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[2002] 1 C.F. 342

T-1949-00

2001 CFPI 890

Alliance de la fonction publique du Canada et Nycole Turmel (défenderesses) (demanderesses)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada (demanderesse) (défenderesse)

Répertorié : Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (1re inst.)

Section de première instance, protonotaire Aronovitch —Ottawa, 23 mai et 14 août 2001.

Fonction publique — Relations du travail — Action introduite au nom des employées de sept « employeurs distincts » où il était allégué que la Couronne exerçait une discrimination salariale fondée sur le sexe — Rejet de la requête en radiation de la déclaration au motif que l’indépendance des employeurs distincts n’est pas manifeste et évidente; il n’est pas manifeste et évident que la revendication fondée sur l’art. 15 de la Charte ne peut réussir; la loi fédérale sur les droits de la personne n’interdit pas d’engager une action distincte fondée sur la Charte.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — Action introduite au nom des employées de sept « employeurs distincts » où il était allégué que la Couronne exerçait une discrimination salariale fondée sur le sexe — Nécessité d’établir le bon groupe de comparaison eu égard aux « facteurs contextuels » — Rejet de la requête en radiation de la déclaration au motif que l’indépendance des employeurs distincts n’est pas manifeste et évidente; il n’est pas manifeste et évident que la revendication fondée sur l’art. 15 de la Charte ne peut réussir; la loi fédérale sur les droits de la personne n’interdit pas d’engager une action distincte fondée sur la Charte.

Droits de la personne — Action introduite au nom des employées de sept « employeurs distincts » où il était allégué que la Couronne exerçait une discrimination salariale fondée sur le sexe — Rejet de la requête en radiation de la déclaration au motif que l’indépendance des employeurs distincts n’est pas manifeste et évidente; il n’est pas manifeste et évident que la revendication fondée sur l’art. 15 de la Charte ne peut réussir; la loi fédérale sur les droits de la personne n’interdit pas d’engager une action distincte fondée sur la Charte.

Pratique — Actes de procédure — Requête en radiation — Action introduite au nom des employées de sept « employeurs distincts » où il était allégué que la Couronne exerçait une discrimination salariale fondée sur le sexe — Rejet de la requête en radiation de la déclaration au motif que l’indépendance des employeurs distincts n’est pas manifeste et évidente; il n’est pas manifeste et évident que la revendication fondée sur l’art. 15 de la Charte ne peut réussir; la loi fédérale sur les droits de la personne n’interdit pas d’engager une action distincte fondée sur la Charte.

L’Alliance de la fonction publique du Canada est une organisation syndicale accréditée comme agent de négociation pour les employés de la fonction publique fédérale, notamment ceux des « employeurs distincts » qui sont concernés par la présente instance (Bureau du vérificateur général; Service canadien du renseignement de sécurité; Centre de sécurité des communications; Conseil de recherches en sciences humaines; Bureau du surintendant des institutions financières; Opérations des enquêtes statistiques; Conseil de recherches médicales). Les demanderesses ont introduit, au nom des employées de ces employeurs distincts, une action fondée sur l’article 15 de la Charte, dans laquelle elles affirment que la Couronne exerce à leur endroit une discrimination salariale fondée sur le sexe. La défenderesse a introduit cette requête en vue de faire radier la déclaration des demanderesses au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable. La défenderesse soutient que la déclaration est fondée sur l’identité de l’employeur, laquelle n’est pas dans l’article 15 de la Charte un motif énuméré ou analogue; et elle affirme que les demanderesses auraient dû exercer leur recours en tant que plainte selon la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP).

Les demanderesses affirment que, même si les employeurs distincts bénéficient d’une certaine autonomie dans l’exercice de leur pouvoir en tant qu’employeurs, le Conseil du Trésor et le gouverneur en conseil exercent en réalité un important droit de regard sur leur pouvoir et leurs décisions, en particulier à l’égard de leurs employés. Le Conseil du Trésor aurait de tout temps exercé un droit de regard sur ces employeurs distincts afin d’assurer une conformité générale avec les profils salariaux établis pour l’ensemble de la fonction publique. Cependant, les salaires du Conseil du Trésor ont été eux-mêmes jugés discriminatoires parce que contraires à l’article 11 de la LCDP. Les demanderesses affirment que les rémunérations versées aux employées des employeurs distincts demeurent inférieures à celles des employées de l’ensemble de la fonction publique, bien que les employées des employeurs distincts fassent essentiellement le même travail que les employées du Conseil du Trésor. Les demanderesses sollicitent une déclaration et une ordonnance enjoignant le Conseil du Trésor d’augmenter rétroactivement leurs rémunérations.

