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T-356-13

2014 CF 651

Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés, l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés, Daniel Garcia Rodrigues, Hanif Ayubi et Justice for Children and Youth (demandeurs)

c.

Le Procureur général du Canada et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeurs)

Répertorié : Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c. Canada (Procureur général)

Cour fédérale, juge Mactavish—Toronto, 17 et 18 décembre 2013, 30 janvier 2014; Ottawa, 4 juillet 2014.

Citoyenneté et Immigration — Programme fédéral de santé intérimaire — Contrôle judiciaire à l’encontre de décrets pris en 2012 (décrets de 2012), ayant pour effet de diminuer le degré de couverture de soins de santé dont peuvent bénéficier les demandeurs d’asile dans le cadre du Programme fédéral de santé intérimaire (le PFSI ou le Programme), et de pour ainsi dire éliminer cette couverture pour les demandeurs d’asile dont la demande est fondée sur le risque auquel ils sont exposés — Le PFSI a fait l’objet d’une réforme afin de : moderniser, clarifier et réitérer sa mission initiale, soit d’être une mesure temporaire, à court terme et à titre gracieux; de garantir que le Programme soit équitable pour les contribuables canadiens; de protéger la santé et la sécurité publiques; de préserver l’intégrité du système d’octroi de l’asile au Canada; de limiter les coûts financiers — Le PFSI de 2012 prévoit maintenant trois niveaux de couverture — Le niveau de couverture dépend, entre autres, de la question de savoir si l’intéressé est ressortissant d’un pays d’origine désigné — Il s’agissait de savoir si l’exécutif a outrepassé sa compétence en prenant les décrets de 2012; si le gouverneur en conseil a manqué à son obligation d’équité procédurale; si les modifications apportées au PFSI en 2012 sont contraires aux art. 7, 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés; si l’atteinte aux droits garantis par la Charte peut être justifiée au regard de l’article premier de la Charte — Les décrets de 2012 n’outrepassent pas les pouvoirs découlant de la prérogative du gouverneur en conseil — La prérogative de la Couronne n’a pas été écartée ou éteinte par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ou la Loi canadienne sur la santé — Le gouvernement n’est tenu à aucune obligation d’équité dans le cadre de l’exercice de ses fonctions législatives — Les intéressés ne pouvaient légitimement s’attendre à se voir accorder des droits de participation — L’allégation fondée sur l’art. 7 a été rejetée — Cependant, les décrets de 2012 ont été jugés comme contrevenant aux art. 12 et 15 de la Charte et sont inopérants — Il convenait d’octroyer une réparation fondée sur l’art. 24 de la Charte, et ce, malgré le fait qu’une mesure en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 ait été prise — Demande accueillie.

Couronne — Prérogatives — Des décrets pris en 2012 ont eu pour effet de diminuer le degré de couverture de soins de santé dont peuvent bénéficier les demandeurs d’asile dans le cadre du Programme fédéral de santé intérimaire — Il s’agissait de savoir si le pouvoir exécutif fédéral a le pouvoir, à titre d’exercice de la prérogative de la Couronne, de consacrer des fonds à la prestation de soins de santé à des demandeurs d’asile et si cette prérogative a été éteinte par l’adoption de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) et de la Loi canadienne sur la santé — La prérogative de la Couronne n’a pas été écartée ou éteinte par la LIPR ou la Loi canadienne sur la santé — Elle ne peut être abolie ou épuisée que par les dispositions claires d’une loi — Rien dans la LIPR ne porte sur la prestation de soins de santé — Le gouvernement fédéral n’est pas tenu d’assurer des soins de santé aux demandeurs d’asile — La prérogative de la Couronne de dépenser dans un domaine non prévu par la loi demeure intacte.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Des décrets pris en 2012 ont eu pour effet de diminuer le degré de couverture de soins de santé dont peuvent bénéficier les demandeurs d’asile dans le cadre du Programme fédéral de santé intérimaire (le PFSI) — Il s’agissait de savoir si les modifications apportées au PFSI en 2012 sont contraires à l’art. 7 de la Charte — L’allégation fondée sur l’art. 7 de la Charte a été rejetée — Les demandeurs visent à imposer au gouvernement une obligation positive — Le droit à des soins de santé financés par l’État en vertu de l’art. 7 de la Charte n’est pas actuellement reconnu en droit — La Charte n’impose pas aux gouvernements l’obligation positive de fournir des programmes sociaux — La décision du gouverneur en conseil ne déclenche pas l’application des droits garantis par l’art. 7 de la Charte — La jurisprudence rejette la thèse voulant que la décision d’éliminer les prestations du PFSI soit susceptible de contrôle en vertu de l’art. 7— L’exercice par le gouverneur en conseil de son pouvoir discrétionnaire en adoptant le PFSI ne peut faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte — Le PFSI de 2012 n’entrave pas la capacité des demandeurs d’asile de payer pour leurs propres soins de santé.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Procédures criminelles et pénales — Des décrets pris en 2012 (décrets de 2012) ont eu pour effet de diminuer le degré de couverture de soins de santé dont peuvent bénéficier les demandeurs d’asile dans le cadre du Programme fédéral de santé intérimaire (le PFSI) — Il s’agissait de savoir si les personnes qui demandent la protection du Canada sont victimes d’un « traitement » au sens de l’art. 12 de la Charte et si ce traitement est cruel et inusité — Les modifications apportées en 2012 au PFSI violent l’art. 12 de la Charte — Ces modifications font délibérément subir un traitement défavorable à un groupe de personnes vulnérables, pauvres et défavorisées — Les décrets de 2012 avaient pour but de dissuader le recours censément abusif au système de protection des réfugiés — Les modifications compliquent les choses pour les demandeurs d’asile — Les actions de l’exécutif constituent un « traitement » cruel et inusité — Il n’a pas été démontré que les modifications apportées en 2012 au PFSI sont nécessaires pour atteindre les objectifs du gouvernement — Les compressions apportées au PFSI sont arbitraires et ont une valeur sociale limitée — Le PFSI de 2012 n’est pas conforme à la Convention relative aux droits de l’enfant — Refuser d’accorder une couverture des soins de santé à des enfants innocents dans le but d’influencer le comportement de leurs parents et d’autres personnes constitue un traitement cruel et inusité — Placer des personnes qui sont touchées par les compressions apportées en 2012 au PFSI, dans une situation où ils doivent supplier afin d’obtenir un traitement médical essentiel à leur survie est humiliant, cruel et inusité — Le fait de cibler intentionnellement un tel groupe fait en sorte que cette situation déborde du cadre des revendications typiques d’avantages sociaux fondées sur la Charte.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — Des décrets pris en 2012 ont eu pour effet de diminuer le degré de couverture de soins de santé dont peuvent bénéficier les demandeurs d’asile dans le cadre du Programme fédéral de santé intérimaire (le PFSI ou le Programme) — Le PFSI de 2012 prévoit maintenant trois niveaux de couverture — Le niveau de couverture dépend, entre autres, de la question de savoir si l’intéressé est ressortissant d’un pays d’origine désigné (POD) — Le PFSI de 2012 viole l’art. 15(1) de la Charte — Le PFSI de 2012 isole certains demandeurs d’asile provenant de POD en leur faisant subir une différence de traitement préjudiciable — Le gouverneur en conseil est obligé de fournir le PFSI sans discrimination, à partir du moment où il décide d’accorder un tel avantage — Les exigences en matière d’admissibilité établies par les Décrets de 2012 ont donné lieu à une inégalité d’accès au PFSI, en fonction du pays d’origine du demandeur d’asile — Les expressions « origine nationale » ou « ethnique » visées à l’art. 15(1) de la Charte ne sont pas synonymes — Le sens ordinaire de l’expression « origine nationale » est suffisamment large pour inclure des personnes qui ne sont pas seulement nées dans un pays en particulier, mais qui proviennent de ce pays — Une telle interprétation est compatible avec l’expression utilisée à l’art. 109.1 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et à l’art. 3 de la Convention relative au statut des réfugiés — La notion de « pays d’origine désigné » ne peut soustraire les modifications apportées au PFSI en 2012 à l’examen au titre de l’art. 15 de la Charte — Il est difficile de comprendre comment la distinction effectuée entre les pays d’origine désignés et les pays qui ne sont pas d’origine désignée peut être qualifiée « d’amélioratrice » — Il n’y a aucun élément de preuve qui démontre que la structure de couverture à différents niveaux du PFSI correspond à la réalité des demandeurs d’asile provenant de POD — Cette distinction ne saurait se justifier à titre de « programme destiné à améliorer ».

Droit constitutionnel — Charte des droits — Clause limitative — Des décrets pris en 2012 ont eu pour effet de diminuer le degré de couverture de soins de santé dont peuvent bénéficier les demandeurs d’asile dans le cadre du Programme fédéral de santé intérimaire (le PFSI) — Les modifications apportées en 2012 au PFSI violent les art. 12 et 15(1) de la Charte — Il s’agissait de savoir si l’atteinte aux droits garantis par la Charte peut être justifiée au regard de l’article premier de la Charte — Les violations des droits découlant des modifications apportées au PFSI en 2012 ne sont pas justifiées au regard de l’article premier de la Charte — Certains des objectifs des Décrets de 2012 (limitation des coûts; préservation de l’intégrité du système d’immigration au Canada) étaient urgents et réels, et l’atteinte aux droits est proportionnelle à l’importance des objectifs — Cependant, quant à l’atteinte minimale, aucune preuve digne de foi quant à la mesure des économies au niveau fédéral n’a été présentée — Les défendeurs n’ont pas réussi à démontrer qu’il n’existe pas de mesure de remplacement à la diminution des avantages du PFSI qui pourrait raisonnablement atteindre l’objectif de limitation des coûts — Concernant la question de la protection de l’intégrité du système d’immigration du Canada, il est possible, en allouant des ressources supplémentaires, d’atteindre l’objectif relatif aux départs plus rapides — On ne peut pas affirmer qu’on a porté atteinte de façon minimale aux droits conférés par les art. 12 et 15 de la Charte des demandeurs d’asile — Par conséquent, les défendeurs n’ont pas démontré que les modifications apportées au PFSI portaient atteinte de façon minimale aux droits conférés par la Charte à ceux qui sollicitaient la protection du Canada — Il n’a pas été démontré que l’incidence favorable des modifications apportées au PFSI en 2012 l’emporte sur l’incidence défavorable de celles-ci sur les droits constitutionnels des personnes qui sollicitent une protection.

Pratique — Parties — Qualité pour agir — Des décrets pris en 2012 ont eu pour effet de diminuer le degré de couverture de soins de santé dont peuvent bénéficier les demandeurs d’asile dans le cadre du Programme fédéral de santé intérimaire — Les demandeurs Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés, l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés et Justice for Children and Youth (JFCY) satisfaisaient au critère applicable à la qualité pour agir dans l’intérêt public formulé à l’occasion de l’affaire Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society : l’affaire soulevait des questions justiciables sérieuses; le demandeur JFCY était interpellé par les questions soulevées dans la demande et la reconnaissance de la qualité pour agir permettra de déférer les questions à la Cour de façon plus raisonnable et efficace.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision du gouverneur en conseil de prendre deux décrets en 2012 (décrets de 2012) ayant eu pour effet de diminuer de manière importante le degré de couverture de soins de santé dont peuvent bénéficier les demandeurs d’asile et les autres personnes qui viennent au Canada pour y réclamer sa protection, par l’entremise du Programme fédéral de santé intérimaire (le PFSI ou le Programme), et de pour ainsi dire éliminer cette couverture pour les demandeurs d’asile dont la demande est fondée sur le risque auquel ils sont exposés.

Le PFSI avant 2012 autorisait la prise en charge des dépenses relatives aux hospitalisations, aux soins médicaux et dentaires ainsi que des dépenses accessoires effectuées pour le compte des immigrants, dans les cas où ceux-ci ne disposaient pas de ressources financières suffisantes pour payer ces dépenses. Plus tard, la mission du PFSI visait presque exclusivement les demandeurs d’asile, les réfugiés parrainés par le gouvernement et les personnes ayant besoin d’une aide humanitaire. La couverture du PFSI a été étendue aux membres de la catégorie des « immigrants visés par une mesure de renvoi à exécution différée » et aux personnes détenues par l’Agence des services frontaliers du Canada. Des changements ont été apportés au PFSI par la suite, afin que les personnes demandant un examen des risques avant renvoi (ERAR) ainsi que les victimes de traite de personnes soient couvertes par une assurance maladie. Le PFSI a fait l’objet d’une réforme, fondée sur la nécessité de moderniser, de clarifier et de réitérer sa mission initiale, soit d’être une mesure temporaire, à court terme et à titre gracieux; de garantir qu’il soit [Traduction] « équitable pour les contribuables canadiens »; de protéger la santé et la sécurité publiques au Canada; de préserver l’intégrité du système d’octroi de l’asile au Canada et décourager les abus; et de limiter les coûts financiers du PFSI. Le PFSI de 2012 continue d’assurer une couverture limitée et temporaire des soins de santé. Cependant, contrairement à ce que prévoyait le PFSI avant 2012, les personnes qui avaient uniquement le droit de présenter une demande d’ERAR, et non une demande d’asile, n’ont plus droit à aucune couverture d’assurance au titre du PFSI, y compris les personnes qui sont interdites de territoire pour des raisons de sécurité, de criminalité ou de violation des droits de la personne et également les personnes qui n’ont pas présenté leurs demandes d’asile en temps opportun ainsi que les personnes qui ont déjà présenté, sans succès, une demande d’asile. Le PFSI de 2012 prévoit maintenant trois niveaux de couverture : la couverture des soins de santé élargie (CSSE), la couverture des soins de santé pour la santé ou la sécurité publiques (CSSSSP) et la couverture des soins de santé (CSS). Le niveau de couverture auquel l’on a droit dépend d’un certain nombre de facteurs, dont le fait de savoir si l’intéressé est ressortissant d’un pays d’origine désigné (POD). La CSSE est essentiellement équivalente aux avantages offerts par le PFSI dans sa version antérieure à 2012 ainsi qu’au niveau de couverture des soins de santé financés par l’État dont disposent les Canadiens à faible revenu en vertu des régimes provinciaux ou territoriaux. Parmi les personnes ayant droit aux avantages de la CSSE, on retrouve les réfugiés pris en charge par l’État, les réfugiés parrainés par le secteur privé ainsi que les victimes de traite des personnes et les personnes admises au titre d’une politique publique ou pour des motifs d’ordre humanitaire. Les bénéficiaires de la CSS sont couverts pour les services et les produits comme les services hospitaliers internes et externes, les services de médecins, d’infirmiers et d’autres professionnels de la santé ainsi que les services de laboratoire, de diagnostic et d’ambulances, mais de tels services et produits sont couverts seulement « s’ils sont urgents ou essentiels ». Parmi les personnes ayant droit à la CSS, on retrouve les demandeurs d’asile provenant de pays qui ne sont pas des POD, les réfugiés, les demandeurs ayant reçu une décision favorable au stade de l’ERAR, la plupart des réfugiés parrainés par le secteur privé et les demandeurs d’asile ayant présenté leur demande avant le 15 décembre 2012, sans égard à leur pays d’origine. La CSSSSP couvre uniquement les services de soins de santé et les produits nécessaires pour diagnostiquer, prévenir ou traiter les maladies présentant un risque pour la santé publique, ou pour diagnostiquer ou traiter les états préoccupants pour la santé publique. La CSSSSP vise les demandeurs d’asile provenant de POD qui ont présenté leur demande après le 15 décembre 2012, les demandeurs d’asile dont la demande a été suspendue pendant qu’ils font l’objet d’une enquête quant à une possible interdiction de territoire et les demandeurs d’asile déboutés.

Les demandeurs ont affirmé, entre autres, que les modifications apportées au PFSI en 2012 étaient illégales, puisque les décrets outrepassent les pouvoirs découlant de la prérogative du gouverneur en conseil. Ils ont allégué aussi que les consultations qui ont eu lieu et la pratique établie ont créé chez les intervenants l’attente légitime qu’aucun changement substantiel ne serait apporté au PFSI sans que les parties intéressées n’en aient auparavant été avisées. Les demandeurs ont soutenu de plus que les modifications apportées en 2012 contreviennent aux obligations internationales du Canada et qu’elles portent atteinte aux droits conférés par les articles 7, 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), d’une manière qui ne saurait être justifiée par l’article premier de la Charte.

Il s’agissait principalement de savoir si l’exécutif a outrepassé sa compétence en prenant les décrets de 2012; si le gouverneur en conseil a manqué à son obligation d’équité procédurale; si les modifications apportées au PFSI en 2012 sont contraires aux articles 7, 12 et 15 de la Charte et si l’atteinte aux droits garantis par la Charte peut être justifiée aux termes de l’article premier de la Charte.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Les demandeurs Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés, l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés et Justice for Children and Youth (JFCY) satisfaisaient au critère applicable à la qualité pour agir dans l’intérêt public que la Cour suprême du Canada a formulé à l’occasion de l’affaire Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society : l’affaire soulève des questions justiciables sérieuses; le demandeur JFCY était interpellé par les questions soulevées dans la demande, dans la mesure où elles concernaient les droits des enfants; et la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public accordée aux trois organismes demandeurs a permis de déférer les questions à la Cour de façon plus raisonnable et efficace.

Le gouverneur en conseil n’a pas outrepassé sa compétence liée à sa prérogative en prenant les décrets de 2012. La question qu’il fallait trancher en l’espèce était de savoir si le pouvoir exécutif fédéral a le pouvoir, à titre d’exercice de la prérogative de la Couronne, de consacrer des fonds à la prestation de soins de santé à des personnes qui demandent la protection du Canada, et si cette prérogative a été éteinte par l’adoption de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) et de la Loi canadienne sur la santé. Bien que les fonds consacrés au PFSI soient votés par le Parlement, les modalités selon lesquelles ces fonds sont dépensés sont fixées par le gouverneur en conseil. Toute prérogative dont la Couronne a pu jouir afin de prendre les décisions qui relèvent de l’exécutif en ce qui a trait aux dépenses de fonds publics relativement à la prestation de soins de santé à des personnes demandant la protection du Canada n’a pas été écartée ou éteinte par la LIPR ou la Loi canadienne sur la santé. La prérogative de la Couronne ne peut être abolie ou épuisée que par les dispositions claires d’une loi ou par implication nécessaire découlant des dispositions d’une loi. Rien dans la LIPR ne porte sur la prestation de soins de santé à des personnes assujetties à la loi. Le fait que les décrets de 2012 puissent adopter une terminologie et des concepts tirés de la LIPR, comme « réfugié » et « pays désignés », n’a pas pour conséquence que la Loi a occupé le champ de compétence en matière de création et de financement d’un régime visant à assurer des services de soins de santé assurés aux demandeurs d’asile, aux réfugiés et aux demandeurs d’asile déboutés. Aucune loi fédérale n’exige que le gouvernement fédéral assure des soins de santé aux réfugiés, aux demandeurs d’asile ou aux demandeurs d’asile déboutés. Par conséquent, la prérogative de la Couronne de dépenser dans un domaine non prévu par la loi demeure intacte, et les décrets de 2012 concernant le PFSI relèvent de la compétence du pouvoir exécutif fédéral.

Il n’existait aucune obligation d’équité procédurale envers les intéressés relativement aux modifications apportées au PFSI, soit en raison d’une attente légitime soit en raison de la nature des droits touchés par les décrets de 2012. Les demandeurs n’ont présenté aucun élément de preuve de pratiques, conduites ou déclarations claires, nettes et explicites, qui permettrait raisonnablement d’affirmer que celles-ci ont amené les intéressés à légitimement s’attendre à se voir accorder des droits de participation en l’espèce. Le gouvernement n’est tenu à aucune obligation d’équité dans le cadre de l’exercice de ses fonctions législatives. Les décrets de 2012 qui mettaient en application les modifications au PFSI étaient manifestement « législatifs et généraux », et ne faisaient pas jouer l’octroi de droits de participation à qui constituait manifestement un groupe imprécis et possiblement illimité d’intéressés.

L’allégation des demandeurs fondée sur l’article 7 de la Charte devait être rejetée, parce que ceux-ci visaient à imposer au gouvernement du Canada l’obligation positive de financer les soins de santé à l’égard des personnes sollicitant la protection du Canada. Pour établir une violation de l’article 7 de la Charte, les demandeurs devaient démontrer que la mesure gouvernementale en cause porte atteinte au droit des personnes à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne, et, si tel est le cas, que l’atteinte n’a pas été faite en conformité avec les principes de justice fondamentale. Le droit à des soins de santé financés par l’État en vertu de l’article 7 de la Charte n’est actuellement pas reconnu en droit. Il est bien établi dans la jurisprudence canadienne que la Charte n’impose pas aux gouvernements l’obligation positive de fournir des programmes sociaux, comme l’assurance maladie, pour garantir la vie, la liberté et la sécurité de la personne. L’argument des demandeurs voulant que ce soit la décision d’éliminer les prestations du PFSI offertes aux personnes concernées qui a fait que leur demande était susceptible de contrôle en vertu de l’article 7 de la Charte a été rejeté dans un certain nombre d’affaires. Par conséquent, l’exercice par le gouverneur en conseil de son pouvoir discrétionnaire en adoptant le PFSI ne pouvait faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte en raison des modifications apportées au programme en 2012. Il n’y a rien dans le PFSI de 2012 qui limite la possibilité pour les personnes qui demandent la protection du Canada de se servir de leurs propres fonds afin d’obtenir des soins de santé.

Les compressions effectuées à l’égard de l’assurance maladie découlant des modifications apportées en 2012 au PFSI ont violé l’article 12 de la Charte. Les questions qui devaient être tranchées étaient de savoir si les personnes qui demandent la protection du Canada subissent des « traitements » au sens de l’article 12 et si ces traitements sont « cruels et inusités ». La décision de modifier le PFSI n’était pas une décision neutre prise par le gouverneur en conseil qui n’a qu’accessoirement eu des répercussions négatives sur des personnes historiquement marginalisées qui étaient couvertes par l’ancien PFSI. L’exécutif a plutôt délibérément fait subir à un groupe de personnes, de toute évidence vulnérables, pauvres et défavorisées, un traitement défavorable lorsqu’il a apporté des modifications au PFSI en 2012 dans le but exprès d’infliger des souffrances physiques et psychologiques prévisibles et évitables à bon nombre de ceux qui sollicitent la protection du Canada. L’un des objectifs énoncés dans le cadre des décrets de 2012 était de dissuader le recours censément abusif au système de protection des réfugiés. Par conséquent, en ayant apporté les modifications au PFSI en 2012, le gouverneur en conseil cherchait délibérément à compliquer les choses pour les personnes vulnérables, pauvres et défavorisées qui sont légalement venues au Canada. L’exécutif a agi ainsi afin d’encourager ces personnes à quitter le pays plus rapidement après le rejet de leur demande d’asile. Le fait qu’un groupe vulnérable, pauvre et défavorisé ait été intentionnellement ciblé distingue la présente affaire de la situation habituelle ayant trait à l’établissement des priorités et des règles par le gouvernement en ce qui concerne l’accessibilité aux programmes d’avantages sociaux. Les actions de l’exécutif qui sont en cause en l’espèce constituent des « traitements » au sens de l’article 12 de la Charte. Cette conclusion sur ce point est conforme à la jurisprudence étrangère. Les personnes touchées ont été victimes d’un traitement « cruel et inusité ». En ce qui concerne la question de savoir si le traitement va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre un objectif légitime, bien que la prévention du recours abusif au système de protection des réfugiés soit un objectif légitime, il n’a pas été démontré que les modifications apportées en 2012 au PFSI étaient nécessaires pour atteindre les objectifs du gouvernement. Il n’y avait aucun élément de preuve convaincant selon lequel les modifications apportées aux dispositions du PFSI en matière d’admissibilité et de couverture ont permis de prévenir la présentation de demandes d’asile non fondées et, ainsi, de réduire le coût du programme. Par conséquent, on ne peut pas dire que les modifications apportées au PFSI en 2012 étaient nécessaires pour atteindre un objectif légitime. Les compressions apportées au PFSI étaient arbitraires et leur valeur sociale était limitée. La cruauté engendrée par les modifications au PFSI était en particulier évidente dans le sens où celles-ci affectent les enfants. Bien que la Convention relative aux droits de l’enfant (la Convention) n’ait pas été incluse dans le droit canadien, il s’agit néanmoins d’un outil d’interprétation utile pour déterminer s’il y a eu violation de la Charte. Le traitement des enfants en vertu du nouveau régime ne respecte pas le paragraphe 6(2) de la Convention, qui exige que le Canada agisse dans l’intérêt supérieur des enfants et codifie son obligation, à titre de signataire, d’assurer dans toute la mesure possible, la survie et le développement de l’enfant. Refuser d’accorder une couverture des soins de santé à des enfants innocents dans le but d’influencer le comportement de leurs parents et d’autres personnes constitue un traitement cruel et inusité. Placer des personnes qui sont touchées par les compressions apportées en 2012 au PFSI dans une situation où ils doivent supplier afin d’obtenir un traitement médical essentiel à leur survie est humiliant. C’est donner l’impression que leur vie vaut moins que celles des autres. Il s’agit d’un traitement cruel et inusité qui viole l’article 12 de la Charte. Bien qu’il soit loisible au gouvernement d’établir des priorités et d’imposer des restrictions aux régimes d’avantages sociaux comme le PFSI, le fait de cibler intentionnellement un groupe reconnu comme étant pauvre, vulnérable et défavorisé fait en sorte que la présente situation déborde du cadre des revendications typiques d’avantages sociaux fondées sur la Charte.

Les modifications apportées au PFSI par la promulgation des décrets de 2012 ont violé le paragraphe 15(1) de la Charte, tant par leur objet que par leur effet. Le critère qui permet d’établir s’il y a eu violation de l’article 15 est la question de savoir si un demandeur peut démontrer que le gouvernement a établi une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue et que l’effet de cette distinction sur l’individu ou le groupe crée un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application d’un stéréotype. Le PFSI de 2012 établit maintenant une distinction, à première vue, quant au niveau de couverture des soins de santé qui sera offert à ceux qui demandent la protection du Canada en fonction, en partie, du pays d’où ils proviennent. Le PFSI de 2012 prévoit un niveau de couverture des soins de santé moins élevé pour les demandeurs d’asile provenant de POD que pour les demandeurs d’asile ne provenant pas de POD, et fait donc subir une différence de traitement préjudiciable aux demandeurs d’asile provenant de POD. Bien que le gouverneur en conseil ne soit pas obligé de fournir une assurance maladie aux personnes sollicitant la protection du Canada, à partir du moment où l’État décide d’accorder un tel avantage, « il est obligé de le faire sans discrimination ». Les exigences en matière d’admissibilité établies par les décrets de 2012 ont donné lieu à une inégalité d’accès à cet avantage, en accordant un avantage inférieur à certains bénéficiaires du PFSI en fonction de leur pays d’origine. La question était donc de savoir si une telle inégalité d’accès constituait de la discrimination fondée sur l’« origine nationale » des demandeurs d’asile. Le paragraphe 15(1) de la Charte interdit la discrimination fondée sur l’origine nationale ou ethnique. L’emploi de la conjonction disjonctive « ou » donne à penser que les deux termes ne sont pas synonymes. Une personne peut avoir une origine nationale donnée et avoir une origine ethnique différente, voire même plusieurs origines ethniques différentes. Le sens ordinaire de l’expression « origine nationale » est suffisamment large pour inclure des personnes qui ne sont pas seulement nées dans un pays en particulier, mais qui proviennent de ce pays. En effet, une telle interprétation est compatible avec l’expression utilisée à l’article 109.1 de la LIPR. Cette interprétation de l’expression « origine nationale » pour l’application du paragraphe 15(1) de la Charte en ce qu’il interdit une discrimination entre les classes de non-citoyens fondée sur leur pays d’origine est aussi compatible avec les dispositions de la Convention relative au statut des réfugiés, dont l’article 3 interdit la discrimination à l’égard des réfugiés fondée sur le pays d’origine. La notion de « pays d’origine désigné » a été créée par le paragraphe 109.1(1) de la LIPR, qui permet au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de désigner un pays pour l’application de certaines dispositions de la LIPR. Toutefois, cela ne peut soustraire les modifications apportées au PFSI en 2012 à l’examen au titre de l’article 15 de la Charte. Il était difficile de comprendre comment la distinction effectuée entre les pays d’origine désignés et les pays qui ne sont pas d’origine désignée dans le PFSI pouvait être qualifiée « d’amélioratrice », lorsque l’un des objectifs énoncés des modifications apportées au programme en 2012 était de compliquer la tâche aux réfugiés provenant de POD, en vue de dissuader d’autres soi-disant demandeurs d’asile « bidon » de venir au Canada et d’abuser de la générosité des Canadiens. Il n’y avait aucun élément de preuve qui démontrait que la structure de couverture à différents niveaux du PFSI correspond à la réalité des demandeurs d’asile provenant de POD, ou qu’il existe une corrélation entre la distinction établie dans le PFSI et le désavantage dont sont victimes les demandeurs d’asile provenant de POD. Il en découle que l’on ne pouvait pas affirmer que la distinction entre les demandeurs d’asile provenant de POD et ceux ne provenant pas de POD contribue à l’objectif énoncé, soit [Traduction] « l’amélioration des conditions de santé des demandeurs d’asile, des réfugiés et des demandeurs d’asile déboutés, lorsque des circonstances particulières font en sorte qu’ils ont besoin d’aide au Canada ». Cette distinction crée un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application d’un stéréotype et ne pouvait se justifier à titre de « programme destiné à améliorer » au sens du paragraphe 15(2) de la Charte. Cette distinction a un effet défavorable sur les demandeurs d’asile provenant de POD. Elle met leur vie en danger et perpétue l’opinion stéréotypée selon laquelle ils sont des tricheurs, que leurs demandes d’asile sont « bidon » et qu’ils sont venus au Canada pour profiter de la générosité des Canadiens.

Les violations des droits découlant des modifications apportées au PFSI en 2012 n’étaient pas justifiées comme limite raisonnable prescrite dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte. Les modifications apportées au PFSI en 2012 devaient être considérées dans leur contexte, en tant que modifications faisant partie d’un programme de réforme gouvernemental plus large du processus concernant les immigrants et les réfugiés. Dans ce contexte plus large, les objectifs précis des décrets de 2012 étaient la limitation des coûts, garantir que le programme sera équitable pour les contribuables canadiens, la protection de la santé et de la sécurité publiques, et la préservation de l’intégrité du système d’immigration au Canada. Certains de ces objectifs, y compris la limitation des coûts et la préservation de l’intégrité du système d’immigration au Canada, étaient urgents et réels. L’étape suivante consistait à déterminer si l’atteinte aux droits garantis par l’article 12 et par l’article 15 qui est en cause en l’espèce était proportionnelle à l’importance des objectifs du gouvernement. En ce qui a trait à l’un des objectifs visés, ce n’était pas le cas. Cependant, même si la preuve produite par les défendeurs en ce qui concerne les économies qui devraient découler des modifications apportées au PFSI en 2012 contenait d’importants problèmes, les modifications apportées au PFSI en 2012 ont eu pour effet de réduire le nombre de personnes admissibles à la couverture prévue par le PFSI. Dans cette mesure, il était raisonnable de supposer que les compressions peuvent entraîner une diminution des coûts du programme et que les modifications apportées au PFSI sont donc liées rationnellement à l’objectif de limitation des coûts. Quant à la protection de l’intégrité du système d’immigration du Canada, il était difficile de concilier l’affirmation des défendeurs selon laquelle l’accessibilité à des soins de santé au Canada constitue un « facteur d’attraction » pour des demandeurs d’asile provenant de POD avec leur argument selon lequel les demandeurs d’asile provenant de POD n’ont pas besoin de couverture de soins de santé pendant qu’ils séjournent au Canada, parce qu’ils peuvent obtenir des soins de santé comparables dans leurs pays d’origine. Toutefois, il suffit, au stade du « lien rationnel », qu’il soit « raisonnable de supposer » que les modifications apportées au PFSI peuvent contribuer à la réalisation de l’objectif du gouvernement d’empêcher les abus du système d’immigration. C’était le cas. Le fait que des soins médicaux ne soient pas accessibles dans d’autres pays peut inciter et a incité certaines personnes à vouloir rester au Canada après le rejet de leur demande d’asile. Par conséquent, les modifications apportées au PFSI en 2012 étaient rationnellement liées à l’objectif de protéger l’intégrité du système de détermination du statut de réfugié du Canada et de décourager les abus de ce système. Quant à l’atteinte minimale, on n’a présenté aucune preuve digne de foi quant à la mesure dans laquelle les modifications apportées au PFSI en 2012 donneraient lieu à des économies au niveau fédéral. Les défendeurs n’ont pas montré qu’il n’existait pas de mesure de remplacement à la diminution des avantages du PFSI qui pourrait raisonnablement atteindre l’objectif de limitation des coûts fixé par le gouvernement « de façon réelle et substantielle ». Concernant la question de la limitation des coûts, en allouant des ressources supplémentaires au renvoi en temps opportun des demandeurs d’asile déboutés, le gouvernement du Canada peut atteindre son objectif relatif aux départs plus rapides sans compromettre la santé et la sécurité de ceux qui sont venus au Canada pour y solliciter l’asile. On ne peut affirmer qu’on a porté atteinte de façon minimale aux droits conférés par les articles 12 et 15 de la Charte aux bénéficiaires du PFSI qui ne reçoivent que les avantages du niveau de la CSS, ou qui ne bénéficient que d’une couverture d’assurance maladie pour des problèmes de santé présentant une menace pour la santé publique ou la sécurité publique. Par conséquent, il n’a pas été démontré que les modifications apportées au PFSI par l’adoption des décrets de 2012 portaient atteinte de façon minimale aux droits conférés par la Charte à ceux qui sollicitaient la protection du Canada. Quant à la dernière étape de l’analyse fondée sur l’article premier, soit de savoir s’il y a une proportionnalité entre les effets préjudiciables du programme et ses objectifs salutaires, la protection de la santé et de la sécurité publiques est certes un objectif salutaire du PFSI, mais le fait de retirer à ceux qui sollicitent la protection du Canada, et qui n’ont le droit qu’à un ERAR la couverture d’assurance maladie pour des conditions qui posent un risque à la santé publique ou à la sécurité publique n’aide en rien à atteindre cet objectif. Il n’a pas été démontré que l’incidence favorable des modifications apportées au PFSI en 2012 sur le plan de la limitation des coûts, de l’équité envers les contribuables canadiens et sur le plan de la protection de l’intégrité l’emporte sur l’incidence défavorable des modifications apportées au PFSI en 2012 sur les droits constitutionnels des personnes qui sollicitent la protection du Canada.

Les décrets qui ont créé le PFSI de 2012 ont été jugés comme contrevenant aux articles 12 et 15 de la Charte et sont inopérants. Il convenait de suspendre l’application de la présente déclaration pour une période de quatre mois. Les circonstances de l’espèce étaient visées par la situation exceptionnelle qui a été relevée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hislop, où il convenait d’octroyer une réparation fondée sur l’article 24 et ce, malgré le fait qu’une mesure déclaratoire ait été prise en vertu de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. La Cour a donc ordonné aux défendeurs d’accorder au demandeur Hanif Ayubi une couverture d’assurance maladie équivalente à celle à laquelle il avait droit au titre du PFSI, dans sa version en vigueur avant les modifications de 2012.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2b), 7, 11b), 12, 15, 24.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.

Continuing Care Act, R.S.B.C. 1996, ch. 70.

Décret C.P. 1952-4/3263.

Décret C.P. 1957-11/848.

Décret concernant le Programme fédéral de santé intérimaire (2012), TR/2012-26, art. 1 « couverture des soins de santé », « couverture des soins de santé pour la santé ou la sécurité publiques », « maladie présentant un risque pour la santé publique », 4(3), 7.

Décret modifiant le Décret concernant le Programme fédéral de santé intérimaire (2012), TR/2012-49, art. 3.

Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers, L.C. 2013, ch. 16.

Loi canadienne sur la santé, L.R.C. (1985), ch. C-6.

Loi constitutionnelle de l982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52(1).

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 17.

Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19.

Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, L.C. 2010, ch. 8.

Loi sur la sécurité de la vieillesse, L.R.C. (1985), ch. O-9.

Loi sur l’assurance-santé, L.R.O. 1990, ch. H.6.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2.

Loi sur l’immigration, S.C. 1952, ch. 42.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 87.4(1), 97, 99(3).

Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, L.C. 2012, ch. 17.

R.R.O., Règl. 552, art. 28.4(2)a).

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 206(2).

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 3, 52.2, ann.

Règles modifiant les Règles des Cours fédérales (témoins experts), DORS/2010-176.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221, art. 3.

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 3, 7.

Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, [1992] R.T. Can. no 3, art. 2, 3, 6.

JURISPRUDENCE CITÉE

décision suivie :

Toussaint c. Canada (Procureur général), 2010 CF 810, [2011] 4 R.C.F. 367, conf. par 2011 CAF 213, [2013] 1 R.C.F. 374, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2012] 1 R.C.S. xiii.

décisions différenciées :

Hospitality House Refugee Ministry Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CF 543; Tanudjaja v. Canada (Attorney General), 2013 ONSC 5410 (CanLII), 116 R.J.O. (3e) 574; Grant v. Canada (Attorney General), 2005 CanLII 50882, 77 R.J.O. (3e) 481 (C.S.J.); Lacey v. British Columbia, 1999 CanLII 7023 (C. supr. C.-B.); Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; Pawar c. Canada, 1999 CanLII 8760 (C.A.F.).

décisions appliquées :

Apotex Inc. v. Pfizer Canada Inc., 2014 FCA 54; Bristol-Myers Squibb Company c. Apotex Inc., 2011 CAF 34; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607; Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 R.C.S. 524; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623; Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 2 R.C.S. 134; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429; R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 S.C.R. 571; Wynberg v. Ontario, 2006 CanLII 22919, 82 R.J.O. (3e) 561 (C.A.); Flora v. Ontario Health Insurance Plan, 2008 ONCA 538, 91 R.J.O. (3e) 412; Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, [2001] 3 R.C.S. 1016; Adam, R. (on the application of) v. Secretary of State for the Home Department, [2005] UKHL 66; R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045; Plyler v. Doe, 457 U.S. 202 (1982); Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396; Québec (Procureur général) c. A., 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670; Lovelace v. Ontario, 1997 CanLII 2265, 33 R.J.O. (3e) 735 (C.A.), conf. par 2000 CSC 37, [2000] 1 R.C.S. 950; La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567; Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429; Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405.

décisions examinées :

Es-Sayyid c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CAF 59, [2013] 4 R.C.F. 3; MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357; Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086; R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44; Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791; Black v. Canada (Prime Minister), 2001 CanLII 8537, 54 R.J.O. (3e) 215 (C.A.); Reference as to the effect of the Exercise by His Excellency the Governor General of the Royal Prerogative of Mercy upon Deportation Proceedings, [1933] R.C.S. 269; Pharmaceutical Manufacturers Assn. of Canada v. British Columbia (Attorney General), 1997 CanLII 4597, 149 D.L.R. (4th) 613 (C.A. C.-B.), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [1998] 1 R.C.S. xiii; Regina v. Criminal Injuries Compensation Board, Ex parte Lain, [1967] 2 Q.B. 864 (C.A.); Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [2000] 4 C.F. 264 (C.A.); Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281; Oberlander c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 213, [2005] 1 R.C.F. 3; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504; Wells c. Terre-Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199; Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002 CSC 68, [2002] 3 R.C.S. 519; Li c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 110, [2012] 4 R.C.F. 479; A.O. Farms Inc. c. Canada, 2000 CanLII 17045 (C.F. 1re inst.); Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; Amax Potash Ltd. et al. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1977] 2 R.C.S. 576; Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46; Baier c. Alberta, 2007 CSC 31, [2007] 2 R.C.S. 673; R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199; Inglis v. British Columbia (Minister of Public Safety), 2013 BCSC 2309, 298 C.R.R. (2d) 35; Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2004 CSC 78, [2004] 3 R.C.S. 657; Covarrubias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 365, [2007] 3 R.C.F. 169; Ferrel v. Ontario (Attorney General), 1998 CanLII 6274, 42 R.J.O. (3e) 97 (C.A.); Lalonde c. Ontario (Commission de restructuration des services de santé), 2001 CanLII 21164, 56 R.J.O. (3e) 577 (C.A.); Masse v. Ontario (Ministry of Community and Social Services) (1996), 134 D.L.R. (4th) 20, 40 Admin. L.R. (2d) 87 (Div. gén. Ont.); Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, [2012] 3 R.C.S. 360; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; McNeill v. Ontario (Ministry of Solicitor General and Correctional Services), 1998 CanLII 14947, 126 C.C.C. (3d) 466 (Div. gén. Ont.); Chiarelli c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; Trop v. Dulles, 356 U.S. 86 (1958); Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203; Tabingo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 377, [2014] 4 R.C.F. 149; Nova Scotia Confederation of University Faculty Associations v. Nova Scotia (Human Rights Commission), 1995 CanLII 4556, 143 N.S.R. (2d) 86 (C. supr.); Simon Fraser University International Students v. Simon Fraser University, [1996] B.C.C.H.R.D. no 13 (QL); Lavoie c. Canada, 2002 CSC 23, [2002] 1 R.C.S. 769; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120; Jaballah (Re), 2006 CF 115, [2006] 4 R.C.F. 193; Irshad (Litigation guardian of) v. Ontario (Ministry of Health), 2001 CanLII 24155, 55 R.J.O. (3e) 43 (C.A.); R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504; Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381; Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892; Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679.

décisions citées :

Saint Honore Cake Shop Limited c. Cheung’s Bakery Products Ltd., 2013 CF 935; National Justice Compania Naviera S.A. v. Prudential Assurance Co. Ltd. (“The Ikarian Reefer”), [1993] 2 Lloyd’s Rep. 68 (Q.B. (Com. Ct.)); Canada c. Stanley J. Tessmer Law Corporation, 2013 CAF 290; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678; Winterhaven Stables Limited v. Canada (Attorney General), 1988 ABCA 334 (CanLII), 91 A.R. 114, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [1989] 1 R.C.S. xvi; YMHA Jewish Community Centre of Winnipeg Inc. c. Brown, [1989] 1 R.C.S. 1532; Renvoi relatif au Régime d'assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525; Conseil de la bande dénée de Ross River c. Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 R.C.S. 816; Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441; R. (on the applicaton of) Bhatt Murphy (a firm) v. Independent Assessor, [2008] EWCA Civ. 755 (BAILII); Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39, [2003] 2 R.C.S. 40; Québec (Ministre de la Justice) c. Canada (Ministre de la Justice), 2003 CanLII 52182, [2003] R.J.Q. 1118 (C.A. Qué.); R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292; Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391; Ahani v. Canada (Attorney General), 2002 CanLII 23589, 58 R.J.O. (3e) 107 (C.A.); Divito c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 47, [2013] 3 R.C.S. 157; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; États-Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283; Mohamed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 112; C.-W. (C.) v. Ontario Health Insurance Plan (General Manager), 2009 CanLII 712, 95 R.J.O. (3e) 48 (C.S.J.); R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; Sagharian v. Ontario (Education), 2008 ONCA 411, 172 C.R.R. (2d) 105; Alvero-Rautert c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] 3 C.F. 163 (1re inst.); R. c. Wiles, 2005 CSC 84, [2005] 3 R.C.S. 895; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; Tobar Toledo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 226; Weber v. Aetna Casualty & Surety Co., 406 U.S. 164 (1972); Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 222; Forrest c. Canada (Procureur général), 2006 CAF 400; R. c. Bryan, 2007 CSC 12, [2007] 1 R.C.S. 527; Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; R. c. Demers, 2004 CSC 46, [2004] 2 R.C.S. 489.

DOCTRINE CITÉE

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Cameron, Jamie. « Positive Obligations under Sections 15 and 7 of the Charter: A Comment on Gosselin v. Québec” (2003), 20 S.C.L.R. (2d) 65.

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demande de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision du gouverneur en conseil de prendre deux décrets en 2012 (Décret C.P. 2012-433, intitulé Décret concernant le Programme fédéral de santé intérimaire (2012), TR/2012-26, et Décret C.P. 2012-945, intitulé Décret modifiant le Décret concernant le Programme fédéral de santé intérimaire (2012), TR/2012-49) ayant eu pour effet de diminuer de manière importante le degré de couverture de soins de santé dont peuvent bénéficier les demandeurs d’asile et les autres personnes qui viennent au Canada pour y réclamer sa protection, par l’entremise du Programme fédéral de santé intérimaire, et de pour ainsi dire éliminer cette couverture pour les demandeurs d’asile dont la demande est fondée sur le risque auquel ils sont exposés. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Lorne Waldman et Adrienne Smith pour les demandeurs Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés, Daniel Garcia Rodrigues et Hanif Ayubi.

Pia Zambelli et Jacqueline Swaisland pour la demanderesse l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés.

Mary Birdsell et Emily Chan pour le demandeur Justice for Children and Youth.

Marie-Louise Wcislo, Neeta Logsetty et Hillary Adams pour les défendeurs.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER 

Waldman & Associates, Toronto, pour les demandeurs Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés, Daniel Garcia Rodrigues, Hanif Ayubi et l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés.

Justice for Children and Youth, Toronto, pour le demandeur Justice for Children and Youth.

Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.

TABLE DES MATIÈRES

Paragraphe

I.          Introduction

1

II.         Les parties

17

A.      Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés

17

B.      L’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés

19

C.      Justice for Children and Youth

21

D.      Hanif Ayubi

22

E.      Daniel Garcia Rodrigues

25

F.      Les défendeurs

29

III.        Le contexte

31

A.      Le PFSI avant 2012

32

B.      La décision de procéder à une réforme du PFSI

49

C.     Le PFSI de 2012

57

1)      La couverture des soins de santé élargie

67

2)      La couverture des soins de santé

69

3)      La couverture des soins de santé pour la santé ou la sécurité publiques

75

4)      Les demandeurs ayant seulement droit à un ERAR

79

5)      Le pouvoir discrétionnaire du ministre

80

D.      Les répercussions des modifications apportées au PFSI en 2012

88

1)      Les témoignages d’expert

89

2)      La réaction du public

126

3)      La confusion chez les professionnels de la santé

133

4)      Les conséquences systémiques des modifications apportées au PFSI en 2012

142

5)      L’incidence sur les demandeurs individuels

157

a)      Les lacunes des témoignages autres que ceux des experts produits par les demandeurs

158

b)      Le cas de M. Ayubi

174

c)      Le cas de M. Garcia Rodrigues

198

d)      Le cas de Saleem Akhtar

215

e)      Le cas de Victor Pathiyage Wijenaike

221

f)       Le cas de Rosa Maria Aylas Marcos de Arroyo

229

g)      Le cas de « Sarah »

234

h)      Le cas de « BB »

241

i)       Le « deuxième cas » de Manavi Handa

247

j)        Conclusion quant aux répercussions des modifications apportées au PFSI en 2012 sur les demandeurs d’asile

250

E.      Les autres sources de soins de santé

251

1)      L’assurance maladie provinciale et territoriale

255

2)      Autofinancement

269

3)      Centres de santé communautaires et centres d’hébergement pour réfugiés

273

4)      Services de sages-femmes

276

5)      Salles d’urgence dans les hôpitaux

277

6)      Aide sociale

279

7)      Charité

284

8)      La couverture discrétionnaire prévue à l’article 7

287

9)      Conclusion concernant les solutions de rechange aux soins de santé financés par le PFSI

294

IV.       Les questions en litige

302

V.        La question de la qualité pour agir

304

A.      Question justiciable sérieuse

312

B.      JFCY a-t-il un intérêt véritable dans la présente instance?

314

C.      La reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public aux organismes demandeurs constitue-t-elle une façon raisonnable et efficace de déférer les questions à la Cour?

327

VI.       Le gouverneur en conseil a-t-il outrepassé sa compétence en prenant les décrets de 2012?

354

A.      Les thèses des demandeurs

355

B.      Les thèses des défendeurs

371

C.      Analyse

377

VII.      Le gouvernement a-t-il manqué à son obligation d’équité procédurale en omettant de donner avis et en ne donnant pas l’occasion de participer avant la proclamation des décrets de 2012?

403

A.      Les thèses des demandeurs

405

B.      Les thèses des défendeurs

418

C.      Analyse

421

VIII.     Les arguments fondés sur le droit international

441

IX.       Introduction des questions relatives à la Charte

476

X.        Les modifications apportées en 2012 au PFSI violent-elles l’article 7 de la Charte?

 493

A.      Les droits positifs et l’article 7 de la Charte

511

B.      Conclusion relativement à la prétention des demandeurs fondée sur l’article 7

571

XI.       Les modifications apportées en 2012 au PFSI violent-elles l’article 12 de la Charte

572

A.      Les modifications apportées en 2012 au PFSI constituent-elles des « traitements » au sens de l’article 12 de la Charte?

577

B.      Les modifications apportées en 2012 au PFSI constituent-elles des traitements « cruels et inusités » au sens de l’article 12 de la Charte?

612

C.      Conclusion relative à l’article 12 de la Charte

689

XII.      Les modifications apportées en 2012 au PFSI violent-elles l’article 15 de la Charte?

692

A.      Les principes juridiques régissant les arguments fondés sur l’article 15

706

B.      Le PFSI de 2012 établit-il une « distinction » entre les demandeurs d’asile provenant de POD et les demandeurs d’asile ne provenant pas de POD sur le fondement d’un motif énuméré ou analogue?

729

C.      La violation du paragraphe 15(1) de la Charte est-elle justifiée par le fondement selon lequel le PFSI est un programme améliorateur?

778

D.      Les décrets de 2012 créent-ils un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes?

810

E.      Conclusion sur la question relative au paragraphe 15(1) ayant trait aux demandeurs provenant de POD

849

F.      Le PFSI de 2012 contrevient-il également, sur le fondement du statut d’immigration, au paragraphe 15(1) de la Charte?

852

G.      Conclusions quant aux questions relatives à l’article 15  

871

XIII.     Les défendeurs ont-ils justifié les violations des articles 12 et 15 au regard de l’article premier de la Charte?

873

A.      Principes juridiques régissant l’article premier de la Charte

878

B.      Quels étaient les objectifs des modifications apportées au PFSI par les décrets de 2012?

884

C.      Les objectifs des modifications apportées au PFSI en 2012 sont-ils « urgents et réels »?

895

1)      Limitation des coûts

897

2)      Un programme équitable pour les contribuables canadiens

912

3)      Protection de la santé et de la sécurité publiques

929

4)      Protection de l’intégrité du système d’immigration canadien

930

D.      L’atteinte aux droits garantis par la Charte en cause est-elle proportionnelle à l’importance des objectifs des décrets de 2012?

933

1)      Les modifications apportées en 2012 au PFSI sont-elles rationnellement liées aux objectifs du gouverneur en conseil?

938

a)      Limitation des coûts

944

b)      Un programme équitable pour les contribuables canadiens

946

c)      Protection de la santé et de la sécurité publiques

953

d)      Protection de l’intégrité du système d’immigration du Canada

963

2)      Les modifications apportées au PFSI constituent-elles une atteinte minimale ou portent-elles « le moins possible » atteinte aux droits garantis par la Charte?

984

a)      Limitation des coûts

997

b)      Protection de l’intégrité du système d’immigration du Canada

1018

c)      Autres arguments relatifs à l’atteinte minimale

1028

3)      Les modifications apportées au PFSI en 2012 sont-elles proportionnées dans leur effet?

1044

4)      Conclusion concernant la justification au regard de l’article premier

1075

XIV.     Conclusion définitive

1076

XV.      Réparation

1086

Voici les motifs du jugement et du jugement rendus en français par

La juge Mactavish :

I.          Introduction

[1]        Pendant plus de 50 ans, le gouvernement du Canada a financé, par l’entremise du Programme fédéral de santé intérimaire, une gamme complète de soins de santé aux demandeurs d’asile et aux autres personnes qui venaient au Canada pour y réclamer sa protection. En 2012, le gouverneur en conseil a pris deux décrets ayant pour effet de diminuer de manière importante le degré de couverture de soins de santé dont peuvent bénéficier de nombreuses personnes dans cette situation, et de pour ainsi dire éliminer cette couverture pour les demandeurs d’asile dont la demande est fondée sur le risque auquel ils sont exposés.

[2]        Vu ces changements, les demandeurs d’asile pauvres provenant de pays déchirés par la guerre, comme l’Irak et l’Afghanistan, n’ont pas eu accès au financement de médicaments nécessaires à leur survie, comme l’insuline et les médicaments pour le cœur.

[3]        Ces modifications ont aussi pour conséquence que les soins prénataux, obstétricaux et pédiatriques de base à l’intention des femmes et des enfants qui demandent la protection du Canada en provenance de « pays d’origine désignés », comme le Mexique et la Hongrie, ne sont plus financés.

[4]        Ces modifications ont pour conséquence le refus du financement pour tout soin médical à quiconque cherche refuge au Canada et qui a uniquement droit à un examen des risques avant renvoi, et ce, même s’il est atteint d’un problème de santé qui présente un risque pour la santé et la sécurité publiques des Canadiens.

[5]        Les demandeurs affirment que les modifications apportées au Programme fédéral de santé intérimaire sont illégales, puisque les décrets outrepassent les pouvoirs découlant de la prérogative du gouverneur en conseil. Ils allèguent aussi que les consultations au préalable et les pratiques antérieures ont créé chez les intervenants l’attente légitime qu’aucun changement substantiel n’aurait été apporté au Programme fédéral de santé intérimaire sans que les parties intéressées n’en aient auparavant été avisées. Selon les demandeurs, le gouverneur en conseil a contrevenu à son obligation d’agir équitablement en apportant des changements radicaux au Programme fédéral de santé intérimaire sans qu’ils aient été préalablement consultés ou avisés.

[6]        Les demandeurs soutiennent de plus que les modifications apportées au Programme fédéral de santé intérimaire en 2012 contreviennent aux obligations qui incombent au Canada au titre de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés de 1951 [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] ainsi qu’au titre de la Convention relative aux droits de l’enfant [20 novembre 1989, [1992] R.T. Can. no 3]. Les demandeurs affirment en outre que les modifications portent atteinte aux droits conférés par les articles 7, 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte)], d’une manière qui ne saurait être justifiée par l’article premier de la Charte.

[7]        Je conclus, par les motifs qui suivent, que les décrets n’outrepassent pas les pouvoirs découlant de la prérogative du gouverneur en conseil et qu’il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale en l’espèce.

[8]        J’ai aussi conclu que l’allégation des demandeurs fondée sur l’article 7 [de la Charte] doit être rejetée, parce que ceux-ci visent à imposer au gouvernement du Canada l’obligation positive de financer les soins de santé à l’égard des personnes sollicitant la protection du Canada. Selon l’état actuel du droit au Canada, les garanties relatives à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne prévue à l’article 7 ne comprennent pas le droit positif à des soins de santé financés par l’État.

[9]        J’ai cependant conclu que, bien qu’il soit loisible au gouvernement d’établir des priorités et d’imposer des restrictions aux régimes d’avantages sociaux, comme le Programme fédéral de santé intérimaire, le fait de faire délibérément subir un traitement défavorable à un groupe de personnes, de toute évidence, vulnérables, pauvres et défavorisées fait en sorte que la présente situation déborde du cadre des cas traditionnels de contestation de programmes d’avantages sociaux fondés sur la Charte.

[10]      En ayant apporté les modifications au Programme fédéral de santé intérimaire en 2012, l’exécutif a délibérément cherché à compliquer encore plus les choses pour ces personnes défavorisées dans le but d’encourager les personnes venues au Canada afin d’y demander sa protection à quitter le pays plus rapidement et de dissuader les autres de venir au Canada.

[11]      Je suis convaincue que les personnes touchées sont victimes d’un « traitement » au sens de l’article 12 de la Charte et que ce traitement est effectivement « cruel et inusité », et ce, tout particulièrement, mais non exclusivement, car il touche des enfants qui ont été amenés au Canada par leurs parents. Les modifications apportées en 2012 au Programme fédéral de santé intérimaire pourraient compromettre la santé, la sécurité, voir la vie de ces enfants innocents et vulnérables d’une manière qui choque la conscience et qui porte atteinte à la dignité humaine. Elles violent l’article 12 de la Charte.

[12]      J’ai aussi conclu que les modifications apportées au Programme fédéral de santé intérimaire en 2012 violent l’article 15 de la Charte parce que, dans sa version actuelle, le Programme prévoit, pour les demandeurs d’asile provenant de pays d’origine désignés, un niveau de couverture de soins de santé inférieur à celui qui est prévu pour les demandeurs d’asile qui ne proviennent pas de pays d’origine désignés. Cette distinction repose sur l’origine nationale des demandeurs d’asile et ne fait pas partie d’un programme améliorateur.

[13]      Cette distinction a un effet défavorable sur les demandeurs d’asile provenant de pays d’origine désignés. Elle met leurs vies en danger et perpétue l’opinion stéréotypée selon laquelle ils sont des tricheurs et des resquilleurs, leurs demandes d’asile sont « bidons » et ils sont venus au Canada pour profiter de la générosité des Canadiens. De plus, elle contribue à perpétuer le désavantage historique dont souffrent les membres d’un groupe reconnu comme étant vulnérable, pauvre et défavorisé.

[14]      Je ne suis toutefois pas convaincue que le Programme fédéral de santé intérimaire, sur le fondement du statut d’immigration des personnes qui demandent la protection du Canada, viole le paragraphe 15(1) de la Charte, étant donné que le « statut d’immigration » ne peut pas être considéré comme un motif analogue pour les besoins de l’article 15. Par conséquent, cet aspect de l’argument des demandeurs fondé sur l’article 15 sera rejeté.

[15]      Enfin, les défendeurs n’ont pas établi que les modifications apportées au Programme fédéral de santé intérimaire en 2012 sont justifiées au regard de l’article premier de la Charte.

[16]      Par conséquent, la demande présentée par les demandeurs sera accueillie.

II.         Les parties

A.        Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés

[17]      Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés (MCSR) est un groupe de médecins spécialisés dans le traitement des réfugiés et dans les problèmes de santé des réfugiés. Le groupe a été formé le 26 avril 2012, en réponse aux modifications alors à venir au Programme fédéral de santé intérimaire (le PFSI [ou Programme]), lesquelles avaient été annoncées la journée précédente. MCSR affirme que ses membres sont maintenant exposés à des dilemmes moraux, éthiques et professionnels pour ce qui est de savoir s’ils doivent soigner ou continuer à soigner des patients qui ne sont plus couverts par le PFSI.

[18]      Bien que le mémoire des faits et du droit de MCSR semble soutenir que les modifications au PFSI ont eu une incidence directe sur ses membres, il est clairement ressorti de l’audience que l’organisme demande qu’on lui accorde la qualité pour agir dans l’intérêt public pour faire valoir sa cause quant à la présente affaire. La question de la qualité pour agir est examinée plus loin dans les présents motifs.

B.        L’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés

[19]      L’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés (l’ACAADR) est une association d’avocats et d’universitaires s’intéressant aux questions juridiques relatives aux réfugiés, aux demandeurs d’asile et aux droits des migrants. Elle a notamment pour mission de défendre les droits de ces groupes, en partie au moyen de la participation à des contentieux d’intérêt public portant sur des questions ayant une incidence sur les réfugiés, les demandeurs d’asile et les migrants en situation de vulnérabilité.

[20]      Depuis sa création en 2011, l’ACAADR œuvre dans le domaine du lobbyisme et de l’éducation du public, et elle est intervenue dans des contentieux concernant les droits des réfugiés, des demandeurs d’asile et des migrants.

C.        Justice for Children and Youth

[21]      Justice for Children and Youth (JFCY) est une clinique juridique sans but lucratif qui s’intéresse surtout aux droits des enfants. L’organisme dispose d’une expertise en matière de protection et de promotion des droits des enfants et compte une expérience en ce qui a trait aux enfants réfugiés. Justice for Children and Youth est le nom commercial de la Canadian Foundation for Children, Youth and the Law.

D.        Hanif Ayubi

[22]      M. Hanif Ayubi est l’un des deux intéressés ayant qualité de demandeur dans la présente instance. M. Ayubi est atteint de diabète et il est un demandeur d’asile débouté originaire de l’Afghanistan. Il est au Canada depuis 2001 et il n’a pas été renvoyé, car l’Afghanistan est un « pays moratoire », le gouvernement du Canada a suspendu les renvois en Afghanistan, puisque la situation générale dans ce pays est telle qu’elle expose la population générale à des risques.

[23]      Le PFSI couvrait, jusqu’au 30 juin 2012, l’insuline et les fournitures médicales dont M. Ayubi avait besoin pour contrôler son diabète. Depuis les modifications qui ont été apportées au PFSI en 2012, M. Auybi n’est plus couvert par une assurance maladie pour ses besoins en matière de soins de santé ou pour ses médicaments car il est considéré comme un demandeur d’asile débouté.

[24]      M. Ayubi travaille comme plongeur et gagne un faible revenu. Il affirme qu’il est incapable de payer les médicaments et les fournitures pour diabétiques dont il a besoin pour contrôler son diabète et les complications qui en découlent. Le ministre a par la suite utilisé son pouvoir discrétionnaire pour accorder à M. Ayubi la couverture offerte par le PFSI; celle-ci défraie les services médicaux comme les visites médicales, mais ne l’assure pas à l’égard de ses médicaments et de ses fournitures pour diabétiques. M. Ayubi survit actuellement grâce aux échantillons gratuits d’insuline qu’une société pharmaceutique fournit à un centre de santé communautaire.

E.        Daniel Garcia Rodrigues

[25]      Daniel Garcia Rodrigues[1] et son épouse sont arrivés au Canada en 2007, en provenance de la Colombie. M. Garcia Rodrigues a demandé l’asile au Canada; sa demande était fondée sur sa crainte des forces paramilitaires des Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (les FARC) [Forces armées révolutionnaires de la Colombie]. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié semble avoir reconnu que les FARC avaient tenté d’enrôler M. Garcia Rodrigues de force, mais elle n’était pas convaincue que ce dernier présenterait toujours un intérêt pour l’organisation.

[26]      Bien que la demande d’asile de M. Garcia Rodrigues ait été rejetée, celle de son épouse a été accueillie. Elle a par la suite présenté une demande de résidence permanente au Canada à titre de personne protégée et elle a inclus M. Garcia Rodrigues dans sa demande.

[27]      M. Garcia Rodrigues était couvert par le PFSI jusqu’à ce que les modifications entrent en vigueur le 30 juin 2012. Il a souffert d’un décollement de la rétine en juillet 2012. M. Garcia Rodrigues a été avisé qu’il avait besoin d’une chirurgie et que tout retard à effectuer celle-ci mettrait sa vue en danger. Sa chirurgie a été prévue pour août 2012, mais elle a été annulée lorsqu’il a été déterminé que M. Garcia Rodrigues n’était pas admissible à la couverture du PFSI, puisqu’il était un demandeur d’asile débouté.

[28]      M. Garcia Rodrigues n’avait pas les moyens de payer les 10 000 $ qu’a coûté cette chirurgie. En fin de compte, son médecin a décidé de l’opérer pour une fraction du coût normal, compte tenu du fait que tout délai supplémentaire aurait pu avoir pour conséquence une perte de vue permanente pour M. Garcia Rodrigues.

F.         Les défendeurs

[29]      Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est généralement chargé de la politique canadienne en matière d’immigration et il est aussi chargé de l’élaboration des politiques et des orientations stratégiques et opérationnelles en ce qui a trait à la santé des migrants. Le ministère du ministre, Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), est chargé de superviser le dépistage des problèmes de santé des nouveaux migrants au Canada et de gérer le PFSI. CIC était aussi chargé d’effectuer l’examen des politiques qui a conduit aux modifications apportées au PFSI en 2012.

[30]      Le procureur général a aussi été désigné comme défendeur dans la présente affaire.

III.        Le contexte

[31]      Je discuterai plus en détail les faits ayant donné lieu à la présente demande au fur et à mesure que j’examinerai chacun des arguments soulevés par les parties. Le résumé ci-dessous servira de contexte à cette discussion.

A.        Le PFSI avant 2012

[32]      Selon l’affidavit de Sonia Le Bris, gestionnaire intérimaire, Politiques liées à la santé des migrants de CIC, le Canada reconnaît depuis longtemps, et même avant la signature de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés de 1951, que les réfugiés sont souvent exposés à davantage de difficultés à s’établir et à être autonome au Canada par rapport aux autres personnes. Il est aussi établi depuis longtemps que certaines personnes ont besoin de soins médicaux urgents ou essentiels peu après leur arrivée au Canada et qu’elles n’ont pas les moyens de payer pour ces soins.

[33]      Par conséquent, le programme maintenant connu sous le nom de PFSI a été créé peu après la fin de la Deuxième Guerre mondiale comme mesure humanitaire d’urgence, afin de répondre aux besoins des personnes se trouvant dans une « situation assimilable » à celle des réfugiés. Le Canada était doté à cette époque-là d’un système de santé privé et le PFSI a été établi pour financer les services médicaux et de soins de santé fondamentaux et essentiels pour les nouveaux arrivants qui avaient un besoin urgent de soins de santé qui leur était inaccessibles, faute de moyens.

[34]      Les défendeurs affirment que, même si le PFSI a évolué au cours des années, son objectif n’a jamais été d’offrir une couverture de soins de santé à quiconque vient au Canada, mais plutôt d’offrir une couverture d’assurance pour les soins de santé urgents et essentiels aux bénéficiaires admissibles pour une période courte et limitée.

[35]      Le PFSI a toujours fonctionné par décret et n’a jamais été visé par la législation en matière d’immigration. Un décret de 1952 [C.P. 1952-4/3263] autorisait le gouvernement fédéral à permettre à la division de l’Immigration [traduction] « de prendre en charge les dépenses relatives aux hospitalisations, aux soins médicaux et dentaires ainsi qu’aux dépenses accessoires effectuées pour le compte des immigrants, après leur admission à un point d’entrée et avant leur arrivée à destination, ou alors qu’ils reçoivent des soins en attendant de se trouver un emploi, dans les cas où ces immigrants ne disposent pas de ressources financières suffisantes pour payer ces dépenses ».

[36]      En 1957, le décret C.P. 1957-11/848 (le décret de 1957) a été promulgué. Celui-ci révoquait le décret de 1952 et constituait l’autorisation permettant d’adopter le PFSI jusqu’à ce que les modifications de 2012 entrent en vigueur, le 30 juin 2012. Le décret de 1957 autorisait le ministère de la Santé nationale et du Bien-être social (MSNBS) à prendre en charge les dépenses [traduction] « relatives aux soins de santé et dentaires, aux hospitalisations et aux dépenses accessoires » pour, entre autres, les personnes qui, à un moment ou à un autre :

[traduction]

b) […] relèvent de l’Immigration ou dont les autorités de l’Immigration s’estiment responsables et qui ont été envoyées par un agent d’immigration autorisé

pour qu’elles se soumettent à un examen ou à un traitement dans le cas où l’immigrant, ou la personne visée, ne peut assumer ces dépenses, imputables aux fonds accordés tous les ans par le Parlement aux Services médicaux de l’immigration du ministère de la Santé et du Bien-être social.

[37]      Les personnes qui [traduction] « relèvent de l’Immigration ou dont les autorités de l’Immigration s’estiment responsables » n’étaient pas expressément identifiées ou définies dans le décret de 1957.

[38]      De 1957 à 1993, le MSNBS s’occupait de la gestion du programme qui porte maintenant le nom de PFSI. Avec l’avènement du système de santé financé par l’État au Canada dans les années 1950 et 60 ainsi que l’adoption de la Loi canadienne sur la santé, L.R.C. (1985), ch. C-6, les immigrants de la catégorie de l’immigration économique ont eu accès au système de santé public des provinces, après la courte période de résidence prescrite pour y être admissible, et le PFSI ne couvrait alors plus les soins de santé de ces personnes.

[39]      En 1993, une entente de principe a été signée entre le MSNBS et la Commission de l’Emploi et de l’Immigration du Canada (la CEIC, maintenant CIC) pour transférer certains programmes de MSNBS à CEIC, dont le PFSI, la CEIC a commencé à assurer, en 1995, la prestation des services au titre du PFSI.

[40]      Certaines provinces, notamment l’Ontario et le Québec, couvrent les soins de santé des demandeurs d’asile au moyen de leur régime provincial d’assurance maladie. Cependant, ces deux provinces ont annoncé au milieu des années 1990 qu’elles mettaient fin à cette initiative, ce qui a eu pour effet d’augmenter les coûts du PFSI pour le gouvernement fédéral.

[41]      En date de 1996, la mission du PFSI n’était plus de subvenir aux besoins de santé des immigrants pauvres fraîchement arrivés; il visait plutôt presque exclusivement les demandeurs d’asile, les réfugiés parrainés par le gouvernement et les personnes ayant besoin d’une aide humanitaire. La couverture du PFSI a été étendue aux membres de la catégorie des « immigrants visés par une mesure de renvoi à exécution différée » et aux personnes détenues par l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), laquelle venait alors d’être créée. Des changements ont été apportés au PFSI par la suite, afin que les personnes demandant un examen des risques avant renvoi (ERAR) ainsi que les victimes de traite de personnes soient couvertes par une assurance maladie.

