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[2016] 3 R.C.F. 477

T-2225-12

2016 CF 269

Edgar Schmidt (demandeur)

c.

Procureur général du Canada (défendeur)

et

Association canadienne des libertés civiles (intervenante)

Répertorié : Schmidt c. Canada (Procureur général)

Cour fédérale, juge Noël—Ottawa, 21, 22, 23 et 24 septembre 2015; 2 mars 2016.

Droit constitutionnel — Examen des projets de loi et des règlements — Norme applicable — Action visant à obtenir une déclaration portant que la norme de l’« incompatibilité probable » devrait être appliquée lorsque la ministre de la Justice et le greffier du Conseil privé remplissent leurs obligations en matière d’examen et de rapport prévues à l’art. 3 de la Déclaration canadienne des droits, à l’art. 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice ainsi qu’aux art. 3(2) et (3) de la Loi sur les textes réglementaires (les dispositions relatives à l’examen) lorsqu’ils examinent des projets de loi et des projets de règlement — La ministre doit déposer un rapport à la Chambre des communes si elle constate qu’il existe une incompatibilité avec la Charte des droits et libertés et la Déclaration canadienne des droits lorsqu’elle examine les projets de loi et de règlement — Le demandeur a soutenu entre autres que l’interprétation que la ministre de la Justice faisait des dispositions relatives à l’examen était illégale et contraire à leur sens grammatical et ordinaire — Le défendeur a soutenu, entre autres, que la norme de l’« argument crédible » est appropriée et qu’elle traduit l’intention du législateur — Il s’agissait de savoir si le respect de la norme de conformité exigée par les dispositions relatives à l’examen était assuré par la norme de l’« argument crédible » ou de l’« incompatibilité probable » — La norme d’examen de l’« argument crédible » est appropriée et légitime — Le sens ordinaire des dispositions législatives a été analysé — L’obligation légale imposée à la ministre d’examiner les projets de loi et la réglementation est claire et non ambiguë — Le sens ordinaire des dispositions en cause n’appuie pas la norme de « l’incompatibilité probable », pas plus qu’il n’inclue une telle norme — L’intention du législateur a toujours été adéquatement interprétée selon l’approche du sens ordinaire des mots utilisés — Pour que la norme de l’« argument crédible » soit respectée, c’est-à-dire pour que l’obligation de faire rapport ne soit pas déclenchée, il faut qu’il existe un argument selon lequel il n’est pas porté atteinte aux droits garantis — Cet argument exige la quasi-certitude qu’il n’y a pas d’incompatibilité — L’argument doit également être réaliste, solide, sérieux et présenté de bonne foi — La structure de l’organe exécutif, le processus par lequel une politique donne naissance à une loi, l’historique et l’évolution de la norme d’examen au sein du ministère de la Justice, ainsi que les réalités de la politique penchent tous fortement en faveur d’une interprétation des dispositions relatives à l’examen favorable à la norme de l’« argument crédible » — Le Parlement joue un rôle d’examen crucial en relevant les incompatibilités avec les droits garantis — Il ne doit pas faire retomber ses obligations sur les épaules des autres organes, notamment sur celles de la ministre de la Justice — L’art. 3 de la Déclaration canadienne des droits et l’art. 4 de la Loi sur le ministère de la Justice doivent être interprétés à la lumière de ce contexte qui les situe — Le contexte dans lequel se situent le processus d’examen et l’obligation de faire rapport se reflète dans les termes énonçant ces obligations et fait ressortir la séparation des pouvoirs — Les contextes constitutionnel et institutionnel appuient également la norme de l’« argument crédible » — La compatibilité avec les droits est garantie par les efforts concertés des trois organes du gouvernement — L’obligation de faire rapport de la ministre de la Justice ne remplace pas l’examen du Parlement; la norme de l’« argument crédible » reflète cela — Action rejetée.

Interprétation des lois — Obligations en matière d’examen et de rapport de la ministre de la Justice et du greffier du Conseil privé prévues à l’art. 3 de la Déclaration canadienne des droits, à l’art. 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice ainsi qu’aux art. 3(2) et (3) de la Loi sur les textes réglementaires (les dispositions relatives à l’examen) — Il s’agissait de savoir si le respect de la norme de conformité exigée par les dispositions relatives à l’examen était assuré par un argument qui est crédible, présenté de bonne foi, et que l’on peut faire valoir avec succès devant les tribunaux, connu également comme étant la norme de l’« argument crédible », ou par un argument qui est vraisemblablement incompatible avec les droits garantis, connu comme étant la norme de l’« incompatibilité probable » — Les mots clés à l’art. 3(1) de la Déclaration canadienne des droits et à l’art. 4.1(1) de la Loi sur le ministère de la Justice sont « rechercher » et « vérifier », « si » et « est incompatible » — Bien que les libellés français de la Déclaration canadienne des droits (« rechercher ») et de la Loi sur le ministère de la Justice (« vérifier ») soient quelque peu différents, ils sont de nature, de sens et d’objectif similaires au mot employé dans la version anglaise qui est « ascertain » — L’art. 3(2) de la Déclaration canadienne des droits et l’art. 4.1(2) de la Loi sur le ministère de la Justice emploient tous les deux le terme « vérifier » dans la définition de l’obligation imposée à la ministre de la Justice en ce qui a trait à la réglementation — Il n’existe pas de différence entre le vocabulaire employé dans les versions françaises — Le mot « vérifier » est employé dans les deux versions françaises à titre d’équivalent du mot « ensure » — Il est évident que « vérifier » est le sens voulu du terme « ensure », et non « ascertain » — Toutefois, le terme « vérifier » est une expression beaucoup plus permissive que le terme « ensure » et sous-entend une certitude de résultats moindre — Le mot « vérifier » affaiblit la notion de certitude entendue par le terme « ensure » — Le terme « ensure » appelle à une certitude quant au résultat, alors que le terme « ascertain » renvoie à un examen approfondi qui aboutit à une conclusion — Dans les deux cas, « ascertain » et « ensure » appellent à l’atteinte d’une certitude ainsi qu’à l’obtention d’un résultat — Le sens ordinaire de l’art. 3(1) de la Déclaration canadienne des droits et de l’art. 4.1(1) de la Loi sur le ministère de la Justice démontre que les libellés de ces dispositions n’appuient pas la norme de « l’incompatibilité probable » — Le vocabulaire employé à l’art. 3 de la Loi sur les textes réglementaires et les obligations créées par ces dispositions sont compatibles avec la Déclaration canadienne des droits et la Loi sur le ministère de la Justice — L’expression « does not trespass unduly », (« n’empiète pas indûment ») utilisée à l’art. 3(2)c) de la Loi sur les textes réglementaires confirme que la notion de certitude que comporte le mot « ensure » a été atténuée — L’intention du législateur a toujours été adéquatement interprétée selon l’approche du sens ordinaire des mots utilisés — La garantie que comporte le mot « ensure » était toujours atténuée.

Il s’agissait d’une action visant à obtenir une déclaration portant que la norme de l’« incompatibilité probable » devrait être appliquée lorsque la ministre de la Justice et le greffier du Conseil privé remplissent leurs obligations en matière d’examen et de rapport prévues à l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits, à l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice ainsi qu’aux paragraphes 3(2) et (3) de la Loi sur les textes réglementaires (les dispositions relatives à l’examen) lorsqu’ils examinent des projets de loi et des projets de règlement.

Selon ces dispositions, la ministre de la Justice doit rechercher si les textes législatifs et réglementaires proposés sont incompatibles avec la Charte canadienne des droits et libertés et la Déclaration canadienne des droits. Si la ministre de la Justice constate qu’il existe effectivement une incompatibilité avec les droits garantis, elle doit déposer à la Chambre des communes un rapport faisant état de ses conclusions. Le demandeur a soutenu entre autres que l’interprétation que la ministre de la Justice faisait des dispositions relatives à l’examen était illégale; que l’interprétation ministérielle des dispositions relatives à l’examen était contraire à leur sens grammatical et ordinaire, était incompatible avec leur contexte global, contrecarrait l’objet des dispositions au lieu de le promouvoir, s’harmonisait mal avec l’esprit de la législation applicable et ne respectait pas les exigences du principe de la primauté du droit. En réponse, le défendeur a avancé entre autres que la Chambre des communes n’a jamais exprimé son insatisfaction quant à l’application de la norme de l’« argument crédible »; que la norme de l’« argument crédible » est appropriée, étant donné qu’elle permet à l’exécutif de faire des propositions pour l’élaboration de politiques, même celles qui sont susceptibles de présenter un risque juridique ne comportant manifestement pas de caractère inconstitutionnel; et que la norme de l’« argument crédible » traduit l’intention du législateur de permettre à chaque organe du gouvernement de jouer le rôle qui est le sien, en veillant au respect des droits garantis.

Il s’agissait de savoir si le respect de la norme de conformité exigée par les dispositions relatives à l’examen était assuré par : 1) un argument qui est crédible, présenté de bonne foi, et que l’on peut faire valoir avec succès devant les tribunaux, connu également comme étant la norme de l’« argument crédible », ou par 2) un argument qui est vraisemblablement incompatible avec les droits garantis, connu comme étant la norme de l’« incompatibilité probable ».

Jugement : l’action doit être rejetée.

La norme d’examen de l’« argument crédible » utilisée par le ministère de la Justice dans son examen de la loi au titre des dispositions relatives à l’examen est appropriée et légitime. La méthode de l’« incompatibilité probable » préconisée par le demandeur ne reflète pas les dispositions relatives à l’examen. D’abord, le sens ordinaire des dispositions législatives a été analysé. Les mots clés au paragraphe 3(1) de la Déclaration canadienne des droits et au paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le ministère de la Justice qui créent l’obligation d’établir si le projet de loi, ou l’une de ses dispositions, sont incompatibles avec les droits garantis sont « rechercher » et « vérifier », « si » et « est incompatible ». Il est primordial, pour l’analyse relative au sens ordinaire, de faire un examen approprié quant au sens (du terme anglais) « ascertain ». L’équivalent français du terme « ascertain » est « rechercher » dans la Déclaration canadienne des droits; toutefois, dans la Loi sur le ministère de la Justice, l’équivalent est « vérifier ». Bien que les libellés français soient quelque peu différents, les mots « rechercher » et « vérifier » sont de nature, de sens et d’objectif similaires au mot employé dans la version anglaise qui est « ascertain ». Dans les deux versions, on demande à la ministre de la Justice de vérifier ou de rechercher si la législation proposée est compatible ou non avec les droits garantis. Par conséquent, on demande d’abord à la ministre de la Justice d’examiner la législation proposée, puis de tirer une conclusion; en d’autres mots, d’atteindre un résultat. L’obligation n’est ni rétrospective ni prospective; elle ne porte que sur le moment présent.

Le paragraphe 3(2) de la Déclaration canadienne des droits et le paragraphe 4.1(2) de la Loi sur le ministère de la Justice emploient tous les deux le terme « vérifier » dans la définition de l’obligation imposée à la ministre de la Justice en ce qui a trait à la réglementation. Il n’existe pas de différence entre le vocabulaire employé dans les versions françaises de ces dispositions. Le mot « vérifier » est employé dans les deux versions françaises à titre d’équivalent du mot « ensure ». Cette uniformité terminologique facilite l’interprétation du paragraphe 3(1) de la Déclaration canadienne des droits et du paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le ministère de la Justice, où plus d’un terme avait été employé. Il est évident que « vérifier » est le sens voulu du terme « ensure », et non « ascertain ». Malgré le fait que « vérifier » est l’équivalent français évident du terme « ensure », les deux expressions n’ont pas exactement le même sens : le terme « vérifier » est une expression beaucoup plus permissive que le terme « ensure ». Le terme « vérifier » sous-entend une certitude de résultats moindre que le terme anglais « ensure ». Il existe donc une discordance entre le sens d’« ensure » et celui de « vérifier », en ce sens que le mot « vérifier » affaiblit la notion de certitude entendue par le terme « ensure ».

Pour conclure sur la question du sens ordinaire, « ensure » appelle à une certitude quant au résultat, alors que le terme « ascertain » renvoie à un examen approfondi qui aboutit à une conclusion. Dans les deux cas, « ascertain » et « ensure » appellent à l’atteinte d’une certitude ainsi qu’à l’obtention d’un résultat. L’obligation légale imposée à la ministre d’examiner les projets de loi et la réglementation est claire et non ambiguë. L’analyse relative au sens ordinaire ne permet pas de justifier une autre interprétation que celle à laquelle appelle le langage courant. Le processus et la teneur de l’obligation de la ministre de la Justice d’examiner les propositions de loi et de faire rapport si elle relève l’existence d’une incompatibilité sont évidents à la suite d’une lecture des dispositions relatives à l’examen selon leur sens ordinaire. Le sens ordinaire du paragraphe 3(1) de la Déclaration canadienne des droits et du paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le ministère de la Justice démontre que les libellés de ces dispositions n’appuient pas la norme de « l’incompatibilité probable », pas plus qu’ils n’incluent une telle norme. Les mots anglais comme français « ascertain », « vérifier », « rechercher », « examiner », « whether », « si », « inconsistent » et « incompatibilité » commandent une certitude, un résultat défini. Il ne s’agit pas là de ce que dicte la norme de « l’incompatibilité probable ». Le vocabulaire employé dans les dispositions 3(2), 3(2)c) et 3(3) de la Loi sur les textes réglementaires et les obligations créées par ces dispositions, selon leur sens ordinaire, sont compatibles avec les paragraphes analogues de la Déclaration canadienne des droits et de la Loi sur le ministère de la Justice.

En ce qui concerne l’intention du législateur, l’emploi, à l’alinéa 3(2)c) de la Loi sur les textes réglementaires, de l’expression « does not trespass unduly » (« n’empiète pas indûment »), confirme par ailleurs que la notion de certitude que comporte le mot « ensure » a été atténuée. Dans chaque exemple d’emploi du mot « ensure », que ce soit dans le cadre de comparaisons avec des mots équivalents figurant dans différentes lois, dans la version française correspondante de dispositions législatives, ou dans le cadre d’analyses historiques, la garantie que comporte le mot « ensure » était toujours atténuée. À partir des années 60 jusqu’aux années 80, on interprétait l’intention du législateur selon l’approche du sens ordinaire des mots utilisés. L’intention sous-jacente à ces adoptions et aux modifications subséquentes ne peut pas être modifiée parce qu’un ancien ministre de la Justice a employé le verbe « ensure » plutôt que le verbe « ascertain » pour décrire les obligations. Une telle conclusion ne refléterait pas l’intention collective établie pendant plus de 25 ans de débats sur les lois.

La ministre de la Justice doit examiner et analyser tous les projets de loi afin de relever toute incompatibilité et de conclure en termes non équivoques que l’éventuelle contestation judiciaire mènera à la conclusion que le projet de loi contrevient à un ou plusieurs droits garantis par la Charte. Cependant, la ministre ne doit signaler cette incompatibilité que si aucun argument crédible justifiant son existence ne peut être invoqué.

Pour que la norme de l’« argument crédible » soit respectée, c’est-à-dire pour que l’obligation de faire rapport ne soit pas déclenchée, il faut qu’il existe un argument selon lequel il n’est pas porté atteinte aux droits garantis. Cet argument en faveur des droits garantis exige la quasi-certitude, mais pas la certitude absolue, qu’il n’y a pas d’incompatibilité. Si un argument crédible peut être soulevé, il est satisfait aux obligations en matière d’examen et aucune incompatibilité n’est signalée. Par conséquent, si un argument crédible qui satisfait au critère ci-dessus est soulevé, il ne peut pas y avoir de certitude que la loi est incompatible avec la Charte et la Déclaration canadienne des droits. Un argument crédible est un argument dont la qualité serait susceptible de faire en sorte que les tribunaux justifient l’incompatibilité au regard de l’article premier de la Charte. Le verbe « ascertain » nécessite un examen important qui ne peut être dûment effectué que si, à la lumière des faits en cause, un argument est réaliste, solide, sérieux et présenté de bonne foi. La norme de l’« argument crédible » prend tout son sens et est reconnue à juste titre dans un monde juridique en évolution.

L’obligation de faire rapport n’a jamais été déclenchée à l’égard d’un projet de loi émanant du gouvernement, et la probabilité qu’une telle chose se produise est très faible en raison de la portée du processus d’examen ainsi que de l’application de la norme de l’« argument crédible ». Tant l’article premier que l’article 33 de la Charte s’appliquent dans le contexte constitutionnel plus large des dispositions relatives à l’examen : il s’agit d’outils juridiques officiels, mais ils favorisent aussi incidemment l’édiction de lois de qualité. L’ensemble du processus vise à remédier aux violations possibles des droits garantis, de façon à ce que les violations possibles des droits garantis aient été traitées à la fin du processus. À la fin du processus de freins et contrepoids, il ne resterait donc qu’un bon argument solide montrant que les dispositions de nature délicate en cause sont légales et qu’elles seront interprétées dans le cadre des paramètres de l’article premier de la Charte. La structure de l’organe exécutif, le processus par lequel une politique donne naissance à une loi, l’historique et l’évolution de la norme d’examen au sein du ministère de la Justice, ainsi que les réalités de la politique penchent tous fortement en faveur d’une interprétation des dispositions relatives à l’examen favorable à la norme de l’« argument crédible » plutôt qu’à celle de l’« incompatibilité probable ».

Quant au Parlement, il est la dernière institution qui étudie les projets de loi du gouvernement avant qu’ils soient adoptés. Les projets de loi font l’objet d’un processus d’examen détaillé. Ainsi, le Parlement joue un rôle d’examen crucial en relevant les incompatibilités avec les droits garantis. On s’attend à ce qu’il assume l’obligation qu’il a d’examiner les projets de loi et de débattre des questions qui peuvent avoir une incidence sur les droits garantis. Le Parlement ne doit pas faire retomber ses obligations sur les épaules des autres organes, notamment sur celles de la ministre de la Justice. Chacun des organes de notre système démocratique assume son propre rôle et ne devrait pas se fier aux autres pour qu’ils assument ses responsabilités. L’article 3 de la Déclaration canadienne des droits et l’article 4 de la Loi sur le ministère de la Justice doivent être interprétés à la lumière de ce contexte qui les situe. Le contexte dans lequel se situent le processus d’examen et l’obligation de faire rapport se reflète dans les termes énonçant ces obligations. Des termes et expressions comme « ascertain », « whether » et « there is an inconsistency » avec nos « guaranteed rights » font ressortir la séparation des pouvoirs et les responsabilités imposées à chacun des organes du fait de cette séparation. Non seulement l’interprétation du sens ordinaire appuie entièrement la norme de l’« argument crédible », les contextes constitutionnel et institutionnel l’appuient tout autant. Ce n’est pas uniquement à l’organe exécutif et au ministre de la Justice qu’il incombe de garantir la compatibilité avec les droits. Il s’agit d’un idéal vers lequel on doit tendre collectivement et qui est atteint grâce aux efforts concertés des trois organes du gouvernement qui travaillent dans un but commun. C’est ainsi que nous nous assurons que nos lois respectent les droits qui nous sont garantis.

En conclusion, chaque institution a ses propres rôles et responsabilités. Le Parlement doit assumer la responsabilité qui lui incombe au titre de l’examen des projets de loi émanant de l’organe exécutif et de la tenue de débats à ce sujet en ayant recours aux moyens de son choix. Dans sa forme actuelle, l’obligation de faire rapport de la ministre de la Justice ne peut pas et ne doit pas remplacer l’examen du Parlement; la norme de l’« argument crédible » reflète cela.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Acte concernant le Département de la Justice, S.C. 1868, ch. 39.

Bill of Rights 1688 (N.-Z.), 1688/2, art. 9.

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 33.

Charter of Human Rights and Responsibilities 2006 (Vic).

Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44, art. 3 (mod. par S.C. 1970-71-72, ch. 38, art. 29; S.C. 1985, ch. 26, art. 105).

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6.

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 10, 12.

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 39(1),(2),(3),(4)a).

Loi sur le ministère de la Justice, L.R.C. (1985), ch. J-2, art. 4, 4.1.

Loi sur les langues officielles, S.C. 1970-71-72, ch. 38, art. 29.

Loi sur les règlements, S.C. 1950, ch. 50.

Loi sur les textes réglementaires, L.R.C. (1985), ch. S-22, art. 3.

Projet de loi C-537, Loi sur l’examen de la constitutionnalité des lois fédérales, 41e lég., 1re sess., 2013.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Boscawen v. Attorney-General, [2009] NZCA 12 (NZLII), [2009] 2 N.Z.L.R. 229; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.

DÉCISIONS CITÉES :

Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; Schmidt c. Canada (Procureur général), T-2225-12, le juge Noël, ordonnance en date du 11 mars 2013 (C.F.).

DOCTRINE CITÉE

Canada. Chambre des Communes. Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de l’agriculture, 30e lég., 1re sess., fascicule no 63 (18 novembre 1975).

Canada. Chambre des Communes. Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la Justice et des questions juridiques, 33e lég., 1re sess., fascicule no 25 (23 avril 1985).

Canada. Chambre des Communes. Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la Justice et des questions juridiques concernant le Bill C-182, Loi sur les textes réglementaires, 28e lég., 3e sess., fascicule no 7 (16 février 1971).

Canada. Chambre des Communes. Procès-verbaux et témoignages du Comité spécial des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 24e lég., 3e sess., fascicule no 1 (20 au 29 juillet 1960).

Canada. Parlement. Débats de la Chambre des communes, 24e lég., 3e sess., vol. 7 (1er août 1960) (L’hon. Edmund Davie Fulton).

Canada. Parlement. Débats de la Chambre des communes, 28e lég., 3e sess., vol. III (25 janvier 1971) (L’hon. John N. Turner).

Canada. Parlement. Débats de la Chambre des communes, 33e lég., 1re sess., vol. 3 (27 mars 1985) (L’hon. John Crosbie).

Canada. Sénat. Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, 33e lég., 1re sess., fascicule no 15 (12 juin 1985) (M. Low).

Côté, Pierre-André. Interprétation des lois, 3e éd. Montréal : Thémis, 1999.

Côté, Pierre-André. Interprétation des lois, 4e éd. Montréal : Thémis, 2009.

Hiebert, Janet L. « Parliamentary Engagement with the Charter : Rethinking the Idea of Legislative Rights Review » (2012), 58 S.C.L.R. (2d) 87.

Hogg, Peter. Constitutional Law of Canada, 5e éd., vol. 2, Scarborough, Ont. : Thomson/Carswell, 2007.

McLean, Janet Margaret. Report on Pre-legislative and Reporting Mechanisms Existing in Other Commonwealth Jurisdictions, en ligne : <http://charterdefence.ca/uploads/3/4/5/1/34515720/statement-of-janet-margaret-mclean.pdf>.

Petit Robert 1 : Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris : Le Robert, 1986, « examiner », « incompatible », « rechercher », « vérifier ».

Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd. Markham, Ont. : LexisNexis, 2014.

Webster’s Ninth New Collegiate Dictionary, Springfield, Mass. : Merriam-Webster, 1986, « ascertain », « ensure », « inconsistent ».

ACTION visant à obtenir une déclaration portant que la norme de l’« incompatibilité probable » devrait être appliquée lorsque la ministre de la Justice et le greffier du Conseil privé remplissent leurs obligations en matière d’examen et de rapport prévues à l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits, à l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice ainsi qu’aux paragraphes 3(2) et (3) de la Loi sur les textes réglementaires lorsqu’ils examinent des projets de loi et des projets de règlement. Action rejetée.

ONT COMPARU

David Yazbeck pour le demandeur.

Alain Préfontaine, Elizabeth Kikuchi et Sarah Sherhols pour le défendeur.

Cara Faith Zwibel pour l’intervenante.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck, s.e.n.c.r.l., s.r.l., Ottawa, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Association canadienne des libertés civiles, Toronto, pour l’intervenante.