Selon la Couronne, puisque la sentence de 1998 sur l’équité salariale ne s’appliquait qu’aux employées du Conseil du Trésor, les employées des employeurs distincts ne pouvaient en bénéficier. Selon la Loi sur la gestion des finances publiques et la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, l’employeur distinct est l’employeur de ses employés, non le Conseil du Trésor. Selon la Couronne, les dispositions de la LGFP et de la LRTFP, considérées ensemble, attestent que le législateur fédéral voulait clairement que les employeurs concernés subsistent en tant qu’entités juridiquement distinctes. La Couronne soutient aussi que les demanderesses ne peuvent extraire une conclusion tirée d’après un ensemble de données démographiques et autres propres à la situation d’employés du Conseil du Trésor, puis, en vue de mesurer la disparité salariale, appliquer cette conclusion à des employés qui ne sont pas employés par le Conseil du Trésor et qui sont donc dans un « établissement » différent.

Jugement : la requête doit être rejetée.

Une revendication ne peut être rejetée d’emblée si les allégations soulèvent une véritable question de droit, qui appelle une décision au fond, ou une question mixte de droit et de fait, dans les cas où la décision au fond requiert une appréciation des faits et une conclusion de fait.

Aux fins de cette requête, l’élément principal consistait à établir le groupe de comparaison requis, et cela imposait de considérer plusieurs « facteurs contextuels » : Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703.

Aux fins de cette requête, la Cour devait tenir pour avérés les faits avancés à son soutien, et les demanderesses affirment que les employeurs distincts n’ont pas le pouvoir de modifier à leur gré les rémunérations de leurs employés et que le Conseil du Trésor et le gouverneur en conseil exercent en la matière un contrôle et une influence considérables. On ne saurait maintenir, dans ces conditions, que la séparation et l’indépendance des employeurs est manifeste et évidente. La nature de la relation entre le Conseil du Trésor et les employeurs distincts, le niveau de l’influence ou du contrôle, la configuration des rémunérations, le cas échéant, requièrent un examen des faits ainsi que des conclusions de fait. Il y a une grave question de droit, dont il n’est pas aisé de disposer sommairement.

On ne saurait conclure que la revendication fondée sur les droits à l’égalité au sens de la Charte doit échouer. L’action des demanderesses ne portait pas sur l’ordonnance du Tribunal. La sentence relative à la parité salariale est vue comme un fait qui sert à démontrer que les employées concernées font l’objet d’une discrimination salariale fondée sur leur sexe.

Quant à l’argument selon lequel les demanderesses auraient dû exercer un recours selon la loi sur les droits de la personne, le précédent invoqué par la Couronne, Moore c. Colombie-Britannique (1988), 50 D.L.R. (4th) 29 (C.A. C.-B.), a été éclipsé par l’arrêt Perera c. Canada, [1998] 3 C.F. 381 (C.A.). Dans l’arrêt Perera, la jurisprudence Moore a été expressément désavouée au motif que « du point de vue du droit, elle sonne faux à l’époque où nous sommes », et la Cour d’appel fédérale a estimé que la loi fédérale sur les droits de la personne ne contenait aucune disposition interdisant d’engager une action distincte sur le fondement de la Charte.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 15, 24(1).

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 11.

Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11, art. 11(1) « employeur distinct », (2).

Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35, ann. I.

Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, DORS/86-1082, art. 10.

Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8.

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 221(1)a).

jurisprudence

décisions appliquées :

Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959; (1990), 74 D.L.R. (4th) 321; [1990] 6 W.W.R. 385; 49 B.C.L.R. (2d) 273; 4 C.C.L.T. (2d) 1; 43 C.P.C. (2d) 105; 117 N.R. 321; Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441; (1985), 18 D.L.R. (4th) 481; 12 Admin. L.R. 16; 13 C.R.R. 287; 59 N.R. 1; Vulcan Equipment Co. Ltd. c. The Coats Co., Inc., [1982] C.F. 77; (1981), 58 C.P.R. (2d) 47; 39 N.R. 518 (C.A.); Nidek Co. c. Visx Inc. (1998), 82 C.P.R. (3d) 289 (C.A.F.); Duplessis c. Canada (2000), 8 C.C.E.L. (3d) 75 (C.F. 1re inst.); Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; (1999), 170 D.L.R. (4th) 1; 236 N.R. 1; Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703; (2000), 186 D.L.R. (4th) 1; 50 C.C.E.L. (2d) 177; 253 N.R. 329; Perera c. Canada, [1997] A.C.F. no 199 (1re inst.) (QL); confirmé en partie [1998] 3 C.F. 381 (1998), 158 D.L.R. (4th) 341; 225 N.R. 162 (C.A.).

décision non suivie :

Moore c. Colombie-Britannique (1988), 50 D.L.R. (4th) 29; [1988] 3 W.W.R. 289; 23 B.C.L.R. (2d) 105; 88 CLLC 17,021; 35 C.R.R. 20 (C.A.C.-B.).

décisions examinées :

Delisle c. Canada (Sous-procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989; (1999), 176 D.L.R. (4th) 513; 244 N.R. 33; Canada (Procureur général) c. Taylor (1991), 81 D.L.R. (4th) 679; 91 CLLC 14,034; 126 N.R. 345 (C.A.F.); Canada (Procureur général) c. George, [1991] 1 C.F. 344 (1990), 33 C.C.E.L. 121; 116 N.R. 185 (C.A.); Maclean c. Canada (Conseil du Trésor) (1994), 94 CLLC 14,020; 77 F.T.R. 292 (C.F. 1re inst.); Gingras c. Canada, [1994] 2 C.F. 734 (1994); 113 D.L.R. (4th) 295; 3 C.C.P.B. 194; 165 N.R. 101 (C.A.).