[42]      Parmi les personnes admissibles à la couverture du PFSI avant les modifications de 2012, on retrouvait aussi les personnes protégées, les réfugiés réinstallés par le gouvernement, les réfugiés parrainés par le secteur privé et les demandeurs d’asile déboutés dont les décisions défavorables faisaient l’objet d’une procédure en contrôle judiciaire ou d’un appel, ou qui attendaient leur renvoi du Canada. Ces personnes pouvaient recevoir la couverture du PFSI, jusqu’à ce qu’elles deviennent admissibles à un régime provincial ou territorial de soins de santé ou jusqu’à ce qu’elles quittent le pays. Aucune distinction n’a été opérée en ce qui a trait au niveau de couverture relativement au type de demande d’immigration présentée ou au stade de l’instance en question.

[43]      Les demandeurs d’asile et leurs enfants à charge qui ne répondaient pas aux critères d’admissibilité pour que leurs demandes soient tranchées par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié et ceux dont les demandes d’asile ont été jugées, en vertu de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2], dans sa version antérieure à 1993, comme « ne reposant sur aucun fondement crédible » ainsi que ceux ayant retiré leur demande ou s’en étant désistés n’avaient pas droit à la couverture offerte par le PFSI dans sa version antérieure à 2012.

[44]      Selon la version du PFSI antérieure à 2012, nul n’était non plus admissible à la couverture s’il était établi, habituellement au cours d’une entrevue au premier point de contact lors de la demande d’asile, que l’intéressé avait les moyens d’assumer ses soins de santé, qu’elle était admissible à un régime d’assurance maladie provincial ou qu’elle devenait admissible à un tel régime.

[45]      Les personnes jugées admissibles au PFSI recevaient un certificat d’admissibilité, valide pour un an et généralement renouvelable pour une période de 12 mois.

[46]      Pour la personne demandant l’asile à un point d’entrée, le certificat d’admissibilité était habituellement délivré à l’endroit même, lorsqu’il était établi que cette personne était autorisée à présenter une demande d’asile. Dans le cas des demandes d’asile présentées dans un bureau intérieur, si des délais étaient prévus dans le traitement des demandes, les demandeurs se voyaient délivrer un certificat de 30 jours, qui leur fournissait une couverture d’assurance maladie, jusqu’à ce que la question de savoir s’ils pouvaient présenter une demande d’asile fût tranchée. À ce moment-là, on leur délivrait un certificat d’admissibilité renouvelable valide pour un an.

[47]      Un certificat d’admissibilité accorde à son titulaire le droit d’avoir accès à une assurance maladie fédérale en ce qui a trait aux soins de santé de nature urgente ou essentielle. Cette couverture était approximativement équivalente à l’assurance maladie offerte aux Canadiens à faible revenu sur l’aide sociale au titre des régimes d’assurance maladie provinciaux ou territoriaux.

[48]      Cette couverture visait les services de santé de nature essentielle et urgente relativement au traitement ou à la prévention de graves problèmes de santé ou d’urgences en matière de santé buccodentaire. L’immunisation et les autres formes de soins de santé préventifs, la contraception, les soins dentaires et les soins de la vue, les médicaments sur ordonnance essentiels, les soins prénataux et obstétricaux ainsi que les visites médicales d’immigration étaient aussi visés par la couverture.

B.        La décision de procéder à une réforme du PFSI

[49]      Au cours des années, CIC a procédé à plusieurs examens du PFSI. L’organisme a formulé des recommandations en vue de le moderniser en 1994, et une fois de plus en 2004, mais ces examens n’ont pas donné lieu à des changements importants au PFSI. Cependant, les coûts du PFSI ont continué de s’accroître, en raison de la hausse générale des coûts des soins de santé au Canada et du nombre croissant de personnes admissibles à la couverture du PFSI. À titre d’exemple, 105 326 personnes étaient admissibles à la couverture du PFSI en 2003; en 2012, ce nombre s’élevait à 128 586.

[50]      Les défendeurs affirment aussi que la mission initiale du PFSI, soit la prestation de soins médicaux à court terme sur une base provisoire aux personnes qui y étaient admissibles, s’est érodée au fil du temps. La période au cours de laquelle les personnes sont admissibles à la couverture du PFSI a une incidence directe sur les coûts de celui-ci. Alors que la période moyenne d’admissibilité au PFSI était de 548 jours en 2003, celle-ci se chiffrait à 948 jours en 2012.

[51]      Ces facteurs ont eu comme résultat que le PFSI a coûté 50.6 millions de dollars aux contribuables en 2002-2003, et presque 91 millions de dollars en 2009-2010. Il s’ensuit que la réduction des coûts était le principe fondamental sur lequel était fondé la décision de procéder à la réforme du PFSI.

[52]      Un autre facteur à l’origine de la réforme fut la décision rendue par notre Cour à l’occasion de l’affaire Toussaint c. Canada (Procureur général), 2010 CF 810, [2011] 4 R.C.F. 367 (Toussaint (C.F.)), conf. par 2011 CAF 213, [2013] 1 R.C.F. 374, autorisation d’appel à la C.S.C. refusée, [2012] 1 R.C.S. xiii. Cette décision retraçait l’évolution et l’expansion du PFSI depuis sa création, alors que la Cour a relevé qu’en 2010, le fonctionnement du PFSI et les bénéficiaires du Programme ressemblaient bien peu à ce que le prévoyait le décret de 1957. La Cour a aussi observé que le fonctionnement actuel du PFSI était en grande partie dicté par les politiques internes de CIC et qu’il reposait bien peu sur le décret de 1957. CIC a décidé, vu la jurisprudence Toussaint, que toute nouvelle politique relative au PFSI devait être fondée sur un nouveau décret.

[53]      Ce sont entre autres ces facteurs qui ont amené CIC a juger que le PFSI devait faire l’objet d’une réforme, laquelle devait être motivée par cinq principes clés. Les défendeurs ont signalé que ces facteurs consistaient notamment en la nécessité de :

i.     Moderniser, clarifier et réitérer la mission initiale du PFSI, soit d’être une mesure temporaire, à court terme et à titre gracieux;

ii.    Modifier le PFSI, pour garantir qu’il soit [traduction] « équitable pour les contribuables canadiens »;

iii.   Protéger la santé et la sécurité publiques au Canada;

iv.   Préserver l’intégrité du système d’octroi de l’asile au Canada et décourager les abus;

v.    Limiter les coûts financiers du PFSI.

[54]      En septembre 2010, le ministre a annoncé que CIC entreprenait l’examen complet du PFSI. Cet examen a abouti, le 25 avril 2012, à l’annonce, dans le cadre du budget fédéral, de changements importants au PFSI. Le jour même, le décret C.P. 2012-433, intitulé Décret concernant le Programme fédéral de santé intérimaire (2012) [TR/2012-26] (le décret d’avril 2012), a été publié dans la Gazette du Canada. Le décret d’avril 2012, en plus des modifications qui y ont été apportées le 28 juin 2012 par le décret C.P. 2012-945 [Décret modifiant le Décret concernant le Programme fédérale de santé intérimaire (2012), TR/2012-49] (le décret modificatif), a remplacé le décret de 1957 en date du 30 juin 2012. Dans les présents motifs, ces deux décrets seront désignés les « décrets de 2012 ».

[55]      Les défendeurs affirment que les abus n’étaient pas [traduction] « le problème ayant orienté ou motivé la réforme » du PFSI. Les modifications avaient plutôt pour but d’appuyer les objectifs globaux de la réforme du système d’asile, et elles [traduction] « n’étaient que l’un des moyens par lesquels le gouvernement pouvait dissuader la présentation de demandes d’asile non fondées ainsi que décourager les demandeurs d’asile déboutés de rester au Canada alors qu’ils doivent quitter le pays » : transcription, vol. 3, à la page 38.

[56]      Une déclaration formulée pour le compte du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de l’époque peu après l’entrée en vigueur des modifications apportées au PFSI en 2012 permet d’en savoir plus sur la justification de celles-ci. Le porte-parole du ministre a expliqué les modifications de la manière suivante :

[traduction] Les Canadiens ont clairement fait savoir qu’ils ne voulaient pas que les immigrants illégaux et les demandeurs d’asile bidon reçoivent une couverture d’assurance blindée meilleure que celle dont ils disposent. Notre gouvernement les a écoutés et a agi. Nous avons pris des mesures pour s’assurer que les personnes protégées et les demandeurs d’asile provenant de pays non sécuritaires reçoivent une couverture des soins de santé qui est au même niveau, et non meilleure, que celle dont bénéficie les contribuables canadiens dans le cadre de leur régime provincial d’assurance maladie. Les demandeurs d’asile bidon provenant de pays sécuritaires ainsi que les demandeurs d’asile déboutés n’auront pas accès à une couverture pour les soins de santé, à moins que les soins ne visent à protéger la santé et la sécurité publiques. Il est scandaleux que le NPD et les libéraux veulent que les demandeurs d’asile bidon et les demandeurs d’asile déboutés reçoivent une assurance maladie. Pas nous. Les personnes dont la demande a été rejetée par notre système équitable devraient respecter les lois canadiennes et quitter le pays.

C.        Le PFSI de 2012

[57]      Le PFSI, dans sa version antérieure à 2012, offrait le même degré de couverture d’assurance à toutes les personnes qui y étaient admissibles, soit les réfugiés, les demandeurs d’asile, les demandeurs d’asile déboutés, les personnes ayant seulement droit à un ERAR, les victimes de traite des personnes ou les détenus de l’immigration. Ces personnes étaient couvertes jusqu’à ce qu’elles deviennent admissibles à une assurance maladie provinciale ou territoriale, ou jusqu’à ce qu’elles quittent le pays.

[58]      Le PFSI de 2012 continue d’assurer une couverture limitée et temporaire des soins de santé aux groupes suivants :

i.     Les personnes protégées, y compris les réfugiés réétablis, les demandeurs d’asile dont la demande a été accueillie et les personnes ayant reçu un ERAR favorable;

ii.    Les demandeurs d’asile et les demandeurs d’asile déboutés;

iii.   Les victimes de traite des personnes détenant des permis de résidence temporaire;

iv.   Les personnes auxquelles le ministre a accordé la résidence permanente au titre d’une politique publique ou pour des motifs d’ordre humanitaire, et qui reçoivent du soutien de revenu par l’intermédiaire de l’aide du gouvernement à la réinstallation, ou du programme équivalent au Québec;

v.    Les étrangers et les résidents permanents détenus au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

[59]      Cependant, contrairement à ce que prévoyait le PFSI avant 2012, les personnes qui avaient uniquement le droit de présenter une demande d’ERAR, et non une demande d’asile, n’ont plus droit à aucune couverture d’assurance au titre du PFSI. Cela comprend les personnes qui sont interdites de territoire pour des raisons de sécurité, de criminalité ou de violation des droits de la personne. Cela comprend également les personnes qui n’ont pas présenté leurs demandes d’asile en temps opportun ainsi que les personnes qui ont déjà présenté, sans succès, une demande d’asile.

[60]      Aux fins des présents motifs, je renverrai aux diverses catégories de personnes décrites dans les deux paragraphes précédents comme étant, collectivement, des personnes [traduction] « demandant la protection du Canada ».

[61]      Contrairement à la version du PFSI antérieure à 2012, qui octroyait le même degré de couverture à toutes les personnes qui y étaient admissibles, le PFSI de 2012 prévoit maintenant trois niveaux de couverture :

i.     Couverture des soins de santé élargie (CSSE);

ii.    Couverture des soins de santé (CSS);

iii.   Couverture des soins de santé pour la santé ou la sécurité publiques (CSSSSP).

[62]      Le niveau de couverture auquel l’on a droit au titre du PFSI de 2012 dépend d’un certain nombre de facteurs, dont les suivants :

i.     À quel stade du processus d’octroi de l’asile l’intéressé se trouve-t-il (p. ex., demandeur d’asile, demandeur d’asile accepté ou demandeur d’asile débouté)?;

ii.    L’intéressé est-il ressortissant d’un pays d’origine désigné (POD)[2]?;

iii.   Quel est le statut de l’intéressé, s’il ne demande pas l’asile (p. ex., résident permanent, réfugié réétabli, victime de traite de personne, personne ayant reçu un ERAR favorable, etc.)?;

iv.   Reçoit-il une aide gouvernementale fédérale pour la réinstallation?;

v.    Est-il détenu?

[63]      Sous le régime du PFSI de 2012, il est dorénavant possible pour l’intéressé de recevoir différents degrés de couverture à différents moments. Par exemple, le demandeur d’asile ne provenant pas d’un POD recevra une CSS pendant que sa demande d’asile est pendante, mais celle-ci serait réduite et deviendra une CSSSSP si sa demande d’asile est rejetée. Cette situation prévaut même dans les cas où, comme pour M. Ayubi, le gouvernement du Canada a imposé un moratoire sur le renvoi des demandeurs d’asile déboutés dans leur pays d’origine.

[64]      Dans la même veine, le demandeur d’asile provenant d’un POD ne bénéficie que d’une CSSSSP pendant que sa demande d’asile est pendante devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, mais, si sa demande d’asile devait être accueillie, il bénéficierait alors d’une CSS, qui offre un niveau de couverture supérieur.

[65]      Il convient également de signaler que les modifications apportées en 2012 au PFSI éliminaient la [traduction] « justification fondée sur les moyens », ce qui a eu comme résultat que quiconque faisant partie d’une catégorie donnée de demandeurs d’asile a droit au niveau de couverture de soins de santé prévu pour cette catégorie, et ce, sans égard à sa capacité d’assumer le coût des soins.

[66]      Les prochains paragraphes portent sur la portée de la couverture offerte par chacun des paliers du PFSI.

1)      La couverture des soins de santé élargie

[67]      La couverture des soins de santé élargie est essentiellement équivalente aux avantages offerts par le PFSI dans sa version antérieure à 2012 ainsi qu’au niveau de couverture des soins de santé financés par l’État dont disposent les Canadiens à faible revenu en vertu des régimes provinciaux ou territoriaux. La CSSE défraie les services hospitaliers ainsi que les services de médecins, d’infirmiers et d’autres professionnels de soins de santé. La couverture s’étend aussi aux services de laboratoire, de diagnostic et d’ambulance, aux services de traduction pour des raisons de santé ainsi qu’aux services et produits additionnels, comme les médicaments sur ordonnance, les soins dentaires d’urgence, aux soins de la vue et aux appareils fonctionnels.

[68]      Parmi les personnes ayant droit aux avantages de la CSSE, on retrouve les réfugiés pris en charge par l’État ainsi que les victimes de traite des personnes et les personnes admises au titre d’une politique publique ou pour des motifs d’ordre humanitaire. Selon les défendeurs, 14 p. 100 des bénéficiaires du PFSI reçoivent la CSSE en ce moment.

2)      La couverture des soins de santé

[69]      La couverture des soins de santé constitue le deuxième palier de couverture. Les défendeurs soutiennent que la CSS offre une couverture de soins de santé qui est similaire à celle offerte aux travailleurs canadiens par l’entremise des régimes d’assurance maladie provinciaux et territoriaux. De plus, la CSS couvre les médicaments et l’immunisation s’ils sont nécessaires pour prévenir ou traiter les maladies présentant un risque pour la santé publique ou pour traiter les états préoccupants pour la sécurité publique. Les autres médicaments ne sont pas couverts par la CSS, même s’ils sont nécessaires pour traiter des problèmes mettant la vie d’une personne en danger.

[70]      Bien qu’il n’y ait pas de changements par rapport à la version antérieure à 2012 du PFSI, il est erroné d’affirmer que, concrètement, la CSS offre une couverture d’assurance maladie similaire à celle dont bénéficient les travailleurs canadiens. Une restriction à la CSS ne se retrouve pas dans la couverture offerte aux travailleurs canadiens par les régimes d’assurance maladie provinciaux ou territoriaux. Pour être précis, bien que les bénéficiaires de la CSS soient couverts pour les services et les produits comme les services hospitaliers internes et externes, les services de médecins, d’infirmiers et d’autres professionnels de la santé ainsi que les services de laboratoire, de diagnostic et d’ambulances, le décret d’avril 2012 dispose clairement que ces services et produits sont couverts seulement « s’ils sont urgents ou essentiels » [non souligné dans l’original] au sens où l’entend la Politique sur le Programme fédéral de santé intérimaire.

[71]      La Politique sur le Programme fédéral de santé intérimaire définit les services et les produits de nature urgente comme étant « ceux offerts en réponse à une urgence médicale – une blessure ou une maladie représentant une menace immédiate pour la vie, un membre ou une fonction d’une personne ». Le PFSI impose un autre critère en ce qui a trait à l’accessibilité aux services et aux produits de nature urgente : ceux-ci ne doivent pas « dépasser ce qui est requis pour répondre à l’urgence médicale ».

[72]      La Politique sur le Programme fédéral de santé intérimaire définit les services de nature essentielle comme étant ceux assurés aux bénéficiaires du PFSI pour « pour l’évaluation ou le suivi d’une maladie, d’une plainte, d’une blessure ou d’un symptôme précis ». Les services essentiels comprennent aussi les « soins prénataux, de travail et d’accouchement et postpartums » et ceux assurés « pour le diagnostic, la prévention ou le traitement d’une maladie présentant un risque pour la santé publique ou le diagnostic, la prévention ou le traitement d’un état préoccupant pour la sécurité publique ».

[73]      Par conséquent, les bénéficiaires de la CSS n’ont pas accès aux services de soins de santé primaires de routine comme les examens annuels, les soins de santé préventifs et les tests de dépistage standards (hormis ceux visant à déceler les maladies ou les problèmes transmissibles ou préoccupants sur le plan de la sécurité publique); les travailleurs canadiens ont habituellement accès à ce type de services par l’entremise des régimes d’assurance maladie provinciaux et territoriaux.

[74]      Parmi les personnes ayant droit à la CSS, on retrouve les demandeurs d’asile provenant de pays qui ne sont pas des POD, les réfugiés, les demandeurs ayant reçu une décision favorable au stade de l’ERAR, la plupart des réfugiés parrainés par le secteur privé et les demandeurs d’asile ayant présenté leur demande avant le 15 décembre 2012, sans égard à leur pays d’origine. Les défendeurs signalent que la CSS s’applique à 62 p. 100 des bénéficiaires du PFSI.

3)      La couverture des soins de santé pour la santé ou la sécurité publiques

[75]      La couverture des soins de santé pour la santé ou la sécurité publiques couvre uniquement les services de soins de santé et les produits nécessaires pour diagnostiquer, prévenir ou traiter les maladies présentant un risque pour la santé publique, ou pour diagnostiquer ou traiter les états préoccupants pour la santé publique.

[76]      Selon le décret d’avril 2012 [article premier], la « maladie présentant un risque pour la santé publique » s’entend de la maladie transmissible qui figure soit dans la Politique sur le Programme fédérale de santé intérimaire ou soit sur la liste des maladies à déclaration obligatoire nationale de l’Agence de la santé publique du Canada. Il s’agit de maladies comme la tuberculose, le VIH, la malaria, la rougeole, la varicelle et les autres maladies contagieuses. L’« état préoccupant pour la santé publique » [à l’article premier du décret d’avril 2012] s’entend d’un état de santé mentale chez une personne qui pourrait causer des dommages à d’autres personnes. La CSSSSP ne couvre pas les états de santé mentale faisant en sorte qu’une personne présente un risque uniquement pour elle-même.

[77]      La CSSSSP vise les demandeurs d’asile provenant de POD qui ont présenté leur demande après le 15 décembre 2012, aux demandeurs d’asile dont la demande a été suspendue pendant qu’ils font l’objet d’une enquête quant à une possible interdiction de territoire et les demandeurs d’asile déboutés. Selon les défendeurs, la CSSSSP s’applique à 24 p. 100 des bénéficiaires du PFSI.

[78]      Le PFSI couvre, en plus de ces services, le coût des examens médicaux aux fins de l’immigration des personnes admissibles, et ce, pour les trois paliers de couverture recensés ci-dessus.

4)      Les demandeurs ayant seulement droit à un ERAR

[79]      Il existe cependant une quatrième catégorie de personnes à laquelle la version antérieure à 2012 du PFSI accordait une couverture d’assurance maladie et qui ne bénéficient maintenant d’aucune couverture d’assurance maladie, et ce, même s’ils sont atteints d’un problème de santé qui présente un risque pour la santé ou la sécurité publiques. Cette catégorie est composée des personnes qui ont seulement droit à un examen des risques avant renvoi (les demandeurs ayant seulement droit à un ERAR).

5)      Le pouvoir discrétionnaire du ministre

[80]      Les dispositions de l’article 7 de chacun des décrets de 2012 [voir l’article 7 du décret d’avril 2012 et l’article 3 du décret modificatif] prévoient que le ministre conserve le pouvoir discrétionnaire de payer les coûts de la CSS, de la CSSSSP et des visites médicales d’immigration dans « des circonstances exceptionnelles ». Rappelons que M. Ayubi s’est, au final, vu accorder la couverture du PFSI au titre du pouvoir discrétionnaire du ministre en ce qui a trait aux services de santé liés au diabète, mais qu’il ne l’a pas reçue relativement à ses médicaments.

[81]      Certes, le décret modificatif est sans équivoque quant au fait que le pouvoir discrétionnaire dont le ministre dispose ne s’étend pas à la couverture des coûts de l’immunisation et des médicaments, à moins que ceux-ci ne soient nécessaires pour prévenir ou traiter les maladies présentant un risque pour la santé publique ou pour la sécurité publique.

[82]      Les défendeurs reconnaissent de plus que l’existence du pouvoir discrétionnaire du ministre prévu à l’article 7 des décrets de 2012 ne vise pas à répondre aux situations urgentes d’un point de vue médical.

[83]      Il semblerait aussi que la demande en couverture discrétionnaire prévue à l’article 7 puisse avoir des conséquences sur la manière dont sera traitée une demande d’asile.

[84]      Le Bulletin opérationnel 440-G [Traitement des demandes d’asile par CIC en vertu des nouvelles dispositions législatives] fournit des indications relativement au traitement des demandes d’asile en conformité aux modifications apportées à la LIPR par la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, L.C. 2010, ch. 8 (qui a obtenu la sanction royale le 29 juin 2010) et par la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, L.C. 2012, ch. 17, qui est entrée en vigueur le 15 décembre 2012.

[85]      La section 8 du Bulletin opérationnel porte sur les interventions ministérielles et précise les critères qui sont suivis par CIC et par l’ASFC pour repérer les cas pouvant justifier l’intervention du ministre. L’un de ces critères est libellé ainsi : « Indication que le demandeur d’asile présente une demande afin de bénéficier d’avantages ». Le Bulletin cite ensuite l’exemple où la « couverture urgente du PFSI [est] demandée pendant ou avant l’entrevue sur la recevabilité ». Les demandeurs soutiennent que ce critère pourrait dissuader les demandeurs d’asile de demander la couverture prévue à l’article 7, par crainte que cela ait un effet défavorable sur leur demande d’asile.

[86]      Je rejette la thèse des défendeurs selon laquelle la section 8 du Bulletin opérationnel 440-G ne vise pas les demandes en couverture discrétionnaire ministérielle prévue à l’article 7. L’argument des défendeurs se fonde sur l’hypothèse selon laquelle la préoccupation qu’un demandeur d’asile présente sa demande dans le but d’avoir accès à des avantages naîtra uniquement lorsque la personne demande la couverture urgente du PFSI avant ou pendant son entrevue sur la recevabilité. À vrai dire, les défendeurs soutiennent que le Bulletin opérationnel aurait bel et bien dû renvoyer à une [traduction] « demande urgente d’entrevue sur la recevabilité » plutôt qu’à une [traduction] « demande urgente de couverture du PFSI ».

[87]      Je ne suis pas disposée à interpréter le Bulletin opérationnel de la manière prônée par les défendeurs. Il ne fait aucun doute, à la lecture de la section 8 du Bulletin opérationnel, que la présentation d’une demande avant ou pendant l’entrevue sur la recevabilité en vue d’obtenir la couverture du PFSI est citée uniquement à titre d’exemple d’une situation qui pourrait donner lieu à l’intervention du ministre. Cependant, cela n’exclut pas la possibilité que la présentation, à tout moment au cours du traitement d’une demande d’asile, d’une demande afin d’obtenir la couverture discrétionnaire du ministre au titre de l’article 7 puisse aussi faire naître des préoccupations portant que la demande d’asile est motivée par l’accès à une couverture d’assurance maladie, ce qui entraînera par conséquent l’intervention du ministre relativement à la demande d’asile.

D.        Les répercussions des modifications apportées au PFSI en 2012

[88]      Les modifications apportées au PFSI en 2012 ont provoqué une forte réaction au sein du public et elles ont eu des répercussions importantes sur les patients, sur les prestataires de soins de santé et sur le système de santé. Cependant, avant de me pencher sur les questions en litige, il est tout d’abord impératif de répondre aux objections des défendeurs à l’égard de certains éléments de preuve produits par les demandeurs.

1)      Les témoignages d’expert

[89]      Les défendeurs s’opposent à cinq des affidavits produits par les demandeurs, au motif qu’ils contiennent des éléments de preuve sous forme d’opinion et qu’aucune des formalités relatives à la production de preuve d’expert prévues par les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) n’avaient été respectées avant le commencement de l’audience.

[90]      Les affidavits en cause sont ceux du Dr Michael Rachlis, de M. Christopher Anderson, de Mme Joanna Anneke Rummens, de M. Michael Ornstein et du Dr Denis Daneman.

[91]      Le Dr Rachlis est médecin spécialiste en santé publique ainsi que professeur auxiliaire à l’École de santé publique de l’Université de Toronto et de l’Institut de politique de la santé, gestion et évaluation. Il compte 25 ans d’expérience en consultation dans le domaine des politiques en matière de santé et d’économie de la santé.

[92]      Le Dr Rachlis affirme qu’il a analysé la réforme du PFSI; il a produit ce qu’il qualifie, au paragraphe 6, d’ [traduction] « opinion d’expert quant à l’utilisation et les coûts des soins de santé ». Il expose ce qui est, selon lui, la meilleure façon de rechercher si les modifications apportées au PFSI en 2012 se sont effectivement traduites en économies nettes pour le secteur public. Le Dr Rachlis affirme qu’à sa connaissance, le gouvernement du Canada n’a pas procédé à une telle analyse.

[93]      Le Dr Rachlis affirme en outre que, ce qui est certain, c’est que les modifications au PFSI [traduction] « entraînent la maladie, l’invalidité et la mort » : au paragraphe 38.

[94]      M. Anderson est professeur adjoint au département de sciences politiques de l’Université Wilfrid Laurier. Il a un doctorat en sciences politiques de l’Université McGill. Sa thèse se penchait sur les immigrants, les réfugiés et les demandeurs d’asile ainsi que sur le contrôle de la frontière du Canada entre 1867 et 1988. Les cours donnés par M. Anderson portent sur les politiques migratoires.

[95]      L’affidavit de M. Anderson contient un historique de la politique canadienne en matière d’immigration et il [traduction] « situe la politique contemporaine du Canada en matière de réfugiés dans une tendance historique de longue date qui tire son origine des années peu après la Confédération »; paragraphe 2 de l’affidavit. Il discute les manières dont la politique d’immigration du Canada a été conçue au fil des ans afin d’attirer certains immigrants tout en en excluant d’autres, ainsi que les stéréotypes négatifs qui ont été attribués aux groupes identifiés comme étant [traduction] « indésirables ».

[96]      Mme Rummens détient un doctorat en sociologie de l’Université York et elle est chercheuse scientifique en matière de systèmes de santé auprès du Community Health Systems Resource Group, ainsi que chercheuse de projet auprès du Child Health Evaluative Sciences à l’Hospital for Sick Children de Toronto. Elle est aussi chercheuse principale du Joint Centre of Excellence for Research on Immigration and Settlement, dont elle est l’ancienne directrice.

[97]      Mme Rummens est chercheuse principale en ce qui concerne le projet de recherche intitulé « Migratory Status of the Child and Limited Access to Health Care »; son affidavit porte sur les effets d’une couverture d’assurance maladie sur l’accès aux soins et sur les résultats en matière de santé des enfants immigrants, demandeurs d’asile ou par ailleurs migrants. Elle constate qu’il ressort des résultats préliminaires de son étude que l’absence d’assurance maladie aura un effet défavorable sur la santé des enfants.

[98]      M. Ornstein est directeur de l’Institut de recherche sociale à l’Université York et il est professeur agrégé de sociologie. Il détient un doctorat en relations sociales de l’Université Johns Hopkins et il a publié des ouvrages dans le domaine de la recherche par sondage. Il se qualifie, au paragraphe 1 de son affidavit, d’ [traduction] « un expert en méthodes de recherche par sondage et en analyse des données de sondage ».

[99]      Dans son affidavit, M. Ornstein résume les données disponibles concernant les conditions économiques des réfugiés, et il conclut que, du point de vue collectif, ces derniers sont victimes de [traduction] « dénuement économique extrême ».

[100]   Le Dr Daneman est endocrinologue et il occupe la fonction de pédiatre en chef de l’Hospital for Sick Children de Toronto. Son affidavit expose la position retenue par la Société canadienne de pédiatrie, laquelle a publié un énoncé de position par lequel elle s’opposait aux compressions effectuées dans les soins de santé aux réfugiés en 2012.

[101]   Le DDaneman y expose aussi une lettre à l’attention du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de l’époque qu’il a rédigée en sa qualité de président de Directeurs de pédiatrie du Canada, un organisme composé de 15 directeurs des départements de pédiatrie de l’ensemble des facultés de médecine des universités canadiennes. Cette lettre critiquait une fois de plus les modifications apportées au PFSI en 2012 et elle recensait les effets défavorables auxquels, selon lui, donneraient lieu les modifications sur les résultats de santé des enfants.

[102]   Conformément à une ordonnance de gestion de l’instance délivrée en avril 2013, les demandeurs devaient signifier et déposer leur témoignage par affidavit relativement à la présente affaire au plus tard le 30 mai 2013. Les demandeurs avaient, à cette date, déposé vingt-et-un affidavits, y compris les cinq affidavits en cause. Les défendeurs devaient déposer leurs affidavits au plus tard le 30 août 2013. Bien que les défendeurs aient déposé quatre affidavits à cette date, y compris ceux de Mme Le Bris et de Mme Little Fortin mentionnés précédemment, ils n’ont pas déposé d’affidavits en réponse à l’égard d’aucun des éléments de preuve controversé.

[103]   Les contre-interrogatoires sur les affidavits devaient être terminés en date du 15 octobre 2013. Bien que les défendeurs aient contre-interrogé un certain nombre des témoins des demandeurs, ils ont choisi de ne contre-interroger aucun des cinq témoins dont le témoignage était controversé.

[104]   Les demandeurs devaient déposer et signifier leur mémoire des faits et du droit au plus tard le 30 octobre 2013; les défendeurs devaient déposer et signifier le leur au plus tard le 29 novembre 2013, soit environ deux semaines avant le début de l’audience. C’est seulement dans leur mémoire des faits et du droit que les défendeurs se sont opposés pour la première fois au témoignage des cinq témoins en question.

[105]   Les défendeurs ont observé dans leur mémoire, en faisant référence à la [traduction] « soi-disant “preuve d’expert” » [des demandeurs], qu’aucun des déposants n’avait qualité d’expert et qu’il n’avait pas été satisfait aux exigences procédurales des Règles des Cours fédérales en ce qui a trait à la preuve d’expert, notamment le dépôt du code de déontologie que chacun des déposants doit signer et par lequel ces derniers acceptent d’être liés par les exigences des Règles.

[106]   Les défendeurs invoquent à l’appui de leur opposition l’arrêt Es-Sayyid c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CAF 59, [2013] 4 R.C.F. 3, par lequel la Cour d’appel fédérale a fait remarquer au paragraphe 42 que la règle 52.2 des Règles des Cours fédérales « prévoit une procédure exigeante qui doit être suivie par quiconque veut faire admettre une preuve d’expert, une procédure qui, entre autres, est conçue pour favoriser l’indépendance et l’objectivité des experts sur lesquels les cours peuvent s’appuyer ».

[107]   Les demandeurs expliquent qu’au départ, ils ne considéraient pas la preuve controversée comme étant une preuve d’expert : transcription, vol. 1, à la page 12. Ils ont par la suite signalé que leur omission de se conformer aux exigences des Règles en ce qui a trait à la preuve d’expert était un [traduction] « oubli » de leur part : transcription, vol. 3, à la page 200. En réponse à l’opposition des demandeurs et suivant les directives de la Cour, les demandeurs ont déposé des certificats signés par les déposants des cinq affidavits en cause le 15 janvier 2014; dans les certificats, chaque déposant consentait à être lié par le Code de déontologie régissant les témoins experts (le Code de déontologie) qui se trouve en annexe dans les Règles. Cependant, les certificats n’avaient pas été modifiés pour que l’on reconnaisse qu’ils avaient été signés après le fait.

[108]   Les défendeurs soutiennent que le dépôt des certificats signés après le fait par les déposants des cinq affidavits ne peut remédier au défaut des affidavits en cause, puisque ceux-ci avaient initialement été signés sans renvoi au Code de déontologie. À l’appui de cette thèse, les défendeurs invoquent la décision Saint Honore Cake Shop Limited c. Cheung’s Bakery Products Ltd., 2013 CF 935, au paragraphe 19.

[109]   Lors de l’audience, les défendeurs se sont surtout opposés à la preuve produite par Mme Rummens et par le Dr Daneman, en soutenant de diverses manières que leurs affidavits ne doivent pas être considérés comme une preuve d’expert, qu’ils ne devraient pas se voir accorder beaucoup de poids ou qu’ils devraient être complètement exclus du dossier.

[110]   Les défendeurs ont tous les deux qualifié leur choix de ne pas soulever leurs réserves plus tôt au cours de l’instance de [traduction] « décision stratégique » ou de [traduction] « question d’appréciation » et qu’ils ont plutôt [traduction] « fait valoir devant la Cour que la preuve produite par les demandeurs devrait se voir accorder peu de poids ».

[111]   Cependant, les défendeurs soutiennent, ailleurs dans leurs observations, que ce n’est qu’au moment où ils ont reçu le mémoire des faits et du droit de JFCY qu’ils ont appris que les affidavits, notamment ceux de Mme Rummens et du Dr Daneman, seraient utilisés comme preuve d’expert.

[112]   Je conviens avec les défendeurs que les affidavits controversés sont manifestement des éléments de preuve d’expert. Cela ne fait nul doute à la lecture des affidavits en question. Il s’ensuit que les exigences des Règles auraient dû être respectées.

[113]   Cela dit, je suis extrêmement préoccupée par la conduite des défendeurs relativement à cette question. Je ne souscris pas à leur observation selon laquelle ce n’est qu’à la réception du mémoire de JFCY qu’ils ont eu connaissance du fait que les affidavits seraient utilisés comme preuve d’expert. C’est le contenu de l’affidavit en cause, et non la manière dont la partie catégorise la preuve dans son mémoire, qui permet d’établir si un affidavit doit être qualifié ou non de preuve d’expert.

[114]   Je reconnais que les défendeurs ont fait exactement ce qu’ils affirment avoir fait, soit, qu’ils ont pris la [traduction] « décision stratégique » de ne pas rapidement faire part de leurs préoccupations et qu’ils ont plutôt choisi d’attendre à la toute dernière minute pour soulever la question. Cela va à l’encontre de l’esprit des modifications apportées aux Règles en 2010 [Règles modifiant les Règles des Cours fédérales (témoins experts), DORS/2010-176] en ce qui a trait à la preuve d’expert, et notamment au paragraphe 52.5(1), qui exige aux parties de soulever « le plus tôt possible en cour d’instance » toute objection quant à l’habilité à témoigner du témoin expert de la partie adverse.

[115]   Effectivement, la Cour d’appel fédérale a observé que les juges [traduction] « doivent tout particulièrement veiller à empêcher de telles manœuvres tactiques » : Apotex Inc. v. Pfizer Canada Inc., 2014 FCA 54, au paragraphe 10, qui renvoyait à l'arrêt Bristol-Myers Squibb Company c. Apotex Inc., 2011 CAF 34, au paragraphe 37. Bien que les observations de la Cour d’appel fédérale aient été formulées dans le contexte d’un contentieux en matière pharmaceutique, le même principe joue en l’espèce.

[116]   De plus, la présente affaire a fait l’objet d’une gestion intensive de l’instance. J’ai tenu des conférences téléphoniques et des réunions en personne avec les parties dans les mois ayant précédé l’audience. Les parties et la Cour ont maintenu une correspondance fréquente. Des requêtes ont été présentées et examinées; des directives ont été émises. Les défendeurs n’ont, à aucun moment, fait allusion au fait qu’ils avaient des réserves concernant la preuve des cinq témoins en cause. La seule conclusion que je peux en tirer est qu’ils ont décidé de dissimuler leur opposition et de la dévoiler aux demandeurs au tout dernier moment.

[117]   Les défendeurs soutiennent qu’ils ont subi un préjudice du fait que les demandeurs ont omis de préciser clairement qu’ils utiliseraient les cinq affidavits contestés en tant que preuve d’expert. Ils affirment qu’ils se sont fondés sur le fait que les demandeurs ne présentaient pas ces affidavits, et plus particulièrement ceux de Mme Rummens et du Dr Daneman, à titre de preuve d’expert pour décider quel type de preuve ils devaient produire en réponse. Cela a aussi orienté la décision des défendeurs, à savoir s’ils procédaient ou non à un contre-interrogatoire sur les affidavits.

[118]   Je ne souscris pas à cette prétention. Comme il a été signalé précédemment, les défendeurs disposaient des affidavits produits par les demandeurs depuis le 30 mai 2013. Ils connaissaient l’identité des déposants ainsi que le contenu de leurs affidavits. Ils ont pris une décision stratégique quant à savoir s’ils devaient produire des éléments de preuve en réponse et s’ils devaient contre-interroger les témoins des demandeurs. Ils ont choisi de ne pas le faire et doivent maintenant assumer les conséquences de ce choix.

[119]   Je ferai aussi remarquer, relativement à mon rejet des allégations de préjudice formulées par les défendeurs, que les curriculum vitæ des cinq témoins en cause étaient joints à leurs affidavits; les curriculum vitæ délimitaient clairement les compétences de chacun des déposants. Les défendeurs ne se sont pas opposés à la compétence des cinq témoins pour rendre leurs témoignages d’opinion. Ils n’avaient pas non plus soulevé d’inquiétudes en ce qui a trait à l’objectivité de quatre des témoins; ils ont toutefois laissé entendre que le Dr Daneman n’avait pas l’objectivité requise, parce qu’il avait publiquement réclamé l’annulation des modifications apportées au PFSI en 2012.

[120]   Les défendeurs ne semblent effectivement pas s’opposer à une grande partie des éléments de preuve en question, dont certains s’appuient sur d’autres rapports qui figurent au dossier, dont notamment des rapports rédigés par CIC.

[121]   Par exemple, les défendeurs ont expressément accepté la conclusion de M. Ornstein selon laquelle la plupart des personnes qui sollicitent la protection du Canada sont dans une situation économique défavorable : voir transcription, vol. 2, à la page 182. Ils ne se sont pas non plus opposés à l’observation plutôt élémentaire formulée par le Dr Rachlis et par Mme Rummens selon laquelle les personnes démunies ne bénéficiant pas d’une assurance maladie sont plus susceptible de ne pas chercher à obtenir de soins et que cette situation peut accroître le risque de problèmes de santé.

[122]   Compte tenu de ce qui précède, et compte tenu des dispositions de la règle 3 des Règles des Cours fédérales, qui prévoit que les Règles doivent être appliquées de façon à permettre d’apporter « une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible », je suis d’avis que je dois utiliser mon pouvoir discrétionnaire afin de considérer comme preuve d’expert les affidavits de quatre des cinq témoins, et ce, malgré l’omission des demandeurs de se conformer aux Règles à cet égard.

[123]   Je conviens cependant avec les défendeurs que le rôle du Dr Daneman comme porte-parole dans la lutte contre les modifications apportées au PFSI en 2012 est incompatible avec le rôle de témoin expert dans la présente affaire. Le rôle de témoin expert n’est pas de défendre une cause, mais plutôt d’aider la cour au moyen d’un témoignage d’opinion indépendant et neutre à propos des questions qui relèvent de son expertise : National Justice Compania Naviera S.A. v. Prudential Assurance Co. Ltd. (the “Ikarian Reefer”), [1993] 2 Lloyd’s Rep. 68 (Q.B. (Com. Ct.)), aux pages 81 et 82.

[124]   Par conséquent, bien que je sois disposée à tenir compte des éléments de preuve factuels produis par le Dr Daneman en ce qui a trait aux mesures qu’il aurait pu prendre dans la foulée des modifications apportées au PFSI en 2012 ainsi que celles qu’auraient pu adopter les organismes dont il fait partie, je ne suis pas disposée à accorder de force probante aux opinions contenues dans son affidavit.

[125]   À la lumière de cette conclusion, j’examinerai maintenant la réaction du public à l’égard des modifications apportées au PFSI en 2012 ainsi que les effets de ces modifications.

2)      La réaction du public

[126]   Les modifications apportées au PFSI en 2012 ont été décriées par de nombreux intervenants dans la prestation des soins de santé et dans d’autres formes d’aide aux personnes demandant la protection du Canada, ainsi que par de nombreux éditorialistes et gouvernements provinciaux. Je discuterai plus en détail l’outrage public ayant suivi la création du PFSI de 2012 dans le contexte de mon analyse relative à l’article 12 de la Charte, mais j’aborderai brièvement la nature des inquiétudes qui ont été exprimées en vue de fournir un contexte pour la discussion qui suivra.

[127]   Quelques 21 organismes médicaux à l’échelle nationale, y compris l’Association médicale canadienne, le Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada, le Collège des médecins de famille du Canada, l’Association canadienne des sages-femmes, l’Association des psychiatres du Canada, la Société canadienne de pédiatrie, Médecins de santé publique du Canada et l’Association canadienne des médecins d’urgence, ont produit des déclarations par lesquelles ils exprimaient leurs inquiétudes relativement aux compressions effectuées dans le PFSI.

[128]   Une partie de ces organismes a écrit au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration le 18 mai 2012 pour décrier les modifications à venir au PFSI. Ceux-ci ont entre autres fait remarquer que le coût de la prestation des soins aux personnes vulnérables serait transféré aux programmes provinciaux de soutien social, aux programmes de santé communautaires, au secteur caritatif ainsi qu’à d’autres organismes.

[129]   En outre, ces organismes ont fait remarquer que l’absence de [traduction] « services de santé initiaux » a créé un risque que des problèmes de santé non diagnostiqués et non traités entraînent des complications ainsi que des coûts de santé à l’avenir. De plus, ne pas traiter les problèmes de santé pourrait rendre plus difficile l’apprentissage de nouvelles langues, la fréquentation d’un établissement d’enseignement ou l’entrée sur le marché du travail pour les nouveaux arrivants.

[130]   Le DMeb Rashid est un médecin de famille qui pratique à Toronto et il est un membre fondateur de MCSR. Il déclare dans son affidavit que, malgré les demandes formulées par les associations médicales en vue de rencontrer le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration pour discuter des modifications à venir au PFSI, une telle rencontre n’a jamais eu lieu.

[131]   Les gouvernements provinciaux ont eux aussi exprimé de sérieuses réserves relativement aux modifications apportées au PFSI. À titre d’exemple, peu avant l’entrée en vigueur du PFSI de 2012, le ministre de la Santé et des Soins de longue durée de l’Ontario a écrit aux ministres fédéraux de la Santé et de l’Immigration pour demander au gouvernement fédéral de rétablir le PFSI dans sa version antérieure à 2012.

[132]   Dans sa lettre, le ministre de la Santé de l’Ontario accusait le gouvernement d’avoir [traduction] « abdiqué sa responsabilité à l’égard de certains des plus vulnérables de notre société ». Le ministre a affirmé que les gens qui se voient refuser une couverture d’assurance pour les interventions médicales précoces et les médicaments ne chercheront pas à obtenir des soins de santé avant que leur situation ne nécessite un traitement urgent. En plus d’occasionner des [traduction] « douleurs et souffrances gratuites », ne pas traiter les problèmes de santé [traduction] « exacerbera les besoins futurs en matière de soins de santé [des personnes concernées] » et a [traduction] « effectivement transféré les coûts fédéraux vers le système de santé provincial ».

3)      La confusion chez les professionnels de la santé

[133]   Il convient de rappeler que les modifications apportées au PFSI ont été annoncées pour la première fois le 25 avril 2012 et qu’elles sont entrées en vigueur le 30 juin 2012. CIC a donné de nombreuses séances d’information au cours de cette période, lors desquelles il expliquait les modifications aux provinces et aux territoires, aux organismes de santé nationaux, aux organismes fournisseurs de services, au Conseil canadien pour les réfugiés et à d’autres organismes nationaux représentant les réfugiés et les demandeurs d’asile. Des bulletins d’information ont aussi été affichés sur le site Web de CIC ainsi que sur le site Web de l’administrateur des demandes de règlement, la Croix Bleue Medavie.

[134]   Il y a cependant eu beaucoup de confusion chez les prestataires de soins de santé dans le traitement des demandes de règlement de soins de santé présentées par les demandeurs d’asile à la suite de modifications apportées au PFSI en 2012. Les déposants des demandeurs déclarent que des chirurgies ont été annulées en raison des incertitudes entourant la couverture offerte aux patients par le PFSI. De plus, des renseignements inexacts ont également été fournis concernant l’état de la couverture offert par le PFSI dont d’autres patients disposaient. Des patients qui étaient en fait admissibles à la couverture offerte pour les soins de santé dont ils avaient besoin n’ont donc pas pu avoir accès aux soins de santé en question.

[135]   Dans d’autres cas, des médecins ont demandé que les patients payent le coût des traitements médicaux [traduction] « immédiatement », même si les patients étaient peut-être concrètement couverts par le PFSI pour les services ou les traitements en question.

[136]   Certains médecins ont trouvé que le nouveau système portait trop à confusion et, maintenant, ils refusent simplement de voir des patients qui sont bénéficiaires du PFSI. Selon l’affidavit du DRashid, le problème se pose particulièrement chez les spécialistes.

[137]   Manavi Handa est une sage-femme qui travaille avec les demanderesses d’asile en Ontario. Elle évoque dans son affidavit deux de ses clientes, des bénéficiaires du PFSI qui recevaient des soins obstétricaux à l’hôpital, qui s’étaient fait demander de payer des frais hospitaliers immédiatement à la suite des modifications apportées au PFSI en 2012, même si l’état de la couverture dont elles bénéficiaient n’avait en fait pas changé.

[138]   Le Dr Paul Caulford, médecin de famille ainsi que co-fondateur et directeur médical de la Community Volunteer Clinic for the Medically Uninsured, souligne les nombreuses difficultés auxquelles a fait face la clinique depuis le 30 juin 2012, et prétend que le PFSI est [traduction] « devenu un cauchemar administratif » : au paragraphe 23.

[139]   Cette confusion chez les prestataires de soins de santé n’est guère surprenante. En effet, le chapitre du guide de CIC qui traite du PFSI compte quelque 52 pages, et comporte des diagrammes de processus et des tableaux d’admissibilité expliquant quelle catégorie de demandeur a droit à quel niveau de soins à quelle étape de la procédure. Le Dr Rashid a affirmé dans son témoignage qu’un de ses collègues qui s’intéressait à la question des problèmes de santé chez les réfugiés lui avait dit que [traduction] « la théorie de la relativité d’Einstein était plus facile à comprendre » : contre-interrogatoire du Dr Rashid, question 337.

[140]   Bien qu’elle ne nie pas que des problèmes se soient posés depuis l’entrée en vigueur des modifications apportées au PFSI le 30 juin 2012, Allison Little Fortin, la directrice du PFSI à la Direction générale de la santé de CIC, a exposé dans son affidavit les efforts que CIC avait déployés pour répondre aux préoccupations qui avaient découlé des modifications apportées au PFSI, particulièrement pour ce qui est de veiller à ce que les renseignements concernant l’admissibilité d’un patient au PFSI soient accessibles et exacts.

[141]   Les défendeurs relèvent que le processus de traitement des demandes est essentiellement identique à celui qui existait avant que les modifications soient apportées au PFSI en 2012. Les défendeurs soutiennent aussi qu’il ressort du contre-interrogatoire de certains des déposants qui sont des professionnels de la santé qu’une partie de cette confusion était [traduction] « en grande partie » attribuable au fait qu’ils ne s’étaient pas [traduction] « informés des modifications apportées » : voir la transcription, vol. 2, à la page 72. Toutefois, il ressort également du dossier que certains médecins, comme le Dr Caulford, s’étaient bel et bien efforcés d’apprendre les modifications apportées au PFSI en 2012 et comprendre comment elles s’appliquaient.

4)      Les conséquences systémiques des modifications apportées au PFSI en 2012

[142]   Outre la confusion chez les professionnels de la santé dont il a été question dans la section précédente, les modifications apportées au PFSI en 2012 ont eu de nombreuses autres conséquences sur le système de soins de santé dans son ensemble.

[143]   Comme je l’ai déjà signalé, l’admissibilité à la couverture prévue par le PFSI et le niveau de cette couverture peuvent changer au fil du temps. Par conséquent, l’admissibilité d’un patient à la couverture doit maintenant être mise à jour régulièrement, ce qui alourdit le travail administratif des prestataires de soins de santé.

[144]   Lorsque les patients se présentaient pour recevoir un traitement en dehors des heures d’ouverture des bureaux de l’administrateur du PFSI, la Croix Bleue Medavie, il était difficile de confirmer l’état de la couverture qui leur était offerte par le PFSI. Il y a eu aussi des problèmes lorsque le site Web de la Croix Bleue Medavie était en panne, ce qui s’est évidemment produit de temps à autre.

[145]   Des retards dans la délivrance des certificats d’admissibilité pour les demandeurs d’asile ayant présenté une demande d’asile depuis le Canada ont aussi posé problème lorsque ces demandeurs d’asile commençaient à avoir des problèmes de santé avant de recevoir leurs certificats. Contrairement au régime en place avant 2012, au titre duquel la plupart des demandeurs d’asile bénéficiaient d’une couverture temporaire à leur arrivée au Canada en attendant qu’une décision soit prise quant à leur admissibilité, sous le régime en place en 2012, les demandeurs d’asile ne bénéficient pas d’une assurance maladie jusqu’à ce qu’une décision soit prise en ce qui concerne leur admissibilité. Bien que certains de ces retards aient été abordés par les défendeurs, il semble que des problèmes puissent encore se produire dans les situations d’urgence.

[146]   Mme Handa, la sage-femme mentionnée précédemment, a soulevé une préoccupation particulière qui se pose pour les femmes enceintes. Mme Handa souligne que les obstétriciens s’engagent à prendre soin des femmes enceintes pour une période de temps définie, généralement neuf mois. L’admissibilité du patient au PFSI peut changer au fil du temps au fur et à mesure que la personne franchit les étapes du processus de détermination du statut de réfugié. Le droit du patient à une couverture d’assurance maladie peut également changer au fil du temps car le Programme continue d’évoluer, par exemple lorsque de nouveaux pays sont ajoutés à la liste des pays d’origine désignés, les obstétriciens ne peuvent pas être certains qu’une femme prise en charge à un stade particulier de sa grossesse bénéficiera encore de la couverture offerte par le PFSI à un stade ultérieur de sa grossesse pour les soins obstétricaux dont elle a besoin.

[147]   Selon Mme Handa, il y a donc [traduction] « de plus en plus d’obstétriciens qui hésitent à prendre en charge les femmes qui bénéficient actuellement du PFSI, quelle que soit la catégorie à laquelle elles appartiennent » : affidavit de Mme Handa, au paragraphe 12.

[148]   Des préoccupations ont aussi été soulevées par les médecins concernant les questions éthiques auxquelles ils font face en raison des modifications apportées au PFSI en 2012. Comme le Dr Rashid l’a expliqué lors de son contre-interrogatoire, [traduction] « lorsque vous voyez quelqu’un qui a une pneumonie et que vous avez écarté la possibilité que la personne ait la tuberculose, que faites-vous si cette personne est encore malade? Sommes-nous censés simplement dire, je suis désolé, vous n’êtes plus couvert, vous pouvez disposer? Lorsque nous prenons soin d’une personne, je crois qu’il est très difficile, sur le plan éthique, de dire après deux ou trois visites : désolé, vous n’avez pas la tuberculose, nous ne nous soucions pas de ce que vous avez, vous pouvez disposer » : contre-interrogatoire du Dr Rashid, question 357.

[149]   Des éléments de preuve ont également été présentés au sujet des répercussions des modifications apportées au PFSI en 2012 sur l’ensemble des dépenses en matière de soins de santé. Bien que les défendeurs aient souligné qu’il y a eu une diminution des dépenses relatives aux soins de santé pour les bénéficiaires du PFSI à la suite des modifications apportées, les témoins des demandeurs soutiennent qu’il est loin d’être évident que les modifications se traduiront effectivement par des économies nettes pour les contribuables canadiens une fois que les coûts qui ont simplement été transférés à d’autres seront pris en compte. Les modifications auront, en outre, très certainement des répercussions défavorables sur la santé des personnes concernées.

[150]   Le DRachlis a analysé les modifications apportées au PFSI en 2012 et a présenté une opinion d’expert au sujet du recours aux soins de santé et des coûts y afférents. Il allègue que de nombreuses études confirment que les pauvres qui n’ont pas d’assurance maladie sont moins susceptibles de chercher à obtenir des soins médicaux, ce qui peut augmenter le risque d’effets préjudiciables sur la santé. Ces personnes [traduction] « ont moins recours à des services de soins de santé primaires (p. ex., les médecins de famille, les infirmières praticiennes, les sages-femmes), prennent moins les médicaments sur ordonnance dont elles ont besoin et ne cherchent donc à obtenir des soins de santé qu’en situation de crise » : affidavit du Dr Rachlis, au paragraphe 5. Cela se traduit par [traduction] « un moins bon état de santé général et un recours accru aux services hospitaliers, tant les services d’urgences que les services de soins de courte durée » : au paragraphe 6.

[151]   La réduction de l’accès aux soins de santé primaires a, en outre, un coût. Selon le Dr Rachlis, toute économie de coûts réalisée au moyen de compressions en ce qui concerne l’assurance des soins de santé primaires [traduction] « peut être moins importante que les coûts plus élevés supportés ultérieurement pour les autres services de soins de santé, surtout les services hospitaliers ».

[152]   Le Dr Rachlis a précisé ce qui, selon lui, est la méthode qu’il conviendrait de suivre pour établir si les modifications apportées au Programme en 2012 se sont, concrètement, traduites par des économies nettes dans le secteur public. À sa connaissance, le gouvernement du Canada n’a pas effectué une telle analyse.

[153]   Mme Rummens a aussi témoigné au sujet des répercussions de la couverture des soins de santé ou de l’absence d’une telle couverture sur l’accès à des soins de santé et des effets sur la santé des enfants qui sont immigrants, demandeurs d’asile ou autres migrants. Il y a lieu de rappeler que Mme Rummens est chercheuse principale pour un projet de recherche intitulé « Migratory Status of the Child and Limited Access to Health Care ». Le témoignage de Mme Rummens reflète essentiellement celui du DRachlis, sauf que celle-ci traite expressément des conséquences de l’absence d’assurance maladie pour les enfants.

[154]   En se fondant sur l’analyse des dossiers des urgences pédiatriques, Mme Rummens dit que les conclusions préliminaires de sa recherche portent que les [traduction] « enfants qui n’ont pas d’assurance maladie ont moins souvent accès aux soins d’urgence et que, lorsqu’ils le font, ils ont des problèmes de santé plus graves si on les compare aux enfants couverts par l’ancien […] PFSI » : affidavit de Mme Rummens, au paragraphe 6.

[155]   [traduction] « [Il] est aussi conclu que [ces enfants] ont une représentation supérieure aux niveaux de triage plus graves que les enfants disposant de la couverture prévue par le PFSI [avant 2012] » : au paragraphe 5. Selon Mme Rummens, cela donne à penser qu’on a peut-être tardé à chercher de l’aide pour certains des enfants — un phénomène qui a été constaté dans des recherches menées concernant les adultes non assurés.

[156]   Mme Rummens affirme que, vraisemblablement, les résultats obtenus en ce qui concerne l’état de santé des enfants dont la couverture des soins de santé a été réduite par suite des modifications apportées au PFSI en 2012 [traduction] « finiront probablement par ressembler aux » résultats obtenus en ce qui concerne l’état de santé des enfants non assurés dans son étude : au paragraphe 8.

5)      L’incidence sur les demandeurs individuels

[157]   Un large faisceau de preuves a été présenté par les demandeurs au sujet des répercussions que les modifications apportées au PFSI en 2012 ont eues sur les personnes nécessitant des soins de santé. Avant de passer à l’examen de ces éléments de preuve, il faut tout d’abord répondre aux objections que les défendeurs ont soulevées à l’égard de certains des éléments de preuve présentés sur le sujet.

a)      Les lacunes des témoignages autres que ceux des experts produits par les demandeurs

[158]   Les défendeurs contestent la plupart des éléments de preuve que les demandeurs ont présentés à l’égard de l’incidence des modifications apportées au PFSI en 2012 sur d’autres personnes que M. Ayubi et M. Garcia Rodrigues, et ont soutenu que les demandeurs n’avaient pas présenté suffisamment d’éléments de preuve directs, précis et circonstanciés à la Cour à l’appui de leurs moyens tirés de la Charte.

[159]   Les défendeurs relèvent que, bien que les demandeurs aient présenté des éléments de preuve concernant les situations auxquelles de nombreuses personnes ont été confrontées dans le cadre du PFSI de 2012, seulement quelques-unes de ces personnes ont été nommées. Selon les défendeurs, la plupart des éléments de preuve sont des ouï-dire, sont des éléments de preuve isolés, généraux ou vagues ou sont des éléments de preuve qui ne sont pas fiables, et on ne peut donc y accorder que peu d’importance.

[160]   De plus, les défendeurs déclarent qu’il est ressorti du contre-interrogatoire qu’un certain nombre des affidavits des demandeurs comportaient des incertitudes quant à des faits essentiels, y compris l’admissibilité au PFSI du patient en question, ainsi que le niveau de couverture prévu par le PFSI auquel le patient avait peut-être droit pendant toute la période pertinente.

[161]   Comme nous le verrons en détail un peu plus loin, en ce qui concerne la question de la qualité pour agir, les demandeurs affirment qu’ils ont eu [traduction] « beaucoup de difficultés d’ordre pratique » à trouver des personnes disposées à se manifester afin de communiquer des renseignements en l’espèce. Par exemple, le Dr Rashid explique que, mis à part leurs maladies physiques et mentales et leur fragilité psychologique, ses patients hésitaient à exposer leur vécu sur la place publique parce qu’ils n’avaient pas obtenu le statut d’immigrant et qu’il leur faudrait critiquer le gouvernement même auquel ils demandent la protection.

[162]   Bien qu’ils aient admis que les médecins et les autres prestataires de soins de santé ayant produit des affidavits en l’espèce faisaient, dans certains cas, référence à des renseignements qu’ils avaient reçus d’autres personnes, les demandeurs affirment néanmoins que la grande majorité des éléments de preuve présentés par ces déposants concernaient des cas par lesquels les déposants étaient concernés personnellement et directement.

[163]   Les demandeurs relèvent également que les défendeurs ne contestent pas que les modifications apportées au PFSI en 2012 aient probablement eu un effet préjudiciable sur la santé de certaines des personnes concernées par les modifications. Selon les demandeurs, [traduction] « il n’existe pas de meilleure preuve que le témoignage d’un médecin qui est appelé à traiter une personne et qui ne peut appliquer le traitement dont celle-ci a besoin parce que la personne ne dispose pas de la couverture nécessaire en matière de soins de santé » : voir la transcription, vol. 2, à la page 226.

[164]   Les demandeurs font également remarquer que les défendeurs n’ont pas été en mesure de présenter d’éléments de preuve pour contester les renseignements produits par les déposants, dont il ressortait que les modifications apportées au PFSI avaient un effet préjudiciable, de sorte que la preuve présentée au sujet du préjudice subi est non contredite.

[165]   La Cour suprême du Canada enseigne clairement que « [l]es décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel » et que « [l]es décisions relatives à la Charte ne peuvent pas être fondées sur des hypothèses non étayées qui ont été formulées par des avocats enthousiastes » : MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, aux pages 361 et 362.

[166]   De même, à l’occasion de l’affaire Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086, la Cour suprême du Canada a observé qu’elle avait « toujours veillé soigneusement à ce qu’un contexte factuel adéquat existe avant d’examiner une loi en regard des dispositions de la Charte, surtout lorsque le litige porte sur les effets de la loi contestée » : à la page 1099. Voir aussi l’arrêt Canada c. Stanley J. Tessmer Law Corporation, 2013 CAF 290, au paragraphe 9.

[167]   Dans les contentieux fondés sur la Charte, on opère une distinction entre les « faits en litige » et les « faits législatifs » : voir l’arrêt Danson, précité, à la page 1099, pour une explication de la distinction entre les deux. Cependant, plus récemment, la Cour suprême du Canada a reconnu que les faits législatifs et sociaux et les faits en litige peuvent en fait être inextricablement liés : Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101 (Bedford), au paragraphe 52.

[168]   La preuve relative aux situations auxquelles des personnes non nommées ont fait face, bien que ces personnes ne soient pas parties au litige, s’apparente davantage à la preuve relative aux « faits en litige » qu’à celle relative aux « faits législatifs ». Selon la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Danson, « Ces faits sont précis et doivent être établis par des éléments de preuve recevables » : à la page 1099.

[169]   Cela dit, comme nous le verrons plus loin dans les présents motifs, il existe une certaine latitude dans les contentieux fondés sur la Charte en ce qui concerne l’emploi d’exemples hypothétiques raisonnables, qui ne sont ni « invraisemblable[s] » ni « difficilement imaginable[s] » : voir, par exemple, R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485, à la page 515.

[170]   Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire qu’il existe des lacunes dans certains des éléments de preuve que les demandeurs ont présentés concernant des situations auxquelles certains ont fait face dans le cadre du PFSI de 2012. Par exemple, les renseignements concernant le statut d’immigration de certaines personnes ou le niveau de couverture prévu par le PFSI auquel les intéressés avaient droit à l’époque en cause comportent des lacunes importantes. Ces lacunes minent grandement la valeur probante de la preuve.

[171]   Il existe, toutefois, plusieurs affidavits produits par d’autres personnes que M. Ayubi et M. Garcia Rodrigues sur lesquelles les modifications apportées au PFSI en 2012 ont eu une incidence directe. Il s’agit d’éléments de preuve précis qui ont trait à des questions dont les déposants ont une connaissance directe. Par conséquent, je suis disposée à accorder une valeur probante à ces éléments de preuve, qui seront examinés plus loin dans la présente section.

[172]   Un certain nombre de travailleurs communautaires, de fournisseurs de soins de santé et d’avocats ont également présenté une preuve par affidavit au sujet de cas de personnes non identifiées dans lesquels les déposants sont directement concernés. Je conclus que, dans les cas analysés ci-dessous, il a été produit des éléments crédibles et suffisamment circonstanciés pour justifier d’examiner la preuve en question car elle donne des exemples de la manière dont les modifications apportées au PFSI en 2012 peuvent avoir des répercussions sur les bénéficiaires du Programme.

[173]   Toutefois, avant de me pencher sur l’examen de la preuve concernant les personnes qui ne sont pas parties à l’instance, j’examinerai d’abord la preuve concernant les deux particuliers demandeurs.

b)      Le cas de M. Ayubi

[174]   Comme cela a été déjà mentionné dans les présents motifs, M. Ayubi est un demandeur d’asile débouté venant de l’Afghanistan, qui est arrivé au Canada pour la première fois en avril 2001. M. Ayubi a déclaré qu’il avait commencé à souffrir du diabète « insulinodépendant » ou diabète « type 1 » lorsqu’il avait 10 ans, et que depuis lors, il survit grâce à des injections régulières d’insuline.

[175]   M. Ayubi a témoigné qu’il avait quitté l’Afghanistan, en partie par crainte des violations des droits de la personne commises par les talibans, et en partie parce que la guerre qui sévissait en Afghanistan l’empêchait d’obtenir les soins médicaux appropriés pour son diabète. Il a confirmé, lors du contre-interrogatoire concernant son affidavit, qu’il était venu au Canada en partie parce qu’il ne pouvait pas toujours trouver en Afghanistan les médicaments dont il avait besoin.

[176]   La Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile de M. Ayubi en 2001. Compte tenu du [traduction] « manque général de crédibilité » de M. Ayubi, la Commission n’était pas convaincue qu’il n’avait jamais eu quelque problème que ce soit avec les talibans en raison de son opposition à la guerre dans son pays. La Commission n’a pas non plus retenu la thèse portant que M. Ayubi avait quelque difficulté que ce soit avec les autorités gouvernementales en raison du fait qu’il serait opposé à la guerre. La Commission a noté que l’état de [traduction] « santé fragile » de M. Ayubi le rendait inapte au service militaire, et qu’il n’avait pas produit d’élément de preuve crédible pour démontrer qu’il avait une crainte raisonnable d’être recruté par les talibans.

[177]   Toutefois, le rejet de la demande d’asile de M. Ayubi ne signifie pas qu’il n’est exposé à aucun risque en Afghanistan.

[178]   Comme je l’ai souligné plus tôt, M. Ayubi n’a pas été renvoyé du Canada après le rejet de sa demande d’asile, parce que l’Afghanistan est un « pays moratoire ». Cela veut dire que le gouvernement du Canada a conclu que la situation en Afghanistan est simplement trop dangereuse pour qu’on puisse rapatrier des ressortissants afghans, y compris les demandeurs d’asile déboutés.

[179]   Bien que M. Ayubi ait brièvement reçu des prestations d’aide sociale, il a travaillé de façon « plutôt constante » depuis son arrivée au Canada et il a principalement occupé des emplois rémunérés au salaire minimum dans des restaurants et des stations-service. Pendant tout son séjour au Canada, M. Ayubi a produit ses déclarations de revenus et a payé ses impôts. Il travaillait comme plongeur au moment où il a souscrit son affidavit, mais il est toujours une personne à faible revenu qui touche environ 10 000 $ par année.

[180]   Conformément aux dispositions du PFSI d’avant 2012, M. Ayubi avait une couverture des soins de santé depuis son arrivée au Canada jusqu’au 30 juin 2012, date d’entrée en vigueur des modifications apportées au PFSI. En conséquence, l’insuline, les fournitures pour diabétiques ainsi que les examens et les soins médicaux dont M. Ayubi avait besoin pour contrôler son diabète étaient tous payés par le gouvernement fédéral. Lors de son contre-interrogatoire, M. Ayubi n’a pas pu confirmer le montant que le gouvernement du Canada avait payé pour ses dépenses médicales au fil du temps.

[181]   Après le 30 juin 2012, M. Ayubi ne bénéficiait que de la couverture des soins de santé pour la santé ou la sécurité publique. Celle-ci vise les seuls services et produits nécessaires pour diagnostiquer, prévenir ou traiter les maladies présentant un risque pour la santé publique ou pour diagnostiquer ou traiter les états préoccupants pour la sécurité publique.

[182]   Les complications du diabète de M. Ayubi sont liées à la rétinopathie, à la néphropathie et à la neuropathie. Selon le Dr Stephen Feder, qui est le médecin de famille de M. Ayubi au Centre de santé communautaire Pinecrest-Queensway depuis 2007, [traduction] « il est ainsi exposé à des risques importants de morbidité majeure, tels que la cécité, l’insuffisance rénale qui exige une dialyse ou une greffe, la maladie artérielle périphérique nécessitant une intervention chirurgicale, la coronaropathie et bien entendu une mortalité prématurée » : affidavit de M. Ayubi, pièce A.

[183]   Le Dr Feder a expliqué que la seule manière dont M. Ayubi peut éviter ces problèmes [traduction] « est de bien prendre soin de lui ». Pour ce faire, [traduction] « il a besoin de nombreux médicaments pour alléger le fardeau de la maladie », y compris [traduction] « de l’insuline, des antihypertenseurs, une protection rénale, des agents hypolipémiants, pour n’en citer que quelques-uns ». Le DFeder a aussi expliqué que M. Ayubi [traduction] « bénéficie d’un antidépresseur pour l’aider à garder le moral et à conserver son courage pour aller de l’avant ».

[184]   Après l’entrée en vigueur des modifications apportées au PFSI, M. Ayubi n’avait plus d’assurance maladie pour ses médicaments ou pour ses traitements et examens médicaux, étant donné qu’il était considéré comme un demandeur d’asile débouté. M. Ayubi ne connaît pas le coût des divers médicaments et des fournitures pour diabétiques dont il bénéficie, telles que les lancettes et les bandes d’analyse, mais il est certain qu’il n’aurait pas les moyens de se les payer.

[185]   Une demande en mesure discrétionnaire a été présentée au nom de M. Ayubi en janvier 2013. En mai 2013, le ministre lui a accordé à titre discrétionnaire une couverture offerte par le PFSI. Celle-ci permet de payer ses services médicaux, mais non ses médicaments ni ses fournitures pour le diabète.

[186]   Actuellement, M. Ayubi survit grâce à des échantillons gratuits d’insuline qui sont fournis à son centre de santé communautaire par une société pharmaceutique pour des raisons humanitaires. Toutefois, il n’y a aucune garantie que ces échantillons continueront à être offerts à M. Ayubi à l’avenir. M. Ayubi a précisé que des échantillons de médicaments précis qui lui ont été prescrits ne sont pas toujours disponibles, et que, parfois, il prend des [traduction] « sortes différentes » de médicaments : contre-interrogatoire de M. Ayubi, question 215.