TABLE DES MATIÈRES

Paragraphe

I. APERÇU

1–2

II. INTRODUCTION

3–74

A. Introduction

3–8

B. Rôles et fonctions

9–14

C. Processus

15–39

Étape (1) — Élaboration d’une ébauche de politique et d’une proposition législative

16–23

a) La gestion des risques juridiques : une fonction de l’Unité des services juridiques

18–21

b) Le rôle de la Section des droits de la personne

22

c) La préparation du mémoire au Cabinet

23

Étape (2) — Rédaction du projet de loi

24

Étape (3) — Attestation de l’avant-projet de loi ou du projet de règlement

25–31

a) Attestation des projets de loi

28–30

b) Attestation de règlements

31

Étape (4) — L’obligation de faire rapport

32–37

a) L’obligation de faire rapport en ce qui concerne les projets de loi

32–36

b) L’obligation de faire rapport en ce qui concerne les règlements

37

Étape (5) — Débats parlementaires relatifs au projet de loi et sanction royale

38

Étape (6) — (facultative) —- Modifications ultérieures

39

D. Arguments

40–74

Partie (1) — Norme de contrôle

40–43

Partie (2) — Justiciabilité

44

Partie (3) — Débat relatif à la norme appropriée et résumé des arguments des parties

45–68

a) Le sens ordinaire

51–54

b) L’intention du législateur

55–60

c) Contextes constitutionnel et institutionnel

61–68

Partie (4) — La thèse de l’intervenante (l’Association canadienne des libertés civiles)

69–74

III. L’HISTORIQUE DES LOIS APPLICABLES

75–90

A. Introduction

75–76

B. L’article 3 de la Déclaration canadienne des droits

77–83

Partie (1) — Le projet de loi C-60 (1958) — Première ébauche de la Déclaration canadienne des droits

78

Partie (2) — Le projet de loi C-79 (juillet 1960) — Deuxième ébauche de la Déclaration canadienne des droits

79–80

Partie (3) — La promulgation de la Déclaration canadienne des droits (août 1960)

81

Partie (4) — La modification à la Déclaration canadienne des droits par S.C. 1970, en réponse à la Loi sur les langues officielles

82

Partie (5) — La modification apportée à la Déclaration canadienne des droits en 1985

83

C. L’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice

84–85

D. L’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires

86–90

Partie (1) — La première procédure d’examen prévue dans la Loi sur les règlements de 1950

86

Partie (2) — L’objectif du projet de loi C-182 de rétablir le contrôle du Parlement sur le pouvoir exécutif

87

Partie (3) — La modification à la Loi sur les textes réglementaires en 1985 pour assurer la compatibilité avec la Charte

88–90

IV. LES PRINCIPES D’INTERPRÉTATION DES LOIS

91–104

A. Introduction

91–93

B. Les principes applicables

94–101

Partie (1) — L’interprétation moderne selon Driedger

94

Partie (2) — Les articles 10 et 12 de la Loi d’interprétation

95–96

Partie (3) — Le contexte et la couleur des lois

97–98

Partie (4) — La règle du sens commun

99

Partie (5) — Lorsqu’un texte de loi est presque identique à un autre texte de loi (in pari materia)

100–101

C. Les étapes de l’analyse

102–104

V. LA PREMIÈRE ÉTAPE DE L’ANALYSE — LE SENS ORDINAIRE

105–139

A. Introduction

105–110

B. Les paragraphes 3(1) de la Déclaration canadienne des droits et 4.1(1) de la Loi sur le ministère de la Justice (projets de loi)

111–124

Partie (1) — Ce que la ministre doit examiner

113–115

Partie (2) — Si la ministre relève une incompatibilité, elle doit en faire rapport

116

Partie (3) — Observations

117–124

C. Les paragraphes 3(2) de la Déclaration canadienne des droits et 4.1(2) de la Loi sur le ministère de la Justice (exception relative à la réglementation)

125–127

Partie (1) — Le sens de « vérifier »

126–127

D. Les dispositions 3(2), 3(2)c) et 3(3) de la Loi sur les textes réglementaires (réglementation)

128–130

E. La conclusion quant au sens ordinaire

131–139

VI. ANALYSE — 2e ÉTAPE — L’INTENTION DU LÉGISLATEUR

140–173

A. Introduction

140–141

B. L’historique législatif

142–160

Partie (1) —Juillet 1960 — Ministre de la Justice Fulton (Déclaration canadienne des droits)

142–147

Partie (2) — Août 1960 — Ministre de la Justice Fulton (Déclaration canadienne des droits)

148–149

Partie (3) — Janvier 1971 — Ministre de la Justice Turner (Loi sur les textes réglementaires)

150

Partie (4) — Février 1971 — Ministre de la Justice Turner (Loi sur les textes réglementaires)

151–153

Partie (5) — Mars 1985 — Ministre de la Justice Crosbie (modifications apportées après l’adoption de la Charte)

154

Partie (6) — Avril 1985 — Ministre de la Justice Crosbie (modifications apportées après l’adoption de la Charte)

155–157

Partie (7) — Juin 1985 — M. Low (application par le ministère de la Justice)

158–160

C. Conclusions quant à l’intention du législateur

161–173

Partie (1) — Résumé

161

Partie (2) — L’obligation en matière d’examen

162–168

Partie (3) — L’obligation de faire rapport

169–173

VII. ANALYSE — 3e ÉTAPE — CONSÉQUENCES DE L’INTERPRÉTATION PROPOSÉE

174–182

A. Définition de l’obligation à laquelle la ministre est tenue

174–177

B. Ce que l’obligation ne comporte pas

178–182

VIII. ANALYSE — 4e ÉTAPE — CONTEXTE CONSTITUTIONNEL ET INSTITUTIONNEL

183–279

A. Introduction

183–186

B. Section 1 — Le rôle du pouvoir judiciaire

187–218

Partie (1) — Général

187–190

Partie (2) — Comparaisons avec les autres pays

191–214

a) Aperçu

191–193

b) Nouvelle-Zélande

194–200

c) Royaume-Uni

201–204

d) Australie Territoire de la capitale de l’Australie (TCA)

205–207

e) Australie Province de Victoria

208–212

f) Australie Commonwealth d’Australie (gouvernement fédéral)

213–214

Partie (3) — Conclusions sur le rôle de la magistrature

215–218

C. Section 2 — Le rôle de l’organe exécutif

219–265

Partie (1) — La structure de l’organe exécutif

219–228

a) Le Cabinet

219–220

b) Les documents confidentiels du Cabinet et la démission de la ministre de la Justice

221–224

c) Le rôle de la ministre de la Justice

225–228

Partie (2) — Le processus suivi avant qu’un projet de loi soit soumis à la Chambre des communes

229–238

a) Le ministère de la Justice

230–233

i. L’Unité des services juridiques

231

ii. La Section des droits de la personne

232

iii. La Direction des services juridiques

233

b) L’attestation de conformité

234

c) Le mémoire au Cabinet

235

d) Le leader du gouvernement à la Chambre des communes

236

e) Les obligations de la ministre de la Justice en matière d’examen et de rapport

237

f) Un processus similaire est suivi pour les règlements

238

Partie (3) — Conclusions sur le processus

239–252

a) Comment les avocats du ministère de la Justice assument la responsabilité d’examen

239–240

b) L’historique de la norme de l’argument crédible

241–247

c) L’effet de l’application de cette norme

248

d) Statistiques sur la jurisprudence de la Cour suprême du Canada

249–252

Partie (4) — Conclusions sur le rôle de l’organe exécutif

253–265

D. Section 3 — Le rôle du Parlement

266–279

Partie (1) — Le processus parlementaire

269–271

Partie (2) — Le projet de loi C-537 du député Irwin Cotler

272–273

Partie (3) — Le rôle du Parlement dans l’examen des avant-projets de loi

274–276

Partie (4) — Conclusions sur le contexte en ce qui concerne le rôle du Parlement

277–279

IX. CONCLUSION

280–290

A. Issue de l’affaire et observations finales

280–289

Partie (1) — Quel est le sens du texte de loi?

281

Partie (2) — Quelle était l’intention du législateur? C’est-à-dire, lors de promulgation du texte de loi, quelles mesures législatives le législateur avait-il l’intention d’adopter? Quel objet espérait-il atteindre? Quelles étaient ses intentions bien précises (le cas échéant) eu égard aux faits en l’espèce?

282

Partie (3) — Quelles sont les conséquences découlant de l’adoption de l’interprétation proposée? Sont-elles compatibles avec les nomes que le législateur est présumé respecter?

283–289

B. Les dépens

290

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

Le juge Noël :

I.          APERÇU

[1]        Dans la présente action simplifiée, M. Schmidt, le demandeur, soutient que la ministre de la Justice et le greffier du Conseil privé ne remplissent pas correctement leurs obligations en matière d’examen et de rapport prévues à l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits, à l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice ainsi qu’aux paragraphes 3(2) et (3) de la Loi sur les textes réglementaires lorsqu’ils examinent des projets de loi et des projets de règlement afin d’établir si certaines de leurs dispositions portent atteinte aux droits garantis par la Déclaration canadienne des droits et la Charte canadienne des droits et libertés. La ministre de la Justice est responsable à l’égard des projets de loi et de certains règlements, alors que le greffier du Conseil privé, en collaboration avec le sous-ministre de la Justice, est responsable à l’égard de tous les autres projets de règlement.

[2]        M. Schmidt soutient que, plutôt que d’appliquer ce que l’on appelle la norme de l’« argument crédible », il faudrait appliquer la norme de l’« incompatibilité probable ». Pour les motifs qui suivent, j’arrive à une conclusion différente. En interprétant les lois applicables, je conclus qu’il faut suivre la norme de l’« argument crédible ». Pour tirer cette conclusion, j’utiliserai les outils d’interprétation suivants : la méthode fondée sur le sens ordinaire, l’intention du législateur ainsi que les contextes constitutionnel et institutionnel. La Cour ne rendra pas le jugement déclaratoire sollicité par M. Schmidt, étant donné qu’elle est d’avis que les arguments à l’appui de la thèse du défendeur l’emportent.

II.         INTRODUCTION

A.        Introduction

[3]        Selon l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44, l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice, L.R.C. (1985), ch. J-2, ainsi que les paragraphes 3(2) et (3) de la Loi sur les textes réglementaires, L.R.C. (1985), ch. S-22, la ministre de la Justice doit rechercher si les textes législatifs et réglementaires proposés sont incompatibles avec la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte), et la Déclaration canadienne des droits. Si la ministre de la Justice constate qu’il existe effectivement une incompatibilité avec les droits garantis, elle doit déposer à la Chambre des communes un rapport faisant état de ses conclusions. Pour la plupart des règlements, c’est le greffier du Conseil privé, en consultation avec le sous-ministre de la Justice, qui constate l’existence éventuelle d’une incompatibilité avec les droits garantis. S’il conclut à l’existence d’une telle incompatibilité, il fait rapport sur ses conclusions à l’autorité réglementaire.

[4]        Les dispositions législatives qui créent les obligations en matière d’examen et de rapport, prises ensemble, sont appelées les « dispositions relatives à l’examen ». L’obligation de la ministre d’examiner la législation proposée et l’obligation subséquente de faire rapport prennent naissance à la suite des processus internes d’élaboration d’avant-projets de loi par le ministère de la Justice conjointement avec le client (qui est le ministère responsable aux termes de la législation).

[5]        La question de droit qu’il faut trancher en l’espèce est de savoir lequel des deux arguments suivants assure le respect de la norme de conformité exigée par les dispositions relatives à l’examen :

1.         un argument qui est crédible, présenté de bonne foi, et que l’on peut faire valoir avec succès devant les tribunaux, connu également comme étant la norme de l’« argument crédible »;

2.         un argument qui est vraisemblablement incompatible avec les droits garantis, connu comme étant la norme de l’« incompatibilité probable ».

[6]        Le défendeur, le Procureur général du Canada, représente essentiellement la ministre de la Justice qui interprète les dispositions relatives à l’examen pour exiger l’application de la norme de l’« argument crédible » afin d’établir si l’obligation de la ministre de déposer un rapport est déclenchée. La ministre de la Justice définit actuellement l’expression « argument crédible » comme étant un argument qui est crédible, qui est présenté de bonne foi et que l’on peut faire valoir avec succès devant les tribunaux.

[7]        Le demandeur, M. Schmidt, soutient que l’interprétation que la ministre de la Justice fait des dispositions relatives à l’examen est illégale. Il fait valoir que l’interprétation correcte des dispositions en question donne priorité à la plus stricte des deux normes, qu’il considère comme étant la norme de l’« incompatibilité probable avec les droits garantis ». Le demandeur conclut que l’interprétation ministérielle des dispositions relatives à l’examen est contraire à leur sens grammatical et ordinaire, est incompatible avec leur contexte global, contrecarre l’objet des dispositions au lieu de le promouvoir, s’harmonise mal avec l’esprit de la législation applicable et ne respecte pas les exigences du principe de la primauté du droit.

[8]        En réponse, le défendeur avance les arguments généraux suivants : la Chambre des communes n’a jamais exprimé son insatisfaction quant à l’application de la norme de l’« argument crédible »; le législateur a confirmé qu’il voulait que la ministre continue à jouer son rôle politique et le rôle qui lui a été confié par la loi, et non de devenir une juge qui statue sur la validité de la législation proposée; la norme de l’« argument crédible » est appropriée, étant donné qu’elle permet à l’exécutif de faire des propositions pour l’élaboration de politiques, même celles qui sont susceptibles de présenter un risque juridique ne comportant manifestement pas de caractère inconstitutionnel; la norme de l’« argument crédible » traduit l’intention du législateur de permettre à chaque organe du gouvernement de jouer le rôle qui est le sien, en veillant au respect des droits garantis; le principe de la primauté du droit fonctionne en symbiose avec les autres principes constitutionnels, à savoir la démocratie et la séparation des pouvoirs.

B.        Rôles et fonctions

[9]        Une des difficultés à laquelle nous sommes confrontés en l’espèce est de situer la question de droit dans le cadre de l’ensemble du gouvernement. Le tableau suivant est une représentation graphique simplifiée du cadre institutionnel pertinent à l’espèce :

Image

[10]      Afin d’aborder d’une manière cohérente la question de droit en cause, je décrirai d’abord les trois organes du gouvernement, à savoir l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Toutefois, auparavant, j’aimerais formuler deux mises en garde : premièrement, je ne peux pas prétendre que je décrirai entièrement le fonctionnement interne du gouvernement dans toute sa complexité. Les parties, au moyen de la preuve abondante produite et en contre-interrogatoire, ont dressé un portrait plus complet et plus nuancé. Deuxièmement, les éléments de preuve produits ont été caviardés afin de protéger adéquatement le privilège du secret professionnel de l’avocat. La Cour n’a pas accès à des exemples pratiques de l’exécution des obligations en matière d’examen et de rapport. Par conséquent, la Cour se contentera de se prononcer sur le caractère acceptable du cadre créé par les dispositions relatives à l’examen. Le rôle de la Cour ne consistera pas à établir si l’une ou l’autre mesure précise prise par la ministre de la Justice a un caractère acceptable.

[11]      Pour les besoins des présents motifs, je situerai mes explications dans les limites de ce que j’estime essentiel. Pour ce faire, j’ai recueilli les renseignements provenant des sources suivantes :

1.         l’exposé conjoint des faits présenté par les parties;

2.         l’affidavit et le contre-interrogatoire du sous-ministre de la Justice, William Pentney;

3.         l’affidavit et le contre-interrogatoire de l’analyste principal au Service d’information et de recherche parlementaire de la Bibliothèque du Parlement du Canada, John Stilborn;

4.         l’affidavit et le contre-interrogatoire de l’avocate ministérielle auprès du ministère de la Justice du Canada, Deborah MacNair;

5.         l’affidavit et le contre-interrogatoire d’un ancien employé de la Section des droits de la personne du ministère de la Justice du Canada, Martin Low;

6.         l’affidavit et le contre-interrogatoire de l’ancien directeur et avocat général de la Division de la gestion des risques juridiques, et actuel directeur et avocat général de la Division de la gestion de la pratique du droit au ministère de la Justice du Canada, Patrick Vézina;

7.         l’affidavit et le contre-interrogatoire de l’ancien premier conseiller législatif et sous-ministre adjoint de la Direction des services législatifs du ministère de la Justice, John Mark Keyes.

[12]      L’exécutif a la charge de diriger les activités quotidiennes concernant le gouvernement du Canada. Il élabore également des politiques qui seront transformées en projets de loi. L’exécutif est composé de membres issus du parti politique élu au pouvoir. À titre d’organe législatif du gouvernement, le Parlement est chargé de débattre des lois proposées et de finalement voter, de décider si oui ou non les projets de loi deviendront des lois. Le Parlement comprend des entités telles que la Chambre des communes et le Sénat, et leurs subdivisions qui sont parfois peu connues, notamment les divers comités, la Bibliothèque du Parlement et le Bureau du Président. L’organe judiciaire est chargé d’examiner la compatibilité des lois avec les droits garantis et d’interpréter les lois. L’organe judiciaire est composé de juges et de protonotaires qui sont nommés par l’exécutif.

[13]      L’exécutif comprend le Cabinet, l’entité qui regroupe les membres ayant le rang le plus élevé du gouvernement élu au pouvoir. Le premier ministre nomme des députés à la tête de certains ministères pour en faire des ministres. En l’espèce, seule la ministre de la Justice est concernée. C’est la ministre de la Justice qui est chargée de fournir des conseils juridiques au Cabinet. Sa principale fonction est de donner des conseils à des responsables de politiques dans tout le gouvernement quant à la manière dont ils peuvent atteindre leurs objectifs stratégiques tout en respectant la Constitution, la Charte et d’autres règles de droit. La ministre de la Justice, en tant que personne unique, ne peut pas adéquatement fournir des conseils juridiques au Cabinet. Pour s’acquitter entièrement de ses devoirs, elle délègue une partie de ses responsabilités au ministère de la Justice. Par conséquent, celui-ci est un prolongement de la ministre de la Justice qui l’aide à remplir son rôle. Dans un sens, le ministère de la Justice est un cabinet d’avocats qui fournit des conseils juridiques à d’autres ministères, qui sont les clients. En réalité, la personne du ministre de la Justice exerce à la fois deux fonctions principales : celle de ministre de la Justice, à titre de conseillère juridique de l’exécutif, et celle de procureure générale, à titre d’avocate du gouvernement fédéral dans tous les litiges. La procureure générale défend la position juridique de l’exécutif dans tous les litiges qui font intervenir le gouvernement fédéral.

[14]      La ministre de la Justice délègue davantage les responsabilités qui lui incombent. En particulier, elle délègue au sous-ministre de la Justice la responsabilité de la gestion quotidienne des activités du ministère. À ce titre, le sous-ministre de la Justice peut, par exemple, formuler des directives à l’égard du personnel du ministère de la Justice. Pour ce qui nous concerne, trois des nombreuses subdivisions du ministère de la Justice sont pertinentes : l’Unité des services juridiques, la Section des droits de la personne et la Direction des services juridiques. Premièrement, l’Unité des services juridiques aide les divers clients ministériels à cerner des problèmes juridiques, notamment ceux qui font intervenir la Charte. L’Unité des services juridiques, par l’entremise de sa division de la gestion des risques juridiques (la GRJ), établit des cadres que les autres organismes utilisent pour discuter des risques juridiques et pour les analyser. Deuxièmement, la Section des droits de la personne fournit des conseils dans le cas où l’Unité des services juridiques a établi l’existence d’un risque d’incompatibilité avec les droits garantis. La Section des droits de la personne fournit des conseils quant à l’existence d’un risque de violation des droits garantis et à la probabilité d’obtenir gain de cause à l’égard d’une contestation judiciaire. Troisièmement, la Direction des services juridiques est spécialisée dans la rédaction des textes de loi et dans l’examen des avant-projets de loi et s’assure de leur compatibilité avec les droits garantis. Le demandeur, M. Schmidt, a occupé le poste de conseiller législatif au sein de la Direction des services juridiques.

C.        Processus

[15]      Afin de comprendre la présente affaire, il est important de bien saisir le processus détaillé au moyen duquel les objectifs politiques deviennent des lois. La section suivante divise ce processus en six étapes importantes : 1) l’élaboration d’une ébauche de politique et d’une proposition législative; 2) la rédaction du projet de loi; 3) l’attestation du projet de loi; 4) l’examen de la question de savoir si l’obligation de la ministre de faire rapport est déclenchée; 5) les débats et le vote au Parlement du projet de loi, suivis de la sanction royale; 6) l’examen facultatif au cas où la loi est modifiée ultérieurement. Les témoins ont précisé à l’audience que l’on n’avait jamais eu recours à l’étape facultative d’examen bien qu’elle existe en théorie. Chaque étape est en outre divisée en des parties et processus plus simples. Par souci de cohérence logique, une certaine répétition des rôles et fonctions susmentionnés sera effectuée. Le processus précis en ce qui concerne les règlements est également omis dans la représentation graphique ci-dessous, mais il fera l’objet d’un sommaire détaillé plus loin. Le tableau suivant est une représentation sommaire et simple du processus que subit une idée pour devenir une loi :

Image

Étape (1) — Élaboration d’une ébauche de politique et d’une proposition législative

[16]      Le processus de création d’une loi naît d’une idée, généralement d’un membre de l’exécutif. Ce dernier demande des conseils juridiques à la ministre de la Justice afin de réaliser son projet. La ministre de la Justice délègue la responsabilité de donner des conseils juridiques au ministère de la Justice. Le membre de l’exécutif qui charge le ministère de la Justice de transformer l’idée en une politique et finalement en un avant-projet de loi est connu sous le nom de « client ministériel ».

[17]      À cette étape, deux sections susmentionnées du ministère de la Justice sont particulièrement concernées : l’Unité des services juridiques et la Section des droits de la personne. En consultation avec toutes les parties concernées, une ébauche de politique est créée et servira de guide pour l’élaboration d’une proposition législative. Celle-ci expose en détail les paramètres que la Direction des services juridiques doit suivre pour transformer la politique en un avant-projet de loi. La proposition législative n’est pas un avant-projet de loi en bonne et due forme. Il s’agit plutôt d’un guide qui donne des précisions sur ce que sera la teneur d’un projet de loi. Les ministères se consultent et révisent la politique et la proposition législative en fonction de tous les commentaires qui ont été formulés.

a)         La gestion des risques juridiques : une fonction de l’Unité des services juridiques

[18]      Pour créer une ébauche de politique et une proposition législative, l’Unité des services juridiques aide les divers clients à cerner les problèmes juridiques, notamment ceux portant sur les droits garantis par la Charte. Pour ce faire, l’Unité des services juridiques élabore et applique la notion de gestion des risques juridiques.

[19]      La gestion des risques juridiques est une notion globale qui vise à regrouper différents types de risques juridiques afin de guider le processus décisionnel. D’autres directions du ministère de la Justice utilisent le cadre de la GRJ pour effectuer leurs propres analyses juridiques. La partie « risque » de la « gestion des risques juridiques » se rapporte uniquement au « risque lié aux activités du gouvernement ». Elle ne requiert pas l’analyse du « risque encouru par l’État dans son ensemble » ou du « risque encouru par le public », parce que le client est un ministère gouvernemental. Cela traduit le rôle du ministère de la Justice à titre d’entité de type « cabinet d’avocats » : les principes tels que le privilège du secret professionnel de l’avocat s’appliquent. La GRJ analyse des questions liées notamment à la séparation des pouvoirs, au droit administratif et aux droits garantis par la Charte et la Déclaration canadienne des droits. La GRJ s’applique lorsque le ministère de la Justice est chargé d’élaborer un projet de loi, mais ne s’applique plus lorsque le projet de loi est présenté devant l’organe législatif (le Parlement) pour examen. La politique de la GRJ ne dicte pas aux ministres (les membres du Cabinet) ce qu’ils peuvent faire et ce qu’ils ne peuvent pas faire. Elle traite seulement la manière dont les avocats du ministère de la Justice qui conseillent la ministre de la Justice doivent accomplir leurs fonctions. Par exemple, les cadres de la GRJ proposent un vocabulaire normalisé et diverses échelles pour décrire les risques.

[20]      Lorsqu’une analyse de la GRJ est effectuée, une politique est examinée sous deux aspects pour établir avec certitude le risque juridique global qu’elle présente. Le premier aspect est le risque d’une issue défavorable à la suite d’une éventuelle contestation judiciaire. Le deuxième aspect est l’incidence de l’issue défavorable sur le gouvernement. Le facteur concernant « l’incidence » prend seulement en compte les conséquences sur les « activités du gouvernement », non sur « l’État dans son ensemble » ni sur « l’intérêt public ». Les facteurs qui influencent l’analyse relative à « l’incidence » sont, par exemple, les conséquences administratives, financières et juridiques ainsi que les conséquences sur la réputation et bien d’autres. Une fois que l’importance du risque juridique est établie, l’évaluation du risque juridique est communiquée au client et l’Unité des services juridiques propose des solutions pour atténuer les risques juridiques relevés. Par la suite, le ministère client sera à même de décider ce qu’il veut faire au sujet du risque juridique. La tolérance au risque ou l’aversion pour le risque du client est donc manifestement un facteur important.

[21]      Dans le cas où l’analyse de la GRJ établit qu’un projet de loi est totalement inacceptable ou illégal, une évaluation officielle des risques de la GRJ ne sera pas communiquée au client, étant donné que la situation échappe à une évaluation officielle des risques de la GRJ. Plutôt, l’Unité des services juridiques refusera d’effectuer une évaluation et déconseillera la poursuite de cette voie. Si le ministère client n’est pas de cet avis et qu’il veut malgré tout aller de l’avant, l’Unité des services juridiques doit, selon sa politique, « informer » la haute direction, c’est-à-dire soulever la question auprès de celle-ci. L’obligation d’« informer » est exécutée dans le cadre des fonctions de l’avocat de l’Unité des services juridiques, non dans le cadre de l’exercice d’une évaluation des risques de la GRJ. En fin de compte, il appartient toujours au client de décider de poursuivre ou non l’élaboration de la politique, mais le fait d’« informer » entraînera des discussions entre les représentants principaux du ministère de la Justice et ceux du client ministériel.

b)         Le rôle de la Section des droits de la personne

[22]      La deuxième section concernée du ministère de la Justice au stade de l’élaboration de la politique et de la proposition législative est la Section des droits de la personne. Il s’agit d’une section spécialisée qui s’occupe exclusivement de l’analyse des questions relatives aux droits de la personne et de la Charte. Si l’Unité des services juridiques relève d’éventuelles incompatibilités aux droits garantis, elle consulte la Section des droits de la personne afin d’obtenir des conseils spécialisés.

c)         La préparation du mémoire au Cabinet

[23]      À la suite de multiples cycles de commentaires provenant des parties concernées, l’ébauche de politique et la proposition législative sont incluses dans un document plus épais appelé « mémoire au Cabinet ». Celui-ci est un document que le ministre client présente au Cabinet et qui renferme tous les renseignements nécessaires pour que le Cabinet puisse discuter et débattre du bien-fondé de la poursuite d’une idée. Le mémoire au Cabinet comporte des types d’avis multiples : financiers, politiques, juridiques et autres. Le Cabinet peut approuver le mémoire, proposer des modifications ou refuser la poursuite du projet.

Étape (2) — Rédaction du projet de loi

[24]      Si l’on suppose que le mémoire au Cabinet est approuvé, les instructions figurant dans la proposition législative sont transmises à la Direction des services juridiques du ministère de la Justice pour qu’elles soient transformées en un avant-projet de loi. Des étapes semblables à celles de l’élaboration d’une ébauche de politique (étape 1) sont répétées afin de procéder à la rédaction d’un projet de loi. Il convient de noter que toutes les parties concernées formulent des commentaires, analysent le projet pour vérifier s’il existe des incompatibilités avec les droits garantis et se consultent. Si cela est nécessaire, on peut demander au Cabinet d’approuver un autre mémoire au Cabinet qui traduit les divers avis et les diverses modifications relatifs au projet. Il est important de ne pas confondre la Direction des services juridiques, qui est principalement chargée de la rédaction juridique, et l’Unité des services juridiques dont le rôle a été décrit dans la section précédente. Leurs noms se ressemblent en partie, mais non leurs rôles. En fin de compte, la Direction des services juridiques obtiendra des commentaires et aura de nombreux échanges avec le client, l’Unité des services juridiques ainsi que la Section des droits de la personne, et gérera et analysera les risques jusqu’à ce que le projet soit achevé. À cette étape, la politique sera transformée en un avant-projet de loi.

Étape (3) — Attestation de l’avant-projet de loi ou du projet de règlement

[25]      L’ébauche d’un avant-projet de loi ou d’un projet de règlement qui est sous sa forme finale doit faire l’objet de ce que l’on appelle l’« attestation ». Il s’agit d’une procédure de vérification d’un avant-projet de loi ou d’un projet de règlement menée par les cadres supérieurs de la Direction des services juridiques pour confirmer que les examens nécessaires, tels que le système de consultation entre les directions du ministère de la Justice, ont été effectués. Le fait de procéder à l’« attestation » est une manière d’aviser l’organe législatif (le Parlement) que les examens nécessaires ont été effectués au moment où il reçoit l’avant-projet de loi ou le projet de règlement.

[26]      Une caractéristique essentielle de l’« attestation » est que la communication qui en découle confirme au Parlement si oui ou non l’examen a été effectué. L’attestation ne précise pas ce sur quoi l’examen est fondé ni quelles analyses ont été effectuées et prises en compte pour arriver à la conclusion selon laquelle l’avant-projet de loi pouvait en effet bénéficier d’une attestation.

[27]      La personne chargée d’approuver le processus d’attestation ne communique les raisons de sa décision d’accorder ou non une attestation à quiconque d’autre que la ministre de la Justice. Les dispositions relatives à l’examen n’exigent pas qu’une autre entité que la ministre de la Justice examine le résultat de l’évaluation. Le processus d’attestation des avant-projets de loi est différent de celui des projets de règlement. Les sections suivantes présentent les différences entre les deux processus.

a)         Attestation des projets de loi

[28]      Premièrement, en ce qui concerne l’attestation des projets de loi, un « avocat chargé de la rédaction législative » ou un « rédacteur », qui travaille à la Direction des services juridiques, transmet au premier conseiller législatif une note comportant une analyse quant à la compatibilité des dispositions du projet avec les droits garantis.

[29]      Deuxièmement, le premier conseiller législatif est à la tête de la Direction des services juridiques. Sa fonction émane de la ministre de la Justice qui, en sa qualité de première conseillère juridique de l’État, délègue sa responsabilité d’attester les avant-projets de loi au sous-ministre de la Justice lequel, à son tour, délègue cette responsabilité au premier conseiller législatif. La tâche du premier conseiller législatif, lorsqu’il reçoit la note renfermant l’avis du rédacteur, est d’attester que la législation proposée a été adéquatement examinée quant à sa compatibilité avec les droits garantis.