REQUÊTE en radiation de la déclaration des demanderesses au motif qu’elle ne révélait aucune cause d’action valable. Requête rejetée.

ONT COMPARU :

Andrew J. Raven, pour les défenderesses (demanderesses).

Anne M. Turley, pour la demanderesse (défenderesse).

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Allen, Cameron & Ballantyne, Ottawa, pour les défenderesses (demanderesses).

Le sous-procureur général du Canada, pour la demanderesse (défenderesse).

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le protonotaire Aronovitch :

Aperçu

[1]        Les demanderesses ont introduit cette action au nom des employées de sept « employeurs distincts », en affirmant que Sa Majesté la Reine du chef du Canada (Sa Majesté) exerce une discrimination salariale fondée sur le sexe en ce qui concerne la rémunération de ces employées, en contravention de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].

[2]        La demanderesse, l’Alliance de la fonction publique du Canada (l’AFPC), est une organisation syndicale accréditée comme agent de négociation pour les employés compris dans diverses unités de négociation de l’ensemble de la fonction publique fédérale, notamment ceux des employeurs distincts qui sont concernés par la présente instance. Nycole Turmel est la présidente de l’AFPC.

[3]        Sept employeurs distincts sont concernés, à savoir : le Bureau du vérificateur général du Canada (le BVG); le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS); le Centre de sécurité des communications (CSC); le Conseil de recherches en sciences humaines (le CRSH); le Bureau du surintendant des institutions financières (le BSIF); les Opérations des enquêtes statistiques (OES); et le Conseil de recherches médicales (le CRM).

[4]        La défenderesse a présenté cette requête conformément à l’alinéa 221(1)a) des Règles de la Cour fédérale (1998) (les Règles) [DORS/98-106], pour que soit rendue une ordonnance radiant la déclaration des demanderesses au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable. La défenderesse soutient en particulier que la déclaration des demanderesses repose sur l’identité de l’employeur, qui n’est pas un motif énuméré ou analogue selon l’article 15 de la Charte. La défenderesse affirme aussi que les demanderesses devraient exercer leur recours en tant que plainte selon la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, (la LCDP), et non en tant qu’action devant la Cour fédérale.

La déclaration des demanderesses

[5]        Pour ce qui concerne la requête de la défenderesse en radiation de la déclaration au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable, les affirmations factuelles des demanderesses seront tenues pour avérées. Elles sont décrites ci-après d’une manière assez détaillée.

[6]        La déclaration débute par une description de la genèse des employeurs distincts. En vertu de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35, (la LRTFP), tous les employés compris dans la fonction publique sont des employés de la défenderesse, Sa Majesté. Pour ce qui est des secteurs de la fonction publique indiqués dans la partie I de l’annexe I de la LRTFP, le représentant de Sa Majesté est le Conseil du Trésor. Pour ce qui est des secteurs de la fonction publique indiqués dans la partie II de l’annexe I de la LRTFP, les représentants de Sa Majesté sont les employeurs distincts énumérés dans cette partie II.

[7]        Les employeurs distincts sont désignés soit par ajout à la partie II de l’annexe I de la LRTFP, soit par transfert d’un secteur de la fonction publique de la partie I à la partie II de l’annexe I de la LRTFP. Les demanderesses affirment que le résultat pratique de la désignation est de conférer au secteur de la fonction publique ainsi désigné un degré d’autonomie dans l’exercice de son pouvoir en tant qu’employeur. Elles affirment ensuite cependant que le Conseil du Trésor et le gouverneur en conseil exercent en réalité un important droit de regard sur le pouvoir et les décisions des employeurs distincts, en particulier à l’égard des employés de ces employeurs distincts.

[8]        Les paragraphes 7 et suivants de la déclaration décrivent les limites qui circonscrivent le pouvoir des employeurs distincts de négocier les conditions d’emploi se rapportant à leurs employés, comme il suit :

[traduction]

7. […]

a) conformément à l’article 56 de la LRTFP, un employeur distinct ne peut conclure une convention collective qu’avec l’approbation du gouverneur en conseil;

b) conformément au paragraphe 11(2) de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11, et modifications, le Conseil du Trésor peut exercer les attributions particulières se rapportant à la gestion du personnel dans la fonction publique, sous réserve des dispositions de tout texte législatif se rapportant aux pouvoirs et fonctions d’un employeur distinct; et

c) conformément au paragraphe 12(2) de la Loi sur la gestion des finances publiques, le gouverneur en conseil peut déléguer tel de ses pouvoirs ou des pouvoirs du Conseil du Trésor, en matière de gestion du personnel d’un secteur de la fonction publique qui est un employeur distinct, au ministre, au sous-ministre ou au premier dirigeant du secteur.