[187]   Actuellement, M. Ayubi ne peut pas du tout avoir accès à certains de ses autres médicaments. Selon le Dr Feder, [traduction] « le fait de ne pas avoir accès à ces médicaments essentiels sera certainement désastreux pour [M. Ayubi] […] et finalement […], cela coûtera beaucoup plus cher au système de soins de santé lorsqu’il présentera inévitablement des complications qui le placeront dans une situation de vie ou de mort ».

[188]   Dans son affidavit, M. Ayubi a décrit le [traduction] « le stress psychologique constant et aigu » dont il souffre en raison du fait qu’il n’a pas d’assurance maladie et l’incertitude concernant son accès continu à des médicaments salvateurs. Il a ajouté que la situation est [traduction] « en train de sérieusement nuire » à sa santé : au paragraphe 14.

[189]   M. Ayubi est résident de l’Ontario. Il n’a jamais présenté de demande de couverture au Régime d’assurance-santé de l’Ontario (le Régime), bien qu’il ne soit vraiment pas certain qu’il pourrait avoir droit à cette couverture, compte tenu de la nature précaire et éphémère de son emploi. En tout état de cause, le Régime ne couvrirait pas le coût des médicaments et des fournitures pour diabétiques de M. Ayubi. Celui-ci a également déclaré qu’il n’avait pas les moyens de se payer une assurance maladie privée.

[190]   Christopher Bradley, infirmier praticien au Centre de santé communautaire Pinecrest-Queensway, a également témoigné concernant le cas de M. Ayubi.

[191]   M. Bradley a exposé les efforts qu’il avait déployés pour trouver un nouvel endocrinologue pour M. Ayubi après que son endocrinologue de longue date ait refusé de continuer à le soigner lorsqu’il avait perdu sa couverture d’assurance maladie qui était offerte par le PFSI avant 2012.

[192]   M. Bradley a aussi précisé dans son affidavit le temps qu’il avait passé à essayer de trouver d’autres spécialistes qui seraient disposés à voir M. Ayubi. Il a relaté les efforts qu’il avait déployés pour négocier une diminution des prix à un hôpital local afin que M. Ayubi puisse bénéficier de certains examens, quelque chose qu’il dit n’avoir jamais eu à faire avant le 30 juin 2012. Bien que M. Bradley ait réussi à négocier une diminution des prix pour les examens, le centre de santé communautaire a néanmoins payé quelque 2 700 $ pour le compte de M. Ayubi relativement à des examens qui auraient été auparavant couverts par le PFSI avant 2012.

[193]   M. Bradley a également tenu à souligner le fait que tout le temps qu’il avait passé à défendre les intérêts de M. Ayubi aurait pu être par ailleurs consacré à répondre aux besoins médicaux d’autres patients.

[194]   M. Bradley a confirmé lors de son contre-interrogatoire que des échantillons gratuits des médicaments de M. Ayubi ne sont pas toujours disponibles, et que M. Ayubi n’a pas réussi à obtenir certains médicaments dont il a besoin. Dans d’autres cas, il a été nécessaire de substituer un médicament à un autre. Selon M. Bradley, la substitution du médicament antihypertenseur que prenait M. Ayubi a entraîné chez lui une crise d’hypotension. Il a fallu lui administrer une solution intraveineuse pour restaurer sa pression artérielle. 

[195]   Selon M. Bradley, le Centre de santé communautaire Pinecrest-Queensway n’arrive pas à fournir à M. Ayubi des bandes d’analyse suffisantes pour lui permettre de vérifier sa glycémie aussi souvent que nécessaire, ce qui le place dans une situation dangereuse.

[196]   Finalement, M. Bradley a déclaré lors de son contre-interrogatoire que, selon ce qu’il avait compris, M. Ayubi travaillait à temps partiel, et il a fait observer qu’avant de recevoir l’assurance maladie à titre discrétionnaire en mai 2013, il aurait probablement été mieux pour M. Ayubi de démissionner de son emploi et de demander des prestations d’aide sociale.

[197]   M. Ayubi ne conteste directement aucune décision précise relative à sa propre couverture offerte par le PFSI et il ne cherche pas à obtenir une indemnisation du gouvernement. Il demande plutôt la remise en vigueur de sa couverture auprès du PFSI, avec effet rétroactif au 30 juin 2012.

c)       Le cas de M. Garcia Rodrigues

[198]   Comme je l’ai déjà signalé, M. Garcia Rodrigues est un demandeur d’asile débouté qui est arrivé au Canada en octobre 2007 en provenance de la Colombie. Après le rejet de sa demande d’asile en janvier 2012, il a demandé la résidence permanente au Canada en tant qu’époux d’une personne protégée, étant donné que son épouse née au Venezuela avait obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention. Au moment des faits en cause, M. Garcia Rodrigues attendait l’issue de la demande de parrainage présentée par son épouse. M. Garcia Rodrigues est également le père d’un enfant né au Canada.

[199]   M. Garcia Rodrigues occupait un emploi depuis trois ans au moment de son contre-interrogatoire en septembre 2013, et il avait payé ses impôts. Il était employé à titre d’expert en matériel de sécurité et gagnait un salaire de 19 $ l’heure, ce qui lui donnait un salaire annuel situé entre 39 000 $ et 41 000 $ . Ce revenu dépasse d’environ 4 000 $ à 6 000 $ le seuil de faible revenu pour une famille de trois personnes.

[200]   M. Garcia Rodrigues ne bénéficiait pas de prestations d’assurance maladie aux termes de ses conditions d’emploi. Son épouse travaillait à temps partiel au département des cosmétiques chez Target et n’avait pas non plus accès à des prestations d’assurance maladie aux termes de ses conditions d’emploi.

[201]   M. Garcia Rodrigues avait une couverture offerte par le PFSI pour les soins médicaux et pour les médicaments de nature urgente et essentielle à partir d’octobre 2007 jusqu’à l’entrée en vigueur des modifications apportées au PFSI en juin 2012. Au cours de cette période de cinq ans, M. Garcia Rodrigues n’a pris aucun médicament de façon régulière ni n’a eu de graves problèmes de santé.

[202]   M. Garcia Rodrigues, en tant que demandeur d’asile débouté, n’avait de couverture en matière d’assurance maladie qu’après le 30 juin 2012 et que pour les situations présentant un risque pour la santé publique ou un état préoccupant pour la sécurité publique.

[203]   En juillet 2012, M. Garcia Rodrigues a commencé à avoir des problèmes de la vue à son œil droit. On lui a recommandé au Dr David Wong, ophtalmologue à Toronto, et, le 8 août 2012, un diagnostic de décollement de rétine a été posé pour M. Garcia Rodrigues. On lui a dit qu’il devait être opéré le plus tôt possible, à défaut de quoi il risquait une perte irréversible de la vue.

[204]   M. Garcia Rodrigues devait au départ être opéré le 13 août 2012. Toutefois, l’opération a été annulée lorsqu’il a été établi qu’il n’était pas couvert par le PFSI pour cet acte. Il semble que la couverture des soins de santé pour la santé ou la sécurité publiques de M. Garcia Rodrigues avait expiré le 12 août 2012 et qu’il ne l’avait pas renouvelée.

[205]   M. Garcia Rodrigues a expliqué lors du contre-interrogatoire que, lorsqu’il avait demandé des renseignements auprès des autorités de l’immigration au sujet du renouvellement de sa couverture par le PFSI le 8 août 2012, on lui avait dit qu’il n’était pas nécessaire de renouveler son certificat d’assurance, étant donné que son statut d’immigration signifiait qu’il n’avait droit à aucune couverture pour ses besoins médicaux actuels.

[206]   M. Garcia Rodrigues déclare dans son affidavit que l’annulation de l’opération l’avait mis dans un [traduction] « état de détresse émotionnelle profonde », étant donné qu’il craignait de perdre la vue et qu’il ne voyait pas comment il pouvait subvenir aux besoins de sa famille s’il devenait aveugle : au paragraphe 12.

[207]   Néanmoins, des efforts ont été déployés afin de rétablir la couverture de M. Garcia Rodrigues offerte par le PFSI, et l’opération a été de nouveau fixée au 20 août 2012. Plus particulièrement, le Dr Wong a communiqué à deux reprises avec la Direction générale de la santé de CIC pour expliquer l’urgence de l’état de santé de M. Garcia Rodrigues.

[208]   Le 17 août 2012, CIC a avisé l’ophtalmologue de M. Garcia Rodrigues que celui-ci n’avait pas droit à une couverture pour l’opération. Selon un représentant de CIC, M. Garcia Rodrigues était [traduction] « un migrant clandestin au Canada et qu’il devait quitter le pays ». Le représentant de CIC a ensuite souligné que M. Garcia Rodrigues n’avait droit qu’à la couverture des soins de santé pour la santé et la sécurité publiques et que cette couverture ne s’étendait pas au coût de la chirurgie oculaire : affidavit de M. Garcia Rodrigues, pièce B.

[209]   Bien que les défendeurs aient affirmé que M. Garcia Rodrigues était admissible au Régime, celui-ci déclare dans son affidavit qu’il a demandé des renseignements au cours de la période en cause et qu’on lui avait dit qu’il n’était pas admissible au Régime. Il ajoute qu’il ne pouvait pas recueillir le montant de 10 000 $, soit le coût estimé de l’opération, dans un délai aussi bref. D’ailleurs, les défendeurs ont reconnu à l’audience qu’il n’était [traduction] « pas réaliste » de penser qu’il aurait pu le faire : transcription, vol. 2, à la page 130.

[210]   Le DWong a finalement accepté d’opérer M. Garcia Rodrigues compte tenu du fait que tout retard supplémentaire mis pour effectuer l’opération pouvait entraîner une cécité irréversible. Le Dr Wong a également assuré à M. Garcia Rodrigues des soins postopératoires et l’a vu en consultation toutes les deux semaines pendant deux mois et demi après l’opération. Le Dr Wong a annulé ses frais relatifs aux soins de suivi.

[211]   Au final, les seuls coûts que M. Garcia Rodrigues a assumés relativement à son décollement de rétine sont les frais de 130 $ qu’il avait payés pour voir un optométriste lorsqu’il avait commencé à avoir des problèmes de la vue en juillet 2012.

[212]   Les demandes de résidence permanente de M. Garcia Rodrigues et de son épouse ont par la suite fait l’objet d’une approbation de principe, et M. Garcia Rodrigues est devenu admissible à la couverture du Régime. Le 16 septembre 2013, M. Garcia Rodrigues et son épouse ont tous les deux obtenu le statut de résident permanent du Canada.

[213]   À l’instar de M. Ayubi, M. Garcia Rodrigues ne conteste directement aucune décision précise relative à sa propre couverture offerte par le PFSI et il ne cherche pas à obtenir une indemnisation du gouvernement. Il demande plutôt le rétablissement de sa couverture auprès du PFSI, avec effet rétroactif au 30 juin 2012.

[214]   Comme je l’ai déjà souligné, les demandeurs ont également produit des affidavits provenant d’un certain nombre d’autres personnes ayant subi des effets préjudiciables en raison des modifications apportées au PFSI en 2012, des personnes qui ne sont pas parties à la présente instance. Ce sont ces témoignages que j’examinerai à présent.

d)      Le cas de Saleem Akhtar

[215]   Saleem Akhtar est un ressortissant pakistanais qui a demandé l’asile au Canada après avoir demandé, sans succès l’asile aux États-Unis. La demande d’asile au Canada de M. Akhtar est fondée sur sa crainte alléguée de persécution au Pakistan en raison de sa foi chrétienne. Sa demande d’asile n’avait pas encore été entendue au moment où il avait souscrit son affidavit. M. Akhtar est désigné comme étant le « patient 1 » dans l’avis de demande.

[216]   Peu de temps après son arrivée au Canada en juin 2012, M. Akhtar est tombé malade et il a été par la suite diagnostiqué d’une forme agressive de lymphome, ce qui appelait un traitement urgent. M. Akhtar est allé à l’hôpital le 14 juillet 2012 pour son premier cycle de chimiothérapie. En tant que demandeur d’asile, son assurance maladie offerte par le PFSI couvrait les services hospitaliers dont il bénéficiait, mais non le coût de sa chimiothérapie ou de ses médicaments antiémétiques. M. Akhtar avait dû vendre une partie de ses biens pour couvrir les frais du premier cycle de chimiothérapie, après quoi il dit être tombé dans le dénuement.

[217]   L’hôpital Royal University à Saskatoon a finalement accepté d’assumer les frais du deuxième cycle de traitements de chimiothérapie de M. Akhtar, qui comprenaient un traitement par semaine pendant 15 semaines. À partir d’août 2012, il a reçu des traitements ambulatoires de chimiothérapie par l’entremise du Saskatoon Cancer Centre.

[218]   En novembre 2012, le gouvernement provincial a annoncé qu’il couvrirait le coût des médicaments fournis à M. Akhtar. Le premier ministre de la Saskatchewan a déclaré dans un article de presse au sujet du cas de M. Akhtar que [traduction] « C’est incroyable […] [l]es décisions qui ont été prises par le gouvernement fédéral ont eu de telles répercussions sur des personnes qui sont manifestement les plus vulnérables » : affidavit de M. Akhtar, pièce A.

[219]   Une religieuse qui s’occupait de M. Akhtar a également déclaré dans le même article que [traduction] « [l]a vie de ce monsieur était en danger et l’anxiété et le stress qui ont été ajoutés à sa situation étaient abominables ».

[220]   M. Akhtar a confirmé dans son affidavit qu’il était assez stressant de recevoir un diagnostic de cancer alors qu’il était seul au Canada pour demander l’asile, et que le manque de couverture médicale pour ses traitements de chimiothérapie avait fortement contribué au stress auquel il était exposé.

e)      Le cas de Victor Pathiyage Wijenaike

[221]   Victor Pathiyage Wijenaike est un demandeur d’asile débouté en provenance du Sri Lanka qui avait 76 ans au moment où il a souscrit son affidavit dans la présente instance. Il est désigné comme étant le « patient 2 » dans l’avis de demande des demandeurs.

[222]   La Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que les allégations de M. Wijenaike selon lesquelles il avait été persécuté par le passé étaient crédibles, mais que la situation au Sri Lanka avait suffisamment changé dans les mois ayant suivi le départ de M. Wijenaike du pays, de telle sorte qu’il n’avait pas besoin, à l’heure actuelle, de la protection du Canada. La Cour avait rejeté l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Au moment où il avait souscrit son affidavit, la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et la demande d’examen des risques avant renvoi de M. Wijenaike étaient en instance. Ces demandes ont été par la suite rejetées.

[223]   M. Wijenaike habite à Calgary dans un logement pour personnes âgées subventionné. En tant que demandeur d’asile débouté, il n’a droit qu’à une couverture des soins de santé pour la santé et la sécurité publiques du PFSI et il n’a pas non plus droit aux prestations offertes par le programme Alberta Works. M. Wijenaike a témoigné qu’il ne s’était jamais renseigné pour savoir s’il avait droit à l’assurance maladie provinciale ni n’avait cherché à connaître le coût d’une assurance maladie privée.

[224]   M. Wijenaike a un certain nombre de problèmes de santé qui mettent sa vie en danger, notamment le cancer de la vessie, le diabète, l’hypertension, l’endocardite de la valve aortique et l’anémie. Son urologue a accepté d’assumer le coût des traitements de chimiothérapie, mais il déclare dans son affidavit que ses autres médicaments coûtent environ 600 $ par mois.

[225]   Lors de son contre-interrogatoire, M. Wijenaike a précisé qu’il recevait des échantillons gratuits de certains médicaments de son médecin de famille et de la Calgary Urban Project Society. Néanmoins, M. Wijenaike doit chaque mois solliciter les membres de sa famille pour obtenir de l’argent pour payer ses autres médicaments. Il affirme qu’il ne s’agit là que d’une solution à court terme, étant donné qu’il ne s’attend pas à ce que sa famille puisse être capable de continuer à l’aider à l’avenir.

[226]   M. Wijenaike a également assumé d’importantes dépenses médicales en raison de ses visites aux urgences liées à ses problèmes de santé. Il n’a pas pu payer ces services, et une agence de recouvrement lui demande paiement avec insistance. Selon M. Wijenaike, tout cela a fait en sorte qu’il s’est senti [traduction] « crouler au quotidien sous le poids d’un immense stress psychologique » : au paragraphe 10.

[227]   Un avocat intervenant pour le compte de M. Wijenaike a demandé à CIC la prise d’une mesure discrétionnaire à l’égard de M. Wijenaike le 26 novembre 2012. Dans son affidavit de mai 2013, M. Wijenaike a déclaré que, jusqu’à présent, il n’y avait aucune réponse à sa demande. Les défendeurs ont soutenu, lors de l’interrogatoire de M. Wijenaike, qu’on lui avait en fait accordé une couverture des soins de santé discrétionnaire dans le cadre du PFSI en février 2013, qui prenait effet rétroactivement à partir du 9 janvier 2013 jusqu’en janvier 2014, bien que la preuve présentée à ce sujet ne soit pas claire. En tout état de cause, comme je l’ai déjà souligné, la couverture discrétionnaire offerte par le PFSI ne couvrait pas le coût des médicaments de M. Wijenaike.

[228]   M. Wijenaike n’a pas pu confirmer les renseignements que les défendeurs ont portés à sa connaissance quant au montant des dépenses médicales qui avaient été payées pour son compte au titre du PFSI jusqu’au 30 juin 2013, bien qu’il ait effectivement exprimé sa reconnaissance pour l’argent qui avait été dépensé pour son compte.

f)       Le cas de Rosa Maria Aylas Marcos de Arroyo

[229]   Le récit de Rosa Maria Aylas Marcos de Arroyo et de sa fille de 14 ans, Naomi, révèle un autre aspect des conséquences que les modifications apportées au PFSI en 2012 ont eu sur les bénéficiaires du Programme.

[230]   Mme Marcos de Arroyo et Naomi sont citoyennes du Pérou et sont toutes les deux des demanderesses d’asile déboutées. À ce titre, elles n’ont droit qu’à la couverture des soins de santé pour la santé et la sécurité publiques du PFSI. Au moment où Mme Marcos de Arroyo avait souscrit son affidavit, la famille avait une demande de résidence permanente au Canada en cours d’examen qui était fondée sur des considérations d’ordre humanitaires.

[231]   En octobre 2012, Naomi a rejoint les Cadets de la Marine royale canadienne, où elle participe au service communautaire ainsi qu’à l’entraînement physique et à la formation en leadership. Naomi a beaucoup aimé son engagement dans les Cadets de la Marine et a reçu des prix pour sa participation dans l’organisation. Selon l’affidavit de sa mère, l’engagement de Naomi dans les Cadets de la Marine [traduction] « a été une partie importante de [son] intégration dans la société canadienne et l’a aidée, une fille généralement timide, à avoir confiance en elle » : au paragraphe 9.

[232]   En février 2013, le groupe des Cadets de la Marine de Naomi est parti en voyage de camping. Pour participer au voyage, les cadets devaient fournir une preuve qu’ils avaient une assurance maladie. Étant donné que la couverture des soins de santé de Naomi était limitée à des situations concernant la santé publique et la sécurité publique, elle a été la seule personne de son groupe des Cadets de la Marine qui n’a pas été autorisée à participer au voyage.

[233]   En avril 2013, Mme Marcos de Arroyo a été avisée par l’administration des Cadets de la Marine que Naomi devait fournir la preuve d’une nouvelle carte de santé, étant donné que sa carte précédente était expirée. Il s’en est suivi des discussions et, à partir de la date de l’affidavit de Mme Marcos de Arroyo, il n’était pas certain si Naomi serait autorisée à rester dans les Cadets de la Marine, compte tenu des restrictions concernant son assurance maladie.

g)      Le cas de « Sarah »

[234]   Laura Mansfield est travailleuse sociale en Colombie-Britannique, et œuvre auprès d’un organisme d’établissement à but non lucratif qui aide les demandeurs d’asile. Un des clients de Mme Mansfield est une femme iranienne qu’elle appelle « Sarah ».

[235]   Mme Mansfield a vu les documents d’immigration de Sarah et confirme qu’elle est une demanderesse d’asile d’un pays qui ne fait pas partie de la liste des POD et dont la demande d’asile est actuellement en cours d’examen. En conséquence, Sarah a droit à la couverture des soins de santé offerte par le PFSI, qui porte sur ses services et produits médicaux de nature urgente ou essentielle, mais qui ne s’étend pas au coût de ses médicaments.

[236]   Sarah souffre d’œdème de Quincke, d’asthme et d’allergies sévères. Elle doit prendre un certain nombre de médicaments pour améliorer son état de santé. Son médecin canadien a produit une lettre dans laquelle il déclare que Sarah pourrait mourir si elle ne prend pas régulièrement ses médicaments : affidavit de Mme Mansfield, pièce A.

[237]   La famille de Sarah, composée de trois personnes, a dû utiliser une partie du budget de soutien mensuel de 401 $ provenant de l’aide provinciale au revenu pour payer les médicaments, ce qui a menacé la satisfaction de ses besoins alimentaires de base. La famille n’était simplement pas capable de payer certains médicaments de Sarah, ni les tests de diagnostic ni les visites de suivi qui ne sont pas couverts par le PFSI.

[238]   Mme Mansfield déclare dans son affidavit qu’elle et ses collègues ont consacré [traduction] « d’innombrables heures à chercher des ressources pour aider Sarah relativement à ses besoins médicaux ». L’organisation de Mme Mansfield a aussi dépensé une partie de ses propres ressources limitées pour acheter des médicaments pour Sarah de temps en temps, bien qu’il ne s’agisse pas de quelque chose que l’organisation peut continuer à faire à long terme ou de façon régulière : au paragraphe 4.

[239]   Au moment où Mme Mansfield a souscrit son affidavit, Sarah avait obtenu un permis de travail et était donc devenue admissible à la couverture provinciale « MSP » (Medical Services Plan), sous réserve d’une période d’attente de trois mois. Une fois que Sarah obtiendrait la couverture MSP, ses médicaments seraient évidemment payés, à l’instar des autres personnes à faibles revenus en Colombie-Britannique. Toutefois, Mme Mansfield tient à souligner que le temps que Sarah a passé sans avoir accès à ses médicaments a donné lieu à une grande incertitude, une grande anxiété et à beaucoup de stress pour elle et pour sa famille : affidavit de Mme Mansfield, au paragraphe7.

[240]   Avant d’en finir avec cette question, je tiens à souligner que les défendeurs n’ont relevé aucune lacune dans le témoignage de Mme Mansfield ni n’ont choisi de contre-interroger Mme Mansfield concernant son affidavit.

h)      Le cas de « BB »

[241]   Richard Goldman est avocat et est l’unique membre du Comité d’aide aux réfugiés à Montréal. À ce titre, il a représenté deux personnes séropositives pour le VIH qu’il appelle « AA » et « BB » dans son affidavit.

[242]   AA est désigné comme étant le « patient 5 » dans l’avis de demande des demandeurs. Selon des conseils mal avisés qu’elle aurait reçus, AA s’est désistée de sa demande d’asile avant qu’elle ne puisse être entendue. Les demandeurs ont confirmé qu’ils ne poursuivent pas leur contestation relative aux modifications apportées au PSFI en 2012 dans la mesure où elles visent les personnes qui se sont désistées de leur demande d’asile ou qui l’ont abandonnée, étant donné que la couverture des soins de santé n’était pas offerte à ces personnes par le PFSI dans sa version antérieure à 2012. Par conséquent, je n’examinerai pas cet aspect du témoignage de Me Goldman.

[243]   MGoldman a expliqué que BB ne peut pas présenter de demande d’asile, quoique la preuve pour expliquer pourquoi il en est ainsi ne soit pas tout à fait claire. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de contestation quant au fait que BB fait partie de la catégorie des « demandeurs ayant seulement droit à un ERAR ». En conséquence, BB n’a pas droit à quelque couverture médicale que ce soit du PFSI, et ce, malgré le fait qu’il soit séropositif et donc atteint d’une maladie transmissible qui pourrait poser un risque pour la santé publique ou la sécurité des Canadiens. Selon MGoldman, le gouvernement du Québec n’a lui non plus assumé aucune responsabilité pour les soins médicaux de BB.

[244]   L’affidavit de MGoldman comprend une lettre provenant du médecin de BB au Centre universitaire de santé McGill. Ce médecin déclare que, lorsque BB a perdu la couverture qui lui était offerte par le PSFI, le centre a été forcé de trouver un [traduction] « accès à des médicaments pour des raisons humanitaires » afin de permettre à BB de continuer à suivre son traitement antirétroviral. BB reçoit un traitement grâce à la générosité d’une société pharmaceutique, mais son médecin qualifie son état de santé de « précaire », et signale qu’il faut renouveler et réévaluer le traitement chaque mois. Selon le médecin, cette situation a occasionné un travail supplémentaire à l’équipe de la pharmacie du Centre et beaucoup d’anxiété pour BB : affidavit de Me Goldman, pièce A.

[245]   Le médecin de BB a ensuite expliqué qu’une interruption dans le traitement médicamenteux [traduction] « pourrait entraîner des conséquences désastreuses sur la santé » de BB, l’exposant à un risque immédiat de développer les graves infections opportunistes associées à l’apparition du SIDA.

[246]   Me Goldman a aidé BB à présenter une demande en vue d’obtenir la couverture discrétionnaire du PFSI au titre de l’article 7 des décrets de 2012. La demande a été déposée en octobre 2012 et a été rejetée en avril 2013. Aucun motif de cette décision n’a été fourni et, lorsque Me Goldman en a demandé les raisons, il a été avisé par CIC que les [traduction] « motifs ne sont pas fournis dans le contexte d’une décision discrétionnaire fondée sur l’article 7 ».

i)        Le « deuxième cas » de Manavi Handa

[247]   Il importe de rappeler que Manavi Handa est une sage-femme qui est au service des demanderesses d’asile à Toronto. Elle expose le cas d’une de ses patientes, une demanderesse d’asile originaire du Mexique.

[248]   La demande d’asile de cette patiente était en instance au moment où le Mexique a été ajouté à la liste des POD. La patiente était en fin de grossesse et prévoyait accoucher à l’hôpital. Lorsque la patiente s’est rendue à l’hôpital pour une préinscription, elle a été avisée qu’elle devait payer à l’avance des frais hospitaliers de 2 600 $ par jour. Préoccupée par cette situation et incapable de payer ces frais, la femme, étant donné que les services de sage-femme sont offerts gratuitement par la province aux patientes, a plutôt décidé de prévoir un accouchement à domicile, bien qu’elle [traduction] « eût une forte crainte » relativement à cette option. Il s’est avéré que la patiente avait en fait droit à la CSS offerte par le PFSI, étant donné qu’il semble que sa demande d’asile ait été déposée avant le 15 décembre 2012.

[249]   Bien que la situation de la patiente ait été finalement réglée, et qu’elle ait donné naissance à son bébé à la maison de manière sécuritaire, cet exemple illustre néanmoins les difficultés auxquelles peuvent faire face les femmes bénéficiaires du PFSI qui proviennent de POD et qui cherchent à obtenir des soins obstétricaux.

j)        Conclusion quant aux répercussions des modifications apportées au PFSI en 2012 sur les demandeurs d’asile

[250]   Comme cela est illustré dans les exemples ci-dessus, les modifications apportées au PFSI en 2012 ont manifestement eu de graves répercussions sur la santé physique et le bien-être psychologique de nombreuses personnes. Les défendeurs disent que, même si des personnes ne bénéficient peut-être plus de couverture d’assurance maladie offerte par le PFSI pour le traitement de leurs maladies, il existe de nombreuses autres possibilités d’accès à des soins médicaux dont ces personnes peuvent bénéficier. C’est la question que j’aborderai maintenant.

E.        Les autres sources de soins de santé

[251]   Les défendeurs soutiennent que les compressions dont a fait l’objet le PFSI doivent être examinées à la lumière de ce qui est appelé [traduction] « toute une panoplie d’options » qui sont offertes aux personnes qui par ailleurs auraient eu une couverture de soins de santé complets au titre du PSFI antérieur à 2012.

[252]   Selon les défendeurs, les solutions possibles qui sont offertes à des personnes se trouvant dans une situation où leur niveau de couverture particulière accordée par le PFSI n’est pas suffisant ne permettent pas de combler leurs besoins médicaux. Ces solutions comprennent l’assurance maladie provinciale qui a été établie pour [traduction] « combler les lacunes » découlant des modifications apportées au PFSI en 2012, ainsi que l’assurance maladie provinciale ou territoriale ordinaire, l’assurance privée ainsi que la bonne volonté d’autrui.

[253]   En effet, les défendeurs tiennent à souligner que le dossier est rempli d’exemples de personnes non assurées ayant bénéficié de la bonne volonté de sociétés pharmaceutiques et de cliniques médicales.

[254]   Chacune des solutions relevées par les défendeurs est abordée ci-dessous.

1)      L’assurance maladie provinciale et territoriale

[255]   Au moment où les modifications concernant le PFSI sont entrées en vigueur le 30 juin 2012, aucune province ni aucun territoire n’offrait d’assurance maladie à des personnes qui avaient auparavant bénéficié d’une couverture complète au titre du PFSI antérieur à 2012.

[256]   Comme je l’ai déjà signalé, plusieurs provinces ont critiqué vertement les modifications apportées à la politique du gouvernement fédéral, les qualifiant d’[traduction] « impensables », dans le cas du premier ministre de la Saskatchewan, Brad Wall, et d’[traduction] « abdication de responsabilité envers certains des membres les plus vulnérables de notre société, dans le cas de la ministre de la Santé de l’Ontario ». La ministre de la Santé du Manitoba a déclaré que ces modifications [traduction] « nuisaient aux familles et [se traduiraient par] des problèmes plus coûteux à long terme ».

[257]   Depuis le 30 juin 2012, bon nombre de provinces sont intervenues pour offrir une certaine assurance maladie à ceux qui bénéficiaient auparavant d’une couverture complète en matière de soins de santé grâce au PFSI avant 2012. Les défendeurs s’appuient sur ce fait pour montrer que, dans les faits, ceux qui ont cessé d’être couverts à la suite des modifications apportées au PFSI en 2012 reçoivent quand même des soins de santé.

[258]   En août 2012, le gouvernement du Québec a annoncé qu’il fournirait une couverture aux demandeurs d’asile pour les services urgents et essentiels, ainsi qu’une couverture pour le traitement d’un état qui présente un risque pour la santé et la sécurité publiques. Dans un article de journal publié en septembre 2012, on pouvait lire que le Manitoba assumerait le coût des services de santé qui avaient fait l’objet de coupures par le gouvernement fédéral, bien que l’article ne permette pas de savoir clairement qui aurait droit à ces services, ou quel niveau de services serait offert.

[259]   Le 9 décembre 2013, le gouvernement de l’Ontario a annoncé la création d’un nouveau programme de financement des services de soins de santé pour les réfugiés vivant en Ontario appelé le Programme d’assurance-santé provisoire de l’Ontario (le PASPO), lequel devait entrer en vigueur le 1er janvier 2014. À compter de cette date, les demandeurs d’asile (qu’ils proviennent d’un pays d’origine désigné ou non) et les demandeurs d’asile déboutés disposeraient d’un accès financé à des soins médicaux de base, ainsi que d’une couverture pour les frais de médicament, sous réserve d’une évaluation de l’état de leurs revenus. Dans le cadre du PASPO, les réfugiés parrainés par le secteur privé (qui ont actuellement droit aux services de santé offerts par le Régime) seraient aussi couverts pour ce qui est du coût de leurs médicaments.

[260]   Les provinces d’Alberta, de Nouvelle-Écosse ou de Saskatchewan ne semblent pas encore avoir mis en œuvre un programme de ce genre, bien que la ministre de la Santé de l’Alberta ait déclaré que la province envisageait de mettre sur pied un programme de soins de santé provisoire pour les demandeurs d’asile. La Saskatchewan offre une couverture pour les personnes qui en ont besoin au cas par cas, comme elle l’a fait dans le cas de M. Akhtar, et certains soins de santé sont de toute évidence prodigués aux personnes concernées de façon ponctuelle en Nouvelle-Écosse. Aucun renseignement n’a été produit quant à la situation dans les autres provinces et territoires.

[261]   Je conclus donc qu’il y a encore des endroits au Canada où les gouvernements provinciaux ou territoriaux n’ont pas « comblé le vide » créé par les modifications apportées au PFSI en 2012. En outre, le fait que, dans certaines provinces, comme le Québec et l’Ontario, l’on ait remédié à la situation ne permet pas de répondre aux préoccupations qui peuvent avoir été soulevées avant la création de régimes d’assurance maladie provinciaux pour les bénéficiaires du PFSI qui « passaient entre les mailles du filet ».

[262]   En outre, bien qu’il soit louable que des provinces comme la Saskatchewan « comblent le vide » au cas par cas, je ne suis pas convaincue que la générosité dont les provinces font preuve en fonction des besoins est une solution de rechange raisonnable à la couverture en matière de soins de santé. Il suffit de tenir compte du cas de M. Akhtar pour constater que la thèse des défendeurs comporte une faille.

[263]   En effet, la thèse des défendeurs ne tient pas compte du coût humain extrême qui se produit lorsque des personnes sont à la recherche de prestataires de soins de santé susceptibles de sauver des vies. On ne peut qu’imaginer la détresse psychologique dans laquelle une personne comme M. Akhtar était, seul dans un pays étranger, alors qu’on venait tout juste de lui diagnostiquer une forme agressive de cancer et qu’il ne savait pas s’il pourrait avoir droit à la chimiothérapie dont sa vie dépendait.

[264]   Les défendeurs soulignent également que la plupart des provinces et territoires disposent de régimes suivant lesquels les demandeurs d’asile qui sont titulaires d’un permis de travail valide ont droit à une couverture en matière de soins de santé. Je conviens qu’il existe au moins une possibilité que certaines personnes qui auraient bénéficié d’une couverture complète en matière de soins de santé selon le PFSI avant 2012 puissent finalement être admissibles au régime d’assurance maladie provincial dans certaines provinces, mais cela ne sera pas une solution viable pour bien des gens, et ce, pour de nombreuses raisons.

[265]   Premièrement, les demandeurs d’asile provenant de pays d’origine désignés doivent attendre 180 jours après leur arrivée au Canada avant de pouvoir obtenir un permis de travail.

[266]   Deuxièmement, de nombreux demandeurs d’asile ne parleront ni l’une ni l’autre des langues officielles du Canada. Il se peut qu’ils soient peu instruits et qu’ils ne connaissent pas la culture canadienne. Rien ne garantit qu’à leur arrivée au Canada, ils auront les capacités linguistiques, l’éducation ou les compétences nécessaires pour pouvoir commencer à travailler immédiatement au pays. En effet, les défendeurs admettent que les demandeurs d’asile ne peuvent pas arriver au pays et commencer [traduction] « à travailler à temps plein le lendemain » : transcription, vol. 2, à la page 132.

[267]   Troisièmement, pour avoir droit à une couverture en matière de soins de santé, du moins en Ontario, le demandeur doit avoir conclu une entente de travail à temps plein avec un employeur et avoir été au service de ce dernier pendant une période minimale de six mois. De nombreux demandeurs d’asile ne peuvent avoir qu’un emploi temporaire ou à temps partiel qui ne leur permettrait pas d’avoir droit aux services de santé offerts par le Régime.

[268]   Enfin, la majorité des régimes d’assurance maladie provinciaux et territoriaux prévoient une période d’attente avant l’entrée en vigueur de la couverture, qui est habituellement de trois mois. Pendant cette période, les demandeurs ne sont pas assurés ou ne disposent pas d’une assurance suffisante.

2)      Autofinancement

[269]   Les défendeurs affirment que ceux qui ont besoin de services de santé ou de médicaments qui ne sont pas couverts par le PFSI peuvent aussi avoir recours à l’autofinancement. Autrement dit, ils disent que les personnes concernées peuvent payer pour leurs soins de santé, que ce soit directement, où en achetant une assurance maladie privée. Encore une fois, cela n’est toutefois pas une possibilité réaliste pour nombre de ceux qui sont visés par les modifications apportées au PFSI en 2012.

[270]   M. Ayubi, qui gagne 10 000 $ par année comme plongeur, n’aurait jamais eu les moyens de payer le coût réduit de 2 700 $ des examens médicaux dont il avait besoin. M. Garcia Rodrigues, qui subvenait aux besoins d’une famille de trois personnes avec un salaire de 19 $ l’heure, n’aurait quant à lui jamais pu réussir à réunir 10 000 $ à temps afin de payer la chirurgie oculaire d’urgence dont il avait besoin pour ne pas perdre la vue et pouvoir continuer à travailler et à subvenir aux besoins de sa famille.

[271]   Rappelons que le Dr Rashid est médecin de famille à Toronto et qu’il travaille avec les réfugiés. Il a relevé ce qui suit : [traduction] « nous voyons des gens qui fuient la guerre; ils sont partis avec seulement ce qu’ils avaient sur le dos; bon nombre d’entre eux n’ont tout simplement pas de vêtements de rechange à leur arrivée au pays. Pour les réfugiés et les demandeurs d’asile que je vois, le concept de l’accès à une assurance maladie privée leur est donc tout à fait inconnu. C’est cela la réalité, et j’espère que les gens savent que ce n’est pas vraiment une chose à laquelle la plupart de ces personnes peuvent avoir accès » : contre-interrogatoire du Dr Rashid, question 289.

[272]   Certes, les défendeurs admettent que les bénéficiaires du PFSI font généralement partie de groupes vulnérables, pauvres et défavorisés. Bon nombre, voire la plupart, des personnes concernées ne pourront tout simplement pas payer le coût des visites chez le médecin, des tests de diagnostic et des médicaments, les frais d’hospitalisation ou une assurance maladie privée.

3)      Centres de santé communautaires et centres d’hébergement pour réfugiés

[273]   Les centres de santé communautaires et les centres d’hébergement pour réfugiés peuvent offrir de l’aide à certaines personnes qui sollicitent la protection du Canada. Bien que Richard Goldman ait témoigné qu’au Québec, il n’y avait pas de cliniques qui assuraient des services de santé aux personnes non assurées, il existe des centres de santé communautaires qui assurent des services de santé aux personnes non assurées, du moins en Ontario. Cependant, l’accès à une assistance médicale dans ces centres est très restreint.

[274]   C’est ce qu’explique le Dr Rashid, qui a travaillé dans une douzaine de centres de santé communautaires pendant une période de 14 ans. Il déclare qu’au cours des 10 dernières années, la plupart des centres de santé communautaires ont cessé d’accepter de nouveaux patients. En outre, la plupart des centres n’offrent pas de services aux patients se présentant sans rendez-vous, de sorte que, par exemple, une mère ne pourrait pas avoir accès à des services de santé pour son enfant fiévreux à un centre de santé communautaire.

[275]   Le Dr Paul Caulford, directeur médical de la Community Volunteer Clinic for the Medically Uninsured a déclaré ce qui suit : [traduction] « ce que j’ai vu au cours de ma pratique depuis le 30 juin 2012 est sans précédent ». Il déclare ensuite ce qui suit : [traduction] « [d]es patients réfugiés qui ne peuvent pas avoir accès aux soins dont ils ont besoin, des patients qui se présentent et qui ont besoin de soins urgents pour des maladies qui se soignent parce qu’ils ne disposent pas ou croient qu’ils ne disposent pas d’une couverture, des services médicaux qui sont refusés en raison de la confusion quant à l’admissibilité, et le transfert des coûts à des fournisseurs de soins de santé, des cliniques et des hôpitaux provinciaux ». Il souligne que des consultations qui devaient auparavant durer quatre heures durent maintenant parfois six heures. Il conclut en affirmant ce qui suit : [traduction] « à long terme, on ne peut pas continuer à ce rythme car nous dépendons énormément des bénévoles ». Toutes les citations sont tirées du paragraphe 27 de l’affidavit Caulford.

4)      Services de sages-femmes

[276]   Les défendeurs signalent qu’en Ontario, les services de sages-femmes sont assurés gratuitement à toutes les femmes. Cela est peut-être vrai, mais qu’en est-il des femmes enceintes dans les autres provinces? Et qu’en est-il des femmes enceintes en Ontario qui ont une grossesse à haut risque et qui doivent donner naissance en milieu hospitalier?

5)      Salles d’urgence dans les hôpitaux

[277]   Selon les défendeurs, les salles d’urgence dans les hôpitaux sont aussi une source de soins de santé pour les bénéficiaires du PFSI. Bien qu’elles puissent être utilisées pour assurer des services de santé dans des situations d’urgence, les salles d’urgence constituent une façon coûteuse d’assurer les soins de santé. De plus, comme nous l’avons vu dans le cas de M. Wijenaike, certaines provinces essaieront de recouvrer le coût des services de santé fournis à des patients non assurés.

[278]   Les salles d’urgence dans les hôpitaux ne fournissent pas non plus de soins de santé primaires, ni le genre de soins préventifs (comme le suivi diabétique ou le traitement de problèmes de santé mentale) qui permettent aux patients d’éviter en premier lieu d’aller à l’hôpital. Enfin, les patients doivent quand même payer pour l’exécution des ordonnances qu’ils reçoivent dans les salles d’urgence des hôpitaux.

6)      Aide sociale

[279]   Les défendeurs soutiennent aussi que les bénéficiaires du PFSI peuvent aussi avoir accès à une assurance maladie en devenant bénéficiaires de l’aide sociale. M. Bradley a effectivement observé qu’en ce qui concerne la capacité de M. Ayubi d’avoir accès à des soins de santé, il aurait probablement été préférable pour lui de quitter son emploi et de devenir bénéficiaire de l’aide sociale.

[280]   Par ailleurs, les défendeurs admettent que les réfugiés parrainés par le secteur privé ne peuvent pas devenir bénéficiaires de l’aide sociale durant leur première année au Canada. Cela n’est donc pas une solution viable pour ces personnes.

[281]   En outre, les programmes d’aide sociale provinciaux n’assurent pas des services de santé complets aux bénéficiaires. Lorsque des services de santé sont assurés, ils couvrent des choses comme les médicaments et les services supplémentaires, mais ils ne couvrent généralement pas le coût des visites chez le médecin, des soins prénataux, des tests de diagnostic, etc.

[282]   Pour autant qu’il ait été établi que le contrôle des coûts était l’un des objectifs des modifications apportées au PFSI en 2012, il faut également reconnaître que des coûts sont rattachés au fait d’obliger les gens à devenir bénéficiaires de l’aide sociale pour qu’ils puissent avoir accès à des médicaments et à des traitements médicaux pouvant leur sauver la vie. Ces coûts comprennent, bien entendu, le coût financier direct des prestations d’assurance sociale elles-mêmes.

[283]   Il existe toutefois aussi des coûts intangibles, sur le plan de la dignité humaine, qui sont rattachés au fait d’obliger les gens à devenir bénéficiaires de l’aide sociale afin de pouvoir avoir accès à des soins de santé. Non seulement le fait d’obliger les gens à quitter le marché du travail fait obstacle à leur capacité de s’intégrer dans la société canadienne, mais, comme la Cour suprême du Canada l’a fait remarquer dans le Renvoi relatif à la Public Sector Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, à la page 368 :

Le travail est l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne, un moyen de subvenir à ses besoins financiers et, ce qui est tout aussi important, de jouer un rôle utile dans la société. L’emploi est une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien-être sur le plan émotionnel.

7)      Charité

[284]   Les défendeurs soulignent aussi que les dons de bienfaisance sont une autre source de soins de santé pour ceux qui sont concernés par les compressions dans le PFSI.

[285]   Il est vrai que certaines des personnes nommées dans le dossier ont bénéficié de la charité de prestataires de soins de santé, d’établissements médicaux et d’établissements pharmaceutiques. Cependant, il ressort également des éléments de preuve que la charité d’autrui est incertaine et que l’incertitude quant à la question de savoir si des soins de santé seront en fin de compte disponibles exerce des pressions psychologiques énormes sur ceux qui ont besoin de soins de santé.

[286]   La thèse des défendeurs portant que la charité est une solution de rechange appropriée de soins de santé pour les personnes concernées ne tient pas non plus compte du coût qui doit être assumé, sur le plan de la dignité humaine, lorsque l’on oblige les personnes malades à s’en remettre au bon vouloir des autres. La jurisprudence de la Cour suprême du Canada relative à la Charte regorge d’observations concernant l’importance de la dignité humaine. Il est tout simplement dégradant d’obliger les gens gravement malades à mendier pour avoir accès à des traitements médicaux essentiels.

8)      La couverture discrétionnaire prévue à l’article 7

[287]   La dernière solution de rechange à la couverture des soins de santé avancée par les défendeurs est le pouvoir discrétionnaire, prévu à l’article 7, d’accorder la couverture prévue par le PFSI.

[288]   Rappelons que, suivant les dispositions de l’article 7 des décrets de 2012, le ministre conserve le pouvoir discrétionnaire de payer le coût de la couverture des soins de santé, de la couverture des soins de santé pour la santé ou la sécurité publiques ou bien des visites médicales d’immigration « si des circonstances exceptionnelles l’exigent ». M. Ayubi s’est en fin de compte fait accorder de façon discrétionnaire la couverture prévue par le PFSI pour les services médicaux qu’il a reçus relativement à son diabète, mais pas pour ses médicaments.

[289]   Encore une fois, il s’agit peut-être pour certains d’une solution de rechange satisfaisante à la couverture des soins de santé, mais cette solution est loin de compenser la perte des services de soins de santé découlant des modifications apportées au PFSI en 2012.

[290]   Tout d’abord, le pouvoir discrétionnaire que l’article 7 des décrets de 2012 confère au ministre ne comprend pas le coût des médicaments ou de l’immunisation, sauf s’ils sont nécessaires pour traiter les états préoccupants pour la santé ou la sécurité publique.

[291]   Ensuite, les défendeurs concèdent que le pouvoir discrétionnaire ministériel prévu à l’article 7 des décrets de 2012 ne vise pas à régler les situations d’urgence médicale. La concession selon laquelle l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire n’est pas une solution viable en cas d’urgence est confirmée par les éléments de preuve au sujet de la demande présentée par M. Ayubi concernant la prise de mesures discrétionnaires, qui était demeurée en suspens pendant cinq mois avant d’être approuvée. Mme Fortin a effectivement admis lors de son contre-interrogatoire qu’un grand nombre de demandes concernant la prise de mesures fondées sur l’article 7 étaient restées en suspens pendant plusieurs mois.

[292]   En outre, bien que les décrets de 2012 soient des décrets accessibles au public, tout comme le guide des politiques de 2013 de CIC traitant du PFSI [Bulletin opérationnel 440-G], il semble que l’existence du pouvoir discrétionnaire ministériel prévu à l’article 7 ne soit pas très connue. Cet état de choses est illustré par le fait que, à la date figurant dans le dossier, seulement 23 demandes concernant la prise de mesures discrétionnaires avaient été présentées à CIC.

[293]   Enfin, les mesures prévues à l’article 7 sont discrétionnaires et sont donc, par définition, incertaines.

9)      Conclusion concernant les solutions de rechange aux soins de santé financés par le PFSI

[294]   Les défendeurs ont souligné à maintes reprises le fait que, dans tous les cas cités par les demandeurs, les intéressés avaient finalement pu obtenir les soins de santé dont ils avaient besoin. Selon les défendeurs, cela prouve qu’il existe des solutions de rechange satisfaisantes à la couverture des services de soins de santé financée par le gouvernement fédéral pour les personnes prenant part au processus de demande d’asile.

[295]   Je ne retiens pas cette thèse pour plusieurs raisons.

[296]   Tout d’abord, l’argument est inexact quant aux faits. Nous savons que M. Ayubi n’a pas pu obtenir tous les soins de santé dont il avait besoin. Il n’a pas pu obtenir certains des médicaments qui lui avaient été prescrits, ce qui, selon son médecin, [traduction] « aura sans aucun doute des conséquences désastreuses pour lui […] et sera en fin de compte […] beaucoup plus coûteux pour le régime de soins de santé lorsqu’il présentera inévitablement des complications qui mettront sa vie en danger » : affidavit de M. Ayubi, pièce A.

[297]   Nous savons aussi que l’incapacité pour M. Ayubi d’avoir accès à des médicaments sur ordonnance lui a en fait déjà causé un préjudice physique. C’est-à-dire que, lorsque M. Ayubi n’a pas pu obtenir l’un de ses médicaments antihypertenseurs par l’intermédiaire de son centre de santé communautaire, un autre médicament a été utilisé en remplacement. Cela a causé chez lui une crise hypotensive, et on a dû lui administrer, dans un centre de santé communautaire, des solutions par voie intraveineuse pour rétablir sa pression artérielle.

[298]   Il y a, en outre, de nombreuses lacunes dans l’ensemble des autres sources de soins de santé cernées par les défendeurs. Ces autres sources de soins de santé ne sont pas toujours opportunes. Nous savons que c’est seulement grâce à la bonne volonté de son ophtalmologue, qui a accepté de pratiquer la chirurgie pour une fraction du coût habituel, que M. Garcia Rodrigues n’a pas perdu la vision dans son œil, ce qui aurait pu nuire à sa capacité de subvenir aux besoins de sa famille.

[299]   Les solutions de rechange proposées par les défendeurs sont aussi incertaines et elles ne tiennent pas compte du préjudice psychologique causé à des personnes comme M. Akhtar, qui, en plus de se faire diagnostiquer un cancer, ne savait pas s’il pourrait avoir droit à la chimiothérapie dont sa vie dépendait.

[300]   Les solutions de rechange proposées par les défendeurs ne tiennent pas non plus compte des répercussions néfastes sur la dignité humaine qui découlent du fait d’obliger les gens à compter sur la charité d’autrui pour des traitements médicaux d’importance vitale.

[301]   Les défendeurs concèdent que des personnes ont probablement subi des préjudices en raison des modifications apportées au PFSI en 2012 : transcription, vol. 2, à la page 119. Étant donné le nombre de personnes concernées par les modifications et le caractère incertain et insatisfaisant des autres sources de soins, cela est sans doute vrai. D’ailleurs, je retiens le témoignage du Dr Rachlis, dans la mesure où il affirme que les modifications apportées au PFSI sont certainement source de maladies et d’invalidités. Je conviens également avec le Dr Caulford que, tôt ou tard, [traduction] « un demandeur d’asile décédera parce qu’il n’aura pas pu accéder adéquatement à des soins de santé » en raison des modifications apportées : affidavit du Dr Caulford, au paragraphe 28.

IV.       Les questions en litige

[302]   Les demandeurs déclarent qu’ils contestent la décision du gouverneur en conseil d’annuler le PFSI en vigueur avant 2012 et de le remplacer par un nouveau Programme qui offre moins de soins à la plupart de ses bénéficiaires et qui cesse complètement d’offrir une couverture en matière de soins de santé à d’autres bénéficiaires.

[303]   Les parties soulèvent les questions en litige suivantes :

1.    Doit-on accorder à MCSR, à l’ACAADR et à JFCY qualité pour agir dans l’intérêt public dans la présente affaire?

2.    Les modifications apportées au PFSI en 2012 sont-elles illégales parce que l’exécutif a outrepassé sa compétence en prenant les décrets de 2012?

3.    Le gouverneur en conseil a-t-il manqué à son obligation d’équité procédurale en ne donnant pas d’avis et en ne donnant pas la possibilité de participer avant la promulgation des décrets de 2012?

4.    Les modifications apportées au PFSI sont-elles contraires à l’article 7 de la Charte?

5.    Les modifications apportées au PFSI sont-elles contraires à l’article 12 de la Charte?

6.    Les modifications apportées au PFSI sont-elles contraires à l’article 15 de la Charte?

7.    L’atteinte aux droits garantis par la Charte peut-elle être justifiée aux termes de l’article premier de la Charte?

8.    Quelles sont les mesures appropriées, s’il y a lieu, en l’espèce?

V.        La question de la qualité pour agir

[304]   Le droit relatif à la qualité pour agir vise ceux qui ont le droit de porter une affaire devant les tribunaux. Il vise à empêcher ceux qui n’ont pas d’intérêt réel dans une affaire de submerger le système judiciaire avec des poursuites frivoles ou redondantes, et à assurer que les affaires soient tranchées en fonction des thèses opposées des personnes qui sont directement concernées par les questions en litige. Cela permet au juge de jouer le rôle qui lui est propre dans notre système démocratique de gouvernement : Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607, à la page 631.

[305]   Les personnes dont les droits individuels sont en jeu ou qui ont été directement touchées par les mesures prises par le gouvernement ont généralement le droit de s’adresser à la justice pour faire valoir ces droits. D’ailleurs, les défendeurs ne contestent pas le fait que M. Ayubi et M. Garcia Rodrigues ont le droit d’exercer un recours en justice pour s’opposer devant la Cour aux décrets de 2012.

[306]   On peut aussi accorder qualité d’agir aux particuliers et aux organismes pour qu’ils puissent présenter une cause devant les tribunaux lorsqu’il est dans l’intérêt public de le faire. MCSR, l’ACAADR et JFCY cherchent à se faire reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public en l’espèce.

[307]   Il n’est pas controversé entre les parties que le critère applicable à la qualité pour agir dans l’intérêt public est celui que la Cour suprême du Canada a formulé à l’occasion de l’affaire Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 R.C.S. 524, qui a de nouveau été examiné à l’occasion de l’affaire Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623.

[308]   Par ces arrêts, la Cour suprême du Canada a reconnu que, dans les affaires de droit public comme celle dont je suis saisie, la jurisprudence a « adopté une approche souple et discrétionnaire quant à la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public, guidés en cela par les objectifs qui étaient sous-jacents aux limites traditionnelles [en matière de qualité pour agir] » : Downtown Eastside, précité, au paragraphe 1.

[309]   Par l’arrêt Downtown Eastside, la Cour suprême du Canada a aussi relevé que « [e]n somme, les règles de droit relatives à la qualité pour agir tirent leur origine de la nécessité d’établir un équilibre “entre l’accès aux tribunaux et la nécessité d’économiser les ressources judiciaires” » : au paragraphe 23, en citant l’arrêt Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236, à la page 252.

[310]   Il existe trois facteurs que le juge doit soupeser pour décider s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire de reconnaître ou non la qualité pour agir dans l’intérêt public. Ces facteurs sont les suivants :

1.    Une question justiciable sérieuse est-elle soulevée dans l’affaire?

2.    La partie qui intente l’action a-t-elle un intérêt réel ou véritable dans l’issue de l’action?

3.    Compte tenu d’un certain nombre de facteurs, l’action proposée constitue-t-elle une manière raisonnable et efficace de porter l’affaire devant le juge?

[311]   Lorsque la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire à l’égard de la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public, elle ne doit toutefois pas assimiler ces facteurs à des « exigences techniques. Ils doivent plutôt être vus comme des considérations connexes devant être appréciées ensemble, plutôt que séparément, et de manière téléologique » : Downtown Eastside, au paragraphe 36. Les principes qui encadrent l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire doivent, en outre, « être interprétés d’une façon libérale et souple » : Downtown Eastside, précité, aux paragraphes 2 et 35, en citant l’arrêt Conseil canadien des Églises, précité, aux pages 253 et 256.

A.        Question justiciable sérieuse

[312]   La « question justiciable sérieuse » est une question importante ou un point constitutionnel important qui est « “loin d’être futil[e]” » : Downtown Eastside, précité, au paragraphe 42 [citant l’arrêt Finlay, précité, à la page 633]. Les défendeurs concèdent que la présente affaire soulève des questions justiciables sérieuses.

[313]   Cependant, les défendeurs soutiennent que la qualité pour agir dans l’intérêt public ne doit pas être accordée à MCSR, à l’ACAADR et à JFCY en l’espèce, étant donné que JFCY n’a pas montré qu’il a un intérêt véritable dans les questions dont la Cour est saisie, et qu’aucun des trois organismes n’a démontré que ces questions pourront être instruites de manière raisonnable et efficace par la Cour s’il leur est permis de participer à l’instance.

B.        JFCY a-t-il un intérêt véritable dans la présente instance?

[314]   À l’appui de leur thèse selon laquelle JFCY n’a pas montré qu’il a un intérêt véritable dans les questions dont la Cour est saisie, les défendeurs relèvent que JFCY n’a pas manifesté quelque intérêt que ce soit dans la question pendant plus d’un an après l’entrée en vigueur des modifications apportées au PFSI en 2012.

[315]   Les défendeurs affirment aussi que la position de JFCY est [traduction] « en grande partie redondante », étant donné que l’organisme s’est fondé sur la preuve par affidavit des autres demandeurs et qu’il n’a pas soulevé de nouvelles questions. En effet, pour établir l’absence d’intérêt de JFCY dans la présente instance, les défendeurs signalent que JFCY n’a pas assisté aux contre-interrogatoires de plusieurs des déposants dont il invoque le témoignage.

[316]   La Cour suprême du Canada a discuté le deuxième élément du critère applicable à la qualité pour agir dans l’intérêt public à l’occasion de l’affaire Downtown Eastside; elle a alors signalé que « ce facteur traduisait la préoccupation de conserver les ressources judiciaires limitées et la nécessité d’écarter les simples trouble-fête » : au paragraphe 43, en citant l’arrêt Finlay, précité, à la page 633. La Cour suprême du Canada a ensuite précisé que ce facteur concernait « la question de savoir si le demandeur [avait] un intérêt réel dans les procédures ou [était] engagé quant aux questions qu’elles soul[evai]ent » : au paragraphe 43.

[317]   La Cour suprême du Canada a ensuite discuté l’intérêt des plaideurs à qui l’on a accordé la qualité pour agir dans l’intérêt public dans la jurisprudence antérieure. Il convient de porter une attention particulière aux observations que la Cour suprême du Canada a formulées à l’égard de l’intérêt du demandeur à l’occasion de l’arrêt Conseil canadien des Églises, précité. La Cour suprême du Canada a fait remarquer que, dans cette affaire, le Conseil canadien des Églises avait un « “intérêt véritable” » dans l’instance, « vu qu’il jouissait “de la meilleure réputation possible et [qu’]il a[vait] démontré un intérêt réel et constant dans les problèmes des réfugiés et des immigrants” » : Downtown Eastside, précité, au paragraphe 43, en citant l’arrêt Conseil canadien des Églises, à la page 254.

[318]   En examinant la réputation de l’organisme, son intérêt continu et son lien avec l’action, « la Cour a ainsi évalué son “engagement”, de façon à assurer une utilisation efficiente des ressources judiciaires limitées » : Downtown Eastside, au paragraphe 43, en citant Kent Roach, Constitutional Remedies in Canada (feuilles mobiles), au paragraphe 5.120.

[319]   Afin de replacer la thèse des défendeurs dans la présente affaire, il faut tout d’abord comprendre l’historique de la procédure en l’espèce.

[320]   À l’origine, JFCY n’était pas partie à la présente demande, qui a été déposée par les autres demandeurs le 25 février 2013. JFCY a présenté sa propre demande de contrôle judiciaire le 13 août 2013 (T-1376-13). La demande de JFCY soulève essentiellement les mêmes questions que celles soulevées dans la présente demande, bien que celles-ci soient soulevées sous l’angle des répercussions des modifications apportées au PFSI en 2012 sur les droits des enfants qui sont réfugiés et migrants.

[321]   Du consentement des parties, j’ai ordonné que JFCY soit ajouté comme partie à la présente demande, à la condition qu’il s’engage à se désister de sa demande dans le dossier T-1376-13. À ce moment-là, il était entendu que l’ordonnance était rendue sans porter atteinte au droit des défendeurs de s’opposer à la qualité de JFCY pour poursuivre l’affaire lors de l’audition de la demande sur le fond.

[322]   À la demande des défendeurs, et avec le consentement des parties (y compris JFCY), j’ai aussi ordonné qu’il soit interdit à JFCY de produire des éléments de preuve supplémentaires dans le cadre de la présent instance, mis à part l’affidavit de Jeffrey Rosekat, qui avait été produit à l’appui de la demande T-1376-13.

[323]   J’ai aussi ordonné, encore une fois du consentement des parties, qu’au lieu de participer directement aux contre-interrogatoires portant sur les affidavits des défendeurs, JFCY communique à l’avocat principal des demandeurs les questions qu’il voulait poser aux déposants des défendeurs, afin que les témoins ne soient contre-interrogés que par un seul avocat. Cela n’a toutefois pas empêché JFCY d’assister aux contre-interrogatoires, et leur avocat a effectivement assisté aux contre-interrogatoires des trois principaux déposants des défendeurs ainsi qu’aux contre-interrogatoires des déposants des demandeurs.

[324]   Compte tenu du contexte, je ne suis pas disposée à accorder beaucoup d’importance au fait que JFCY s’est fondé sur la preuve par affidavit présentée par les autres demandeurs et au fait qu’il n’a pas assisté à certains des contre-interrogatoires, et à en inférer un manque d’intérêt à la présente instance.

[325]   Je conclus, en outre, que JFCY est interpellé par les questions qu’il soulève. Comme je l’ai déjà signalé, JFCY est une clinique juridique sans but lucratif dont l’activité concerne surtout les droits des enfants. Cet organisme compte une expérience en ce qui a trait aux enfants réfugiés et il est connu comme défenseur des droits des enfants. Par exemple, il était le seul demandeur dans la contestation constitutionnelle des dispositions du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46] ayant trait au châtiment corporel : Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76. JFCY a aussi obtenu l’autorisation d’agir à titre d’intervenant devant la Cour suprême du Canada dans l’affaire Downtown Eastside, de même que dans l’affaire Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44.

[326]   Je conclus donc que JFCY a montré qu’il avait un intérêt véritable dans les questions soulevées par la présente procédure, et qu’il est véritablement interpellé par celles-ci, dans la mesure où elles concernent les droits des enfants.

C.        La reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public aux organismes demandeurs constitue-t-elle une façon raisonnable et efficace de déférer les questions à la Cour?

[327]   Les défendeurs déclarent qu’aucun des trois organismes demandeurs n’a démontré que, si on lui permettait de participer à l’instance, cela constituerait une manière raisonnable et efficace de déférer l’affaire devant la Cour.

[328]   Les défendeurs soulignent que, par l’arrêt Downtown Eastside, la Cour suprême du Canada a observé qu’il sera généralement préférable d’avoir un demandeur qui possède de plein droit la qualité pour agir : au paragraphe 37. De plus, par l’arrêt Conseil canadien des Églises, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’« [i]l n’est pas nécessaire de reconnaître qualité pour agir dans l’intérêt public lorsque, selon une prépondérance des probabilités, on peut établir qu’un particulier contestera la mesure » : à la page 252.

[329]   Étant donné le nombre de personnes qui sont directement concernées par les modifications apportées au PFSI en 2012, y compris les nombreuses personnes auxquelles il est fait référence dans les affidavits des demandeurs, les défendeurs disent qu’il n’est pas nécessaire de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public aux trois organismes demandeurs. D’ailleurs, les défendeurs signalent qu’il y a déjà deux particuliers demandeurs qui ont qualité pour agir de plein droit dans la présente affaire.

[330]   Les défendeurs rejettent l’idée que quelque obstacle que ce soit limiterait la capacité des particuliers demandeurs de contester le PFSI. En ce qui concerne le fait que les personnes auraient hésité à manifester leur intention de contester le gouvernement dont ils demandent la protection, les défendeurs relèvent que, chaque année, des milliers de personnes contestent des décisions en matière d’immigration devant la Cour fédérale et que rien ne prouve que ces personnes aient été victimes de représailles de la part du gouvernement du fait de leur contestation.

[331]   Les défendeurs soutiennent en outre que je ne suis saisie d’aucun élément de preuve dont il ressort que des personnes directement concernées n’ont pas pu porter les questions soulevées dans la présente demande devant la Cour parce qu’elles n’avaient pas accès à un avocat bénévole ou à un financement provenant de l’aide juridique.

[332]   Les défendeurs concèdent que la qualité pour agir dans l’intérêt public peut être accordée dans les cas où le fait d’autoriser des groupes de défense de l’intérêt public à engager une contestation peut aboutir à la production d’éléments de preuve plus solides en fonction desquels les questions en litige peuvent être mieux tranchées que si l’on ne dispose que des éléments de preuve du demandeur particulier. Cependant, les défendeurs affirment que les éléments de preuve produits par les demandeurs en l’espèce ne sont pas suffisants, car ils n’ont produit que [traduction] « très peu d’éléments de preuve directs, fiables et exacts à la Cour au sujet des répercussions négatives du PFSI » : transcription, vol. 3, à la page 119.

[333]   Ces trois organismes avaient, en outre, toute latitude pour présenter une requête en intervention dans les procédures engagées par les demandeurs particuliers. Selon les défendeurs, le fait que ces organismes ne l’ont pas fait ne signifie pas que les organismes demandeurs doivent maintenant se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public pour la poursuite de la présente demande.

[334]   Les défendeurs admettent qu’une approche souple est de mise en matière de qualité pour agir dans l’intérêt public, mais ils renvoient à l’arrêt Downtown Eastside, précité, pour affirmer que cela « ne devrait naturellement pas être assimilé à une permission de reconnaître la qualité pour agir à quiconque décide de s’afficher comme le représentant des personnes pauvres et marginalisées » : au paragraphe 51.

[335]   À l’occasion de l’affaire Downtown Eastside, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que le juge est tenu d’examiner la question de savoir si, à la lumière d’un grand nombre de facteurs, la poursuite proposée constitue une manière raisonnable et efficace de déférer la question à la justice : au paragraphe 44. La Cour suprême du Canada souligne la nécessité que le troisième facteur, plus particulièrement, soit « appréci[é] et soupes[é] de façon cumulative — à la lumière des objectifs qui sous-tendent les restrictions à la qualité pour agir — et appliqu[é] d’une manière souple et libérale de façon à favoriser la mise en œuvre de ces objectifs sous-jacents » : au paragraphe 20.

[336]   Pour savoir s’il existe d’autres façons raisonnables et efficaces de déférer les questions soulevées dans la présente demande à notre Cour, il faut examiner la question « d’un point de vue pratique et pragmatique, et en fonction de la nature précise de la contestation que le demandeur [a] l’intention d’engager » : au paragraphe 47.

[337]   La Cour suprême du Canada a de plus conclu que ce troisième facteur ne doit pas être appliqué de façon rigide, mais téléologique : il faut s’assurer qu’il aura confrontation complète des positions contradictoires des parties et que seront bien gérées les ressources judiciaires : au paragraphe 49. Le juge doit notamment rechercher « si l’action envisagée constitue une utilisation efficiente des ressources judiciaires, si les questions sont justiciables dans un contexte accusatoire, et si le fait d’autoriser la poursuite de l’action envisagée favorise le respect du principe de la légalité ». Il faut aussi prendre en considération les solutions de rechange pratiques : au paragraphe 50.

[338]   Compte tenu de ces facteurs, je conclus que, si j’accorde aux trois organismes demandeurs la qualité pour agir dans l’intérêt public, les questions soulevées dans la présente demande pourront être déférées de façon plus raisonnable et efficace à notre Cour.

[339]   Pour tirer cette conclusion, je tiens compte du fait que M. Ayubi et M. Garcia Rodrigues sont tous les deux demandeurs d’asile déboutés et qu’aucun d’eux ne risque d’être renvoyé du Canada. Ils ne font donc partie que d’une des diverses catégories de personnes concernées par les modifications apportées au PFSI en 2012. Aucun des réfugiés parrainés par le secteur privé, des demandeurs d’asile ne provenant pas d’un pays d’origine désigné, des demandeurs d’asile provenant d’un pays d’origine désigné ou des demandeurs ayant seulement droit à un ERAR n’a présenté de demande à titre individuel.

[340]   Bien que MCSR et l’ACAADR aient déployé des efforts concertés pour trouver des personnes faisant partie des autres catégories de bénéficiaires dans le but de s’opposer aux coupures effectuées dans le PFSI, il ressort de leur preuve que la plupart des personnes trouvées ne voulaient pas prendre part à la procédure. Parmi les autres obstacles qui se dressaient, certaines des personnes susceptibles de présenter une demande étaient tout simplement trop malades physiquement ou mentalement pour présenter une telle contestation. D’autres risquaient d’être renvoyés du Canada et étaient donc susceptibles de ne pas être présents pour poursuivre l’affaire jusqu’à la fin. D’aucuns ne disposaient pas des ressources financières ou autres nécessaires pour le faire.

[341]   De plus, des éléments de preuve ont été présentés par Mitchell Goldberg, (avocat spécialisé en droit des réfugiés et vice-président de l’ACAADR) et le Dr Rashid, qui ont tous les deux précisé que les demandeurs hésitaient à se dresser contre le gouvernement du Canada alors que leur statut d’immigration était incertain.

[342]   Bien que les défendeurs aient raison d’affirmer que des milliers de demandeurs contestent des décisions en matière d’immigration devant la Cour chaque année, les demandeurs présentent généralement ces contestations une fois que leurs demandes ont été rejetées et qu’ils n’ont presque plus rien à perdre. C’est toute autre chose que de demander à un demandeur d’asile dont le dossier est encore en suspens de s’en prendre au gouvernement dont il cherche à obtenir la protection dans une contestation systémique d’une politique gouvernementale.

[343]   Il est vrai que bon nombre des décisions en matière d’immigration ne sont, en fait, pas prises par le gouvernement, mais plutôt par des tribunaux indépendants, comme la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Cependant, on ne peut pas s’attendre à ce qu’une personne demandant la protection du Canada, dont le degré d’instruction et la connaissance des langues officielles du Canada peuvent être limités, et qui ne connaît pas du tout le système judiciaire canadien, comprenne les subtilités du pouvoir décisionnel indépendant des tribunaux quasi-judiciaires lorsqu’il s’agit de décider si elle veut s’attaquer au gouvernement.