[30]      Troisièmement, il est important de préciser, à ce stade-ci, que le processus d’attestation, qui est une étape précise dans la vie d’un avant-projet de loi, est différent du processus d’évaluation des risques, qui est mené avant l’attestation, lorsque les processus d’élaboration de la politique et de rédaction sont en cours. L’évaluation du risque, contrairement à l’attestation, est un concept plus dynamique et plus général du cadre de gestion des risques juridiques. La gestion des risques juridiques et les évaluations de risques sont effectuées au sein du ministère de la Justice, alors que l’attestation est une fonction de la ministre de la Justice elle-même (dont elle a délégué l’exécution au premier conseiller législatif). L’attestation correspond à une obligation légale qui incombe à la ministre de la Justice d’informer l’organe législatif (le Parlement) de l’aboutissement du processus d’attestation. Il s’agit d’une obligation séparée et distincte de la fonction de la ministre de la Justice de conseiller le Cabinet.

b)         Attestation de règlements

[31]      Pour ce qui est de l’attestation d’un règlement, le rédacteur (c’est-à-dire, l’avocat chargé de la rédaction législative) au sein de la Direction des services juridiques atteste qu’un projet de règlement a été examiné. Ce processus, pour les règlements, est connu sous le nom d’« estampillage ». Il n’est pas nécessaire que le premier conseiller législatif approuve le règlement. Les projets de règlement sont généralement publiés à l’avance dans la Gazette du Canada avant d’être présentés à l’autorité réglementaire pour adoption. La publication préalable vise à donner aux membres du public qui souhaitent examiner les projets de règlement l’occasion de le faire. Comme c’est le cas pour les avocats de la Direction des services juridiques qui rédigent les projets de loi, les avocats qui rédigent les projets de règlement consultent aussi d’autres sections telles que la Section des droits de la personne. En outre, une fois que le règlement est adopté, le Comité mixte permanent d’examen de la réglementation peut l’examiner. Un comité « mixte » est composé de membres provenant à la fois de la Chambre des communes et du Sénat.

Étape (4) — L’obligation de faire rapport

a)         L’obligation de faire rapport en ce qui concerne les projets de loi

[32]      Après que l’avant-projet de loi a fait l’objet d’une attestation, il est transmis au leader du gouvernement à la Chambre des communes. Si ce dernier établit que la législation proposée respecte les exigences du Cabinet, l’avant-projet de loi est déposé, c’est-à-dire présenté à la Chambre des communes. Une fois que l’avant-projet de loi est déposé à la Chambre des communes, qui fait partie de l’organe législatif (le Parlement), il n’est plus un « avant-projet de loi », mais plutôt simplement un « projet de loi ».

[33]      Le dépôt de l’avant-projet de loi déclenche l’obligation personnelle de la ministre de la Justice de faire rapport au Parlement. Cette obligation, selon les dispositions relatives à l’examen, exige que la ministre de la Justice recherche elle-même si le projet déposé est incompatible avec les droits garantis. Contrairement à l’attestation, l’obligation de la ministre de la Justice de faire rapport ne peut pas être déléguée : il s’agit d’une obligation personnelle qui lui incombe. L’obligation de faire rapport au Parlement découle de la loi, et la ministre de la Justice s’en acquitte en sa qualité de membre de l’exécutif. Le Parlement bénéficie d’un rapport, mais il n’est pas le client de la ministre de la Justice.

[34]      Si la ministre de la Justice constate qu’un projet de loi est incompatible avec les droits garantis, elle doit déposer à la Chambre des communes un rapport faisant état de sa conclusion. Pour tirer sa conclusion, la ministre de la Justice tient en compte de nombreux facteurs, notamment des facteurs de nature politique et juridique. L’analyse et le résultat découlant de l’avis donné par un rédacteur législatif au premier conseiller législatif durant le processus d’attestation ont vraisemblablement une influence sur la question de savoir si l’obligation de faire rapport est déclenchée ou pas. Pourtant, il s’agit d’un facteur parmi tant d’autres que la ministre de la Justice prendra en compte pour établir si le projet de loi est incompatible ou non avec les droits garantis. La ministre n’est liée par aucun avis exprimé par d’autres parties.

[35]      Si la ministre dépose effectivement un rapport, celui-ci ne constitue pas un avis juridique donné au Parlement, mais plutôt une simple communication justifiée par la loi. Un tel rapport doit être précis, succinct et affirmer carrément que la ministre de la Justice a constaté que certaines dispositions sont incompatibles avec les droits garantis. Les dispositions relatives à l’examen n’obligent pas la ministre de la Justice à dévoiler le contexte ni le contenu de l’avis qu’elle a exprimé quant à la question de savoir si le projet de loi est incompatible avec les droits garantis. En d’autres termes, les dispositions relatives à l’examen ne commandent pas un rapport substantiel, mais simplement un rapport sur l’existence d’une incompatibilité. Il est possible de répondre à la question par oui ou non.

[36]      Il convient de souligner que le mécanisme concernant l’obligation de faire rapport n’est pas le seul moyen dont dispose le ministère de la Justice pour transmettre son expertise. S’il est appelé à le faire, pendant l’examen parlementaire de la législation proposée, le ministère de la Justice se présentera, par l’intermédiaire de représentants, dans des comités et exposera d’autres types d’avis qui sont plus substantiels. Le ministère de la Justice peut aussi être appelé à formuler des commentaires sur tout amendement qui fait l’objet d’une discussion. Si le Cabinet a effectivement l’intention d’amender le projet de loi, celui-ci sera examiné à l’interne par différentes unités du Ministère de la Justice.

b)         L’obligation de faire rapport en ce qui concerne les règlements

[37]      En ce qui a trait aux règlements, après l’attestation par un rédacteur juridique (l’estampillage), c’est le greffier du Conseil privé, en consultation avec le sous-ministre de la Justice, qui vérifie s’il existe une incompatibilité avec les droits garantis. Si, de fait, il est d’avis qu’il en existe une, il communique ses conclusions à l’autorité réglementaire. Les considérations liées au contenu et à la situation qui déclenche l’obligation de faire rapport en ce qui concerne les règlements sont par ailleurs les mêmes que celles relatives aux projets de loi.

Étape (5)—Débats parlementaires relatifs au projet de loi et sanction royale

[38]      L’avant-dernière étape de la vie d’un projet de loi, une fois qu’il a été déposé au Parlement, est celle de l’examen, du débat et du vote à la fois par la Chambre des communes et par le Sénat. Généralement, un projet de loi fait l’objet de trois lectures à la Chambre des communes. Il peut être renvoyé à un comité pour une analyse approfondie ou être amendé, et il fait finalement l’objet d’un vote. Ces étapes seront répétées autant de fois que nécessaire au Sénat. Si celui-ci propose des amendements, le projet de loi sera renvoyé à la Chambre des communes et le processus reprendra à nouveau jusqu’à ce que les deux chambres votent par un oui sur une version identique du projet de loi. En fin de compte, le projet de loi reçoit la sanction royale du chef de l’État, connu également comme étant l’approbation du gouverneur général (qui est le représentant de la Reine), et devient une loi.

Étape (6) — (facultative) — Modifications ultérieures

[39]      En contre-interrogatoire, le sous-ministre de la Justice, William Pentney, a précisé que le processus d’évaluation des risques de la GRJ pouvait suivre son cours si des amendements étaient proposés lorsque le projet de loi se trouvait devant l’organe législatif (le Parlement). Jusqu’à ce jour, le processus d’attestation n’a jamais été répété lorsque des amendements à un projet de loi ont été proposés. Cependant, toujours en contre-interrogatoire, le sous-ministre Pentney a signalé que le ministère de la Justice continuait de procéder à l’analyse et établissait si les amendements proposés donneraient lieu à un avis quant à l’existence d’incompatibilités avec les droits garantis. Une telle situation ne s’est jamais présentée, mais le sous-ministre Pentney a précisé que, dans certains cas, elle avait failli se produire.

D.        Arguments

Partie (1) — Norme de contrôle

[40]      Bien que la présente affaire n’ait pas été directement appelée un contrôle judiciaire, mais plutôt une action simplifiée, la Cour est essentiellement appelée à examiner l’interprétation que le ministère de la Justice donne aux dispositions relatives à l’examen. Par conséquent, la Cour doit établir la norme applicable pour analyser l’interprétation que la ministre fait des dispositions relatives à l’examen.

[41]      Le demandeur soutient que la norme de contrôle applicable est la décision correcte. Pour étayer son argument, il avance que la ministre interprète les dispositions relatives à l’examen non pas en tant que décideur, mais en tant qu’administratrice de la loi. Le demandeur soutient en outre que l’application de la loi commande le recours à la norme de la décision correcte parce que le législateur n’a pas voulu faire preuve de déférence à l’égard de la ministre quand elle interprète des dispositions ayant trait à des questions constitutionnelles ou institutionnelles fondamentales. Le demandeur soutient que les dispositions relatives à l’examen constituent un élément crucial du principe de la primauté du droit et que, par conséquent, elles devraient être interprétées de manière stricte. Le fait d’interpréter les dispositions autrement porterait atteinte au principe de la primauté du droit.

[42]      Le défendeur rétorque que l’interprétation que fait la ministre des dispositions relatives à l’examen doit être appréciée selon la norme de la « décision appropriée ». La « décision appropriée » n’a jamais été auparavant invoquée comme norme de contrôle qu’une Cour peut appliquer. Il semble s’agir d’une nouvelle proposition dont n’a jamais traité la jurisprudence. Le défendeur n’a pas donné de définition détaillée de ce qui constitue « la décision appropriée ».

[43]      Le débat entre les parties n’a pas lieu d’être, étant donné qu’elles invoquent essentiellement la même norme, celle de la décision correcte. La « décision appropriée », comme l’a résumé le défendeur dans sa proposition, est tellement semblable à la décision correcte, qui est largement reconnue par la jurisprudence, que le débat est théorique. La norme de contrôle de la décision correcte s’appliquera dans les présents motifs.

Partie (2) — Justiciabilité

[44]      Il est important de souligner que la Cour n’est appelée qu’à interpréter les dispositions relatives à l’examen afin d’établir quelle est la norme correcte. La Cour n’est pas appelée à examiner les mesures précises prises par la ministre de la Justice pour l’application de la norme en question. Il ne conviendrait pas de le faire, étant donné qu’aucun fait précis n’a été communiqué à la Cour et qu’une telle analyse porterait vraisemblablement atteinte au pouvoir discrétionnaire de la ministre et au privilège du secret professionnel de l’avocat.

Partie (3) — Débat relatif à la norme appropriée et résumé des arguments des parties

[45]      L’objectif fondamental du demandeur est d’établir que l’interprétation actuelle est inadéquate en démontrant que le véritable objectif des dispositions relatives à l’examen est de veiller à ce que l’exécutif ne présente devant le Parlement que des projets de loi qui sont vraisemblablement compatibles avec les droits garantis. Le demandeur tente d’établir que le cadre actuel dans lequel s’exercent les obligations en matière d’examen et de rapport permet des violations fondamentales du principe de la primauté du droit et doit être déclaré illégal.

[46]      Le demandeur soutient que la norme de l’« argument crédible » qui est actuellement appliquée est inadéquate, étant donné qu’elle ne permet pas d’assurer la compatibilité avec les droits garantis. Un argument crédible qui ne sera vraisemblablement pas accepté par les tribunaux ne peut jamais permettre d’assurer la conformité avec les droits garantis. Lorsque l’on invoque un argument crédible mais que la jurisprudence en fonction de laquelle le caractère acceptable de cet argument peut être apprécié est peu abondante, le demandeur soutient que la norme de l’« argument crédible » demeure inappropriée.

[47]      Le demandeur laisse plutôt entendre qu’un argument dont la valeur est appréciée en fonction d’une jurisprudence peu abondante devrait être traité d’une manière moins rigoureuse et être plus facilement considéré comme ayant une « compatibilité probable » avec les droits garantis. Dans les faits, cela veut dire que le champ d’acceptabilité des arguments dont le poids est apprécié en fonction de la norme de l’« incompatibilité probable » s’élargit s’il existe peu de documents ou de précédents à l’égard desquels on analyse la législation proposée, non que la norme de l’« argument crédible » ne soit jamais acceptable.

[48]      L’objectif fondamental du défendeur est d’établir que l’interprétation actuelle des dispositions relatives à l’examen est correcte en démontrant que les dispositions visent à dissuader dès le début l’élaboration de lois incompatibles, et qu’un tel mécanisme est efficace et respecte le principe de la séparation des pouvoirs. Le défendeur, au moyen des éléments de preuve produits, cherche à convaincre la Cour que l’effet dissuasif des dispositions relatives à l’examen à l’égard de lois incompatibles est efficace et respecte les rôles et responsabilités de chaque organe du gouvernement. Par conséquent, la norme de l’« argument crédible » constitue l’interprétation correcte des dispositions relatives à l’examen. Le défendeur prétend que l’interprétation que propose le demandeur est erronée, étant donné qu’elle ne traduit simplement pas ce que disent les dispositions relatives à l’examen. En outre, le législateur est conscient de la norme qui est actuellement appliquée et en est satisfait. Si le législateur voulait modifier la norme, il pourrait édicter une loi pour ce faire. Il ne l’a pas fait.

[49]      Les arguments présentés par les parties peuvent généralement être divisés en trois catégories : ceux établissant le sens ordinaire des lois, ceux faisant état de l’intention du législateur ainsi que ceux qui concernent les effets des contextes institutionnel et constitutionnel qui colorent les dispositions relatives à l’examen.

[50]      Étant donné que les éléments de preuve invoqués par les parties figurent dans une autre section plus loin, je me contenterai, à ce stade-ci, de résumer les prétentions des parties.

a)         Le sens ordinaire

[51]      Le demandeur soutient que le sens ordinaire de l’expression [traduction] « rechercher si un projet de loi est incompatible avec les droits garantis » commande l’application de la norme de l’« incompatibilité probable avec les droits garantis ».

[52]      Le demandeur cite de nombreuses définitions provenant de dictionnaires qui appuient son idée selon laquelle le terme « ascertain » commande un résultat souple. Le demandeur souhaite une interprétation souple des dispositions relatives à l’examen, parce qu’il croit que l’obligation de faire rapport devrait être déclenchée plus facilement, notamment chaque fois que la ministre de la Justice ne juge pas que la législation proposée est vraisemblablement compatible avec les droits garantis. Le demandeur soutient que l’interprétation, qui ne déclenche l’obligation de faire rapport que lorsque la ministre de la Justice affirme qu’une disposition proposée est sans aucun doute incompatible, est erronée.

[53]      Selon le demandeur, le sens ordinaire du terme français « vérifier » et du terme anglais « ascertain » est souple et ne suppose pas qu’une conclusion est tirée à la suite d’un examen approfondi. Au contraire, le sens du terme anglais « ascertain » pourrait notamment signifier « to discover the fact », « to make certain », « to discover », « to find truth or correct information » et « to find out the true or correct information ».

[54]      Le défendeur rétorque que le demandeur limite les définitions du terme « ascertain » qu’il cite à l’intention de la Cour comme exceptions à d’autres définitions plus courantes, ce qui appuie plutôt l’interprétation du défendeur. Celui-ci laisse entendre que le demandeur ne cite que des sens obscurs et complexes du terme « ascertain » tout en passant sous silence les définitions plus communément acceptées.

b)         L’intention du législateur

[55]      Le demandeur soutient que le terme clé « ascertain » du libellé des dispositions relatives à l’examen signifie que la ministre de la Justice doit établir si la législation proposée est vraisemblablement incompatible avec les droits garantis. Il affirme que l’expression « to ascertain » a connu, tout au long des modifications législatives et par la consolidation des dispositions relatives à l’examen, une évolution en français et en anglais ayant le sens de « to make sure ». Pour établir l’intention du législateur, le demandeur se fonde notamment sur les déclarations faites par les différents ministres de la Justice au fil des ans.

[56]      Premièrement, pour étayer sa position, le demandeur laisse entendre que les commentaires formulés par le ministre Fulton au Comité spécial des droits de l’homme et des libertés fondamentales en 1960 pour expliquer son idée concernant le mécanisme d’examen et de rapport, visaient à créer un contexte comportant de nombreux renseignements que le Parlement pouvait consulter. Par conséquent, si le ministre constatait une quelconque incompatibilité avec les droits garantis, il la signalerait au Parlement.

[57]      Deuxièmement, le demandeur laisse entendre que les commentaires formulés par le ministre Turner au comité, en 1971, lors de la discussion sur le projet de loi appuient son interprétation. En particulier, le demandeur soutient que la phrase : [traduction] « Notre devoir serait de nous rassurer, avant l’enregistrement, que le texte respecte bien la Déclaration canadienne des droits », ne donne pas à penser qu’un argument crédible en faveur de la compatibilité est acceptable. Le demandeur laisse plutôt entendre que ce passage signifie deux choses : d’une part, le législateur voulait que les dispositions soient compatibles avec les droits garantis, d’autre part, l’attestation et l’absence d’un rapport sont comprises comme étant une approbation par le ministre de la Justice du fait que la disposition est compatible avec les droits garantis.

[58]      Troisièmement, le demandeur soutient que la déclaration du ministre de la Justice John Crosbie faite à la Chambre des communes en 1985 indique que l’objectif des dispositions relatives à l’examen était [traduction] d’« assurer la compatibilité » et qu’il ne s’agissait simplement pas d’accepter un argument en faveur de la compatibilité avec les droits garantis.

[59]      Le demandeur soutient essentiellement, en ce qui concerne le sens ordinaire des dispositions relatives à l’examen, que l’expression « not inconsistent » signifie en réalité « is consistent ». Il laisse entendre que le sens des dispositions relatives à l’examen n’appuie pas la thèse du défendeur selon laquelle un argument qui milite en faveur de l’existence d’une compatibilité est suffisant, mais qu’au contraire, il faut plutôt aboutir à un résultat qui est compatible avec les droits garantis. Si ce résultat indiquant clairement qu’il y a compatibilité avec les droits garantis n’est pas obtenu, le Parlement doit en être informé avec diligence. Pour étayer davantage son analyse concernant le sens ordinaire, le demandeur affirme que l’expression « ascertain whether » est différente de l’expression « ascertain that ». Il soutient que, lorsque l’on « ascertain whether » (« recherche si »), on confirme ou on nie la proposition qui est en cause. Une proposition doit donc être compatible ou non avec les droits garantis. Un argument crédible en faveur de l’existence d’une compatibilité ne convient donc pas dans ce cadre binaire strict.

[60]      Le défendeur rétorque au moyen d’une abondance de définitions provenant de dictionnaires et de déclarations ministérielles pour soutenir sa thèse selon laquelle l’expression « ascertain whether » exige qu’un examen approfondi soit effectué. Une affirmation ne suppose pas nécessairement son contraire négatif. Le fait d’établir qu’une incompatibilité existe ne signifie pas que la législation proposée est automatiquement incompatible. L’existence d’un risque d’incompatibilité est plutôt acceptable si ce risque est justifiable pour des raisons crédibles. La ministre de la Justice a la prérogative de regrouper tous les facteurs de risque, qu’ils soient politiques ou juridiques, afin de parvenir à sa propre conclusion. Elle n’est pas liée par le résultat d’une analyse juridique effectuée par les employés du ministère de la Justice.

c)         Contextes constitutionnel et institutionnel

[61]      Le demandeur soutient que, pour étayer sa thèse, le défendeur s’est à tort fondé sur le contexte institutionnel au sens large dans lequel les dispositions relatives à l’examen s’appliquent. Il insiste sur le fait que les cinq documents internes figurant dans l’exposé conjoint des faits sont suffisants pour que l’affaire soit tranchée en sa faveur. Il affirme que les documents en question montrent à eux seuls que la ministre n’interprète pas correctement les exigences strictes énoncées par les dispositions relatives à l’examen. Il n’est pas nécessaire d’examiner d’autres notions plus larges : le contexte est restreint et tout ce dont la Cour a besoin pour remplir son rôle en matière d’interprétation se trouve dans la loi et les documents produits.

[62]      Le demandeur soutient que, selon le principe de l’interprétation moderne énoncé par Driedger, le contexte des dispositions relatives à l’examen est établi par les différents textes législatifs qui, ensemble, constituent les obligations en matière d’examen et de rapport. De l’avis du demandeur, le contexte plus large dans lequel les dispositions relatives à l’examen s’appliquent peut être tiré d’une analyse grammaticale des versions anglaise et française des textes.

[63]      Le demandeur affirme que les dispositions relatives à l’examen sont divisées en trois structures grammaticales : l’infinitif du verbe « to ascertain », la conjonction « whether » et la proposition qui est mise en cause par la conjonction « whether ». Selon la thèse du demandeur, les parties grammaticales sont indépendantes les unes des autres et traduisent en fin de compte la notion selon laquelle la législation proposée est compatible ou non. Il n’y a pas de marge de manœuvre entre les deux qui permet l’application de la norme de l’argument crédible. L’examen du terme « whether » donne lieu à un résultat binaire : il faut choisir l’un ou l’autre résultat, compatible ou incompatible. Une négation est toujours en relation avec une affirmation. Si la législation proposée n’est pas compatible avec les droits garantis, elle est incompatible avec eux. Par conséquent, l’obligation de faire rapport est déclenchée.

[64]      Pour aborder les arguments concernant le contexte constitutionnel et institutionnel au sens large, le demandeur soutient que l’exécutif au pouvoir doit respecter le processus démocratique au moyen duquel la Charte et nos cadres institutionnels ont été élaborés. Il affirme que la norme de l’argument crédible que le ministère de la Justice applique actuellement ne respecte pas l’esprit de notre cadre constitutionnel, étant donné qu’elle permet à l’exécutif de présenter des textes de loi qui sont incompatibles avec les droits garantis.

[65]      Selon le demandeur, le principe de la primauté du droit exige que la ministre de la Justice s’acquitte légalement de ses fonctions. En appliquant la norme de l’« argument crédible », la ministre ne respecte pas ses obligations légales et viole ainsi le principe de la primauté du droit. Les avocats publics au sein du gouvernement ont une obligation plus exigeante d’appliquer les lois d’une manière objective et équitable. La tâche principale de la ministre de la Justice, et accessoirement des avocats au sein de la fonction publique, est de renforcer le respect de la Constitution et de la loi.

[66]      Le demandeur soutient que les tribunaux ne devraient être consultés que lorsque les représentants de l’État agissant de bonne foi adoptent une loi à laquelle le citoyen ne souscrit simplement pas. La Cour a pour objectif de résoudre les différences d’opinions formées de bonne foi, non de discipliner un exécutif récalcitrant qui croit agir honnêtement et raisonnablement. Si la ministre de la Justice ne croit pas honnêtement et raisonnablement qu’elle agit conformément à la loi, alors elle va à l’encontre des principes fondamentaux. Ainsi, la norme de l’« argument crédible » entraîne la conséquence inacceptable de permettre à l’exécutif de présenter devant le Parlement un texte de loi qu’il croit ne pas être vraisemblablement compatible avec les droits garantis. Par conséquent, la norme de l’« argument crédible » constitue une violation des obligations de l’exécutif et est illégale. La norme de l’« argument crédible » n’est pas compatible avec le contexte d’un État constitutionnel démocratique. Le demandeur soutient que l’exécutif ne devrait pas déroger aux lois adoptées par le Parlement qui circonscrivent les limites de la qualité des avant-projets de loi ni ne devrait refuser de tenir compte de ces lois. Il propose que les textes de loi incompatibles ne puissent être adoptés que si l’on invoque la clause de dérogation.

[67]      Le défendeur répond en soutenant que le demandeur ne tient pas compte du véritable contexte constitutionnel dans lequel les dispositions relatives à l’examen s’appliquent. Le demandeur suppose à tort que le seul principe constitutionnel applicable est celui de la primauté du droit. Au contraire, le défendeur avance que le principe de la primauté du droit est en réalité nuancé par d’autres principes constitutionnels, à savoir la démocratie et la séparation des pouvoirs. Chaque organe a son rôle à jouer qui est constitutionnellement défini. Le défendeur fait valoir que le demandeur confond le devoir de la ministre de la Justice d’agir à titre de conseillère juridique de l’exécutif et l’obligation légale de la ministre de faire rapport au Parlement. La ministre de la Justice est la conseillère juridique du Cabinet, et non du Parlement. Certes, elle est tenue par les dispositions relatives à l’examen à l’obligation de signaler au Parlement l’existence de toute incompatibilité avec les droits garantis, mais non à une obligation de fournir des avis juridiques au Parlement. Celui-ci a ses propres mécanismes et ressources qui lui permettent de se faire une opinion à l’égard des incompatibilités et des solutions à y apporter. Le défendeur laisse entendre que le contexte constitutionnel dans lequel les dispositions relatives à l’examen s’appliquent montre manifestement que l’obligation de la ministre de la Justice en matière d’examen et de rapport vise à prévenir que des textes de loi incompatibles ne soient jamais présentés en premier lieu au Parlement. Les dispositions relatives à l’examen, dans leur contexte constitutionnel et institutionnel propre, s’appliquent aujourd’hui efficacement à titre de mesures structurelles et politiques dissuasives contre des avant-projets de loi incompatibles.

[68]      Le demandeur réplique que, bien que le Parlement dispose d’autres outils pour étudier un projet de loi, il ne devrait pas négliger la prise en compte de l’importance de l’obligation qui incombe à la ministre de la Justice en matière d’examen et de rapport. Il fait valoir que cette obligation de la ministre vise à apporter un appui aux autres outils dont dispose le Parlement. Le rapport de la ministre, ou l’absence de rapport à cet égard, fait partie des outils dont se sert le Parlement pour étudier les projets de loi, tout comme les débats, les discussions et les experts en comité. Le Parlement n’est pas lié par l’avis de la ministre, mais les renseignements appartiennent au Parlement. Après avoir reçu ces renseignements, le Parlement peut utiliser ses ressources pour obtenir des renseignements supplémentaires. Le demandeur affirme que, sans égard à toutes les autres ressources dont dispose le Parlement pour obtenir des renseignements, l’existence de ces outils ne justifie pas le manquement de la ministre à l’exécution de ses obligations légales, telles qu’elles sont définies par les dispositions relatives à l’examen.

Partie (4) — La thèse de l’intervenante (l’Association canadienne des libertés civiles)

[69]      L’Association canadienne des libertés civiles (l’ACLC) affirme que la norme de l’« argument crédible » n’est pas dans l’intérêt de l’exécutif ni du Parlement pas plus qu’elle n’est dans l’intérêt du public. L’ACLC soutient que les avocats au sein de la fonction publique, y compris la ministre de la Justice, ont une obligation plus exigeante que le simple fait de servir l’exécutif : ils doivent faire observer le principe de la primauté du droit. Une partie de cette obligation consiste à protéger les citoyens contre le despotisme des représentants officiels et à fournir une interprétation objective et équilibrée de la loi. Il faut examiner honnêtement la loi et éviter de lui donner une interprétation indûment généreuse qui convient aux souhaits du client. L’ACLC affirme que la norme de l’« argument crédible » a pour effet de miner le principe de la primauté du droit, en raison du fait qu’elle permet à l’exécutif de présenter au Parlement des lois qui ont très peu de chances de résister à une contestation judiciaire. Si les chances d’aboutissement d’une contestation sont très grandes et que l’exécutif persiste à nier l’existence d’une incompatibilité avec les droits garantis, une telle situation est l’antithèse du respect de la loi. L’ACLC comprend que les arguments qui justifient l’existence d’incompatibilités selon l’article premier de la Charte peuvent être nombreux et qu’on ne peut pas s’attendre à ce que la ministre de la Justice prévoie tous les scénarios possibles, mais, à son avis, une telle réalité ne justifie pas la norme de l’« argument crédible ». Si chaque argument était accepté, l’obligation de faire rapport n’aurait essentiellement aucun sens.