8. En pratique, les employeurs distincts n’ont pas le pouvoir de décider par eux-mêmes de modifier les conditions d’emploi des employés qui travaillent dans ce secteur de la fonction publique, notamment en ce qui concerne les rémunérations et avantages de ces employés. Les employeurs distincts ne peuvent procéder qu’aux changements qui sont expressément autorisés par le Conseil du Trésor ou par le gouverneur en conseil.

[9]        Les demanderesses affirment aussi que les structures des salaires et avantages qui sont en vigueur chez les employeurs distincts ont été à dessein établies de telle sorte qu’elles correspondent en général aux structures en vigueur pour les employés du Conseil du Trésor. Les représentants du Conseil du Trésor auraient de tout temps exercé un droit de regard sur ces employeurs distincts afin d’assurer une conformité générale avec les profils salariaux établis pour l’ensemble de la fonction publique.

[10]      Puis les demanderesses expliquent comment les salaires du Conseil du Trésor, qui auraient servi de base ou de modèle pour les rémunérations versées chez les employeurs distincts, ont été eux-mêmes contestés et jugés discriminatoires parce que contraires à l’article 11 de la LCDP. Les plaintes de disparité salariale déposées par l’AFPC en 1996 et 1990 auprès de la Commission canadienne des droits de la personne avaient été renvoyées au Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal). Le 19 juillet 1998, le Tribunal a jugé que le Conseil du Trésor contrevenait à l’article 11 de la LCDP et lui a ordonné d’apporter des ajustements à la rémunération de ses employées, rétroactivement au 8 mars 1985.

[11]      Les employées de chacun des employeurs distincts exercent, semble-t-il, des fonctions qui sont essentiellement les mêmes que les fonctions exercées par les employées du Conseil du Trésor, pour ce qui est des groupes professionnels compris dans la plainte, mais selon des taux de rémunération qui ne s’accordent pas avec l’ordonnance du Tribunal de 1998.

[12]      Les demanderesses disent que, à la suite de l’ordonnance du Tribunal, plusieurs employeurs distincts ont reconnu que des ajustements devraient être apportés aux rémunérations versées à leurs employées afin d’éliminer la discrimination fondée sur le sexe. Ces employeurs ont demandé au Conseil du Trésor l’autorisation d’ajuster leurs taux de rémunération pour qu’ils s’accordent avec les taux ordonnés par le Tribunal.

[13]      Les demanderesses concluent que les rémunérations versées aux employées des employeurs distincts demeurent inférieures à celles des employées de l’ensemble de la fonction publique, bien que les employées des employeurs distincts fassent essentiellement le même travail que les employées du Conseil du Trésor. Les demanderesses affirment que les rémunérations inférieures payées aux employées concernées sont donc discriminatoires, parce que contraires à la LCDP et à l’article 15 de la Charte.

[14]      Par conséquent, les demanderesses déposent le recours suivant : elles sollicitent une déclaration selon laquelle la persistance de Sa Majesté à ne pas verser, aux employées des employeurs distincts, des rémunérations et des avantages d’une manière qui s’accorde avec l’ordonnance du Tribunal constitue à l’endroit de ces employées une discrimination fondée sur le sexe et contraire à l’article 15 de la Charte. Les demanderesses sollicitent aussi des ordonnances enjoignant le Conseil du Trésor, ou toute autre instance responsable, d’augmenter les rémunérations des employées concernées pour corriger les contraventions de l’article 15, et de les augmenter rétroactivement.

Arguments de la Couronne

[15]      Le principal moyen invoqué par la Couronne au soutien de sa requête en radiation est le fait que la discrimination alléguée est fondée sur l’emploi plutôt que sur le sexe et que les demanderesses n’ont donc pas réussi à établir une contravention à l’article 15 de la Charte qui soit susceptible d’un recours.

[16]      D’abord, d’affirmer la défenderesse, les employeurs distincts et le Conseil du Trésor sont des employeurs indépendants. Puisque l’ordonnance du Tribunal de 1998 ne s’applique qu’aux employées du Conseil du Trésor, les employées des employeurs distincts ne peuvent en bénéficier.

[17]      Ici, la défenderesse invoque la séparation entre le Conseil du Trésor et les employeurs distincts, une séparation prévue par la loi. En forme abrégée, les paragraphes qui suivent reproduisent le régime législatif invoqué par la Couronne. Ce régime constitue le fondement des distinctions évoquées dans la déclaration, comme nous l’avons déjà vu.