[344]   Même si les personnes faisant partie des autres catégories de personnes concernées présentaient leur propre contestation aux modifications apportées au PFSI, cela aurait simplement pour effet la multiplication des instances et le gaspillage des ressources judiciaires rares. Du point de vue de l’affectation des ressources, il est plus logique d’examiner ces questions une seule fois, de façon cohérente et exhaustive, que de les examiner une par une, au fur et à mesure qu’elles sont présentées.

[345]   Les organismes demandeurs en l’espèce ont constitué un dossier de preuve considérable, comprenant de nombreux affidavits de personnes concernées par les modifications apportées au PFSI en 2012, de prestataires de soins de santé, d’historiens, d’experts en matière de politique de santé et d’économie de la santé, ainsi que d’experts en matière d’analyse de données d’enquête. Les lacunes du dossier des demandeurs ont déjà été signalées et analysées. Toutefois, les éléments de preuve fiables dont je dispose excèdent grandement ce à quoi on pourrait s’attendre de la part de personnes demandant la protection du Canada, lesquels, les défendeurs le concèdent, sont généralement défavorisés sur le plan économique. Si on examine la question d’un point de vue pratique et pragmatique, il est peu probable que des plaideurs particuliers puissent présenter le genre de contestation dont la Cour est saisie en l’espèce.

[346]   À part cela, la Cour suprême du Canada a statué que, même s’il peut y avoir d’autres demandeurs ayant un intérêt direct dans le litige, il est néanmoins permis au juge de rechercher si un demandeur d’intérêt public donné « offrira une perspective particulièrement utile ou distincte sur la question à trancher » : Manitoba Metis, précité, au paragraphe 43.

[347]   Les trois organismes demandeurs qui cherchent à obtenir la qualité pour agir dans l’intérêt public en l’espèce sont des organismes crédibles dont l’expertise n’est plus à démontrer en ce qui concerne les questions soulevées dans les présentes demandes. Ils sont représentés par un avocat expérimenté, et ils ont la capacité, les ressources et les compétences nécessaires pour présenter les questions dans un contexte factuel suffisamment concret et élaboré : Downtown Eastside, précité, au paragraphe 51. On peut conclure que la présente action constitue une façon efficace de soumettre à la Cour les questions soulevées dans la présente procédure, et ce, dans un contexte favorable à ce qu’une décision soit rendue dans le cadre du système contradictoire.

[348]   Les membres de l’ACAADR comptent une vaste expérience en matière de droit des réfugiés, et cet organisme défend activement les réfugiés. Bien qu’il s’agisse d’un organisme assez récent, la Cour suprême du Canada lui a déjà accordé la qualité pour agir à titre d’intervenant dans au moins trois affaires : Downtown Eastside; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; et Ezokola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 R.C.S. 678.

[349]   MCSR est un groupe de médecins spécialisés dans les soins aux réfugiés et dans les problèmes de santé des réfugiés. Cet organisme compte une grande expérience pratique en ce qui concerne les questions relatives à la prestation de soins de santé aux réfugiés. En plus de son expertise médicale, MCSR apporte une perspective particulière à la présente instance, car ses membres doivent composer avec la réalité concrète des modifications apportées en 2012 au PFSI et ils font ainsi face à des défis d’ordre déontologique, moral et professionnel auxquels font également face d’autres professionnels de la santé. Je relève que c’est pour la même raison qu’un médecin a obtenu qualité pour agir dans l’intérêt public à l’occasion de l’affaire Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791, au paragraphe 35.

[350]   Comme l’a fait remarquer la Cour suprême à l’occasion de l’affaire Downtown Eastside, le juge doit tenir compte du fait qu’une des idées associées aux poursuites d’intérêt public est que « [celles-ci] peuvent assurer un accès à la justice aux personnes défavorisées de la société dont les droits reconnus par la loi sont touchés » : au paragraphe 51. Les questions soulevées par la présente procédure ont certes une incidence sur un groupe vulnérable et économiquement défavorisé, et sont manifestement des questions qui revêtent un intérêt public considérable et qui transcendent les intérêts de ceux qui sont le plus directement touchés par les modifications apportées en 2012 au PFSI.

[351]   Enfin, il ne s’agit pas en l’espèce d’une affaire où « “l’échec d’une contestation trop diffuse pourrait faire obstacle à des contestations ultérieures des règles en question, par certaines parties qui auraient des plaintes précises fondées sur des faits” ». Je ne suis pas non plus convaincue que le fait que les membres des groupes touchés directement et personnellement par les questions en cause n’ont pas présenté de demandes en vue de contester les modifications apportées en 2012 au PFSI doit militer contre la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public à MCSR et à l’ACAADR : voir l’arrêt Downtown Eastside, au paragraphe 51, où l’on cite l’arrêt Danson, précité, à la page 1093.

[352]   Plusieurs des points susmentionnés jouent tout autant en ce qui concerne JFCY. J’ai toutefois déjà conclu que cet organisme apporte une expertise particulière à l’instance pour ce qui est des droits légaux des enfants. À ce titre, JFCY est particulièrement bien placé pour parler de l’incidence qu’ont eue les modifications apportées en 2012 au PFSI sur les enfants réfugiés et les migrants.

[353]   Les éléments de preuve médicaux révèlent en quoi les questions de santé touchant les enfants peuvent être différentes de celles touchant les adultes, et en quoi les compressions budgétaires appliquées en 2012 au PFSI peuvent avoir une incidence différente sur la santé des enfants. Il ressort d’autres éléments de preuve que l’imposition de limites à l’assurance maladie offerte aux enfants peut également avoir une incidence sur leur capacité d’avoir accès à des institutions sociales comme les écoles et les programmes destinés aux jeunes comme les Cadets de la Marine. Compte tenu des facteurs exposés par la Cour suprême dans l’arrêt Downtown Eastside, je conclus que JFCY doit également se voir accorder qualité pour agir dans l’intérêt public dans la présente affaire.

VI.       Le gouverneur en conseil a-t-il outrepassé sa compétence en prenant les décrets de 2012?

[354]   Les demandeurs soutiennent que les modifications apportées en 2012 au PFSI sont illégales parce que l’exécutif a outrepassé sa compétence en prenant les décrets de 2012. Nul ne soutient que les mesures que le gouverneur en conseil a prises lorsqu’il a adopté le PFSI de 2012 constituaient une ingérence illégale dans un domaine de compétence provinciale. Les demandeurs soutiennent plutôt que le gouverneur en conseil n’a tout simplement pas compétence pour modifier le Programme.

A.        Les thèses des demandeurs

[355]   Les demandeurs relèvent que le « document d’information sur le décret » annexé au décret d’avril 2012 [Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, TR/2012-26, Gaz. C. 2012.II.1138, à la page 1140] qualifie le PFSI de « programme discrétionnaire, qui est offert à titre gracieux et qui ne remplit pas une obligation imposée par la loi ». Selon les demandeurs, cette qualification est inexacte, puisqu’il est habituellement question de paiement à titre gracieux en matière de rapport régis par le droit classique des contrats, de la responsabilité délictuelle et des biens, où l’auteur du paiement nie être obligé, en vertu du droit privé, de faire ce paiement.

[356]   Les demandeurs relèvent que selon la définition donnée par le gouvernement du Canada, le paiement à titre gracieux est un « [p]aiement de secours versé par l’État », et il « est effectué dans l’intérêt public au titre de pertes subies ou de dépenses engagées dans les cas où l’État n’a aucune obligation juridique ou autre, le réclamant n’a droit à aucun paiement ni à aucune forme d’indemnisation ». Le paiement à titre gracieux est « accordé dans le cas où il n’existe aucun instrument législatif, réglementaire ou stratégique pour effectuer le paiement » : tous les extraits tirés de l’annexe A – Définitions du Directive sur les réclamations et les paiements à titre gracieux, 1er octobre 2009, accessibles en ligne à l’adresse suivante : http://www.tbs-sct.gc.ca/pol/doc-fra.aspx?id=15782&section=text.

[357]   Selon les demandeurs, lorsque le décret de 1957 a été promulgué, le Canada n’était pas doté d’un système de soins de santé public national, administré par les provinces. Les soins de santé étaient payés grâce à des contrats privés conclus entre les patients et les prestataires de soins de santé. Par conséquent, dire qu’était « à titre gracieux » un programme public de remboursement des fournisseurs de soins de santé pour des soins fournis à des personnes qui se trouvent dans des situations « assimilables à celles de réfugiés » cadrait avec la nature par ailleurs privée des soins de santé au Canada à l’époque.

[358]   Toutefois, dans les années 1960, un régime public, universel, accessible, de soins de santé était devenu la norme, et les dérogations (fondées sur la durée de résidence dans une province ou sur le type de service) sont devenues l’exception. Par conséquent, les demandeurs soutiennent qu’il est inexact et anachronique de qualifier les soins de santé assurés par l’État en 2012 de soins assurés « à titre gracieux ».

[359]   Les demandeurs soulignent que Mme Le Bris, directrice intérimaire, Politiques et partenariats liés à la santé migratoire, CIC, reconnaît dans son contre-interrogatoire que les médecins qui assurent des services qui sont couverts par le PFSI disposent d’un droit exécutoire à recevoir les paiements. Les demandeurs soutiennent que cela est tout à fait contraire à la notion de paiement à titre gracieux qui n’a jamais été censée faire partie des régimes d’assurance permanente actuels. En effet, les demandeurs soutiennent que les décrets de 2012 sont des textes réglementaires qui créent des obligations légales.

[360]   Les demandeurs affirment que le fait que le gouverneur en conseil peut modifier ou mettre fin au PFSI ne fait pas du programme un Programme « à titre gracieux » ou ne le distingue pas par ailleurs des autres programmes gouvernementaux qui dispensent des avantages comme l’aide sociale ou les pensions, en vertu de la loi ou d’un règlement.

[361]   Aucun de ces régimes ne découle d’une obligation légale antérieure en matière contractuelle ou délictuelle. Selon les demandeurs, l’instrument public utilisé pour fournir un avantage (une loi, un règlement, ou, comme en l’espèce, un décret) ne détermine pas la nature de l’avantage, il détermine tout simplement de quelle manière le régime d’avantages publics en question peut être modifié ou aboli.

[362]   Enfin, les demandeurs observent que le gouvernement canadien a des exigences précises en matière de comptabilité en ce qui concerne les paiements à titre gracieux et que les paiements faits par CIC en vertu du PFSI n’ont jamais été inscrits comme paiements à titre gracieux dans les Comptes publics du Canada. Selon les demandeurs, cela prouve que les dépenses relatives au PFSI ne sont pas des paiements à titre gracieux.

[363]   Si le PFSI ne comporte aucun paiement à titre gracieux, alors, selon les demandeurs, il ne peut être légal que s’il s’agissait d’un exercice valide de la prérogative de la Couronne. Selon les demandeurs, tel n’est toutefois pas le cas, car il n’existe aucune prérogative résiduaire que l’exécutif peut exercer relativement à l’immigration et aux soins de santé.

[364]   Les demandeurs soutiennent que la prérogative de la Couronne concernant l’immigration, y compris l’accès aux soins de santé assurés pour les non-citoyens concernés par le système de détermination du statut de réfugié, a été éteinte en raison de l’exercice de la compétence législative fédérale relativement à la naturalisation et aux aubains, ainsi que par quelque compétence qu’il peut avoir en matière de soins de santé.

[365]   Comme la Cour d’appel de l’Ontario l’a fait remarquer à l’occasion de l’affaire Black v. Canada (Prime Minister), 2001 CanLII 8537, 54 R.J.O. (3e) 215 (C.A.), [traduction] « [d]ès qu’une loi régit un domaine qui relevait jusque-là d’une prérogative, celle-ci cesse de jouer. La Couronne ne peut alors plus intervenir en s’autorisant de la prérogative, mais doit agir conformément aux conditions prévues par la loi » : au paragraphe 27.

[366]   Selon les demandeurs, le contexte législatif au moment de la prise des décrets de 2012 était très différent de ce qu’il était en 1957. En 2012, la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés [DORS/2002-227], et la Loi canadienne sur la santé ont eu pour effet d’éteindre, expressément ou implicitement, toute prérogative fédérale résiduaire en matière de réfugiés et de demandeurs d’asile, y compris la réglementation en matière de soins de santé assurés par l’État à l’égard des demandeurs d’asile et des réfugiés.

[367]   En ce qui concerne la LIPR, les demandeurs relèvent que la structure des décrets de 2012 [traduction] « est complètement tributaire de la classification faite dans la LIPR quant aux réfugiés et quant aux demandeurs d’asile ». Ils affirment que cela démontre encore plus à quel point la LIPR occupe déjà le champ en matière d’asile au Canada : mémoire des faits et du droit des demandeurs, au paragraphe 49.

[368]   Les demandeurs soutiennent également que, grâce à la Loi canadienne sur la santé, le législateur s’est exprimé sur le pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral en matière de santé, plus précisément de la façon selon laquelle les fonds fédéraux doivent être attribués en matière de santé dans l’ensemble du pays. Par conséquent, toute prérogative antérieure de la Couronne ou de l’exécutif régissant ce domaine d’activités a été éteinte.

[369]   À l’appui de cette thèse portant extinction, les demandeurs soulignent que dans le traité Liability of the Crown, Hogg et Monahan recensent les domaines résiduaires visés par la prérogative de l’exécutif. Selon eux, il s’agit de la législature, des affaires étrangères, des forces armées, des « situations d’urgence », des nominations et distinctions, de la clémence, de la création des réserves indiennes, des immunités et des privilèges, et des biens vacants. Cette liste ne fait aucune mention de réfugiés, de demandeurs d’asile ou de soins de santé : P. W. Hogg, P. J. Monahan et W. K. Wright, Liability of the Crown, 4e éd. (Toronto : Carswell, 2011), chapitre 1.5(b), aux pages 23 et 24.

[370]   Enfin, les demandeurs ont soutenu lors de l’audition de la présente demande que le PFSI ne constituait pas un exercice valide du pouvoir fédéral de dépenser parce qu’il ne s’agissait pas d’une loi fédérale et parce que le pouvoir de dépenser du fédéral ne peut être exercé que par le législateur fédéral.

B.        Les thèses des défendeurs

[371]   Les défendeurs soutiennent que la question de l’excès de compétence a déjà été tranchée par notre Cour à l’occasion de l’affaire Hospitality House Refugee Ministry Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CF 543, aux paragraphes 13 à 16. Vu la doctrine de la courtoisie judiciaire, les défendeurs soutiennent que la Cour doit suivre cette jurisprudence et conclure que le décret est légalement valide.

[372]   Les défendeurs allèguent de plus que le gouvernement fédéral a le pouvoir inhérent de dépenser, comme bon lui semble, les fonds qu’il recueille grâce à son pouvoir fiscal et que le pouvoir de la Couronne de créer des programmes de dépenses peut être considéré comme une prérogative de la Couronne.

[373]   Selon les défendeurs, la LIPR et la Loi canadienne sur la santé n’ont rien changé à la prérogative de la Couronne de prendre des décisions concernant l’utilisation de fonds publics sur lesquels le grand public ne saurait élever quelque prétention que ce soit en droit.

[374]   Les défendeurs soutiennent que le pouvoir de créer des programmes de dépenses comprend le pouvoir d’établir un régime administratif relativement à ce programme. La Couronne peut exercer sa prérogative ou son pouvoir tiré de la common law en créant un régime pour le versement de fonds en conformité avec des critères précis, tant qu’il ne s’agit pas essentiellement de lois qui empiètent sur une matière relevant de la compétence provinciale.

[375]   En outre, la jurisprudence a confirmé que le pouvoir de la Couronne de faire des paiements à titre gracieux en vertu du pouvoir fédéral de dépenser et d’établir des régimes administratifs régissant ces dépenses est tout à fait discrétionnaire.

[376]   Contrairement à ce que soutiennent les demandeurs, les défendeurs affirment que les paiements à titre gracieux ne sont pas nécessairement limités à des paiements forfaitaires uniques visant une perte ou un préjudice précis. Le PFSI est un type très différent de régime de paiements à titre gratuit sous forme d’assurance : le gouvernement fédéral, en vertu d’un décret, a créé un régime officiel, mais entièrement discrétionnaire, pour administrer et financer la couverture des soins de santé. La prérogative de la Couronne lui permettant d’établir un tel régime de financement comprend la capacité de définir, de limiter et de modifier ce régime.

C.        Analyse

[377]   Je ne retiens pas la thèse des défendeurs portant que la question de l’excès de compétence des décrets de 2012 a déjà été tranchée par notre Cour à l’occasion de l’affaire Hospitality House. Au paragraphe 13 de la décision qu’il a alors rendue, le juge O’Reilly a qualifié de la manière suivante la thèse de l’excès de compétence invoquée par les demandeurs dans cette affaire :

[…] n’est pas conforme à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés […] et au Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés […] et, par conséquent, est ultra vires. En particulier, ils affirment que, puisque les membres de la catégorie des réfugiés outre-frontières ne peuvent être déclarés interdits de territoire au Canada pour des raisons médicales […] il ne serait pas cohérent d’exiger aux répondants de payer les soins de santé des membres de ce groupe. Ils affirment que l’exemption relative à l’interdiction de territoire devrait être interprétée comme une exemption du paiement des frais médi[c]aux.

[378]   Les demandeurs ont de plus soutenu à l’occasion de l’affaire Hospitality House que les décrets de 2012 « [sont incompatibles] avec le par. 153(3) du [Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés], lequel prévoit que les parties à une entente de parrainage sont solidairement responsables d’un manquement à un engagement de parrainage ». Par conséquent, les demandeurs ont soutenu qu’« en tant que partie à une entente de parrainage, le ministre ne peut violer les engagements correspondants » : Hospitality House, au paragraphe 14.

[379]   Il est donc manifeste que les thèses d’excès de compétence invoquées à l’occasion de l’affaire Hospitality House sont fondamentalement différents des thèses avancées en l’espèce. Par conséquent, la décision rendue dans cette affaire n’a aucune incidence à l’égard de la question dont je suis saisie.

[380]   La question qu’il faut trancher en l’espèce est la suivante: le pouvoir exécutif fédéral a-t-il le pouvoir, à titre d’exercice de la prérogative de la Couronne, de consacrer des fonds à la prestation de soins de santé à des personnes qui demandent la protection du Canada et cette prérogative fut-elle éteinte par l’adoption de la LIPR et de la Loi canadienne sur la santé?

[381]   Je ferai d’abord remarquer que cette thèse, dans son ensemble, semble aller à l’encontre des intérêts fondamentaux des demandeurs, étant donné qu’ils sollicitent une ordonnance rétablissant le PFSI dans l’état où il se trouvait avant 2012.

[382]   Comme nous l’avons déjà relevé, [traduction] « dès qu’une loi régit un domaine qui relevait jusque-là d’une prérogative, cette dernière cesse de s’appliquer » (Black v. Canada (Prime Minister), précité, au paragraphe 27). Si les demandeurs ont raison et que l’adoption de la LIPR et de la Loi canadienne sur la santé ont eu pour effet d’occuper un domaine qui relevait jusque-là d’une prérogative de la Couronne, alors le pouvoir d’adopter non seulement le PFSI de 2012, mais également celui qui existait avant 2012, serait matière à controverse.

[383]   Cela dit, les demandeurs ne m’ont pas convaincue qu’en prenant les décrets de 2012, l’exécutif a outrepassé sa compétence.

[384]   Dans l’arrêt Khadr, précité, la Cour suprême a qualifié la prérogative de la Couronne de « “résidu du pouvoir discrétionnaire ou arbitraire dont la Couronne est légalement investie à tout moment” » : au paragraphe 34, renvoyant à Reference as to the effect of the Exercise by His Excellency the Governor General of the Royal Prerogative of Mercy upon Deportation Proceedings, [1933] R.C.S. 269, à la page 272, le juge en chef Duff, citant A. V. Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution (8e éd., 1915), à la page 420.

[385]   La Cour suprême, dans le même paragraphe, a ensuite qualifié la prérogative de la Couronne de « source limitée de pouvoir administratif ne découlant pas de la législation, que confère la common law à la Couronne » : renvoyant à l’ouvrage de P. W. Hogg intitulé Constitutional Law of Canada, 5e éd. supplémenté (Scarborough, Ont. : Thomson/Carswell, 2007) (feuilles mobiles mises à jour 2009, envoi no 1), à la page 1-17.

[386]   Les demandeurs invoquent la liste des éléments résiduaires de la prérogative de l’exécutif relevés dans l’ouvrage de Hogg et Monahan intitulé Liability of the Crown, et soutiennent qu’étant donné que les réfugiés, les demandeurs d’asile ou les soins de santé ne figurent pas sur cette liste, il n’existe aucune prérogative de la Couronne autorisant le gouverneur en conseil à réglementer dans ces domaines.

[387]   Il est toutefois loin d’être clair que la liste en question est censée être exhaustive. En effet, il ressort de la jurisprudence que la Couronne détient le pouvoir de dépenser dans des domaines autres que ceux qui figurent sur la liste en question.

[388]   Comme les demandeurs l’ont souligné, un certain nombre de décisions invoquées par les défendeurs (p. ex., Winterhaven Stables Limited v. Canada (Attorney General), 1988 ABCA 334 (CanLII), 91 A.R. 114, au paragraphe 16, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [1989] 1 R.C.S. xvi ; YMHA Jewish Community Centre of Winnipeg Inc. c. Brown, [1989] 1 R.C.S. 1532; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; et Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525) portent sur le pouvoir de dépenser du Parlement, par opposition à celle de le gouverneur en conseil. Bien que les fonds consacrés au PFSI soient votés par le Parlement, les modalités selon lesquelles ces fonds sont dépensés sont fixées par le gouverneur en conseil.

[389]   Toutefois, à l’occasion de l’affaire Pharmaceutical Manufacturers Assn. of Canada v. British Columbia (Attorney General), 1997 CanLII 4597, 149 D.L.R. (4th) 613, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [1998] 1 R.C.S. xiii, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu qu’il était loisible à l’exécutif provincial de prendre des décisions concernant les dépenses de fonds publics, notamment afin de modifier un programme en vertu duquel certaines personnes reçoivent un remboursement relatif au prix de leurs médicaments. Le gouvernement peut donc diminuer le taux de remboursement dont bénéficient les prestataires du programme.

[390]   Pour tirer cette conclusion, cette Cour s’est appuyée sur une jurisprudence anglaise, Regina v. Criminal Injuries Compensation Board, Ex parte Lain, [1967] 2 Q.B. 864 (C.A.), afin d’avaliser une interprétation plus large de la notion de prérogative de la Couronne, qui comprend le [traduction] « pouvoir général du gouvernement de prendre des décisions concernant les dépenses de fonds publics sur lesquels le grand public ne saurait élever quelque prétention que ce soit en droit » : Pharmaceutical Manufacturers, précité, au paragraphe 27.

[391]   La Cour a de plus relevé, à l’occasion de l’affaire Pharmaceutical Manufacturers qu’[traduction] « il n’est pas nécessaire que le gouvernement invoque ses pouvoirs de prérogative traditionnels dans ce contexte : la Couronne dispose de la capacité et des pouvoirs d’une personne physique, laquelle a la capacité de créer des programmes destinés au grand public et à définir ou restreindre les avantages qu’ils comportent » : au paragraphe 27. De plus, rien dans la loi en question dans cette affaire (la Continuing Care Act [R.S.B.C. 1996, ch. 70]) n’était incompatible avec le pouvoir de la Couronne d’adopter sa propre politique en matière d’établissement des prix des médicaments.

[392]   Comme Peter Hogg le signale dans Constitutional Law of Canada, 5e éd, supplémenté, à la page 1-19, [traduction] « [p]arfois, le terme prérogative est utilisé de façon non rigoureuse, au sens large, comme s’il englobait tous les pouvoirs de la Couronne qui découlent de la common law ». Il relève de plus que [traduction] « [r]ien de concret ne se joue à l’heure actuelle sur la distinction entre les véritables pouvoirs de prérogative de la Couronne et les pouvoirs de la personne physique de la Couronne, parce que l’exercice des deux types de pouvoir est contrôlable par les tribunaux ».

[393]   Il reste à déterminer si la Couronne peut continuer à exercer ce pouvoir dans le domaine de l’assurance maladie, car il se rapporte aux réfugiés et aux demandeurs d’asile.

[394]   Je conviens avec les défendeurs que la thèse des demandeurs portant que les pratiques comptables du gouvernement du Canada concernant les fonds consacrés au PFSI ont pour conséquence qu’il ne peut pas mettre en jeu des paiements à titre gracieux [traduction] « privilégie la forme sur le fond ». Cela dit, soutenir que le PFSI comporte des paiements à titre gracieux n’est pas tout à fait judicieux. C’est-à-dire que, bien que le gouverneur en conseil ne fût pas tenu de créer le PFSI, dès que le Programme fut créé, les fournisseurs de soins de santé avaient le droit d’être payés en vertu du Programme.

[395]   Je ne retiens pas non plus la thèse des demandeurs portant que toute prérogative dont la Couronne a pu jouir afin de prendre les décisions qui relèvent de l’exécutif en ce qui a trait aux dépenses de fonds publics relativement à la prestation de soins de santé à des personnes demandant la protection du Canada a été écartée ou éteinte par la LIPR ou la Loi canadienne sur la santé. En effet, comme je l’ai déjà mentionné, si tel était le cas, on pourrait prétendre que l’adoption de ces lois a également invalidé le PFSI qui existait avant 2012.

[396]   La prérogative de la Couronne ne peut être abolie ou épuisée que par les dispositions claires d’une loi ou par implication nécessaire découlant des dispositions d’une loi. L’article 17 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, codifie cette règle de common law relative à l’interprétation des lois : il dispose que « [s]auf indication contraire y figurant, nul texte ne lie Sa Majesté ni n’a d’effet sur ses droits et prérogatives » : voir aussi Conseil de la bande dénée de Ross River c. Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 R.C.S. 816.

[397]   Les demandeurs reconnaissent que rien dans la LIPR ne porte sur la prestation de soins de santé à des personnes assujetties à la loi. Le fait que les décrets de 2012 puisse adopter une terminologie et des concepts tirés de la LIPR, comme « réfugié » et « pays désignés », n’a pas pour conséquence que la Loi a occupé le champ de compétence en matière de création et de financement d’un régime visant à assurer des services de soins de santé assurés aux demandeurs d’asile, aux réfugiés et aux demandeurs d’asile déboutés.

[398]   D’ailleurs, le PFSI en vigueur avant 2012 et la loi pertinente en matière d’immigration utilisaient parfois la même terminologie. Les demandeurs ne soutiennent toutefois pas que le décret de 1957 était ultra vires parce qu’il utilisait une terminologie tirée de la Loi sur l’immigration de 1952 [S.C. 1952, ch. 42].

[399]   Selon la Loi canadienne sur la santé, le gouvernement fédéral doit contribuer au financement des programmes provinciaux d’assurance maladie qui satisfont à certaines conditions d’octroi spécifiées : Eldridge, précité, au paragraphe 25.

[400]   C’est-à-dire que la Loi canadienne sur la santé établit les critères et les conditions relativement aux services de soins de santé assurés auxquels les provinces et les territoires doivent satisfaire afin de recevoir, en vertu du Transfert canadien en matière de santé, les contributions financières de la part du gouvernement fédéral. Selon la Loi, les assurés sont généralement des habitants d’une province ou d’un territoire qui s’y trouvent depuis une période de temps au moins égale au délai minimal de résidence exigé. La Loi canadienne sur la santé est muette en ce qui concerne les groupes d’immigrants ou les groupes de réfugiés, et elle ne prévoit aucune assurance maladie en ce qui les concerne.

[401]   En effet, aucune loi fédérale n’exige que le gouvernement fédéral assure des soins de santé aux réfugiés, aux demandeurs d’asile ou aux demandeurs d’asile déboutés. Par conséquent, la prérogative de la Couronne de dépenser dans un domaine non prévu par la loi demeure intacte, et les décrets de 2012 concernant le PFSI relève de la compétence du pouvoir exécutif fédéral.

[402]   Toutefois, cela ne veut pas dire que le PFSI découlant des décrets de 2012 est à l’abri de tout examen judiciaire. L’exercice de la prérogative de la Couronne par le gouverneur en conseil est soumis à certaines restrictions : il doit relever de la compétence fédérale, il doit être équitable sur le plan procédural (s’il y a obligation d’agir équitablement) et il doit être conforme aux préceptes de la Charte : voir, par exemple, Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441, à la page 452; Régime d’assistance publique du Canada, précité, à la page 567; et Winterhaven Stables, précité, au paragraphe 28.

VII.      Le gouvernement a-t-il manqué à son obligation d’équité procédurale en omettant de donner avis et en ne donnant pas l’occasion de participer avant la proclamation des décrets de 2012?

[403]   Il faut se rappeler que les modifications apportées en 2012 au PFSI ont d’abord été annoncées le 25 avril 2012, dans le cadre du budget fédéral. À la même date, le Décret concernant le Programme fédérale de santé intérimaire (2012) (le décret d’avril 2012) a été publié dans la Gazette du Canada.

[404]   Comme les modifications apportées au PFSI ont été apportées dans le cadre du processus budgétaire, elles étaient visées par la confidentialité des délibérations du Cabinet et le secret budgétaire. Par conséquent, les modifications qui allaient être apportées au Programme n’ont fait l’objet d’aucun préavis et les intéressés n’ont pas été consultés avant l’adoption du décret d’avril 2012, et ce, en dépit du fait que les modifications apportées au PFSI avaient un effet préjudiciable sur les provinces, sur les prestataires de soins de santé et sur les patients. Les demandeurs soutiennent que cette façon de procéder constituait un manquement à l’obligation générale du pouvoir exécutif fédéral d’agir équitablement envers les intéressés et, de plus, allait à l’encontre de l’attente légitime qu’avaient les intéressés de se voir accorder un droit de participation avant que toute modification fondamentale ne soit apportée au PFSI.

A.        Les thèses des demandeurs

[405]   Les demandeurs soutiennent que, selon la jurisprudence, le gouvernement n’est tenu à aucune obligation générale de respect de l’équité procédurale dans le cadre de l’exercice de ses fonctions législatives. Toutefois, ils soulignent qu’étant donné que les modifications au PFSI ont été apportées par décret du pouvoir exécutif plutôt que dans le cadre d’un processus législatif ou réglementaire, il n’y a eu aucun avis public, aucune étude et aucun débat avant que ces modifications n’entrent en vigueur.

[406]   Les demandeurs soutiennent que le processus d’octroi de crédits parlementaires relativement au PFSI (qui est la mesure de la participation du Parlement au Programme) n’équivaut pas au processus parlementaire comportant des lectures, des audiences devant des comités, un débat à la Chambre des communes et un examen par le Sénat, qui aurait normalement lieu dans le cadre du processus législatif.

[407]   Selon les demandeurs, [traduction] « la faible participation du Parlement au moyen de crédits est exacerbée en l’espèce, car les crédits figuraient dans un document budgétaire comptant des centaines de pages et étaient à l’abri de toute communication préalable par application du principe du secret budgétaire » : mémoire des faits et du droit des demandeurs, au paragraphe 54.

[408]   Bien qu’ils reconnaissent que la doctrine de l’attente légitime ne crée pas de droits fondamentaux, les demandeurs relèvent qu’elle peut donner naissance à des obligations procédurales. Ces obligations comprennent des garanties procédurales qui n’existeraient peut-être pas, si ce n’était l’attente légitime, créée par un décideur administratif, selon laquelle une procédure précise doit être suivie avant qu’une décision ne soit prise.

[409]   En 2012, le PFSI était en vigueur depuis environ 55 ans, et il était manifeste que les modifications envisagées auraient de graves répercussions sur les personnes qui comptaient sur le Programme. Selon les demandeurs, le PFSI qui existait avant 2012 tenait compte des intérêts des divers intéressés. Par ailleurs, de nombreuses consultations ont eu lieu avec les autorités des provinces. Par exemple, les demandeurs relèvent que lorsque la province de l’Ontario a décidé que les demandeurs d’asile ne seraient plus couverts par le Régime, le gouvernement fédéral et le gouvernement de l’Ontario ont entamé des négociations qui ont abouti à la signature d’un protocole d’entente en 1995.

[410]   Selon les demandeurs, les consultations qui ont déjà eu lieu et la pratique établie en ce qui concerne le PFSI ont donné naissance chez les intéressés à l’attente légitime que le Programme ne serait pas modifié en profondeur sans que les bénéficiaires du PFSI, les provinces, les professionnels de la santé, les organismes d’aide aux réfugiés et les autres parties touchées ne puissent participer à un processus public comportant un préavis et des consultations.

[411]   À l’appui de cet argument, les demandeurs soulignent que la jurisprudence anglaise reconnaît que, lorsque certaines personnes ou certains groupes se fient à une certaine politique, ceux-ci doivent légitimement s’attendre à ce qu’elle ne soit pas modifiée en l’absence d’avis et sans possibilité de participer : R. (on the application of) Bhatt Murphy (a firm) v. Independent Assessor, [2008] EWCA Civ. 755 (BAILII).

[412]   Les demandeurs citent aussi la décision rendue par la Cour d’appel fédérale à l’occasion de l’affaire Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [2000] 4 C.F. 264 à l’appui de la thèse selon laquelle la doctrine de l’attente légitime peut et doit jouer en matière de prise de règlements par le pouvoir exécutif, qu’elle soit autorisée par prérogative ou par délégation.

[413]   Dans l’arrêt Apotex, le juge Evans, s’exprimant en son nom, a relevé que la doctrine de l’attente légitime « s’applique en principe aux pouvoirs législatifs délégués de façon à créer des droits de participation dans des circonstances où aucun droit de ce genre n’aurait par ailleurs pris naissance ». En tirant cette conclusion, il a fait remarquer que le motif invoqué pour soustraire la loi à l’application de la doctrine de l’attente légitime ne joue pas en ce qui concerne les règlements pris par le cabinet, lesquels ne sont pas assujettis au même degré d’examen qu’un texte de loi principal qui doit être soumis au processus législatif complet : au paragraphe 126.

[414]   Il convient toutefois de signaler que les observations du juge Evans étaient incidentes et que les juges Décary et Sexton ont exprimé de sérieuses réserves quant à l’applicabilité de la doctrine de l’attente légitime au Cabinet dans le cadre de l’exercice de son pouvoir de réglementation. La Cour suprême a également pris note de l’observation portant que « [c]ette question reste à trancher », qui avait été formulé par le juge Evans, au paragraphe 34 de l’arrêt Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281.

[415]   Les demandeurs reconnaissent que les observations du juge Evans dans l’arrêt Apotex avaient trait aux droits de participation relatifs aux pouvoirs législatifs délégués, plutôt qu’à un acte du pouvoir exécutif. Ils affirment toutefois que la distinction qu’il a opérée entre l’adoption d’un règlement en vertu d’un pouvoir reconnu par la loi et l’adoption d’un règlement en vertu d’un pouvoir délégué, [traduction] « joue également en matière de décrets non-rattachés à une loi » : mémoires des faits et du droit des demandeurs, au paragraphe 55.

[416]   Les demandeurs soutiennent également que le pouvoir exécutif avait l’obligation d’agir équitablement avant d’apporter des modifications au PFSI, indépendamment de toute attente légitime à laquelle a pu donner lieu l’usage. À l’appui de leur thèse selon laquelle l’obligation d’agir équitablement peut jouer en matière de décrets, les demandeurs citent notamment l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale à l’occasion de l’affaire Oberlander c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 213, [2005] 1 R.C.F. 3, et l’arrêt rendu par la Cour suprême à l’occasion de l’affaire Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735.

[417]   Étant donné que les exigences minimales en matière d’équité procédurale (définies comme étant la consultation et la possibilité de faire valoir ses arguments) n’ont pas été satisfaites dans cette affaire, les demandeurs soutiennent que notre Cour doit déclarer que les modifications au PFSI en 2012 ont été apportées d’une manière allant à l’encontre des principes d’équité, de justice naturelle et de justice fondamentale, de sortes les modifications qui ont été apportées au PFSI en 2012 devraient être annulées.

B.        Les thèses des défendeurs

[418]   Les défendeurs rejettent la thèse portant qu’il existait en l’espèce une obligation d’équité envers les demandeurs ou que les demandeurs pouvaient légitimement s’attendre à se voir accorder des droits de participation avant que le PFSI ne soit modifié.

[419]   Les défendeurs soutiennent également que, même si CIC n’était pas tenue légalement de donner avis ou de consulter, elle a bel et bien consulté les intéressés entre avril 2012, lorsque le décret d’avril 2012 a été publié dans la Gazette du Canada, et le 30 juin 2012, date à laquelle les deux décrets sont entrés en vigueur. Au cours de cette période, les intéressés ont examiné les modifications envisagées et ils ont formulé des observations au gouvernement. CIC a également tenu de nombreuses séances d’information publiques afin d’expliquer la réforme de la politique.

[420]   Enfin, les défendeurs soutiennent que le fait que le décret d’avril 2012 a été modifié le 28 juin 2012 relativement aux réfugiés pris en charge par le gouvernement et à un certain nombre de réfugiés parrainés par le secteur privé témoigne de la participation des intéressés au processus.

C.        Analyse

[421]   La question est donc de savoir si, soit en raison d’une attente légitime de la part des intéressés, soit en raison de la nature des droits touchés par le décret, le gouverneur en conseil avait une obligation d’équité procédurale envers les intéressés relativement aux modifications apportées au PFSI. Je conclus que cette obligation n’existait pas en l’espèce.

[422]   En ce qui concerne cette conclusion, je ferai tout d’abord remarquer que les attentes légitimes d’une personne qui conteste une décision peuvent avoir une incidence sur les procédures qui doivent être suivies dans tel ou tel cas : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 26.

[423]   La doctrine de l’attente légitime joue lorsque des déclarations ont été faites à un demandeur concernant la procédure qui sera suivie dans certaines circonstances. Toutefois, comme la Cour suprême l’a affirmé au paragraphe 68 de l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504, les affirmations qui ont censément suscité les attentes doivent être « claires, nettes et explicites ».

[424]   Les demandeurs n’ont présenté aucun élément de preuve de pratiques, conduites ou déclarations claires, nettes et explicites, qui permettrait raisonnablement d’affirmer que celles-ci ont amené les intéressés à légitimement s’attendre à se voir accorder des droits de participation en l’espèce.

[425]   En outre, comme l’ont souligné l’ensemble des parties, le gouvernement n’est tenu à aucune obligation d’équité dans le cadre de l’exercice de ses fonctions législatives : voir, par exemple, Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39, [2003] 2 R.C.S. 40.

[426]   Certaines décisions du gouverneur en conseil peuvent faire naître une obligation d’équité, mais c’est loin d’être toujours le cas. L’existence d’une obligation d’observer, dans un cas donné, les règles de justice naturelle ou d’équité procédurale dépend d’un certain nombre de facteurs, notamment l’objet de la décision en question, les conséquences de la décision sur les personnes en cause et le nombre de personnes concernées (Baker, précité, aux paragraphes 23 à 27).

[427]   Selon la Cour suprême du Canada, les droits procéduraux n’entrent pas en jeu lorsque la décision controversée prise par l’exécutif est une décision « législative et générale » plutôt qu’une décision « administrative et particulière » : Wells c. Terre-Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199, au paragraphe 61.

[428]   On trouve dans l’affaire Oberlander, précitée, un exemple de décision « administrative et particulière » faisant jouer des droits de participation. La décision controversée dans cette affaire était la décision prise par le gouverneur en conseil de révoquer la citoyenneté canadienne de M. Oberlander, une question qui le touchait de manière bien évidemment directe et immédiate.

[429]   Par contre, il n’existe aucune obligation d’équité dans les cas où, par décret, le gouvernement a rejeté les appels d’une décision du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes établissant une nouvelle structure de tarifs pour Bell Canada. La Cour suprême a conclu qu’il s’agissait d’un processus réglementaire dont l’objet n’était pas de nature personnelle, et que, par conséquent, il n’existait aucune obligation de donner avis ou de tenir des consultations : Inuit Tapirisat, précité.

[430]   Comme dans le cas du décret controversé dans l’affaire Inuit Tapirisat, les décrets de 2012 qui mettaient en application les modifications au PFSI étaient manifestement « législatifs et généraux », et ne faisaient pas jouer l’octroi de droits de participation à qui constituait manifestement un groupe imprécis et possiblement illimité d’intéressés.

[431]   Je souligne que le juge O’Reilly a tiré une conclusion semblable à l’occasion de l’affaire Hospitality House. Il est toutefois intéressant de tenir compte des faits de cette affaire, car ils sont beaucoup plus probants du point de vue de l’équité que la présente espèce. Néanmoins, il a été conclu dans cette affaire qu’il n’existait aucune obligation d’équité envers les demandeurs.

[432]   Dans l’affaire Hospitality House, il était question d’une contestation des modifications apportées au PFSI en 2012 dans la mesure où celles-ci modifiaient les règles relatives à la couverture en matière de soins de santé pour les réfugiés parrainés par le secteur privé. Hospitality House et le Synode du diocèse de la Terre de Rupert s’étaient engagés à fournir de l’aide pour la réinstallation de centaines de réfugiés grâce au programme de parrainage privé du gouvernement du Canada. En retour, le ministre a convenu de fournir aux réfugiés parrainés une couverture d’assurance maladie en vertu du PFSI.

[433]   Après la conclusion de l’entente de parrainage entre les demandeurs et le gouvernement du Canada, les modifications apportées au PFSI sont entrées en vigueur. Les demandeurs craignaient de devoir compenser la différence entre la couverture en matière de soins de santé prévue dans le PFSI qui existait avant 2012 et la nouvelle couverture, moins large que celle qui était offerte aux réfugiés parrainés. Par conséquent, les groupes de parrainage ont présenté à la Cour une demande en contestation des décrets de 2012, demande dans laquelle ils soutenaient, notamment, que les décrets contrevenaient à l’entente de parrainage conclue entre eux et le ministre. Ils soutenaient également que l’adoption des décrets constituait un manquement à l’obligation d’équité envers eux.

[434]   Le juge O’Reilly a conclu que la promulgation des décrets de 2012 était un acte législatif et ne constituait pas une attaque directe ou intentionnelle contre les intérêts des demandeurs. Par conséquent, il a conclu que le gouverneur en conseil n’était pas légalement tenu de consulter directement les demandeurs avant de mettre en œuvre les modifications apportées à la politique dans les décrets : Hospitality House, précitée, au paragraphe 19.

[435]   Il convient de relever que les demandeurs dans l’affaire Hospitality House constituaient un groupe limité facilement identifiable qui avait conclu des ententes contractuelles directes avec CIC et qui avait découvert que la base sur laquelle il s’était engagé financièrement quant aux réfugiés avait été modifiée en profondeur par les modifications apportées au PFSI en 2012.

[436]   Autrement dit, les modifications apportées au PFSI risquaient d’obliger les organisations parraines à assumer des obligations financières plus importantes que celles auxquelles elles pouvaient raisonnablement s’attendre au moment où elles avaient conclu les ententes de parrainage. Même dans ce cas, la Cour a conclu que les demandeurs n’avaient pas un droit à un préavis concernant les modifications en cause, ni celui de se voir accorder la possibilité d’être consultés.

[437]   Comme il ressort des éléments de preuve produits par les demandeurs, les décrets de 2012 touchent de nombreuses catégories de personnes qui demandent l’asile au Canada, y compris les demandeurs d’asile provenant de pays d’origine désignés et de pays qui ne sont pas d’origine désignés, certains réfugiés parrainés par le secteur privé, des réfugiés dont la demande d’asile a été accueillie et d’autres personnes protégées, des demandeurs d’asile déboutés, des victimes de la traite des personnes, des étranges, des résidents permanents gardés en détention sous le régime de la LIPR et des demandeurs d’ERAR.

[438]   Les témoins des demandeurs ont relevé les diverses façons dont les gouvernements provinciaux, les médecins et les autres professionnels de la santé, les hôpitaux et les autres établissements de santé, et les organismes sociaux ont subi un préjudice en raison des modifications apportées au PFSI. Il existe donc un très grand groupe non facilement identifiable d’éventuels intéressés dont les intérêts sont peut-être beaucoup plus indirects que ceux des demandeurs en cause dans l’affaire Hospitality House.

[439]   La Cour suprême a fait remarquer, au paragraphe 61 de l’arrêt Wells, que les intérêts en jeu dans cette affaire n’étaient pas de nature différente de ceux « d’un contribuable mécontent désargenté à cause d’un budget nouvellement adopté, ni de celle d’un bénéficiaire de l’aide sociale dont les prestations sont réduites à cause de modifications législatives des critères d’admissibilité ». La Cour suprême a néanmoins conclu que la mesure en question prise par l’exécutif ne comportait aucun aspect personnel, il s’agissait plutôt d’un choix de politique législative qui ne faisait naître aucune obligation d’équité. Ces observations sont également pertinentes en l’espèce.

[440]   Par conséquent, je conclus qu’il n’existait aucune obligation d’équité envers les intéressés relativement aux modifications apportées au PFSI, soit en raison d’une attente légitime soit en raison de la nature des droits touchés par les décrets.

VIII.     Les arguments fondés sur le droit international

[441]   Avant d’examiner les diverses questions relatives à la Charte soulevées dans la présente demande, il est important de prendre d’abord en considération les arguments fondés sur le droit international que les demandeurs invoquent. Ces arguments sont principalement fondés sur la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6 (la Convention sur les réfugiés), en particulier les articles 3 et 7, ainsi que sur la Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, [1992] R.T. Can. no 3 (la Convention sur les enfants).

[442]   Il n’est pas contesté que « [l]es conventions et les traités internationaux ne font pas partie du droit canadien à moins d’être rendus applicables par la loi » : Baker, précité, au paragraphe 69.

[443]   Les défendeurs soulignent que les articles 3 et 7 de la Convention sur les réfugiés ainsi que la Convention sur les enfants n’ont pas été intégrés au droit canadien et que la simple ratification d’une convention internationale ne donne pas force de loi à cette convention au Canada : Québec (Ministre de la Justice) c. Canada (Ministre de la Justice), 2003 CanLII 52182, [2003] R.J.Q. 1118 (C.A. Qué.), au paragraphe 89. Les défendeurs soulignent également que le droit international, qu’il soit contraignant ou non, ne constitue pas une source de droits ou de recours internes.

[444]   Les défendeurs admettent, toutefois, que le droit international est un outil d’interprétation, parfois utile et convaincant, lorsque les tribunaux sont appelés à décider s’il y a eu une violation de la Charte : voir le mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 132, citant R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292; Baker, précité; Health Services and Support ‒ Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391; Ahani v. Canada (Attorney General), 2002 CanLII 23589, 58 R.J.O. (3e) 107 (C.A.).

[445]   La Cour suprême du Canada a en outre fait remarquer qu’il faut présumer que la Charte accorde une protection au moins aussi grande que les instruments internationaux ratifiés par le Canada en matière de droits de la personne : voir, par exemple, l’arrêt Health Services, précité, au paragraphe 70; Divito c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 47, [2013] 3 R.C.S. 157, aux paragraphes 22 et 23. Le recours répété de la Cour suprême du Canada aux mots « au moins aussi grande » signifie que les protections prévues par la Charte canadienne peuvent, dans certains cas, être effectivement supérieures à celles prévues par le droit international.

[446]   Les obligations internationales du Canada et les principes du droit international sont aussi utiles pour définir les droits en cause : Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; États-Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), précité; R c. Hape, précité.

[447]   Dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que « les tribunaux peuvent faire appel au droit international pour dégager le sens de la Constitution du Canada ». En faisant cette observation, la Cour suprême du Canada a noté que son analyse « ne port[ait] pas sur les obligations internationales du Canada en tant qu’obligations, mais plutôt sur les principes de justice fondamentale [et qu’elle faisait] […] appel au droit international non pas parce qu’il régit la question, mais afin d’y trouver la confirmation de ces principes » : au paragraphe 60. Voir aussi l’arrêt Toussaint (C.A.F.), précité, au paragraphe 87. Il est donc important de tenir compte des normes internationales relatives aux questions qui sont soulevées dans la présente demande.

[448]   Le Canada est partie à la Convention sur les réfugiés, qui s’applique aux réfugiés et aux demandeurs d’asile, mais pas aux demandeurs d’asile déboutés. L’article 3 de la Convention sur les réfugiés prévoit que les états contractants « appliqueront les dispositions de cette Convention aux réfugiés sans discrimination quant à la race, la religion ou le pays d’origine ». Cet article a été interprété non seulement comme une disposition générale interdisant la discrimination, mais comme une disposition interdisant la discrimination entre les demandeurs d’asile, les réfugiés et les ressortissants du pays d’accueil, ainsi que la discrimination entre les différentes catégories de réfugiés : voir James Hathaway, The Rights of Refugees under International Law (Cambridge : Cambridge University Press, 2005), à la page 238.

[449]   Selon les demandeurs, le PFSI de 2012 prévoit une couverture différente (et inférieure) en matière d’assurance maladie pour les demandeurs d’asile provenant d’un pays d’origine désigné, comparativement à celle offerte aux demandeurs d’asile ne provenant pas d’un pays d’origine désigné. Les demandeurs affirment que cela constitue de la discrimination entre les réfugiés en fonction de leur pays d’origine.

[450]   Les demandeurs citent aussi James Hathaway à l’appui de la thèse selon laquelle [traduction] « le statut de réfugié au sens de la Convention découle de la nature de la situation difficile dans laquelle se trouve une personne plutôt que d’une détermination formelle du statut ». Par conséquent, selon les demandeurs, les droits que la Convention sur les réfugiés confère aux réfugiés [traduction] « doivent être respectés par les États parties tant qu’une décision défavorable concernant la demande de protection d’un réfugié n’est pas rendue » : les deux citations sont des extraits de l’ouvrage de James Hathaway, à la page 278. Voir aussi le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, HCR/1P/4/FRE/REV.1 (réédité, Genève, janvier 1992), au paragraphe 28.

[451]   Les demandeurs se fondent aussi sur le paragraphe 1 de l’article7 de la Convention sur les réfugiés, qui prévoit que « [s]ous réserve des dispositions plus favorables prévues par cette Convention, tout État Contractant accordera aux réfugiés le régime qu’il accorde aux étrangers en général ».

[452]   Les demandeurs disent que le Canada donne généralement aux étrangers accès à des soins de santé universels publics, pour autant que leur présence au Canada soit autorisée et qu’ils prévoient y rester un certain temps. Les demandeurs citent, à titre d’exemple, les résidents permanents et, dans certains cas, les étudiants et les personnes titulaires d’un permis de travail à long terme, qui peuvent tous bénéficier des programmes d’assurance maladie provinciaux ou territoriaux.

[453]   Les demandeurs déclarent donc que, conformément aux normes du paragraphe 1 de l’article 7, les réfugiés réétablis et les réfugiés reconnus selon le système de détermination du statut de réfugié du Canada devraient avoir droit à une couverture d’assurance maladie semblable, ce qui était le cas aux termes des dispositions du PFSI en vigueur avant 2012.

[454]   Les demandeurs admettent que, techniquement, les droits découlant de la Convention sur les réfugiés ne s’appliquent pas aux demandeurs d’asile déboutés. Ils soulignent cependant que les circonstances de ce groupe peuvent grandement varier. Certains demandeurs d’asile déboutés chercheront peut-être à bénéficier d’une forme subsidiaire de protection internationale, alors que d’autres, comme M. Ayubi, ne pourront pas être renvoyés du Canada en raison des conditions qui prévalent dans leurs pays d’origine.

[455]   Les demandeurs soutiennent que les demandeurs d’asile déboutés sont encore considérés comme relevant de la juridiction du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et qu’ils méritent d’être traités avec humanité dans le contexte de leur renvoi, surtout lorsque leur renvoi est retardé indépendamment de leur volonté.

[456]   Les demandeurs mentionnent d’autres ententes internationales qui donnent des précisions additionnelles quant aux normes internationales qui s’appliquent dans ce domaine. Par exemple, ils notent que l’article 19 de la « Directive pour l’accueil » de l’Union européenne prévoit que : « [l]es États membres font en sorte que les demandeurs reçoivent les soins médicaux nécessaires qui comportent, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves » : Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte), JO L 180/96, à la page 180/106.

[457]   Les demandeurs soulignent également que l’article 19 de la « Directive pour l’accueil » s’applique tant à ceux qui demandent le statut de réfugié au sens de la Convention qu’à ceux qui cherchent à obtenir des formes subsidiaires de protection.

[458]   Les demandeurs font aussi remarquer qu’il y a d’autres principes inscrits dans la Convention sur les réfugiés qui s’appliquent en l’espèce, comme le principe de l’unité familiale. Par exemple, les demandeurs font remarquer que l’épouse de M. Garcia Rodrigues est une réfugiée au sens de la Convention, et ils soutiennent qu’il devrait pouvoir tirer parti du statut de celle-ci.

[459]   En ce qui concerne la Convention sur les enfants, les demandeurs soulignent que le Canada a joué un rôle clé dans la rédaction et la promotion de cette convention et qu’il l’a ratifiée en 1991. La Convention sur les enfants exige que le Canada agisse dans l’intérêt supérieur de l’enfant et codifie son obligation en tant que signataire en vue d’assurer, dans toute la mesure possible, la survie et le développement de l’enfant : paragraphe 2 de l’article 6.

[460]   Le paragraphe 1 de l’article 2 de la Convention sur les enfants prévoit que les États parties sont tenus de « respecter les droits qui sont énoncés dans la présente Convention et [de] les garantir à tout enfant relevant de leur juridiction, sans distinction aucune, indépendamment de toute considération de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou autre de l’enfant ou de ses parents ou représentants légaux, de leur origine nationale, ethnique ou sociale, de leur situation de fortune, de leur incapacité, de leur naissance ou de toute autre situation ».

[461]   Le paragraphe 1 de l’article 3 de la Convention sur les enfants prévoit que « [d]ans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale ».

[462]   Le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies a fourni des lignes directrices quant à la façon dont le principe de l’« intérêt supérieur » doit être appliqué, en soulignant que le droit de l’enfant à la santé occupe une place centrale dans l’évaluation de son intérêt supérieur : Observation générale n14 (2013) sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale (art. 3, par. 1), Doc. N.U. CRC/C/GC/14 (29 mai 2013), au paragraphe 77.

[463]   Les États parties sont en outre tenus de veiller à ce que l’intérêt supérieur de l’enfant soit « intégré de manière appropriée et systématiquement appliqué dans toutes les actions conduites par une institution publique » [en italique dans l’original], et qu’il ressorte de l’ensemble des politiques et des textes législatifs concernant les enfants que l’intérêt supérieur de l’enfant, ou d’un groupe particulier d’enfants, a été une considération primordiale : aux paragraphes 14 et 32. De plus, il faut prendre en considération les « effets à court, à moyen et à long terme des actions liées au développement de l’enfant dans le temps » : au paragraphe 16.

[464]   La Cour suprême du Canada a de plus reconnu que les intérêts et les besoins des enfants, y compris ceux qui ne sont pas des citoyens canadiens, sont des facteurs importants auxquels il faut accorder un poids considérable, étant donné qu’il s’agit de valeurs d’ordre humanitaire centrales dans la société canadienne : Baker, précité, aux paragraphes 67 et 70.

[465]   Les défendeurs affirment que, selon les dispositions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, le statut de réfugié n’est accordé que lorsque la Commission de l’immigration et du statut de réfugié reconnaît à une personne la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger, lorsqu’il est constaté que la personne est un réfugié au sens de la Convention (ou une personne en situation semblable) à la suite d’une demande de visa, ou lorsque le ministre accorde une demande de protection.

[466]   Les défendeurs nient également que les demandeurs d’asile, les réfugiés et les demandeurs d’asile déboutés ont droit au même ensemble de droits, et soulignent que chaque groupe possède un statut distinct en droit canadien.

[467]   De plus, les défendeurs soulignent que, dans la décision Toussaint (C.F.), le juge Zinn a cité le Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme et l’Organisation mondiale de la santé, qui reconnaissent que les États ont expressément déclaré devant les organes internationaux chargés des droits de l’homme ou ont précisé dans leur législation interne « qu’ils ne peuvent ou ne souhaitent pas accorder le même niveau de protection aux migrants qu’à leurs propres ressortissants ». Ainsi, « la plupart des pays ont défini leurs obligations en matière de santé envers les non ressortissants en termes de “soins essentiels” ou de “soins d’urgence uniquement” » : au paragraphe 68.

[468]   Comme ces concepts « ont des significations différentes en fonction des pays, leur interprétation est souvent laissée au personnel de santé à titre individuel. Les pratiques et les lois peuvent donc être discriminatoires » : Toussaint (C.F.), précitée, au paragraphe 68, citant le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme et l’Organisation mondiale de la santé, Le droit à la santé : Fiche d’information no 31, juin 2008, en ligne : HCDH <http://www.ohchr.org/Documents/Publications/Factsheet31
_fr.pdf>, à la page 19.

[469]   Selon les défendeurs, aucun des principes consacrés dans la Convention sur les enfants n’exige au Canada de fournir et de financer des soins de santé pour tous les enfants à chaque étape du processus de détermination du statut de réfugié. La Cour a confirmé dans la décision Toussaint (C.F.), précitée, qu’il n’existe au Canada aucun droit à des soins de santé fondé sur le droit international, que ce soit pour les citoyens ou les non-citoyens, que la portée du droit à la santé reconnue en droit international est contestée, et que les arguments portant sur le droit à des soins de santé fondés sur de présumées obligations prévues par le droit international ne peuvent pas être retenus sur le fondement de conventions internationales que le Parlement du Canada n’a pas expressément mises en œuvre au moyen de lois particulières : Toussaint (C.F.), aux paragraphes 67 et 70. Voir aussi l’arrêt Toussaint (C.A.F.), précité, au paragraphe 99.

[470]   Les défendeurs admettent que les principes énoncés dans la Convention doivent être interprétés en fonction des valeurs canadiennes et que la jurisprudence canadienne reconnaît que le principe de « l’intérêt supérieur de l’enfant » est une « considération primordiale ». Les défendeurs soulignent, cependant, que la Cour suprême du Canada a expressément rejeté l’allégation selon laquelle « l’intérêt supérieur de l’enfant » est un « principe de justice fondamentale » suivant l’article 7 de la Charte : Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), précité, au paragraphe 7.

[471]   En ce qui concerne le fait que les demandeurs invoquent la jurisprudence internationale à l’appui de leurs arguments fondés sur la Charte, les défendeurs affirment que la Cour d’appel fédérale a expressément prévenu que les tribunaux canadiens ne sont pas liés par la jurisprudence étrangère : Mohamed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 112, au paragraphe 17.

[472]   Bien que les demandeurs aient signalé les services de soins de santé qui étaient fournis aux migrants et aux demandeurs d’asile dans certains pays européens, les défendeurs notent que les tribunaux canadiens ont rejeté de telles méthodes comparatives lorsqu’elles ne reflétaient pas « ce que permet la vision canadienne de la démocratie consacrée dans la Charte » : Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002 CSC 68, [2002] 3 R.C.S. 519, au paragraphe 41. Il convient cependant de souligner que l’observation de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sauvé a été formulée dans une situation où des gouvernements étrangers accordaient des droits moindres à un groupe défavorisé que ceux qui étaient accordés au Canada.

[473]   Les défendeurs soulignent aussi que, dans l’arrêt Chaoulli, la Cour suprême du Canada a fait une mise en garde en disant qu’il « [était] particulièrement risqué de s’aventurer de manière sélective dans l’étude de certains aspects de systèmes de santé étrangers que nous connaissons peu, comme Canadiens » : précité, au paragraphe 229.

[474]   J’accepte l’argument des défendeurs selon lequel, puisqu’aucune des dispositions applicables des deux conventions sur lesquelles les demandeurs se sont fondés n’a été intégrée dans le droit canadien, ces conventions n’ont pas force de loi au Canada et elles ne sont pas non plus une source de droits ou de recours internes. Cela étant dit, la Cour suprême du Canada a clairement établi que les conventions dont le Canada est signataire sont pertinentes, en ce sens qu’elles servent d’outils d’interprétation dans une analyse fondée sur la Charte, et je les prendrai donc en considération à cette fin.

[475]   En ce qui concerne la jurisprudence internationale citée par les demandeurs, je me pencherai sur la pertinence de cette jurisprudence au fur et à mesure que les questions seront soulevées.

IX.       Introduction des questions relatives à la Charte

[476]   Selon les demandeurs, l’objet de la présente instance est la décision mise en application par les décrets de 2012 d’annuler le PFSI en vigueur avant 2012 et de le remplacer par un PFSI modifié qui limite l’accès à une assurance maladie pour la majorité des bénéficiaires du PFSI, et l’interdit complètement pour certaines personnes qui bénéficiaient auparavant de la couverture offerte par le PFSI avant 2012.

[477]   Les demandeurs ont signifié un avis de question constitutionnelle dans lequel ils allèguent que les modifications apportées au PFSI reflétées dans les décrets de 2012 violent les articles 7, 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte), d’une façon qui ne saurait être sauvegardée par l’article premier de la Charte.

[478]   Pour situer ces arguments dans leur contexte, il faut tout d’abord examiner le rôle que les tribunaux jouent lorsqu’ils examinent les mesures prises par le pouvoir exécutif du gouvernement.

[479]   Les défendeurs identifient trois principales modifications qui ont été apportées à l’ancien PFSI. Il s’agit de l’élimination du critère des moyens financiers et de la mise en place d’une couverture comportant différents niveaux en fonction du statut d’immigration de la personne. La troisième modification a été décrite par les défendeurs comme étant la création d’un « groupe de comparaison » différent.

[480]   Autrement dit, les défendeurs déclarent que [traduction] « le programme a changé d’orientation ». Plutôt que de continuer à rattacher le niveau de couverture offert aux bénéficiaires du PFSI au niveau offert aux Canadiens à faible revenu qui sont bénéficiaires de l’aide sociale, l’objectif est maintenant de [traduction] « faire en sorte que la plupart des bénéficiaires puissent avoir ce à quoi ont droit les Canadiens sur le marché du travail qui ne touchent pas de prestation d’assurance sociale, mais qui ont accès aux régimes provinciaux de soins de santé » : transcription, vol. 2, à la page 136.

[481]   Selon les défendeurs, chacune de ces modifications reflète un choix de politique gouvernementale.

[482]   Les défendeurs concèdent que [traduction] « certains bénéficiaires du PFSI ont probablement subi un préjudice quelconque, dans une certaine mesure, en raison des modifications apportées par le Décret » : transcription, vol. 2, à la page 119. Ils affirment néanmoins que les tribunaux ont reconnu qu’il « est parfois nécessaire de faire des choix difficiles » : Li c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 110, [2012] 4 R.C.F. 479, au paragraphe 37.

[483]   Les défendeurs déclarent effectivement que la prise de décisions au sujet de choix de politique et la prise de mesures en fonction de ces choix sont au cœur du rôle que jouent l’exécutif et la législature, et que les tribunaux doivent faire preuve d’une grande retenue à l’égard de ces choix.

[484]   À l’appui de cette prétention, les défendeurs citent la décision que le juge Hugessen a rendue dans l’affaire A.O. Farms Inc. c. Canada, 2000 CanLII 17045 (C.F. 1re inst.), où il a fait remarquer, au paragraphe 11, que « [s]urtout, les actions du gouvernement sont susceptibles de nuire à certains membres du public. C’est pourquoi, il n’est pas facile de gouverner. Bien entendu, le gouvernement a un devoir envers le public, mais il s’agit d’un devoir à l’endroit de l’ensemble du public et non d’une obligation individuelle à l’endroit de chacun des membres de celui-ci. Ceux qui estiment que ce devoir n’a pas été rempli correctement doivent s’exprimer en ce sens au moment du scrutin et non devant les tribunaux ».

[485]   Cela étant dit, les défendeurs admettent que, lorsqu’il exerce ses pouvoirs, l’exécutif n’est pas à l’abri du contrôle constitutionnel : Operation Dismantle, précité; Khadr, précité, au paragraphe 36. Comme la Cour suprême du Canada l’a fait remarquer dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134 (Insite), lorsqu’un choix de politique gouvernemental se traduit en un acte de l’État, cet acte peut faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte : au paragraphe 105.

[486]   La Cour a effectivement déjà conclu que l’exclusion de la couverture offerte par le PFSI constitue une mesure gouvernementale à laquelle la Charte s’applique : Toussaint (C.F.), précitée, au paragraphe 87.

[487]   Comme le juge Zinn l’a aussi fait remarquer dans la décision Toussaint (C.F.), la Cour suprême du Canada avait statué, dans l’arrêt Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, à la page 202, que « le mot “chacun” employé à l’article 7 “englobe tout être humain qui se trouve au Canada” ». Il a ensuite mentionné qu’« [u]ne conception aussi large de l’article 7 concorde avec le principe que tous les êtres humains ont, indépendamment de leur statut au regard de l’immigration, droit à la dignité et à la protection de leur droit fondamental à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne » : Toussaint (C.F.), précitée, au paragraphe 87.

[488]   Un certain nombre de facteurs militent en faveur d’une grande déférence à l’égard des choix politiques du gouvernement. La Cour suprême du Canada a dressé une liste non exhaustive de ces facteurs, lesquels consistent notamment en « l’aspect prospectif de la décision, l’incidence sur les finances publiques, la multiplicité des intérêts divergents, la difficulté d’apporter une preuve scientifique et le court délai dont a bénéficié l’État » : Chaoulli, précité, au paragraphe 95.

[489]   Cependant, parallèlement à cela, la juge McLachlin (maintenant juge en chef) a énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, qu’« il faut prendre soin de ne pas pousser trop loin la notion du respect ». Elle a effectivement fait remarquer ensuite que « [l]e respect porté ne doit pas aller jusqu’au point de libérer le gouvernement de l’obligation que la Charte lui impose de démontrer que les restrictions qu’il apporte aux droits garantis sont raisonnables et justifiables » : au paragraphe 136.

[490]   Bien qu’une question puisse être « complexe ou controversée ou encore qu’elle mette en cause des valeurs sociales », cela « ne signifie pas pour autant que les tribunaux peuvent renoncer à exercer leur responsabilité constitutionnelle de vérifier la conformité à la Charte d’une mesure législative contestée par des citoyens » : Chaoulli, précité, au paragraphe 107. En effet, l’une des fonctions des cours est de s’assurer que les gouvernements « n’outrepassent pas les limites de leur mandat constitutionnel et n’exercent pas illégalement certains pouvoirs » : Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, à la page 497, renvoyant à l’arrêt Amax Potash Ltd. et al. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1977] 2 R.C.S. 576, à la page 590.

[491]   En dernier lieu, la Cour suprême du Canada n’a pas hésité à intervenir dans les cas où elle concluait que les choix politiques du gouvernement relativement à la prestation des services de santé violaient les droits garantis par la Charte des personnes concernées : voir, à titre d’exemple, les arrêts Chaoulli et Insite[3].

[492]   Après avoir ainsi expliqué le rôle de la Cour en ce qui a trait au contrôle des mesures adoptées par le pouvoir exécutif, j’examinerai ci-dessous les arguments mis de l’avant par les parties relativement à la Charte, en commençant par leurs arguments portant sur l’article 7.

X.        Les modifications apportées en 2012 au PFSI violent-elles l’article 7 de la Charte?

[493]   L’article 7 de la Charte est libellé ainsi : « Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. »

[494]   J’en conviens que les parties s’entendent sur le fait qu’il incombe aux demandeurs de démontrer l’existence de la violation des droits garantis par la constitution : Chaoulli, précité, au paragraphe 30. Cette violation doit être établie selon la prépondérance des probabilités : Khadr, précité, au paragraphe 21.

[495]   Je crois aussi comprendre que les parties s’entendent quant au fait que le critère applicable pour trancher la question de savoir s’il y a eu ou non violation d’un droit garanti à l’article 7 de la Charte est le critère à deux volets énoncé par la Cour suprême du Canada dans des arrêts comme Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429, au paragraphe 75; Chaoulli, précité, aux paragraphes 29 et 109; Insite, précité, au paragraphe 84; et R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, au paragraphe 83.

[496]   C’est-à-dire, les demandeurs doivent donc démontrer :

1.    Que la mesure gouvernementale en cause porte atteinte au droit des personnes à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne;

2.    Si tel est le cas, que l’atteinte n’a pas été faite en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[497]   La première question est donc celle de savoir si les modifications au PFSI mises en œuvre par les décrets de 2012 constituent, à l’égard des personnes demandant la protection du Canada, une atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de leur personne. Je fais remarquer, dans le cadre de mon examen de cette question, que la Cour suprême du Canada a statué qu’une mesure gouvernementale qui restreint l’un ou l’autre de ces droits garantis par l’article 7 « met en jeu » cette disposition ou constitue une « atteinte » au sens de cette dernière : Insite, précité, au paragraphe 85.

[498]   Les demandeurs affirment que les modifications apportées aux PFSI en 2012 ont porté atteinte au droit des personnes concernées à la vie et à la sécurité de leur personne qui leur est garanti par l’article 7. Parce que, règle générale, les personnes sollicitant la protection du Canada n’ont pas les moyens de payer des services médicaux, les modifications apportées au PFSI les exposeront au risque de ne pas avoir accès à des soins de santé fondamentaux et nécessaires, ce qui, en revanche, mettra leur vie et la sécurité de leur personne en péril.