[70]      La norme de l’« argument crédible » ne permet pas d’entretenir un débat démocratique au Parlement sur la question de savoir s’il existe une incompatibilité avec les droits garantis. L’ACLC soutient que les dispositions relatives à l’examen devraient être interprétées de manière à faciliter au Parlement son rôle de mener de véritables discussions avant que des lois ne soient adoptées et que des contestations judiciaires ne soient engagées.

[71]      Le rôle du Parlement est de représenter la population canadienne au moyen d’élections. L’article premier et l’article 33 de la Charte traduisent effectivement ce fait, étant donné qu’ils favorisent un débat et un examen soigneusement menés au sein du Parlement. L’article premier de la Charte énonce que les droits et les libertés garantis par la Charte ne peuvent être restreints que dans des limites « dont la justification puisse se démontrer », et place la charge de la justification sur le gouvernement non seulement au stade d’une contestation judiciaire de la loi, mais aussi lorsque les restrictions aux droits sont créées dans la loi. L’article 33 de la Charte dispose que le Parlement peut déclarer et déclarera franchement toute dérogation à une disposition de la Charte. En d’autres termes, l’ACLC soutient que la Charte n’est pas seulement un outil permettant d’analyser le caractère raisonnable des dérogations aux droits au cours d’un litige, mais que son influence s’étend en réalité à des principes plus larges de la séparation des pouvoirs qu’il conviendrait d’interpréter comme applicables au processus pré-législatif.

[72]      L’une des responsabilités du Parlement est d’établir si les droits ont été restreints par une loi dans des limites dont la justification puisse se démontrer. Pour remplir adéquatement ce rôle, le Parlement doit obtenir des renseignements. L’ACLC reconnaît que les processus internes au ministère de la Justice qui visent à minimiser les risques sont, en théorie, efficaces pour atténuer le risque d’incompatibilité des avant-projets de loi présentés au Parlement. Le problème ne réside pas dans le processus, mais dans les renseignements qu’il est possible d’obtenir et qui confirment que le processus s’est effectivement déroulé. Selon le système en vigueur actuellement, le Parlement n’a aucun moyen de savoir quel est l’argument crédible que le gouvernement invoquera en cas de contestation soulevée, en raison du privilège du secret professionnel de l’avocat et du principe de la confidentialité des délibérations du Cabinet.

[73]      En outre, ce ne sont pas toutes les lois potentiellement incompatibles avec les droits garantis qui sont contestées devant les tribunaux. Le fait de permettre qu’une telle loi soit adoptée par le Parlement, sans l’informer de sa nature douteuse, laisse la porte ouverte à l’adoption de lois incompatibles avec les droits garantis destinées à régir le public. Certes, les tribunaux ont leur rôle à jouer, mais le système actuel escamote effectivement le rôle du Parlement dans l’examen des textes de loi. L’ACLC, citant la professeure Janet L. Hiebert, dans son article intitulé « Parliamentary Engagement with the Charter : Rethinking the Idea of Legislative Rights Review » (2012), 58 S.C.L.R. (2d) 87, soutient que l’absence d’un rapport ministériel sur les incompatibilités avec les droits garantis a dissuadé le Parlement de participer à l’examen de la compatibilité de la législation proposée. L’ACLC soulève également la question de l’imposition au public en général de la responsabilité de contester des lois qu’il estime potentiellement incompatibles avec les droits garantis. L’ACLC ne croit pas qu’un quelconque mécanisme d’examen ou de rapport puisse éliminer des litiges constitutionnels entre les personnes et le gouvernement. Toutefois, une norme permettant au Parlement d’avoir accès à des renseignements supplémentaires au sujet du processus de contrôle lui offrirait d’autres possibilités pour dissiper les doutes et réduire le nombre de contestations nécessaires du public.

[74]      Comme je l’ai précisé dans l’aperçu de la présente décision, j’aborderai les questions soulevées en l’espèce au moyen d’une analyse divisée en trois grandes parties : premièrement, j’examinerai le sens ordinaire, deuxièmement j’établirai l’intention législative générale qui sous-tend les lois applicables et, troisièmement, j’analyserai les contextes constitutionnel et institutionnel.

III.        L’HISTORIQUE DES LOIS APPLICABLES

A.        Introduction

[75]      Dans la présente section, je donnerai des détails au sujet de l’historique législatif relatif à l’obligation de la ministre de la Justice d’examiner les lois et de faire rapport des incompatibilités. Je ferai un survol de trois importantes itérations de l’obligation ainsi que leur évolution respective : 1) l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits; 2) l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice; 3) les paragraphes 3(2) et (3) de la Loi sur les textes réglementaires, qui traitent spécifiquement de la réglementation. Ensemble, ces dispositions seront désignées comme étant « les dispositions relatives à l’examen ».

[76]      Cet exercice nous permettra de commencer l’analyse relative à l’intention du législateur et il contribuera à établir, plus tard, la norme qu’il convient d’appliquer aux dispositions relatives à l’examen. Lors de cette analyse de l’historique législatif, je reproduirai l’équivalent anglais de toutes les dispositions applicables entre parenthèses. Comme nous le constaterons dans les sections suivantes de la présente décision, il sera nécessaire de relever les différences dans l’évolution des libellés anglais des dispositions et celle des libellés français. Les équivalents anglais seront indiqués entre parenthèses de la manière suivante : (« équivalent anglais »).

B.        L’article 3 de la Déclaration canadienne des droits

[77]      Le tableau ci-dessous présente de façon concise l’analyse de l’historique législatif que j’effectuerai dans la présente section; c’est moi qui souligne :



Projet de loi C-60, le 5 septembre 1958 (première lecture de la Déclaration canadienne des droits)

4. Devoir du ministre de la Justice

- Examiner toute proposition de règlement […] comme tout projet ou proposition de loi […]

- en vue d’assurer le plein accomplissement des fins et de la présente Partie à cet égard.

Projet de loi C-79, le 27 juin 1960 (première lecture lors d’une session ultérieure, Déclaration canadienne des droits)

4. Devoir du ministre de la Justice

- Examiner toute proposition de règlement […] comme tout projet ou proposition de loi […]

- en vue de constater si l’une quelconque de ses dispositions est incompatible avec les fins et dispositions de la présente Partie.

Déclaration canadienne des droits, le 10 août 1960 (Déclaration canadienne des droits, telle qu’elle a été promulguée initialement)

3. Devoir du ministre de la Justice

- examiner toute proposition de règlement […] comme tout projet ou proposition de loi […]

- en vue de constater si l’une quelconque de ses dispositions est incompatible avec les fins et dispositions de la présente Partie, et il doit signaler toute semblable incompatibilité à la Chambre des communes dès qu’il en a l’occasion.

Modification apportée par S.C. 1970-71-72, ch. 38, art. 29 (à la Déclaration canadienne des droits) (aux termes de l’art. 29), en raison de la Loi sur les langues officielles

3. Devoirs du ministre la Justice (version maintenant amendée en 1970)

- examiner tout règlement […] comme tout projet ou proposition de loi […]

- en vue de rechercher si l’une ou quelconque de ses dispositions est incompatible avec les fins et dispositions de la présente Partie, et il doit signaler toute semblable incompatibilité à la Chambre des communes dès qu’il en a l’occasion.

Modification apportée par L.C. 1985, ch. 26, art. 105 (à la Déclaration canadienne des droits après la Charte) (aux termes de l’art. 105)

3. (1) Devoirs du ministre de la Justice

– examiner tout règlement […] ainsi que tout projet ou proposition de loi […] par un ministre fédéral

- en vue de rechercher si l’une ou quelconque de ses dispositions est incompatible avec les fins et dispositions de la présente Partie, et il doit signaler toute semblable incompatibilité à la Chambre des communes dès qu’il en a l’occasion.

Partie (1) — Le projet de loi C-60 (1958) — Première ébauche de la Déclaration canadienne des droits

[78]      L’article 4 du projet de loi C-60, dont la première lecture a eu lieu le 5 septembre 1958, était la toute première itération du texte qui allait être promulgué sous le nom de Déclaration canadienne des droits. Le projet de loi initial, en 1958, a introduit le concept de l’obligation imposée au ministre de la Justice d’examiner tout projet de loi et tout règlement au regard de la Déclaration canadienne des droits. Le ministre de la Justice était appelé à « examiner » (« examine ») les règlements ainsi que tout projet ou proposition de loi « en vue d’assurer » (« ensure ») « le plein accomplissement » (« are fully carried out ») des fins et dispositions de la Déclaration canadienne des droits. Le ministre n’avait pas à faire rapport à la Chambre des communes. Le projet de loi C-60 n’a jamais été sanctionné.

Partie (2) — Le projet de loi C-79 (juillet 1960) — Deuxième ébauche de la Déclaration canadienne des droits

[79]      En 1960, dans le contexte d’une nouvelle session parlementaire, le Parlement a une fois de plus examiné un projet de loi qui pouvait éventuellement devenir la Déclaration canadienne des droits. Il s’agissait cette fois-là du projet de loi C-79. À la première lecture du projet de loi C-79, le 27 juillet 1960, à l’article 4, le mot « assurer » (« ensure »), qui avait été employé dans la version de 1958, a été remplacé par « constater » (« ascertain ») et il était suivi par « si l’une quelconque de ses dispositions est incompatible avec les fins et dispositions de la présente Partie ».

[80]      Ce projet de loi ne prévoyait pas, à l’instar du projet de loi précédent, que le ministre devait faire rapport à la Chambre des communes. Le changement de libellé avait fait l’objet de discussions au sein du Comité spécial sur les droits de la personne et les libertés fondamentales. On y avait jugé que remplacer le terme « assurer » (« ensure ») par « constater » (« ascertain ») affaiblissait l’obligation du ministre de la Justice. En réponse à cette préoccupation, le ministre de la Justice Fulton a proposé l’intégration d’un mécanisme par lequel le ministre ferait rapport à la Chambre des communes, mécanisme qui : [traduction] « oblige[rait] le Ministre […] à signaler au Parlement tous les cas où une loi ou un document qu’il a examiné contien[drait], selon lui, une infraction » (Canada. Chambre des Communes. Procès-verbaux et témoignages du Comité spécial des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 24e lég., 3e sess., fascicule no 1 (20 au 29 juillet 1960)).

Partie (3) — La promulgation de la Déclaration canadienne des droits (août 1960)

[81]      L’article 3 de la Déclaration canadienne des droits, tel qu’il a été promulgué le 10 août 1960, comprenait non seulement le changement de libellé par lequel le terme « assurer » (« ensure ») était remplacé par le terme « constater » (« ascertain »), mais aussi l’obligation, de la part du ministre de la Justice, de signaler toute « incompatibilité » (« inconsistency ») à la Chambre des communes « dès qu’il en a l’occasion ».

Partie (4) — La modification à la Déclaration canadienne des droits par S.C. 1970, en réponse à la Loi sur les langues officielles

[82]      À la suite d’une modification corrélative à l’entrée en vigueur de la Loi sur les langues officielles en 1969 et en raison d’une refonte occasionnée par S.C. 1970-71-72, ch. 38, art. 29, l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits a été modifié, de manière à remplacer l’obligation d’examiner toute « proposition de règlement soumise, sous forme d’avant-projet » (« every proposed regulations submitted in draft form ») par celle d’examiner « tout règlement transmis ». De plus, le libellé français a été modifié, de manière à remplacer « constater » par « rechercher » (le mot anglais « ascertain » est resté inchangé). (Voir l’historique législatif complet de l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44, et aussi Canada, Chambre des communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la Justice et des questions juridiques concernant le Bill C-182, Loi sur les textes réglementaires, 28e lég., 3e sess., fascicule no 7 (16 février 1971).)

Partie (5) — La modification apportée à la Déclaration canadienne des droits en 1985

[83]      En 1985 [S.C. 1985, ch. 26, art. 105], la Déclaration canadienne des droits a une fois de plus été modifiée, de manière à ce que le paragraphe 3(1) précise que seuls les projets de loi ministériels peuvent faire l’objet d’un examen, contrairement à ce que prévoyait l’ancien libellé, qui prévoyait que tous les projets de loi soumis ou présentés à la Chambre des communes devaient être examinés. Autrement dit, les projets de loi privés des députés n’étaient plus visés par la disposition relative à l’examen. Le paragraphe 3(1) de la Déclaration canadienne des droits n’a pas été modifié depuis, et son libellé est le suivant :

Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44

Devoirs du ministre de la Justice

3 (1) Sous réserve du paragraphe (2), le ministre de la Justice doit, en conformité de règlements prescrits par le gouverneur en conseil, examiner tout règlement transmis au greffier du Conseil privé pour enregistrement, en application de la Loi sur les textes réglementaires, ainsi que tout projet ou proposition de loi soumis ou présentés à la Chambre des communes par un ministre fédéral en vue de rechercher si l’une quelconque de ses dispositions est incompatible avec les fins et dispositions de la présente Partie, et il doit signaler toute semblable incompatibilité à la Chambre des communes dès qu’il en a l’occasion. [Je souligne.]

C.        L’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice

[84]      Le ministère de la Justice a été créé en mai 1868 à la suite de l’adoption de l’Acte concernant le Département de la Justice de 1868 [S.C. 1868, ch. 39] (devenu par la suite la Loi sur le ministère de la Justice) et a remplacé la structure non officielle qui existait avant la confédération. En 1985, plusieurs lois fédérales ont été modifiées pour tenir compte de l’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés. Par conséquent, la Loi sur le ministère de la Justice a été modifiée pour y inclure l’article 4.1, reproduit ci-dessous :

Loi sur le ministère de la Justice, L.R.C. (1985), ch. J-2

Examen de projets de loi et de règlements

4.1 (1) Sous réserve du paragraphe (2), le ministre examine, conformément aux règlements pris par le gouverneur en conseil, les règlements transmis au greffier du Conseil privé pour enregistrement, en application de la Loi sur les textes réglementaires ainsi que les projets ou propositions de loi soumis ou présentés à la Chambre des communes par un ministre fédéral, en vue de vérifier si l’une de leurs dispositions est incompatible avec les fins et dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés, et fait rapport de toute incompatibilité à la Chambre des communes dans les meilleurs délais possible. [Je souligne.]

[85]      Comme on peut le constater, le libellé anglais est similaire à celui de l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits qui a été analysé précédemment, exception faite des nouveaux ajouts qui tiennent compte des fins et dispositions de la Charte. Il est intéressant de souligner que la version anglaise de cette disposition conserve l’expression « in order to ascertain » de la version précédente. Ce n’est toutefois pas le cas avec le libellé français de la disposition, dans lequel l’expression française « en vue de rechercher » a été remplacée par « en vue de vérifier ».

D.        L’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires

Partie (1) — La première procédure d’examen prévue dans la Loi sur les règlements de 1950

[86]      La première loi traitant de la législation déléguée était la Loi sur les règlements, adoptée en 1950, S.C. 1950, ch. 50. En 1971, dans le contexte d’une refonte majeure des lois portant sur la réglementation, la Loi sur les règlements a été complètement transformée et est devenue ce que nous connaissons maintenant sous le nom de Loi sur les textes réglementaires. Ce qui était alors connu sous le nom de « procédure d’examen » est devenu l’« examen judiciaire » du ministère de la Justice. Le terme « législation déléguée » signifie essentiellement que le Parlement a délégué à une autre entité le pouvoir de prendre certains règlements, décrets, règles et arrêtés.

Partie (2) — L’objectif du projet de loi C-182 de rétablir le contrôle du Parlement sur le pouvoir exécutif

[87]      L’objectif général de ce qui était connu sous le nom de projet de loi C-182 à l’époque était de protéger le public à l’encontre de l’exercice inadéquat ou inhabituel du pouvoir qui avait été délégué par le Parlement. Les Débats de la Chambre des communes de janvier 1971 dressaient la liste de quatre objectifs relatifs à la promulgation de règlements, à la page 2735 : 1) « que la loi en vertu de laquelle ils sont édictés les autorise expressément »; 2) « qu’ils ne découlent pas d’un exercice anormal et imprévu des pouvoirs en vertu desquels ils doivent être édictés »; 3) « qu’ils n’enfreignent pas inutilement les libertés et les droits acquis et qu’ils sont en tous cas conformes aux buts et aux dispositions de la déclaration canadienne des droits »; et 4) « que la forme et le libellé des projets de règlements sont conformes aux normes établies ». La Loi sur les textes réglementaires visait essentiellement à rétablir certaines mesures de contrôle du Parlement sur le pouvoir exécutif. Le greffier du Conseil privé, en collaboration avec le sous-ministre de la Justice, avait l’obligation d’examiner la réglementation proposée (Canada, Chambre des communes, Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la Justice et des questions juridiques concernant le Bill C-182, Loi sur les textes réglementaires, 28e lég., 3e sess., fascicule no 7 (16 février 1971), aux pages 7:22 à 7:24 et Débats de la Chambre des communes, 28e lég., 3e sess., vol. III (25 janvier 1971), aux pages 2734 à 2736).

Partie (3) — La modification à la Loi sur les textes réglementaires en 1985 pour assurer la compatibilité avec la Charte

[88]      En 1985, comme on l’a vu précédemment en ce qui concerne la Déclaration canadienne des droits et la Loi sur le ministère de la Justice, la Loi sur les textes réglementaires a, elle aussi, été modifiée de manière à en assurer la compatibilité avec la Charte, compte tenu de l’entrée en vigueur de celle-ci. La seule importante modification consistait en l’ajout de l’obligation d’examiner les projets de règlements, conformément non seulement aux fins et dispositions de la Déclaration canadienne des droits, mais aussi à la Charte.

[89]      Les paragraphes 3(2) et 3(3) de la Loi sur les textes réglementaires sont essentiellement restés les mêmes, à l’exception de quelques modifications sans conséquence apportées à la version française. Ces dispositions sont libellées ainsi :

Loi sur les textes réglementaires, L.R.C. (1985), ch. S-22

3 […]

Examen

(2) À la réception du projet de règlement, le greffier du Conseil privé procède, en consultation avec le sous-ministre de la Justice, à l’examen des points suivants :

a) le règlement est pris dans le cadre du pouvoir conféré par sa loi habilitante;

b) il ne constitue pas un usage inhabituel ou inattendu du pouvoir ainsi conféré;

c) il n’empiète pas indûment sur les droits et libertés existants et, en tout état de cause, n’est pas incompatible avec les fins et les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés et de la Déclaration canadienne des droits;

d) sa présentation et sa rédaction sont conformes aux normes établies.

Avis à l’autorité réglementaire

(3) L’examen achevé, le greffier du Conseil privé en avise l’autorité réglementaire en lui signalant, parmi les points mentionnés au paragraphe (2), ceux sur lesquels, selon le sous-ministre de la Justice, elle devrait porter son attention. [Je souligne.]

[90]      Comme on peut le constater, les paragraphes 3(2) et 3(3) de la Loi sur les textes réglementaires nécessitent que deux étapes soient respectées en ce qui a trait à la réglementation : tout d’abord, une procédure d’examen, et deuxièmement, un mécanisme relatif à l’obligation de faire rapport. Ces étapes sont similaires dans leur nature à celles requises dans le cas des projets de loi au titre de la Déclaration canadienne des droits et de la Loi sur le ministère de la Justice. Il convient de relever que le libellé des dispositions relatives à l’examen dans la Loi sur les textes réglementaires est différent de celui des deux autres lois : par exemple, à l’alinéa 3(2)c), les termes « n’empiètent pas indûment » (« does not trespass unduly ») sont différents de l’expression « n’est pas incompatible » (« is not in any case inconsistent »), qui est employée dans les autres lois. En outre, l’obligation de faire rapport est imposée au greffier du Conseil privé, et non à la ministre de la Justice. J’apporterai d’autres détails, plus loin, au sujet de ces différences entre la Déclaration canadienne des droits et la Charte, ainsi qu’au sujet des obligations en matière d’examen et de rapport.

IV.       LES PRINCIPES D’INTERPRÉTATION DES LOIS

A.        Introduction

[91]      Comme il a mentionné précédemment, trois textes législatifs doivent être interprétés en l’espèce : 1) la Déclaration canadienne des droits; 2) la Loi sur le ministère de la Justice; 3) la Loi sur les textes réglementaires.

[92]      Tout d’abord, les articles 3 de la Déclaration canadienne des droits et 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice seront tous les deux interprétés. Les libellés de ces dispositions sont très similaires, mais il conviendra de porter une attention particulière au libellé français. Il faut prendre en considération l’objet global des deux textes de loi.

[93]      Deuxièmement, en ce qui concerne la réglementation, l’interprétation à attribuer à la Loi sur les textes réglementaires nécessitera que les libellés anglais et français soient replacés dans leurs contextes particuliers, pour ensuite être interprétés de manière générale. L’objet de la Loi sur les textes réglementaires est différent de celui des deux autres lois et est utile à titre de comparaison. En fin de compte, il convient de tirer, à l’égard de la Loi sur les textes réglementaires, les mêmes conclusions que celles tirées quant aux deux autres lois.

B.        Les principes applicables

Partie (1) — L’interprétation moderne selon Driedger

[94]      La Cour suprême du Canada a souvent reconnu l’approche moderne d’interprétation des lois élaborée par Elmer Driedger (Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd. Markham, Ont. : LexisNexis, 2014, au paragraphe 2.1) :

[traduction] Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur. [Note en bas de page omise.]

Partie (2) — Les articles 10 et 12 de la Loi d’interprétation

[95]      Il est aussi important de donner tout leur sens aux articles 10 et 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, lors de l’application de la méthode d’interprétation moderne à un texte législatif. L’article 10 est libellé ainsi :

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21

Principe général

10 La règle de droit a vocation permanente; exprimée dans un texte au présent intemporel, elle s’applique à la situation du moment de façon que le texte produise ses effets selon son esprit, son sens et son objet.

[96]      L’article 12 est libellé ainsi :

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21

Principe et interprétation

12 Tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet.

Partie (3) — Le contexte et la couleur des lois

[97]      Le contexte en l’espèce n’est pas simplement un vaste régime législatif; il s’agit plutôt de son contexte dans sa portée la plus large possible dans l’optique constitutionnelle. Pour bien replacer les dispositions relatives à l’examen dans leur contexte, je dois les apprécier en tenant compte de ce qu’elles signifient au regard des principes fondateurs mêmes que sont la monarchie constitutionnelle et de la démocratie. Les rôles et fonctions de chaque organe ne peuvent être traités comme des régimes législatifs distincts fonctionnant chacun en vase clos. La Constitution prévoit la création de trois institutions qui, par leur essence, sont l’expression même de la démocratie canadienne : les cours de justice, le pouvoir exécutif et le Parlement. Dans l’analyse qui suit, j’aurai recours à cette méthode pour replacer les dispositions relatives à l’examen dans leur contexte approprié.

[98]      Donner de la couleur au contexte dans lequel les fonctions de la ministre sont exercées signifie essentiellement qu’une interprétation pure et étroite des lois qui repose sur le sens ordinaire et sur l’intention du législateur ne suffit pas. Dans l’arrêt Bell ExpressVu, la Cour suprême du Canada a reconnu le rôle crucial du contexte lors de l’interprétation d’un texte de loi (Bell Express Vu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 27) :

Cette méthode reconnaît le rôle important que joue inévitablement le contexte dans l’interprétation par les tribunaux d’un texte d’une loi. Comme l’a fait remarquer avec perspicacité le professeur John Willis dans son influent article intitulé « Statute Interpretation in a Nutshell » (1938), 16 R. du B. can. 1, p. 6, [traduction] « les mots, comme les gens, prennent la couleur de leur environnement ». Cela étant, lorsque la disposition litigieuse fait partie d’une loi qui est elle-même un élément d’un cadre législatif plus large, l’environnement qui colore les mots employés dans la loi et le cadre dans lequel celle-ci s’inscrit sont plus vastes.

Partie (4) — La règle du sens commun

[99]      Les versions anglaise et française d’une loi font tout autant autorité. Cependant, lorsque les termes employés dans une langue ne traduisent pas parfaitement ceux employés dans l’autre, je dois effectuer une recherche en vue de trouver le sens commun aux deux expressions. Je dois, lorsque je fais une telle recherche, tenir compte du contexte dans lequel la disposition législative s’applique et de l’intention du législateur. Cette méthode est désignée par le terme « la règle du sens commun » et a été définie ainsi par le professeur Pierre-André Côté (Pierre-André Côté, Interprétation des lois, 3e éd. Montréal : Thémis, 1999, à la page 410) :

[] sauf disposition légale contraire, toute divergence entre les deux versions officielles d’un texte législatif est résolue en dégageant, si c’est possible, le sens qui est commun aux deux versions. Si cela n’est pas possible, ou si le sens commun ainsi dégagé paraît contraire à l’intention du législateur révélée par recours aux règles ordinaires d’interprétation, on doit entendre le texte dans le sens qu’indiquent ces règles.

Partie (5) — Lorsqu’un texte de loi est presque identique à un autre texte de loi (in pari materia)

[100]   La professeure Ruth Sullivan fournit des indices d’interprétation utiles en matière d’interprétation lorsqu’un ou plusieurs textes de loi sont pratiquement identiques. Lors de l’interprétation d’une disposition d’un texte de loi qui est presque identique à un autre, la Cour doit tout d’abord se pencher sur l’esprit et l’objet de chaque texte de loi (Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd. Markham, Ont. : LexisNexis, 2014, aux paragraphes 13.25 et 13.26) :

[traduction] […] Les cours de common law, lorsqu’elles se prêtent à un exercice d’interprétation des lois, examinent généralement toute loi in pari materia, c’est-à-dire tout texte de loi qui traite du même sujet que le texte de loi devant être interprété. La préoccupation des cours est d’assurer la cohérence et la compatibilité des règles qui traitent de la même chose […] Les textes de loi adoptés par le législateur et qui traitent du même sujet sont présumés avoir été rédigés en ayant à l’esprit les autres textes de loi, de manière à ce que le sujet soit traité de manière cohérente et constante.

[101]   Deuxièmement, la Cour doit examiner si les deux dispositions des deux lois différentes ont le même sens pour les besoins de leurs lois respectives. Il est bien établi en droit qu’il existe une présomption selon laquelle le législateur sait, lors des discussions concernant un texte de loi, qu’un autre texte de loi contient un libellé similaire ou presque similaire. Le professeur Pierre-André Côté a dégagé cette méthode dans son livre Interprétation des lois (4e éd. Montréal : Thémis, 2009, aux paragraphes 1271 à 1286). Dans la même veine, la professeure Sullivan explique elle aussi cette méthode dans son livre, de la manière suivante (Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd. Markham, Ont. : LexisNexis, 2014, aux paragraphes 13.31 et 13.32) :

[traduction] […] Dans le contexte de lois connexes, on se fonde sur la présomption de cohérence non seulement pour résoudre les incompatibilités, mais aussi pour tirer des inférences à propos de l’intention du législateur […]

Les lois connexes forment un régime intégré. [Note en bas de page omise; caractère gras dans l’original.]