[18]      Le paragraphe 11(1) de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11 (la LGFP), dit que l’expression « employeur distinct » s’entend au sens de la LRTFP. La LRTFP prévoit quant à elle que le Conseil du Trésor est l’employeur pour le secteur de la fonction publique défini dans la partie I de l’annexe I de la LRTFP, et que l’« employeur distinct » est l’employeur du secteur de la fonction publique qui est spécifié dans la partie II de l’annexe I de la LRTFP.

[19]      La Couronne fait observer que le pouvoir légal du Conseil du Trésor sur la gestion du personnel est délimité par sa loi constitutive. Ainsi, conformément au paragraphe 11(2) de la LGFP, le Conseil du Trésor exerce ses attributions en matière de gestion du personnel, notamment de relations entre employeur et employés dans la fonction publique.

11. (1) […]

(2) Sous réserve des seules dispositions de tout texte législatif concernant les pouvoirs et fonctions d’un employeur distinct […]

[20]      De même, d’affirmer la défenderesse, les employeurs distincts se sont vu accorder les pouvoirs du Conseil du Trésor sur la gestion de leur propre personnel. La Couronne accorde une importance particulière au fait que le Conseil du Trésor et les employeurs distincts sont chacun investis du propre pouvoir légal de conclure des conventions collectives avec leurs employés respectifs. Selon la Couronne, les dispositions de la LGFP et de la LRTFP, considérées ensemble, attestent que le législateur fédéral voulait clairement que les employeurs concernés subsistent en tant qu’entités juridiquement distinctes. Elle précise que ce point de vue est confirmé par la jurisprudence de la Cour fédérale (voir Maclean c. Canada (Conseil du Trésor) (1994), 94 CLLC 14,020 (C.F. 1re inst.); et Gingras c. Canada, [1994] 2 C.F. 734 (C.A.)). La Cour d’appel fédérale s’est même exprimée ainsi dans l’arrêt Gingras, aux pages 753 et 754, 763 :

4. C’est par législation plutôt que par réglementation que le gouvernement a précisé de qui le Conseil du Trésor, au nom de Sa Majesté, serait l’employeur et de qui il ne le serait pas. Tout changement de statut, à cet égard, ne peut donc être fait que par une loi.

[…]

Le SCRS étant un « employeur distinct » désigné tel dans la Partie II de l’annexe I, il va de soi que ses employés n’ont pas comme employeur Sa Majesté représentée par le Conseil du Trésor.

[21]      La défenderesse ajoute que la déclaration est fondée sur l’ordonnance du Tribunal de 1998, que les demanderesses voudraient élargir à un groupe d’employées auxquelles elle ne peut s’appliquer. Les conclusions du Tribunal ne concernent que les employés du Conseil du Trésor. Elles sont fondées sur les disparités et les données démographiques qui caractérisent l’univers formé par les employés du Conseil du Trésor. L’article 11 de la LCDP prévoit que constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur d’instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes employés « dans le même établissement ». L’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, DORS/86-1082, définit [à l’article 10] quant à elle le mot « établissement » comme « tous les employés au service de l’employeur qui sont visés par la même politique en matière de personnel et de salaires ». La défenderesse soutient que les demanderesses ne peuvent extraire une conclusion tirée d’après un ensemble de données démographiques et autres propres à la situation d’employés du Conseil du Trésor, puis, en vue de mesurer la disparité salariale, appliquer cette conclusion à des employés qui ne sont pas employés par le Conseil du Trésor et qui sont donc dans un « établissement » différent.

[22]      Passant à l’affirmation des demanderesses selon laquelle il y a eu négation des droits des employées selon la Charte, la défenderesse soutient que les demanderesses n’ont pas une revendication valable au regard de l’article 15 et ne sauraient avancer une telle revendication. Selon la défenderesse, les demanderesses prétendent qu’il y a discrimination fondée sur le sexe, mais, en fait, elles recherchent, à titre de recours, l’avantage d’un ajustement conféré aux employées du Conseil du Trésor. Leur revendication s’appuie sur le fait que les employées des employeurs distincts effectueraient essentiellement le même travail que les employées du Conseil du Trésor, mais pour des salaires moindres. La défenderesse fait donc valoir que le bon « groupe de comparaison » pour une analyse selon l’article 15 est celui des employées du Conseil du Trésor dont les rémunérations ont été ajustées en application de la sentence concernant la parité salariale. Selon la Couronne, la disparité alléguée est une fonction de l’employeur. La distinction entre les deux groupes n’est pas fondée sur le sexe, une caractéristique personnelle, mais se rapporte à l’emploi, qui n’est pas un motif énuméré de discrimination dans le paragraphe 15(1) de la Charte. Puisque la discrimination fondée sur l’emploi n’est pas dans la Charte un motif expressément prévu de discrimination, l’action des demanderesses, de dire la défenderesse, n’est pas fondée et ne peut réussir (voir Delisle c. Canada (Sous-procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989, aux pages 1024 et 1025; Canada (Procureur général) c. Taylor (1991), 81 D.L.R. (4th) 679 (C.A.F.), à la page 688; Canada (Procureur général) c. George, [1991] 1 C.F. 344 (C.A.), à la page 348).