[499]   Les demandeurs affirment que le droit à la sécurité de la personne est aussi en jeu dans la présente affaire, en raison de l’importante détresse psychologique occasionnée par le fait, pour les personnes concernées, de se voir refuser une couverture d’assurance maladie qui était auparavant offerte à toutes les personnes sollicitant la protection du Canada.

[500]   Les demandeurs affirment que, bien que le gouvernement n’empêche pas comme tel les réfugiés et les demandeurs d’asile d’obtenir des soins de santé, il crée néanmoins une situation de privation qui met en danger la vie de personnes vulnérables ainsi que la sécurité de leur personne.

[501]   Selon les demandeurs, le gouvernement aurait dû savoir que la vaste majorité des personnes concernées n’auraient pas les moyens de payer pour obtenir des soins de santé ou une assurance maladie privée. En outre, il aurait aussi dû savoir que ces personnes n’auraient peut-être pas accès de manière constante et uniforme aux soins de santé grâce à la charité des autres.

[502]   En réduisant la couverture d’assurance-maladie du PFSI pour les personnes qui n’ont pas les moyens de payer leurs propres soins de santé ou d’obtenir une assurance maladie privée, et pour lesquelles les solutions de rechange d’accès aux soins de santé ne sont possiblement ni constantes, ni satisfaisantes, les demandeurs affirment que le gouverneur en conseil a, dans les faits, érigé une barrière à la prestation de soins de santé essentiels pour les réfugiés et les demandeurs d’asile.

[503]   Selon les demandeurs, cela constitue une atteinte aux droits garantis par l’article 7 qui est au moins aussi grave que l’interdiction d’obtenir une assurance maladie privée, interdiction qui, selon l’arrêt Chaoulli, constituait une violation de l’article 7.

[504]   Les demandeurs soutiennent de plus que leur argument ne nécessite pas que la Cour statue que le gouvernement du Canada a l’obligation positive de fournir des soins de santé financés par l’État aux personnes qui sollicitent sa protection. Ils contestent plutôt l’annulation d’un service qui était auparavant disponible, laquelle expose des personnes vulnérables à un risque à leur vie et à la sécurité de leur personne.

[505]   Les défendeurs affirment que les demandeurs font valoir que l’article 7 de la Charte garantit le droit à des soins de santé financés par l’État, et que le gouvernement du Canada n’a pas l’obligation positive de fournir aux personnes qui sollicitent sa protection une couverture d’assurance maladie. Les défendeurs font remarquer à l’appui de leur prétention que, suivant une jurisprudence canadienne abondante, l’article 7 de la Charte n’impose aucune obligation positive à l’État de fournir les éléments nécessaires à la protection de la vie et de la sécurité de la personne.

[506]   Les défendeurs reconnaissent que la Cour suprême du Canada a statué, dans l’arrêt Chaoulli, que, bien que la Charte ne confère pas un droit constitutionnel distinct à des soins de santé, si le gouvernement choisit effectivement de créer un régime d’assurance maladie, celui-ci doit être conforme à la Charte.

[507]   Les défendeurs affirment toutefois que les décrets de 2012 n’occasionnent pas de privation de soins médicaux et qu’ils n’empêchent pas ou n’interdit pas l’accès à ces soins. Les défendeurs sont d’avis que les réfugiés, les demandeurs d’asile et les demandeurs d’asile déboutés qui ne sont par ailleurs pas admissibles à la couverture du PFSI ou à des services ou produits particuliers prévus au PFSI ont toujours la possibilité d’obtenir de tels soins, services ou produits par d’autres moyens.

[508]   Cela différencie la présente affaire de l’arrêt Chaoulli, où la question en litige était de savoir si les résidents de la province de Québec qui étaient prêts à dépenser leur propre argent pour avoir un accès plus rapide à des soins de santé pouvaient en être empêchés par l’État. Il s’ensuit, les défendeurs affirment, que les droits en cause dans la présente affaire sont de nature économique et qu’ils ne sont pas protégés par l’article 7 de la Charte.

[509]   En dernier lieu, les défendeurs affirment que, même s’il y a atteinte aux droits garantis par l’article 7 dans la présente affaire, les décrets de 2012 ne sont pas la cause véritable de cette atteinte.

[510]   Comme je l’expliquerai dans la partie suivante des présents motifs, j’ai conclu, après avoir examiné les arguments des parties de manière consciencieuse, que l’allégation des demandeurs fondée sur l’article 7 doit être rejetée, parce que ceux-ci visent à imposer au gouvernement du Canada l’obligation positive de financer les soins de santé à l’égard des personnes sollicitant la protection du Canada. Bien que les arguments des demandeurs puissent susciter de la sympathie, le droit à des soins de santé financés par l’État en vertu de l’article 7 de la Charte n’est pas actuellement reconnu en droit.

A.        Les droits positifs et l’article 7 de la Charte

[511]   Comme je l’ai déjà mentionné, un élément important des arguments des défendeurs en ce qui concerne l’article 7 est leur prétention selon laquelle les demandeurs visent essentiellement à imposer au gouvernement du Canada l’obligation positive de fournir une couverture de soins de santé financés par l’État aux personnes qui sollicitent sa protection. Selon les défendeurs, la prétention des demandeurs quant à l’article 7 ne peut être accueillie, puisqu’il est bien établi dans la jurisprudence canadienne que la Charte n’impose pas aux gouvernements l’obligation positive de fournir des programmes sociaux, comme l’assurance maladie, pour garantir la vie, la liberté et la sécurité de la personne.

[512]   La question de savoir si la Charte impose aux gouvernements l’obligation positive de fournir des programmes sociaux a suscité nombre de discussions, autant dans la jurisprudence[4] qu’à l’intérieur des cercles universitaires[5]. Différents tribunaux ont toutefois traité de cette question à différents stades de leur analyse relative à l’article 7.

[513]   À titre d’exemple, c’est au tout début de son analyse relative à l’article 7 dans l’arrêt Chaoulli que la Cour suprême du Canada a conclu, au paragraphe 104, qu’il n’y a pas de droit constitutionnel « distinct » à des soins de santé.

[514]   En comparaison, dans l’arrêt Bedford, précité, la Cour suprême a traité, aux paragraphes 88 et 89, de la question à savoir si l’affaire en question avait trait à la revendication d’un droit positif dans le contexte de savoir si les droits garantis à l’article 7 étaient en jeu et s’il y avait eu atteinte à ces droits. Elle a adopté une stratégie similaire dans l’arrêt Gosselin, précité, au paragraphe 81, tout comme l’a fait la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Wynberg v. Ontario, 2006 CanLII 22919, 82 R.J.O. (3e) 561, aux paragraphes 218 à 225.

[515]   Par contre, dans l’arrêt Toussaint (C.A.F.), c’est dans son analyse relative à la « justice fondamentale » que la Cour d’appel fédérale a traité de la question de savoir si l’affaire avait trait à la revendication d’un droit positif fondé sur l’article 7 de la Charte : voir les paragraphes 76 à 80.

[516]   En dernier lieu, dans l’arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46 (J.G.), la Cour suprême du Canada a traité de la question des droits positifs dans le contexte de son analyse relative à l’article premier ainsi que, à nouveau, en ce qui a trait à la question du redressement.

[517]   L’affirmation des défendeurs selon laquelle les demandeurs revendiquent l’existence d’un droit positif au titre de l’article 7 était un élément important de leur argument en ce qui a trait à l’article 7. En outre, la question de savoir si une allégation se rapporte à la revendication d’un droit positif imprègne toute l’analyse relative à l’article 7, à commencer par la question de savoir si les droits garantis par l’article 7 sont en jeu. Par conséquent, j’aborderai cette question au tout début de mon analyse, tout en gardant à l’esprit les enseignements de la jurisprudence dont j’ai fait mention ci-dessus.

[518]   Dans l’arrêt Baier c. Alberta, 2007 CSC 31, [2007] 2 R.C.S. 673, la Cour suprême a discuté de la différence entre les droits positifs et les droits négatifs, quoique dans le contexte d’une allégation fondée sur la liberté d’expression garantie à l’alinéa 2b) de la Charte. La Cour a expliqué que, « [p]our déterminer si le droit invoqué est positif, il faut se demander si les appelants prétendent que le gouvernement devrait légiférer ou prendre d’autres mesures pour appuyer ou permettre une activité expressive. » En revanche, « [p]our […] un droit négatif, il faudrait que les appelants cherchent à ne pas être assujettis à des dispositions législatives ou à des mesures gouvernementales supprimant une activité expressive qu’ils seraient autrement libres d’exercer sans appui ou habilitation de la part du gouvernement » : au paragraphe 35.

[519]   Un certain nombre d’universitaires ont fait remarquer que la distinction entre les droits positifs et les droits négatifs n’est pas toujours limpide : voir, à titre d’exemple, Wilkie et Zisman Gary, précité [note en bas de page 5], à la page 38. La professeure Jamie Cameron prétend que [traduction] « la distinction entre les deux n’est pas convaincante » : à la page 71 [précité, note en bas de page 5]. Effectivement, un des analystes est allé aussi loin que de qualifier de [traduction] « hautement artificielle » la distinction entre les droits positifs et les droits négatifs : Cousins, précité [note en bas de page 5], à la page 725.

[520]   En effet, comme l’a fait remarquer la professeure Jamie Cameron, il peut être ardu de décrire un droit comme étant exclusivement positif ou exclusivement négatif. Elle cite l’exemple du droit négatif d’un accusé de ne pas se voir refuser un procès dans un délai raisonnable, un droit garanti par l’alinéa 11b) de la Charte. Elle fait observer que la conséquence pratique de l’arrêt R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, de la Cour suprême du Canada, par lequel celle-ci a confirmé le droit négatif prévu à l’alinéa 11b) de la Charte de ne pas être privé d’un procès dans un délai raisonnable, était néanmoins de contraindre le gouvernement à injecter d’importantes sommes d’argent dans l’appareil judiciaire pour garantir la tenue de procès en temps opportun : aux pages 70 et 71.

[521]   Je reconnais que l’arrêt Askov ne traitait pas d’une revendication fondée sur l’article 7. Je constate toutefois que, dans l’arrêt Singh, précité, la conclusion de la Cour suprême du Canada en ce qui concerne l’article 7 a eu des conséquences similaires sur le processus d’adjudication des demandes d’asile.

[522]   En fait, la jurisprudence portant sur l’article 7 démontre que le fait qu’une revendication particulière comprenne possiblement une demande visant à ce que le gouvernement dépense des sommes d’argent d’une certaine manière ne porte pas nécessairement un coup fatal à la revendication. Par exemple, dans l’arrêt J.G., la Cour suprême du Canada a ordonné à l’État de fournir de l’aide juridique dans une affaire se rapportant à la protection de l’enfance, notamment en raison de la gravité des intérêts en jeu et de la capacité limitée de J.G. d’agir pour son propre compte : aux paragraphes 75 à 81.

[523]   Dans la même veine, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a récemment fait remarquer, dans l’arrêt Inglis v. British Columbia (Minister of Public Safety), 2013 BCSC 2309, 298 C.R.R. (2d) 35 que [traduction] « le fait que l’État puisse avoir l’obligation de consacrer des ressources n’a pas pour effet de muter la réclamation en une allégation d’obligation positive » : au paragraphe 393.

[524]   Les défendeurs invoquent une série de précédents (cités au paragraphe 103 de leur mémoire des faits et du droit), qui a culminé par la récente décision rendue par la Cour supérieure de l’Ontario dans l’affaire Tanudjaja v. Canada (Attorney General), 2013 ONSC 5410 (CanLII), 116 R.J.O. (3e) 574[6], à l’appui de la thèse selon laquelle le gouvernement du Canada n’a pas l’obligation positive de financer des programmes sociaux, comme un régime d’assurance maladie complet pour tous les bénéficiaires du PFSI. Les défendeurs affirment qu’en absence d’une telle obligation, il ne peut y avoir de violation de l’article 7 de la Charte.

[525]   La question que soulevait l’affaire Tanudjaja était celle de savoir si l’article 7 de la Charte imposait aux gouvernements l’obligation positive de fournir des logements abordables, adéquats et accessibles aux personnes vulnérables, ou celle de prendre des mesures en vue de réduire l’itinérance.

[526]   Cependant, contrairement à l’espèce, l’affaire Tanudjaja ne se rapportait pas à une seule et unique décision prise par un gouvernement concernant l’accès à un programme social en particulier. La contestation visait plutôt une série de modifications apportées aux politiques législatives, aux programmes et aux services sur une période couvrant plusieurs décennies, autant au palier fédéral qu’au palier provincial, et dont le résultat aurait été la détérioration de l’accès à des logements abordables. Les demandeurs dans l’affaire Tanudjaja affirmaient que ces modifications avaient cumulativement eu pour effet au cours des années d’accroître l’itinérance et de violer les droits garantis par l’article 7 des personnes vulnérables.

[527]   La Cour supérieure de Justice de l’Ontario a radié la demande dans l’affaire Tanudjaja, car celle-ci ne révélait aucune cause d’action valable et qu’elle n’avait aucune possibilité raisonnable d’être accueillie. Pour conclure que la demande devait être radiée, la Cour a relevé que les gouvernements n’avaient pas une obligation positive au titre de l’article 7 de fournir des logements abordables, adéquats et accessibles aux personnes en situation de vulnérabilité, pas plus qu’il n’avait l’obligation de prendre des mesures pour réduire l’itinérance. Elle a en outre conclu que la mesure gouvernementale en cause dans cette affaire ne constituait pas une « décision » qui entraînait l’application de l’article 7 de la Charte.

[528]   La Cour supérieure de justice de l’Ontario a toutefois pris bien soin d’effectuer une distinction entre l’affaire dont elle était saisie et l’arrêt Chaoulli de la Cour suprême du Canada. Elle a fait remarquer, dans la décision Tanudjaja que, dans l’affaire Chaoulli, le gouvernement du Québec avait pris [traduction] « la décision autonome de ne pas permettre l’achat d’une police d’assurance privée » : au paragraphe 33. C’était en raison de cette décision que l’accès rapide aux soins de santé était restreint, et c’est la raison pour laquelle la décision contrevenait à l’article 7 de la Charte.

[529]   Un certain nombre des autres précédents invoqués par les défendeurs traitent de questions larges se rapportant aux politiques sociales et aux valeurs, à l’instar de la décision Tanudjaja; ces questions seraient peut-être mieux abordées devant une commission d’enquête parlementaire que par l’intermédiaire d’une contestation fondée sur la Charte.

[530]   Par exemple, dans la décision Grant v. Canada (Attorney General), 2005 CanLII 50882, 77 R.J.O. (3e) 481, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que l’article 7 de la Charte n’imposait pas aux gouvernements une obligation positive de fournir des logements. Dans l’arrêt Lacey v. British Columbia, 1999 CanLII 7023, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a conclu que l’article 7 ne garantissait pas un niveau de vie minimal et des prestations d’aide sociale.

[531]   En revanche, cette décision soulève une question bien précise relativement à une mesure distincte prise par le gouvernement, à savoir la décision prise par le gouverneur en conseil, énoncée dans les décrets de 2012, de réduire la couverture offerte par le PFSI en matière d’assurance maladie quant à la majorité des personnes qui avaient auparavant droit à des avantages au titre de ce Programme, et de l’éliminer complètement quant aux personnes qui n’avaient droit que de présenter une demande d’ERAR. Par conséquent, la question en litige en l’espèce s’apparente davantage à celle qui est en litige dans l’arrêt Chaoulli qu’à celles dont étaient saisis les tribunaux dans l’affaire Tanudjaja et les affaires qui l’ont précédée.

[532]   S’ensuit-il nécessairement de ce qui précède que la décision du gouverneur en conseil déclenche l’application des droits garantis par l’article 7 de la Charte? Un examen de la jurisprudence confirme que ce n’est pas le cas.

[533]   Dans l’arrêt Chaoulli, les demandeurs ont eu gain de cause dans leur contestation fondée sur l’article 7 des lois du Québec en matière de soins de santé. Toutefois, il est important de souligner que, dans l’arrêt Chaoulli, il n’était pas demandé à la Cour suprême d’exiger que la Province de Québec finance des services de soins de santé particuliers pour les demandeurs. Le litige portait plutôt sur une loi provinciale qui limitait l’accès à des services de soins de santé privés en interdisant aux particuliers de souscrire à une assurance maladie privée quant aux services couverts par un régime public d’assurance provincial. Les demandeurs sollicitaient « une décision qui les autoriserait à souscrire une assurance leur donnant accès à des services privés, pour le motif que les délais du système public compromett[aient] leur santé et leur sécurité » : au paragraphe 103.

[534]   En d’autres mots, les demandeurs, dans l’arrêt Chaoulli, ne demandaient pas à la Cour d’ordonner que le gouvernement assume le coût de leurs soins de santé privés. Comme la Cour d’appel de l’Ontario l’a fait remarquer dans l’arrêt Wynberg v. Ontario, [traduction] « au contraire, ils cherchaient à obtenir le droit de dépenser leur propre argent afin de souscrire à une assurance de services de soins de santés privés » : précité, au paragraphe 222.

[535]   Dans l’opinion dissidente qu’ils ont exprimée dans l’arrêt Chaoulli, les juges Binnie et LeBel ont souligné que fonder un droit à des soins de santé sur l’article 7 de la Charte obligerait les tribunaux à apprécier et à déterminer la portée appropriée des services de soins de santé et les délais d’attente acceptables raisonnablement exigés par la Charte. Il s’agirait là d’un rôle très inconfortable pour les tribunaux, car il est reconnu depuis longtemps que les décisions relatives à l’établissement des priorités et à l’affectation des ressources restreintes sont des questions qui ne relèvent pas des tribunaux, mais plutôt des gouvernements.

[536]   Dans l’affaire Insite, le gouvernement avait décidé de ne pas renouveler une exemption à l’application de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19, qui avait déjà été accordée relativement à des sites d’injection supervisés pour les toxicomanes. Encore une fois, la Cour suprême du Canada n’a pas conclu que le gouvernement était absolument obligé de financer les sites d’injonction supervisés. Elle s’est plutôt dite convaincue que la décision du ministre de ne pas renouveler une exemption de l’application des lois sur les drogues engendrait un risque pour la santé en empêchant l’accès à des soins de santé. Par conséquent, dans ce cas, c’est la décision de révoquer l’exemption qui a porté atteinte au droit à la sécurité de la personne dans cette instance.

[537]   On peut prétendre que, dans l’arrêt Chaoulli, la Cour suprême du Canada a ordonné au gouvernement de ne pas faire quelque chose, alors que dans l’arrêt Insite, il a été ordonné au gouvernement de faire quelque chose, à savoir accorder l’exemption. En effet, on a prétendu que certaines parties de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Insite peuvent être interprétées comme [traduction] « établissant que, lorsqu’une mesure gouvernementale aura pour effet de diminuer le risque de décès et de maladie (c.-à-d. garantir l’accès à des soins de santé) et qu’il n’y a aucun motif impérieux justifiant d’agir autrement, le gouvernement devrait prendre cette mesure, et que l’omission de le faire peut constituer une violation de la Charte » : Voell, précité [note en bas de page 3], aux pages 58 et 59 [en italique dans l’original].

[538]   Néanmoins, il existe toute une différence entre exiger que l’État accorde une exemption qui permettrait à un fournisseur de soins de santé de fournir des services médicaux financés par d’autres et exiger que l’État finance lui-même les soins médicaux.

[539]   En effet, les défendeurs ont renvoyé à une série de décisions portant sur l’accès à des services de soins de santé à l’appui de la thèse selon laquelle les gouvernements ne sont pas tenus de financer des services particuliers de soins de santé : voir, par exemple, Flora v. Ontario Health Insurance Plan, 2008 ONCA 538, 91 R.J.O. (3e) 412; C.-W. (C.) v. Ontario Health Insurance Plan (General Manager), 2009 CanLII 712, 95 R.J.O. (3e) 48 (C.S.J.); et Wynberg, précité. Ces décisions nous éclairent quant à la portée des droits en matière de soins de santé dont on a conclu qu’ils étaient garantis par l’article 7 de la Charte.

[540]   L’arrêt Flora portait sur une décision rendue par la Commission d’appel et de révision des services de santé qui a confirmé le refus du Régime d’assurance-santé de l’Ontario de rembourser à l’appelant les frais de 450 000 $ occasionnés par une transplantation du foie au motif qu’il ne s’agissait pas d’un « service assuré » au sens de la Loi sur l’assurance-santé de la province [L.R.O. 1990, ch. H.6]. L’appelant avait reçu un diagnostic de cancer du foie et on lui avait dit que, selon les normes de l’Ontario, il n’était pas un bon candidat pour une transplantation du foie. Il a par la suite subi, au Royaume-Uni, une transplantation qui lui a sauvé la vie.

[541]   La Cour d’appel de l’Ontario devait examiner la prétention de l’appelant selon laquelle ses droits à la vie et à la sécurité de la personne garantis par l’article 7 de la Charte avaient été violés par la définition de « services assurés » prévue dans la loi, qui limitait la couverture à des services qui étaient [traduction] « généralement reconnus en Ontario comme étant appropriés pour une personne qui se trouve dans la même situation médicale que l’assuré » [alinéa 28.4(2)a) du R.R.O. 1990, Règl. 552 pris en application de la Loi sur l’assurance-santé].

[542]   C’est-à-dire que l’appelant, dans l’arrêt Flora, a prétendu que le rejet de la demande qu’il avait présentée au titre du Régime d’assurance-santé de l’Ontario le privait de l’accès à un traitement médical pouvant lui sauver la vie, violant ainsi ses droits à la vie et à la sécurité de la personne garantis par l’article 7. L’appelant a notamment prétendu que l’article 7 de la Charte impose au gouvernement l’obligation de fournir des soins médicaux pouvant lui sauver la vie : au paragraphe 93.

[543]   La Cour d’appel de l’Ontario a conclu, dans l’arrêt Flora, que l’appelant n’avait pas démontré que la loi en question constituait une [traduction] « violation » par l’État de son droit à la vie ou à la sécurité de sa personne, et que cela portait un coup fatal à sa prétention fondée sur l’article 7 : précité, au paragraphe 95.

[544]   Pour en arriver à cette conclusion, la Cour d’appel de l’Ontario a établi une distinction à l’égard des arrêts rendus par la Cour suprême dans les affaires Chaoulli; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; et Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, au motif que, contrairement aux dispositions législatives en litige dans ces affaires, la loi en litige dans l’affaire dont elle était saisie [traduction] « n’interdisait ni empêchait personne de demander des soins médicaux » : Flora, précité, au paragraphe 101.

[545]   La loi prévoyait plutôt [traduction] « une prestation déterminée pour les soins médicaux obtenus à l’étranger auxquels les Ontariens n’ont pas autrement accès ». Elle précisait qu’il s’agissait [traduction] « du droit d’obtenir du financement public quant à certains soins médicaux particuliers obtenus à l’étranger ». La Cour a conclu qu’ [traduction] « [e]n ne prévoyant aucun financement pour tous les soins médicaux obtenus à l’étranger, elle ne prive pas une personne de ses droits garantis par l’article 7 de la Charte » : Flora, précité, au paragraphe 101. Voir aussi la décision C.-W. (C.) v. Ontario Health Insurance Plan, précitée, au paragraphe 100.

[546]   La Cour d’appel de l’Ontario a expressément abordé la question de savoir si les protections offertes par l’article 7 de la Charte pouvaient aller jusqu’à comprendre l’exigence de fournir un niveau minimal de soins de santé : Flora, précité, aux paragraphes 105 à 109. Soulignant que cette question avait été expressément laissée sans réponse par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Gosselin, la Cour a également affirmé que, jusqu’à présent, la protection offerte par la Charte ne s’appliquait pas aux cas comportant ce que, dans l’arrêt Flora, elle a qualifié de [traduction] « droits purement économiques » : précité, au paragraphe 106.

[547]   La Cour d’appel de l’Ontario a également affirmé dans l’arrêt Flora qu’il n’existait aucune loi limitant la possibilité pour l’appelant de se servir de ses propres fonds afin d’obtenir une transplantation de foie dans un hôpital privé en Angleterre, précisément, bien entendu, ce qu’il avait décidé de faire : précité, au paragraphe 107.

[548]   La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que [traduction] « lorsque, comme en l’espèce, le gouvernement décide de fournir un avantage financier qui n’est pas exigé par la loi, les limites imposées par la loi quant à la portée de l’avantage financier fourni ne violent pas l’article 7 ». La Cour a ensuite ajouté que [traduction] « [s]elon le droit actuel, la portée de l’article 7 ne va pas jusqu’à imposer une obligation constitutionnelle au gouvernement de l’Ontario d’assumer le coût des soins médicaux obtenus à l’étranger, même lorsque les soins en question s’avèrent être de nature à sauver la vie » : au paragraphe 108. Par conséquent, la Cour a conclu que l’appelant n’avait pas démontré qu’il y avait eu violation de son droit à la vie et la sécurité de sa personne garanti par l’article 7 de la Charte : au paragraphe 109.

[549]   Dans la même veine, dans l’arrêt Toussaint (C.A.F.), la Cour d’appel fédérale, renvoyant expressément aux arrêts Flora et Wynberg, précités, ainsi qu’à l’arrêt rendu par la Cour suprême dans l’affaire Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2004 CSC 78, [2004] 3 R.C.S. 657, au paragraphe 78, a constaté que les demandes fondées sur l’article 7 de la Charte visant à obtenir des fonds de l’État ou une aide financière pour des traitements nécessaires avaient toutes été rejetées par les tribunaux.

[550]   De même, dans l’arrêt Covarrubias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 365, [2007] 3 R.C.F. 169, un demandeur sollicitait une décision favorable relativement à l’évaluation des risques avant renvoi au motif qu’il ne pourrait pas avoir accès à des soins médicaux pouvant lui sauver la vie dans son pays d’origine. En rejetant son appel, la Cour d’appel fédérale a conclu que l’appelant cherchait essentiellement à élargir la portée de la loi de manière à créer un nouveau droit de la personne qui permettrait d’exiger la prestation de soins de santé minimum aux fins de l’application de l’article 97 de la LIPR.

[551]   La Cour a affirmé, au paragraphe 36 de l’arrêt Covarrubias, que « [b]ien que leurs intentions soient nobles, la loi ne va pas aussi loin au Canada », renvoyant à l’arrêt Chaoulli dans lequel il est mentionné qu’il n’existe aucun droit constitutionnel distinct à des soins de santé. Cela étant, la Cour d’appel fédérale a affirmé que la Cour suprême n’envisagerait probablement pas « l’existence d’un droit distinct à des soins de santé pour tout ressortissant étranger visé par une mesure de renvoi au Canada ».

[552]   Les demandeurs en l’espèce affirment qu’ils ne demandent pas au gouverneur en conseil de mettre en place un programme d’avantages sociaux qui n’a jamais existé. Ils soulignent que, depuis plus d’un demi-siècle, l’exécutif a choisi de fournir de l’assurance maladie aux personnes qui demandent la protection du Canada. C’est la décision prise en 2012 par le gouverneur en conseil de réduire le montant des prestations auxquelles la majorité des prestataires du PFSI avaient droit et de supprimer entièrement les prestations auxquelles d’autres personnes avaient droit au titre du régime qui existait avant 2012 qui, selon les demandeurs, est visée en l’espèce par la contestation fondée sur l’article 7 de la Charte.

[553]   En effet, les demandeurs reconnaissent que l’exécutif n’était peut-être pas obligé de fournir une assurance maladie aux personnes qui demandent la protection du Canada. Toutefois, renvoyant à l’arrêt Chaoulli, précité, au paragraphe 104, ils affirment que, dès qu’il décide de le faire, l’exécutif doit le faire de manière à respecter la Charte.

[554]   À l’appui de cette prétention, les demandeurs relèvent la déclaration faite par la Cour suprême dans l’arrêt Eldridge selon laquelle, même si l’État n’est pas obligé d’accorder un avantage, à partir du moment où l’État décide de le faire, il est obligé de le faire « sans discrimination », et dans certains cas, « les gouvernements auront à prendre des mesures concrètes » : précité, au paragraphe 73. Voir aussi, dans le même sens, l’arrêt Auton, précité, au paragraphe 41.

[555]   Je reconnais que c’est le cas, mais cela ne veut pas dire que la Charte impose nécessairement un droit permanent à une assurance maladie d’un niveau précis.

[556]   Toutefois, il convient de souligner que les déclarations figurant dans l’arrêt Eldridge et dans l’arrêt Auton qui ont été relevées par les demandeurs ont été faites dans le contexte de demandes fondées sur l’article 15 de la Charte, et non pas sur l’article 7. Comme on le verra plus loin dans les présents motifs, les tribunaux ont eu beaucoup moins de réticence à imposer des obligations positives aux gouvernements afin de garantir l’égalité réelle.

[557]   Comme il a déjà été souligné, les demandeurs prétendent que ce qui est en litige en l’espèce c’est la décision d’éliminer les prestations du PFSI offertes aux personnes concernées. Selon les demandeurs, c’est cette modification au Programme qui fait que leur demande est susceptible de contrôle en vertu de l’article 7 de la Charte.

[558]   Le problème que pose cet argument est qu’il a déjà été rejeté dans un certain nombre d’affaires. Par exemple, dans l’arrêt Flora, l’appelant a prétendu que la décision du législateur ontarien de modifier l’ancienne version de la loi afin d’apporter des changements au critère relatif au Régime quant aux services médicaux obtenus à l’étranger constituait une violation de ses droits garantis par l’article 7 de la Charte. Toutefois, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu qu’[traduction] « une prétention de violation de la Charte ne peut reposer sur une simple modification à la loi » : Flora, précité, au paragraphe 104, renvoyant à Ferrel v. Ontario (Attorney General), 1998 CanLII 6274, 42 R.J.O. (3e) 97 (C.A.).

[559]   Dans la décision Ferrel, le juge en chef adjoint Morden a affirmé que [traduction] « [s]’il n’existe d’abord aucune obligation constitutionnelle d’adopter [la loi en litige], selon moi, il est implicite, dans la mesure où les exigences de la Constitution sont concernées, que le législateur a toute liberté pour remettre le recueil de droit dans l’état où il était avant [la loi contestée] » : à la page 110 [de 42 R.J.O. (3e)].

[560]   La Cour d’appel de l’Ontario a tiré une conclusion similaire dans la décision Lalonde c. Ontario (Commission de restructuration des services de santé), 2001 CanLII 21164, 56 R.J.O. (3e) 577. En effet, la Cour a conclu que « en l’absence d’un droit constitutionnel qui oblige le gouvernement à agir, il n’existe aucun droit constitutionnel à la préservation d’une mesure prise volontairement, même si cette mesure s’accorde avec les valeurs prônées par la Charte ou favorise ces valeurs » : au paragraphe 94.

[561]   Dans la même veine, dans la décision Masse v. Ontario (Ministry of Community and Social Services) (1996), 134 D.L.R. (4th) 20, la Cour divisionnaire de l’Ontario a conclu qu’aucune violation de l’article 7 de la Charte n’avait été démontrée lorsque le gouvernement provincial avait réduit de 21,6 p. 100 les prestations d’aide sociale : voir aussi la décision Tanudjaja, précitée, aux paragraphes 38 et 107.

[562]   En effet, dans l’arrêt Gosselin, précité, il était question d’une modification apportée par le gouvernement du Québec au régime provincial d’aide sociale. Dans le but d’encourager les jeunes à suivre des cours de formation professionnelle et à entrer le marché du travail, la province avait décidé que le montant de base des prestations d’aide sociale payables aux bénéficiaires âgé de moins de 30 ans devrait être moins élevé que celui des prestations d’aide sociale payables aux bénéficiaires de l’aide sociale âgés de plus de 30 ans, sauf si les jeunes bénéficiaires acceptaient de participer à une activité de travail désignée ou à un programme de formation. En rejetant une contestation de la loi fondée sur la Charte, la Cour suprême du Canada a conclu que, en l’absence d’un droit positif à un niveau de vie décent, la modification apportée par la nouvelle loi ne portait pas atteinte à un intérêt protégé par le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne garanti par l’article 7 de la Charte.

[563]   Par conséquent, je ne peux pas retenir les arguments du demandeur selon lesquels l’exercice par le gouverneur en conseil de son pouvoir discrétionnaire en adoptant le PFSI peut faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte en raison des modifications apportées au Programme en 2012.

[564]   Tout comme la loi dont il était question dans l’arrêt Flora qui a été rendu par la Cour d’appel de l’Ontario, il n’y a rien dans le PFSI de 2012 qui limite la possibilité pour les personnes qui demandent la protection du Canada de se servir de leurs propres fonds afin d’obtenir des soins de santé. Je reconnais pleinement que le droit des personnes qui devront payer les soins médicaux qu’ils recevront sera en grande partie illusoire, étant donné que la plupart des personnes concernées par les modifications apportées en 2012 au PFSI seront désavantagées sur le plan économique.

[565]   Je tiens toutefois à souligner que, dans l’arrêt Wynberg, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la validité de la restriction à l’accès, dans le réseau des écoles publiques, à des traitements pour enfants autistes financés par l’État, même si elle a reconnu que les autres moyens d’avoir accès au traitement risquaient d’être hors de portée de la plupart des familles.

[566]   Ce faisant, la Cour d’appel de l’Ontario a souligné que les gouvernements n’étaient pas obligés, en vertu de la Constitution, de voir à ce que chaque enfant autiste d’âge scolaire ait accès à des services d’enseignement particuliers. Par conséquent, le défaut par la province de fournir un type particulier de traitement aux enfants qui ont atteint un certain âge ne privait en rien ces enfants d’un droit garanti par la Constitution (voir aussi l’arrêt Sagharian v. Ontario (Education), 2008 ONCA 411, 172 C.R.R. (2d) 105[7].

[567]   Comme la Cour d’appel de l’Ontario l’a souligné dans l’arrêt Wynberg, les enfants d’âge scolaire n’étaient pas obligés de fréquenter l’école publique. Il était loisible aux parents de chercher à obtenir un traitement ailleurs, et la loi n’empêchait pas les parents de faire instruire leurs enfants à la maison ou dans des écoles privées. La Cour d’appel de l’Ontario a expressément reconnu que la situation financière des parents était telle qu’il ne s’agissait pas d’une solution envisageable pour [traduction] « bon nombre sinon la plupart des parents ». Cette situation financière ne faisait toutefois pas entrer en jeu les droits garantis par l’article 7 qui n’entraient pas autrement en jeu, et ne transformait pas non plus une non-violation des droits garantis par l’article 7 en une violation de ces mêmes droits : au paragraphe 231.

[568]   Enfin, les demandeurs invoquent l’arrêt rendu par la Cour suprême dans l’affaire Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, [2001] 3 R.C.S. 1016, aux paragraphes 24 à 26, à l’appui de la thèse selon laquelle il existe des circonstances où l’État doit prendre des mesures concrètes afin de permettre aux demandeurs vulnérables d’avoir accès à un droit garanti par la Charte dont ils ne jouiraient pas autrement.

[569]   Comme les demandeurs le font remarquer, dans l’arrêt Dunmore, les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont relevé trois exigences qui doivent être satisfaites pour qu’une telle mesure concrète soit reconnue :

1.    L’argument doit reposer sur un droit fondamental garanti par la Charte, plutôt que sur l’accès à un régime légal;

2.    La preuve doit démontrer que les demandeurs sont dans l’incapacité d’exercer ce droit par eux-mêmes; et

3.    Il doit être possible de tenir l’État responsable de toute incapacité d’exercer une liberté fondamentale.

[570]   De toute évidence, la difficulté pour les demandeurs réside dans le premier élément du critère de l’arrêt Dunmore. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas établi qu’il existe bel et bien, en vertu de l’article 7 de la Charte, un droit à des soins de santé financés par l’État.

B.        Conclusion relativement à la prétention des demandeurs fondée sur l’article 7

[571]   Pour les présents motifs, j’ai conclu que, selon l’état actuel du droit au Canada, les garanties relatives à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne prévues à l’article 7 de la Charte ne comprennent pas le droit positif à des soins de santé financés par l’État. Par conséquent, la prétention des demandeurs fondée sur l’article 7 de la Charte doit être rejetée.

XI.       Les modifications apportées en 2012 au PFSI violent-elles l’article 12 de la Charte?

[572]   L’article 12 de la Charte prévoit que « [c]hacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités ».

[573]   Les demandeurs admettent que les modifications apportées en 2012 au PFSI ne constituent pas des « peines » au sens de l’article 12 de la Charte. Ils font toutefois valoir qu’en raison des modifications apportées au PFSI, l’exécutif du gouvernement canadien fait subir des traitements cruels et inusités à un groupe pauvre, vulnérable et défavorisé.

[574]   Les défendeurs affirment que l’État finance des « traitements » médicaux par l’intermédiaire du PFSI, mais que personne au Canada n’est « assujetti » au PFSI. Les défendeurs prétendent que l’article 12 de la Charte a trait aux éléments obligatoires imposés par l’État et qu’il n’est pas du tout analogue à l’acceptation, par un bénéficiaire du PFSI, d’un « traitement » médical. Le PFSI n’empêche pas personne d’obtenir des soins médicaux : il offre plutôt, aux frais de l’État, certains soins de santé aux bénéficiaires admissibles, qui peuvent y avoir accès s’ils le désirent.

[575]   Comme les défendeurs l’ont souligné, le seuil de violation de l’article 12 est élevé : Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, au paragraphe 95. De plus, comme la Cour de l’Ontario (Division générale) l’a statué, au paragraphe 24 de la décision McNeill v. Ontario (Ministry of Solicitor General and Correctional Services), 1998 CanLII 14947, 126 C.C.C. (3d) 466, [traduction] « [il est] difficile de conclure qu’un programme mis sur pied dans le but de respecter une loi qui a été conçue et dûment adoptée pour de bons motifs, à savoir atteindre un objectif social tout à fait louable, la santé publique, est cruel et inusité ».

[576]   À cet égard, deux questions se posent pour décider si une violation de l’article 12 de la Charte a été établie. La première est la question de savoir si les personnes qui demandent la protection du Canada subissent des « traitements » au sens de l’article 12. La deuxième est la question de savoir si ces traitements sont « cruels et inusités ».

A.        Les modifications apportées en 2012 au PFSI constituent-elles des « traitements » au sens de l’article 12 de la Charte?

[577]   La grande majorité des précédents qui portent sur l’article 12 découlent du droit pénal et ont trait à des « peines » plutôt qu’à des « traitements ». Par conséquent, les tribunaux se sont peu penchés sur le terme « traitements » au sens de l’article 12 de la Charte.

[578]   Aucune des parties n’a relevé l’existence d’une demande fondée sur l’article 12 qui a été accueillie dans un contexte de nature autre que pénale ou quasi pénale. Bien que, dans les faits, il existe au moins une décision de ce genre, il s’agit d’une décision antérieure fondée sur la Charte et elle n’est guère utile en l’espèce : voir la décision Alvero-Rautert c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] 3 C.F. 163 (1re inst).

[579]   La Cour suprême du Canada n’a toutefois pas expressément écarté la possibilité que le « traitement » puisse inclure « ce qui est imposé par l’État dans un contexte de nature autre que pénale ou quasi pénale » : Rodriguez, précité, à la page 611.

[580]   Dans l’arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que le Nouveau Petit Robert (1990) définit le terme « traitement » comme un « [c]omportement à l’égard de [quelqu’un]; actes traduisant ce comportement ». Selon la Cour suprême du Canada, il se peut que l’expulsion « constitue un “traitement” au sens de l’art. 12 » : à la page 735.

[581]   Dans l’arrêt Rodriguez, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la question de savoir ce qui pouvait constituer un « traitement » pour l’application de l’article 12 de la Charte dans le contexte d’une contestation fondée sur la Charte de la disposition du Code criminel cité au par [325] interdisant l’aide au suicide. Après s’être reportée aux observations qu’elle avait antérieurement formulées dans l’arrêt Chiarelli, la Cour a fait remarquer que « la simple prohibition imposée par l’État à l’égard d’une certaine action, sans plus, ne peut constituer un “traitement” au sens de l’art. 12 ». Cependant, elle a poursuivi en disant qu’il « ne [fallait] pas en déduire [que] […] seules les actions positives de l’État peuvent être considérées comme des traitements au sens de l’art. 12; il peut très bien exister des situations où l’interdiction de certaines formes d’actions peut constituer un “traitement” » : les deux citations renvoient à la page 611, renvois omis.

[582]   Dans l’arrêt Rodriguez, la Cour suprême du Canada a ensuite expliqué que, dans les cas où l’interdiction de certaines formes d’actions peut constituer un « traitement », les demandeurs seront « d’une certaine façon soumis à un contrôle administratif particulier de l’État »: à la page 611. Il n’était pas suffisant que Mme Rodriguez, au même titre que tous les autres Canadiens, soit assujettie à l’interdiction de l’aide au suicide figurant dans le Code criminel. De même, le fait que l’interdiction lui cause des souffrances particulières en raison de sa maladie ne signifiait pas qu’elle avait été soumise à un « traitement » imposé par l’État.

[583]   En effet, la Cour suprême du Canada a clairement affirmé, dans l’arrêt Rodriguez, que « [p]our qu’elle constitue un “traitement” au sens de l’art. 12, l’action de l’État, qu’il s’agisse d’une action positive, d’une inaction ou d’une interdiction, doit faire intervenir la mise en œuvre d’un processus étatique plus actif, comportant l’exercice d’un contrôle de l’État sur l’individu » : à la page 612.

[584]   Je conviens avec les demandeurs que la situation des personnes qui demandent la protection du Canada peut être aisément distinguée de celle de Mme Rodriguez.

[585]   En l’espèce, les personnes qui demandent la protection du Canada relèvent de l’immigration et sont donc bel et bien assujetties au contrôle administratif de l’État. Certains demandeurs d’asile peuvent être mis en détention, et des obligations, telles que les exigences en matière de déclaration, peuvent être imposées à d’autres. De plus, leurs droits et les possibilités qui s’offrent à eux (comme leur droit de travailler et la possibilité qu’ils reçoivent des prestations d’aide sociale) peuvent être limités de diverses façons par l’État. En effet, leur admissibilité à un ensemble d’avantages dépend entièrement des décisions prises par divers organes du gouvernement du Canada quant à leur droit de demander la protection du pays, et de l’issue de leurs demandes de protection.

[586]   En outre, Mme Rodriguez était assujettie à une loi d’application générale, quoique cette loi ait eu des répercussions défavorables sur elle en raison de son mauvais état de santé.

[587]   En revanche, dans la présente affaire, la décision de modifier le PFSI n’était pas une décision neutre prise par le gouverneur en conseil qui n’a qu’accessoirement eu des répercussions négatives sur des personnes historiquement marginalisées qui étaient couvertes par l’ancien PFSI. En l’espèce, l’exécutif a plutôt délibérément fait subir à un groupe de personnes, de toute évidence vulnérables, pauvres et défavorisées, un traitement défavorable lorsqu’il a apporté des modifications au PFSI en 2012 dans le but exprès d’infliger des souffrances physiques et psychologiques prévisibles et évitables à bon nombre de ceux qui sollicitent la protection du Canada.

[588]   Les défendeurs expliquent que [traduction] « certains étaient d’avis que l’ancien PFSI constituait une des raisons pour lesquelles certains ressortissants étrangers venaient au Canada sous de faux prétextes, ainsi qu’une des raisons pour lesquelles ils cherchaient à demeurer au Canada le plus longtemps possible après le rejet de leur demande d’asile » : affidavit de Sonia Le Bris, au paragraphe 73. En effet, l’un des objectifs énoncés dans le cadre du décret de 2012 était de dissuader le recours censément abusif au système de protection des réfugiés.

[589]   Par conséquent, en ayant apporté les modifications au PFSI en 2012, le gouverneur en conseil cherche délibérément à compliquer les choses pour les personnes vulnérables, pauvres et défavorisées qui sont légalement venues au Canada afin d’y demander sa protection. L’exécutif a agi ainsi afin d’encourager ces personnes à quitter le pays plus rapidement après le rejet de leur demande d’asile : voir la transcription, vol. 3, à la page 38. De plus, comme le ministre de l’Immigration de l’époque l’a lui-même souligné, les modifications apportées au PFSI en 2012 visaient aussi à dissuader les demandeurs d’asile « bidon » de venir au Canada et d’abuser de la générosité des Canadiens.

[590]   La question de savoir si le gouvernement peut justifier la prise d’une telle mesure en vue de la réalisation de ses objectifs stratégiques doit être examinée au regard de l’article premier de la Charte. Cependant, pour les besoins de mon analyse fondée sur l’article 12, le fait qu’un groupe vulnérable, pauvre et défavorisé ait été intentionnellement ciblé distingue la présente affaire de la situation habituelle ayant trait à l’établissement des priorités et des règles par le gouvernement en ce qui concerne l’accessibilité aux programmes d’avantages sociaux. Étant donné les circonstances exceptionnelles de la présente affaire, je suis convaincue que les actions de l’exécutif qui sont en cause en l’espèce constituent « traitements » au sens de l’article 12 de la Charte.

[591]   Bien que j’admette que je ne suis pas liée par la jurisprudence étrangère, je tiens néanmoins à souligner que ma conclusion sur ce point est conforme à celle-ci. Il est particulièrement pertinent d’examiner l’arrêt qu’a rendu la Chambre des lords, en Angleterre, dans l’affaire Adam, R. (on the application of) v. Secretary of State for the Home Department, [2005] UKHL 66 (ex parte Adam).

[592]   Avant d’aborder l’arrêt ex parte Adam, il faut d’abord reconnaître qu’il s’agit d’une affaire jugée sous le régime de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221 (la Convention européenne). L’article 3 de la Convention européenne interdit aux États membres de soumettre les personnes relevant de leur juridiction « à la torture [ou] à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ».

[593]   Le libellé de l’article 3 de la Convention européenne est quelque peu différent de celui de l’article 12 de la Charte. Cependant, lorsqu’on a demandé aux avocates des défendeurs d’expliquer en quoi la « torture [ou les] peines ou traitements inhumains ou dégradants » différaient sensiblement des « traitements ou peines cruels et inusités », celles-ci ont été incapables de le faire.

[594]   En effet, dans l’arrêt R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que l’article 3 de la Convention européenne offre une protection contre les peines cruelles ou inhumaines « analogue » à celle prévue à l’article 12 de la Charte. La Cour suprême du Canada a également souligné que la Convention européenne et d’autres instruments internationaux comportant des dispositions comparables « peu[ven]t parfois être utile[s] pour tenter d’interpréter les dispositions pertinentes de la Charte » : à la page 1061. Voir aussi l’arrêt États-Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283, au paragraphe 5.

[595]   L’affaire Ex parte Adam portait sur la contestation d’une loi britannique qui empêchait les demandeurs d’asile réputés avoir tardé à présenter leur demande de recevoir de l’aide du gouvernement. Selon lord Bingham, les dispositions législatives en cause interdisaient au secrétaire d’État [traduction] « d’assurer ou de prendre des mesures en vue d’assurer le logement et même les autres nécessités de subsistance pour de tels demandeurs » : au paragraphe 6.

[596]   La question que devait trancher la Chambre des lords était de savoir si le régime imposé aux demandeurs d’asile tardifs constituait un « traitement » au sens de l’article 3 de la Convention européenne.

[597]   Pour conclure que c’était le cas, la Chambre des lords a amorcé son analyse en cernant les préoccupations qui avaient donné lieu aux modifications législatives en litige. Ces préoccupations présentent de grandes similitudes avec celles cernées par les déposants des défendeurs en l’espèce à l’appui des modifications apportées en 2012 au PFSI.

[598]   Dans ses motifs, lord Bingham a expliqué qu’il y avait eu une forte augmentation du nombre de demandes d’asile au Royaume-Uni au cours de la dernière décennie et que cela avait [traduction] « entraîné de nombreux problèmes administratifs et autres » : au paragraphe 2. Puis, il a ajouté ce qui suit :

[traduction] La réponse législative des divers gouvernements qui se sont succédé est fondée sur deux prémisses particulières. La première est que, bien que certaines des demandes d’asile soient présentées par des réfugiés de bonne foi, qui craignent avec raison d’être persécutés dans leur pays d’origine, la majorité des demandes d’asile sont présentées par de soi-disant migrants économiques, soit des demandeurs d’asile qui cherchent à obtenir un niveau de vie plus élevé que celui dont ils jouissent dans leur pays d’origine. La deuxième est que le Royaume-Uni est une destination intéressante pour de tels migrants, parce qu’il est plus généreux envers eux que les autres pays, ou est généralement réputé l’être.

[599]   Pour répondre à cette dernière préoccupation, des dispositions législatives ont été adoptées pour limiter l’accès par les demandeurs d’asile aux fonds publics dans le but [traduction] « d’alléger le fardeau financier de l’État; de limiter l’appui du public, dans la mesure du possible, à ceux qui le méritent et qui en ont besoin; d’atténuer la rancœur généralement éprouvée contre les faux demandeurs d’asile qui sont perçus comme des personnes s’enrichissant aux dépens des contribuables britanniques » : au paragraphe 2.

[600]   Comme c’est le cas en l’espèce, les dispositions législatives en cause dans l’affaire ex parte Adam visaient aussi [traduction] « à empêcher l’arrivée au pays de migrants économiques en mettant fin à la croyance internationale que les demandeurs d’asile reçoivent un traitement généreux ». Lord Bingham a cependant souligné que les choix politiques en matière de législation sous-tendant les dispositions législatives en question n’étaient pas en cause : au paragraphe 2.

[601]   Bien qu’aucune obligation publique générale de subvenir aux besoins des démunis ne soit prévue à l’article 3 de la Convention européenne, lord Bingham a déclaré qu’il n’avait [traduction] « aucun doute que le seuil [pour établir une violation de l’article 3] pouvait être franchi si une personne présentant une demande d’asile en retard, qui n’a pas les moyens d’assurer sa subsistance, n’a pas d’autres sources de soutien et est incapable de subvenir à ses besoins, est, par une action délibérée de l’État, privée de nourriture, de logement ou des autres nécessités de subsistance » : au paragraphe 7 (non souligné dans l’original).

[602]   On retrouve un autre critère applicable à l’existence d’un « traitement » dans les motifs des lords Hope et Brown, dans l’arrêt ex parte Adam, dans lesquels ceux-ci ont statué que, pour décider s’il y a eu un « traitement », il faut se concentrer sur la question de savoir si le gouvernement pourrait être tenu responsable des souffrances subies par les demandeurs, plutôt que sur la question de savoir si la conduite en cause constitue une action positive ou négative de l’État.

[603]   Pour conclure que le régime imposé aux demandeurs d’asile qui présentaient leur demande d’asile en retard constituait un « traitement » au sens de l’article 3 de la Convention européenne, lord Hope a souligné que [traduction] « [l’]imposition par la législature d’un régime qui interdit aux demandeurs d’asile de travailler et qui interdit aussi de leur fournir du soutien, lorsqu’ils sont démunis, constitue une action positive à l’endroit des demandeurs d’asile et non simplement de l’inaction. Cela constitue un “traitement” au sens de l’article » : au paragraphe 56.

[604]   Dans l’arrêt ex parte Adam, lord Scott a souligné, dans une opinion incidente, à titre d’exemple, que le fait d’empêcher des personnes de recevoir des soins de santé au titre du service national de la santé constituera un « traitement » au sens de l’article 3 lorsque le gouvernement fournit de tels services et décide qui y a droit, même lorsqu’il n’est pas tenu de le faire. Il a noté qu’[traduction] « [o]n ne peut pas, à mon avis, raisonnablement faire valoir qu’une interdiction prévue par la loi ayant pour effet d’empêcher les demandeurs d’asile, ou une catégorie particulière de demandeurs d’asile, de recevoir un traitement au titre du service national de la santé ne constitue pas un traitement au sens de l’article 3 » : au paragraphe 69.

[605]   J’admets que le PFSI ne renferme aucune interdiction expresse prescrite par la loi qui empêche les demandeurs d’asile, ou une catégorie particulière de demandeurs d’asile, d’obtenir des soins médicaux. Le gouverneur en conseil a, toutefois, délibérément interdit l’accès à une assurance maladie dans le but d’atteindre un objectif semblable à celui des dispositions législatives en cause dans l’affaire ex parte Adam, soit de dissuader les demandeurs d’asile « bidon » de demander la protection du Canada.

[606]   De plus, comme je l’ai déjà mentionné, concrètement, les compressions effectuées à l’égard de la couverture offerte par le PFSI limitent l’accès, pour les personnes demandant la protection du Canada, à un éventail de soins de santé ou les empêchent d’y avoir accès, en raison de l’effet combiné de la pauvreté de la majorité des bénéficiaires du PFSI et du caractère incertain et insatisfaisant des autres sources de soins de santé relevées par les défendeurs.

[607]   De plus, comme c’était le cas dans l’affaire ex parte Adam, la loi interdit à une partie des personnes demandant la protection du Canada de travailler. À cet égard, il y a lieu de rappeler que les demandeurs d’asile provenant de POD doivent attendre 180 jours après leur arrivée au Canada avant de pouvoir obtenir un permis de travail. D’autres, comme les réfugiés parrainés par le secteur privé, sont interdits de devenir bénéficiaires de l’aide sociale durant la première année où ils séjournent au Canada. Ces interdictions prévues par la loi empêchent d’autant plus les personnes concernées d’avoir accès à des soins de santé, que ce soit au moyen de régimes d’assurance maladie provinciaux ou privés ou de l’autofinancement, ce qui exacerbe les répercussions des modifications apportées en 2012 au PFSI.

[608]   En apportant les modifications au PFSI en 2012, le gouvernement a, en outre, pris des mesures précises en vue de limiter l’accès à une assurance maladie pour certaines catégories de personnes concernées, ainsi qu’en vue de l’éliminer complètement pour d’autres. Par exemple, le paragraphe 4(3) du décret d’avril 2012 prévoit que le ministre « ne peut payer […] le coût de la couverture des soins de santé engagé pour les demandeurs d’asile qui sont des ressortissants d’un pays qui, lorsque les services et produits sont fournis, [est un pays d’origine désigné] ». Cela a été fait, pour reprendre les termes de lord Bingham [au paragraphe 7], [traduction] « au moyen d’une action délibérée de l’État », en vue de compliquer les choses pour les personnes vulnérables, pauvres et défavorisées.

[609]   C’est précisément le genre de « processus étatique plus actif » envisagé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Rodriguez qui constitue un « traitement » au sens de l’article 12 de la Charte.

[610]   Par conséquent, étant donné les circonstances extraordinaires de la présente affaire, je suis disposée à conclure que la décision du gouverneur en conseil de réduire ou d’éliminer un avantage antérieurement fourni à une minorité identifiable de personnes pauvres, vulnérables et défavorisées assujettie au contrôle administratif du gouvernement du Canada fait subir à ces personnes un « traitement » au sens de l’article 12 de la Charte.

[611]   La prochaine question est donc de savoir si ce traitement est « cruel et inusité ».

B.        Les modifications apportées en 2012 au PFSI constituent-elles des traitements « cruels et inusités » au sens de l’article 12 de la Charte?

[612]   Dans l’arrêt R. c. Smith (Edward Dewey), précité, la Cour suprême du Canada a établi le critère qu’il convient d’appliquer pour décider si un traitement ou une peine contrevient à l’article 12 de la Charte. La Cour a statué que « le sens actuel de l’expression “traitements ou peines cruels et inusités” doit refléter [traduction] “l’évolution des normes de la décence d’une société qui mûrit” » : à la page 1089, renvoyant à Trop v. Dulles, 356 U.S. 86 (1958), à la page 101.

[613]   La Cour suprême du Canada a conclu, dans l’arrêt R. c. Smith (Edward Dewey), que les peines ou traitements « cruels et inusités » sont ceux qui sont « excessi[fs] au point de ne pas être compatible[s] avec la dignité humaine » : précité, à la page 1089.

[614]   Pour décider si un traitement ou une peine est « cruel et inusité », les tribunaux canadiens ont examiné de nombreux facteurs dans le cadre d’une sorte d’analyse « coûts-bénéfices ». Ces facteurs comprennent la question de savoir si le traitement va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre un objectif légitime, s’il existe des solutions de rechange appropriées, si le traitement est arbitraire, ainsi que s’il a une valeur ou une fin sociale. Parmi les autres considérations pertinentes, mentionnons la question de savoir si le traitement en question est inacceptable pour une grande partie de la population, s’il s’accorde avec les normes publiques de la décence ou de l’intégrité, s’il choque la conscience collective et s’il est d’une sévérité inhabituelle et donc dégradante pour la dignité et la valeur de l’être humain : R. c. Smith (Edward Dewey), précité, aux pages 1068 et 1069.

[615]   En ce qui concerne la question de savoir si le traitement va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre un objectif légitime, comme nous le verrons plus en détail, plus loin dans l’analyse de l’article premier, bien que la prévention du recours abusif au système de protection des réfugiés soit un objectif légitime, il n’a pas été démontré que les modifications apportées en 2012 au PFSI sont nécessaires pour atteindre les objectifs du gouvernement.

[616]   Les modifications apportées au PFSI font partie d’un ensemble complet de modifications qui ont été apportées au processus de traitement des demandes d’asile au Canada au cours des dernières années. Ces modifications comprennent des délais de traitement plus courts et des renvois plus rapides, des restrictions temporelles de l’accès aux processus d’ERAR et de demande CH [considérations d’ordre humanitaire], la création de la liste des POD et un processus de traitement accéléré des demandes présentées par des demandeurs d’asile provenant de POD, ainsi que d’autres mesures prises par le ministre. Il ressort de données préliminaires que les modifications ont permis de réduire, de façon générale, le temps que les demandeurs d’asile passent au Canada à bénéficier de la couverture offerte par le PFSI, ce qui a ainsi permis de diminuer le coût global du Programme.

[617]   Je ne dispose, toutefois, d’aucun élément de preuve convaincant selon lequel les modifications apportées aux dispositions du PFSI en matière d’admissibilité et de couverture ont permis de prévenir la présentation de demandes d’asile non fondées et, ainsi, de réduire le coût du Programme. Bien que les défendeurs aient fourni des renseignements concernant la baisse générale du nombre de demandes d’asile à la suite des récentes modifications apportées au processus de traitement des demandes d’asile, ils n’ont pas tenté d’établir dans quelle mesure la baisse du nombre de demandes d’asile, s’il y a lieu, était effectivement attribuable aux compressions effectuées dans le PFSI, comparativement aux autres modifications qui ont été apportées au processus de détermination du statut de réfugié. Par conséquent, on ne peut pas dire que les modifications apportées au PFSI en 2012 étaient nécessaires pour atteindre un objectif légitime.

[618]   Les compressions apportées au PFSI sont aussi quelque peu arbitraires. Le financement des soins médicaux est accordé en fonction de facteurs qui n’ont absolument rien à voir avec les besoins des personnes qui demandent la protection du Canada. Bien que les défendeurs aient initialement soutenu que le programme avait été [traduction] « conçu pour répondre [aux besoins] de sous-groupes particuliers de personnes qui bénéficient du [P]FSI », lorsqu’on leur a demandé d’expliquer de quelle façon le Programme répondait à ces besoins, ils ont concédé que, dans les faits, le Programme ne répondait pas aux besoins en matière de santé des diverses catégories de personnes visées par le Programme : transcription, vol. 2, aux pages 187 à 190.

[619]   De plus, comme les avocats des demandeurs, à titre d’exemple, l’ont souligné, dans le cadre du PFSI de 2012, un réfugié parrainé par le gouvernement provenant du Myanmar bénéficiera d’une assurance pour des médicaments contre l’asthme, mais pas un demandeur d’asile du Myanmar. Une demanderesse d’asile enceinte originaire de l’Iran bénéficiera d’une assurance pour les soins prénataux ou obstétricaux, mais pas une demanderesse d’asile enceinte originaire du Mexique. Un demandeur d’asile psychotique originaire de la Hongrie bénéficiera d’une assurance pour des médicaments et des visites chez le médecin, mais pas un demandeur d’asile suicidaire originaire de la Hongrie.

[620]   La valeur sociale des modifications apportées au PFSI est limitée. Même si la réduction des services de soins de santé fournis entraînera peut-être des économies pour les contribuables (du moins pour le gouvernement fédéral), cela ne permet pas de rendre les soins de santé plus accessibles pour les Canadiens. Cela ne permet pas non plus de pallier l’iniquité qui existe dans le système de soins de santé entre les Canadiens et les réfugiés et les demandeurs d’asile — l’un des objectifs énoncés des modifications — parce qu’il n’y a jamais eu d’iniquité de ce genre.

[621]   Encore une fois, comme nous le verrons plus en détail dans l’analyse de l’article premier, il n’y avait rien de foncièrement injuste dans le fait de fournir aux personnes qui demandent la protection du Canada (et qui sont certes principalement des personnes à faible revenu) un niveau de couverture d’assurance maladie comparable à celui fourni aux Canadiens à faible revenu. Il est, en outre, difficile de voir comment il est plus juste pour les Canadiens de fournir aux réfugiés à faible revenu et aux demandeurs d’asile un niveau de couverture de soins de santé comparable à celui dont disposent les travailleurs canadiens qui ne sont pas prestataires de l’aide sociale.

[622]   De même, il est difficile de voir comment il est plus juste pour les Canadiens de seulement fournir une CSSSSP à des demandeurs d’asile en provenance de POD. Il ne semble pas non plus évident de voir comment cela peut être plus juste pour les Canadiens de refuser quelque couverture d’assurance maladie que ce soit aux personnes ayant seulement droit à un ERAR. En effet, il convient de se demander comment il est juste pour les Canadiens de refuser une couverture d’assurance maladie aux demandeurs d’asile ayant seulement droit à un ERAR pour le diagnostic et le traitement de maladies infectieuses qui présentent possiblement un risque à la santé et la sécurité des Canadiens.

[623]   Bien que je ne dispose pas d’éléments de preuve suffisants pour tirer une conclusion à cet égard, je tiens aussi à souligner qu’il existe une véritable question à se poser, à savoir celle de savoir si les compressions dont a fait l’objet le PFSI permettront en réalité aux contribuables de réaliser de véritables économies — un autre objectif énoncé dans les modifications — ou si les coûts liés à la fourniture de soins médicaux aux demandeurs d’asile au Canada sont simplement transférés aux provinces et à d’autres intervenants.

[624]   La question suivante est de savoir si les modifications apportées au PFSI en 2012 sont inacceptables pour une grande partie de la population. Comme je l’ai déjà mentionné, les compressions dont a fait l’objet le PFSI ont été accueillies avec une grande consternation par les gouvernements provinciaux, par les groupes qui participent à la fourniture de soins de santé et d’autres formes d’aide aux demandeurs d’asile au Canada ainsi que par des éditorialistes de journaux.

[625]   Quelque 21 organismes médicaux à l’échelle nationale, y compris l’Association médicale canadienne, le Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada, le Collège des médecins de famille du Canada, l’Association canadienne des sages-femmes, l’Association des psychiatres du Canada, la Société canadienne de pédiatrie, Médecins de santé publique du Canada et l’Association canadienne des médecins d’urgence, ont produit des déclarations par lesquelles ils exprimaient leurs inquiétudes relativement aux compressions effectuées dans le PFSI. Comme l’a fait observer un éditorialiste du Calgary Herald, [traduction] « il est rare que des médecins s’expriment aussi ouvertement sur des questions politiques ».

[626]   Le 18 mai 2012, un groupe de ces organismes a également écrit au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration pour décrier les modifications attendues au PFSI. Les organismes ont fait remarquer notamment qu’en l’absence de [traduction] « services de santé initiaux », il y a un risque que des problèmes de santé non diagnostiqués et non traités entraînent des complications ainsi que des coûts de santé à l’avenir. De plus, le défaut de traiter les problèmes de santé pourrait rendre plus difficile l’apprentissage de nouvelles langues, la fréquentation d’un établissement d’enseignement ou l’entrée sur le marché du travail pour les nouveaux arrivants.

[627]   Dans une lettre datée du 6 juin 2012 adressée au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, l’Association des psychiatres du Canada a posé la question suivante : [traduction] « [c]omment peut-on dire à une femme souffrant de l’ESPT qu’elle ne recevra plus d’antidépresseur ou d’anxiolytique pour l’aider à surmonter les effets d’un traumatisme »? L’Association poursuit ainsi dans sa lettre [traduction] « [c]omment pourrait-on dire à une mère souffrant de dépression, qui a fui le danger et qui est récemment arrivée au Canada, que ni elle ni son enfant ne sont admissibles pour des soins de santé, simplement à cause de leur pays d’origine »?

[628]   Un groupe de professionnels de la santé du Département de psychiatrie de l’Université McGill a signalé ses préoccupations concernant les modifications, faisant observer que [traduction] « par exemple, la victime d’un viol provenant d’un pays d’origine désigné et souffrant d’une grave dépression n’aurait droit ni à des soins de santé ni à des antidépresseurs, à moins qu’elle ne soit considérée comme une menace aux autres ».

[629]   Le médecin hygiéniste de la Ville de Toronto a souligné que les [traduction] « [r]éfugiés constituent déjà un groupe marginalisé, qui est exposé à des risques en matière de santé, qui fait face à des barrières à l’accessibilité et qui a connu des difficultés et des traumatismes prémigratoires ». Certaines institutions ont également exprimé des préoccupations semblables : l’Ontario Medical Association, le département de psychiatrie de l’Université de Toronto, l’Association canadienne des soins de santé, l’Alliance catholique canadienne de la santé, la Public Health Association of British Columbia ainsi que le Wellesley Institute.

[630]   Les gouvernements provinciaux ont aussi exprimé de sérieuses réserves relativement aux modifications apportées au PFSI. À titre d’exemple, comme je l’ai déjà mentionné, peu de temps avant l’entrée en vigueur du PFSI de 2012, le ministre de la Santé et des Soins de longue durée de l’Ontario a écrit aux ministres fédéraux de la Santé et de l’Immigration, accusant le gouvernement du Canada d’avoir [traduction] « abdiqué sa responsabilité à l’égard de certains des plus vulnérables de notre société ».

[631]   La ministre de la Santé de l’Ontario a affirmé que les gens qui se voient refuser une couverture d’assurance pour les médicaments et les interventions médicales précoces ne chercheront pas à obtenir des soins de santé avant que leur situation ne nécessite un traitement urgent. Elle a ajouté que, en plus d’occasionner des [traduction] « douleurs et souffrances gratuites », l’omission de traiter les problèmes de santé [traduction] « exacerbera les besoins futurs en matière de soins de santé [des personnes concernées] » et a [traduction] « effectivement transféré les coûts fédéraux vers le système de santé provincial ».

[632]   Rappelons que le premier ministre de la Saskatchewan, Brad Wall, a déclaré dans un article de presse au sujet du cas de M. Akhtar que [traduction] « [c]’est incroyable […] [l]es décisions qui ont été prises par le gouvernement fédéral ont eu de telles répercussions sur des personnes qui sont manifestement les plus vulnérables ».

[633]   Le premier ministre Wall a poursuivi en disant qu’il ne comprenait pas la décision du gouvernement, et a précisé que [traduction] « cela fait partie intégrante des valeurs canadiennes et des valeurs de la Saskatchewan de veiller à ce que ces personnes, qui sont manifestement très vulnérables, surtout si elles sont tombées malades avant ou après leur arrivée au Canada, reçoivent notre aide ».

[634]   Les éditorialistes de journaux dans tout le pays ont également décrié les modifications apportées au PFSI. Un certain nombre de ces éditorialistes ont posé la question de savoir si les modifications en question donneraient lieu à quelque véritables économies que ce soit pour le contribuable ou si les coûts seraient simplement transférés aux provinces. Plus important encore en ce qui nous concerne, ils ont remis en question l’humanité d’une mesure visant à soumettre des personnes déjà désavantagées et vulnérables à un traitement de cette nature, qu’ils ont décrit dans un cas comme étant [traduction] « inutilement punitif » : recueil des demandeurs, à la page 838.

[635]   Il existe donc des éléments de preuve importants dont je suis saisie, qui ne témoignent pas simplement de différences philosophiques à l’égard d’un choix de politique d’un gouvernement, mais d’une réelle indignation de la part de personnes et de groupes avisés et touchés par les modifications apportées au PFSI en 2012. Bien que cela ne soit aucunement déterminant, il s’agit d’une forte indication que les compressions apportées au PFSI sont inacceptables, à tout le moins pour une partie de la population canadienne et, de l’avis de ces personnes et de ces organisations, qu’elles ne s’accordent pas avec les normes publiques de la décence ou de l’intégrité.

[636]   De plus, je suis convaincue que les modifications apportées au PFSI en 2012 ont effectivement eu des conséquences « cruelles et inusitées » pour les personnes touchées.

[637]   Bien que les conséquences négatives des modifications apportées au PFSI en 2012 soient loin de toucher exclusivement les enfants de demandeurs d’asile au Canada, la cruauté engendrée par ces modifications est en particulier évidente dans le sens où celles-ci affectent les enfants.

[638]   Dans la mesure où les modifications apportées au PFSI en 2012 étaient censées avoir un effet dissuasif à ce qui est appelé des demandes d’asile « bidon », il est important de reconnaître qu’habituellement, les enfants ne choisissent pas l’endroit où ils vivent : c’est une question qui est réglée par les adultes qui s’occupent d’eux. Ainsi, les enfants sont des victimes innocentes des événements qui se passent dans le monde et des choix faits par la famille.