C.        Les étapes de l’analyse

[102]   En gardant l’ensemble de ces principes à l’esprit, quelle est la bonne démarche qui doit être adoptée pour examiner chacun d’entre eux et dégager un sens donné? Dans son livre Sullivan on the Construction of Statutes, précité, aux paragraphes 2.1 à 2.10, la professeure Ruth Sullivan examine les règles modernes d’interprétation des lois et elle propose trois questions auxquelles la personne procédant à l’interprétation doit répondre lorsqu’elle tente de dégager le véritable sens d’un texte de loi. Les trois questions sont les suivantes [au paragraphe 2.8] :

[traduction]

•     Quel est le sens du texte de loi?

•     Quelle était l’intention du législateur? C’est-à-dire, lors de la promulgation du texte de loi, quelles mesures législatives le législateur avait-il l’intention d’adopter? Quels objectifs espérait-il atteindre? Quelles étaient ses intentions particulières (le cas échéant), eu égard à ce genre de faits?

•     Quelles sont les conséquences découlant de l’adoption d’une interprétation proposée? Sont-elles compatibles avec les normes que le législateur est présumé respecter?

[103]   Pour entreprendre une telle recherche, la personne qui procède à l’interprétation, comme le laisse entendre la professeure Sullivan, au paragraphe 3.6, doit partir de la méthode du sens ordinaire, laquelle peut être décrite de la manière suivante :

[traduction]

1.   Il est présumé que le sens ordinaire d’un texte de loi est celui voulu par la législature. En l’absence d’une raison d’écarter ce sens ordinaire, ce dernier prévaut.

2.   Même si le sens ordinaire est manifeste, les cours doivent tenir compte de l’éventail complet des éléments contextuels pertinents, y compris l’objet, les dispositions connexes dans la même loi et dans les autres lois, les conventions liées à la rédaction législative, les présomptions de l’intention du législateur, les absurdités devant être évitées et ainsi de suite.

3.   Compte tenu de ces considérations, la cour peut retenir une interprétation qui modifie le sens ordinaire ou qui s’en écarte, dans la mesure où l’interprétation retenue est plausible et que les motifs pour lesquels elle a été retenue sont suffisants pour justifier l’écart du sens ordinaire. [Note en bas de page omise.]

[104]   Maintenant que j’ai établi le cadre analytique, je procéderai à la première étape de l’interprétation : déceler le sens ordinaire des dispositions législatives.

V.        LA PREMIÈRE ÉTAPE DE L’ANALYSE — LE SENS ORDINAIRE

A.        Introduction

[105]   Le sens ordinaire appelle la personne qui procède à l’interprétation à examiner le vocabulaire employé et à déterminer les obligations créées par ce vocabulaire. Il est important de regarder les obligations que la législation impose à la ministre de la Justice, dans les deux langues officielles, quant à l’examen des projets de règlement ou des avant-projets de loi ministériels qui seront éventuellement présentées à la Chambre des communes. Il convient aussi de distinguer les étapes qui découlent de l’obligation légale : premièrement, nous tentons de définir la méthode que la ministre doit retenir pour effectuer son examen; deuxièmement, d’établir la manière avec laquelle la ministre doit traiter l’information qu’elle a acquise; troisièmement, de confirmer si l’obligation de faire rapport est déclenchée ou non.

[106]   Pour traiter de toutes les questions soulevées en lien avec les trois textes de loi, la Cour analysera tout d’abord conjointement le paragraphe 3(1) de la Déclaration canadienne des droits et le paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le ministère de la Justice, qui sont en grande partie similaires et qui traite tous les deux des projets de loi.

[107]   Deuxièmement, la Cour procédera à l’analyse du paragraphe 3(2) de la Déclaration canadienne des droits et du paragraphe 4.1(2) de la Loi sur le ministère de la Justice, puisqu’ils sont semblables et qu’ils se rapportent tous deux à une exception applicable à la réglementation qui a déjà fait l’objet d’un examen au titre de la Loi sur les textes réglementaires.

[108]   Troisièmement, la Cour procédera à l’analyse des dispositions 3(2), 3(2)c) et 3(3) de la Loi sur les textes réglementaires, autant dans leur version française que dans leur version anglaise.

[109]   En dernier lieu, je tirerai des conclusions découlant des analyses ci-dessus, en vue d’établir le sens ordinaire des dispositions créant les obligations de la ministre de la Justice.

[110]   Afin d’éviter des répétitions inutiles, les textes législatifs applicables, dans leur version définitive, sont joints à la fin de la présente décision, à l’« annexe 1 ». Le tableau suivant résume la méthode que je vais suivre dans l’analyse relative au sens ordinaire; veuillez remarquer que les acronymes DCD, LMJ et LTR désignent respectivement la Déclaration canadienne des droits, la Loi sur le ministère de la Justice et la Loi sur les textes réglementaires :

A. Introduction

B. Les paragraphes 3(1) de la Déclaration canadienne des droits et 4.1(1) de la Loi sur le ministère de la Justice (projets de loi)

Partie 1 — Ce que la ministre doit examiner

i.          Le sens du terme anglais « ascertain »

•           3(1) DCD (ANG) = « ascertain » / 3(1) DCD (FRA) = « rechercher »

•           4.1(1) LMJ (ANG) = « ascertain » / 4.1(1) LMJ (FRA) = « vérifier »

ii.         Le sens des autres mots dans ces dispositions

•           « Si » = (« whether ») dans les deux lois

•           « Incompatible » = (« inconsistent ») dans les deux lois

Partie 2 — Si la ministre relève une incompatibilité, elle doit en faire rapport

i.          « Toute incompatibilité » = (« such inconsistency ») dans les deux lois

ii.         « Fait rapport » = (« shall report ») dans les deux lois

Partie 3 — Observations

C. Les paragraphes 3(2) de la Déclaration canadienne des droits et 4.1(2) de la Loi sur le ministère de la Justice (exception relative à la réglementation)

Le sens de « vérifier »

i.          3(2) DCD (FRA) = « vérifier » / 3(2) DCD (ANG) = « ensure »

ii.         4.1(2) LMJ (FRA) = « vérifier » / 4.1(2) LMJ (ANG) = « ensure »

D. Les dispositions 3(2), 3(2)c) et 3(3) de la Loi sur les textes réglementaires (réglementation)

i.          3(2) LTR (FRA) = « exam[iner] » / 3(2) LTR (ANG) = « ensure »

E. La conclusion quant au sens ordinaire

B.        Les paragraphes 3(1) de la Déclaration canadienne des droits et 4.1(1) de la Loi sur le ministère de la Justice (projets de loi)

[111]   Les deux dispositions prévoient essentiellement ce qui suit : la ministre doit établir si le texte de loi proposé, ou l’une de ses dispositions, est incompatible avec les droits garantis. Si la ministre conclut à l’existence d’une telle incompatibilité, elle en fait rapport à la Chambre des communes.

[112]   Dans les paragraphes qui suivent, je décortiquerai le processus et je l’analyserai sous différents angles. Mon analyse sera séparée en deux parties principales afin de tenir compte des deux étapes de la démarche : premièrement, l’obligation d’examiner, et deuxièmement, l’obligation de faire rapport. Pour chacune de ces parties, j’examinerai les mots pertinents créant l’obligation en question en vue d’en découvrir le sens. Pour ce faire, j’inspecterai à la fois les versions française et anglaise des textes de loi.

Partie (1) — Ce que la ministre doit examiner

[113]   On demande à la ministre d’établir si le projet de loi, ou l’une de ses dispositions, sont incompatibles avec les droits garantis. Les mots clés de la Déclaration canadienne des droits et de la Loi sur le ministère de la Justice qui créent cette obligation sont « rechercher » (pour la DCD) et « vérifier » (pour la LMJ), « si » et « est incompatible ».

[114]   Il est primordial, pour l’analyse relative au sens ordinaire, de faire un examen approprié quant au sens (du terme anglais) « ascertain ». L’équivalent français du terme « ascertain » n’est pas le même dans la Déclaration canadienne des droits que dans la Loi sur le ministère de la Justice. Dans la Déclaration canadienne des droits, l’équivalent français du mot « ascertain » est « rechercher »; toutefois, dans la Loi sur le ministère de la Justice, l’équivalent est « vérifier ».

[115]   En outre, les autres termes employés dans les versions françaises de la Déclaration canadienne des droits et de la Loi sur le ministère de la Justice sont les mêmes : l’équivalent de « whether » est toujours « si », et l’équivalent de « are inconsistent » est toujours « est incompatible ».

Partie (2) — Si la ministre relève une incompatibilité, elle doit en faire rapport

[116]   Les deux lois exigent de la ministre qu’elle établisse si l’une des dispositions est « incompatible », ou « inconsistent » dans la version anglaise, avec les droits garantis. Si la ministre établit bel et bien qu’il existe une incompatibilité, elle doit en faire rapport à la Chambre des communes. Les mots clés dans les lois qui créent cette obligation sont les suivants : « toute incompatibilité » et « fait rapport ». Dans la version anglaise, les deux lois utilisent aussi des libellés identiques : le libellé identique pour « toute incompatibilité » est toujours « such inconsistency » et, pour « fait rapport » est toujours « shall report ».

Partie (3) — Observations

[117]   Dans la Déclaration canadienne des droits, l’équivalent français du terme « ascertain » est « rechercher », cependant, dans la Loi sur le ministère de la Justice, l’équivalent est « vérifier ». Je peux constater que le mot « vérifier », dans la version française du paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le ministère de la Justice ne correspond pas tout à fait, à première vue, au sens des deux autres expressions analogues que sont « ascertain » et « rechercher ». Il est donc nécessaire de définir chaque terme afin d’établir le sens ordinaire que l’on doit leur attribuer. Les définitions des dictionnaires que j’ai retenues correspondent généralement à celles des autres dictionnaires.

[118]   Tout d’abord, le Webster’s Ninth New Collegiate Dictionary, de 1986, définit le verbe « ascertain » de la manière suivante : « (1) to make certain, exact, or precise (2) to find out or learn with certainty ». La mention « archaic » (« vieilli », en français) est apposée à côté de la définition « (1) », mais non à côté de la définition « (2) ». La définition « (2) » est donc beaucoup plus pertinente.

[119]   Deuxièmement, le dictionnaire français Le Petit Robert 1 [Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris : Le Robert] de 1986, donne les définitions suivantes en ce qui a trait au mot « rechercher » : « (1) [c]hercher de façon consciente, méthodique […]; (2) [c]hercher à connaître, à découvrir […]; (3) [t]enter d’obtenir, d’avoir par une recherche […]; (4) [t]enter, essayer de connaître […] ». « Rechercher » renvoie donc à l’idée de tenter d’obtenir ou de savoir quelque chose à la suite d’un processus de recherche.

[120]   Troisièmement, le mot « vérifier » appelle lui aussi à un certain degré d’examen, et Le Petit Robert 1 le définit de la manière suivante : « (1) [e]xaminer la valeur de (qqch.), par une confrontation avec les faits, ou par un contrôle de la cohérence interne […]; (2) Examiner (une chose) […]; (3) Reconnaître ou faire reconnaître une chose […]; (4) [S]’avérer exact, juste ».

[121]   Bien que les libellés français soient quelque peu différents, les mots « rechercher » et « vérifier » sont de nature, de sens et d’objectif similaires au mot employé dans la version anglaise qui est « ascertain ». Dans les deux versions, on demande à la ministre de la Justice de vérifier ou de rechercher si la législation proposée est compatible ou non avec les droits garantis. Par conséquent, on demande d’abord à la ministre de la Justice d’examiner la législation proposée, puis de tirer une conclusion; en d’autres mots, d’atteindre un résultat.

[122]   Le paragraphe 3(1) de la Déclaration canadienne des droits et le paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le ministère de la Justice précisent aussi que la ministre doit vérifier ou rechercher « si » l’une quelconque des dispositions « est incompatible » avec les droits garantis. En anglais, l’expression équivalente du terme « si » est « whether », et l’équivalent du terme « est incompatible » est « are inconsistent ». Dans les deux langues, le législateur a choisi le même verbe et le présent intemporel : il emploie « est », soit « are » en anglais, de manière à ce que le libellé s’applique à la situation du moment. En français, Le Petit Robert 1 donne la définition suivante en ce qui a trait au mot « incompatible » : « Qui ne peut coexister, être associé, réuni avec (une autre chose) ». Le Webster’s Ninth New Collegiate Dictionary définit le mot anglais « inconsistent » de la manière suivante : « lacking consistency, […] not compatible with another fact ». Que ce soit en français ou en anglais, les deux adjectifs demandent un résultat binaire, des opposés, des contradictions. La question que l’on se pose est la suivante : « la disposition contrevient-elle ou non à un droit garanti? ». Dans les deux langues, les termes employés renvoient à une issue identique.

[123]   Conformément à l’article 10 de la Loi d’interprétation, comme il a déjà été mentionné, la ministre doit établir s’il existe une incompatibilité avec les droits garantis au moment où elle examine les dispositions et forge son opinion. La ministre n’adopte pas une démarche prospective ou rétrospective dans sa recherche des incompatibilités; elle doit forger son opinion en fonction du moment où elle s’acquitte de son obligation en ce qui a trait à l’examen. Son appréciation est liée au moment où elle effectue son examen quant à l’existence d’une incompatibilité, et non avant, ni après.

[124]   L’obligation n’est ni rétrospective ni prospective; elle ne porte que sur le moment présent. Les dispositions relatives à l’examen n’exigent pas de la ministre qu’elle fixe une boule de cristal pour examiner, de manière hypothétique, si les dispositions pourraient être déclarées incompatibles à une date ultérieure, par une autre personne ou institution, ou dans un contexte social différent. Par exemple, une disposition législative pourrait être considérée comme exempte d’incompatibilités lorsqu’elle est mise en œuvre, mais une cour de justice pourrait la déclarer incompatible avec les droits garantis quelques décennies plus tard en raison de l’évolution de l’opinion publique au fil des ans. Les dispositions relatives à l’examen n’exigent pas de la ministre qu’elle imagine de telles évolutions. Les arrêts Bedford (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101) et Carter (Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331), sont de bons exemples à cet égard.

C.        Les paragraphes 3(2) de la Déclaration canadienne des droits et 4.1(2) de la Loi sur le ministère de la Justice (exception relative à la réglementation)

[125]   Le paragraphe 3(2) de la Déclaration canadienne des droits et le paragraphe 4.1(2) de la Loi sur le ministère de la Justice utilisent tous les deux un vocabulaire similaire pour créer une exception à l’obligation de la ministre d’examiner et de faire rapport en ce qui a trait à la réglementation. L’exception a pour effet que la ministre n’a pas besoin de s’acquitter des obligations que lui imposent le paragraphe 3(1) et l’article 4.1 si la réglementation a déjà été examinée pour y relever les incompatibilités selon le processus créé par l’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires. En résumé, il n’est pas nécessaire de réexaminer la réglementation au titre des dispositions de la Déclaration canadienne des droits et de la Loi sur le ministère de la Justice si elle a déjà été examinée conformément aux dispositions de la Loi sur les textes réglementaires. L’application de cette exception n’est pas pertinente quant à l’analyse relative au sens ordinaire; c’est toutefois le vocabulaire employé qui est un facteur clé en l’espèce.

Partie (1) — Le sens de « vérifier »

[126]   La Déclaration canadienne des droits et la Loi sur le ministère de la Justice emploient toutes les deux le terme « vérifier » dans la définition de l’obligation imposée à la ministre de la Justice en ce qui a trait à la réglementation. Je remarque immédiatement que, contrairement au paragraphe 3(1) de la Déclaration canadienne des droits et au paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le ministère de la Justice, il n’existe pas de différence entre le vocabulaire employé dans les versions françaises des paragraphes 3(2) de la Déclaration canadienne des droits et 4.1(2) de la Loi sur le ministère de la Justice. Le mot « vérifier » est employé dans les deux versions françaises à titre d’équivalent du mot « ensure ». Cette uniformité terminologique facilite notre analyse de la question ci-dessus, où plus d’un terme avait été employé de manière quelque peu confuse. Il est donc évident que « vérifier » est le sens voulu le terme « ensure », et non « ascertain ». Malgré le fait que « vérifier » est l’équivalent français évident du terme « ensure », les deux expressions n’ont pas exactement le même sens : le terme « vérifier » est une expression beaucoup plus permissive que le terme « ensure ».

[127]   Le verbe « ensure » est défini de la manière suivante dans le Webster’s Ninth New Collegiate Dictionary : « to make sure, certain, or safe ». Par contraste, comme il a été mentionné ci-dessus, le mot « vérifier » possède de multiples définitions : « (1) Examiner la valeur de (qqch.), par une confrontation avec les faits, ou par un contrôle de la cohérence interne; (2) Examiner (une chose); (3) Reconnaître ou faire reconnaître une chose; (4) [S]’avérer exact, juste ». D’après ces définitions, je peux conclure que le terme « vérifier » sous-entend une certitude de résultats moindre que le terme anglais « ensure ». Il existe donc une discordance entre le sens d’« ensure » et celui de « vérifier », en ce sens que le mot « vérifier » affaiblit la notion de certitude entendue par le terme « ensure ».

D.        Les dispositions 3(2), 3(2)c) et 3(3) de la Loi sur les textes réglementaires (réglementation)

[128]   Contrairement à la Déclaration canadienne des droits et à la Loi sur le ministère de la Justice, la Loi sur les textes réglementaires crée des obligations spécifiques en matière d’examen et de rapport quant à la réglementation, par opposition aux projets de loi. Le paragraphe 3(3) de la Loi sur les textes réglementaires impose au greffier du Conseil privé une obligation de faire rapport, alors que les dispositions applicables de la Déclaration canadienne des droits et de la Loi sur le ministère de la Justice imposent une telle obligation à la ministre de la Justice. Bien que cela ne soit pas directement utile pour déterminer la teneur de l’obligation de la ministre en ce qui a trait aux projets de loi ministériels, la Loi sur les textes réglementaires peut être utilisée pour appliquer la règle du sens commun en vue de comparer et de dresser un contraste entre le vocabulaire employé par les deux autres lois ainsi que les obligations que celles-ci imposent.

[129]   Il existe par contre une incompatibilité au paragraphe 3(2) de la Loi sur les textes réglementaires entre les libellés anglais et français de la disposition. Dans le libellé anglais, il est d’abord mentionné que la ministre « shall examine », et cette mention est suivie par l’objet de cet examen, qui consiste à « to ensure that ». Dans le libellé français, il est aussi mentionné que la ministre « procède [...] à l’examen », mais, par la suite, aucun objectif similaire à celui entendu par le terme anglais « to ensure » ne s’y trouve. Il est possible de pallier cette lacune en y lisant tout simplement l’objectif français manquant dans l’expression « procède […] à l’examen » elle-même; cela signifie que la ministre doit effectuer un examen et que l’objectif de l’examen est d’examiner. Une telle conclusion, lorsqu’on la compare à l’objectif « to ensure » que l’on trouve dans l’anglais, sous-entend un objectif considérablement plus faible.

[130]   En outre, il est aussi possible de comparer l’usage des mots « ensure » en anglais et « examen » en français, lequel est simplement la forme nominale du mot « examiner ». Une fois de plus, le sens du mot « ensure » pose problème : pour résumer, au paragraphe 3(2) de la Déclaration canadienne des droits et au paragraphe 4.1(2) de la Loi sur le ministère de la Justice, le mot français « vérifier » est employé comme équivalent d’« ensure », alors que, dans la version française de la Loi sur les textes réglementaires, on peut affirmer que c’est le terme « examiner » qui est l’équivalent du mot anglais « ensure ». Le dictionnaire Le Petit Robert 1 donne la définition suivante pour le mot « examiner » : « (1) Considérer avec attention, avec réflexion; (2) Regarder très attentivement ». Ces définitions du mot « examiner » sont plutôt différentes de ce que sous-entend le mot « ensure ». Celui-ci dénote une garantie, alors qu’« examiner » sous-entend une considération exhaustive, complète et attentive, sans toutefois contenir une notion de garantie. Autant l’emploi du mot « vérifier » à titre d’équivalent d’« ensure » dans les autres lois, et l’emploi du mot « examiner » à titre d’équivalent d’« ensure » dans la Loi sur les textes réglementaires, affaiblissent davantage la connotation de garantie qui est liée au terme « ensure ».

E.        La conclusion quant au sens ordinaire

[131]   Nous devons procéder avec prudence : les définitions strictes des dictionnaires quant aux termes orientent notre analyse relative au sens ordinaire; elles ne dictent pas le résultat quant au sens des mots employés dans leur contexte législatif. Les définitions des mots sont très utiles, mais nous devons comparer ces définitions avec la manière dont les mots sont employés dans les lois et établir un contraste au besoin. En comparant les deux définitions du dictionnaire quant aux termes anglais « ascertain » et « ensure », les différences et les similitudes entre les deux termes deviennent évidentes. Selon le dictionnaire, « ensure » appelle à une certitude quant au résultat, alors que le terme « ascertain » renvoie à un examen approfondi qui aboutit à une conclusion. Dans les deux cas, « ascertain » et « ensure » appellent à l’atteinte d’une certitude ainsi qu’à l’obtention d’un résultat.

[132]   D’après mon examen du sens ordinaire du libellé du paragraphe 3(1) de la Déclaration canadienne des droits et de celui du paragraphe 4.1(1) de la Loi sur le ministère de la Justice, je conclus que l’obligation légale imposée à la ministre d’examiner les projets de loi et la réglementation est claire et non ambiguë. L’analyse relative au sens ordinaire ne permet pas de justifier une autre interprétation que celle à laquelle appelle le langage courant. Le processus et la teneur de l’obligation de la ministre de la Justice d’examiner les propositions de loi et de faire rapport si elle relève l’existence d’une incompatibilité sont évidents à la suite d’une lecture des dispositions relatives à l’examen selon leur sens ordinaire. L’obligation de la ministre peut être énoncée de la manière exposée au paragraphe suivant.

[133]   Après la présentation d’un projet de loi à la Chambre des communes, la ministre doit mentionner, avec certitude, si son examen a relevé des incompatibilités dans l’une des dispositions visées par l’examen avec des droits garantis par la Déclaration canadienne des droits ou par la Charte. Si tel est le cas, elle a l’obligation d’en faire rapport à la Chambre des communes, dès qu’elle en a l’occasion.

[134]   Il est aussi possible de formuler à la négative, dans le sens grammatical, la même obligation relative à l’examen : si la ministre, dans le cadre de son examen, considère qu’il est possible de faire valoir un argument à la fois sérieux et professionnel portant que les dispositions visées par l’examen sont compatibles avec les droits garantis, elle ne peut pas établir ni conclure qu’il existe une incompatibilité avec les droits protégés par la Déclaration canadienne des droits et la Charte.

[135]   Le sens ordinaire démontre que les libellés de ces dispositions n’appuient pas la norme de « l’incompatibilité probable », pas plus qu’ils n’incluent une telle norme. Essayer d’interpoler un éventail de possibilités devant être examinées, ou la réalisation d’un exercice de pondération, au stade du résultat dans les libellés des dispositions législatives applicables ne respecterait pas le sens ordinaire des mots employés. Les mots anglais comme français « ascertain », « vérifier », « rechercher », « examiner », « whether », « si », « inconsistent » et « incompatibilité », peu importe sous quel angle ils sont vus, commandent une certitude, un résultat défini. Il ne s’agit pas là de ce que dicte la norme de « l’incompatibilité probable ». Au risque de simplifier la chose, une telle norme est « incompatible », « inconsistent », avec le vocabulaire retenu par le législateur pour les besoins des deux lois.

[136]   Le libellé employé dans la Loi sur les textes réglementaires impose la même obligation au greffier du Conseil privé que celle imposée à la ministre par la Déclaration canadienne des droits et la Loi sur les textes réglementaires, soit celle de « procéder à l’examen » du point de savoir si une des dispositions « n’est pas incompatible » (« is not inconsistent ») avec les droits garantis. Ce libellé ne joue pas en faveur de l’utilisation de la norme de « l’incompatibilité probable ». Au contraire, il semble ouvrir la porte à une certaine tolérance à l’égard des incompatibilités avec les droits garantis et, en même temps, il impose au greffier du Conseil privé une obligation de faire rapport si un règlement ou une disposition d’un règlement est incompatible (« inconsistent ») avec les droits garantis. Une fois de plus, les obligations en matière d’examen et de rapport imposées au greffier du Conseil privé lui demandent de tirer une conclusion quant à l’incompatibilité, ce qui n’ouvre pas la porte aux possibilités pouvant être prises en compte ou à la réalisation d’une pondération.

[137]   En résumé, le vocabulaire employé dans les dispositions 3(2), 3(2)c) et 3(3) de la Loi sur les textes réglementaires et les obligations créées par ces dispositions, selon leur sens ordinaire, sont compatibles avec les paragraphes analogues de la Déclaration canadienne des droits et de la Loi sur le ministère de la Justice; le langage y est clair et non ambigu.

[138]   Les dispositions applicables des trois lois imposent à la ministre, ou au greffier du Conseil privé, le même type d’obligation pour les projets de loi et la réglementation. L’objet de l’obligation est de rechercher ou de vérifier (pour les projets de loi), ou d’examiner (pour la réglementation), qu’il n’y ait aucune disposition incompatible avec les lois qui décrivent et protègent les droits garantis.

[139]   Cette conclusion quant au sens ordinaire est appuyée par l’intention du législateur. Comme le démontrera la prochaine section, l’intention du législateur est notamment exprimée par les discussions ayant mené aux présentes itérations des projets de loi et de règlement concernés, ainsi que par le rôle des tribunaux judiciaires, du pouvoir exécutif et du législateur lorsqu’ils assument leurs compétences et obligations respectives.

VI.       ANALYSE — 2e ÉTAPE — L’INTENTION DU LÉGISLATEUR

A.        Introduction

[140]   Afin de bien saisir l’intention du législateur en ce qui concerne les dispositions relatives à l’examen, je dois me reporter aux discussions portant sur la Déclaration canadienne des droits qui ont eu lieu avant son adoption à l’été de 1960. Je vais également me pencher sur la question de l’intention du législateur en ce qui a trait à d’autres lois, notamment la Loi sur les textes réglementaires, qui a été adoptée dans les années 70, et les modifications connexes qui ont été apportées à certaines lois à la suite de l’adoption de la Charte au milieu des années 80.

[141]   Afin de brosser un tableau le plus complet possible des diverses discussions qui ont eu lieu au fil du temps à propos des dispositions relatives à l’examen, les parties ont soumis à la Cour diverses formes d’élément de preuve pour que celle-ci les examine. Lorsqu’il s’agit d’établir l’intention du législateur, un principe reconnu veut que les déclarations faites par des ministres aient plus de poids que celles faites par d’autres parties comme les universitaires, les représentants des ministères et les députés de l’opposition. La participation d’intervenants non ministériels demeure néanmoins utile lorsqu’il s’agit de préciser les explications données par les ministres et de les mettre en contexte; leurs observations ne doivent pas être écartées. Le long segment qui suit illustre les nombreuses discussions qui ont eu lieu au cours de plusieurs décennies. Après avoir procédé à cette mise en contexte approfondie, je formulerai des conclusions sur l’intention du législateur.