Analyse

[23]      Les parties s’entendent pour dire que, avant qu’on ne puisse affirmer qu’une déclaration ne révèle aucune cause d’action valable, il doit être « manifeste et évident » qu’elle est vouée à l’échec. C’est là un critère difficile à remplir. D’abord, une déclaration, considérée dans sa totalité, doit être interprétée libéralement et généreusement. La Cour ne doit pas être dissuadée par la précarité ou le caractère inédit d’un argument. Une revendication ne sera pas non plus éteinte lorsque la règle juridique est naissante ou demeure flottante, car l’absence de fondement de la revendication ne doit faire aucun doute. Il s’ensuit qu’une revendication ne peut être rejetée d’emblée si les allégations soulèvent une véritable question de droit, qui appelle une décision au fond, ou une question mixte de droit et de fait, dans les cas où la décision au fond requiert une appréciation des faits et une conclusion de fait (voir Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, à la page 980; Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441, aux pages 449 à 451; Vulcan Equipment Co. Ltd. c. The Coats Co., Inc., [1982] 2 C.F. 77 (C.A.), à la page 78; Nidek Co. c. Visx Inc. (1998), 82 C.P.R. (3d) 289 (C.A.F.); Duplessis c. Canada (2000), 8 C.C.E.L. (3d) 75 (C.F. 1re inst.)).

[24]      Pour l’application de ces principes, et pour placer dans leur contexte les arguments des parties, je commencerai par faire le survol de certains des éléments que requiert l’analyse d’une présumée discrimination selon l’article 15 de la Charte. L’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, un précédent auquel les deux parties se sont référées, précise les conclusions à tirer aux diverses étapes de l’examen. Il ne m’est pas nécessaire de décrire le plan complet de l’analyse. Pour ce qui nous concerne, l’élément principal consiste à établir le groupe de comparaison requis. Cela est essentiel parce que la garantie d’égalité est une notion comparative (au paragraphe 56) :

[…] le tribunal doit établir la différence de traitement par comparaison avec une ou plusieurs autres personnes ou groupes.

Déterminer le groupe de comparaison approprié requiert de considérer plusieurs « facteurs contextuels ». Comme l’indiquait la Cour suprême, au paragraphe 57 :

Pour déterminer quel est l’élément de comparaison approprié, toute une gamme de facteurs doit être prise en compte, notamment l’objet des dispositions législatives […] Il faut examiner à la fois l’objet et l’effet des dispositions pour faire ressortir le groupe ou les groupes de comparaison appropriés. D’autres facteurs contextuels peuvent également être pertinents. Les ressemblances ou dissemblances biologiques, historiques et sociologiques peuvent être pertinentes en particulier pour cerner l’élément de comparaison approprié et, de façon plus générale, pour déterminer si les dispositions créent réellement de la discrimination.

[25]      Le point de départ consiste à considérer le groupe de comparaison proposé par les demanderesses, mais, comme nous le verrons plus bas, il est loisible aux tribunaux d’affiner la comparaison, lorsque la qualification proposée par le demandeur est lacunaire. Pour savoir quel est le bon groupe de comparaison, « il faut examiner l’objet et les effets des dispositions législatives et tenir compte du contexte dans son ensemble » (à la page 550).

[26]      Un exemple récent de l’application de l’approche contextuelle pour déterminer le bon groupe de comparaison est donné par un autre arrêt récent de la Cour suprême du Canada, Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703. Dans cette affaire, l’appelant avait subi une lésion dorsale et demandé une pension pour incapacité permanente en vertu du Régime de pensions du Canada [L.R.C. (1985), ch. C-8]. La demande de l’appelant fut refusée parce qu’il n’avait pas versé au RPC les cotisations requises. L’appelant a soutenu qu’il n’avait pu verser les cotisations requises en raison de son incapacité, et, selon lui, ignorer ce fait équivalait à une discrimination fondée sur les déficiences, ce qui contrevenait au paragraphe 15(1) de la Charte. Comme l’appelant devait se conformer au niveau de cotisations d’une personne valide, il a fait valoir que le bon groupe de comparaison était un membre ordinaire valide de la population active. La Cour suprême n’a pas accepté ce groupe de comparaison, estimant plutôt que le bon groupe de comparaison était celui des personnes atteintes d’une incapacité permanente. La Cour s’est exprimée ainsi, aux paragraphes 45 et 46 :

L’identification du groupe auquel l’appelant peut se comparer pour alléguer qu’il y a eu « inégalité de traitement » est crucial. Dès l’arrêt Andrews, précité, qui est le premier qu’elle a rendu en matière d’égalité, la Cour a statué que les allégations de distinction et de discrimination ne pouvaient être évaluées que « par comparaison avec la situation des autres dans le contexte sociopolitique où la question est soulevée » (p. 164).