[639]   Néanmoins, la capacité de ces enfants à avoir accès aux soins de santé a été considérablement réduite par le gouverneur en conseil dans sa tentative de dissuader leurs parents et d’autres personnes de venir au Canada et d’en demander sa protection.

[640]   En réalité, les modifications apportées au PFSI en 2012 ont pour effet de supprimer la couverture d’assurance en ce qui concerne les soins de santé pédiatriques pour certains enfants qui sont au Canada afin d’y demander asile. Certains enfants ne seront couverts que dans des situations qui posent un risque pour la santé et la sécurité publiques des Canadiens, et d’autres n’auront pas du tout de couverture médicale, et ce, pour aucune forme de soins de santé.

[641]   Les témoins des demandeurs ont fourni des éléments de preuve relativement aux conséquences que les modifications apportées au PFSI ont sur les enfants qui demandent l’asile au Canada. Même si j’ai conclu que la preuve concernant certains de ces cas était insuffisante, je tiens à souligner que la jurisprudence portant sur l’article 12 de la Charte permet l’utilisation d’exemples hypothétiques raisonnables pour démontrer l’existence de vices constitutionnels : voir, par exemple, R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485 [précité], aux pages 515 et 516. Voir aussi R. c. Wiles, 2005 CSC 84, [2005] 3 R.C.S. 895, au paragraphe 5; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, au paragraphe 41.

[642]   Un « exemple hypothétique raisonnable » n’est « ni invraisemblable ni difficilement imaginable ». Il ne doit pas consister en des « exemples extrêmes ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce », mais plutôt en une norme « centrée sur des circonstances imaginables qui pourraient se présenter couramment dans la vie quotidienne » : Goltz, précité [aux pages 515 et 516]. Voir aussi R. c. Wiles et R. c. Mills, précités.

[643]   Si l’on garde cela à l’esprit, les exemples suivants permettent d’illustrer la cruauté du choix de politique du gouvernement en ce qui concerne les enfants.

[644]   Il convient de rappeler que les bénéficiaires de la CSS sont notamment les demandeurs d’asile qui ne sont pas des ressortissants de POD, les réfugiés, les demandeurs d’ERAR ayant reçu une décision favorable, la plupart des réfugiés parrainés par le secteur privé et tous les demandeurs d’asile dont les demandes ont été déposées avant le 15 décembre 2012, peu importe leur pays d’origine.

[645]   La CSS s’applique à des services médicaux de nature urgente ou essentielle. Toutefois, elle ne couvre pas le coût de médicaments, même s’ils sont nécessaires pour le traitement d’une maladie mortelle, à moins que les médicaments ne soient nécessaires pour prévenir ou traiter une maladie présentant un risque pour la santé publique ou pour traiter un état préoccupant pour la sécurité publique.

[646]   Par conséquent, un enfant asthmatique qui demande l’asile pourrait avoir accès à des soins en salle d’urgence pour une crise d’asthme aigüe, mais il pourrait ultérieurement avoir des problèmes à respirer si ses parents, demandeurs d’asile et démunis, n’ont pas les moyens de payer le coût des médicaments pour soigner son asthme.

[647]   Un enfant atteint de problèmes auditifs pourrait être couvert pour une évaluation de l’audition, mais il pourrait devenir malentendant si ses parents n’ont pas les moyens d’acheter un appareil auditif. Cela pourrait avoir une incidence sur la capacité de l’enfant à fréquenter l’école et des conséquences à long terme sur son développement.

[648]   La situation est beaucoup plus grave en ce qui concerne les enfants qui sont amenés au Canada par leurs parents, à partir de pays d’origine désignés, et dont les demandes d’asile ont été déposées après le 15 décembre 2012. Il convient de rappeler que ces enfants n’ont droit qu’à la couverture des soins de santé pour la santé ou la sécurité publiques. La CSSSSP ne couvre que les soins de santé et les produits qui sont essentiels pour diagnostiquer, prévenir ou traiter une maladie qui constitue un risque pour la santé publique ou pour diagnostiquer ou traiter une affection qui constitue un danger pour la sécurité publique.

[649]   Par conséquent, un enfant qui crie de douleur en raison d’une infection à l’oreille n’aurait droit à aucune aide financière quant à quelques soins médicaux que ce soit, parce qu’une infection à l’oreille n’est pas une affection qui constitue un danger pour la santé ou la sécurité publique. Le parent de l’enfant peut faire examiner celui-ci par un médecin dans une salle d’urgence, mais il ne disposera d’aucune couverture d’assurance maladie l’aidant à assumer le coût des antibiotiques nécessaires au traitement de l’infection.

[650]   Dans son affidavit, le DRashid a décrit le cas d’un jeune enfant, atteint d’une fièvre et d’une toux, qui était incapable d’obtenir une radiographie pulmonaire afin de savoir s’il était atteint d’une pneumonie — une maladie qui peut être fatale — parce qu’il ne bénéficiait que de la CSSSSP.

[651]   Le Dr Caulford a décrit le cas d’un Africain asthmatique, de 8 ans, qui s’est mis à tousser et à respirer difficilement, de façon plus importante, parce sa mère n’avait plus les moyens de le faire soigner et d’acheter des médicaments pour l’asthme après que la couverture auquel elle avait droit en vertu du PFSI eut été réduite au niveau de celle de la CSSSSP suite au rejet de la demande d’asile de la famille : affidavit du Dr Caulford, au paragraphe 17.

[652]   Dans la même veine, la jeune fille qui provient d’un POD qui a été traumatisée par la violence sexuelle ou la violence liée aux gangs dans son pays d’origine n’aurait droit à aucune couverture d’assurance-maladie quant à des soins de santé mentale, quels qu’ils soient, si elle devient suicidaire, car des soins médicaux ne sont pas dispensés à l’enfant dont la santé mentale ne constitue un risque que pour lui-même. Je le répète, il est possible d’avoir accès à des soins d’urgence dans les cas de tentative de suicide, mais le traitement psychiatrique qui doit suivre et les médicaments qui peuvent aider l’enfant traumatisé à guérir ne sont pas couverts par une assurance maladie.

[653]   Enfin, il convient de rappeler que les enfants qui n’ont droit qu’à un ERAR n’ont droit à aucun soin médical, quels qu’ils soient, même si leur état de santé constitue un risque pour la santé et la sécurité des Canadiens.

[654]   Par conséquent, un jeune enfant infecté à la naissance par le VIH n’aurait droit à aucune couverture pour un traitement médical, et il serait condamné effectivement à une mort prématurée.

[655]   Non seulement un enfant souffrant de tuberculose n’aurait pas droit à une assurance couvrant le coût de son diagnostic et de son traitement, il serait également susceptible de transmettre la maladie aux membres de la famille, aux amis, aux enseignants et aux camarades de classe.

[656]   Je reconnais que bon nombre des cas où les demandeurs n’ont droit qu’à un ERAR, comme la participation antérieure à des crimes de guerre, sont peu susceptibles de se produire dans le cas d’enfants. Toutefois, des enfants pourraient se trouver dans cette situation si leurs parents, par ignorance ou suite à de mauvais conseils, n’ont pas déposé leurs demandes d’asile en temps opportun : voir la LIPR, paragraphe 99(3).

[657]   Un enfant pourrait également se trouver dans cette situation si son parent a déjà présenté, sans succès, une demande d’asile au nom de la famille : voir, par exemple, Tobar Toledo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 226.

[658]   Comme la Cour d’appel fédérale l’a fait remarquer dans l’arrêt Toledo, les enfants doivent parfois subir les conséquences des actes de leurs parents : au paragraphe 67. Toutefois, c’est une chose de dire qu’un enfant doit subir les conséquences, sur le plan procédural, des choix faits par ses parents, dans la mesure où ils ont trait au processus de détermination du statut de réfugié. C’est une tout autre chose de dire que des enfants seraient exposés à des souffrances inutiles et que leurs vies pourraient être en danger en raison des choix faits par leurs parents.

[659]   Comme il a déjà été souligné, en discutant de ses obligations internationales, le Canada a reconnu qu’il avait des obligations relativement aux enfants, plus particulièrement en vertu de la Convention sur les enfants. Cette convention n’a pas été incluse dans le droit canadien, mais les défendeurs reconnaissent qu’il s’agit néanmoins d’un outil d’interprétation utile pour déterminer s’il y a eu violation de la Charte.

[660]   Il faut également rappeler que le paragraphe 2 de l’article 6 de la Convention sur les enfants exige que le Canada agisse dans l’intérêt supérieur des enfants et codifie son obligation, à titre de signataire, d’assurer dans toute la mesure possible la survie et le développement de l’enfant. Selon moi, le traitement des enfants décrits dans les paragraphes précédents ne respecte pas cette norme.

[661]   De plus, le Canada, dans son droit interne, reconnaît que l’intérêt supérieur des enfants devrait toujours être pris en compte et prévoit l’exercice, au besoin, de la compétence parens patriae afin de veiller à ce que les intérêts supérieurs des enfants soient protégés. Dans l’arrêt Baker, précité, la Cour suprême du Canada a reconnu que les intérêts et les besoins des enfants, y compris des enfants non citoyens, sont des facteurs importants auxquels on doit accorder un poids important, car ils sont des valeurs d’ordre humanitaire centrales dans la société canadienne : aux paragraphes 67 et 70.

[662]   Toutefois, les défendeurs ne m’ont présenté aucun élément de preuve démontrant que le gouverneur en conseil a le moindrement tenu compte de l’incidence que les compressions apportées en 2012 au PFSI auraient sur la vie des enfants touchés par les modifications.

[663]   Je reconnais tout à fait que, parmi les personnes qui arrivent ici soi-disant pour solliciter la protection du Canada, il y en aura un certain nombre qui inévitablement ne seront pas des réfugiés, mais seront des migrants économiques qui tentent de se servir du système de protection des réfugiés pour entrer de façon détournée au Canada. Certains autres présenteront des demandes d’asile afin de regrouper leur famille au Canada.

[664]   Quoi qu’il en soit, faire retomber les fautes des parents sur leurs enfants innocents va certainement à l’encontre des valeurs de la société canadienne.

[665]   Même si je ne suis pas liée par ceux-ci, les propos tenus par la Cour suprême des États-Unis dans l’arrêt Plyler v. Doe, 457 U.S. 202 (1982) sur cette question sont néanmoins pertinents.

[666]   Dans l’arrêt Plyler v. Doe, la Cour suprême des États-Unis a invalidé une loi d’un état qui refusait de fournir du financement pour l’enseignement aux enfants des immigrants illégaux. Ce faisant, la Cour suprême des États-Unis a déclaré que les enfants en question étaient des [traduction] « membres particuliers » de la sous-catégorie des immigrants illégaux. Elle a ensuite fait remarquer que, bien que [traduction] « [d]es arguments convaincants étayent l’opinion selon laquelle un état peut priver de sa bienveillance des personnes dont la simple présence aux États Unis est le résultat de leur propre conduite illicite, ces arguments ne s’appliquent pas avec la même vigueur aux classifications imposant des incapacités aux enfants mineurs de ces immigrants illégaux » : aux pages 219 et 220.

[667]   Tout en reconnaissant que les personnes qui choisissent d’entrer illégalement aux États-Unis devraient être prêtes à subir les conséquences de leurs actes, la Cour suprême des États-Unis a néanmoins conclu que les enfants d’immigrants illégaux ne sont pas dans une situation comparable. Elle a ensuite affirmé que, [traduction] « [m]ême si l’état a estimé qu’il était utile de contrôler les actes des adultes en prenant des mesures contre leurs enfants, la loi qui fait retomber la faute commise par un parent sur ses enfants va à l’encontre de nos conceptions fondamentales de la justice » : à la page 220.

[668]   Citant la décision qu’elle a déjà rendue dans l’arrêt Weber v. Aetna Casualty & Surety Co., 406 U.S. 164 (1972), la Cour suprême des États-Unis a déclaré que [traduction] « faire retomber la condamnation […] sur un nourrisson est illogique et injuste. De plus, imposer des incapacités à l’enfant […] va à l’encontre du principe fondamental de notre système selon lequel les obligations légales doivent avoir un certain rapport avec la responsabilité individuelle ou les actes répréhensibles. Manifestement, aucun enfant n’est responsable de sa naissance, et pénaliser l’enfant […] est une manière inefficace et injuste de décourager le parent » : à la page 220 (non souligné dans l’original).

[669]   Il existe une distinction importante entre les enfants en question dans l’arrêt Plyler v. Doe et les enfants touchés par les modifications apportées en 2012 au PFSI : les enfants dont il est question en l’espèce ne se trouvent généralement pas illégalement au Canada. Compte tenu de cette mise en garde, on peut prétendre la même chose en l’espèce. Refuser d’accorder une couverture des soins de santé à des enfants innocents dans le but d’influencer le comportement de leurs parents et d’autres personnes est illogique et injuste. Cela constitue un traitement cruel et inusité.

[670]   Le caractère cruel des modifications apportées en 2012 au PFSI ne touche toutefois pas que les enfants. Comme la grossesse n’est pas un état qui constitue un risque pour la santé ou la sécurité publiques, la femme enceinte provenant d’un POD qui a été victime de violence sexuelle ne bénéficiera d’aucune assurance quant aux soins prénataux ou obstétricaux, ce qui pourrait mettre en danger la vie de la mère et celle du bébé : voir le guide de CIC intitulé « Réforme du Programme fédéral de santé intérimaire : exemples de couverture offerte en lien avec certains états de santé », à la page 5.

[671]   Dans la même veine, le demandeur d’asile provenant d’un POD qui fait une crise cardiaque ne bénéficiera d’aucune assurance maladie : voir le guide de CIC intitulé « Réforme du Programme fédéral de santé intérimaire : exemples de couverture offerte en lien avec certains états de santé », à la page 6.

[672]   Il ne suffit pas de répondre, comme les défendeurs l’affirment, que les demandeurs d’asile provenant des POD n’ont qu’à obtenir des soins de santé dans leur pays d’origine. Si c’est bien le cas, il faut se demander en quoi l’accessibilité à une assurance maladie au Canada en vertu du PFSI qui existait avant 2012 aurait au départ constitué un « facteur d’attraction ».

[673]   Toutefois, d’une manière plus fondamentale, pour certains demandeurs d’asile provenant des POD, il n’est pas question de retourner chez eux. Les demandeurs ont reconnu que ce ne sont pas tous les demandeurs d’asile provenant d’un POD qui présenteront une demande non fondée. À l’audience, les défendeurs ont explicitement reconnu qu’il se peut qu’il y ait, et qu’il y aura, des demandes d’asile authentiques provenant de tous les pays qui ont été désignés comme étant un pays d’origine désigné : transcription, aux pages 170 et 171.

[674]   Reconnaissant que c’est le cas, l’argument des défendeurs démontre que ce sont les demandeurs d’asile provenant d’un POD qui ne peuvent pas retourner chez eux — ceux qui sont réellement de véritables réfugiés — qui sont les personnes les plus défavorablement touchées par les compressions effectuées quant à leur couverture d’assurance suite aux modifications qui ont été apportées au PFSI en 2012.

[675]   Il ne suffit pas non plus de dire qu’il existe d’autres sources de soins de santé auxquelles peuvent avoir recours les personnes qui demandent la protection du Canada, notamment les demandeurs provenant d’un POD. Comme je l’ai déjà conclu, il est théoriquement possible que ces personnes se procurent des soins, des services ou des produits avec leur propre fonds ou souscrivent à une assurance maladie privée afin de payer ce type de dépenses. Toutefois, en pratique, la plupart des personnes concernées par les modifications apportées au PFSI en 2012 n’auront pas les moyens de faire cela étant donné leur extrême dénuement sur le plan économique.

[676]   En effet, dans l’arrêt Chaoulli, les observations formulées par le juge de première instance selon lesquelles, vu les coûts qui seraient occasionnés, les barrières économiques sont tellement intimement liées à la possibilité d’avoir accès à des soins de santé que l’accès aux soins privés est illusoire, s’appliquent en l’espèce.

[677]   En outre, comme je l’ai déjà expliqué dans les présents motifs, il y a de nombreuses déficiences dans l’ensemble des autres sources de soins de santé relevées par les défendeurs. Elles sont incertaines et les soins ne sont pas toujours prodigués en temps opportun. En effet, dans certains cas, les patients ne peuvent tout simplement pas obtenir le traitement prescrit par les médecins.

[678]   J’ai également conclu qu’obliger des personnes à compter sur la charité d’autrui n’est pas une façon fiable ou convenable de permettre aux personnes concernées d’obtenir des soins médicaux et qu’il est déshonorant de demander à des personnes gravement malades de quémander des traitements médicaux essentiels.

[679]   Les solutions proposées par les défendeurs ne tiennent également pas compte du préjudice psychologique infligé aux personnes souffrant de graves problèmes de santé en raison de leur accès incertain ou restreint à un traitement médical.

[680]   Les demandeurs d’asile provenant d’un pays autre qu’un POD risquent également de subir des conséquences dévastatrices en raison des compressions apportées au PFSI en 2012.

[681]   Il faut se rappeler que M. Akhtar est arrivé au Canada en provenance du Pakistan, un pays qui n’est pas POD, et que, pendant qu’il attendait la tenue de l’audition de sa demande d’asile, on lui a diagnostiqué une forme agressive de lymphome. M. Akhtar et d’autres personnes ont décrit la [traduction] « terrible » détresse psychologique qu’il a soufferte, tout seul dans un pays étranger, venant tout juste d’apprendre qu’il était atteint d’un cancer agressif, et ne sachant pas s’il serait capable d’obtenir des traitements de chimiothérapie susceptibles de lui sauver la vie.

[682]   En ce qui concerne M. Ayubi, le caractère cruel des modifications apportées en 2012 au PFSI est également manifeste. À titre de demandeur d’asile débouté, M. Ayubi, après le 30 juin 2012, et ce, jusqu’en mai 2013, ne disposait que de la couverture des soins de santé pour la santé ou la sécurité publiques, alors que le ministre a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 7 du PFSI de lui accorder la couverture prévue par le PFSI. M. Ayubi n’est toutefois toujours pas couvert par une assurance quant aux coûts de ses médicaments.

[683]   Toutefois, M. Ayubi est effectivement coincé au Canada, car il ne peut pas retourner en toute sécurité en Afghanistan. En effet, en imposant un moratoire sur les renvois vers l’Afghanistan, le Canada a lui-même reconnu qu’il est tout simplement trop dangereux de permettre le rapatriement de citoyens afghans.

[684]   À titre de diabétique, M. Ayubi souffre d’une maladie qui met sa vie en danger. Il tente de travailler. Il paye ses impôts. Néanmoins, il ne sait jamais si, du jour au lendemain, il pourra se procurer de l’insuline dont dépend sa survie. Il a déjà souffert d’au moins un problème de santé grave en raison du fait qu’il n’a pas pu obtenir les médicaments nécessaires, et il doit maintenant s’en remettre à la charité d’autrui.

[685]   M. Garcia Rodrigues a également souffert d’un stress important et a failli perdre la vue dans son œil parce qu’il n’était pas couvert par une assurance. En effet, c’est seulement grâce à la bonté du Dr Wong que la vue de M. Garcia Rodrigues a été sauvée.

[686]   Dans l’arrêt Smith, la Cour suprême du Canada a soulevé la question de savoir si les mesures prises par l’État sont dégradantes pour la dignité et la valeur humaine comme un facteur de plus permettant de déterminer si un traitement est cruel ou inusité : voir, par exemple, la page 1068.

[687]   L’accès à des soins de santé est reconnu comme étant essentiel à la préservation de la dignité humaine : voir, par exemple, l’arrêt Chaoulli, précité, au paragraphe 241.

[688]   Comme je l’ai déjà conclu, placer des personnes comme M. Ayubi, M. Garcia Rodrigues et M. Akhtar, qui sont touchées par les compressions apportées en 2012 au PFSI, dans une situation où ils doivent supplier afin d’obtenir un traitement médical essentiel à leur survie est humiliant. C’est donner l’impression que leur vie vaut moins que celles des autres. Il s’agit d’un traitement cruel et inusité qui viole l’article 12 de la Charte.

C.        Conclusion relative à l’article 12 de la Charte

[689]   Pour ces motifs, j’ai conclu que, bien qu’il soit loisible au gouvernement d’établir des priorités et d’imposer des restrictions aux régimes d’avantages sociaux comme le PFSI, le fait de cibler intentionnellement un groupe reconnu comme étant pauvre, vulnérable et défavorisé fait en sorte que la présente situation déborde du cadre des revendications typiques d’avantages sociaux fondées sur la Charte.

[690]   Avec les modifications qui ont été apportées en 2012 au PFSI, l’exécutif fédéral a rendu la vie de personnes défavorisées encore plus difficile qu’elle ne l’est déjà dans le but d’obliger les personnes qui ont demandé la protection du Canada à quitter le pays plus rapidement et d’en dissuader d’autres d’y venir. Vu les circonstances exceptionnelles de la présente affaire, je suis convaincue que les personnes touchées sont victimes d’un « traitement » au sens de l’article 12 de la Charte.

[691]   Je suis également convaincue que ce traitement est, tout particulièrement mais non exclusivement, « cruel et inusité », car il touche des enfants qui ont été amenés au Canada par leurs parents. Les compressions effectuées quant à l’assurance maladie grâce aux modifications apportées en 2012 au PFSI pourraient compromettre la santé, voir la vie de ces enfants innocents et vulnérables d’une manière qui choque la conscience et qui porte atteinte à la dignité humaine. Elles violent l’article 12 de la Charte.

XII.      Les modifications apportées en 2012 au PFSI violent-elles l’article 15 de la Charte?

[692]   Le paragraphe 15(1) de la Charte prévoit que « [l]a loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques ».

[693]   Toutefois, le paragraphe 15(1) est nuancé par le paragraphe 15(2), qui prévoit que « [l]e paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques ».

[694]   Les demandeurs font valoir que les modifications apportées au PFSI en 2012 ont pour effet de créer une hiérarchie des soins de santé dans le cadre de laquelle les vies de certains réfugiés et demandeurs d’asile, un groupe historiquement défavorisé dont la présence est prévue et autorisée par le droit canadien, ne sont pas réputées mériter la même protection que celle du reste de la société. Selon les demandeurs, cette distinction constitue de la discrimination au sens de l’article 15 de la Charte.

[695]   Les demandeurs soutiennent que les modifications apportées au PFSI en 2012 violent l’article 15 de la Charte de deux façons. Tout d’abord, les décrets de 2012 établissent une distinction entre les différentes catégories de demandeurs d’asile en fonction de leur pays d’origine. Ils prévoient, pour les demandeurs d’asile provenant de POD, un niveau de couverture de soins de santé inférieur à celle offerte aux demandeurs d’asile ne provenant pas de POD. Selon les demandeurs, cela constitue de la discrimination fondée sur l’origine nationale ou ethnique.

[696]   Les demandeurs soutiennent également que le PFSI de 2012 établi une distinction entre les personnes qui se trouvent légalement au Canada afin d’en demander la protection et les autres résidents autorisés du Canada à qui le gouvernement fournit une assurance maladie. Dans le cadre du PFSI de 2012, les personnes qui se trouvent légalement au Canada, comme M. Ayubi et M. Garcia Rodrigues, ne peuvent maintenant plus bénéficier du même niveau de couverture de soins de santé que les autres résidents autorisés du Canada.

[697]   Selon les demandeurs, cette distinction relative à l’admissibilité à une assurance maladie est fondée sur le motif analogue du statut d’immigration.

[698]   Les défendeurs nient qu’il y a eu violation des droits garantis par l’article 15 de la Charte parce qu’il y a eu discrimination fondée sur l’origine nationale ou ethnique ou le statut d’immigration des bénéficiaires du PFSI.

[699]   Selon les défendeurs, les modifications apportées au PFSI en 2012 ne créent pas une distinction fondée sur l’origine nationale des bénéficiaires du PFSI parce que toute distinction qui peut être faite découle des dispositions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Les défendeurs soulignent aussi qu’une multitude de pays ont été désignés comme étant des pays d’origine désignés et prétendent que toute distinction qui peut être faite entre les ressortissants étrangers d’origines diverses ne constitue pas de la discrimination fondée sur l’« origine nationale ou ethnique ».

[700]   S’il existe une différence de traitement entre les demandeurs d’asile provenant de POD et les autres personnes sollicitant la protection du Canada, les défendeurs affirment que la distinction crée un avantage, et non un désavantage, en ce sens qu’elle permet d’avoir accès à une assurance maladie financée par l’État.

[701]   En outre, les défendeurs allèguent qu’en accordant aux demandeurs d’asile provenant de POD un certain niveau de soins de santé financés par l’État, le gouverneur en conseil ne [traduction] « perpétue pas un préjugé et n’applique pas de stéréotypes ». L’exécutif reconnaît plutôt que, même si les demandeurs d’asile provenant de POD sont généralement des personnes arrivant de pays sûrs [traduction] « qui ne sont pas source de réfugiés » et qui sont dotés de systèmes de soins de santé comparables à celui du Canada, ils ont droit à un niveau minimal de soins de santé financés par l’État pendant qu’ils se trouvent au Canada pour présenter une demande d’asile.

[702]   En ce qui concerne les arguments des demandeurs concernant la discrimination alléguée fondée sur le statut d’immigration, les défendeurs allèguent que le « statut d’immigration » a été clairement rejeté par les tribunaux en tant que motif analogue pour les besoins de l’article 15 de la Charte. Par conséquent, les demandeurs n’ont pas établi que les modifications apportées au PFSI en 2012 créent une « distinction » qui entraîne l’application des dispositions du paragraphe 15(1) de la Charte.

[703]   Les défendeurs soutiennent aussi que la nature du droit revendiqué par les demandeurs est un droit à des soins de santé financés par l’État, un droit que même les citoyens canadiens ne possèdent pas. En outre, le système de santé canadien comporte des lacunes, et les Canadiens n’ont pas tous accès aux soins de santé dont ils ont besoin en temps opportun.

[704]   Subsidiairement aux arguments susmentionnés, les défendeurs soutiennent que le PFSI de 2012 est un « programme améliorateur », de sorte que toute distinction qui peut en découler est protégée par le paragraphe 15(2) de la Charte. Selon les défendeurs, il va de soi que ces programmes améliorateurs, en voulant aider un groupe, en excluent d’autres.

[705]   Enfin, les défendeurs allèguent que, s’il existe une distinction créée par le PFSI de 2012 qui n’est pas sauvegardée par le paragraphe 15(2) de la Charte, les demandeurs n’ont pas établi que la distinction constitue de la discrimination réelle, de sorte que leurs arguments fondés sur l’article 15 de la Charte ne peuvent pas être retenus.

A.        Les principes juridiques régissant les arguments fondés sur l’article 15

[706]   Dans l’arrêt Andrews c. Law Society British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143 (Andrews), la Cour suprême du Canada a qualifié la garantie d’égalité prévue au paragraphe 15(1) de « garantie […] la plus générale de toutes », ajoutant qu’elle « s’applique et sert d’appui à tous les autres droits garantis par la Charte » : à la page 185.

[707]   Le paragraphe 15(1) de la Charte vise à empêcher les distinctions discriminatoires ayant un effet négatif sur les membres des groupes caractérisés par les motifs énumérés à l’article 15 ou par des motifs analogues : R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483 (Kapp).

[708]   Le paragraphe 15(1) de la Charte a pour objet « d’empêcher les gouvernements d’établir des distinctions fondées sur des motifs énumérés ou analogues qui ont pour effet de perpétuer un désavantage ou un préjugé dont un groupe est victime, ou qui imposent un désavantage fondé sur l’application de stéréotypes » : Kapp, précité, au paragraphe 25 (italique dans l’original).

[709]   Le droit régissant les arguments fondés sur l’article 15 est complexe et il a été réitéré de nombreuses fois depuis que l’arrêt de principe Andrews rendu par la Cour suprême du Canada a « établ[i] le modèle » que la Cour doit suivre pour les arguments fondés sur l’article 15 de la Charte : Kapp, précité, au paragraphe 14.

[710]   Dans l’arrêt Andrews, les juges majoritaires ont qualifié la « discrimination » de « distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société » : précité, à la page 174.

[711]   C’est aussi dans l’arrêt Andrews que la Cour suprême du Canada a énoncé pour la première fois son engagement à l’égard du principe de l’égalité réelle, plutôt que formelle.

[712]   L’« égalité formelle » exige que toute personne, indépendamment des circonstances qui lui sont propres, soit traité d’une manière identique. Par contraste, l’« égalité réelle » reconnaît que, dans certaines circonstances, il est nécessaire de traiter différemment des personnes différentes afin de pouvoir réaliser une véritable égalité. À cet égard, l’« égalité réelle » est fondée sur la notion selon laquelle « [f]avoriser l’égalité emporte favoriser l’existence d’une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération » : Andrews, précité, à la page 171, le juge McIntyre.

[713]   Comme l’ont expliqué William Black et Lynn Smith dans « The Equality Rights », Gérald-A. Beaudoin et Errol Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertés, 4e éd. (Markham, Ontario : LexisNexis Butterworths, 2005), à la page 969 :

[traduction] L’expression « égalité réelle » dénote qu’il faut prendre en compte les issues d’une loi ou d’une activité contestée, ainsi que le contexte social et économique dans lequel survient la plainte d’inégalité. L’appréciation de ce contexte oblige à examiner plus que la loi qui est contestée et à cerner les conditions externes d’inégalité qui ont une incidence sur ces issues. L’égalité réelle oblige à prendre en compte le « préjudice » causé par le traitement inégal.

[714]   En 1999, la Cour suprême du Canada a rendu l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497 (Law). Dans l’arrêt Law, la Cour suprême du Canada a fait remarquer qu’ « [u]ne démarche fondée sur l’objet et sur le contexte doit plutôt être utilisée en vue de l’analyse relative à la discrimination pour permettre la réalisation de l’important objet réparateur qu’est la garantie d’égalité et pour éviter les pièges d’une démarche formaliste ou automatique » : au paragraphe 88.

[715]   Comme la Cour suprême du Canada l’a fait remarquer dans l’arrêt Gosselin, précité, la principale leçon à tirer de l’arrêt Law est qu’il faut procéder à un examen contextuel afin d’établir si une distinction établie par le gouvernement entre en conflit avec l’objet du paragraphe 15(1) de la Charte, de sorte qu’« “une personne raisonnable se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur estimerait que la mesure législative imposant une différence de traitement a pour effet de porter atteinte à sa dignité” » : Gosselin, précité, au paragraphe 25, citant l’arrêt Law, précité, au paragraphe 60.

[716]   Dans l’arrêt Kapp, la Cour suprême du Canada a reconnu que le fait d’utiliser la dignité humaine comme critère juridique suscite des difficultés. La Cour suprême du Canada a déclaré que, bien que la dignité humaine soit une valeur essentielle qui sous-tend le droit à l’égalité garanti par le paragraphe 15(1), « [elle] est une notion abstraite et subjective qui non seulement peut être déroutante et difficile à appliquer […], mais encore s’est avérée un fardeau additionnel pour les parties qui revendiquent le droit à l’égalité, au lieu d’être l’éclaircissement philosophique qu’elle était censée constituer » : Kapp, précité, au paragraphe 22 (italique dans l’original).

[717]   La Cour suprême du Canada a fait remarquer qu’« il est plus utile d’analyser […] les facteurs qui permettent de reconnaître l’effet discriminatoire », reconnaissant que la « perpétuation d’un désavantage et […] l’application de stéréotypes » sont les « principaux indices de discrimination » : Kapp, précité, au paragraphe 23. Le « principal enjeu » de l’article 15 est donc « la lutte contre la discrimination, au sens de la perpétuation d’un désavantage et de l’application de stéréotypes » : au paragraphe 24.

[718]   Pour les besoins d’une analyse fondée sur l’article 15 de la Charte, le « désavantage […] dénote la vulnérabilité, un préjugé et une image négative dans la société » : Kapp, précité, au paragraphe 55. Pour trancher la question de savoir si une mesure gouvernementale impose un désavantage fondé sur « l’application de stéréotypes », il faut tenir compte, entre autres choses, du « degré de correspondance entre la différence de traitement et la situation réelle du groupe demandeur » : Kapp, précité, aux paragraphes 19 et 23.

[719]   Depuis l’arrêt Kapp, la Cour suprême du Canada nous rappelle qu’il est important de pousser l’examen au-delà de la disposition législative contestée lors d’une analyse fondée sur l’article 15 de la Charte, et qu’il faut examiner le contexte social, politique et juridique plus vaste dans lequel s’inscrit la distinction législative : voir l’arrêt Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 222, aux paragraphes 193 et 194.

[720]   En effet, dans l’arrêt Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396 (Withler), la Cour suprême du Canada a déclaré que « [e]n définitive, une seule question se pose : La mesure contestée transgresse-t-elle la norme d’égalité réelle consacrée par le par. 15(1) de la Charte? » : précité, au paragraphe 2.

[721]   Plus récemment, dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. A., 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61 (P.G. c. A.), la juge Abella a souligné que « la principale considération doit être l’effet de la loi sur l’individu ou le groupe concerné ». Elle a aussi fait remarquer que l’article 15 a pour objet « d’éliminer les obstacles qui empêchent les membres d’un groupe énuméré ou analogue d’avoir accès concrètement à des mesures dont dispose la population en général » : au paragraphe 319, citant l’arrêt Andrews [à la page 165] (italique dans l’original).

[722]   Par conséquent, le critère qui permet d’établir s’il y a eu violation de l’article 15 est la question de savoir si un demandeur peut démontrer que le gouvernement a établi une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue et que l’effet de cette distinction sur l’individu ou le groupe crée un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application d’un stéréotype : P.G. c. A., précité, au paragraphe 324. Si le demandeur s’acquitte de cette obligation, il incombe alors au gouvernement de justifier la distinction au regard de l’article premier de la Charte.

[723]   Selon l’arrêt P.G. c. A., bien que les préjugés et l’application de stéréotypes soient des indices susceptibles d’être utiles pour voir s’il y a discrimination, « il ne s’agit pas […] d’éléments distincts du critère auquel doit satisfaire le demandeur » : précité, au paragraphe 325.

[724]   La Cour suprême du Canada a qualifié les « préjugés » d’« attitudes péjoratives reposant sur des opinions bien arrêtées quant aux capacités ou limites propres de personnes ou des groupes auxquels celles-ci appartiennent ». Bien que « l’application de stéréotypes » soit une attitude qui, tout comme un préjugé, « tend à désavantager autrui », c’est une attitude « qui attribue certaines caractéristiques aux membres d’un groupe, sans égard à leurs capacités réelles » : les deux citations sont des extraits de l’arrêt P.G. c. A., précité, au paragraphe 326.

[725]   En renvoyant à l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Withler [au paragraphe 38], la Cour suprême du Canada a statué, dans l’arrêt P.G. c. A., que « dans les cas où l’effet discriminatoire découlerait de la perpétuation d’un désavantage ou d’un préjugé, entreront en ligne de compte les éléments tendant à prouver qu’un demandeur a été historiquement désavantagé ou fait l’objet de préjugés, ainsi que la nature de l’intérêt touché » : précité, au paragraphe 327.

[726]   Il faut cependant se garder de s’attacher à tort à la question de savoir s’il existe une attitude ou une conduite discriminatoire, plutôt qu’à la question de savoir si la mesure gouvernementale contestée a un effet discriminatoire. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que les demandeurs prouvent qu’une distinction perpétue une attitude négative à leur endroit : P.G. c. A., précité, aux paragraphes 327 à 330.

[727]   En définitive, la question qui se pose est celle de savoir si « la distinction a pour effet de perpétuer un désavantage arbitraire à l’égard du demandeur, du fait de son appartenance à un groupe énuméré ou analogue » : P.G. c. A., précité, au paragraphe 331. Par conséquent, « [l]es actes de l’État qui ont pour effet d’élargir, au lieu de rétrécir, l’écart entre le groupe historiquement défavorisé et le reste de la société sont discriminatoires » : au paragraphe 332.

[728]   Après cet examen des principes juridiques applicables, j’examinerai maintenant la question de savoir si les demandeurs ont démontré que les modifications apportées au PFSI en 2012 créent une distinction entre les demandeurs d’asile provenant de POD et les demandeurs d’asile provenant de pays qui ne sont pas des POD, d’une manière qui a pour effet de violer l’article 15 de la Charte.

B.        Le PFSI de 2012 établit-il une « distinction » entre les demandeurs d’asile provenant de POD et les demandeurs d’asile ne provenant pas de POD sur le fondement d’un motif énuméré ou analogue?

[729]   Comme je l’ai déjà mentionné, la première question qui doit être examinée est celle de savoir si la mesure gouvernementale en cause, soit, en l’espèce, les modifications apportées au PFSI par les décrets de 2012, crée une « distinction » fondée sur un motif énuméré ou analogue au titre du paragraphe 15(1) de la Charte.

[730]   Comme la Cour suprême du Canada l’a fait remarquer dans l’arrêt Withler, précité, « [i]l ressort du mot “distinction” l’idée que le demandeur est traité différemment d’autrui » : au paragraphe 62.

[731]   Il convient de rappeler que, contrairement à la version du PFSI antérieure à 2012 (qui octroyait le même niveau de couverture à toutes les personnes qui y étaient admissibles), le PFSI de 2012 prévoit différents niveaux de couverture : la couverture des soins de santé élargie (CSSE), la couverture des soins de santé (CSS) et la couverture des soins de santé pour la santé ou la sécurité publiques (CSSSSP).

[732]   Le niveau de couverture auquel une personne a droit au titre du PFSI de 2012 dépend d’un certain nombre de facteurs, dont les suivants : À quel stade du processus d’octroi de l’asile la personne se trouve-t-elle?; La personne est-elle ressortissante d’un pays d’origine désigné?; Quel est le statut de la personne, si elle ne demande pas l’asile?; La personne reçoit-elle de l’aide gouvernementale fédérale pour la réinstallation?; La personne est-elle détenue?

[733]   La CSSE est le niveau de couverture des soins de santé le plus élevé offert par le PFSI de 2012. Elle est à peu près équivalente aux avantages offerts par le PFSI dans sa version antérieure à 2012 et elle est semblable au niveau de couverture des soins de santé dont disposent les Canadiens à faible revenu. Parmi les personnes ayant droit aux avantages de la CSSE, on retrouve la plupart des réfugiés pris en charge par le gouvernement et certains réfugiés parrainés par le secteur privé, ainsi que les victimes de traite des personnes et les personnes admises au titre d’une politique publique ou pour des motifs d’ordre humanitaire.

[734]   La CSS offre une couverture de soins de santé qui est similaire à celle offerte aux travailleurs canadiens par l’intermédiaire des régimes d’assurance maladie provinciaux et territoriaux, sous réserve que les services et les produits sont couverts seulement « s’ils sont urgents ou essentiels » au sens où l’entend le PFSI. Parmi les personnes ayant droit à la CSS, on retrouve les demandeurs d’asile provenant de pays qui ne sont pas des POD, les réfugiés reconnus, les demandeurs ayant reçu une décision favorable au stade de l’ERAR, la plupart des réfugiés parrainés par le secteur privé et les demandeurs d’asile ayant présenté leur demande avant le 15 décembre 2012, sans égard à leur pays d’origine.

[735]   Les demandeurs d’asile provenant de POD et les demandeurs d’asile déboutés ont seulement droit à la CSSSSP. Il convient de rappeler que la CSSSSP couvre uniquement les services de soins de santé et les produits nécessaires pour diagnostiquer, prévenir ou traiter une maladie présentant un risque pour la santé publique, ou pour diagnostiquer ou traiter les états préoccupants pour la santé publique.

[736]   Pour ce qui est des demandeurs d’asile provenant de POD, le paragraphe 4(3) du décret d’avril 2012 prévoit expressément que le ministre ne peut pas payer « le coût de la couverture des soins de santé engagé pour les demandeurs d’asile qui sont des ressortissants d’un pays qui, lorsque les services et produits sont fournis, fait l’objet de la désignation visée au paragraphe 109.1(1) de la Loi » (non souligné dans l’original).

[737]   Par conséquent, par suite des modifications apportées par le gouverneur en conseil avec la promulgation des décrets de 2012, le PFSI de 2012 établit maintenant une distinction, à première vue, quant au niveau de couverture des soins de santé qui sera offert à ceux qui demandent la protection du Canada en fonction, en partie, du pays d’où ils proviennent.

[738]   Le PFSI de 2012 prévoit un niveau de couverture des soins de santé moins élevé pour les demandeurs d’asile provenant de POD que pour les demandeurs d’asile ne provenant pas de POD, et fait donc subir une différence de traitement préjudiciable aux demandeurs d’asile provenant de POD. La présente situation se distingue donc aisément de celle dont la Cour d’appel fédérale était saisie dans l’affaire Toussaint : précité, aux paragraphes 104 et 105.

[739]   Il est aussi important de se rappeler que la question en litige en l’espèce n’est pas l’accès à un traitement exceptionnel ou expérimental, ou à ce que la Cour suprême du Canada a qualifié, dans l’arrêt Auton, de traitement « nouve[au] et recon[u] depuis peu » : précité, au paragraphe 56. Les modifications apportées au PFSI en 2012 ont pour effet de refuser d’accorder une couverture pour les « principaux » soins de santé de base qui sont offerts aux demandeurs d’asile provenant de pays qui ne sont pas des POD, au titre du PFSI, ainsi qu’aux Canadiens, au titre des programmes provinciaux ou territoriaux d’assurance maladie.

[740]   Les défendeurs affirment que le droit que les demandeurs revendiquent pour le compte des demandeurs d’asile provenant de POD est un droit à des soins de santé financés par l’État — un droit que même les citoyens canadiens ne possèdent pas : Chaoulli, précité.

[741]   Bien que j’aie déjà conclu, dans le contexte de mon analyse fondée sur l’article 7, qu’il n’existe pas de droit constitutionnel distinct à des soins de santé financés par l’État, cela ne constitue pas, pour les défendeurs, un moyen de défense contre l’argument fondé sur l’article 15 des demandeurs.

[742]   Bien que le gouverneur en conseil ne soit pas obligé de fournir une assurance maladie aux personnes sollicitant la protection du Canada, à partir du moment où l’État décide d’accorder un tel avantage, « il est obligé de le faire sans discrimination » : Eldridge, précité. La Cour suprême du Canada a ajouté, dans l’arrêt Eldridge, que « [d]ans bon nombre de cas, les gouvernements auront à prendre des mesures concrètes, par exemple en étendant le champ d’application d’un avantage pour en faire bénéficier une catégorie de personnes jusque-là exclues » : les deux citations sont des extraits du paragraphe 73, renvois omis.

[743]   Il n’est, en outre, pas loisible au Parlement ou à une législature d’adopter une loi dont les objectifs de politique générale et les dispositions imposent à un groupe défavorisé un traitement moins favorable : Auton, précité, au paragraphe 41, en citant l’arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203 (Corbiere).

[744]   Les défendeurs affirment que, si le fait de traiter les demandeurs d’asile provenant de POD différemment des autres personnes sollicitant la protection du Canada établit une distinction, cette distinction crée un avantage, et non un désavantage, en ce sens qu’elle permet aux demandeurs d’asile provenant de POD d’avoir accès à des soins de santé financés par l’État. Je ne souscris pas à cette affirmation.

[745]   En l’espèce, il est question d’un programme gouvernemental qui offre une assurance maladie aux bénéficiaires du PFSI. Cependant, les exigences en matière d’admissibilité établies par les décrets de 2012 ont donné lieu à une inégalité d’accès à cet avantage, en accordant un avantage inférieur à certains bénéficiaires du PFSI en fonction de leur pays d’origine.

[746]   La question est donc de savoir si une telle inégalité d’accès constitue de la discrimination fondée sur l’« origine nationale » des demandeurs d’asile.

[747]   Les défendeurs allèguent qu’il n’y a pas de discrimination de cette nature, étant donné que de nombreux pays ont été désignés comme étant des « pays d’origine désignés ». Selon les défendeurs, les distinctions établies entre les ressortissants étrangers de diverses origines ne constituent pas de la discrimination fondée sur l’« origine nationale ou ethnique ».

[748]   Je ne souscris pas à cet argument. Un programme excluant expressément les Asiatiques, les Hispaniques et les Noirs n’est pas moins discriminatoire qu’un programme excluant uniquement les Asiatiques.

[749]   Les défendeurs font aussi valoir que l’[traduction] « origine nationale ou ethnique n’est pas la même chose que la citoyenneté » : transcription, vol. 2, à la page 175. À l’appui de cet argument, les défendeurs soutiennent qu’une personne peut être citoyenne d’un pays et avoir une origine nationale ou ethnique tout autre. La difficulté que pose cet argument est qu’il assimile l’origine nationale à l’origine ethnique et qu’il ne tient pas compte de la distinction qui existe entre les deux.

[750]   Le paragraphe 15(1) de la Charte interdit la discrimination fondée sur l’origine nationale ou ethnique. L’emploi de la conjonction disjonctive « ou » donne à penser que les deux termes ne sont pas synonymes. Il est, en outre, clair qu’une personne peut avoir une origine nationale donnée et avoir une origine ethnique différente, voire même plusieurs origines ethniques différentes.

[751]   Les décrets de 2012 prévoient expressément qu’un niveau inférieur de soins de santé sera accordé aux demandeurs d’asile provenant de certains POD. Il s’agit, de toute évidence, de discrimination fondée sur le pays d’où provient le demandeur d’asile, c’est-à-dire, son origine nationale.

[752]   Les défendeurs ont invoqué plusieurs décisions à l’appui de leur allégation selon laquelle le PFSI n’établit pas une distinction fondée sur l’origine nationale. Cependant, chacune de ces affaires se distingue aisément de la situation dont la Cour est saisie en l’espèce.

[753]   L’affaire Pawar c. Canada, 1999 CanLII 8760 (C.A.F.), portait sur une contestation de la condition de résidence de la Loi sur la sécurité de la vieillesse, L.R.C. (1985), ch. O-9, présentée par des personnes nées à l’étranger. Lorsqu’elle a rejeté l’action, la Cour d’appel fédérale a conclu que « le fait d’être né à l’étranger » n’était pas inclus dans la notion « d’origine nationale ou ethnique » et qu’il ne s’agissait pas non plus d’un motif énuméré ni d’un motif analogue au titre de l’article 15 de la Charte.

[754]   Dans l’arrêt Pawar, la Cour d’appel fédérale a aussi conclu qu’une distinction fondée sur la résidence préalable dans des pays n’ayant pas conclu d’ententes réciproques avec le Canada en matière de pension n’avait rien à voir directement avec l’« origine nationale ou ethnique » des demandeurs. Autrement dit, la distinction en cause dans l’affaire Pawar n’était pas fondée sur le pays particulier où la personne avait résidé précédemment, mais plutôt sur la question de savoir si le pays en question avait conclu une entente réciproque avec le Canada en matière de pension : au paragraphe 2.

[755]   En revanche, en l’espèce, la distinction qu’établissent les décrets de 2012 est entièrement fondée sur le pays d’origine du demandeur d’asile.

[756]   Dans la décision Tabingo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 377, [2014] 4 R.C.F. 149, le juge Rennie devait examiner la question de savoir si l’annulation, en application du paragraphe 87.4(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, des demandes au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés en fonction de la date de présentation de la demande constituait une violation de l’article 15 fondée sur l’origine nationale des demandeurs.

[757]   Bien que le juge Rennie ait fait remarquer, au paragraphe 120 de la décision Tabingo, que les « demandeurs forment un groupe diversifié [et] n’ont en commun aucune des caractéristiques que sont […] l’origine nationale », ce n’est pas la raison pour laquelle il a conclu que l’article 15 n’avait pas été violé.

[758]   Le juge Rennie a admis que la décision d’annuler des demandes de visa avait eu une incidence différente, selon le lieu où un demandeur avait présenté sa demande, en raison de la variation des taux de traitement d’un bureau à l’autre. Toutefois, en concluant que cela n’indique pas l’existence d’une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue pour l’application de l’article 15 de la Charte, le juge Rennie a souligné que des demandes de visas avaient été transférées d’un bureau des visas à un autre, les dossiers de bureaux recevant beaucoup de demandes ayant été transférés à des bureaux recevant moins de demandes, afin d’en accélérer le traitement. Ainsi, les différences dans les taux de traitement à divers bureaux ne correspondaient pas directement aux pays d’origine des demandeurs. Par conséquent, il n’y avait pas de discrimination fondée sur l’origine nationale.

[759]   Toutefois, on ne peut pas déduire de la décision Tabingo qu’il ne pourrait pas y avoir de discrimination fondée sur l’origine nationale dans l’éventualité où le gouvernement du Canada a décidé de traiter des demandes de visas provenant de la Grande-Bretagne à un taux double de celui des demandes de visas provenant par exemple du Cameroun, du Pakistan et du Vietnam (en supposant, aux fins de l’argumentation, que les demandeurs de visas présentant leur demande à l’étranger ont en réalité des droits en vertu de l’article 15 de la Charte).

[760]   Les deux dernières décisions invoquées par les défendeurs portaient sur des plaintes en matière de droits de la personne présentées en vertu de deux lois sur les droits de la personne différentes plutôt qu’en vertu de l’article 15 de la Charte. Dans les deux cas, il s’agissait de plaintes concernant des droits de scolarité imposés à des étudiants étrangers qui étaient plus élevés que ceux qui étaient imposés à des étudiants canadiens : Nova Scotia Confederation of University Faculty Associations v. Nova Scotia (Human Rights Commission), 1995 CanLII 4556, 143 N.S.R. (2d) 86 (C. supr.) (Nova Scotia) et Simon Fraser University International Students v. Simon Fraser University, [1996] B.C.C.H.R.D. n13 (QL) (Simon Fraser).

[761]   On alléguait dans les plaintes que les barèmes des droits de scolarité différents constituaient une discrimination fondée sur la race et l’origine nationale ou ethnique des étudiants dans l’affaire Nova Scotia, et sur la race et/ou le lieu d’origine dans l’affaire Simon Fraser. Les deux plaintes ont été rejetées.

[762]   Dans la décision Nova Scotia, la Cour a fait remarquer que les droits de scolarité plus élevés ne s’appliquaient pas à des citoyens canadiens ni à des immigrants admis, qui pourraient avoir de nombreuses origines raciales et origines nationales/ethniques différentes. Les droits supplémentaires étaient fonction de la nationalité ou du lieu de résidence des étudiants, et non de leur race ou de leur origine nationale ou ethnique. Ni la nationalité ni le lieu de résidence ne constituaient des motifs de distinction illicites selon les lois sur les droits de la personne applicables, de telle sorte que la plainte a dû être rejetée.

[763]   De même, dans la décision Simon Fraser, des étudiants étrangers se sont vu imposer des droits de scolarité beaucoup plus élevés que ceux imposés à des étudiants canadiens. Le British Columbia Council of Human Rights a rejeté la plainte et a fait remarquer que les étudiants touchés provenaient [traduction] « de plus de cinquante pays différents » et qu’ils ne pouvaient pas [traduction] « être caractérisés par la race ou le lieu d’origine ». Le tribunal a ensuite souligné le fait que les étudiants canadiens pourraient aussi provenir de divers autres pays : au paragraphe 17.

[764]   En conséquence, le tribunal a conclu, dans la décision Simon Fraser, que la politique de l’université sur les droits de scolarité était fondée sur la citoyenneté ou le lieu de résidence des étudiants touchés ainsi que sur leur statut juridique au Canada, et non sur leur race ou leur lieu d’origine. Compte tenu du fait que les éléments susmentionnés ne constituaient pas des motifs de distinction prohibés par la loi, la plainte a donc aussi été rejetée.

[765]   Toutefois, les décisions susmentionnées ne mènent pas à la conclusion selon laquelle il n’y aurait aucune discrimination fondée sur l’origine nationale si des droits de scolarité plus élevés n’étaient imposés qu’à des étudiants provenant par exemple de la Hongrie, du Mexique et des États-Unis, ce qui constituerait une analogie plus pertinente avec l’affaire qui nous occupe.

[766]   Comme je l’ai déjà souligné, le décret d’avril 2012 [paragraphe 4(3)] prévoit précisément que le ministre ne peut payer « le coût de la couverture des soins de santé engagé pour les demandeurs d’asile qui sont des ressortissants d’un pays qui, lorsque les services et produits sont fournis, fait l’objet de la désignation visée au paragraphe 109.1(1) de la Loi » (non souligné dans l’original). Selon le sens ordinaire de cette phrase, on prive les demandeurs d’asile au Canada en provenance de pays désignés d’un avantage en fonction de leur origine nationale, et cela établit ainsi une distinction pour l’application du paragraphe 15(1) de la Charte.

[767]   Le sens ordinaire de l’expression « origine nationale » est suffisamment large pour inclure des personnes qui ne sont pas seulement nées dans un pays en particulier, mais qui proviennent de ce pays. En effet, une telle interprétation est compatible avec l’expression utilisée dans la LIPR [l’article 109.1], à savoir « Désignation de pays d’origine » (non souligné dans l’original).

[768]   Avant de passer à une autre question, je voudrais également souligner que mon interprétation de l’expression « origine nationale » pour l’application du paragraphe 15(1) de la Charte en ce qu’il interdit une discrimination entre les classes de non citoyens fondée sur leur pays d’origine est aussi compatible avec les dispositions de la Convention sur les réfugiés, dont l’article 3 interdit la discrimination à l’égard des réfugiés fondée sur le pays d’origine.

[769]   Bien que l’argument n’ait pas été soulevé dans leur mémoire des faits et du droit, les défendeurs ont soutenu à l’audience que la distinction établie dans les décrets de 2012 entre les demandeurs d’asile provenant de POD et ceux ne provenant pas de POD est fondée sur la citoyenneté, plutôt que sur l’origine nationale. En conséquence, ils affirment qu’il ne peut y avoir de violation de l’article 15 de la Charte.

[770]   Comme je l’ai déjà expliqué, je suis convaincue que le PFSI de 2012 établit bel et bien une distinction fondée sur l’origine nationale des demandeurs d’asile. En conséquence, il n’est pas absolument nécessaire de traiter l’argument relatif à la citoyenneté soulevé par les défendeurs, et je ne me pencherai sur la question que brièvement, surtout compte tenu du fait que l’argument concernant la citoyenneté n’a pas été présenté comme étant un fondement de la contestation constitutionnelle des demandeurs dans leur avis de question constitutionnelle.

[771]   Je tiens simplement à souligner que, dans la mesure où les défendeurs soutiennent que toute distinction figurant dans les décrets de 2012 était fondée sur la citoyenneté plutôt que sur l’origine nationale, il s’agirait toujours de discrimination, étant donné que la citoyenneté a expressément été reconnue comme étant un motif analogue pour l’application de l’article 15 de la Charte : voir les arrêts Andrews, précité, et Lavoie c. Canada, 2002 CSC 23, [2002] 1 R.C.S. 769.

[772]   En effet, comme l’a fait observer le juge La Forest dans l’arrêt Andrews, la « discrimination fondée sur la nationalité a, depuis les tout débuts, toujours accompagné la discrimination fondée sur la race et sur l’origine nationale ou ethnique qui sont des motifs énumérés à l’art. 15 » : à la page 195.

[773]   Bien que je reconnaisse que les arrêts Andrews et Lavoie portent tous les deux sur des distinctions établies entre des citoyens canadiens et des non citoyens canadiens, comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Lavoie, « [u]ne fois identifié, un motif analogue est “un indicateur permanent de discrimination législative potentielle” qui n’a pas à être établi chaque fois par la suite » : au paragraphe 2, citant l’arrêt Corbiere, précité, aux paragraphes 7 à 10, et Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120, au paragraphe 119.

[774]   Finalement, les défendeurs soutiennent que la distinction établie dans les décrets de 2012 ne sont pas discriminatoire, étant donné que la distinction entre les POD et les pays qui ne sont pas des POD découle des dispositions de la LIPR, soulignant que les demandeurs ne se sont pas opposés au processus de désignation des POD prévu par la loi dans la présente instance.

[775]   Il est vrai que la notion de «pays d’origine désigné » a été créée par le paragraphe 109.1(1) de la LIPR, qui permet au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de désigner un pays pour l’application de certaines dispositions de la LIPR. Toutefois, cela ne peut soustraire les modifications apportées au PFSI en 2012 à l’examen au titre de l’article 15 de la Charte.

[776]   La question en litige en l’espèce n’est pas l’inclusion du paragraphe 109.1(1) dans la LIPR, mais plutôt la décision du gouverneur en conseil d’importer la notion de « Désignation de pays d’origine » dans les décrets de 2012, en l’utilisant comme critère pour déterminer les personnes qui pourront bénéficier de la couverture des soins de santé et le niveau de couverture applicable. Cette décision est manifestement susceptible de contrôle en vertu de l’article 15 de la Charte.

[777]   Après avoir conclu que les décrets de 2012 établissent une distinction fondée sur le motif énoncé de l’origine nationale et sur le motif analogue de la citoyenneté, la question suivante qui doit être examinée est l’affirmation des défendeurs selon laquelle le PFSI est un programme améliorateur et que cette distinction est, par conséquent, justifiée par le paragraphe 15(2) de la Charte.

C.        La violation du paragraphe 15(1) de la Charte est-elle justifiée par le fondement selon lequel le PFSI est un programme améliorateur?

[778]   Le paragraphe 15(2) de la Charte prévoit que le paragraphe (1) « n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques ».

[779]   Les défendeurs estiment que, si la Cour devait conclure que la distinction établie par le PFSI relativement au niveau des couvertures qui sont offertes à des demandeurs d’asile provenant de POD par rapport à celles qui sont offertes à des demandeurs ne provenant pas de POD constitue une violation du paragraphe 15(1) de la Charte, il y a lieu de faire valoir que le PFSI est un programme améliorateur orienté vers l’amélioration de la situation de groupes qui ont besoin d’aide dans le but de renforcer l’égalité réelle, comme l’envisage le paragraphe 15(2) de la Charte.

[780]   Autrement dit, les défendeurs soutiennent que le PFSI est un programme du gouvernement qui a pour objet d’améliorer l’état de santé de demandeurs d’asile, de réfugiés et de demandeurs d’asile déboutés ayant des besoins particuliers au Canada : mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 122. Ils affirment que la distinction établie entre les couvertures fournies à des demandeurs d’asile provenant de POD et d’autres sert à la réalisation de cet objectif par le fait que des fonds sont attribués à des personnes originaires de pays pour lesquels le temps de traitement des demandes d’asile est plus long, ce qui fait que ces personnes restent au Canada plus longtemps que les autres.

[781]   Dans l’arrêt Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670 (Cunningham), la Cour suprême du Canada a expliqué que le paragraphe 15(2) de la Charte a pour objet de prémunir les programmes améliorateurs contre les accusations de « discrimination à rebours » : au paragraphe 41. Il permet aux gouvernements de mettre en œuvre des programmes ou des lois qui visent à améliorer la situation de membres de groupes qui ont été défavorisés dans le passé afin de faciliter le passage vers l’égalité réelle.

[782]   La Cour suprême du Canada a fait remarquer dans l’arrêt Cunningham que l’objectif du paragraphe 15(2) de la Charte est réalisé « en confirmant la validité des programmes améliorateurs visant des groupes défavorisés particuliers, ce qui pourrait autrement contrevenir au par. 15(1) en excluant d’autres groupes ». Elle fait en outre observer que, ce faisant, « [i]l va de soi que ces programmes, en voulant aider un groupe, en excluent d’autres » : précité, au paragraphe 40.

[783]   Le principe sous-jacent au paragraphe 15(2) de la Charte est que « les gouvernements devraient pouvoir cibler certains membres d’un groupe défavorisé en raison de caractéristiques personnelles, tout en en excluant d’autres ». La Cour a reconnu que les gouvernements peuvent avoir des objectifs particuliers qui consistent à améliorer la situation des membres d’un groupe particulier, et qu’ils ne sont peut-être pas en mesure d’aider tous les membres d’un groupe défavorisé en même temps. En conséquence, les gouvernements devraient pouvoir établir des priorités, à défaut de quoi « ils pourraient alors ne pas pouvoir utiliser des programmes ciblés pour atteindre des objectifs précis à l’égard de groupes précis » : les deux citations sont des extraits de l’arrêt Cunningham, précité, au paragraphe 41.

[784]   Le premier examen détaillé de la portée de l’exception énoncée au paragraphe 15(2) de la Charte apparaît dans l’arrêt Kapp, précité, rendu par la Cour suprême du Canada. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a expliqué que les paragraphes 15(1) et 15(2) de la Charte « ont pour effet combiné de promouvoir l’idée d’égalité réelle qui sous-tend l’ensemble de l’art. 15 ». La Cour a fait observer que « [l]e paragraphe 15(1) vise à empêcher les distinctions discriminatoires ayant un effet négatif sur les membres des groupes caractérisés par les motifs énumérés à l’art. 15 ou par des motifs analogues », ce qui était « une façon de combattre la discrimination » : Kapp, précité, au paragraphe 16.

[785]   Ce n’est toutefois pas la seule manière de combattre la discrimination. Les gouvernements peuvent également tenter de s’attaquer à la discrimination en élaborant des mesures qui luttent de manière proactive contre la discrimination au moyen de programmes visant à aider des groupes défavorisés à améliorer leur situation : arrêt Kapp, précité, au paragraphe 25. Le paragraphe 15(2) de la Charte préserve le droit des gouvernements d’agir ainsi, sans que le programme soit annulé au titre du paragraphe 15(1) de la Charte.

[786]   Pour établir qu’un programme du gouvernement constitue un programme améliorateur pour l’application du paragraphe 15(2) de la Charte, le gouvernement doit démontrer « que le programme est du type qui vise véritablement à améliorer la situation d’un groupe qui a besoin d’une aide amélioratrice afin d’accroître l’égalité réelle » : Cunningham, au paragraphe 44. Une « déclaration [d’objet améliorateur] sans plus » ne saurait donner ouverture à la protection que confère le paragraphe 15(2) de la Charte contre une allégation de discrimination : Cunningham, au paragraphe 44.

[787]   Il doit également y avoir une corrélation entre le programme en question et le désavantage dont est victime le groupe qui est censé bénéficier du programme : Kapp, précité, au paragraphe 49.

[788]   Selon l’arrêt Cunningham, si les conditions susmentionnées sont satisfaites, le paragraphe 15(2) de la Charte protègera « toutes les distinctions fondées sur un motif énuméré ou analogue qui “tendent et sont nécessaires” à la réalisation de l’objet améliorateur ». Pour démontrer qu’une distinction est « [nécessaire] » à la réalisation de l’objet améliorateur, il faut établir que, « dans un sens général, la distinction contestée [tend] à la réalisation de l’objet du programme ou y contribue et que, en conséquence, elle favorise l’atteinte de l’objet d’ensemble de l’art. 15, soit l’égalité réelle ». Autrement dit, « des distinctions potentiellement discriminatoires sont permises dans la mesure où elles n’outrepassent pas l’objet du programme améliorateur » (non souligné dans l’original). Pour pouvoir invoquer l’exception du paragraphe 15(2) de la Charte, la distinction « doit réellement tendre à la réalisation de l’objet améliorateur ou y contribuer, et ainsi être compatible avec l’objet de l’art. 15, soit de promouvoir l’égalité réelle » : toutes les citations sont des extraits de l’arrêt Cunningham, précité, au paragraphe 45.

[789]   La Cour suprême du Canada a énoncé la « question fondamentale » suivante en ce qui concerne les affaires portant sur le paragraphe 15(2) de la Charte : « jusqu’à quel point le par. 15(2) offre-t-il une protection contre une allégation de discrimination? » Elle a ensuite souligné que « [s]elon la réponse provisoire suggérée par Kapp […], la distinction doit tendre à la réalisation de l’objet améliorateur ou y contribuer » : Cunningham, au paragraphe 46.

[790]   La Cour suprême du Canada a poursuivi, dans l’arrêt Cunningham, en disant que « par leur nature, les programmes améliorateurs confèrent à un groupe des avantages qui ne sont pas conférés à d’autres ». De telles distinctions sont généralement protégées « si elles tendent à la réalisation de l’objet du programme ou y contribuent, faisant ainsi la promotion de l’égalité réelle », même lorsque, par exemple, « les groupes inclus et exclus sont des groupes autochtones ayant une histoire semblable de désavantages et de marginalisation » : Cunningham, précité, au paragraphe 53, citant l’arrêt Lovelace v. Ontario, 1997 CanLII 2265, 33 R.J.O. (3e) 735 (C.A.) (Lovelace – C.A.O.), conf. par 2000 CSC 37, [2000] 1 R.C.S. 950 (Lovelace).

[791]   Les programmes améliorateurs sont souvent contestés par les personnes ne faisant pas partie du groupe dont le programme vise à améliorer la situation. À titre d’exemple, dans l’arrêt Kapp, un programme prévoyant l’émission de permis de pêche communautaires à trois bandes autochtones a été contesté par des pêcheurs commerciaux, dont la plupart n’étaient pas Autochtones.

[792]   Ce n’est pas le cas dans la situation qui nous intéresse : en l’espèce, les modifications au PFSI introduites par les décrets de 2012 font l’objet de contestations présentées pour le compte de certaines des personnes mêmes auxquelles le Programme est censé bénéficier, soit les demandeurs d’asile provenant des POD et les demandeurs d’asile déboutés.

[793]   Comme la Cour d’appel de l’Ontario l’a fait remarquer dans l’arrêt Lovelace – C.A.O. [traduction] « [u]n programme fondé sur le paragraphe 15(2) qui exclut des personnes ou groupes défavorisés que le programme vise à avantager contrevient probablement au paragraphe 15(1) » : à la page 756 [33 R.J.O. (3e)]. La Cour suprême du Canada a confirmé la décision de la Cour d’appel de l’Ontario, sans toutefois formuler de commentaires sur ce point précis.

[794]   Cela permet aussi d’effectuer une distinction entre la présente affaire et les faits auxquels la Cour d’appel fédérale était saisie dans l’arrêt Toussaint. Dans cette affaire, la Cour examinait une contestation de l’exclusion des immigrants illégaux de la couverture offerte par le PFSI : c’est-à-dire une allégation de sous-inclusivité présentée par quelqu’un qui ne faisait pas partie du groupe dont le Programme visait à améliorer la situation. C’est dans ce contexte que la Cour d’appel fédérale a fait remarquer que, si Mme Toussaint avait réussi à établir l’existence d’une « distinction » selon le paragraphe 15(1), « le paragraphe 15(2) de la Charte aurait pu entrer en jeu » : au paragraphe 102.

[795]   Contrairement à la situation dans l’affaire Toussaint, la PFSI de 2012 prévoit une couverture des soins de santé pour les personnes qui demandent la protection du Canada, mais elle isole explicitement certains demandeurs d’asile selon leur pays d’origine en prévoyant moins de traitements, ce qui constitue de la discrimination à l’encontre des demandeurs d’asile provenant de POD, autant quant à son objet que quant à son effet.

[796]   Les défendeurs affirment que le PFSI a pour objet l’amélioration de l’état de santé des demandeurs d’asile, des réfugiés et des demandeurs d’asile déboutés lorsque des circonstances particulières font en sorte que ceux-ci ont besoin d’aide au Canada. Puisqu’il s’agit du but du Programme, il n’est pas clair en quoi le fait que les demandeurs d’asile provenant de POD ne peuvent pas se prévaloir du Programme pour obtenir une couverture quant aux soins de santé fondamentaux et « essentiels » soit utile ou nécessaire à l’objet améliorateur du Programme, ni en quoi cette exclusion favorise l’atteinte de l’objectif d’accroitre l’égalité réelle.

[797]   En fait, comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt P.G. c. A., précité, « [l]es actes de l’État qui ont pour effet d’élargir, au lieu de rétrécir, l’écart entre le groupe historiquement défavorisé et le reste de la société sont discriminatoires » : au paragraphe 332.

[798]   Il convient aussi de rappeler que la mesure de l’État qui est en cause dans la présente affaire est la décision, prise par le gouverneur en conseil, de modifier le PFSI de manière à enlever aux demandeurs d’asile provenant de POD la couverture des soins de santé qui leur était auparavant offerte. Effectivement, il est difficile de comprendre comment la distinction effectuée entre les pays d’origine désignés et les pays qui ne sont pas d’origine désignée dans le PFSI peut être qualifiée « d’amélioratrice », lorsque l’un des objectifs énoncés des modifications apportées au Programme en 2012 était de compliquer la tâche aux réfugiés provenant de POD, en vue de dissuader d’autres soi-disant demandeurs d’asile « bidon » de venir au Canada et d’abuser de la générosité des Canadiens.

[799]   Pour trancher la question de savoir si le PFSI constitue un « programme améliorateur » pour les besoins du paragraphe 15(2) de la Charte, il faut aussi se poser la question suivante : « Était-il raisonnable que l’État conclue que les moyens choisis pour réaliser son objectif améliorateur permettraient d’atteindre cet objectif? ». La Cour suprême du Canada a expliqué que, pour qu’une distinction soit raisonnable, « il doit y avoir une corrélation entre le programme et le désavantage dont est victime le groupe cible ». Un tel critère « permet au législateur de bénéficier d’une grande déférence », mais il permet aussi de procéder à un contrôle judiciaire « dans le cas où un programme est théoriquement destiné à aider une population défavorisée, alors qu’en pratique il répond à d’autres objectifs non réparateurs » : toutes les citations sont tirées de l’arrêt Kapp, précité, au paragraphe 49.