B.        L’historique législatif

Partie (1) — Juillet 1960 Ministre de la Justice Fulton (Déclaration canadienne des droits)

[142]   En juillet 1960, devant le Comité spécial des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dans le cadre de l’étude article par article de l’ébauche de la Déclaration canadienne des droits, le ministre Fulton a décrit comment on en était venu à décider d’utiliser le mot « ascertain » plutôt que le mot « ensure » dans les dispositions relatives à l’examen. À l’époque on parlait de l’article 4 de la Déclaration canadienne des droits plutôt que de l’article 3, comme c’est le cas aujourd’hui [Canada. Chambre des Communes. Procès-verbaux et témoignages du Comité spécial des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 24e lég., 3e sess., fascicule no 1 (20 juillet 1960), aux pages 332 et 333] :

[traduction] M. Fulton : […] Alors, en ce qui concerne l’article 4 du projet de loi, lequel porte sur les pouvoirs et les responsabilités du ministre de la Justice, vous dites que vous aimeriez que l’on renforce le mot « ascertain ». J’estime, toutefois, — je ne suis pas en train, même si j’en avais le droit, de tenter de vous contre-interroger, mais cet article nous a donné des difficultés à plusieurs reprises.

Lorsque nous l’avons rédigé pour la première fois, en 1958, nous avions utilisé le mot « ensure ». Puis, nous avons examiné la question et nous avons estimé que l’utilisation de ce mot était discutable, parce que nous nous demandions si cela signifiait que le ministre de la Justice, qui est tenu de s’assurer, doit, conséquemment, avoir le pouvoir de s’assurer? Détient-il ainsi un pouvoir qui lui permet d’imposer, dans une certaine mesure, ses volontés à ses collègues ministres ou un pouvoir qui l’emporte même sur les droits des députés de présenter des projets de loi à la Chambre? Si le ministre de la Justice doit s’assurer, comment peut-il le faire s’il n’a pas le pouvoir de le faire? Nous estimions que le législateur ne voudrait pas accorder à un seul ministre du gouvernement le droit de dicter la manière selon laquelle les projets de loi devraient, ou ne devraient pas être présentés.

En ce qui concerne les projets de loi émanant du gouvernement, les choses sont plus simples parce qu’ils sont soumis au Cabinet et que, sans doute, l’opinion du ministre quant à la forme du projet de loi en cause sera acceptée. Mais là encore, il n’est pas souhaitable d’accorder au ministre de la Justice un pouvoir absolu sur le Cabinet.

Mais, lorsque nous nous sommes arrêtés à la question des députés, nous avons senti que nous étions confrontés à un sérieux problème. Si vous confiez au ministre la responsabilité de s’assurer, vous devez lui accorder le pouvoir de s’assurer, un pouvoir qui est peut-être trop fort; voilà pourquoi nous avons plutôt utilisé le mot « ascertain ».

[143]   Le ministre Fulton a ensuite expliqué les obligations auxquelles le ministre de la Justice pourrait être tenu. Je souligne que l’obligation de faire rapport n’existait pas encore et que la version définitive de la Déclaration canadienne des droits n’avait pas encore été approuvée. M. Lower était professeur et MM. Badanai et Batten étaient députés [Canada. Chambre des Communes. Procès-verbaux et témoignages du Comité spécial des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 24e lég., 3e sess., fascicule no 1 (20 juillet 1960), aux pages 333 à 335] :

[traduction] M. Fulton : En ce qui concerne les mesures prises par le gouvernement, je crois que ma fonction consiste à dire au Cabinet, ou à mes collègues du Cabinet, si, selon mes conseillers et moi, il s’agit de propositions qui contreviennent à la lettre ou au principe de la Déclaration des droits. Je suppose que, si cette opinion était donnée de façon concrète, le Cabinet serait chargé de trancher la question.

Mais, en ce qui concerne les projets de loi présentés à la Chambre par des députés, je crois que le mot « ascertain » signifie que ma seule fonction, qui est certes importante, consiste à rechercher, puis à dire à la Chambre que, selon le ministre de la Justice, ce projet de loi est compatible, ou n’est pas compatible, avec la Déclaration des droits. Et ensuite, ne revient-il pas au Parlement de décider s’il doit l’adopter?

M. Lower : Je crois qu’il s’agirait d’une opinion très convaincante si elle était formulée à la Chambre par le ministre de la Justice; et l’opinion du ministre s’appliquerait aux règlements, à chaque ébauche de règlement. Les projets de loi publics seraient sans doute élaborés en fonction de cette opinion avant d’être présentés?

M. Fulton : Oui.

[…]

M. Fulton : Franchement, j’ai estimé que ma principale tâche consistait à conseiller le gouvernement parce que, comme vous dites, la plupart des projets de loi qui aboutissent dans les recueils de lois et qui ont une incidence sur le public sont des projets de loi qui ont été présentés par le gouvernement.

M. Lower : Oui.

M. Fulton : Serait-il possible, et, en fait, non seulement possible, mais presque certain — qu’étant donné la présence d’une telle disposition dans la loi, dès le début d’un débat portant sur un projet de loi présenté par le gouvernement, quelqu’un demanderait au ministre de la Justice s’il a examiné ce projet de loi comme l’exige l’article 4 de la Déclaration des droits, et si, selon lui, il est compatible avec la Déclaration des droits?

M. Lower : Assurément, au fil des ans, vous élaboreriez un ensemble de critères dont tout le monde tiendrait compte lorsqu’il s’agit de rédiger des projets de loi.

M. Fulton : Oui, c’est mon opinion. Il se peut que nous devions changer notre façon de faire; nous allons peut-être être obligés de modifier des projets de loi qui figurent déjà dans les recueils de lois, et nous devrons certainement, à l’avenir, examiner chaque projet de loi afin de voir s’il est compatible avec la Déclaration des droits. Et, selon l’article 4, c’est moi qui devrai, en particulier, m’acquitter de cette tâche.

[…]

M. Fulton : J’aurais cru, durant le débat sur le projet de loi. L’étape appropriée, il semble, serait la deuxième lecture, parce que c’est à ce moment que le principe est débattu. Mais, il se peut qu’au fil des ans nous élaborions, de notre propre chef, ou sur les recommandations d’autres intéressés, un genre de processus de rapport officiel selon lequel l’opinion du ministre pourrait être formulée au moment où la première lecture a lieu. Nous pourrions élaborer une procédure de ce genre.

[…]

M. Batten : Ce que je veux dire, diriez-vous à la Chambre s’il était compatible ou non avec la Déclaration des droits?

M. Fulton : Oui.

[…]

M. Badanai : Je voudrais poser la question suivante au ministre de la Justice : si votre opinion ne l’emportait pas au Cabinet, comment réagirait-on, que se passerait-il?

M. Fulton : Je crois que nous aurions là un grave problème qui se produit inévitablement de temps à autre. Il y a le principe de la responsabilité collective du Cabinet et quiconque est ministre de la Justice à ce moment-là, devra décider s’il se range à l’opinion du Cabinet, soit parce que son opinion était erronée, soit que, compte tenu des circonstances, il doit accepter l’opinion majoritaire. Il devra décider s’il adopte cette opinion, une des deux opinions, ou s’il donne sa démission.

[…]

M. Fulton : Vous avez demandé ce qui se passerait, et nous n’avons pas encore tiré cette question au clair. Le Cabinet, bien sûr, est l’organisme qui décide quel projet de loi sera présenté par le gouvernement et quelle politique le gouvernement suivra, et ses décisions sont prises sur une base collective, comme le veut le principe de la responsabilité collective. Par conséquent, un ministre de la Justice qui a dû dire à ses collègues que, selon lui, un projet de loi contrevient à la Déclaration des droits, mais dont l’opinion a été rejetée par ses collègues, doit prendre l’une des deux décisions fondamentales suivantes : il doit conclure qu’il a tort et que ses collègues ont raison ou que la situation exige qu’il accepte l’opinion de l’ensemble du Cabinet et donc y souscrire ou, s’il n’arrive pas à tirer l’une de ces conclusions, il n’a tout simplement qu’à donner sa démission. C’est comme ça que je vois les choses. [Je souligne.]

[144]   Plus tard, le Comité a expressément examiné le libellé de l’article 4, qui a trait à l’obligation d’examen. Je remarque qu’on parle pour la première fois de la création d’un groupe d’experts en ce qui concerne les droits garantis. Manifestement, il a été donné suite à cette idée beaucoup plus tard avec la création de la Section des droits de la personne au ministère de la Justice. Je remarque également qu’on a beaucoup discuté du libellé et des conséquences engendrées par les obligations. M. Maxwell Cohen et M. David Mundell étaient des experts juristes et M. Spencer (le président), M. Martin, M. Browne et M. Deschatelets étaient des députés [Canada. Chambre des Communes. Procès-verbaux et témoignages du Comité spécial des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 24e lég., 3e sess., fascicule no 1 (20 juillet 1960), aux pages 393, 406, 510 et 512] :

[traduction] M. Cohen : J’aborde maintenant la question de l’article 4. Cet article, comme l’ont souligné certaines personnes, semble avoir une teneur légèrement plus faible que celle de la première ébauche du projet de loi, comme le ministre l’a fait remarquer, et c’est le terme « to ensure » qui figurait dans la première ébauche, alors que, en l’espèce, c’est le terme « to ascertain » qui est utilisé. On peut rechercher si un renseignement est incompatible avec l’objet de cette loi.

Il me semble qu’il n’y a pas vraiment de différence entre choisir l’un ou l’autre libellé. Selon moi, il n’y a aucun problème à utiliser le verbe « to ascertain » parce qu’on ne peut pas s’attendre à ce que le ministre de la Justice administre ces choses. Les tribunaux auront à les administrer.

Il existe un processus comportant deux étapes. D’abord il y a l’étape de l’ébauche, qui fait l’objet d’une surveillance de la part du ministre, puis il y a l’étape de l’interprétation, également surveillée par le ministre afin de voir s’il est nécessaire d’apporter d’autres modifications.

Mais, je voudrais proposer que les deux techniques soient examinées par le ministre. À mon avis, si ce projet de loi vise à faire un travail sérieux dans le domaine de l’ébauche, et un travail sérieux dans le domaine de la surveillance, alors je crois que le gouvernement devrait promettre de créer, ou de tenter de créer dans le ministère une section des droits civils, ou une section portant un quelconque nom approprié, qui exercerait les fonctions d’ébauche et de surveillance et qui développerait une expertise en la matière.

[…]

M. Fulton : L’article 4 a une incidence sur le pouvoir exécutif. Il s’agit d’une directive au ministre de la Justice, à titre de membre l’exécutif, à qui il revient en premier lieu de s’occuper de ces questions. Il s’agit d’une directive précise qui lui est adressée et qui lui impose certaines obligations en ce qui concerne les mesures à prendre pour s’assurer que tous les projets de loi et les règlements qui seront élaborés, dans la mesure où le ministre a compétence pour ce faire, sont compatibles avec la Déclaration des droits. Lorsque je dis « dans la mesure où le ministre a compétence pour ce faire », je veux dire dans la mesure où cela relève de sa compétence, de manière à ce que le principe voulant que celui-ci ne dicte pas sa volonté au Parlement soit respecté et que ses pouvoirs soient exercés en fonction des droits prépondérants du Parlement et du contrôle exercé par le Parlement sur le pouvoir exécutif. Le régime est le plus complet possible, non seulement en ce qui concerne les droits, mais également en ce qui concerne l’ensemble des organes et des parties du gouvernement qui relèvent du champ de compétence fédérale.

[…]

M. Martin […] : Le barreau de Toronto a formulé des remarques concernant cet article 4. Il conserverait dans l’article le mot « assure » plutôt que d’utiliser le mot « ascertain ». Mais il me semble que l’article 4, dans son libellé actuel, est sans signification.

[…]

[…] Oui, et l’article 4 manque de mordant. Il ne fera que vérifier si ces choses existent et c’est tout. Aucune sanction n’est prévue, et il n’y a rien.

M. Mundell : C’est tout à fait la question qui a été soulevée par la proposition de M. Badanai. Quels pouvoirs pourrait-on accorder au ministre si on veut que cet article soit efficace? Il ne pourrait pas bloquer un projet de loi à la Chambre. Il me semble que l’article a un but limité, à savoir qu’un examen devrait être fait et que c’est le ministre qui déciderait de le faire ou non, selon ce que lui dicte sa conscience.

M. Browne […] : Estimez-vous, selon votre lecture de cet article, que, si le ministre a pour directive de rechercher quelque chose et qu’il relève un problème, alors il devrait dans ce cas le signaler à la Chambre?

M. Mundell : C’est le ministre qui déciderait, selon sa conscience, ce qu’il devrait faire. Le projet de loi est fondé sur le principe que le ministre de la Justice serait doté d’une conscience.

[…]

M. Mundell : Selon moi, cet article lui imposerait l’obligation de formuler une opinion, mais celle-ci ne lierait pas le Parlement.

M. Deschatelets : Je parle d’une obligation morale.

M. Martin […] : Vous vous souviendrez que, à l’origine, dans le projet de loi qui a été présenté en 1959, les mots employés étaient « in order to ensure » et maintenant on emploie le mot « ascertain » qui, selon moi, affaiblit tellement l’article qu’il devient dénué de sens. Cela ne change pas la situation actuelle. Comme M. Mundell l’a dit, dans l’état actuel des choses, le ministre serait tenu de faire ces choses, et cet article ne change absolument rien à la situation actuelle. Il me semble que la proposition faite par M. Badanai est fort valable.

Le président : j’aimerais formuler l’observation suivante : Je ne sais pas comment le ministre de la Justice pourrait s’assurer de quelque chose si la Cour suprême du Canada n’a pas formulé d’opinion sur la question. [Je souligne.]

[145]   Le ministre Fulton a envisagé la possibilité qu’un gouvernement souhaite éviter les effets de la future Déclaration canadienne des droits en invoquant une disposition « dérogatoire » [Canada. Chambre des Communes. Procès-verbaux et témoignages du Comité spécial des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 24e lég., 3e sess., fascicule no 1 (20 juillet 1960), à la page 573] :

[traduction] M. Fulton : […] Si à ce moment, le moment où le Cabinet reçoit le rapport du ministre, il estime que, malgré qu’il soit possible que ce projet de loi contrevienne à la Déclaration des droits, il devrait malgré tout être adopté parce que l’intérêt en cause est si important qu’il est justifié de l’adopter, et ensuite le Cabinet pourrait, à mon avis, insérer une disposition visée par l’article 3 de ce projet de loi, ou les mots suivants : « nonobstant la Déclaration des droits, le Sénat et la Chambre des communes édicte ce qui suit ». Il serait ainsi clair que ce projet de loi est présenté au Parlement pour approbation, nonobstant la Déclaration des droits. L’ensemble de la question serait soumise à l’appréciation du Parlement.

M. Batten : D’accord; mais cela n’ajoute aucune force, aucun « mordant » à la Déclaration des droits si, à chaque fois que vous soumettrez une loi qui contrevient à la Déclaration des droits, vous allez contourner l’obstacle en employant le mot « nonobstant ».

M. Fulton : Vous ne pouvez contourner l’obstacle que si le Parlement accepte qu’il convient de légiférer de cette façon, nonobstant la Déclaration des droits.

[…]

M. Batten : Selon moi, monsieur le Président, cette disposition du projet de loi, l’article 4, pourrait être renforcée parce que j’estime que l’octroi au ministre du pouvoir de rechercher s’il existe une incompatibilité entre la Déclaration des droits et un quelconque projet de loi soumis à la Chambre des communes n’est pas suffisant.

[146]   Il est également intéressant de souligner que, à l’époque où ces discussions ont eu lieu, il a été question du rôle du ministère de la Justice. Le ministre Fulton a ainsi décrit ses responsabilités et a compris que les modifications proposées nécessiteraient une allocation plus importante de ressources au ministère (Canada. Chambre des Communes. Procès-verbaux et témoignages du Comité spécial des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 24e lég., 3e sess., fascicule no 1 (20 juillet 1960), à la page 575) :

[traduction] M. Fulton : Comme vous le savez, le ministère de la Justice est actuellement chargé de certaines responsabilités en matière de rédaction des projets de loi émanant du gouvernement et en matière de rédaction de règlements […] Cela nous impose de toute façon l’obligation de s’assurer qu’ils sont compatibles avec les lois et les dispositions constitutionnelles existantes. De plus, dorénavant, nous aurons la tâche de nous assurer qu’elles sont toutes compatibles avec la Déclaration des droits. En ce sens, il ne s’agit pas d’une modification de notre tâche; il s’agit d’un prolongement de notre tâche principale. Il se peut que, au fur et à mesure que cette tâche évolue, comme cela s’est déjà produit, nous nous rendions compte que nous devons augmenter la taille du personnel du ministère. […] Je ne crois pas qu’il serait sage à ce moment-ci que nous nous engagions à créer un bureau spécial.

[147]   Comme nous le verrons plus loin, des changements importants ont été faits au ministère de la Justice dans les années 80, après la proclamation de la Charte, afin de répondre aux obligations en matière d’examen et de rapport imposées au ministre.

Partie (2) — Août 1960 — Ministre de la Justice Fulton (Déclaration canadienne des droits)

[148]   Quelques semaines après les délibérations du Comité, le ministre Fulton a résumé la situation concernant la proposition de disposition relative à l’examen, telle qu’elle était libellée. Il a également mentionné que, selon ce qu’il avait compris, la disposition initiale contenait implicitement l’obligation de faire rapport, mais qu’il avait été convaincu, au cours des travaux du Comité, qu’il fallait ajouter une disposition officielle quant à l’obligation de faire rapport (Canada. Parlement. Débats de la Chambre des communes, 24e lég., 3e sess., vol. 7 (1er août 1960), aux pages 7686 et 7687) :

[M. Fulton :] Une autre modification importante que je devrais signaler a trait à l’article 3 du nouveau bill, soit l’article 4 de l’ancien bill. Il s’agit de l’article qui oblige le ministre de la Justice à examiner toute proposition de règlement soumise, sous forme d’avant-projet, au greffier du Conseil privé, comme tout projet ou proposition de loi présenté à la Chambre des communes, en vue de constater si l’une quelconque de ses dispositions est incompatible avec les fins et dispositions de cette partie-là du bill.

On nous a fait remarquer au comité que, même si cette disposition oblige le ministre de la Justice à s’assurer de l’existence ou de l’absence de tous illogismes, rien ne semble l’obliger, d’autre part, à présenter ses vues sous forme de rapport à la Chambre des communes.

[…]

C’était une conséquence inéluctable et nécessaire, m’a-t-il semblé, que, dans les règlements édictés par le gouverneur en conseil sur la façon et les moyens dont le ministre de la Justice s’acquitterait de cette obligation, la façon dont le ministre communiquerait les résultats de son étude à la Chambre des communes ou au Parlement serait également visée. Cependant, les députés ont jugé que cette obligation précise de faire rapport à la Chambre devait être imposée au ministre par une disposition spéciale du bill, et comme il m’a semblé que, de cette façon, l’obligation imposée ne diffère pas de celle que je jugeais implicitement contenue dans l’article de toute façon, je n’ai vu aucune objection à ce que soit insérée dans l’article une disposition spécifique obligeant le ministre à communiquer avec la Chambre des communes, dès qu’il peut convenablement le faire, les résultats de son examen. [Je souligne.]

[149]   Par suite de ces délibérations, la Déclaration canadienne des droits est officiellement devenue loi le 10 août 1960. Les délibérations concernant l’article 4 (maintenant l’article 3) de la Déclaration canadienne des droits révèlent que l’intention du législateur était d’insérer, dans le processus d’examen des avant-projets de loi et des projets de règlements, un mécanisme au sein du ministère de la Justice permettant de déceler et de corriger les incompatibilités avec les droits garantis. Les délibérations susmentionnées révèlent également que l’obligation du ministre de faire rapport à la Chambre des communes serait déclenchée si le ministre décelait une incompatibilité à la suite de son examen. Je souligne également que l’on a discuté du rôle du ministère de la Justice; il s’agit d’une indication importante de ce qui était attendu du ministère. De plus, il semble que le ministre a implicitement reconnu que le rôle du ministère prendrait de l’ampleur avec le temps.

Partie (3) — Janvier 1971 — Ministre de la Justice Turner (Loi sur les textes réglementaires)

[150]   En janvier 1971, le ministre de la Justice Turner a expliqué à la Chambre des communes l’objet qui sous-tend la Loi sur les textes réglementaires. Le but du projet de loi était de réviser le droit relatif à la législation déléguée. Il a mentionné que la révision était justifiée, car la dernière mesure législative sur le sujet datait de 1950 et que la Loi sur les langues officielles venait d’entrer en vigueur (Canada. Parlement. Débats de la Chambre des communes, 28e lég., 3e sess., vol. III (25 janvier 1971), aux pages 2735 et 2736) :

[M. Turner :] L’une des caractéristiques principales du bill réside dans le fait qu’il a été conçu pour protéger le public contre un emploi abusif ou anormal de pouvoirs conférés par le Parlement. Cette protection est assurée de trois façons différentes. En premier lieu, la plupart des projets de règlement devront être soumis au greffier du Conseil privé qui sera chargé, avec le sous-ministre de la Justice, de s’assurer qu’ils répondent à quatre conditions. Premièrement, que la loi en vertu de laquelle ils sont édictés les autorise expressément. Deuxièmement, qu’ils ne découlent pas d’un exercice anormal et imprévu des pouvoirs en vertu desquels ils doivent être édictés. Troisièmement, qu’ils n’enfreignent pas inutilement les libertés et les droits acquis et qu’ils sont en tous cas conformes aux buts et aux dispositions de la déclaration canadienne des droits. Quatrièmement, que la forme et le libellé des projets de règlements sont conformes aux normes établies.

[…] On espère qu’à cette étape du processus de réglementation, tout projet de règlement qui ne répond pas aux critères que je viens d’énumérer sera révisé de telle sorte que, compte tenu de ces critères, il deviendra acceptable au ministère de la Justice ainsi qu’à la personne ou au groupe qui le propose.

[…]

[…] À cette étape-là, l’objectif primordial sera de vérifier si les règlements correspondent aux critères. L’interprétation définitive relève, dans un sens, du comité d’étude du Parlement. Dans un sens plus large, on fera appel aux tribunaux du pays en cas de contestation d’un règlement, pour décider s’il est ou non dans la limite de la loi d’autorisation. À cette étape, l’objectif primordial ne sera pas l’interprétation des mots.

[…]

[…] Il y en aura. Le ministère de la Justice effectuera un examen judiciaire minutieux afin de s’assurer que les quatre critères sont respectés.

[…]

[…] J’espère que les membres du comité en question auront le temps d’examiner tous les règlements, surtout ceux qui sont d’une grande portée pour le public. Les Canadiens pourront ainsi être sûrs que le Parlement est conscient du moins des règlements qui ont des répercussions sur leur vie quotidienne. [Je souligne.]

Partie (4) — Février 1971 — Ministre de la Justice Turner (Loi sur les textes réglementaires)

[151]   Quelques semaines plus tard, en février 1971, au cours d’une réunion du Comité permanent de la Justice et des questions juridiques, le ministre de la Justice Turner a répondu au commentaire suivant [Canada. Chambre des Communes. Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la Justice et des questions juridiques concernant le Bill C-182, Loi sur les textes réglementaires, 28e lég., 3e sess., fascicule no 7 (16 février 1971), à la page 7:22] :

[…] il semble que la pratique ne tende pas à faire rapport au Parlement des erreurs décelées dans les objectifs et les dispositions de la Déclaration canadienne des droits, comme cela est prévu par les lois et les règlements qui en découlent, mais qu’elle tende plutôt à faire continuer les travaux, à savoir la rédaction de projets successifs pour les règlements en question, jusqu’à ce que les erreurs soient éliminées. Nous n’avons rien à reprocher à cette technique, mais elle impose une tâche considérable au ministère de la Justice. [Je souligne.]

[152]   Voici la réponse du ministre Turner (Canada. Chambre des Communes. Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la Justice et des questions juridiques concernant le Bill C-182, Loi sur les textes réglementaires, 28e lég., 3e sess., fascicule no 7 (16 février 1971), aux pages 7:22 et 7:23) :

[M. Turner :] Ce que le Comité dit, c’est que de la façon dont la Loi sur les règlements est rédigée à l’heure actuelle, elle exige que le ministre de la Justice certifie qu’un projet de règlement est bien conforme à la Déclaration canadienne des droits. Qu’en est-il en pratique? Le sous-ministre de la Justice s’aperçoit qu’un projet de règlement s’oppose à la Déclaration canadienne des droits; il le renvoie au ministère concerné disant que le texte ne peut être accepté. Je leur demande de le modifier, et ensuite le texte est certifié.

L’amendement, au lieu d’imposer ce devoir au sous-ministre de la Justice ou au sous-ministre lui-même, au niveau d’un projet de règlement, précise quand ce règlement doit être transmis, à savoir, après avoir été approuvé, discuté, rédigé, et enfin envoyé. En d’autres termes, le ministre de la Justice devra certifier ce règlement une fois qu’il aura déjà été transmis pour être enregistré, et non pas quand il est transmis à titre de simple proposition. C’est la seule modification. Cela fait suite au rapport du Comité et est bien plus sensé, puisque dans la pratique, nous renvoyons les projets, de toute façon, jusqu’à ce qu’ils nous reviennent sous une forme correcte. Notre devoir serait de nous rassurer, avant l’enregistrement, que le texte respecte bien la Déclaration canadienne des droits.

M. Alexander : Est-ce que les règlements vous seront soumis, monsieur? Je ne vois pas de différence; sauf peut-être si l’on a des doutes au sujet de la validité d’un règlement; on le transmettra alors à votre ministère. Est-ce exact?

M. Turner […] : Oui. Il y a deux choses différentes, monsieur Alexander. Le sous-ministre de la Justice dans le cadre des anciens articles de loi, devrait s’assurer que les règlements respectaient bien certains critères mais le ministre de la Justice, en vertu de cet article, doit s’assurer que cela ne contrevient pas à la Déclaration canadienne des droits. En pratique, c’est le sous-ministre qui exerce ce pouvoir particulier, sous mon autorité, mais c’est moi qui serais responsable devant le Parlement si des erreurs étaient commises. En fait, s’il y a une réelle dispute, le sous-ministre de la Justice attire notre attention sur la question. [Je souligne.]

[153]   Tout comme l’adoption de la Déclaration canadienne des droits, comme il été examiné ci-dessus, la révision de 1971 visait également à élaborer un mécanisme servant à examiner les projets de loi afin de déceler les incompatibilités avec les droits garantis. Pour ce faire, les projets de règlements seraient d’abord examinés attentivement de « façon juridique » par le ministère de la Justice et, ensuite, si le règlement était contesté, les tribunaux assumeraient leur tâche de se prononcer sur la légalité des dispositions problématiques.