[…]

Toutefois, bien que l’auteur d’une plainte fondée sur l’article 15 jouisse d’une latitude considérable pour identifier le groupe de comparaison approprié, « il se peut que la qualification de la comparaison par le demandeur ne soit pas suffisante. La différence de traitement peut ne pas s’effectuer entre les groupes cernés par le demandeur, mais plutôt entre d’autres groupes » (Law, précité, au par. 58).

[27]      Une fois que le groupe de comparaison approprié a été établi grâce à une bonne compréhension du contexte, l’étape suivante consiste à se demander si la distinction contestée est fondée sur un motif énuméré ou analogue.

[28]      J’ai déjà parlé de l’abondante jurisprudence citée par la défenderesse, selon laquelle une distinction fondée sur l’emploi n’est pas un motif énuméré ou analogue pour l’application de l’article 15 de la Charte (voir les arrêts Delisle, George et Taylor, précités). Il ne m’est pas nécessaire d’examiner en détail la jurisprudence, car il est plausible, comme l’ont indiqué les demanderesses, que ces précédents puissent devoir être écartés pour le motif que les groupes concernés ne partageaient pas une caractéristique personnelle, par exemple le sexe, et pour le motif que, dans ces précédents, la distinction qui entraînait le désavantage allégué était fondée uniquement sur leurs conditions d’emploi. Dans l’affaire qui nous intéresse, le groupe qui allègue une discrimination est entièrement composé d’employées. Ce fait suffit d’ailleurs à lui seul à ébranler l’argument selon lequel la distinction est à l’évidence fondée sur l’emploi. Il n’est pas manifeste ni évident que la distinction n’est pas, du moins en partie, fondée sur le sexe.

[29]      Je ne perds pas de vue que les demanderesses entendent affirmer que les rémunérations versées aux employées concernées sont discriminatoires parce qu’elles sont fondées sur une présumée discrimination salariale systémique concernant la nature et la valeur du travail des femmes. La Couronne soutient que ce n’est pas là ce qui est allégué dans la déclaration, laquelle affirme simplement l’existence d’une discrimination fondée sur l’emploi dans un établissement qui n’est pas visé par la sentence relative à la parité salariale. La déclaration, de faire observer la défenderesse, se rapporte simplement à des employées de différents établissements, l’un tombant sous le coup de l’ordonnance du Tribunal de 1998, et l’autre non. Ce que les demanderesses veulent obtenir, c’est un accord en matière de parité salariale, sans devoir soumettre leur revendication au processus requis et devant l’instance requise.

[30]      On peut opposer à cela plusieurs points. Je ferai porter mon attention sur les aspects suivants, qui sont décisifs dans le contexte de cette requête. D’abord, la séparation et l’indépendance des employeurs est un aspect important des arguments de la défenderesse. La défenderesse soutient, très habilement, que la séparation des employeurs est évidente de par la loi et selon la jurisprudence de la Cour. Les demanderesses, quant à elles, écartent tout aussi habilement la jurisprudence et, comme nous l’avons vu, s’appuient, dans leur revendication, sur certaines des dispositions légales elles-mêmes qui, selon la défenderesse, établissent sans l’ombre d’un doute la séparation des employeurs.

[31]      Je voudrais rappeler que, pour ce qui concerne cette requête, je dois tenir pour établis les faits avancés à son soutien. Les demanderesses affirment qu’il n’y a en définitive qu’un seul employeur pour les employés de la fonction publique, à savoir Sa Majesté. Elles disent que les employeurs distincts n’ont pas le pouvoir de modifier d’une manière autonome les rémunérations de leurs employés et que le Conseil du Trésor et le gouverneur en conseil exercent en la matière un contrôle et une influence considérables. On ne saurait maintenir, dans ces conditions, que la séparation et l’indépendance des employeurs est manifeste et évidente. En fait, la nature de la relation entre le Conseil du Trésor et les employeurs distincts, le niveau de l’influence ou du contrôle, la configuration des rémunérations, le cas échéant, requièrent un examen des faits ainsi que des conclusions de fait. D’ailleurs, l’identité de l’employeur véritable ou ultime, à de telles fins, soulève une grave question de droit, qui revêt une importance générale, et dont il n’est pas aisé de disposer sommairement dans le contexte d’une requête en radiation.

[32]      L’autre difficulté de la défenderesse, c’est que la discrimination salariale fondée sur le sexe est un domaine du droit qui est encore dans un état embryonnaire, comme c’est le cas pour la portée des droits, et en particulier des droits à l’égalité garantis par la Charte. Il s’agit là à n’en pas douter d’un territoire qui se prête assez mal à une conclusion préliminaire.

[33]      De plus, dans la mesure où l’identité du groupe de comparaison est utile pour dire s’il y a ou non discrimination, la jurisprudence nous enseigne qu’elle ne peut être présumée, mais qu’elle exige une preuve et une compréhension du contexte factuel dans lequel la disparité alléguée se manifeste. Là encore, c’est une conclusion qui appartient à juste titre au juge du fond.