[800]   Comme il a été mentionné précédemment, le paragraphe 15(2) [de la Charte] permet les distinctions potentiellement discriminatoires, mais uniquement « dans la mesure où elles n’outrepassent pas l’objet du programme améliorateur » : Cunningham, au paragraphe 45.

[801]   Selon les défendeurs, l’objet du PFSI consiste en [traduction] « l’amélioration des conditions de santé des demandeurs d’asile, des réfugiés et des demandeurs d’asile déboutés, lorsque des circonstances particulières font en sorte qu’ils ont besoin d’aide au Canada ». Ils affirment que [traduction] « la distinction effectuée entre les POD et les autres pays répondent à cet objet, en permettant l’allocation de fonds à des personnes provenant de pays dont les demandes d’asile sont plus longues à traiter et qui sont par conséquent au Canada pour une plus longue période » : les deux citations sont tirées du mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 122.

[802]   La Cour doit donc trancher la question de savoir s’il existe une corrélation entre les dispositions du PFSI et les désavantages dont est victime le groupe cible.

[803]   Les défendeurs ont prétendu lors de l’audience que toutes les distinctions étaient conçues de manière à répondre aux besoins précis des sous-groupes de bénéficiaires du PFSI. Les défendeurs avaient initialement décrit ces besoins comme étant des besoins en matière de santé : transcription, vol. 2, à la page 188; voir aussi le mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 122.

[804]   Cependant, le fait que certains demandeurs d’asile provenant de POD puissent être au Canada pendant une période plus courte que les demandeurs d’asile ne provenant pas de POD ne signifie pas que l’état de santé et les besoins en matière de soins de santé des demandeurs du premier groupe ne seront pas aussi préoccupants lors de leur passage au Canada que ceux des demandeurs d’asile du deuxième groupe. Il ne s’ensuit pas qu’une demanderesse d’asile à la veille d’accoucher qui arrive au Canada en provenance du Mexique (un POD) a inévitablement besoin de moins de soins de santé qu’une demanderesse d’asile dans la même situation qui provient du Sri Lanka (qui n’est pas un POD).

[805]   Mme Le Bris a effectivement reconnu en contre-interrogatoire que les défendeurs ne disposent pas de renseignements qui donneraient à penser que les besoins des demandeurs d’asile provenant de POD en matière de santé sont moindres que ceux des demandeurs d’asile ne provenant pas de POD, pas plus qu’ils ne disposent d’éléments de preuve qui laisseraient croire que les demandeurs d’asile provenant de POD sont davantage en mesure de payer leurs soins de santé que ceux qui ne proviennent pas de POD : transcription, questions 105 et 106.

[806]   Il n’y a donc aucun élément de preuve qui démontre que la structure de couverture à différents niveaux du PFSI correspond à la réalité des demandeurs d’asile provenant de POD, ou, pour reprendre les termes de l’arrêt Kapp, qu’il existe une corrélation entre la distinction établie dans le PFSI et le désavantage dont sont victimes les demandeurs d’asile provenant de POD.

[807]   Il en découle que l’on ne peut pas affirmer que la distinction entre les demandeurs d’asile provenant de POD et ceux ne provenant pas de POD contribue à l’objectif énoncé, soit [traduction] « l’amélioration des conditions de santé des demandeurs d’asile, des réfugiés et des demandeurs d’asile déboutés, lorsque des circonstances particulières font en sorte qu’ils ont besoin d’aide au Canada ».

[808]   Étant donné que les défendeurs n’ont pas réussi à démontrer que les modifications apportées au PFSI en 2012 peuvent être justifiées parce qu’elles s’inscrivent dans le cadre d’un programme améliorateur au titre du paragraphe 15(2) de la Charte en ce qui a trait aux demandeurs d’asile provenant de POD, la Cour doit de nouveau concentrer son analyse sur le paragraphe 15(1).

[809]   La prochaine question que la Cour doit examiner est donc celle de savoir si la distinction établie par le PFSI en ce qui a trait à la couverture d’assurance maladie dont peuvent se prévaloir les demandeurs d’asile provenant de POD et celle offerte aux demandeurs d’asile ne provenant pas de POD a pour effet de créer un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes, ce qui contreviendra au paragraphe 15(1) de la Charte.

D.        Les décrets de 2012 créent-ils un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes?

[810]   Les défendeurs affirment qu’en permettant aux demandeurs d’asile provenant de POD d’avoir accès à un certain niveau de couverture des soins de santé aux frais de l’État, le gouverneur en conseil ne [traduction] « perpétue pas un préjugé ou l’application de stéréotypes ». En fait, il reconnaît tout simplement que, même si ces demandeurs d’asile proviennent de pays qui sont généralement sécuritaires, de nations qui « ne génèrent pas de réfugiés » et qui sont dotées de systèmes de santé comparables au nôtre, ils méritent un niveau minimal de couverture des soins de santé fournie par l’État lorsqu’ils sont au Canada pour y présenter une demande d’asile.

[811]   Cet argument pose problème, et ce, à plusieurs égards.

[812]   Le premier élément problématique est la prémisse des défendeurs selon laquelle les POD sont dotés de systèmes de santé qui sont comparables à celui du Canada. La qualité des soins de santé n’a pas été employée comme critère dans la désignation des « pays d’origine désignés » au titre de la LIPR, et personne n’a porté à ma connaissance des éléments de preuve qui démontreraient que le niveau de soins de santé offert, disons, au Mexique, est comparable à celui offert au Canada.

[813]   Le deuxième problème que pose l’argument des défendeurs est qu’il tient pour acquis qu’une personne qui demande l’asile au Canada en provenance d’un POD et qui tombe gravement malade peut tout simplement retourner dans son pays d’origine et y obtenir les soins dont elle a besoin.

[814]   Cet argument repose sur la présomption implicite selon laquelle la demande d’asile de la personne en question n’est pas fondée et que cette dernière est effectivement une réfugiée « bidon » (pour reprendre les termes du porte-parole du ministre), et qu’elle peut par conséquent retourner dans son pays d’origine en toute sécurité afin d’avoir accès aux soins dont elle a besoin.

[815]   Bien que cela puisse être le cas pour certains demandeurs d’asile provenant de POD, les défendeurs eux-mêmes admettent que ce n’est pas le cas pour tous les demandeurs d’asile. Comme il a été mentionné précédemment, les défendeurs ont expressément reconnu que certains demandeurs d’asile provenant de POD sont bel et bien exposés à une persécution réelle dans leurs pays d’origine et qu’ils sont effectivement de véritables réfugiés.

[816]   En fait, comme je l’ai déjà fait remarquer, l’argument des défendeurs est ironique : il démontre que ce sont les demandeurs d’asile provenant de POD ne pouvant retourner dans leur pays d’origine — soit, les véritables réfugiés — qui sont les plus touchés par la réduction de leur couverture d’assurance découlant des modifications apportées en 2012 au PFSI.

[817]   La Cour suprême du Canada a statué, dans l’arrêt Auton, précité, que, lorsqu’il s’agit de décider si un avantage a été conféré de manière discriminatoire et si l’application de stéréotypes concernant les membres du groupe sont en cause, il convient de tenir compte de « l’objectif du régime législatif qui confère l’avantage ainsi que des besoins généraux auxquels il est censé répondre » : au paragraphe 42.

[818]   La Cour suprême a fait remarquer que « [l]e régime d’avantages excluant un groupe en particulier d’une matière qui compromet son objectif global sera vraisemblablement discriminatoire, car il exclut arbitrairement un groupe donné ». Par contre, « l’exclusion qui est compatible avec l’objectif général et l’économie du régime législatif ne sera vraisemblablement pas discriminatoire » : Auton, précité, au paragraphe 42.

[819]   Plus récemment, l’arrêt Kapp nous a enseigné qu’il fallait tenir compte, dans l’examen de la question de l’application des stéréotypes, du degré de correspondance entre la différence de traitement et la situation réelle du groupe demandeur : précité, au paragraphe 19.

[820]   En dernier lieu, comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Gosselin, une mesure gouvernementale « adaptée spécifiquement à la réalité du groupe concerné » risque peu d’être discriminatoire au sens du paragraphe 15(1) : précité, au paragraphe 37.

[821]   Comme la Cour l’a fait remarquer précédemment, les défendeurs ont décrit, au paragraphe 122 de leur mémoire des faits et du droit, l’objet du PFSI comme étant [traduction] « l’amélioration des conditions de santé des demandeurs d’asile, des réfugiés et des demandeurs d’asile déboutés, lorsque des circonstances particulières font en sorte qu’ils ont besoin d’aide au Canada ».

[822]   Cependant, les défendeurs ont aussi reconnu que le PFSI de 2012 ne répond pas dans les faits aux besoins en matière de santé des personnes concernées. Donc, on ne peut affirmer que les modifications apportées par les décrets de 2012 étaient « adaptées spécifiquement à la réalité du groupe concernée ». Effectivement, les modifications apportées au Programme ont pour effet de restreindre l’accès aux services de soins de santé essentiels pour les demandeurs d’asile provenant de POD, d’une manière qui compromet l’objectif énoncé du Programme.

[823]   Les défendeurs affirment aussi que les abus du PFSI n’étaient pas le problème qui avait en tant que tel orienté ou motivé la réforme du Programme en 2012. Les modifications apportées au PFSI s’inscrivaient toutefois dans l’objectif global du gouvernement de réformer le processus d’asile et de mettre fin aux abus du système. Selon les défendeurs, apporter des changements au PFSI n’était que l’une des manières par lesquelles l’État pouvait dissuader la présentation de demandes d’asile non fondées et potentiellement décourager les demandeurs d’asile déboutés de rester au Canada alors qu’ils devraient quitter le pays : transcription, vol. 3, à la page 38.

[824]   Comme l’a expliqué Mme Le Bris dans son affidavit, [traduction] « certains étaient d’avis que l’ancien PFSI constituait l’une des raisons pour lesquelles certains ressortissants étrangers venaient au Canada sous de faux prétextes, ainsi qu’une des raisons pour lesquelles ils cherchaient à demeurer au Canada le plus longtemps possible après le rejet de leur demande d’asile par la CISR et, souvent, par la Cour fédérale » : au paragraphe 73 (non souligné dans l’original).

[825]   Cependant, le gouvernement ne semble pas avoir tenté d’établir si la perception subjective de certaines personnes, perception dont Mme Le Bris faisait état dans son affidavit, était bel et bien justifiée, pas plus qu’il n’y a eu d’efforts en vue de déterminer la mesure, le cas échéant, dans laquelle l’accessibilité à des soins de santé payés par l’État constituait un « facteur d’attraction » pour les demandeurs d’asile dont la demande n’était pas fondée.

[826]   Il est effectivement difficile de concilier l’argument des défendeurs selon lequel l’accessibilité à des soins de santé au Canada constitue un « facteur d’attraction » à l’égard des demandeurs d’asile provenant de POD avec leur allégation selon laquelle les demandeurs d’asile provenant de POD n’ont pas besoin d’une couverture des soins de santé lors de leur présence au Canada parce qu’ils peuvent obtenir des soins de santé comparables dans leur pays d’origine.

[827]   Comme il a été mentionné précédemment, et comme il le sera expliqué de manière plus détaillée dans le contexte de mon analyse concernant l’article premier, je ne dispose d’aucun élément de preuve convaincant qui démontre que les modifications apportées au PFSI ont eu pour effet de dissuader la présentation de demandes d’asile non fondées ou d’encourager qui que ce soit à quitter le Canada plus rapidement.

[828]   Il appert cependant que la décision de l’exécutif de réduire la couverture d’assurance offerte par le PFSI aux demandeurs d’asile provenant de POD par rapport à celle offerte aux demandeurs d’asile ne provenant pas de POD en raison d’une croyance selon laquelle les demandeurs d’asile du premier groupe ne sont pas de vrais réfugiés, mais qu’ils sont plutôt au Canada tout simplement pour tenter de [traduction] « déjouer le système » et d’abuser de la générosité des Canadiens.

[829]   La déclaration formulée pour le compte du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de l’époque au moment où les modifications au PFSI ont été adoptées était très claire à ce sujet. On se rappellera que le porte-parole du ministre a expliqué les modifications en ces termes :

[traduction] Les Canadiens ont clairement fait savoir qu’ils ne voulaient pas que les immigrants illégaux et les demandeurs d’asile bidon reçoivent une couverture d’assurance blindée meilleure que celle dont ils disposent. Notre gouvernement les a écoutés et a agi. Nous avons pris des mesures pour s’assurer que les personnes protégées et les demandeurs d’asile provenant de pays non sécuritaires reçoivent une couverture des soins de santé qui est au même niveau, et non meilleure, que celle dont bénéficie les contribuables canadiens dans le cadre de leur régime provincial d’assurance maladie. Les demandeurs d’asile bidon provenant de pays sécuritaires ainsi que les demandeurs d’asile déboutés n’auront pas accès à une couverture pour les soins de santé, à moins que les soins ne visent à protéger la santé et la sécurité publiques. [Non souligné dans l’original.]

[830]   Comme je l’ai fait remarquer précédemment dans mon examen des principes juridiques applicables aux demandes fondées sur l’article 15, la Cour doit porter son attention sur la question de savoir si la mesure gouvernementale contestée a un effet discriminatoire. Il n’est pas nécessaire que les demandeurs prouvent qu’une distinction perpétue une attitude négative à leur endroit.

[831]   Cela dit, en l’espèce, les deux éléments ont été établis.

[832]   En ce qui concerne les effets discriminatoires des modifications apportées à la PFSI en 2012, la couverture à l’égard des traitements médicaux qui pourraient sauver la vie d’une personne est offerte aux demandeurs d’asile qui ne proviennent pas de POD, mais ceux provenant de POD n’y ont pas droit. Les modifications apportées en 2012 au PFSI ont érigé des obstacles supplémentaires à l’accès aux soins de santé fondamentaux pour les demandeurs d’asile provenant de POD. Ces obstacles perpétuent sans aucun doute les difficultés subies par un groupe qui, comme les défendeurs l’ont reconnu, est vulnérable, pauvre et défavorisé.

[833]   En fait, même si les demandeurs d’asile provenant de POD peuvent être originaires de pays aisés, les défendeurs semblent accepter que la plupart des demandeurs d’asile de ces pays soient eux-mêmes vulnérables, pauvres et défavorisés. Comme il a bel et bien été mentionné précédemment, Mme Le Bris a reconnu au stade du contre-interrogatoire que les défendeurs ne disposent d’aucun élément de preuve qui donne à penser que les demandeurs d’asile provenant de POD sont davantage en mesure de payer leurs soins de santé que les demandeurs d’asile qui ne proviennent pas de POD.

[834]   Le désavantage subi par les demandeurs d’asile provenant de POD est en outre exacerbé par le fait que les récentes modifications apportées à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ainsi qu’au Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés les empêchent de travailler au Canada dans les 180 premiers jours qu’ils passent au Canada, ce qui limite davantage leur capacité de payer leurs traitements médicaux : Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, au paragraphe 206(2).

[835]   D’importants intérêts sont en jeu dans la présente affaire. Je tiens pour avéré que la distinction établie entre la couverture d’assurance maladie dont bénéficient les demandeurs d’asile ne provenant pas de POD et celle offerte à ceux provenant de POD met la vie des membres de ce dernier groupe en danger. De plus, elle envoie un message clair quant au fait que les demandeurs d’asile provenant de POD sont des indésirables, et que leur bien-être, voire même leurs propres vies, sont moins importantes que ceux des demandeurs d’asile ne provenant pas de POD.

[836]   Les défendeurs ont reconnu qu’en réduisant la couverture de soins de santé accordée aux demandeurs d’asile provenant de POD, on tente de se servir des difficultés qu’éprouveraient ces demandeurs au Canada comme moyen de dissuader d’autres personnes de demander l’asile au Canada. En effet, il s’agit là de l’un des objectifs clairement visés par les modifications apportées au PFSI en 2012. Ceci démontre un manque de respect à l’égard de la dignité intrinsèque de ces demandeurs.

[837]   La distinction établie entre la couverture de soins de santé accordée aux demandeurs d’asile provenant de POD et celle accordée aux demandeurs d’asile provenant d’autres pays a également pour effet de marginaliser, de porter préjudice et de stéréotyper davantage les demandeurs d’asile provenant de POD. Elle perpétue notamment le stéréotype selon lequel les demandeurs d’asile provenant de POD sont des resquilleurs, des demandeurs d’asile « bidon » et des tricheurs qui viennent au Canada dans le seul but de profiter des avantages sociaux qui y sont offerts et de profiter de sa générosité.

[838]   Comme M. Anderson l’a décrit dans son affidavit, cette attitude est le reflet de vieux stéréotypes qu’on a souvent accolés aux groupes décrits comme étant « indésirables » : ces stéréotypes trouvent leurs origines dans le racisme, la peur des « autres », la crainte de la concurrence économique, et, plus récemment, dans la crainte de la criminalité et du terrorisme. En restreignant la couverture de soins de santé qui est accordée aux demandeurs d’asile provenant de POD, l’exécutif perpétue l’opinion stéréotypée selon laquelle les demandeurs d’asile provenant de ces pays sont indésirables, ce qui a pour effet de renforcer les préjugés et les désavantages existants.

[839]   Comme je l’ai déjà souligné, il n’en demeure pas moins que certains demandeurs d’asile provenant de POD sont de véritables réfugiés. Par exemple, en 2011, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a accueilli 155 demandes d’asile provenant de Hongrie. En 2013, la Commission en a accueilli 183. Comme la Commission a admis qu’ils avaient vraiment besoin de protection, ces demandeurs d’asile n’étaient manifestement ni des resquilleurs, ni de demandeurs d’asile bidon, ni des tricheurs.

[840]   Il est également vrai qu’un pourcentage important des demandes d’asile provenant de POD n’est pas accueilli. S’ensuit-il nécessairement que ces demandes sont toutes « bidons », et qu’elles ont toutes été faites par des resquilleurs et des tricheurs qui cherchent à profiter de la générosité des Canadiens? Donner à penser que c’est le cas témoigne d’une compréhension très rudimentaire du processus de demande d’asile.

[841]   Parmi toutes les personnes qui viennent au Canada chaque année pour y demander l’asile, il y aura sans doute un certain nombre qui sont en fait des migrants économiques et un certain nombre qui se servent du processus de demande d’asile dans le but de réunir leur famille. Cependant, il est injuste et inexact de qualifier de réfugiés « bidons » tous les demandeurs d’asile provenant de POD dont les demandes ont été rejetées.

[842]   Les demandes d’asile sont souvent présentées par des personnes qui éprouvent de réelles souffrances et difficultés. Parmi les personnes dont les demandes sont rejetées, il y en a qui ont très bien pu venir au Canada parce qu’elles craignaient réellement d’être persécutées dans leur pays d’origine, mais qui n’ont pas satisfait aux exigences rigoureuses prévues dans la loi quant à la définition de réfugié.

[843]   Par exemple, une Rom provenant de la Hongrie a pu être victime de discrimination, de violence et de marginalisation dans son pays durant toute sa vie. Elle peut vraiment craindre de retourner dans son pays en raison des expériences qu’elle y a vécues. La Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés peut très bien croire le récit de la demanderesse, mais peut conclure que le traitement vécu par celle-ci, bien que discriminatoire, n’équivalait pas à de la « persécution ». Subsidiairement, la Commission peut conclure que la demanderesse a été victime de « persécution », mais peut également conclure qu’elle peut obtenir une protection adéquate de l’État en Hongrie. Dans l’un ou l’autre cas, ce n’est pas parce que la demande d’asile n’a pas été accueillie en fin de compte qu’elle était « bidon ».

[844]   Dans la même veine, les membres d’une famille susceptibles d’être victimes d’enlèvements et d’extorsion de la part d’un cartel de la drogue au Mexique peuvent quitter leur pays dans le but de mettre la plus grande distance possible entre eux et leurs agents de persécution. La Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés peut très bien croire que la famille a été prise pour cible par un puissant cartel et que leur crainte est véritable. La Commission peut néanmoins conclure que, au moment de l’audition, la famille avait vécu loin du Mexique pendant assez longtemps pour que leurs agents de persécution ne s’intéressent plus à eux ou que la famille peut vivre en sécurité dans une autre partie du Mexique.

[845]   La demande d’asile de notre famille fictive n’a peut-être pas été accueillie, mais cela ne veut pas dire que la demande était nécessairement « bidon », qu’elle était entachée de mauvaise foi ou qu’elle a été soumise dans un but caché, comme le désir d’avoir accès au soi-disant « luxueux » système d’assurance maladie du Canada.

[846]   Une demande d’asile peut être rejetée pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la bonne foi du demandeur. Afin d’illustrer ce point, prenons le cas fictif d’un demandeur d’asile provenant d’un pays autre qu’un POD, par exemple un jeune Tamoul originaire du nord du Sri Lanka qui a quitté son pays en 2009, au plus fort de la guerre civile, et qui arrive au Canada dans le but d’y demander l’asile.

[847]   En 2009, un individu possédant le profil de notre demandeur fictif était réputé être un véritable réfugié. Toutefois, au moment où la demande d’asile est entendue, quelques années plus tard, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié peut conclure que la situation au Sri Lanka a assez changé pour que notre demandeur puisse retourner en toute sécurité dans son pays. Par conséquent, le demandeur ne pourrait plus craindre avec raison d’être persécuté à l’avenir et sa demande d’asile ne serait pas accueillie[8].

[848]   Je le répète, le fait qu’une telle demande d’asile ne serait pas accueillie ne voudrait pas dire qu’il s’agissait forcément d’une demande « bidon ». En effet, certains demandeurs d’asile déboutés obtiennent ultimement un statut au Canada grâce à d’autres processus comme l’évaluation des risques avant renvoi ou obtiennent une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire parce qu’ils seraient exposés à des difficultés inhabituelles, injustifiées et excessives s’ils retournaient dans leur pays d’origine.

E.        Conclusion sur la question relative au paragraphe 15(1) ayant trait aux demandeurs provenant de POD

[849]   Pour ces motifs, j’ai conclu que les modifications apportées au PFSI par la promulgation des décrets de 2012 violent le paragraphe 15(1) de la Charte, tant par leur objet que par leur effet.

[850]   Le PFSI de 2012 établit une distinction entre les demandeurs d’asile qui proviennent de POD et ceux qui proviennent de pays autres que des POD et prévoit un niveau de couverture de soins de santé moins élevé pour les demandeurs d’asile qui proviennent de POD en raison de leur nationalité. Cette distinction ne saurait donc se justifier à titre de « programme destiné à améliorer » au sens du paragraphe 15(2) de la Charte.

[851]   La distinction établie dans le PFSI entre POD et pays autre qu’un POD a un effet défavorable sur les demandeurs d’asile provenant de POD. Elle met leurs vies en danger et perpétue l’opinion stéréotypée selon laquelle ils sont des tricheurs, que leurs demandes d’asile sont « bidon » et qu’ils sont venus au Canada pour profiter de la générosité des Canadiens. Cet aspect de l’argument des demandeurs fondé sur l’article 15 doit être retenu.

F.        Le PFSI de 2012 contrevient-il également, sur le fondement du statut d’immigration, au paragraphe 15(1) de la Charte?

[852]   Les demandeurs prétendent aussi que le PFSI de 2012 engendre de la discrimination, en en établissant une distinction entre les demandeurs d’asile en général et d’autres personnes qui se trouvent dans la même situation, plus précisément les Canadiens à faible revenu, en ce qui a trait à l’accès aux soins de santé au Canada. Au titre du PFSI de 2012, les personnes se trouvant légalement au Canada dans le but d’en demander la protection ne peuvent maintenant plus obtenir le même niveau de couverture de soins de santé que celui qui est accordé aux autres personnes résidant légalement au Canada.

[853]   Les demandeurs soulignent que la mesure dans laquelle les personnes qui résident légalement au Canada et qui ne sollicitent pas sa protection bénéficient de l’assurance maladie financée par l’État est déterminée en fonction du revenu, lequel est utilisé comme indicateur du besoin. Les résidents à faible revenu bénéficient d’un niveau de couverture de soins de santé plus élevé que les travailleurs canadiens ordinaires.

[854]   Dans certains cas, lorsqu’il est démontré qu’une aide supplémentaire est nécessaire, les personnes dont le revenu dépasse le seuil exigé pour pouvoir bénéficier de l’aide sociale peuvent recevoir une aide supplémentaire qui s’ajoute à la couverture de soins de santé régulière dont ils bénéficieraient autrement.

[855]   Par contre, au titre du PFSI de 2012, la plupart des personnes à faible revenu qui se trouvent légalement au Canada et qui sollicitent sa protection ne bénéficient plus du même niveau de base de couverture de soins de santé que celui qui est accordé aux autres personnes à faible revenu qui résident légalement au Canada. Selon les demandeurs, une distinction claire est établie entre les personnes qui se trouvent légalement au Canada et qui sollicitent sa protection et les autres personnes qui résident légalement au Canada et qui reçoivent des soins de santé. Les demandeurs prétendent que le PFSI, dans sa version postérieure à 2012, crée ainsi une distinction quant au droit d’une personne de bénéficier de l’assurance maladie, fondée sur le statut d’immigration, lequel devrait être reconnu comme un motif analogue visé par le paragraphe 15(1) de la Charte.

[856]   Les demandeurs reconnaissent que la jurisprudence portant sur la question de savoir si le statut d’immigration constitue un motif analogue pour les besoins du paragraphe 15(1) de la Charte est « mixte », mais prétendent que la question de savoir si le statut d’une personne au Canada constitue un motif analogue devrait dépendre de la nature du statut d’immigration. Selon les demandeurs, ce n’est pas par choix qu’on détient le statut de demandeur d’asile. Par conséquent, le statut de demandeur d’asile ne devrait pas être considéré comme étant une caractéristique immuable qui peut être qualifiée de motif analogue.

[857]   À l’appui de leur argument, les demandeurs soulignent que le statut d’immigration a été traité comme étant un motif analogue dans la décision Jaballah (Re), 2006 CF 115, [2006] 4 R.C.F. 193. Dans cette affaire, la Cour a conclu que, à cause de son statut d’immigration, une disposition de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés violait les droits que le paragraphe 15(1) de la Charte garantit à M. Jaballah.

[858]   La loi en cause prévoyait que les étrangers maintenus en détention en vertu des dispositions d’un certificat de sécurité n’avaient pas droit à un examen de leur détention tant qu’il n’était pas statué sur le caractère raisonnable du certificat, alors que les résidents permanents détenus en application d’un certificat de sécurité avaient droit à un examen de leur détention tous les six mois. Par conséquent, la Cour a ordonné que la détention de M. Jaballah soit examinée selon les mêmes conditions que celles applicables au cas d’un résident permanent pareillement détenu.

[859]   Les demandeurs reconnaissent que, dans d’autres décisions il a été conclu que le statut d’immigration ne constituait pas un motif analogue, mais ils donnent à penser que la question devrait être abordée au cas par cas, en tenant compte du statut d’immigration en cause. Ils soulignent que les tribunaux n’ont pas encore décidé si le statut de [traduction] « personne sollicitant légalement la protection du Canada » constitue un motif analogue à ceux qui sont énumérés à l’article 15 de la Charte. Comme je l’expliquerai plus loin, je ne peux pas retenir l’argument des demandeurs.

[860]   Tout d’abord, les personnes appelées collectivement dans les présents motifs « ceux qui sollicitent la protection du Canada » ne sont pas simplement des demandeurs d’asile, elles possèdent différents statuts d’immigration. Il s’agit notamment des personnes protégées (y compris les réfugiés réinstallés, les réfugiés reconnus et les personnes ayant obtenu une décision d’ERAR favorable), des demandeurs d’asile, des demandeurs d’asile déboutés, des victimes de la traite de personnes détenant des permis de séjour temporaires, des personnes qui ont obtenu du ministre le statut de résident permanent dans le cadre d’une politique générale ou pour des motifs d’ordre humanitaire, et qui reçoivent un soutien du revenu grâce au programme d’aide pour la réinstallation ou grâce à un programme semblable au Québec, les ressortissants étrangers et les résidents permanents détenus en application des dispositions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

[861]   En outre, la Cour d’appel fédérale a conclu, dans l’arrêt Toussaint, que le « statut en matière d’immigration » ne constitue pas un motif analogue à ceux prévus à l’article 15 de la Charte parce qu’il « n’est pas une “caractéristiqu[e] qu’il nous est impossible de changer”. Il ne s’agit pas d’une caractéristique “qui est soit immuable, soit modifiable uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle” » : au paragraphe 99, citant l’arrêt Corbiere, précité, au paragraphe 13. Voir aussi l’arrêt Forrest c. Canada (Procureur général), 2006 CAF 400, au paragraphe 16.

[862]   Il est vrai que, dans l’arrêt Toussaint, la Cour d’appel fédérale a ensuite examiné le contexte particulier de la demande qui a été présentée et a souligné que le « statut en matière d’immigration » en cause dans cette affaire — la présence illégale au Canada — est « une caractéristique que le gouvernement “peut légitimement s’attendre que [la personne change]” » : au paragraphe 99.

[863]   Toutefois, si je comprends bien la décision, cette déclaration semble être un autre motif pour lequel la Cour d’appel fédérale a conclu de façon générale que le « statut en matière d’immigration » ne constitue pas un motif analogue à ceux qui sont énumérés à l’article 15 de la Charte et ne constitue pas un motif pour limiter la conclusion de la Cour à des cas où le statut d’immigration en question était la présence illégale au Canada.

[864]   Dans l’arrêt Irshad (Litigation guardian of) v. Ontario (Ministry of Health), 2001 CanLII 24155, 55 R.J.O. (3e) 43 (Irshad), aux paragraphes 133 à 136, la Cour d’appel de l’Ontario est arrivée à une conclusion semblable relativement à la question de savoir si le statut d’immigration constituait un motif analogue.

[865]   Dans l’arrêt Irshad, la Cour d’appel de l’Ontario a été appelée à examiner les modifications qui ont été apportées au Régime d’assurance-santé de l’Ontario et qui liaient l’admissibilité de certains demandeurs à leur statut en vertu de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2.

[866]   En concluant que le statut d’une personne, à titre de résident permanent ou de résident non permanent d’une province, n’est pas un motif analogue à ceux qui sont énumérés à l’article 15 de la Charte, la Cour d’appel de l’Ontario a souligné que [traduction] « [l]e statut de résident non permanent aux fins de l’admissibilité au Régime n’est pas immuable ». À l’appui de sa conclusion, la Cour d’appel de l’Ontario a souligné que [traduction] « [d]ans le cours du présent litige, quatre des cinq appelants qui étaient des résidents non permanents aux fins de l’admissibilité au Régime sont devenus des résidents permanents par suite d’un changement dans leur statut en matière d’immigration » : Irshad, précité, au paragraphe 136.

[867]   Pour la Cour d’appel de l’Ontario, le fait que le statut d’immigration d’une personne puisse échapper au contrôle de la personne et puisse exiger l’intervention d’une autre partie avant qu’il puisse être modifié n’a pas rendu ce statut immuable. La Cour d’appel de l’Ontario a souligné que le statut de résident de l’un des appelants changera [traduction] « si son statut en matière d’immigration change, soit parce qu’il est reclassifié soit parce que le ministre lui accorde le droit d’établissement » : Irshad, précité, au paragraphe 136 (non souligné dans l’original). Cette nécessité qu’un acteur gouvernemental intervienne n’a toutefois pas contribué à rendre immuable le statut d’immigration de la personne.

[868]   Comme je l’ai déjà souligné, dans l’arrêt Lavoie, la Cour suprême du Canada a rejeté une approche tributaire du contexte quant à l’identification de motifs analogues. Elle a conclu qu’« [u]ne fois identifié, un motif analogue est “un indicateur permanent de discrimination législative potentielle” qui n’a pas à être établi chaque fois par la suite » : précité, au paragraphe 2, citant l’arrêt Corbiere, précité, aux paragraphes 7 à 10.

[869]   Si la reconnaissance d’un motif analogue vaut pour toutes les situations et n’a pas à être débattue à nouveau chaque fois, il s’ensuit que le refus de reconnaître qu’un motif particulier est analogue à ceux qui sont énumérés à l’article 15 de la Charte devrait également valoir pour tous les cas et ne devrait pas être réexaminé par les tribunaux lorsque la question se pose dans un contexte différent.

[870]   La Cour d’appel fédérale a déjà conclu que le « statut en matière d’immigration » ne constitue pas un motif analogue à ceux prévus à l’article 15 de la Charte. Je suis liée par cette conclusion, et celle-ci permet de disposer de l’argument des demandeurs. Par conséquent, cet aspect de l’argument fondé sur l’article 15 est rejeté.

G.        Conclusions quant aux questions relatives à l’article 15

[871]   Pour ces motifs, j’ai conclu que le PFSI de 2012 viole l’article 15 de la Charte parce qu’il prévoit, en ce qui concerne les demandeurs d’asile provenant de POD, un niveau de couverture de soins de santé inférieur à celui qui est prévu pour les demandeurs d’asile qui ne proviennent pas de POD. Cette distinction repose sur l’origine nationale des demandeurs d’asile et ne fait pas partie d’un programme améliorateur. Elle repose en outre sur des stéréotypes et contribue à perpétuer le désavantage dont souffrent les membres d’un groupe reconnu comme étant vulnérable, pauvre et défavorisé.

[872]   Je ne suis toutefois pas convaincue que le PFSI de 2012, sur le fondement du statut d’immigration des personnes qui demandent la protection du Canada, viole le paragraphe 15(1) de la Charte. Par conséquent, cet aspect de l’argument des demandeurs fondé sur l’article 15 sera rejeté.

XIII.     Les défendeurs ont-ils justifié les violations des articles 12 et 15 au regard de l’article premier de la Charte?

[873]   L’article premier de la Charte prévoit que « [l]a Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ».

[874]   Contrairement aux autres dispositions de la Charte, où il incombe aux demandeurs qui invoquent la Charte d’établir qu’il est porté atteinte aux droits en cause, c’est aux défendeurs qu’il incombe de démontrer que la violation des droits garantis par les articles 12 et 15 qui a été établie par les demandeurs est justifiée : Bedford, précité, au paragraphe 126.

[875]   Les défendeurs affirment que les modifications apportées au PFSI par les décrets de 2012 sont des limites raisonnables prescrites par une règle de droit dont la justification peut se démontrer dans le cadre de la société libre et démocratique du Canada. À l’appui de cet argument, les défendeurs citent l’arrêt Chaoulli, dans lequel la Cour suprême du Canada a fait remarquer qu’« [e]n ce début de 21e siècle, la santé est une préoccupation constante […] la demande pour des soins de santé est en progression constante […] personne ne conteste le besoin de préserver un système de santé public solide » : précité, aux paragraphes 2, 14 et 104.

[876]   Les défendeurs soulignent également que les gouvernements disposent de ressources limitées à consacrer aux soins de santé pour l’ensemble des personnes présentes au Canada, y compris les citoyens canadiens, les résidents permanents, les demandeurs d’asile, les réfugiés, les demandeurs d’asile déboutés et les personnes qui n’ont pas de statut juridique ou de demande fondée en droit. Selon eux, il est [traduction] « peu réaliste », pour les gouvernements de financer tous les soins de santé dont chaque personne au Canada peut avoir besoin. Par conséquent, des [traduction] « choix difficiles et impopulaires » doivent être faits.

[877]   Les défendeurs soutiennent que la Cour suprême du Canada a dit aux Canadiens qu’ils doivent accepter de tels choix, même s’ils ont des droits garantis par la Charte : citant l’arrêt Auton, précité, aux paragraphes 35 et 41. Selon les défendeurs, les demandeurs doivent eux aussi accepter les choix faits dans le PFSI qui les concernent : mémoire des faits et du droit des défendeurs, aux paragraphes 128 et 129.

A.        Principes juridiques régissant l’article premier de la Charte

[878]   Selon la Cour suprême du Canada, « [l]a justification fondée sur l’objectif public prédominant constitue l’axe central de l’application de l’article premier » de la Charte. Cet article porte sur la question de savoir « si l’effet préjudiciable sur les droits de la personne est proportionné à l’objectif urgent et réel de défense de l’intérêt public » : les deux citations sont des extraits de l’arrêt Bedford, précité, au paragraphe 125.

[879]   En outre, comme la Cour suprême du Canada l’a fait remarquer dans l’arrêt P.G. c. A., les politiques publiques qui sous-tendent la mesure gouvernementale en cause ont une « importance capitale pour l’analyse fondée sur l’article premier » : précité, au paragraphe 421; voir aussi Andrews, précité, aux pages 177 et 178.

[880]   D’après ce que j’ai compris, les parties conviennent que le critère que la Cour doit appliquer pour trancher la question de savoir si les modifications apportées au PFSI en 2012 se justifient au regard de l’article premier de la Charte est le critère qui a été énoncé pour la première fois par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.

[881]   Autrement dit, pour établir une justification fondée sur l’article premier, les défendeurs doivent démontrer ce qui suit :

1.    les objectifs des modifications apportées au PFSI en 2012 sont urgents et réels; et

2.    l’atteinte aux droits est proportionnelle à l’importance des objectifs, en ce sens que :

a)    le moyen choisi a un lien rationnel avec les objectifs du Programme;

b)    le moyen choisi est de nature à porter atteinte aux droits garantis par la Charte de manière minimale ou « le moins possible »;

c)    il y a proportionnalité entre les effets préjudiciables du Programme et ses objectifs bénéfiques, de sorte que l’atteinte aux droits en question ne l’emporte pas sur la réalisation de l’objectif du Programme.

Voir l’arrêt Oakes, aux pages 138 et 139. Voir aussi les arrêts R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; RJR-MacDonald Inc., précité, et Divito, précité, au paragraphe 68.

[882]   Comme la Cour suprême l’a fait remarquer dans l’arrêt Eldridge, « dans les cas où l’examen du texte en cause [ou, en l’espèce, du Programme] exige que soient soupesés des intérêts opposés et des questions de politique sociale, le critère de l’arrêt Oakes doit être appliqué avec souplesse, et non de manière formaliste et mécanique » : précité, au paragraphe 85.

[883]   Compte tenu de ces principes, je cernerai alors les objectifs des décrets de 2012, et j’examinerai la question de savoir si ces objectifs sont urgents et réels.

B.        Quels étaient les objectifs des modifications apportées au PFSI par les décrets de 2012?

[884]   Pour cerner les objectifs de la mesure gouvernementale en cause, la Cour doit examiner la nature du problème social traité par les décrets de 2012. Le contexte de la mesure gouvernementale contestée « [est aussi important] pour déterminer le type de preuve que le tribunal peut demander au législateur d’apporter pour justifier ses mesures au regard de l’article premier » : Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877, aux paragraphes 87 et 88.

[885]   Parmi les facteurs contextuels à prendre en considération, notons la nature du préjudice, la vulnérabilité du groupe protégé, les craintes subjectives et l’appréhension du préjudice, ainsi que la nature et l’importance de l’activité protégée : R. c. Bryan, 2007 CSC 12, [2007] 1 R.C.S. 527, au paragraphe 10. Voir aussi Thomson Newspapers Co., précité, et Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827.

[886]   Il convient de rappeler que, dans le contexte de leur argument fondé sur le paragraphe 15(2), les défendeurs ont fait valoir que le PFSI est un programme du gouvernement qui a pour objet d’améliorer l’état de santé de demandeurs d’asile, de réfugiés et de demandeurs d’asile déboutés ayant des besoins particuliers au Canada : mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 122.

[887]   Cependant, les défendeurs prétendent aussi que le PFSI de 2012 [traduction] « n’est pas un programme qui vise à traiter les maladies et les problèmes de santé des individus » (non souligné dans l’original). Bien qu’ils reconnaissent que le Programme couvre le coût des soins de santé, les défendeurs disent qu’il ne s’agit pas du seul but du PFSI modifié. Selon les défendeurs, [traduction] « il faut examiner le PFSI dans le contexte du droit des réfugiés ainsi qu’en fonction de la réalité que constituent les demandes d’asile et le traitement des expulsions et des renvois, et de ce que le gouvernement essayait de faire de façon générale ». Par conséquent, les modifications apportées au PFSI n’ont peut-être rien à voir avec la santé des personnes qui sont bénéficiaires du Programme, et ont peut-être plutôt trait [traduction] « aux objectifs généraux du gouvernement dans le domaine du droit de l’immigration et des réfugiés » : transcription, vol. 2, aux pages 189 à 191.

[888]   Les défendeurs font valoir que le gouvernement fédéral a réformé les lois sur l’immigration et les réfugiés en tenant compte de plusieurs objectifs d’intérêt public. Parmi ces objectifs, notons la réduction du délai de traitement des demandes d’asile et la réduction de la pression exercée sur la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, en partie au moyen de l’élimination de son arriéré important.

[889]   Parmi les objectifs d’intérêt public, notons aussi la réduction des divers types de recours dont peuvent se prévaloir les demandeurs d’asile, de faciliter les renvois en temps opportun des personnes qui n’ont pas le droit d’être ou de rester au Canada, et la dissuasion du recours censément abusif au système de protection des réfugiés par les personnes arrivant de « pays sûrs » qui « ne sont pas source de réfugiés ».

[890]   Selon les défendeurs, à lui seul, l’abus du PFSI, n’était pas la principale question qui a fondée ou inspirée la réforme. Le PFSI a plutôt été réformé en 2012 pour que le Programme soit harmonisé avec les objectifs généraux d’intérêt public du gouvernement, selon les modifications législatives apportées dans le domaine de l’immigration et de la protection des réfugiés.

[891]   Les défendeurs affirment que les modifications apportées au PFSI en 2012 sont conformes aux objectifs du législateur d’accélérer le traitement des demandes d’asile, de renvoyer les demandeurs d’asile déboutés plus rapidement du Canada et de dissuader l’immigration au Canada dans le but de présenter des demandes non fondées, et viennent s’y ajouter : voir l’affidavit de Mme Dikranian, aux paragraphes 55 et 56.

[892]   Le communiqué de presse accompagnant l’annonce du décret d’avril 2012 fait état de plusieurs objectifs parallèles sous-tendant les modifications apportées au PFSI. Parmi ces objectifs, on retrouve la limitation des coûts, le fait de garantir que le PFSI soit équitable pour les contribuables canadiens, et la protection de la santé et la sécurité publiques. La préservation de l’intégrité du système d’immigration du Canada a aussi été relevée comme autre objectif des modifications apportées au PFSI.

[893]   Par conséquent, les modifications apportées au PFSI en 2012 doivent être considérées dans leur contexte, en tant que modifications faisant partie d’un programme de réforme gouvernemental plus large du processus concernant les immigrants et les réfugiés. Dans ce contexte plus large, les objectifs précis des décrets de 2012 peuvent être résumés ainsi :

1.    Limitation des coûts;

2.    Garantir que le Programme sera équitable pour les contribuables canadiens;

3.    Protection de la santé et de la sécurité publiques; et la

4.    Préservation de l’intégrité du système d’immigration au Canada.

[894]   La prochaine question sur laquelle je dois me pencher est celle de savoir si ces objectifs sont « urgents et réels ».

C.        Les objectifs des modifications apportées au PFSI sont-ils « urgents et réels »?

[895]   Comme la juge en chef McLachlin l’a fait remarquer dans l’arrêt P.G. c. A., pour satisfaire au critère relatif à l’article premier, le défendeur doit démontrer que « l’objectif poursuivi est suffisamment important pour justifier une atteinte à des droits garantis par la Charte » : précité, au paragraphe 434. En effet, « [p]arce que la question est celle de savoir si l’intérêt public général justifie l’atteinte aux droits individuels, l’objectif doit être urgent et réel » : Bedford, précité, au paragraphe 126.

[896]   Comme je l’expliquerai ci-dessous, je suis convaincue que certains des objectifs des modifications apportées au PFSI en 2012, mais pas tous, constituent des objectifs « urgents et réels ».

1)      Limitation des coûts

[897]   La première question qui se pose est celle de savoir si l’objectif de la « limitation des coûts » peut être considéré comme un objectif « urgent et réel » du gouvernement.

[898]   Les observations des défendeurs sur ce point étaient très brèves. Ils ont fait référence à des éléments de preuve figurant dans l’affidavit de Mme Le Bris selon lesquels les coûts supportés pour la prestation de soins de santé au Canada ont généralement augmenté d’environ 25 p. 100 entre 2005 et 2010, période au cours de laquelle le nombre de bénéficiaires du PFSI a continué d’augmenter. Les catégories de personnes couvertes par le PFSI ont aussi augmenté.

[899]   Les défendeurs soulignent aussi que la période moyenne d’admissibilité au PFSI s’est allongée au fil du temps. En 2003, elle était en moyenne de 548 jours. En 2012, ce chiffre avait presque doublé.

[900]   Selon une note explicative publiée avec le décret d’avril 2012 dans la Gazette du Canada, le gouvernement s’attendait à réaliser des économies de 70 millions de dollars au cours des trois premières années suivant l’entrée en vigueur du nouveau Programme, puis de 15 millions de dollars chaque année par la suite.

[901]   Les défendeurs allèguent que [traduction] « cela ne représente pas des sommes négligeables pour CIC et le gouvernement fédéral », et que [traduction] « la limitation des coûts est un objectif suffisamment important [pour être considéré comme un objectif urgent et réel], particulièrement en période de contraintes budgétaires » : transcription, vol. 3, à la page 137.

[902]   De toute évidence, le contrôle des coûts est une responsabilité primordiale des gouvernements en tant que gardiens des fonds publics. Cela veut-il dire qu’un objectif de limitation des coûts en matière de politique au sein d’un ministère donné est nécessairement un objectif urgent et réel pour les besoins d’une analyse fondée sur l’article premier de la Charte?

[903]   La Cour suprême du Canada a, à plusieurs reprises, examiné la mesure dans laquelle la question des coûts peut être considérée comme un objectif « urgent et réel » dans le contexte d’une analyse fondée sur l’article premier de la Charte.

[904]   Dans l’arrêt Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que « [n]ormalement, les considérations budgétaires à elles seules ne peuvent pas être invoquées en tant qu’objectif urgent et réel distinct pour l’application de l’article premier de la Charte » : au paragraphe 109.

[905]   La Cour suprême du Canada a toutefois conclu que les considérations budgétaires étaient un objectif « urgent et réel » dans l’arrêt Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381 (N.A.P.E.). Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada devait décider si une disposition législative ayant pour effet d’annuler le règlement en matière d’équité salariale, violant ainsi les droits des bénéficiaires du règlement garantis par l’article 15 de la Charte, était justifiable au regard de l’article premier de la Charte.

[906]   Pour conclure qu’une justification fondée sur l’article premier avait été établie par le gouvernement de Terre-Neuve, la Cour suprême du Canada a tenu compte des observations qu’elle avait formulées dans l’arrêt Martin, soit que les considérations budgétaires ne pouvaient pas normalement être invoquées en tant qu’objectif urgent et réel distinct pour l’application de l’article premier de la Charte. La Cour suprême du Canada a toutefois ajouté que la preuve dont elle disposait établissait qu’« [a]u printemps de 1991, la situation financière du gouvernement provincial n’était pas “normale” ». La Cour suprême du Canada a effectivement été convaincue qu’à l’époque où la loi en cause a été adoptée, la province traversait une crise financière : N.A.P.E., précité, au paragraphe 64.

[907]   La Cour suprême du Canada a ajouté qu’« [à] un moment donné, une crise financière peut prendre une telle ampleur que les gouvernements élus doivent disposer d’une latitude suffisante pour prendre des mesures correctives, même si celles-ci portent atteinte à un droit garanti par la Charte, à condition, évidemment, que ces mesures soient proportionnelles tant à la crise financière qu’à leur incidence sur les droits garantis par la Charte qui sont touchés » : N.A.P.E., précité, au paragraphe 64.

[908]   En revanche, bien que les défendeurs en l’espèce aient brièvement mentionné le fait qu’ils étaient dans une « période de contraintes budgétaires », ils n’ont pas laissé entendre que le Canada faisait actuellement face à une crise financière, comme c’était le cas dans l’arrêt N.A.P.E.

[909]   Cela étant dit, la Cour suprême du Canada a ajouté, dans l’arrêt N.A.P.E., que, bien qu’à lui seul, le coût financier ne se traduise normalement pas par un objectif urgent et réel pour les besoins de l’article premier de la Charte, « les considérations financières liées à d’autres considérations d’intérêt public pouvaient être qualifiées d’objectifs suffisamment importants au regard de l’article premier » : au paragraphe 69 (en italique dans l’original).

[910]   Il semble donc que, lorsque les coûts sont le seul objectif de la mesure gouvernementale en cause, la limitation des coûts ne sera considérée comme un objectif urgent et réel du gouvernement que dans les situations extrêmes.

[911]   Comme la limitation des coûts était seulement l’un des divers objectifs visés par les modifications apportées au PFSI en 2012, et que cet objectif allait de pair avec d’autres objectifs en matière de politique, je suis disposée à admettre qu’il s’agit d’un objectif urgent et réel du gouvernement. Je réexaminerai toutefois les arguments financiers soulevés par les défendeurs en fonction des éléments relatifs à l’« atteinte minimale » et à la « proportionnalité » de l’analyse fondée sur l’article premier.

2)      Un programme équitable pour les contribuables canadiens

[912]   Pour ce qui est de l’argument selon lequel il faut garantir que le Programme soit « équitable pour les contribuables canadiens », j’admets que le fait de garantir que les Canadiens soient traités équitablement par rapport à la façon dont les non-Canadiens sont traités pourrait, dans certains cas, constituer un objectif gouvernemental urgent et réel. Je ne suis toutefois pas convaincue que le fait de garantir que le Programme soit « équitable pour les contribuables canadiens » constitue un « objectif gouvernemental urgent et réel » en l’espèce, tout simplement parce qu’il n’a pas été établi que la version du PFSI antérieure à 2012 était inéquitable pour les Canadiens.

[913]   Les défendeurs affirment que, pour que le PFSI soit équitable pour les contribuables canadiens, la plupart des bénéficiaires du Programme devraient bénéficier d’une couverture des soins de santé équivalente à celle offerte aux travailleurs canadiens qui ne touchent pas de prestations d’aide sociale par les régimes d’assurance maladie provinciaux ou territoriaux financés par le gouvernement. Pour qu’il soit garanti que le Programme est équitable pour les contribuables canadiens, il faudrait aussi que le niveau de la couverture financée par les contribuables qui est offerte par le Canada aux bénéficiaires du PFSI diminue si une demande d’asile est retirée, abandonnée ou rejetée.

[914]   Enfin, les défendeurs affirment que, pour que le Programme soit équitable pour les contribuables canadiens, certains bénéficiaires du PFSI recevant de l’aide du gouvernement devraient bénéficier d’une couverture plus grande, correspondant à la couverture dont bénéficient les Canadiens recevant certaines formes d’aide gouvernementale.

[915]   Lorsqu’elle a traité du premier argument invoqué par les défendeurs au sujet de l’équité, Mme Le Bris a expliqué, dans son affidavit, que [traduction] « [l’]un des principes sous-jacents clés de la réforme stratégique était de mettre en place un programme qui offrait une couverture n’étant pas plus généreuse que celle dont bénéficient les Canadiens » : au paragraphe 50.

[916]   Dans la même veine, le communiqué de presse du 25 avril 2012 qui accompagnait l’annonce du décret d’avril 2012 reprend les propos du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de l’époque, qui expliquait ce qui suit : « “nous ne voulons pas [demander aux Canadiens] de payer pour que les personnes protégées et les demandeurs d’asile aient accès à un régime de soins de santé plus généreux que celui auquel ils ont eux-mêmes droit” » [La réforme du Programme fédéral de santé intérimaire garantit l’équité et protège la santé et la sécurité publiques].

[917]   Il convient de rappeler que la déclaration prononcée pour le compte de l’ancien ministre peu après l’entrée en vigueur des modifications apportées en 2012 au PFSI abordait elle aussi la question d’établir un programme « équitable pour les contribuables Canadiens », en mentionnant que [traduction] « [l]es Canadiens ont clairement fait savoir qu’ils ne voulaient pas que les immigrants illégaux et les demandeurs d’asile bidon reçoivent une couverture d’assurance blindée meilleure que celle dont ils disposent ».

[918]   Les défendeurs ont abordé cette question de façon plus approfondie à l’audience : ils ont expliqué que, sous le régime du PFSI antérieur, tous les bénéficiaires du Programme bénéficiaient d’une couverture des soins de santé qui était supérieure à celle dont jouissaient les Canadiens au titre de leurs régimes provinciaux et territoriaux. Cela comprenait une couverture d’assurance pour pratiquement tous leurs besoins en matière de santé, notamment à l’égard des soins d’optométrie, des soins dentaires, des médicaments sous ordonnance, des visites d’infirmières, des soins de longue durée, des soins de réadaptation et des services d’ambulance — des services n’étant en temps normal pas couvert par les assurances maladie provinciales ou territoriales des contribuables canadiens.

[919]   Comme il a été mentionné précédemment, les parties conviennent que les personnes sollicitant la protection du Canada sont généralement défavorisées d’un point de vue économique. Sous le PFSI avant 2012, les personnes qui répondaient à un critère de justification fondée sur les moyens avaient droit à un niveau de couverture des soins de santé qui leur assurait une couverture qui était approximativement équivalente à celle dont jouissaient les Canadiens à faible revenu au titre d’un régime d’assurance maladie provincial ou territorial.

[920]   Il s’ensuit que le PFSI avant 2012 offrait aux personnes à faible revenu qui demandaient la protection du Canada un niveau d’assurance maladie qui était comparable à celui offert aux Canadiens dans une situation similaire à la leur. Cette situation n’avait rien d’inéquitable.

[921]   Cet aspect de l’argument des défendeurs relativement à l’établissement d’un programme équitable pour les contribuables canadiens repose donc sur une prémisse erronée : celle selon laquelle la version antérieure du PFSI avait quelque chose [traduction] « d’inéquitable pour les contribuables canadiens ». En l’absence de preuve démontrant que les dispositions de la version antérieure du PFSI donnaient lieu à une situation inéquitable envers les contribuables canadiens, aucune question d’équité envers les contribuables canadiens ne pouvait constituer un objectif gouvernemental « urgent et réel » en l’espèce.

[922]   Les défendeurs prétendent que l’objectif d’équité envers les contribuables canadiens tenait aussi compte du fait que les demandeurs d’asile s’étant désistés de leur demande ou l’ayant retiré ne devraient pas avoir le droit de bénéficier de la couverture d’assurance maladie payée par l’État au titre du PFSI. Je n’ai pas besoin de discuter de cet argument, puisque les demandeurs ne contestent pas cet aspect des modifications apportées au PFSI en 2012.

[923]   Les défendeurs affirment aussi que l’objectif d’établir un programme « équitable pour les contribuables canadiens » signifie que les personnes n’ayant pas besoin de la protection du Canada — celles dont on a conclu qu’elles n’étaient pas des réfugiées — ne devraient pas bénéficier d’une couverture d’assurance maladie défrayée par l’État au titre du PFSI.

[924]   Mme Le Bris explique cet objectif stratégique dans son affidavit, en déclarant qu’[traduction] « un autre élément important de cette exigence “d’équité” qui appuie les réformes apportées au PFSI était que les personnes pour lesquelles il a été déterminé qu’elles n’ont pas qualité de personne à protéger au Canada ne devraient pas obtenir le même niveau de couverture d’assurance maladie que celui auquel auraient droit les personnes pouvant être des réfugiés (les demandeurs d’asile) et celles à qui la CISR a octroyé le statut de réfugié » : au paragraphe 56.

[925]   Dans la mesure où ce qui précède constitue dans les faits un argument selon lequel on ne devrait pas s’attendre à ce que les Canadiens assument les coûts liés à la couverture d’assurance-maladie des demandeurs d’asile déboutés, celui-ci serait mieux traité dans le contexte de l’objectif de la limitation des coûts. Je me contenterai de dire, pour le présent contexte, qu’il n’est pas du tout évident pourquoi le fait que les personnes réclamant la protection du Canada reçoivent une couverture d’assurance-maladie pour les produits et services fondamentaux en matière de santé, tant et aussi longtemps que ces personnes se conforment à la législation canadienne en matière d’immigration et de réfugiés, est inéquitable pour les Canadiens.

[926]   Cela est d’autant plus vrai lorsque l’on tient compte du fait que certains demandeurs d’asile déboutés réussiront en fin de compte à obtenir la protection du Canada par l’intermédiaire du processus d’examen des risques avant renvoi. D’autres demandeurs d’asile déboutés pourraient être incapables de quitter le Canada jusqu’à l’obtention de documents de voyage de leur pays d’origine. D’autres, comme M. Ayubi, peuvent être originaires de pays moratoires, pays à l’égard desquels le gouvernement du Canada a conclu que la situation était tout simplement trop dangereuse pour leur permettre de retourner dans le pays en question.

[927]   En dernier lieu, les défendeurs affirment que, pour que la situation soit équitable pour les contribuables canadiens, certains bénéficiaires du PFSI devraient jouir d’une couverture accrue, qui serait équivalente à celle dont jouissent les Canadiens bénéficiaires de certaines formes d’aide gouvernementale. Il n’est toutefois pas clair en quoi il est plus équitable pour les contribuables canadiens que la plupart des réfugiés aidés par l’État et certains réfugiés parrainés par le secteur privé soient bénéficiaires de la couverture des soins de santé élargie, alors que d’autres réfugiés parrainés par le secteur privé et les demandeurs d’asile bénéficient uniquement que de la couverture des soins de santé ou de la couverture des soins de santé pour la santé ou la sécurité publiques.

[928]   Il s’ensuit que je n’ai pas été convaincue que le fait de garantir un programme qui soit « équitable pour les contribuables canadiens » constitue un objectif gouvernemental « urgent et réel » en l’espèce.

3)      Protection de la santé et de la sécurité publiques

[929]   Je souscris à la prétention des défendeurs selon laquelle la protection de la santé et de la sécurité publiques constitue un objectif gouvernemental urgent et réel. Je trancherai la question de savoir si les modifications apportées au PFSI ont bel et bien eu cet effet dans l’élément « lien rationnel » de mon analyse.

4)      Protection de l’intégrité du système d’immigration canadien

[930]   En dernier lieu, les demandeurs reconnaissent que le système d’octroi de l’asile fait l’objet d’abus et ils ont expressément admis que la préservation de l’intégrité du système d’immigration canadien constitue un objectif urgent et réel.

[931]   En outre, les défendeurs ont produit des éléments de preuve faisant état du nombre important de demandes d’asile rejetées chaque année par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, et particulièrement chez les demandeurs d’asile en provenance de pays d’origine désignés.

[932]   Je suis donc convaincue que la protection de l’intégrité du système d’immigration canadien constitue un objectif gouvernemental urgent et réel.

D.        L’atteinte aux droits garantis par la Charte en cause est-elle proportionnelle à l’importance des objectifs des décrets de 2012?

[933]   Après avoir déterminé les objectifs des modifications apportées en 2012 au PFSI et avoir conclu qu’au moins une partie de ces objectifs sont urgents et réels, je passe ensuite à la partie de mon analyse se rapportant à la deuxième étape du critère de l’arrêt Oakes. À ce stade-ci, la question est de savoir si l’atteinte aux droits garantis par l’article 12 et par l’article 15 qui est en cause en l’espèce est proportionnelle à l’importance des objectifs du gouvernement, soit la question de savoir si les moyens choisis par le gouverneur en conseil pour atteindre ses objectifs sont proportionnels aux fins visées ou s’ils sont appropriés eu égard à ces fins.

[934]   Autrement dit, la Cour doit, à ce stade-ci de son examen, trancher la question de savoir si les mesures sont « soigneusement conçues pour atteindre l’objectif en question, ou [ont] un lien rationnel avec cet objectif ». Elles « doivent être de nature à porter atteinte le moins possible au droit en question » et leurs effets « ne doivent pas empiéter sur les droits individuels ou collectifs au point que l’objectif législatif, si important soit-il, soit néanmoins supplanté par l’atteinte aux droits » : R. c. Edwards Books, précité, à la page 768.

[935]   Les trois volets de l’élément de proportionnalité du critère de l’arrêt Oakes ont été utilement définis ainsi : le volet de la logique (le lien rationnel), le volet de la prudence (atteinte minimale) et le volet de l’équité (équilibre/proportionnalité) : Guy Davidov, « Separating Minimal Impairment from Balancing: A Comment on R. v. Sharpe (B.C.C.A.) » (2000), 5 R. études const. 195.

[936]   Le contexte joue un rôle à chaque étape de l’analyse de proportionnalité établie dans l’arrêt Oakes : Health Services and Support ‒ Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, précité, au paragraphe 195.

[937]   Pour apprécier si l’atteinte aux droits garantis par les articles 12 et 15 [de la Charte] en cause dans la présente affaire est proportionnelle à l’importance des objectifs des modifications apportées en 2012 au PFSI, la première question à trancher est celle de savoir s’il y existe un lien rationnel entre les objectifs stratégiques du gouverneur en conseil et les moyens retenus pour atteindre ces objectifs. J’examinerai cette question ci-dessous.

1)      Les modifications apportées en 2012 au PFSI sont-elles rationnellement liées aux objectifs du gouverneur en conseil?

[938]   Comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Bedford, « [l]e volet de l’analyse fondée sur l’article premier qui porte sur l’existence d’un “lien rationnel” consiste à déterminer si, pour le législateur, la disposition représente un moyen rationnel d’atteindre son objectif » : précité, au paragraphe 126.

[939]   Cela étant, les défendeurs doivent démontrer que la réduction du niveau de couverture d’assurance maladie pour certaines catégories de personnes demandant la protection du Canada et l’élimination complète de cette couverture pour d’autres catégories sont rationnellement liées aux quatre objectifs énoncés par le gouverneur en conseil pour modifier le PFSI. Pour démontrer l’existence d’un lien rationnel entre les moyens qu’ils ont retenus et les fins qu’ils visaient, les défendeurs n’ont « pas un lourd fardeau » : P.G. c. A., précité, au paragraphe 359.

[940]   Pour établir l’existence d’un tel lien rationnel, la partie qui invoque l’article premier de la Charte doit démontrer l’existence d’ « un lien causal, fondé sur la raison ou la logique, entre la violation et l’avantage recherché » : RJR-MacDonald Inc., précité, au paragraphe 153.

[941]   Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567 (Hutterian Brethren), « [l]’exigence du lien rationnel vise à empêcher l’imposition arbitraire de restrictions aux droits. Le gouvernement doit démontrer qu’il est raisonnable de supposer que la restriction peut contribuer à la réalisation de l’objectif, et non qu’elle y contribuera effectivement » : au paragraphe 48 (non souligné dans l’original).

[942]   Comme l’a fait remarquer le juge en chef Dickson dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892, « pourvu que la disposition contestée puisse être considérée comme favorisant d’une manière générale la réalisation d’un objectif gouvernemental important, on ne peut la qualifier d’irrationnelle » : aux pages 925 et 926 (non souligné dans l’original).

[943]   Après avoir ainsi expliqué les principes juridiques applicables, je passe maintenant à l’examen des modifications apportées au PFSI en 2012 à la lumière de chacun des quatre objectifs sous-jacents du gouverneur en conseil.

a)      Limitation des coûts

[944]   J’aborde tout d’abord l’objectif de la « limitation des coûts ». Comme nous le verrons plus en détail dans les paragraphes suivants, la preuve produite par les défendeurs en ce qui concerne les économies qui devraient découler des modifications apportées au PFSI en 2012 contient d’importants problèmes. À ce stade-ci, il suffit de mentionner que, dans la mesure où la limitation des coûts était l’un des objectifs des modifications apportées au PFSI en 2012, il n’a pas été démontré que ces modifications entraîneront effectivement des économies réelles pour les contribuables canadiens.

[945]   Cela dit, les modifications apportées au PFSI en 2012 ont eu pour effet de réduire le nombre de personnes admissibles à la couverture prévue par le PFSI. Les décrets de 2012 réduisaient aussi le niveau de couverture d’assurance maladie que le gouvernement fédéral offre à la vaste majorité des personnes demandant la protection du Canada et éliminaient complètement la couverture offerte aux personnes qui ont uniquement droit à un ERAR. Dans cette mesure, il est raisonnable de supposer que les compressions peuvent entraîner une diminution des coûts du Programme et que les modifications apportées au PFSI sont donc liées rationnellement à l’objectif de limitation des coûts.

b)      Un programme équitable pour les contribuables canadiens

[946]   Le deuxième objectif des modifications apportées au PFSI en 2012 mentionné par les défendeurs est celui de faire en sorte que le Programme soit « équitable pour les contribuables canadiens ». En d’autres termes, l’intention du gouverneur en conseil était de mettre sur pied un programme qui ne prévoyait pas des avantages plus généreux que ceux dont jouissent les contribuables canadiens.

[947]   J’ai déjà expliqué la raison pour laquelle cet argument repose sur une prémisse erronée, en ce sens où le PFSI avant 2012 ne créait aucune iniquité envers les Canadiens. Cependant, même si j’avais souscrit à l’existence d’une telle iniquité, je n’aurais tout de même pas été convaincue que les modifications apportées au PFSI en 2012 pourraient rationnellement être considérées comme un moyen de répondre à cette iniquité.

[948]   Autrement dit, offrir aux demandeurs d’asile vulnérables, pauvres et défavorisés un niveau de couverture d’assurance maladie comparable à celui dont disposent les travailleurs canadiens n’est pas plus équitable pour les Canadiens.

[949]   Les contribuables canadiens ne sont pas non plus traités de manière plus équitable du fait que les demandeurs d’asile provenant de POD et les demandeurs d’asile déboutés qui sont toujours en règle eu égard à la législation canadienne en matière d’immigration se voient dorénavant privés de toute couverture d’assurance maladie, à moins qu’ils ne soient atteints d’un problème de santé qui mette en danger la santé ou la sécurité publiques.

[950]   Il n’est pas non plus davantage équitable pour les Canadiens que les personnes n’ayant uniquement droit à un ERAR ne bénéficient d’absolument aucune couverture d’assurance maladie, et ce, même si elles sont atteintes d’un problème de santé qui met en danger la santé et la sécurité de ces mêmes Canadiens. Il ne s’agit pas d’une préoccupation hypothétique : par exemple, un témoin des défendeurs a reconnu l’incidence élevée de cas de tuberculose chez les réfugiés : voir l’affidavit de Mme Le Bris, au paragraphe 67.

[951]   De plus, une étude de la ville de Toronto, intitulée « Health Impacts of Reduced Federal Health Services for Refugees », énonce que des recherches canadiennes ont démontré que [traduction] « les réfugiés sont exposés à des risques accrus en matière de santé en raison des maladies infectieuses et transmissibles, notamment en ce qui a trait à la mortalité attribuable à des maladies infectieuses et parasitaires ainsi qu’à l’hépatite » : à la page 6.

[952]   Le gouvernement peut bien avoir intérêt à ce que les Canadiens soient traités de manière équitable. Cependant, étant donné l’absence d’éléments de preuve montrant que la version antérieure du PFSI était inéquitable pour les contribuables canadiens, ou que la version de 2012 est plus équitable pour ces derniers, les défendeurs n’ont pas réussi à démontrer que les modifications apportées en 2012 au PFSI sont rationnellement liées à l’objectif de l’atteinte de l’équité.

c)       Protection de la santé et de la sécurité publiques

[953]   Dans la mesure où le PFSI de 2012 continue d’offrir une couverture d’assurance maladie aux personnes dont le statut est entre les mains du processus d’octroi de l’asile en ce qui concerne les problèmes de santé qui mettent en danger la santé ou la sécurité publiques, on peut affirmer que cela est rationnellement lié d’une manière générale à l’objectif de protection de la santé et de la sécurité publiques.

[954]   Cependant, je souscris à la thèse des demandeurs selon laquelle les préoccupations à propos de la portée de leur couverture d’assurance maladie pourraient bien dissuader certains bénéficiaires du PFSI, et surtout ceux provenant de POD, de chercher à obtenir des traitements médicaux pour des problèmes de santé qui pourraient s’avérer être des maladies transmissibles, ce qui mettrait potentiellement en danger la santé publique.

[955]   En fait, comme l’a fait remarquer le DRachlis, le refus de prévoir une couverture pour les soins de santé primaires courants aura comme conséquence inéluctable une réduction des contacts avec les services de soins de santé : affidavit, au paragraphe 35.

[956]   Il s’ensuivra que, si, à titre d’exemple, des demandeurs d’asile déboutés dans la pauvreté ou des demandeurs d’asile provenant d’un POD ont un enfant qui tousse, ils pourraient hésiter à l’amener chez le médecin, en raison du caractère restreint de la couverture d’assurance des soins de santé dont bénéficie la famille et de leurs ressources financières limitées. S’il s’avère par la suite que la toux de l’enfant était attribuable à la tuberculose, les camarades de classe, les amis et les professeurs de ce dernier pourraient avoir déjà été infectés par l’enfant, ce qui metterait en danger la santé et la sécurité publiques des Canadiens.

[957]   En outre, comme l’a fait remarquer M. Bradley, il y a d’autres maladies transmissibles, comme la conjonctivite, les poux, la gale et la diarrhée, qui peuvent toutes mettre en danger la santé des enfants d’âge scolaire, en particulier, et qui ne sont pas sur la liste des maladies transmissibles à l’égard desquelles les traitements sont offerts au titre de l’élément de santé publique et de sécurité publique du PFSI de 2012 : affidavit de M. Bradley, au paragraphe 11.