Partie (5) — Mars 1985 — Ministre de la Justice Crosbie (modifications apportées après l’adoption de la Charte)

[154]   En mars 1985, le ministre de la Justice John Crosbie a fait des commentaires sur la tâche qui incombait au gouvernement d’adapter les lois existantes à la nouvelle Charte. Dans le cadre de ce processus, la Loi sur les textes réglementaires et la Loi sur le ministère de la Justice ont toutes les deux été modifiées afin d’inclure dans celles-ci des dispositions relatives à l’examen et au rapport semblables à celles créées par l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits. Il est important de souligner que les extraits qui suivent portent sur le processus d’examen dans son ensemble, et non pas précisément sur les obligations en matière d’examen et de rapport (Canada. Parlement. Débats de la Chambre des communes, 33e lég., 1re sess., vol. 3 (27 mars 1985), aux pages 3418, 3419 et 3422) :

[M. Crosbie :] Le gouvernement fédéral, les gouvernements des provinces et des territoires ont, dès la proclamation de la Charte, entrepris de réviser leur législation, leur réglementation et leurs méthodes administratives, afin qu’elles soient conformes à ses dispositions. À la suite de cet examen, le gouvernement fédéral a pris toute une gamme d’initiatives pour respecter la Charte.

[…]

Je tiens à signaler que l’opération d’examen de la conformité des lois fédérales à la Charte a débuté le 1er avril 1982, avec la création de la section des Droits de la personne au ministère de la Justice. Pendant plus de deux ans, nos prédécesseurs ont présidé à cet examen de la conformité des lois fédérales à la Charte, dans la mesure où il est possible de s’en assurer car ce sont évidemment les tribunaux qui vont trancher en dernier ressort.

[…]

Qu’est-ce que prévoit le projet de loi? Il assure que les lois fédérales en conflit évident avec la Charte seront modifiées de façon à supprimer le conflit.

[…]

Le ministre de la Justice est déjà tenu aux termes de la loi d’examiner les projets de loi et les règlements pour s’assurer qu’ils respectent la Déclaration des droits. Je veux parler de la Déclaration des droits décrétée sous le gouvernement de l’éminent John Diefenbaker. Ces modifications obligent également le ministre de la Justice à examiner les règlements et les mesures d’initiative ministérielle afin de veiller à ce qu’ils soient compatibles avec la Charte. C’est une innovation. Elles prévoient aussi l’examen concerté des règlements aux termes de la Loi sur les textes réglementaires, la Loi sur le ministère de la Justice et la Déclaration des droits.

[…]

Par suite des décisions rendues par les tribunaux, la Chambre devra modifier les mesures législatives de temps à autre. Nous nous rendons compte qu’il pourrait y avoir certains aspects de la législation fédérale que nous aurions négligés dans cette étude. Nous poursuivons ce processus en vue d’assurer le respect de la Charte. De nouveaux problèmes seront décelés de temps en temps. [Je souligne.]

Partie (6) — Avril 1985 — Ministre de la Justice Crosbie (modifications apportées après l’adoption de la Charte)

[155]   Le ministre de la Justice John Crosbie a rappelé, le 23 avril 1985, en termes plus catégoriques, au Comité permanent de la Justice et des questions juridiques, les tâches et les obligations que devait assumer le ministère de la Justice concernant l’examen des lois existantes (Canada. Chambre des Communes. Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de la Justice et des questions juridiques, 33e lég., 1re sess., fascicule no 25 (23 avril 1985), aux pages 25A:1, 25A:2 et 25A:8) :

[M. Crosbie :] Depuis l’entrée en vigueur de la Charte en 1982, le gouvernement fédéral a procédé à l’examen de ses lois, de ses règlements et de ses règles administratives afin d’en vérifier la conformité avec les dispositions de ce texte. Le gouvernement a dû procéder à cet examen du fait que les lois qui contreviennent à la Constitution peuvent être déclarées inopérantes par les tribunaux. Il a donc été jugé préférable de modifier la législation plutôt que d’obliger les Canadiens à s’adresser aux tribunaux pour contester la validité de certaines dispositions législatives afin de faire reconnaître leurs droits constitutionnels.

C’est ainsi que le ministère de la Justice a institué en 1982 la Section des droits de la personne et l’a chargée de procéder à cet examen et, de façon générale, de dispenser des conseils sur les questions relatives à la Charte. Les avocats de cette section ont travaillé en étroite collaboration avec ceux des contentieux des ministères. Pour leur part, ces derniers ont consulté des fonctionnaires de divers organismes et ministères afin de déceler les dispositions susceptibles de poser des problèmes. Le ministère de la Justice a ainsi pu bénéficier de l’expérience et des connaissances de gens œuvrant dans plusieurs domaines différents.

L’examen de la législation représente une tâche énorme. Il existe en effet des centaines de lois qui portent sur une infinité de sujets. Par ailleurs, la Charte est un texte relativement nouveau que les tribunaux commencent à peine à interpréter. Sur plusieurs questions, la jurisprudence n’est pas encore fixée. Un tel examen de la législation à la lumière des dispositions de la Charte est d’autant plus compliqué qu’il implique, préalablement à toute détermination des conséquences juridiques, une évaluation de certaines questions fondamentales de la politique sociale.

[…]

Les modifications à la Loi sur le ministère de la Justice et à la Loi sur les textes réglementaires prévoiront un examen minutieux des projets de loi et des règlements afin de s’assurer qu’ils sont conformes à la Charte. Une obligation semblable existe déjà dans la Déclaration canadienne des droits […].

Les modifications rendront également ce processus plus efficace en garantissant que l’examen des règlements effectué en application de la Loi sur les textes réglementaires satisfera aux objectifs de la Charte et de la Déclaration canadienne des droits. [Je souligne.]

[156]   Les obligations en matière d’examen et de rapport du ministre de la Justice et du greffier du Conseil privé ne changent pas à la suite de ces modifications, sauf qu’elles font mention de la Charte; il n’y a eu aucune autre modification.

[157]   Mais, je tiens compte du fait que le verbe « ensure » plutôt que le verbe « ascertain » a été employé par le ministre de la Justice Crosbie dans son discours lorsqu’il a défini les obligations. Il est impossible, à ce stade, de bien comprendre ce que le ministre Crosbie voulait dire en employant le verbe « ensure » : a-t-il employé ce verbe dans sa forme la plus faible, comme je l’ai déjà mentionné, lorsque le mot a été atténué par les équivalents français, ou a-t-il voulu faire ressortir la définition forte du verbe « ensure », telle qu’elle figure dans les dictionnaires? Au bout du compte, selon l’historique législatif de la Loi sur les textes réglementaires, tel qu’il a été présenté à la Cour, aucune modification aux dispositions relatives à l’examen visant à refléter son emploi du mot « ensure » n’a été demandée.

Partie (7) — Juin 1985 — M. Low (application par le ministère de la Justice)

[158]   Enfin, en juin 1985, devant le Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, M. Martin Low, à titre d’avocat général au ministère de la Justice — Section des droits de la personne, a formulé des observations sur la proposition de loi visant à modifier certains projets de loi à la suite de l’adoption de la Charte, comme l’a mentionné le ministre Crosbie en mars et avril 1985 (voir ci-dessus). Il a fortuitement résumé les complexités sur le plan pratique que présentaient les dispositions relatives à l’examen. Il a d’abord expliqué en détail comment le ministère de la Justice abordait une telle question [Canada. Sénat. Délibération du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, 33e lég., 1re sess., fascicule no 15 (12 juin 1985), à la page 15:6] :

[M. Low :] Je veux juste vous dire ce qui nous complique la tâche, mis à part ce nouveau projet, c’est que la Charte exige de nous non seulement un examen serré de précédents et de décisions judiciaires qui nous permettent de déterminer, avec un certain degré de confiance, qu’une question est conforme ou non à la Charte, mais elle revêt également une très importante dimension sur le plan de l’action pratique. Certains aspects de la Charte demandent un jugement pratique autant que des décisions juridiques énoncées en toutes lettres de sorte que l’évaluation de la compatibilité de lois avec la Charte se résume à de nombreux égards à une question de jugement et d’évaluation des risques, par opposition à des décisions claires et définitives d’incohérences.

Le projet de loi que vous aurez à étudier est en un sens le fruit de notre jugement des points qui présentent un risque réel. À notre avis, très peu de points énoncés dans le projet de loi entrent directement en conflit avec la Charte. Nous éprouvons certaines difficultés à dire de façon catégorique, non équivoque, que telle ou telle disposition d’une certaine loi va en fait à l’encontre de la Charte, mais nous estimons qu’il y a suffisamment de risques qu’elle soit invalide que nous avons adopté pour principe, dans la conduite de l’examen, d’en envisager la modification. Ainsi, lorsqu’une loi risque dans une mesure assez grande d’être incompatible avec la Charte, nous ne serons pas tenus de demander à des Canadiens de contester un point devant les tribunaux et de se rendre jusqu’à la Cour suprême, avec toutes les dépenses et les difficultés que cela entraîne. [Je souligne.]

[159]   M. Low a ensuite dit au Comité que le projet de loi ajouterait aux dispositions relatives à l’examen existantes un renvoi à la Charte (Canada. Sénat. Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, 33e lég., 1re sess., fascicule no 15 (12 juin 1985), aux pages 15:8 et 15:9) :

[M. Low :] La partie suivante du projet de loi concerne une responsabilité confiée au ministre de la Justice, soit d’examiner des projets de loi et des règlements, de sorte que lorsque le Parlement traite d’un projet de loi, on a déterminé s’il est compatible avec la Charte. Cela ressemble essentiellement à la responsabilité qui incombe actuellement au ministre en vertu de la Déclaration canadienne des droits et vise également à rendre le processus d’examen de règlements, aux termes de la Loi sur les textes réglementaires, un peu plus efficace qu’il ne l’est à l’heure actuelle, car ceux qui sont chargés de cette responsabilité pour le compte du ministre doivent en fait examiner les règlements au moins deux fois, voire trois fois dans certains cas, et ce essentiellement aux mêmes fins; ce n’est réellement pas utiliser de façon très productive le temps de certaines personnes très précieuses.

[…]

Il s’agit d’une évaluation très hâtive de la teneur du projet de loi. Je présume que ce projet de loi n’est pas destiné à être notre réalisation définitive. Il est le premier d’au moins deux projets de loi voire davantage, parce qu’avec le temps, notre compréhension de la Charte et de son incidence sur des secteurs de la loi que nous avons évalués et que nous avons cru être dans l’ensemble assez sûrs, change tous les jours. Le meilleur exemple que je puisse vous donner, ce sont les dispositions du projet de loi qui traitent des pouvoirs d’entrée et de perquisition, car immédiatement après le jugement rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Hunter et [Southam], nous avons pu traiter avec beaucoup plus de confiance qu’auparavant la question plutôt difficile de la surveillance à exercer sur ceux qui font des perquisitions.

[…] Je présume que cela se produira de plus en plus fréquemment à mesure que les cours supérieures, notamment la Cour suprême, nous expliqueront mieux la signification de ces questions de droit difficiles, voire de questions encore plus difficiles de politique sociale. [Je souligne.]

[160]   À partir de cette mise en contexte générale, je tire, dans la prochaine section, des conclusions quant à l’intention du législateur en ce qui concerne les dispositions relatives à l’examen.

C.        Conclusions quant à l’intention du législateur

Partie (1) — Résumé

[161]   Afin de résumer cette analyse de l’intention du législateur, je conclus que les obligations de la ministre de la Justice de faire un examen et de faire rapport existent depuis le début des années 60. Ces obligations ont évolué au fil du temps, notamment grâce à l’examen complet des législations déléguées qui a été fait au début des années 70 et qui a débouché sur la Loi sur les textes réglementaires, et grâce aux modifications résultant de l’adoption de la Charte dans les années 80. Les exigences fondamentales que comportent ces obligations n’ont pas changé, mais le travail exigé pour remplir les obligations et la complexité des questions de fond se sont accrus. Compte tenu du rappel historique figurant plus haut, je confirme qu’il avait été convenu que changer le mot « ensure » pour le mot « ascertain » affaiblissait le processus d’examen.

Partie (2) — L’obligation en matière d’examen

[162]   L’objectif visé par le ministre Fulton était d’imposer au ministre de la Justice l’obligation de dire s’il y avait, oui ou non, violation des droits garantis. Selon le libellé du texte de loi, le ministre doit se prononcer sur cette question. Mais, il n’a aucunement été discuté du degré de crédibilité qui doit être accordé à un argument afin de permettre qu’une telle conclusion soit tirée. Il a d’abord été proposé d’employer le mot « ensure », mais, à la suite de discussions, il a été décidé que le mot « ascertain » était plus approprié.

[163]   À l’époque, le ministère de la Justice ne disposait pas de la structure nécessaire pour examiner les projets de loi. L’idée selon laquelle le ministère de la Justice assumerait une telle responsabilité n’était encore qu’au stade embryonnaire, mais les personnes qui participaient aux délibérations à ce moment-là prévoyaient que la responsabilité du ministère de la Justice augmenterait progressivement.

[164]   En ce qui concerne le projet de loi sur les textes réglementaires qui a fait l’objet de délibérations en 1971, le ministre de la Justice Turner, lorsqu’il a parlé de l’ébauche de la Loi sur les textes réglementaires, voulait protéger le public et s’assurer que le Parlement aurait un rôle à jouer lorsqu’il serait question de vérifier si un règlement était compatible avec les droits garantis. Il prévoyait que le ministère de la Justice ferait un « examen judiciaire » des projets de loi. Il a clairement dit que, au besoin, les tribunaux auraient le dernier à mot dire concernant la question de la légalité et de la compatibilité avec les droits garantis. Essentiellement, il a mis l’accent sur les rôles que devaient jouer les trois institutions en tentant de produire les meilleurs règlements possible.

[165]   À la suite de l’adoption de la Charte, en 1985, le ministre Crosbie a employé le mot « ensure » dans ses déclarations. Je souligne que le mot « ensure » n’a en fait jamais été inscrit dans la loi au moyen d’une modification; on a continué d’employer le verbe « ascertain ». On peut dire que la forme faible du verbe « ensure » a été employée, parce que, dans la Déclaration canadienne des droits et dans la Loi sur le ministère de la Justice, comme équivalent français du mot « ensure », on a employé le mot « vérifier » et que, dans la Loi sur les textes réglementaires, on a employé le mot « examiner ». De plus, l’emploi, à l’alinéa 3(2)c) de la Loi sur les textes réglementaires, de l’expression « does not trespass unduly », « n’empiète pas indûment » en français, confirme par ailleurs que la notion de certitude que comporte le mot « ensure » a été atténuée. Dans chaque exemple d’emploi du mot « ensure », que ce soit dans le cadre de comparaisons avec des mots équivalents figurant dans différentes lois, dans la version française correspondante de dispositions législatives, ou dans le cadre d’analyses historiques, la garantie que comporte le mot « ensure » était toujours atténuée.

[166]   En outre, l’avocat général du ministre Crosbie, M. Low, a parlé de la complexité du nouveau rôle que jouerait le ministère de la Justice. M. Low a également dit qu’il serait difficile de « déterminer, avec un certain degré de confiance, qu’une question est conforme ou non à la Charte ». C’est ainsi, compte tenu de cette difficulté, que la norme de « l’absence d’argument raisonnable » a été adoptée.

[167]   L’objectif visé par la création d’un processus d’examen concernant les droits garantis était clair. Mais, il n’a jamais été question que ce processus garantisse que les projets de loi seraient compatibles avec la Déclaration canadienne des droits et avec la Charte. On voulait confier au ministère de la Justice une fonction très importante dans ce processus d’examen, une fonction pouvant aller jusqu’à l’examen judiciaire. Ce n’est qu’au début des années 80 que la norme de l’« absence d’argument raisonnable » a été conçue. À la suite de l’adoption de la Charte, cette norme est devenue la norme de l’« argument crédible ».

[168]   Dans l’ensemble, à partir des années 60 jusqu’aux années 80, on interprétait l’intention du législateur selon l’approche du sens ordinaire des mots utilisés, lesquels étaient censés refléter son intention. L’intention sous-jacente à ces adoptions et aux modifications subséquentes ne peut pas être modifiée parce qu’un ministre de la Justice, en 1985, a employé le verbe « ensure » plutôt que le verbe « ascertain » pour décrire les obligations. Une telle conclusion ne refléterait pas l’intention collective établie pendant plus de 25 ans de débats sur les lois.

Partie (3) — L’obligation de faire rapport

[169]   La première ébauche de la Déclaration canadienne des droits ne contenait aucun mécanisme relatif à l’obligation de faire rapport; il en a été question plus tard au cours des débats au Parlement. Le mécanisme relatif à l’obligation de faire rapport a été ajouté afin de s’assurer qu’il y ait un caractère définitif à la procédure d’examen. Les responsabilités du Parlement en ce qui concerne la protection des droits garantis n’ont jamais fait l’objet d’une discussion.

[170]   Après avoir créé l’obligation voulant que le ministre effectue un examen, le législateur voulait également créer l’obligation de faire rapport afin de s’assurer que le ministre signale à la Chambre des communes toute incompatibilité avec les droits garantis qui pourrait être décelée.

[171]   Le résultat ultime de l’obligation de faire rapport, à savoir la démission du Cabinet par le ministre, a été conçu par le ministre Fulton comme étant de nature politique. À l’époque, cette mesure était considérée comme étant un outil de persuasion important et elle est demeurée inchangée pendant les années qui ont suivi.

[172]   Pendant toute cette période, jusqu’à aujourd’hui, un seul rapport a été déposé à la Chambre des communes par un ministre de la Justice en application des obligations d’examen et de rapport. Le rapport, qui portait sur un projet de loi émanant d’un député et qui n’était pas visé par les dispositions relatives à l’obligation d’examen, a conclu qu’une modification était incompatible avec la présomption d’innocence. Cette incompatibilité a été corrigée à l’étape du comité grâce à une modification (Canada. Chambre des communes. Procès-verbaux et témoignages du Comité permanent de l’agriculture, 30e lég., 1re sess., fascicule no 63 (18 novembre 1975), aux pages 63:19 à 63:27).

[173]   Il est important de souligner que, selon l’alinéa 39(4)a) de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, les délibérations du Cabinet sont entièrement protégées pendant 20 ans, ce qui veut dire que, même si la ministre de la Justice démissionne, elle ne divulguerait pas, du moins en théorie, les motifs de sa démission. Le cadre juridique prévoit toutefois une telle mesure; cette éventualité doit donc être prise en compte.

VII.      ANALYSE — 3e ÉTAPE — CONSÉQUENCES DE L’INTERPRÉTATION PROPOSÉE

A.        Définition de l’obligation à laquelle la ministre est tenue

[174]   Notre analyse du sens ordinaire du libellé et de l’intention du législateur fournit une base solide pour comprendre exactement quelles sont les obligations de la ministre en ce qui concerne la fonction d’examen.

[175]   La ministre de la Justice doit examiner et analyser tous les projets de loi afin de relever toute incompatibilité et de conclure en termes non équivoques que l’éventuelle contestation judiciaire mènera à la conclusion que le projet de loi contrevient à un ou plusieurs droits garantis par la Charte.

[176]   L’obligation d’examen se termine au moment où le projet de loi est déposé à la Chambre des communes et elle exige qu’on examine les faits qui existent à ce moment spécifique. Selon les dispositions relatives à l’examen, la ministre n’est pas tenue de se pencher sur la question des résultats hypothétiques ou des changements dans les normes sociales.

[177]   L’obligation d’examen force la ministre de la Justice à faire un examen rigoureux des dispositions du projet de loi. L’objectif est de rendre la loi défendable devant les tribunaux pour ce qui est des droits garantis. Cette obligation d’examen est exigeante et ne peut qu’améliorer la qualité du projet de loi s’il y a bel et bien incompatibilité, ou apparence d’incompatibilité, pendant que le projet de loi est en cours d’élaboration.

B.        Ce que l’obligation ne comporte pas

[178]   Selon le sens ordinaire des mots et l’intention du législateur, la ministre n’est pas tenue de garantir la compatibilité en ce qui concerne l’avenir (par exemple, anticiper une lointaine contestation devant les tribunaux) et n’est pas non plus tenue de garantir que le projet de loi est vraisemblablement compatible avec les droits garantis. L’obligation consiste à rechercher de façon minutieuse s’il existe des incompatibilités et de ne les signaler que si aucun argument crédible ne peut justifier leur existence.

[179]   Pour que la ministre de la Justice conclue à l’existence d’une incompatibilité, il ne doit exister aucun argument valable et solide permettant de conclure autrement. Une conclusion différente serait que, en effet, il existe un argument crédible militant en faveur du projet de loi. Je rappelle qu’il n’y a incompatibilité que lorsqu’il n’existe aucun argument crédible. Par conséquent, si un argument crédible peut être invoqué en faveur de la compatibilité, il n’y a aucune incompatibilité, et, par conséquent, il n’y a pas obligation de faire rapport.

[180]   Le sens ordinaire des mots et l’examen de l’intention du législateur qui ont abouti à l’adoption des dispositions relatives à l’examen ne permettent pas de conclure que la ministre de la Justice doit relever toute incompatibilité qui peut avoir une incidence sur les droits garantis et la signaler automatiquement. La ministre doit bel et bien relever toute incompatibilité, mais elle ne doit la signaler que si aucun argument crédible justifiant son existence ne peut être invoqué. Aussi louable que la première option puisse théoriquement être, ce n’est tout simplement pas ce que veut dire le libellé des dispositions relatives à l’examen.

[181]   Pour appuyer cette interprétation, il est important de situer cet examen dans son contexte en décrivant le rôle précis que doit jouer chacun des organes prévus dans la Constitution et de quelle façon chacun d’eux doit assumer ses responsabilités. La description du rôle de chacun des organes permettra également d’expliquer l’évolution du processus d’examen au sein du pouvoir exécutif, plus précisément au sein du ministère de la Justice.

[182]   Il est bien établi que le contexte offre de la perspective et une vision globale. Il joue un rôle déterminant pour ce qui est de savoir quelle interprétation doit être faite de telles ou telles lois.

VIII.     ANALYSE — 4e ÉTAPE — CONTEXTE CONSTITUTIONNEL ET INSTITUTIONNEL

A.        Introduction

[183]   L’objectif primordial de ce chapitre sera de situer le contexte dans lequel se trouvent les obligations d’examen et de rapport de la ministre de la Justice. Je vais démontrer que le contexte interne dans lequel le ministère de la Justice exécute l’obligation d’examen reflète bien les contextes externes plus larges que sont les contextes institutionnel et constitutionnel. Le chapitre suivant sera divisé en trois grandes parties, une pour chaque organe du gouvernement : 1) le judiciaire, 2) l’exécutif et 3) le législatif.

[184]   Contrairement au bref examen factuel des caractéristiques des trois organes visant à situer le dossier du demandeur qui a été fait dans la première partie, le présent chapitre examinera les rôles pratiques et les responsabilités des trois institutions. Je vais analyser les aspects théoriques de chacune, et je ferai souvent une comparaison entre la théorie et les réalités pratiques. En fin de compte, je veux faire une distinction entre les responsabilités de chacun des organes et établir si le résultat de cette analyse étaye ou contredit les conclusions que nous avons tirées relativement à la teneur et à l’exécution des obligations d’examen et de rapport de la ministre.

[185]   Comme déjà mentionné dans l’arrêt Bell ExpressVu, définir le contexte dans lequel les obligations du ministre se situent signifie essentiellement qu’une interprétation étroite de la loi fondée sur le sens ordinaire des mots et sur l’intention du législateur ne suffit pas. Le contexte, en l’espèce, n’est pas tout simplement un régime législatif élargi; il s’agit plutôt du contexte dans sa plus vaste portée constitutionnelle possible.

[186]   Les dispositions relatives à l’examen doivent être appréciées au regard de ce qu’elles représentent au sein des principes de base d’une monarchie constitutionnelle et d’une démocratie. Les rôles et les obligations de chacun des organes ne peuvent pas être traités comme des régimes législatifs distincts qui fonctionnent de façon disparate. La Constitution prévoit la création de trois institutions qui sont, essentiellement, l’expression de notre démocratie canadienne à l’œuvre. Dans les paragraphes qui suivent, je vais examiner de plus près les rôles que jouent ces trois institutions afin de brosser un tableau, si je peux m’exprimer ainsi, du rôle de la ministre de la Justice. Je vais conclure qu’elles jouent toutes un rôle essentiel pour ce qui est de relever les incompatibilités qui pourraient exister dans les projets de loi et de tenter de les éliminer.

B.        Section 1 — Le rôle du pouvoir judiciaire

Partie (1) — Général

[187]   Le premier organe que je vais analyser est le pouvoir judiciaire, qui est exercé par différents tribunaux nationaux et provinciaux. En résumé, les tribunaux sont appelés quotidiennement à rendre justice dans leurs domaines de compétences. Dans le cadre de cette tâche, les tribunaux, si on leur demande, décideront si une loi respecte la Charte et la Déclaration canadienne des droits. La Cour suprême du Canada est le tribunal de dernière instance et ses jugements sont opposables dans l’ensemble du pays.

[188]   Le rôle de l’organe judiciaire n’est pas autant en cause en l’espèce que les rôles des deux autres organes, bien que, comme nous le verrons, l’équilibre établi entre les trois organes est hautement pertinent. Pour bien comprendre le contexte constitutionnel de la présente affaire, nous devons examiner le rôle joué par l’organe judiciaire lorsqu’il est question d’interpréter des lois et de décider en fin de compte si elles respectent les droits garantis.

[189]   Le professeur émérite Peter W. Hogg a écrit, dans l’un de ses nombreux ouvrages sur la Charte, que, aussi importants que les arrêts de la Cour suprême puissent être, ce sont nos trois institutions constitutionnelles qui, ensemble, sont les protecteurs absolus de nos droits garantis (Peter Hogg. Constitutional Law of Canada, 5e éd., vol. 2, Scarborough, Ont. : Thomson/Carswell, 2007, à la page 36-4) :

[traduction] La Charte ne deviendra jamais la principale protection en ce qui concerne nos libertés civiles au Canada. Les principales protections seront toujours le caractère démocratique des institutions politiques canadiennes, l’indépendance du pouvoir judiciaire et la tradition, sur le plan juridique, de respect des libertés civiles. La Charte ne saurait remplacer aucun de ces éléments et serait inutile si l’un ou l’autre de ces éléments disparaissait.

[190]   Il faut garder à l’esprit ce point de vue global lorsqu’on discute du rôle joué par la ministre de la Justice lorsqu’il s’agit d’établir s’il existe dans un projet de disposition une incompatibilité avec les droits garantis. Un tel point de vue donne à quiconque doit interpréter la loi le contexte particulier dans lequel se situent les obligations de la ministre.

Partie (2) — Comparaisons avec les autres pays

a)         Aperçu

[191]   La capacité de l’organe judiciaire d’invalider des lois élaborées par le pouvoir exécutif et adoptées par le législateur est un facteur clé lorsqu’il s’agit de maintenir un équilibre entre les rôles et les responsabilités de chacun des organes. Après avoir étudié attentivement le rapport d’expert de la professeure McLean sur les systèmes de contrôle qui existent dans le monde, je peux conclure que le système canadien préconise l’examen « postérieures à l’édiction ». Cela signifie que le système de contrôle canadien a été conçu de façon à accepter des vérifications moins rigoureuses avant l’adoption de la loi parce que nous avons un système rigoureux de vérification après adoption par rapport aux autres systèmes analysés par la professeure McLean. Le Canada, où le pouvoir judiciaire peut invalider les lois qu’il juge incompatibles avec les droits garantis et exiger des réponses de la part de l’exécutif et du législateur, constitue un cas relativement particulier au sein du Commonwealth.

