée depuis l’entrée en vigueur du paragraphe 12(1) qui s’applique.

[94]      Le paragraphe 14(1) de la Loi sur la citoyenneté, modifié par les paragraphes 12(1) et 12(2) de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, dispose :

14. (1) Lorsqu’une demande est reçue aux fins d’examen puis transmise à un juge de la citoyenneté parce que le ministre n’est pas convaincu que le demandeur remplit les conditions mentionnées dans les dispositions ci-après, le juge de la citoyenneté statue, dans les soixante jours suivant sa saisine, sur la question de savoir si le demandeur les remplit :

a) les sous-alinéas 5(1)c)(i) et (ii), dans le cas de la demande de citoyenneté présentée au titre du paragraphe 5(1);

b) l’alinéa 5(5)d), dans le cas de la demande de citoyenneté présentée au titre du paragraphe 5(5);

c) le sous alinéa 11(1)d)(i), dans le cas de la demande de réintégration dans la citoyenneté présentée au titre du paragraphe 11(1).

Examen par un juge de la citoyenneté

[95]      En conséquence, la réparation qu’il convient d’accorder consiste à renvoyer l’affaire au ministre pour qu’il procède à un nouvel examen et décide si M. Vijayan satisfait aux conditions de résidence que prévoit la Loi. S’il est convaincu que c’est le cas, il lui accordera la citoyenneté. Dans le cas contraire, il renverra une fois de plus l’affaire à un juge de la citoyenneté.

[96]      Les parties n’ont pas proposé de question à certifier, et aucune ne le sera.

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie, sans dépens. L’affaire sera renvoyée au ministre en vue d’un nouvel examen. Le ministre accordera la citoyenneté au défendeur ou renverra l’affaire à un juge de la citoyenneté, conformément aux présents motifs.

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