[958]   Cela signifie que les enfants atteints de ces problèmes de santé peuvent être bannis de l’école conformément aux politiques des commissions scolaires, ce qui perpétue leur désavantage. Cela fait aussi en sorte qu’ils peuvent transmettre ces problèmes de santé non traités aux autres enfants, ce qui a pour effet de mettre en danger la santé et la sécurité publiques des enfants canadiens.

[959]   Bien que le problème semble maintenant résolu, je ferais aussi remarquer qu’au départ, le PFSI de 2012 limitait la couverture en ce qui a trait aux visites d’un médecin et aux diagnostics médicaux, d’une manière qui entravait la capacité des médecins à déterminer si un patient était bel et bien atteint d’un problème de santé qui mettait en danger la santé et la sécurité publiques et qui était couvert par le PFSI.

[960]   En outre, comme je l’ai déjà fait remarquer, l’une des modifications apportées au PFSI en 2012 consistait à retirer aux personnes ayant seulement droit à un ERAR toute forme de couverture des soins de santé qui leur était auparavant offerte, y compris la couverture des soins de santé pour le diagnostic et le traitement de problèmes médicaux, comme la tuberculose et le VIH — des problèmes médicaux qui posent un risque pour la santé et la sécurité publiques.

[961]   Les défendeurs expliquent que le PFSI n’était pas censé fournir une couverture à tous les demandeurs d’asile au Canada. Selon les défendeurs, une décision de principe avait été prise de lier l’admissibilité au PFSI au processus de détermination du statut de réfugié. Étant donné que les demandeurs d’ERAR seulement ne se présentent pas devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, ils ne peuvent plus bénéficier de la couverture du PFSI.

[962]   Cela est possible, mais la question qui se pose à cette étape de l’analyse est de savoir si les moyens choisis par le gouverneur en conseil pour apporter les modifications au PFSI en 2012 sont rationnellement liés à leurs objectifs. Dans la mesure où l’on a décidé de retirer la couverture des soins de santé pour le diagnostic et le traitement de problèmes médicaux qui posent un risque pour la santé et la sécurité publiques aux personnes qui n’ont seulement droit qu’à l’ERAR, on ne peut pas dire que la décision est rationnellement liée à l’objectif visant la protection de la santé et de la sécurité publiques.

d)      Protection de l’intégrité du système d’immigration du Canada

[963]   L’objectif ultime des modifications apportées au PFSI en 2012 est la protection de l’intégrité du système d’immigration du Canada.

[964]   Selon les défendeurs, les modifications apportées au PFSI en 2012 limite ou enlève une des raisons pour lesquelles les personnes, en particulier celles qui proviennent de POD, pourraient venir au Canada et y demander asile ou les découragent à cet égard, et pourraient inciter des demandeurs d’asile déboutés à quitter le pays plus rapidement.

[965]   Le fondement de la preuve pour cet argument se trouve au paragraphe 73 de l’affidavit de Sonia Le Bris. On se rappellera que Mme Le Bris est directrice intérimaire, Politiques et partenariats en santé des migrants de la Direction générale – Santé de CIC depuis juin 2011.

[966]   Comme je l’ai déjà souligné, Mme Le Bris a expliqué que [traduction] « certains étaient d’avis que l’ancien PFSI constituait l’une des raisons pour lesquelles certains ressortissants étrangers venaient au Canada sous de faux prétextes, ainsi qu’une des raisons pour lesquelles ils cherchaient à demeurer au Canada le plus longtemps possible après le rejet de leur demande d’asile par la CISR et, souvent, par la Cour fédérale » (non souligné dans l’original).

[967]   Je trouve troublant le fait que les défendeurs cherchent à justifier des mesures qui sont à mon avis cruelles, inhumaines et discriminatoires en se fondant sur des perceptions subjectives de personnes non identifiées.

[968]   Il convient de rappeler qu’aucune tentative ne semble avoir été faite par le gouvernement pour déterminer si cette perception subjective est en réalité objectivement justifiée. Mme Dikranian (la gestionnaire, Politique d’asile, Direction générale des affaires des réfugiés de CIC, au cours de la période pertinente) a confirmé qu’elle n’était au courant d’aucune étude qui ait été faite par le gouvernement fédéral afin de déterminer si cette perception avait quelque validité objective que ce soit : contre-interrogatoire de Mme Dikranian, question 210.

[969]   Non seulement je n’ai reçu aucune preuve empirique sur ce point, mais je n’ai non plus reçu aucun élément de preuve pour expliquer pourquoi les défendeurs ne pouvaient pas obtenir une telle preuve empirique.

[970]   Les défendeurs ont soutenu à l’audience qu’une preuve de cette nature ne pouvait pas être obtenue, étant donné qu’aucune personne n’admettrait être venue au Canada en vue d’avoir accès à des soins de santé financés par l’État. Au contraire, les défendeurs ont insisté pour que je me fonde simplement sur [traduction] « la raison et la logique ».

[971]   À l’appui de la prétention susmentionnée, les défendeurs invoquent les arrêts de la Cour suprême du Canada, tels que Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569, au paragraphe 39, et RJR-MacDonald Inc., précité, dans lesquels celle-ci a fait observer qu’il n’est pas toujours nécessaire que le gouvernement fasse une preuve scientifique pour établir une justification fondée sur l’article premier de la Charte selon la prépondérance des probabilités. Dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc., la Cour suprême du Canada a fait observer que « la prépondérance des probabilités s’établit par application du bon sens à ce qui est connu, même si ce qui est connu peut comporter des lacunes du point de vue scientifique » : au paragraphe 137.

[972]   Toutefois, les défendeurs n’ont pas démontré que le fait de s’enquérir auprès de demandeurs d’asile au Canada si l’accès à des soins de santé financés par l’État avait été un facteur d’« attraction » dans leur cas serait la seule manière de déterminer la mesure dans laquelle l’accès à des soins de santé financés par l’État a pour effet d’inciter les gens à venir au Canada en vue de présenter des demandes d’asile non fondées ou pour y demeurer beaucoup plus longtemps qu’ils ne l’auraient fait par ailleurs après le rejet de ces demandes d’asile.

[973]   Comme nous en avons discuté au cours de l’audience, un moyen possible de déterminer si la perception dont il est question est objectivement justifiée serait d’analyser les recherches épidémiologiques quant à l’incidence de maladies chroniques, comme le diabète, dans la population de réfugiés au Canada par rapport à l’incidence des mêmes maladies au sein d’une population équivalente dans les pays d’origine des demandeurs d’asile.

[974]   Les éléments de preuve qui établissent qu’un nombre disproportionné de demandeurs d’asile au Canada souffrent de maladies chroniques pourraient fournir au moins une certaine preuve indirecte objective concernant la mesure dans laquelle l’accessibilité à des soins de santé financés par l’État peut inciter les gens à venir au Canada ou à y rester.

[975]   Les arguments des défendeurs quant à l’incitatif que représente la couverture des soins de santé financés par l’État ne sont pas non plus compatibles avec d’autres arguments qu’ils ont présentés en l’espèce.

[976]   J’ai déjà souligné qu’il est difficile de concilier l’affirmation des défendeurs selon laquelle l’accessibilité à des soins de santé au Canada constitue un « facteur d’attraction » pour des demandeurs d’asile provenant de POD avec leur argument selon lequel les demandeurs d’asile provenant de POD n’ont pas besoin de couverture de soins de santé pendant qu’ils séjournent au Canada, parce qu’ils peuvent obtenir des soins de santé comparables dans leurs pays d’origine.

[977]   Les défendeurs ont également soutenu que les compressions effectuées dans le PFSI sont justifiables, étant donné que les demandeurs d’asile au Canada disposent de nombreux moyens d’obtenir des soins de santé, tels que les cliniques de santé communautaire et les salles d’urgence. Je n’ai pas accepté cet argument. Toutefois, s’il était vrai que les demandeurs d’asile au Canada disposaient d’autres moyens satisfaisants d’obtenir facilement des soins de santé, il est difficile de voir comment le fait de modifier le PFSI découragerait qui que ce soit de venir au Canada.

[978]   Je reviendrai sur mes préoccupations concernant les lacunes que comportent les éléments de preuve des défendeurs sur ce point lorsque j’examinerai les questions relatives à l’atteinte minimale et à la proportionnalité.

[979]   Toutefois, la Cour suprême du Canada nous enseigne, dans l’arrêt Hutterian Brethren, qu’au stade du « lien rationnel », il suffit qu’il soit « raisonnable de supposer » que les modifications apportées au PFSI peuvent contribuer à la réalisation de l’objectif du gouvernement d’empêcher les abus du système d’immigration, « et non qu’elle[s] y contribue[ront] effectivement » : Hutterian Brethren, précité, au paragraphe 48.

[980]   Il ressort de la lecture de la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié concernant le cas de M. Ayubi que l’une des raisons pour lesquelles celui-ci avait quitté l’Afghanistan pour venir au Canada était la crainte qu’il avait de ne pas avoir un accès continu à des médicaments pour son diabète en Afghanistan. Bien que cela n’ait peut-être pas été l’unique raison pour laquelle M. Ayubi est venu au Canada, l’accessibilité à des soins de santé au Canada semble avoir effectivement joué un rôle dans sa décision.

[981]   Il est également raisonnable de supposer que M. Ayubi n’est pas le seul dans cette situation, et que l’accessibilité à des soins de santé financés par l’État peut en quelque sorte inciter certaines personnes à venir au Canada, bien que nous ne disposions pas de preuve de la mesure dans laquelle cela peut constituer un facteur à considérer.

[982]   Nous savons aussi que le fait que des soins médicaux ne soient pas accessibles dans d’autres pays peut inciter et a incité certaines personnes à vouloir rester au Canada après le rejet de leur demande d’asile : voir par exemple l’arrêt Covarrubias, précité.

[983]   Par conséquent, je suis convaincue que les modifications apportées au PFSI en 2012 sont rationnellement liées à l’objectif de protéger l’intégrité du système de détermination du statut de réfugié du Canada et de décourager les abus de ce système.

2)      Les modifications apportées au PFSI constituent-elles une atteinte minimale ou portent-elles « le moins possible » atteinte aux droits garantis par la Charte?

[984]   L’étape suivante de l’analyse exposée dans l’arrêt Oakes exige que la Cour examine la question de savoir si les modifications apportées au PFSI au moyen des décrets de 2012 portent une atteinte minimale aux droits que la Charte confère aux demandeurs d’asile ou restreignent ces droits « aussi peu que cela est raisonnablement possible aux fins de la réalisation de l’objectif législatif » : arrêt RJR-MacDonald Inc., précité, au paragraphe 160. Voir aussi l’arrêt P.G. c. A., précité, au paragraphe 360, et R. c. Edwards Books, précité, aux pages 768 et 769.

[985]   Dans l’arrêt Hutterian Brethren, la Cour suprême du Canada a fait observer que la question qui se pose à ce stade de l’analyse est « celle de savoir si la restriction au droit est raisonnablement bien adaptée à l’objectif urgent et réel invoqué pour la justifier ». Autrement dit, la Cour doit examiner la question suivante : « existe-t-il des moyens moins préjudiciables de réaliser l’objectif législatif »? : Hutterian Brethren, précité, au paragraphe 53.

[986]   Toutefois, les tribunaux doivent faire preuve d’« une certaine déférence à l’égard de la législature, surtout en ce qui concerne les questions sociales complexes où la législature est peut-être mieux placée que les tribunaux pour choisir parmi une gamme de mesures » : Hutterian Brethren, précité, au paragraphe 53.

[987]   En effet, dans l’arrêt P.G. c. A., la juge en chef McLachlin a formulé l’observation selon laquelle il est accordé à « l’État une certaine latitude dans le choix du moyen pour réaliser son objectif » : au paragraphe 439. Cela étant dit, cette déférence « n’est ni aveugle ni absolue » : [Hutterian Brethren, précité], au paragraphe 55.

[988]   Dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc., la Cour suprême du Canada a conclu que, pour qu’une restriction soit « minimale », le choix législatif ou politique du gouvernement « doit être soigneusement adapté[e] de façon à ce que l’atteinte aux droits ne dépasse pas ce qui est nécessaire ». Elle reconnaît que le processus d’adaptation n’est peut-être pas parfait, mais que, si la mesure gouvernementale « se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu’elle a une portée trop générale simplement parce qu’ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l’objectif et à la violation » : RJR-MacDonald Inc., précité, au paragraphe 160.

[989]   Toutefois, si « le gouvernement omet d’expliquer pourquoi il n’a pas choisi une mesure beaucoup moins attentatoire et tout aussi efficace, la loi peut être déclarée non valide » : RJR-MacDonald Inc, précité, au paragraphe 160.

[990]   En outre, la Cour suprême du Canada explique, dans l’arrêt Hutterian Brethren, que le critère de l’atteinte minimale comporte une « limite interne », compte tenu du fait que le critère « exige seulement que le gouvernement choisisse le moyen le moins attentatoire d’atteindre son objectif », alors que d’autres moins attentatoires qui ne lui permettent pas de réaliser son objectif ne sont pas examinés à ce stade : Hutterian Brethren, précité, au paragraphe 54 (en italique dans l’original).

[991]   Pour effectuer une analyse de l’« atteinte minimale », le tribunal « n’a pas à être convaincu que la solution de rechange permettrait d’atteindre l’objectif exactement dans la même mesure que la mesure contestée » : Hutterian Brethren, précité, au paragraphe 55 (en italique dans l’original).

[992]   Toutefois, la Cour suprême du Canada a ensuite fait observer, au paragraphe 55 de l’arrêt Hutterian Brethren, que le tribunal « ne doit pas accepter une formulation de l’objectif gouvernemental d’une rigueur ou d’une précision irréalistes qui soustrairait en fait la mesure législative à tout examen à l’étape de l’atteinte minimale ». En outre, elle a souligné que « [l]’obligation de choisir une mesure “toute aussi efficace” […] ne doit pas être poussée à l’extrême jusqu’à devenir irréalisable », et « inclut les solutions de rechange qui protègent suffisamment l’objectif du gouvernement, compte tenu de toutes les circonstances », renvoi à l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350.

[993]   La Cour suprême du Canada a conclu, dans l’arrêt Hutterian Brethren, en soulignant que « [l]e critère de l’atteinte minimale consiste à se demander s’il existe un autre moyen attentatoire d’atteindre l’objectif de façon réelle et substantielle » : Hutterian Brethren, précité, au paragraphe 55.

[994]   Compte tenu des conclusions que j’ai antérieurement tirées en ce qui concerne les objectifs visant à garantir que le Programme soit « équitable pour les contribuables canadiens » et à offrir une protection de la santé et de la sécurité publiques, il est évident que l’atteinte portée aux droits en question ne répond pas à ce qui pourrait être justifié comme étant nécessaire pour la réalisation de ces deux objectifs, et le dépasse largement.

[995]   La Cour doit donc trancher la question de savoir si les moyens choisis par le gouverneur en conseil pour réaliser les autres objectifs concernant la réduction des coûts et la protection de l’intégrité du système d’immigration du Canada étaient raisonnablement adaptés à la lutte des problèmes liés à la hausse des coûts et à l’abus du système d’immigration : Hutterian Brethren, précité, au paragraphe 56.

[996]   Peut-on dire que les modifications apportées au PFSI en 2012 portent atteinte de façon minimale ou portent atteinte « aussi peu que cela est raisonnablement possible » aux droits de demandeurs d’asile garantis par les articles 12 et 15 de la Charte aux fins de la réalisation des objectifs du gouverneur en conseil? Autrement dit, le gouverneur en conseil aurait-il pu concevoir une manière moins attentatoire de réaliser ses objectifs?

a)      Limitation des coûts

[997]   En ce qui concerne la question de la réduction des coûts, il ressort clairement de la jurisprudence que, quoique des considérations purement financières soient insuffisantes pour justifier la contravention des droits garantis par la Charte, la question des coûts peut être prise en considération pour l’application du critère de l’atteinte minimale lorsqu’il faut déterminer la norme de retenue à respecter à l’égard des choix politiques du gouvernement : N.A.P.E., précité, au paragraphe 79, citant le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, au paragraphe 283.

[998]   Comme cela a déjà été souligné, il ressort de la note explicative accompagnant la publication du décret d’avril 2012 dans la Gazette du Canada que le gouvernement prévoyait réaliser des économies de 70 millions de dollars pendant les trois premières années du nouveau PFSI, puis de 15 millions de dollars par année par la suite.

[999]   Bien que ces montants soient importants, cela ne veut pas nécessairement dire que les réductions des dépenses de programme prévues sont entièrement, ou même principalement, attribuables aux modifications apportées au PFSI en 2012.

[1000] Premièrement, le contre-interrogatoire de Mme Le Bris ne permettait pas de savoir clairement comment on avait obtenu ces estimations ou dans quelle mesure une réduction du nombre de demandes d’asile, en particulier celles présentées par des demandeurs provenant de POD, était prise en compte. Toutefois, Mme Le Bris a bel et bien confirmé que l’estimation d’une économie de 70 millions de dollars pendant trois exercices était une [traduction] « économie globale », et elle ne pouvait pas se rappeler la part de ce montant qui était attribuable aux économies relatives au PFSI : contre-interrogatoire de Mme Le Bris, questions 63 à 80.

[1001] En effet, comme cela a été souligné par les défendeurs tout au long de l’audience, les modifications apportées au PFSI en 2012 ne peuvent pas être examinées isolément, étant donné qu’elles n’étaient qu’une partie d’un ensemble de modifications qui ont été apportées au système de détermination du statut de réfugié au cours des dernières années.

[1002] Le droit à une couverture du PFSI était auparavant fortement lié à la durée du séjour au Canada d’un bénéficiaire du Programme, et la durée moyenne d’admissibilité au PFSI a continué à augmenter au fil du temps. Il ressort de l’affidavit de Mme Le Bris qu’en 2003, la durée moyenne d’admissibilité au Programme était de 548 jours. En 2012, ce nombre avait presque doublé pour atteindre 948 jours : au paragraphe 83.

[1003] Cette situation était due, en partie, au fait que le processus de détermination du statut de réfugié antérieur était lent. Selon la preuve produite par Mme Dikranian, avant les modifications apportées au PFSI en 2012, il fallait quelque 20 mois à partir du dépôt d’une demande d’asile pour qu’une affaire soit entendue devant la CISR.

[1004] Mme Dikranian a en outre expliqué qu’il fallait quatre ans et demi à partir de la date où une demande d’asile était déposée jusqu’à la date où la personne était renvoyée du Canada à la suite du rejet de sa demande d’asile. Ce délai a été fortement réduit en raison des modifications apportées au système, et le gouvernement vise actuellement à faire en sorte que les demandeurs d’asile déboutés soient renvoyés du Canada au bout de 14 mois environ suivant le rejet de leur demande d’asile.

[1005] Toutefois, comme les défendeurs l’ont souligné, l’accélération du processus de détermination du statut de réfugié et la prévention des abus n’étaient pas un objectif propre à la réforme du PFSI. Au moyen de l’édiction de la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, de la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada et de la Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers, L.C. 2013, ch. 16, le législateur a mis en œuvre d’autres mesures visant à réaliser le même objectif.

[1006] Les modifications apportées au processus de détermination du statut de réfugié comprenaient la création de la notion de « pays d’origine désigné » et l’instauration d’un système accéléré de traitement de demandes pour des demandeurs d’asile provenant de POD. Selon les défendeurs, le nombre de demandes d’asile de personnes provenant de POD a fortement diminué depuis janvier 2013.

[1007] Mme Dikranian a également confirmé, lors de son contre-interrogatoire, que l’imposition de l’obligation d’obtenir un visa pour les visiteurs provenant du Mexique a vraisemblablement eu des conséquences sur le nombre de demandes d’asile de personnes provenant de POD.

[1008] En outre, certaines catégories de personnes ne bénéficient plus d’un sursis de la mesure de renvoi en attendant l’issue d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée à la Cour, ce qui permet au gouvernement de renvoyer plus rapidement du Canada les personnes faisant partie de ces groupes.

[1009] Parmi les autres changements conçus pour accélérer le processus, il y avait les délais de prescription relativement aux voies de recours de remplacement pour les demandeurs d’asile déboutés, telles que les examens des risques avant renvoi ainsi que les demandes de résidence permanente fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. De plus, le gouvernement a mis en œuvre un programme pilote d’aide au retour volontaire et à la réintégration, lequel offre un soutien financier à ceux qui sont disposés à retourner volontairement dans leur pays d’origine.

[1010] Mme Dikranian a aussi confirmé en contre-interrogatoire que la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié avait réussi à réduire son arriéré d’environ 50 p. 100, après la nomination par le gouvernement d’un effectif complet de commissaires, alors que plusieurs postes avaient été laissés vacants pendant de longues périodes. Cela a grandement contribué à accélérer le processus décisionnel en matière de statut de réfugié.

[1011] Les dépenses relatives au PFSI pourraient bien décroître de façon importante dans les prochaines années. Toutefois, on ne semble pas avoir tenté de déterminer quelle part des économies envisagées serait vraiment attribuable aux réductions du niveau des avantages offerts aux termes du Programme et à la restriction quant aux catégories de gens qui sont admissibles aux avantages, par rapport au fait que moins de personnes viennent au Canada pour présenter des demandes d’asile et qu’un certain nombre de demandeurs d’asile qui viennent sont maintenant au pays pendant beaucoup moins longtemps.

[1012] On n’a donc présenté à la Cour aucune preuve digne de foi quant à la mesure dans laquelle les modifications apportées au PFSI en 2012 donneraient lieu, en elles-mêmes, à des économies au niveau fédéral. En outre, comme il en sera question dans la prochaine section des présents motifs, il semble qu’une partie des coûts des services médicaux qui étaient précédemment couverts par le PFSI ont maintenant été simplement transférés aux provinces.

[1013] En présumant, cependant, que les modifications apportées au PFSI en 2012 ont vraiment donné lieu à certaines mesures d’économies au niveau fédéral, existe-t-il des façons pour que ces économies puissent être réalisées d’une manière moins attentatoire, en gardant à l’esprit que cette mesure de remplacement n’a pas à satisfaire à l’objectif de limitation des coûts dans exactement la même étendue ou importance? : Hutterian Brethren, précité, au paragraphe 55.

[1014] Les demandeurs soulignent qu’en ne faisant simplement qu’accroître l’effectif de décideurs à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié jusqu’à ce qu’il soit complet, le gouvernement a été en mesure de réduire grandement le délai de traitement des affaires par la Commission. Par contre, cela a aussi aidé à diminuer le temps pendant lequel les demandeurs d’asile déboutés demeuraient au Canada, écourtant la période pour laquelle ils étaient admissibles aux avantages du PFSI, avec des économies correspondantes. L’ajout d’encore plus de commissionnaires améliorerait sans doute davantage les délais de traitement.

[1015] Le gouvernement s’assure également que les renvois s’effectuent plus rapidement après le rejet des demandes d’asile, ce qui écourte encore la période pendant laquelle les demandeurs d’asile sont admissibles aux avantages du PFSI, et réduit donc les coûts du Programme. On peut présumer que le fait d’accélérer encore plus le processus de renvoi occasionnerait davantage d’économies à l’égard du PFSI, sans nécessiter une réduction du niveau d’avantages offerts par le Programme.

[1016] Il y aurait, bien entendu, des coûts liés au fait d’ajouter plus de commissaires à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ou d’accélérer le renvoi des demandeurs d’asile déboutés, et je ne dispose d’aucune preuve quant à l’ampleur de ces coûts.

[1017] Toutefois, je ne dispose pas, non plus, d’éléments de preuve dignes de foi quant aux économies qui sont ou seront probablement attribuables directement aux modifications apportées au PFSI en 2012. Dans les circonstances, les défendeurs ne m’ont pas convaincue qu’il n’existe pas de mesure de remplacement à la diminution des avantages du PFSI qui pourrait raisonnablement atteindre l’objectif de limitation des coûts fixé par le gouvernement « de façon réelle et substantielle » : Hutterian Brethren, précité, au paragraphe 55.

b)      Protection de l’intégrité du système d’immigration du Canada

[1018] Dans la mesure où cela concerne la protection de l’intégrité du système d’immigration du Canada, la preuve présentée par les défendeurs porte que les modifications effectuées au PFSI en 2012 avaient pour but de faire disparaître une raison qu’auraient des personnes, en particulier celles provenant de pays d’origine désignés, de venir au Canada et de présenter des demandes d’asile non fondées.

[1019] Comme il a déjà été mentionné, l’argument de dissuasion des défendeurs est dans une large mesure fondé sur une perception subjective, par des personnes non identifiées, que la fourniture d’une couverture d’assurance maladie financée par l’État à ceux qui sollicitent l’asile au Canada était une raison pour laquelle certains étrangers venaient au pays pour présenter des demandes d’asile non fondées.

[1020] Comme les demandeurs l’ont fait remarquer, il n’existe pas de preuve selon laquelle un autre pays développé se sert du refus de fournir des soins de santé primaires financés par les deniers publics comme un moyen de dissuader la présentation de demandes d’asile non fondées.

[1021] De plus, le gouvernement du Canada a concédé qu’il n’avait effectué aucune recherche afin de déterminer si le refus de soins de santé comme moyen de dissuasion avait quelques validités empiriques ou chance de succès. En fait, en contre-interrogatoire, les témoins des défendeurs ont confirmé que les moyens choisis étaient fondés sur des [traduction] « perceptions » ainsi que des [traduction] « croyances », et qu’ils n’avaient connaissance d’aucun élément de preuve au soutien de la limitation de l’accès à une couverture d’assurance maladie financée par l’État comme moyen efficace pour dissuader la présentation de demandes d’asile non fondées.

[1022] Il est vrai que les défendeurs ont produit des éléments de preuve qui démontrent que le nombre de demandes d’asile provenant de POD a chuté de manière importante depuis la mise en œuvre des modifications au PFSI. Selon l’affidavit de Mme Dikranian, 6 718 demandes d’asile ont été déposées en 2011 par des personnes provenant de POD, ce qui représentait 26 p. 100 de toutes les demandes de cette année-là, et 4 298 de ces demandes ont été déposées en 2012, soit 21 p. 100 de toutes les demandes déposées. Dans la première moitié de 2013, après la mise en place des modifications au PFSI, seulement 323 demandes d’asile avaient été déposées par des personnes provenant de POD, ce qui constituait seulement 7 p. 100 du nombre total de demandes déposées dans la même période. Cela ne signifie toutefois pas que les modifications apportées en 2012 au PFSI ont nécessairement eu l’effet dissuasif escompté.

[1023] Cela est dû au fait que l’adoption des décrets de 2012 a été accompagnée des nombreuses autres mesures qui ont déjà été décrites, tout cela dans l’intention d’accélérer le processus de décision en matière de statut de réfugié et de réduire les abus commis à l’encontre du système. On n’a cependant pas tenté de déterminer à quel point les diverses mesures dissuasives prises par le gouvernement du Canada avaient eu l’effet désiré.

[1024] En fait, les défendeurs ont admis lors de l’audience que [traduction] « l’on ne [pouvait] que conjecturer » que la baisse du nombre de demandes d’asile provenant de POD était attribuable, du moins en partie, aux modifications apportées au PFSI en 2012, puisque [traduction] « le gouvernement ne dispos[ait] d’aucun chiffre ni de quelque étude que ce soit pour savoir pourquoi il en [était] ainsi ». Les défendeurs ont bel et bien laissé entendre que [traduction] « l’une des explications possibles et très plausibles » pour la chute, en chiffres, des demandes provenant de POD était les modifications qui avaient été apportées au PFSI : transcription, vol. 3, à la page 39.

[1025] J’ai déjà mentionné que j’étais disposée à accepter que l’accessibilité à des soins médicaux, financés par l’État, au Canada pût fournir, pour quelques personnes, une sorte de motivation pour venir au Canada afin d’y solliciter des soins médicaux. On ne m’a cependant présenté aucun élément de preuve digne de foi quant à l’ampleur que cela pouvait avoir, ou quant à la question de savoir s’il s’agissait d’un facteur déterminant dans le choix fait par un nombre important de demandeurs d’asile. On ne m’a pas non plus présenté quelque élément de preuve digne de foi que ce soit pour démontrer que les réductions de 2012 dans le PFSI vont, de fait, servir l’objectif de dissuader ces personnes de venir au Canada.

[1026] Les défendeurs prétendent également que les modifications au PFSI avaient pour but d’encourager les gens à quitter le Canada plus rapidement après le rejet de leur demande. Bien que j’aie accepté le fait que certains demandeurs d’asile déboutés puissent vraiment chercher à demeurer au Canada dans le but d’avoir accès à des soins médicaux pouvant leur sauver la vie, on ne m’a pas convaincue qu’il n’y avait pas de façon moins attentatoire d’atteindre les objectifs du gouvernement relativement aux départs plus rapides.

[1027] En fait, concernant la question de la limitation des coûts, j’ai déjà fait remarquer que, en allouant des ressources supplémentaires au renvoi en temps opportun des demandeurs d’asile déboutés, le gouvernement du Canada pouvait atteindre son objectif relatif aux départs plus rapides sans compromettre la santé et la sécurité de ceux qui sont venus au Canada pour y solliciter l’asile.

c)       Autres arguments relatifs à l’atteinte minimale

[1028] Les défendeurs ont aussi fait valoir que le PFSI de 2012 ne portait atteinte que de façon minimale aux droits conférés par la Charte à ceux qui sollicitaient l’asile au Canada, parce qu’il offre à 76 p. 100 de ceux qui ont actuellement droit aux avantages du PFSI une couverture d’assurance maladie qui se compare au niveau de couverture d’assurance maladie fournie aux Canadiens qui travaillent sous les régimes d’assurance maladie provinciaux ou territoriaux, ou qui est meilleure que ce niveau.

[1029] Toutefois, comme il a déjà été mentionné, 62 p. 100 des bénéficiaires du PFSI ne reçoivent que les avantages du niveau de la CSS, la catégorie d’avantages qui se compare à peu près aux avantages auxquels ont accès les travailleurs canadiens qui ne bénéficient pas de l’aide sociale. Étant donné que ces personnes sont essentiellement pauvres, on ne peut raisonnablement les mettre dans la même position que celle des travailleurs canadiens. Par conséquent, on ne peut pas affirmer que l’accessibilité aux avantages de la CSS signifie qu’on a porté atteinte de façon minimale aux droits conférés par les articles 12 et 15 de la Charte aux personnes touchées.

[1030] Un autre 24 p. 100 des bénéficiaires du PFSI ne bénéficie maintenant que d’une couverture d’assurance-maladie pour des problèmes de santé présentant une menace pour la santé publique ou la sécurité publique. Ce groupe est composé de demandeurs d’asile provenant de POD et de demandeurs qui ont épuisé tous leurs recours au Canada. Par ailleurs, ceux qui ont le droit de présenter seulement des demandes d’ERAR ne reçoivent pas la moindre couverture d’assurance maladie. Encore une fois, on ne peut affirmer que l’atteinte aux droits conférés à ces personnes par les articles 12 et 15 de la Charte était minimale.

[1031] Les défendeurs prétendent aussi que le PFSI de 2012 porte atteinte de façon minimale aux droits conférés par la Charte à ceux qui sollicitent l’asile au Canada, parce qu’il a été soigneusement [traduction] « adapté à leurs besoins en tant que groupe d’immigrants » : transcription, vol. 3, à la page 65.

[1032] Comme il a déjà été mentionné, les défendeurs ont initialement déterminé que ces [traduction] « besoins » étaient des [traduction] « besoins en matière de santé » : transcription, vol. 2, à la page 188.

[1033] Les défendeurs expliquent que les réfugiés parrainés par le gouvernement et certains réfugiés parrainés par le secteur privé sont admissibles à la couverture des soins de santé élargie aux termes du PFSI de 2012, parce que CIC avait constaté que les réfugiés parrainés par le gouvernement ainsi que certains réfugiés parrainés par le secteur privé qui recevaient un soutien gouvernemental au revenu n’étaient pas en mesure de payer pour des services de soins de santé supplémentaires. Un guide de CIC joint à l’affidavit de Mme Le Bris donne également à penser que CIC reconnaissait que ces catégories de réfugiés ne pouvaient pas avoir accès aux services sociaux pendant un an après leur arrivée au Canada.

[1034] Il n’y a cependant aucun élément de preuve donnant à penser que d’autres catégories de demandeurs d’asile sont plus avantagées sur le plan économique que les réfugiés parrainés par le gouvernement et ceux parrainés par le secteur privé recevant un soutien au revenu. Il convient aussi de rappeler qu’il est interdit aux demandeurs d’asile provenant de POD de travailler pendant les six premiers mois de leur présence au Canada, ce qui entrave grandement leur capacité de payer pour leurs propres soins de santé.

[1035] En fait, Mme Le Bris a confirmé que le gouvernement n’avait aucune donnée qui donnerait à penser que les demandeurs d’asile provenant de POD étaient plus en mesure de payer pour leurs besoins en matière de soins de santé que ceux ne provenant pas de POD : contre-interrogatoire de Mme Le Bris, question 106.

[1036] Les défendeurs n’ont pas non plus expliqué comment les besoins en matière de santé du groupe d’immigrants que sont les réfugiés parrainés par le gouvernement sont différents de ceux du groupe d’immigrants que sont les réfugiés parrainés par le secteur privé ne recevant pas de soutien au revenu, ni comment les besoins du groupe d’immigrants que sont les demandeurs d’asile à l’intérieur du Canada ne provenant pas de POD sont différents de ceux du groupe d’immigrants que sont les demandeurs d’asile à l’intérieur du Canada provenant de POD. On n’a pas plus laissé entendre que les besoins en matière de santé de ceux qui sollicitaient la protection du Canada changeaient d’une manière compatible avec les changements de leur niveau de couverture d’assurance maladie, au fil du processus de détermination du statut de réfugié.

[1037] Pressée de répondre à cela lors de l’audience, l’avocate des défendeurs a mentionné que la seule réponse qu’elle pouvait offrir était qu’on avait déjà déterminé, avant leur arrivée au Canada, que les réfugiés parrainés par le gouvernement, les réfugiés réétablis et ceux parrainés par le secteur privé étaient des réfugiés.

[1038] Il se peut qu’il en soit ainsi, mais cela ne règle pas la question de savoir comment les besoins de ces « groupes d’immigrants » sont différents des besoins de personnes présentant leur demande d’asile à partir du Canada. En fait, les défendeurs ont fini par concéder que, dans les faits, les modifications au PFSI ne répondaient pas aux besoins en matière de santé des diverses catégories de personnes couvertes par le Programme : transcription, vol. 2, aux pages 187 à 191.

[1039] Les défendeurs font aussi remarquer que, pour apprécier la question de savoir si l’action du gouvernement portait atteinte de façon minimale aux droits conférés par la Charte, il fallait examiner le fait que d’autres mesures avaient été considérées et raisonnablement rejetées par le gouvernement. Ils soulignent les modifications apportées au décret d’avril 2012 au moyen du décret modificatif, de même que les efforts déployés par CIC pour atténuer la confusion qui a suivi les modifications de 2012 au PFSI, comme preuve de [traduction] « la capacité de réaction et [de] la consultation » : transcription, vol. 3, à la page 143.

[1040] Non seulement ces démarches ne constituent pas la preuve que d’autres mesures avaient été considérées et raisonnablement rejetées par le gouvernement, il convient de noter qu’elles étaient toutes postérieures aux modifications fondamentales au PFSI, apportées par l’adoption du premier décret en avril 2012.

[1041] Enfin, les défendeurs soutiennent que les modifications au PFSI portent atteinte de façon minimale aux droits de ceux qui sollicitent l’asile au Canada, en raison de la possibilité qu’une exemption soit accordée par le ministre au titre de l’article 7 du PFSI dans « des circonstances exceptionnelles ».

[1042] Toutefois, comme je l’ai expliqué précédemment, les défendeurs ont concédé que l’article 7 n’était d’aucune utilité dans les affaires où des soins médicaux d’urgence étaient requis. En outre, le ministre ne peut pas offrir une couverture à titre discrétionnaire pour des médicaments et des produits médicaux, tels que l’insuline et des fournitures pour le diabète dont dépend la survie de M. Ayubi.

[1043] Par conséquent, les défendeurs n’ont pas démontré que les modifications apportées au PFSI par l’adoption des décrets de 2012 portaient atteinte de façon minimale aux droits conférés par la Charte à ceux qui sollicitaient la protection du Canada.

3)      Les modifications apportées au PFSI en 2012 sont-elles proportionnées dans leur effet?

[1044] La dernière étape du critère énoncé dans l’arrêt Oakes exige que la Cour examine la question de savoir s’il y a une proportionnalité entre les effets préjudiciables du programme et ses objectifs salutaires, de sorte que la restriction des droits en question ne l’emporte pas sur l’atteinte des buts du programme.

[1045] Comme la Cour suprême du Canada l’a fait observer dans l’arrêt Hutterian Brethren, « les trois premières étapes de l’analyse proposée dans Oakes se rattachent à une appréciation de l’objectif de la mesure législative. Seule la quatrième étape tient pleinement compte de “la gravité de ses effets préjudiciables sur des particuliers ou sur des groupes” » : précité, au paragraphe 76.

[1046] Dans l’arrêt Bedford, la Cour suprême du Canada a aussi expliqué que, à cette étape de l’analyse, la Cour « soupèse l’effet préjudiciable de la disposition sur les droits des personnes et son effet bénéfique sur la réalisation de son objectif dans l’intérêt public supérieur ». En ce faisant, la Cour doit apprécier l’effet de l’action gouvernementale contestée, « sur les plans qualitatif et quantitatif » : précité, au paragraphe 126.

[1047] Pour régler la question de la proportionnalité, il importe de commencer par rappeler la nature fondamentale des droits en cause en l’espèce : à savoir le droit de ne pas être soumis à un traitement cruel et inusité et le droit à un traitement égal sans discrimination fondée sur l’origine nationale.

[1048] Un élément tout aussi important pour l’analyse est l’effet dévastateur que les modifications apportées au PFSI en 2012 ont eu sur ceux qui sollicitaient la protection du Canada. Comme il a été mentionné plus haut, j’ai conclu que les modifications résultant des décrets de 2012 causaient d’importantes souffrances à une population déjà vulnérable, appauvrie et désavantagée.

[1049] En fait, j’ai tiré une conclusion de fait selon laquelle les modifications apportées au PFSI en 2012 avaient entraîné la maladie, l’invalidité et la mort.

[1050] Je suis donc convaincue que les effets préjudiciables de l’action gouvernementale en cause en l’espèce sont de nature grave. Sur le plan quantitatif, je suis convaincue que ces effets préjudiciables seront ressentis par un nombre considérable de personnes, étant donné que des milliers de gens viennent dans ce pays chaque année, pour en solliciter la protection.

[1051] La question est alors de savoir si les défendeurs se sont acquittés du fardeau qui leur incombait et s’ils ont démontré que les objectifs salutaires des modifications apportées au PFSI en 2012 l’emportaient sur leurs importants effets préjudiciables. Selon la preuve dont je dispose, je n’ai aucune hésitation à conclure qu’ils n’ont pas réussi à le faire.

[1052] La protection de la santé et de la sécurité publiques est certes un objectif salutaire du PFSI, mais le fait de retirer à ceux qui sollicitent la protection du Canada, et qui n’ont le droit qu’à un ERAR, la couverture d’assurance maladie pour des conditions qui posent un risque à la santé publique ou à la sécurité publique n’aide en rien à atteindre cet objectif. En fait, cela nuit réellement à sa réalisation.

[1053] En outre, j’ai conclu qu’il n’y avait rien d’injuste pour les Canadiens dans le PFSI avant 2012 et que les Canadiens n’étaient pas traités plus équitablement du fait des modifications apportées par les décrets de 2012. Par conséquent, on ne peut pas affirmer que cet objectif l’emporte sur l’incidence négative que les modifications apportées au PFSI en 2012 ont eue sur ceux qui sollicitaient l’asile au Canada.

[1054] Dans la mesure où l’argument de l’objectif selon lequel le Programme sera « équitable pour les contribuables canadiens » a vraiment trait au coût du PFSI pour les contribuables canadiens, le coût est certainement un facteur qui peut être pris en compte relativement à la question de la proportionnalité.

[1055] En effet, dans l’arrêt N.A.P.E., la Cour suprême du Canada a fait remarquer que les gouvernements « disposent d’une grande “marge de manœuvre” pour faire leurs choix ». Toutefois, la Cour suprême du Canada a ensuite souligné que « cette “marge de manœuvre” dépend notamment de l’ampleur du défi financier qu’est appelé à relever le gouvernement et de l’importance des dépenses requises pour éviter de violer la Charte en relevant ce défi financier » : précité, au paragraphe 84.

[1056] Les défendeurs n’ont pas donné à penser que le Canada traverse actuellement une crise financière comme celle qu’a traversée le gouvernement de Terre-Neuve et dont il a été fait mention dans l’arrêt N.A.P.E. Il ne ressort pas non plus clairement du dossier dont je suis saisie que des économies nettes importantes ont vraiment été réalisées pour les contribuables canadiens à la suite des modifications qui ont été apportées au PFSI en 2012.

[1057] Tout d’abord, comme il a été souligné dans la section précédente des présents motifs, nous ne disposons d’aucune donnée fiable qui précise les sommes d’argent qui seront vraiment directement économisées par suite des modifications apportées au PFSI en 2012. Des estimations quant aux économies ont été fournies par les défendeurs, mais on ne sait trop dans quelle mesure ces économies de Programme sont vraiment attribuables au fait que les demandes d’asile sont maintenant traitées plus rapidement et que les demandeurs d’asile déboutés sont renvoyés plus rapidement après le rejet de leurs demandes, plutôt qu’aux compressions effectuées dans le PFSI.

[1058] J’admets que la diminution du niveau de couverture et les restrictions imposées quant aux catégories de personnes qui sont admissibles au PFSI permettront vraisemblablement au gouvernement fédéral de réaliser, dans une certaine mesure, des économies. Toutefois, rien ne donne à penser que les défendeurs ont tenté d’estimer de façon précise dans quelle mesure les coûts des soins de santé accordés aux personnes qui demandent la protection du Canada qui étaient autrefois assumés par le gouvernement fédéral dans le cadre du PFSI ont tout simplement été transférés aux gouvernements des provinces et des territoires ou ont été absorbés par d’autres intervenants qui œuvrent dans le domaine de la santé.

[1059] Rappelons que les défendeurs ont prétendu qu’il existe un certain nombre de solutions de rechange qui sont offertes aux personnes qui se retrouvent dans la situation où leur niveau de couverture du PFSI ne leur permet pas de subvenir à leurs besoins médicaux. Ils ont cité à titre d’exemple les programmes d’assurance maladie qui ont été institués dans certaines provinces afin de « combler les lacunes » occasionnées par les modifications apportées au PFSI en 2012.

[1060] Les défendeurs ont en outre prétendu que de l’aide sera offerte à certaines personnes grâce à des centres de santé communautaire et à des refuges pour réfugiés. D’autres personnes peuvent se prévaloir de services de sage-femme financés par les provinces, du moins en Ontario. Les salles d’urgence des hôpitaux constituent une autre source de soins de santé pour les bénéficiaires du PFSI. Les défendeurs ont également avancé que se prévaloir de l’aide sociale était une autre façon pour les prestataires du PFSI d’avoir accès à des soins de santé.

[1061] J’ai déjà conclu qu’il y a de nombreuses lacunes dans toutes les autres sources de soins de santé relevées par les défendeurs. Ce qui importe toutefois davantage pour les besoins de la présente instance, c’est que la prestation de ces autres formes de soins de santé entraîne des coûts importants pour les contribuables canadiens.

[1062] On ne m’a toutefois soumis aucune donnée fiable démontrant dans quelle mesure ces économies découlent tout simplement du transfert des coûts à d’autres, notamment aux gouvernements des provinces et des territoires.

[1063] Toutefois, nous savons qu’un centre de santé communautaire a payé environ 2 700 $, pour le compte de M. Ayubi, relativement à des examens qui auraient été couverts par le PFSI avant 2012, et que l’Hôpital d’Ottawa a absorbé un montant de 1 500 $ relativement à ces mêmes examens. Dans la même veine, le coût du traitement de chimiothérapie subi par M. Akhtar a été absorbé par le Saskatoon Cancer Centre.

[1064] L’urologue de M. Wijenaike a bien voulu accepter d’assumer le coût du traitement de chimiothérapie qu’a subi ce dernier, mais il a aussi dû se rendre à l’urgence à un certain nombre de reprises afin d’obtenir des soins médicaux. Les hôpitaux ont envoyé à M. Wijenaike une facture pour leurs services, mais, comme celui-ci a été incapable de payer le coût des services médicaux qu’il a reçus, les hôpitaux se sont retrouvés avec des comptes en souffrance pour un montant d’environ 5 000 $.

[1065] M. Bradley, un employé d’un centre de santé communautaire, a également parlé du nombre d’heures pendant lesquelles il a négocié pour M. Ayubi et pour plaider en sa faveur — du temps qui aurait pu être consacré à s’occuper d’autres patients. D’autres fournisseurs de soins de santé ont rendu des témoignages semblables relativement au temps supplémentaire qu’ils ont dû consacrer pour le compte de patients à la suite des modifications apportées au PFSI en 2012. Tout ceci comporte un coût administratif, lequel est supporté par les établissements de soins de santé financés par l’État.

[1066] Le Dr Rachlis a affirmé que les réductions des dépenses pour les services de soins de santé primaires fournis dans le cadre du PFSI peuvent en fait être annulées par les coûts occasionnés par les autres services de soins de santé, notamment les coûts d’hospitalisation et de visites à l’urgence. Il a relevé ce qu’il appelle la « meilleure méthode » qui devrait être utilisée pour évaluer ce qu’il en coûte vraiment pour fournir des soins de santé aux réfugiés et aux demandeurs d’asile qui ne sont plus couverts par l’assurance maladie. Il a ajouté que, si une telle analyse n’est pas faite, [traduction] « il y a sérieusement lieu de douter que cette nouvelle politique entraîne une réduction des coûts pour le secteur public » : affidavit du Dr Rachlis, au paragraphe 6.

[1067] Mme Le Bris a confirmé, en contre-interrogatoire, que, lorsque les défendeurs ont fait le calcul des économies qui seraient réalisées grâce aux modifications apportées au PFSI en 2012, ils n’ont tenu compte que des économies qui seraient réalisées par CIC. Ils n’ont pas tenu compte de l’incidence que les modifications pourraient avoir sur les coûts des soins de santé offerts par les provinces ou les territoires.

[1068] Mme Le Bris, a affirmé ce qui suit : [traduction] « il s’agit d’un pourcentage tellement peu élevé du montant total des dépenses en santé au Canada que, selon nous, l’incidence serait très, très minime, car il s’agit d’un montant d’environ, comme, 83 millions de dollars par rapport, vous savez, aux milliards qu’il en coûte. C’est sous cet angle que nous avons examiné la question, mais nous n’avons fait aucune analyse détaillée des coûts » : contre-interrogatoire de Mme Le Bris, question 84.

[1069] On a ensuite demandé ce qui suit à Mme Le Bris : [traduction] « Donc, si je vous comprends bien, l’incidence globale était si minime qu’il ne valait pas vraiment la peine de tenter de déterminer ce qu’il en coûterait après le transfert aux provinces? ». Elle a répondu ce qui suit : [traduction] « Exactement, parce que nous avons continué de payer une partie importante des services que nous avions l’habitude [sic] de payer » : contre-interrogatoire de Mme Le Bris, question 85.

[1070] Les défendeurs affirment que le gouvernement fédéral veut contrôler ses dépenses et qu’il n’est pas obligé d’examiner les coûts encourus par les provinces. Cela est peut-être vrai, mais l’un des objectifs visés par les modifications apportées au PFSI en 2012 était de « [garantir] que le programme sera équitable pour les contribuables canadiens » (non souligné dans l’original) : voir le communiqué de presse du 25 avril 2012. On ne sait pas avec certitude si les contribuables canadiens réalisent en fin de compte des économies par suite des modifications apportées au PFSI en 2012.

[1071] Par conséquent, il n’a pas été démontré que l’incidence favorable des modifications apportées au PFSI en 2012 sur le plan de la limitation des coûts et de l’équité envers les contribuables canadiens l’emporte sur l’incidence défavorable des modifications apportées au PFSI en 2012 sur les droits constitutionnels des personnes qui sollicitent la protection du Canada.

[1072] Enfin, j’ai admis que la protection de l’intégrité du processus de détermination du statut de réfugié est sans doute un objectif urgent et important du gouvernement. Toutefois, j’ai également souligné que les défendeurs n’ont présenté aucune preuve quant à la question de savoir dans quelle mesure l’accès à des soins de santé financés par les contribuables joue un rôle important en ce qui a trait à l’abus du système canadien de protection des réfugiés. Les défendeurs n’ont pas non plus démontré que le fait de refuser l’accès à l’assurance maladie pour les soins de santé primaires aux personnes qui sollicitent la protection du Canada aura un effet dissuasif important sur les demandes d’asile non fondées.

[1073] Par conséquent, on ne peut pas dire que l’incidence favorable des modifications apportées au PFSI en 2012 sur le plan de la protection de l’intégrité l’emporte sur l’incidence défavorable des modifications apportées au PFSI en 2012 sur les droits constitutionnels des personnes qui sollicitent la protection du Canada.

[1074] En résumé, je suis convaincue que les effets extrêmement préjudiciables des modifications apportées au PFSI en 2012 l’emportent facilement sur les objectifs salutaires visés par le gouverneur en conseil lorsqu’il a apporté ces modifications. Cela est d’autant plus vrai si l’on tient compte du fait qu’il n’a pas été établi que les modifications contribueront bel et bien de façon importante à l’atteinte de l’un ou l’autre de ces objectifs.

4)      Conclusion concernant la justification au regard de l’article premier

[1075] Pour ces motifs, j’ai conclu que les défendeurs n’ont pas réussi à démontrer que les violations des droits découlant des modifications apportées au PFSI en 2012 sont justifiées comme limite raisonnable prescrite dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte.

XIV.     Conclusion définitive

[1076] J’ai donc conclu que le gouverneur en conseil n’a pas outrepassé sa compétence liée à sa prérogative en prenant les décrets de 2012 et qu’il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale en l’espèce.

[1077] J’ai également conclu que l’allégation des demandeurs fondée sur l’article 7 de la Charte ne peut pas être retenue, car ils cherchent à imposer au gouvernement du Canada l’obligation positive de financer les soins de santé destinés aux personnes qui demandent la protection du Canada. Selon l’état actuel du droit au Canada, le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti par l’article 7 ne comprend pas un droit positif à des soins de santé financés par l’État.

[1078] J’ai toutefois conclu que, bien qu’il soit loisible au gouvernement d’établir des priorités et d’imposer des restrictions quant aux régimes d’avantages sociaux comme le PFSI, le fait de cibler intentionnellement ceux qui sollicitent la protection du Canada — un groupe reconnu comme étant pauvre, vulnérable et défavorisé — fait en sorte que la présente situation déborde du cadre des cas traditionnels de contestation de régimes d’avantages sociaux fondés sur la Charte.

[1079] En ayant apporté les modifications au PFSI en 2012, l’exécutif fédéral du Canada a délibérément cherché à compliquer encore plus les choses pour ces personnes défavorisées afin d’encourager les personnes qui sont venues au Canada afin d’en demander la protection à quitter le pays plus rapidement et de dissuader les autres de venir au Canada.

[1080] J’ai conclu que les personnes touchées sont assujetties à un « traitement » au sens de l’article 12 de la Charte et que ce traitement est effectivement « cruel et inusité », et ce, tout particulièrement, mais non exclusivement, dans la mesure qu’il touche des enfants qui ont été amenés au Canada par leurs parents. Les modifications apportées au PFSI en 2012 pourraient compromettre la santé, voire la vie de ces enfants innocents et vulnérables d’une manière qui choque la conscience et qui porte atteinte à la dignité humaine. Elles violent l’article 12 de la Charte.

[1081] J’ai également conclu que le PFSI viole l’article 15 de la Charte parce qu’il prévoit, pour les demandeurs d’asile provenant de POD, un niveau de couverture des soins de santé inférieur à celui qui est prévu pour les demandeurs d’asile qui ne proviennent pas de POD. Cette distinction repose sur l’origine nationale des demandeurs d’asile et ne fait pas partie d’un programme améliorateur. Elle repose en outre sur des stéréotypes et contribue à perpétuer le désavantage dont souffrent les membres d’un groupe reconnu comme étant vulnérable, pauvre et défavorisé.

[1082] De plus, cette distinction entre POD et pays autre qu’un POD a un effet défavorable sur les demandeurs d’asile provenant de POD. Elle met leurs vies en danger et perpétue l’opinion stéréotypée selon laquelle ils sont des tricheurs, leurs demandes d’asile sont « bidons » et ils sont venus au Canada pour profiter de la générosité des Canadiens. Elle porte atteinte à leur dignité et contribue à perpétuer le désavantage dont souffrent les membres d’un groupe reconnu comme étant vulnérable, pauvre et défavorisé.

[1083] Je ne suis toutefois pas convaincue que le PFSI, sur le fondement du statut d’immigration des personnes qui demandent la protection du Canada, viole le paragraphe 15(1) de la Charte, car le « statut d’immigration » ne peut pas être considéré comme étant un motif analogue à ceux énoncés au paragraphe 15(1). Par conséquent, cet aspect de l’argument des demandeurs fondé sur l’article 15 sera rejeté.

[1084] Enfin, les défendeurs n’ont pas démontré que les modifications apportées au PFSI en 2012 sont justifiées au regard de l’article premier de la Charte.

[1085] Par conséquent, la demande est accueillie. Il reste à déterminer la réparation appropriée. Nous examinerons maintenant cette question.

XV.      Réparation

[1086] Les demandeurs ont contesté la validité, l’applicabilité et l’effet sur le plan constitutionnel des décrets de 2012 qui ont créé le PFSI de 2012.

[1087] J’estime que les défendeurs concèdent que les décrets constituent des « règles de droit » au sens du paragraphe 52(1) de la Charte qui prévoit que la Constitution « rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ».

[1088] Je suis consciente des mises en garde faites par la Cour suprême du Canada dans des arrêts comme Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679 (Schachter), où la Cour a fait remarquer que les tribunaux n’annulent que les « dispositions incompatibles » en appliquant la doctrine de la dissociation ou de l’« “interprétation atténuée” » : à la page 696. Toutefois, aucune des parties n’a donné à penser que les parties irrégulières des décrets sont dissociables en l’espèce, et un examen des décrets confirme que c’est le cas.

[1089] Par conséquent, je prononcerai une déclaration selon laquelle les décrets qui ont créé le PFSI de 2012 contreviennent aux articles 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et sont inopérants.

[1090] Les demandeurs sollicitent en outre une déclaration selon laquelle le refus d’accorder une couverture d’assurance maladie aux personnes qui demandent la protection du Canada contrevient aux obligations du Canada aux termes des articles 3 et 7 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés de 1951 et aux termes de la Convention relative aux droits de l’enfant.

[1091] Comme je l’ai déjà mentionné dans les présents motifs, bien qu’il s’agisse d’un outil d’interprétation utile, le droit international, qu’il ait force obligatoire ou non, ne constitue pas une source de droits ou de recours internes. Par conséquent, je refuse de prononcer un jugement déclaratoire.

[1092] Advenant le cas où je prononcerais le jugement déclaratoire sollicité par les demandeurs, les défendeurs me demandent de suspendre l’application du jugement déclaratoire pendant une période d’un an afin de permettre au gouverneur en conseil d’agir. Les défendeurs prétendent qu’une suspension serait opportune en l’espèce, car le vide législatif créé par mon ordonnance compromettrait la sécurité publique et priverait les gens qui le méritent d’avantages importants.

[1093] Étant donné que les décrets de 2012 ont eu pour effet d’abroger le PFSI, dans sa version en vigueur avant les modifications apportées en 2012, on a demandé aux défendeurs si une déclaration générale d’invalidité n’aurait pas tout simplement pour effet de rétablir le PFSI, dans sa version en vigueur avant les modifications apportées en 2012, rendant ainsi inutile une suspension temporaire. Les défendeurs ont répondu qu’une déclaration générale d’invalidité créerait une absence de politique et que de nouveaux crédits devraient être accordés par le gouvernement afin de créer la politique.

[1094] Les demandeurs font remarquer que la Cour n’est saisie d’aucune preuve démontrant que les crédits nécessaires n’existent plus. Par conséquent, ils affirment qu’il n’est pas nécessaire que je suspende temporairement mon ordonnance déclaratoire.

[1095] Il est vrai que je ne dispose d’aucune preuve quant aux conséquences sur le plan administratif et sur le plan politique qui découleraient d’une déclaration générale d’invalidité, mais je suis disposée à admettre, pour des raisons de logique, qu’il est inévitable que ma décision provoquera un certain degré de bouleversement sur le plan administratif. Je suis également préoccupée par le fait que ce bouleversement pourrait accentuer le préjudice subi par les personnes qui sollicitent la protection du Canada. Il convient donc d’accorder au gouverneur en conseil un délai pour agir en réponse à cette décision.

[1096] Par ailleurs, je suis consciente du fait que les modifications qui ont été apportées au PFSI par les décrets de 2012 ont eu un effet dévastateur sur les personnes qui sollicitent la protection du Canada. En effet, j’ai conclu que des vies sont mises en danger.

[1097] Après avoir soupesé ces considérations opposées, j’ai conclu qu’il convient de suspendre l’application de ma déclaration pour une période de quatre mois.

[1098] Il reste à régler la question des réparations quant à M. Ayubi et quant à M. Garcia Rodrigues.

[1099] Plusieurs demandes personnelles de réparation sont présentées au nom de demandeurs individuels en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte. Le paragraphe 24(1) prévoit ce qui suit : « [t]oute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances ».

[1100] Les demandeurs sollicitent une déclaration selon laquelle ce que M. Ayubi et M. Garcia Rodrigues ont chacun vécu en raison du traitement dont ils ont fait l’objet dans le cadre du PFSI, dans sa version en vigueur après les modifications apportées en 2012, constituait une violation de leurs droits constitutionnels. Selon moi, cela ressort implicitement de la déclaration générale d’invalidité que j’ai déjà accordée et il n’est nul besoin de rendre une autre ordonnance à cet égard.

[1101] Dans leur avis de demande, les demandeurs (sauf JFCY) ont également sollicité des ordonnances de mandamus enjoignant au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration d’accorder sans délai à M. Ayubi et à M. Garcia Rodrigues, de façon prospective ainsi que de façon rétroactive au 30 juin 2012, la couverture offerte par le PFSI, dans sa version en vigueur avant les modifications apportées en 2012.

[1102] Les défendeurs soulignent qu’une réparation fondée sur l’article 24 [de la Charte] ne peut généralement pas être accordée parallèlement à une déclaration d’invalidité prononcée en application du paragraphe 52(1) [de la Loi constitutionnelle de 1982] et renvoient à l’appui de cette thèse à l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429 (Hislop), au paragraphe 102. Ils prétendent en outre que, compte tenu des faits de l’espèce, il ne convient pas d’accorder ces réparations.

[1103] Les défendeurs soulignent que M. Garcia Rodrigues est aujourd’hui résident permanent du Canada et a donc droit à la couverture prévue par le Régime d’assurance-santé de l’Ontario. Par conséquent, il ne peut plus bénéficier de la couverture du PFSI.

[1104] Étant donné que M. Garcia Rodrigues est aujourd’hui résident permanent du Canada, il n’est plus une personne qui demande la protection du Canada. Il n’aurait plus droit à la couverture d’assurance maladie accordée dans le cadre du PFSI avant 2012, et je souscris à la prétention des défendeurs selon laquelle il n’a pas droit à cette couverture sur une base prospective. En effet, j’ai compris que les demandeurs ne poursuivent pas toujours cette demande.

[1105] En ce qui concerne sa demande relative à la couverture antérieure, il n’y a aucun doute que M. Garcia Rodrigues a subi un préjudice inutile, mais aucuns dommages-intérêts n’ont été demandés à cet égard. De plus, M. Garcia Rodrigues a en fin de compte reçu gratuitement les soins de santé dont il avait besoin. Il a cependant dû assumer les frais de la consultation qu’il a faite auprès d’un optométriste lorsque ses problèmes oculaires ont commencé. Une ordonnance enjoignant qu’on lui fournisse rétroactivement une couverture d’assurance maladie ne procurerait aucun véritable avantage à M. Garcia Rodrigues et ne pourrait profiter qu’aux personnes qui ne sont pas parties. Dans ces circonstances, je refuse de prononcer une ordonnance en faveur de M. Garcia Rodrigues.

[1106] M. Ayubi a également dû subir une grande détresse psychologique en raison de cette absence de couverture en matière d’assurance maladie et en raison de l’incertitude en ce qui concerne son accès à un traitement et à des médicaments qui pourraient lui sauver la vie. Toutefois, je le répète, aucuns dommages-intérêts n’ont été demandés à cet égard. Il a par ailleurs reçu gratuitement les soins de santé dont il avait besoin. Une ordonnance enjoignant que l’on fournisse rétroactivement à M. Ayubi une couverture d’assurance maladie ne lui procurerait donc aucun avantage et ne pourrait profiter qu’à des personnes qui ne sont pas parties.

[1107] M. Ayubi s’est vu accorder, depuis mai 2013, une mesure discrétionnaire en vertu de l’article 7 du PFSI, dans sa version en vigueur après les modifications de 2012. En vertu de cette mesure, les coûts de ses visites chez ses médecins et les coûts de ses examens médicaux sont couverts. Bien que j’aie conclu que les décrets de 2012 créant le PFSI de 2012, sont inconstitutionnels, j’ai suspendu l’application de mon ordonnance pour une période de quatre mois, de sorte que la couverture discrétionnaire dont bénéficie M. Ayubi se poursuivra vraisemblablement pendant au moins cette période de temps. On ne sait trop, cependant, ce qui se passera par la suite.

[1108] De plus, M. Ayubi ne dispose actuellement d’aucune assurance quant aux coûts de ses médicaments pour le diabète et on ne sait trop s’il aura accès à ceux-ci. Par conséquent, une ordonnance rétablissant sa couverture à cet égard pourrait lui procurer un avantage qui pourrait lui sauver la vie.

[1109] Cela étant dit, la Cour suprême du Canada a conclu qu’une réparation fondée sur le paragraphe 24(1) ne peut pas être octroyée pendant la période de suspension d’une ordonnance déclaratoire : voir, par exemple, R. c. Demers, 2004 CSC 46, [2004] 2 R.C.S. 489, aux paragraphes 56 à 64.

[1110] Il s’agit donc de savoir si je devrais ordonner qu’on accorde à M. Ayubi, sur une base prospective, une couverture d’assurance maladie quant aux coûts de ses visites chez le médecin, de ses examens médicaux et de ses médicaments pour le diabète, et ce, seulement après l’expiration de la période de quatre mois au cours de laquelle mon ordonnance déclaratoire est suspendue.

[1111] La raison justifiant la possibilité de limiter l’octroi d’une réparation fondée sur le paragraphe 24(1) [de la Charte] dans les cas où il y a eu déclaration d’invalidité en vertu du paragraphe 52(1) [de la Loi constitutionnelle de 1982] a été traitée dans l’arrêt Hislop. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a affirmé ce qui suit : « suivant un principe général de droit public, “en l’absence de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, les tribunaux n’accorderont pas de dommages-intérêts pour le préjudice subi à cause de la simple adoption ou application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle” » : précité, au paragraphe 102, citant Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405, au paragraphe 78.

[1112] Comme je l’ai déjà souligné, j’ai conclu que, en l’espèce, le gouverneur en conseil a délibérément visé un groupe de personnes pauvres, vulnérables et défavorisées, dans le but de rendre leur vie encore plus difficile qu’elle ne l’est déjà et dans le but d’obliger les personnes qui ont demandé la protection du Canada à quitter le pays plus rapidement et d’en dissuader d’autres d’y venir.

[1113] M. Ayubi est une personne vulnérable, pauvre et défavorisée. Il est coincé au Canada, car le gouvernement du Canada a lui-même reconnu qu’il est trop dangereux de le renvoyer en Afghanistan. Il est gravement malade, mais il tente de travailler afin de subvenir à ses besoins. Les défendeurs reconnaissent que [traduction] « [p]ersonne ne s’attend à ce qu’il gagne assez d’argent pour pouvoir défrayer le coût de ses soins de santé » : transcription, vol. 2, à la page 129.

[1114] Selon moi, les circonstances de l’espèce sont visées par la situation exceptionnelle où il convient d’octroyer une réparation fondée sur l’article 24 [de la Charte] qui a été relevée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hislop, et ce, malgré le fait que j’aie déjà pris une mesure en vertu de l’article 52 de la Charte.

[1115] Je vais donc ordonner que, quatre mois à compter de la date de ma décision, M. Ayubi se voie accorder une couverture d’assurance maladie équivalente à celle à laquelle il avait droit au titre du PFSI, dans sa version avant les modifications de 2012, de telle sorte qu’il puisse continuer à recevoir les soins médicaux dont dépend sa vie.

[1116] Enfin, aucune des parties ne sollicite des dépens et aucuns ne sont adjugés.

JUGEMENT

LA COUR :

1.    déclare que les décrets C.P. 2012-433 [TR/2012-26] et C.P. 2012-945 [TR/2012-49] sont incompatibles avec les articles 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et sont donc inopérants;

2.    ordonne que l’effet de la présente ordonnance déclaratoire soit suspendu pendant une période de quatre mois;

3.    ordonne que, quatre mois à compter de la date de ma décision, les défendeurs accordent à Hanif Ayubi une couverture d’assurance maladie équivalente à celle à laquelle il avait droit au titre du PFSI, dans sa version en vigueur avant les modifications de 2012.



[1] Il y avait une certaine confusion dans le dossier en ce qui concerne la graphie exacte du nom de M. Garcia Rodrigues. J’ai adopté la graphie employée dans l’avis de demande des demandeurs.

[2] Art. 109.1(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés permet au ministre de désigner des pays pour certaines fins de la Loi. Les demandeurs d’asile provenant de pays d’origine désignés ont droit à un traitement accéléré de leurs demandes d’asile et ils n’ont pas le droit d’interjeter appel de décisions défavorables à la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La Loi prévoit les critères d’inclusion à la liste des POD. En date du 13 août 2013, 27 pays figuraient sur cette liste; ceux-ci sont principalement, quoique non exclusivement, des pays membres de l’Union européenne.

[3] Certains théoriciens ont laissé entendre que les arrêts de la Cour suprême du Canada dans les affaires Chaoulli et Insite ne laissent [traduction] « aucun doute quant au fait que la Charte est devenue [...] un important instrument de changement des politiques dans le domaine des soins de santé » : Matthew Rottier Voell, « PHS Community Services Society v Canada (Attorney General): Positive Health Rights, Health Care Policy, and Section 7 of the Charter » (janvier 2012), 31 Windsor Rev. Legal & Soc. Issues 41, à la p. 63, citant Christopher P. Manfredi et Antonia Maioni, « Judicializing Health Policy: Unexpected Lessons and an Inconvenient Truth », dans James B. Kelly et Christopher P. Manfredi, dir., Contested Constitutionalism: Reflections on the Canadian Charter of Rights and Freedoms, Vancouver : UBC Press, 2009, p. 129, à la p. 137.

[4] Voir, à titre d’exemple, la discussion dans les diverses opinions formulées dans l’arrêt Gosselin, précité, dans lequel les juges majoritaires de la Cour suprême ont accepté la possibilité que l’article 7 puisse être interprété comme englobant les droits économiques et ont mentionné qu’« [i]l est possible qu’on juge un jour que l’article 7 a pour effet de créer des obligations positives » : au par. 82.

[5] Voir, par exemple, Colleen Flood et Brandon Chen, « Charter Rights & Health Care Funding: A Typology of Canadian Health Rights Litigation » (2010), 19 Annals Health L. 479; Voell, « PHS Community Services Society v. Canada (Attorney General): Positive Health Rights, Health Care Policy, and Section 7 of the Charter », précité [à la note en bas de page 3]; Mel Cousins, « Health Care and Human Rights after Auton and Chaoulli » (2009), 54 R.D. McGill 717; Martha Jackman, « Charter Review as a Health Care Accountability Mechanism in Canada » (2010), 18 Health L.J. 1; Cara Wilkie et Meryl Zisman Gary, « Positive and Negative Rights under the Charter: Closing the Divide to Advance Equality » (2011), 30 Windsor Rev. Legal & Soc. Issues 37; Jamie Cameron, « Positive Obligations under Sections 15 and 7 of the Charter: A Comment on Gosselin v. Québec », (2003), 20 S.C.L.R. (2d) 65.

[6] L’appel de cette décision a été entendu et la Cour d’appel de l’Ontario a réservé sa décision.

[7] Il convient de souligner qu’une stratégie différente quant à l’accès au traitement de troubles d’apprentissage a été adoptée dans une loi provinciale sur les droits de la personne. En effet, dans l’arrêt Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, [2012] 3 R.C.S. 360, la Cour suprême du Canada a conclu que, si un service d’enseignement est ordinairement fourni au public, il doit l’être sans exclure de façon arbitraire — ou injustifiable — des personnes en raison de leur appartenance à un groupe protégé.

[8] Ce n’est pas un exemple irréaliste. Rappelons que la CISR a conclu que les allégations de persécution antérieure soulevées par M. Wijenaike étaient crédibles, mais a conclu que les conditions au Sri Lanka avaient suffisamment changé au cours des mois ayant suivi le départ de M. Wijenaike du Sri Lanka et qu’il n’avait plus besoin de protection au Canada.

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