[34]      Au-delà de ces questions, et eu égard à l’ensemble de la revendication, il m’est impossible de conclure qu’elle doit échouer parce qu’elle n’entrerait pas complètement dans l’article 15 de la Charte. D’abord, la revendication concerne surtout une contravention à la Charte et allègue expressément une discrimination fondée sur le sexe. Je note l’observation des demanderesses selon laquelle leur action ne porte pas sur l’ordonnance du Tribunal. La sentence relative à la parité salariale est vue comme un fait qui sert à démontrer et à soutenir l’allégation essentielle de la déclaration, c’est-à-dire le fait que les employées concernées font l’objet d’une discrimination salariale fondée sur leur sexe. Il suffit sans doute, à cette fin, que les demanderesses montrent, comme elles l’affirment, qu’il existe une configuration des salaires et des classifications telle que les employées des employeurs distincts sont discriminées, en ce sens qu’elles reçoivent des rémunérations dont on a déjà jugé qu’elles procédaient d’une discrimination fondée sur le sexe.

[35]      Les demanderesses ne sont pas par là empêchées de produire la preuve de pratiques ou d’indices de discrimination systémique à la base soit des anciennes rémunérations des employées du Conseil du Trésor, soit des rémunérations actuelles des employées des employeurs distincts. Il s’agit là cependant d’une question de preuve et non d’une question qui intéresse la pertinence des faits avancés comme cause d’action.

La Cour n’a pas été valablement saisie de la revendication

[36]      Le deuxième argument de la défenderesse au soutien de sa requête en radiation est que la Cour doit s’abstenir d’entendre des revendications fondées sur la Charte lorsqu’un recours est possible en vertu des lois sur les droits de la personne. La défenderesse affirme que l’article 11 de la LCDP existe pour corriger la discrimination salariale et que le Tribunal canadien des droits de la personne est le mieux placé pour statuer sur cette discrimination. La défenderesse invoque l’affaire Moore c. Colombie-Britannique (1988), 50 D.L.R. (4th) 29 (C.A.C.-B.), à l’appui du principe selon lequel les tribunaux devraient refuser d’instruire, au regard de la Charte, des revendications fondées sur une présumée contravention aux lois sur les droits de la personne. À l’audition de la requête, la défenderesse a reconnu que l’espèce Moore avait été éclipsée par l’arrêt Perera c. Canada, [1997] A.C.F. no 199 (1re inst.) (QL), [1998] 3 C.F. 381 (C.A.), mais elle a fait valoir que la Cour devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et obliger les demanderesses à se prévaloir de la procédure prévue par la LCDP au lieu de s’adresser à la Cour.

[37]      L’espèce Moore a d’ailleurs été expressément désavouée dans l’arrêt Perera, précité. La Cour d’appel fédérale a fait sienne la conclusion du juge Cullen (aux paragraphes 17 et 18) selon laquelle « l’arrêt Moore, du point de vue du droit, sonne faux à l’époque où nous sommes » et selon laquelle « [l]a loi fédérale sur les droits de la personne ne contient aucune disposition interdisant d’engager une action distincte sur le fondement de la Charte ».

[38]      Je vais maintenant examiner si la Cour a le pouvoir d’exiger des demanderesses qu’elles exercent leur recours selon la LCDP et, dans l’affirmative, si ce pouvoir devrait être exercé. Manifestement, aucune disposition de la LCDP n’exclut la primauté de la Charte. D’ailleurs, la réparation qu’un tribunal compétent peut accorder conformément au paragraphe 24(1) de la Charte diffère des redressements qui peuvent être accordés en vertu de la LCDP. Comme l’a indiqué la Section de première instance de la Cour fédérale dans l’affaire Perera, au paragraphe 19 :

Les larges pouvoirs de réparation que confère l’article 24 de la Charte offrent un recours plus large que celui que prévoit la Loi canadienne sur les droits de la personne.

La Couronne n’a pas montré que la Cour est compétente pour exiger d’un défendeur qu’il fasse valoir ses droits fondamentaux devant une instance particulière. Même s’il existait un tel pouvoir discrétionnaire, il serait, dans une requête en radiation d’une déclaration, de toute évidence exercé en faveur des demanderesses.

Conclusion

[39]      Pour les motifs qui précèdent, je rejette la requête de la défenderesse, avec dépens en faveur des demanderesses.

[40]      Les demanderesses sollicitent les dépens avocat-client au motif que cette requête n’est pas soutenable. Je ne vois aucune raison vu les circonstances de cette affaire de leur donner satisfaction, mais je rappelle ce que j’ai déjà dit. Une requête en radiation pour absence de cause d’action valable ne convient guère dans des revendications fondées sur la Charte qui soulèvent des questions d’importance générale et dont l’appréciation des faits requiert une approche contextuelle.

[41]      Je remercie les deux avocats pour leurs arguments réfléchis et exhaustifs.

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