[192]   Le rapport de la professeure McLean précise que le Canada a été le premier pays du Commonwealth à créer un régime visant à s’assurer que les projets de loi sont examinés afin de déterminer s’ils respectent les droits garantis avant d’être présentés à l’organe législatif. Elle mentionne que, dans chacun des pays analysés, la législature a en fin de compte le dernier mot lorsqu’il s’agit de décider si une disposition sera oui ou non maintenue. Grâce à des outils et à des méthodes, indépendamment de l’analyse d’une disposition faite par le judiciaire, les législatures, dans tous les pays analysés, disposent des moyens nécessaires pour adopter les lois qu’elles désirent. Par exemple, même si un tribunal a jugé une loi invalide, une législature peut avoir recours à une disposition de dérogation (ex : Canada) ou peut tout simplement refuser de tenir compte d’une déclaration d’invalidité (ex : Australie). La professeure McLean qualifie ce modèle de protection des droits de la personne de [traduction] « forme diluée de contrôle judiciaire ».

[193]   Elle explique que, dans ce modèle, [traduction] « les tribunaux jouent un rôle lorsqu’il s’agit d’établir si une loi respecte les obligations en matière de droits de la personne, mais ils n’ont pas forcément le dernier mot ». Par conséquent, il existe des mécanismes visant à encourager les législatures à tenir sérieusement compte de l’incidence des déclarations des droits. La professeure McLean conclut que l’équilibre établi entre les systèmes de vérification « préalables à l’édiction » (ex : les projets de loi doivent être approuvés par un comité des droits de la personne) et les systèmes de vérification « postérieures à l’édiction » (ex : un tribunal déclare une loi invalide) varient énormément d’un ressort à l’autre. À cet égard, elle mentionne que l’équilibre entre la suprématie du pouvoir législatif et la suprématie du pouvoir judiciaire semble être lié [traduction] « à la mesure dans laquelle c’est le tribunal ou la législature qui, concrètement, a le dernier mot ».

b)         Nouvelle-Zélande

[194]   Premièrement, en Nouvelle-Zélande, avant d’être présentés à la Chambre des communes, les projets de loi sont soumis au Comité sur la législation du Cabinet. Le ministre parrain (qui n’est pas forcément le ministre de la Justice) doit attester qu’il s’est conformé aux directives du Comité consultatif sur la législation et aux directives du Bureau du Cabinet.

[195]   En Nouvelle-Zélande, c’est au procureur général à qui incombe l’obligation de faire rapport. Le procureur général [traduction] « est le principal conseiller juridique et est ministre de la Couronne. Habituellement, le procureur général est membre du Cabinet ». L’auteure souligne également que, concrètement, la décision de faire rapport est en fin de compte laissée au bon jugement du procureur général.

[196]   Fait intéressant, la professeure McLean mentionne ce qui suit : [traduction] « Ces derniers temps, il a été jugé inapproprié que le procureur général de la Nouvelle-Zélande occupe également le poste de ministre de la Justice, mais il arrive malgré tout qu’il joue plusieurs rôles à titre de membre du gouvernement en place, de principal conseiller juridique de la Couronne et de député ».

[197]   La professeure McLean mentionne [à la page 7 du Statement of Janet Margaret McLean, Report on Pre-legislative and Reporting Mechanisms Existing in Other Commonwealth Jurisdiction] que [traduction] « malgré que la loi n’oblige pas à le faire, le rapport prévu à l’article 7 [compatibilité avec la Déclaration néo-zélandaise des droits] et les raisons qui le motive, et même les avis qui ne débouchent pas sur l’établissement du rapport prévu à l’article 7, sont habituellement rendus publics […] Ils sont publiés dans les annexes du Journal de la Chambre des représentants de Nouvelle-Zélande lorsqu’un projet de loi semble compatible [souligné dans l’original] avec la Déclaration des droits. La pratique a toutefois évolué et, lorsqu’un projet de loi semble compatible avec la Déclaration des droits, l’avis donné au procureur général par le ministère et le Bureau des procureurs de la Couronne est habituellement publié sur le site Web du ministère (depuis 2003), ce qui écarte toute possibilité de revendication du secret professionnel et permet d’aviser les députés ainsi que l’ensemble de la population ».

[198]   Je souligne en passant, en ce qui concerne l’examen judiciaire, que la professeure McLean mentionne qu’on s’est demandé si le rôle politique du procureur général était un rôle relevant du pouvoir exécutif ou un rôle relevant du pouvoir législatif. Si le rôle du procureur général relève du pouvoir exécutif, le procureur général serait, selon l’article 9 de la Déclaration néo-zélandaise des droits de 1688 [Bill of Rights 1688], à l’abri de tout examen judiciaire. Ce sujet a été abordé dans un arrêt de la Cour d’appel de Nouvelle-Zélande, à savoir Boscawen v. Attorney-General, [2009] NZCA 12 (NZLII), [2009] 2 N.Z.L.R. 229, aux paragraphes 15 et 21. Ce jugement portait sur une contestation d’une décision du procureur général de ne pas faire rapport relativement à la compatibilité. La Cour a conclu que, même s’il était possible de prétendre que c’est à titre de membre de l’exécutif, de conseiller juridique et de député que le procureur général s’acquitte de son obligation de faire rapport, l’obligation de faire rapport qui incombe au procureur général fait partie du processus législatif et est donc visée par le principe de la courtoisie (« comity » en anglais). La courtoisie, si j’ai bien compris, constitue tout simplement l’observation du principe de la séparation des pouvoirs. Par conséquent, la décision du procureur général de ne pas déposer de rapport ne pourrait pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

[199]   La professeure McLean explique que la Cour d’appel [de la Nouvelle-Zélande] a conclu que l’obligation de faire rapport visait à éclairer le débat politique au Parlement et à faciliter le déroulement du processus législatif. En Nouvelle-Zélande, l’obligation de faire rapport a pour objectif de veiller à ce que le Parlement bénéficie de l’appréciation du procureur général. Il est mentionné ce qui suit au paragraphe 20 de l’arrêt Boscawen : [traduction] « Il y a peut-être place à l’expression de différents points de vue, mais le point de vue qui doit être soumis au Parlement aux termes de l’article 7 (obligation de faire rapport) est le point de vue sincère du procureur général, peu importe que les autres estiment que ce point de vue est juste ou erroné ». Enfin, la professeure McLean affirme [à la page 9] que [traduction] « [l]a politique tend à décider si les projets de loi sont tempérés au cours de leur adoption ou abrogés après un changement de gouvernement ».

[200]   En ce qui concerne le pouvoir d’intervenir de l’organe judiciaire lorsqu’un tribunal conclut que des droits ont été violés, l’organe judiciaire de la Nouvelle-Zélande ne détient pas expressément un tel pouvoir. La professeure McLean souligne [à la page 10] que certains juges ont affirmé qu’ils disposaient peut-être du pouvoir de prononcer une [traduction] « déclaration d’incompatibilité » qui soulignerait la mesure dans laquelle une disposition ne satisferait pas aux normes relatives aux droits de la personne. Il n’existe pas de disposition équivalente à l’article 33 de la Charte canadienne (disposition dérogatoire); par conséquent, la loi contestée survit, peu importe l’opinion de l’organe judiciaire. La professeure McLean prétend que, en Nouvelle-Zélande, les processus qui précèdent l’adoption d’une loi constituent en général le seul véhicule où les droits de la personne seront officiellement pris en compte. Étant donné que les tribunaux ne peuvent accorder aucune réparation utile, les parties sont peu enclines à formuler des arguments concernant la compatibilité de la loi. Par conséquent, l’importance, en Nouvelle-Zélande, de l’obligation de faire rapport justifie l’application de l’« approche de la proportionnalité », et non pas de l’« approche de l’incompatibilité manifeste » (comme au Canada).

c)         Royaume-Uni

[201]   Deuxièmement, au Royaume-Uni, c’est le ministre responsable du projet de loi, plutôt que le procureur général, qui est chargé d’apprécier la « compatibilité » du projet de loi avec les droits et les libertés protégés par la Convention européenne des droits de l’homme [Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221]. L’appréciation est finalisée lors de la présentation du projet de loi au Parlement. La professeure McLean, citant les propos du professeur David Feldman sur les directives internes lorsqu’il s’agit d’apprécier la compatibilité d’un projet de loi avant son adoption, dit [aux pages 12 et 13] que le ministre [traduction] « doit être convaincu que la prépondérance des arguments penche en faveur de l’opinion que le projet de loi résistera probablement à l’examen effectué par les tribunaux pour voir s’il est compatible avec la Convention » [note en bas de page omise]. Le professeur Feldman affirme [à la page 13] que cette pratique fonctionne comme un [traduction] « critère de probabilité de 51 p. 100 » [note en bas de page omise]. La professeure McLean affirme que, [traduction] « en d’autres mots, il s’agit du véhicule où les ministres et les législatures disposent d’une certaine latitude pour faire leur propre appréciation de la crédibilité » [non souligné dans l’original].

[202]   Au Royaume-Uni, les déclarations de compatibilité ou d’incompatibilité sont reproduites dans les notes explicatives des projets de loi lorsque ceux-ci sont présentés. Ces notes [à la page 13] contiennent également [traduction] « une mention des motifs d’ordre très général […] Il est déjà arrivé qu’un projet de loi comporte une note distincte, plus étoffée, portant sur ses incidences sur les droits de la personne […] ».

[203]   La professeure McLean affirme [à la page 15] en outre que les tribunaux du Royaume-Uni ont le pouvoir de [traduction] « prononcer une déclaration d’incompatibilité à l’égard d’une loi qui ne répond pas aux normes prévues dans la Convention, mais une telle déclaration ne rend pas la loi invalide ou non exécutoire et elle ne lie pas les parties » [note en bas de page omise]. De plus, si les parties ont épuisé les recours domestiques, elles peuvent soumettre leur cause à la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. La Cour européenne des droits de l’homme ne peut pas invalider une loi du Royaume-Uni, mais elle peut accorder certaines réparations comme des dommages-intérêts.

[204]   Au Royaume-Uni, il n’existe aucune procédure officielle de dérogation à la loi ou de disposition semblable à la disposition dérogatoire prévue à l’article 33 de la Charte canadienne. À ce sujet, la professeure McLean souligne que, dans presque tous les cas, une déclaration d’invalidité prononcée par les tribunaux entraînera un dialogue politique à la suite duquel des modifications seront apportées.

d)         Australie — Territoire de la capitale de l’Australie (TCA)

[205]   Troisièmement, la professeure McLean explique [à la page 17] que le modèle du TCA exige que le procureur général fasse des déclarations tant favorables que défavorables quant à la compatibilité. Des limites raisonnables [traduction] « peuvent être établies à l’égard d’un droit de la personne lorsque “la justification [de ces limites] peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique” ». Les facteurs pertinents qui sont utilisés pour savoir si une limite est proportionnelle sont les suivants : la nature du droit protégé, l’importance de l’objectif de la limite, la nature et la portée de la limite, la relation entre la limite et son objet, ainsi que les moyens moins restrictifs permettant d’atteindre l’objectif.

[206]   La professeure McLean souligne que l’accessibilité du compte rendu du raisonnement du procureur général fait l’objet d’une controverse au TCA. Le Comité d’examen de l’assemblée législative est le plus influent pour ce qui est de veiller à ce que le respect des droits de la personne soit pris en compte dans le cadre du processus législatif. Le Comité d’examen de l’assemblée législative signale à l’assemblée législative les questions de droits de la personne que soulèvent les projets de loi présentés à l’assemblée. La professeure McLean souligne que, bien souvent, le Comité d’examen de l’assemblée législative ne souscrit pas à l’appréciation faite par le procureur général. Cependant, le non-respect des obligations en matière de déclaration par le procureur général n’a aucune incidence sur la validité, l’application ou l’exécution des lois du TCA.

[207]   La Cour suprême de l’Australie a le pouvoir de prononcer une déclaration d’invalidité, mais cela n’a pas pour effet d’invalider la loi ou de la rendre inopérante. Cela [traduction] « établit [plutôt] un processus par lequel l’assemblée est avisée et peut répondre dans de telles situations. Le procureur général doit présenter la déclaration à l’assemblée législative dans un délai de six jours et fournir une réponse écrite à la déclaration d’incompatibilité dans un délai de six mois » [à la page 19].

e)         Australie — Province de Victoria

[208]   Quatrièmement, dans la province australienne de Victoria, un député qui propose de soumettre un projet de loi au Parlement doit veiller à ce qu’une déclaration de compatibilité soit préparée pour ce projet de loi. Pour ce faire, le député peut consulter les ressources de l’Unité des droits de la personne et obtenir des conseils juridiques du procureur général. La déclaration de compatibilité doit énoncer si, de l’avis du député, le projet de loi est compatible avec les droits de la personne ou s’il ne l’est pas. Si le député estime qu’il est compatible, il doit dire pourquoi il est de cet avis. Si, d’après le député, l’une quelconque partie du projet de loi est incompatible avec les droits de la personne, il doit préciser la nature et la portée de l’incompatibilité. Les tribunaux ne sont toutefois pas liés par la déclaration. Le non-respect des obligations en matière de déclaration n’a aucune incidence sur la validité, l’application ou l’exécution de la loi ou de toute autre disposition législative. Il convient de souligner que, bien que le document soit établi à la demande du député, lequel le présente ensuite à la chambre du Parlement, c’est le ministre de la Justice qui est chargé de rédiger la déclaration de compatibilité.

[209]   La professeure McLean explique que le Parlement conserve le pouvoir de déroger au Charter of Human Rights and Responsibilities 2006 de Victoria (la Charte de Victoria) au moyen d’une déclaration expresse. Si la disposition de dérogation est invoquée, le député doit faire une déclaration à l’assemblée législative pour expliquer les circonstances exceptionnelles qui justifient la dérogation. La déclaration dérogatoire cesse d’avoir effet après cinq ans. Si l’on a recours à une déclaration dérogatoire, une déclaration de compatibilité n’est pas nécessaire.

[210]   La professeure McLean [à la page 21] montre que, dans les faits, les [traduction] « déclarations de compatibilité servent systématiquement à examiner non seulement la question de savoir si des droits sont en cause, mais aussi la question de savoir si les restrictions apportées à ces droits sont raisonnables ». Elle ajoute que l’Unité des droits de la personne du ministère de la Justice de l’Australie utilise un critère à deux volets où, en premier lieu, un droit est défini, et, en deuxième lieu, ce droit est assujetti au critère des limites raisonnables. Essentiellement, une version du critère canadien établit dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 est adoptée : [traduction] « [l]e ministre doit décrire la nature du droit, l’importance de l’objet de la limite, la nature et la portée de la limite, la relation entre la limite et son objet et les moyens moins restrictifs permettant d’atteindre son objet » [note en bas de page omise]. Si le projet de loi est en tout ou en partie incompatible selon ce critère, le ou la député qui soumet le projet de loi doit expliquer en quoi le projet de loi est incompatible et pourquoi il ou elle souhaite quand même aller de l’avant.

[211]   La professeure McLean souligne [à la page 22] que la Charte de Victoria est plus rigoureuse que le mécanisme du TCA examiné précédemment. Le modèle de Victoria exige que les [traduction] « déclarations de compatibilité démontrent le raisonnement du gouvernement et non qu’elles prennent la forme d’une simple assertion ». De plus, les déclarations de compatibilité sont rédigées au moyen de processus politiques et juridiques. Comme pour le modèle du TCA, tous les projets de loi sont examinés par un comité d’examen, dans ce cas-ci le Comité d’examen des lois et des règlements. La professeure McLean souligne que, bien souvent, le Comité d’examen des lois et des règlements ne souscrit pas à l’appréciation de la compatibilité faite par le ministre, bien que cela n’entraîne pas toujours une modification des dispositions contestées. Les déclarations de compatibilité et les réponses du Comité d’examen des lois et des règlements ainsi que des ministres à l’égard de celles-ci sont accessibles au public.

[212]   La professeure McLean [à la page 23] estime que le modèle de Victoria est [traduction] « très dialogique », étant donné qu’il [traduction] « multiplie les possibilités de tenir des débats législatifs au sujet du respect des droits de la personne et qu’il cherche à améliorer la qualité de ces débats ». Si la magistrature conclut qu’une disposition est incompatible avec les droits de la personne, elle peut faire une [traduction] « déclaration d’interprétation incompatible » à l’égard de laquelle le ministre doit déposer une réponse écrite. Il revient alors au Parlement de décider quelle mesure prendre, le cas échéant.

f)          Australie — Commonwealth d’Australie (gouvernement fédéral)

[213]   Cinquièmement et en dernier lieu, la professeure McLean explique que, pour le gouvernement fédéral australien, l’obligation en matière de rapport est un processus purement parlementaire qui est régi par les lois. À l’instar du modèle de Victoria, la loi applicable dispose qu’un député qui propose de soumettre un projet de loi doit veiller à ce qu’une déclaration de compatibilité soit préparée et par la suite déposée. La déclaration de compatibilité doit comprendre une appréciation de la question de savoir si le projet de loi est compatible avec les droits de la personne. Les tribunaux ne sont pas liés par la déclaration, et le non-respect de celle-ci n’a aucune incidence sur la validité, l’application ou l’exécution de la loi subséquente.

[214]   La compatibilité avec les droits de la personne est, de façon unique, appréciée en fonction des sept principaux traités relatifs aux droits de la personne auxquels l’Australie a adhéré. La professeure McLean souligne que les déclarations de comptabilité n’ont pas de forme déterminée, mais que le ministère du procureur général fournit un modèle, des outils d’appréciation et des feuilles de directives. Les projets de loi sont soumis à un comité parlementaire mixte permanent sur les droits de la personne, qui a compétence pour examiner les instruments législatifs afin de voir s’ils sont compatibles avec ces droits. Comme il s’agit d’un mécanisme récent (mis en place en 2012), la professeure McLean déclare qu’on ne sait pas encore quelle position les tribunaux adopteront en réponse.

Partie (3) — Conclusions sur le rôle de la magistrature

[215]   Cette comparaison à l’échelle internationale montre que les ressorts équilibrent leurs systèmes de freins et contrepoids différemment. Suivant les cinq exemples examinés par la professeure McLean, je peux conclure que les ressorts adoptent tous certains mécanismes d’examen et de rapport, bien qu’il y ait de nombreuses différences théoriques et pratiques. À mon avis, le facteur d’unification est le fait qu’il existe un équilibre des pouvoirs entre les différents organes du gouvernement en ce qui concerne la façon dont les incompatibilités sont constatées et traitées. Certains ressorts choisissent de favoriser les protections contre les incompatibilités qui sont « préalables à l’édiction », comme le fait de prescrire que tous les projets de loi soient examinés par un comité non partisan qui fait rapport au Parlement. D’autres choisissent de favoriser les protections contre les incompatibilités qui sont « postérieures à l’édiction », et le Canada en est un bon exemple : seuls les tribunaux canadiens ont le pouvoir d’invalider une loi et d’exiger une réponse des autres organes comparativement aux pays analysés par la professeure McLean.

[216]   Ainsi, lorsque l’on analyse le caractère approprié de la norme appliquée, qu’il s’agisse de la norme de l’« argument crédible » ou de la norme de l’« incompatibilité probable », le contexte dans lequel le modèle canadien s’inscrit est influencé par les rôles que nos institutions sont appelées à jouer. Le rapport de la professeure McLean sur les autres modèles internationaux nous permet de mieux comprendre exactement quel équilibre de freins et contrepoids le Canada établit entre les institutions.

[217]   En résumé, je remarque qu’aucun ressort ne dispose à la fois de protections « préalables à l’édiction » et de protections « postérieures à l’édiction » qui sont extrêmement efficaces. Il semble plutôt que le principe de la séparation des pouvoirs se traduise par un équilibre des méthodes de protection contre les incompatibilités : dans certains ressorts, l’organe exécutif et l’organe législatif détiennent une plus grande part de responsabilité dans la promotion de lois et de règlements exempts d’incompatibilités; dans d’autres, c’est la magistrature qui détient la majeure partie des responsabilités à cet égard. Au Canada, la séparation prescrite par la Constitution donne plus de flexibilité à l’organe exécutif en ce qui concerne les droits garantis, parce que les tribunaux se sont fait confier un rôle de protection plus important que dans d’autres ressorts.

[218]   Maintenant que j’ai situé les pouvoirs et les responsabilités du législateur, je me pencherai sur le rôle de l’organe exécutif au sein de notre cadre institutionnel plus large pour mieux définir le contexte dans lequel les dispositions relatives à l’examen s’appliquent.

C.        Section 2 — Le rôle de l’organe exécutif

Partie (1) — La structure de l’organe exécutif

a)         Le Cabinet

[219]   Le pouvoir exécutif est exercé par le premier ministre. Le premier ministre est le chef du parti qui compte le plus grand nombre de députés élus. Le premier ministre choisit, parmi les députés élus, les personnes qui sont appelées à devenir des ministres fédéraux. À ce titre, le premier ministre et ses ministres, collectivement appelés le Cabinet, sont responsables des exigences opérationnelles administratives du pays.

[220]   Le Cabinet est chargé d’établir les politiques et de donner les lignes directrices administratives appropriées. Lors de chaque nouvelle session parlementaire, le Cabinet est appelé à préparer le discours du Trône, qui renferme habituellement les priorités du gouvernement pour la prochaine session. Le programme législatif que le gouvernement entend suivre est généralement composé des priorités annoncées. Grâce à cette liste de priorités, les ministres savent ce qui est attendu d’eux lorsque les projets de loi pertinents sont déposés à la Chambre des communes par le leader du gouvernement à la Chambre des communes.

b)         Les documents confidentiels du Cabinet et la démission de la ministre de la Justice

[221]   Selon la Loi sur la preuve au Canada, précitée, les discussions au sein du Cabinet sont considérées comme des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada pendant 20 ans. Cela signifie que tout ce qui fait l’objet de discussions au sein du Cabinet ne peut pas être rendu public. De tels renseignements confidentiels s’entendent de ce qui suit : les mémoires au Cabinet qui renferment des propositions ou des recommandations, les documents de travail qui peuvent comprendre des problèmes, les analyses de questions ou les options politiques proposées au Cabinet, les ordres du jour et les procès-verbaux de délibérations et de décisions, les documents faisant état de discussions entre ministres ayant eu lieu ou devant avoir lieu, notamment sur la formulation de la politique du gouvernement, les documents d’information à l’usage des ministres sur des questions portées ou à porter devant le Cabinet, ainsi que les avant-projets de loi ou projets de règlement. Cette protection concerne non seulement les questions dont s’occupent le Cabinet, mais aussi les questions concernant les comités du Cabinet (Loi sur la preuve au Canada, précitée, au paragraphe 39(1), aux alinéas 39(2)a), b), c), d), e) et f), ainsi qu’au paragraphe 39(3)).

[222]   Lorsque des renseignements sont considérés comme des documents confidentiels du Cabinet, non seulement les personnes de l’extérieur ne peuvent pas avoir accès aux renseignements, mais les participants ont l’obligation de ne pas divulguer leur teneur sur une tribune publique. Les fonctionnaires et les ministres fédéraux sont notamment liés par les documents confidentiels du Cabinet.

[223]   Ce concept est particulièrement intéressant en l’espèce, parce que les renseignements confidentiels peuvent grandement limiter le contenu des communications de la ministre de la Justice si elle devait un jour envisager de donner sa démission en raison d’un désaccord avec le Cabinet à l’égard d’une incompatibilité relevée avec les droits garantis. Au début des années 1960, lors des discussions sur l’adoption de la Déclaration canadienne des droits, le ministre de la Justice Fulton considérait la démission d’un ministre comme un outil puissant. Cependant, il se peut que l’effet d’une telle démission soit en fait bien moindre que ce que le ministre de la Justice Fulton envisageait. Si la ministre de la Justice choisi de démissionner après avoir découvert une incompatibilité, les restrictions applicables aux renseignements confidentiels auront des conséquences importantes. Oui, la démission peut être la décision finale à prendre si le Cabinet et la ministre de la Justice ne sont pas d’accord, mais la démission de la ministre ne garantit pas la tenue d’un débat public éclairé sur les incompatibilités, étant donné que la ministre de la Justice ne pourra discuter de sa démission. Comme nous l’avons vu, même les avant-projets de loi sont des documents confidentiels. Cela fait ressortir la notion selon laquelle la ministre serait incapable de communiquer même la raison de sa démission. En outre, il est tout à fait possible qu’un ministre de la Justice subséquent, qui n’est pas du même avis que son ancienne collègue, accepte de présenter le projet de loi à la Chambre des communes en l’absence d’un rapport.

[224]   Enfin, la démission de la ministre de la Justice peut être un outil persuasif au sein du Cabinet, mais, dans les faits, la menace de la démission encouragerait vraisemblablement à peine la tenue d’un débat public, étant donné que les raisons de la démission possible de la ministre ne pourraient pas être communiquées au public. Un débat politique peut avoir lieu si l’organe exécutif veut publiciser le désaccord et discuter de la question sans se fonder sur des renseignements confidentiels précis du Cabinet. La politique peut permettre la tenue d’un débat limité sans toutefois aller jusqu’à la tenue d’un véritable débat public et informatif sur les droits garantis.

c)         Le rôle de la ministre de la Justice

[225]   Selon les priorités établies par le Cabinet, chaque ministre fédéral a généralement des tâches législatives à accomplir, auxquelles participent la ministre de la Justice et le ministère de la Justice en examinant les avant-projets de loi en fonction des droits qui nous sont garantis.

[226]   Selon l’article 4 de la Loi sur le ministère de la Justice, la ministre de la Justice joue plusieurs rôles : elle est la conseillère juridique officielle du gouvernement qui veille au respect de la loi dans l’administration des affaires publiques, elle exerce son autorité sur tout ce qui touche à l’administration de la justice au Canada, sauf lorsque cela relève de la compétence des gouvernements provinciaux, et elle est la conseillère législative pour les projets de loi émanant du gouvernement.

[227]   Lorsqu’ils assument ce rôle législatif, la ministre de la Justice et son ministère examinent les projets de loi qui émanent d’un ministre fédéral. Cet examen est effectué avant la présentation d’un projet de loi à la Chambre des communes, mais il peut aussi être effectué après, notamment dans le cas d’amendements.

[228]   Dans la section suivante, je réitère certains des faits décrits dans la première section de la présente décision, notamment la structure du ministère de la Justice et les étapes par lesquelles passe un projet de loi avant de devenir une loi. Je me fonde aussi sur les éléments de preuve déposés par les parties qui décrivent les processus suivis au gouvernement. Il est important de bien comprendre les rôles et les responsabilités de chacun des engrenages de la machine pour bien saisir comment les dispositions relatives à l’examen sont mises en œuvre. Il vaut la peine de répéter ces faits. Contrairement à la première section, qui se veut descriptive, la présente section se veut une analyse de la question de savoir si le système de vérification interne du gouvernement empêche dans les faits la présentation de lois incompatibles à la Chambre des communes. Bref, le système d’examen permet-il de diminuer ou d’éliminer les incompatibilités véritablement et systématiquement, comme le défendeur le fait valoir?

Partie (2) — Le processus suivi avant qu’un projet de loi soit soumis à la Chambre des communes

[229]   Avant d’être soumis à la Chambre des communes, un projet de loi, qui est le fruit de l’élaboration de politiques et d’options stratégiques, fait l’objet de nombreuses discussions et passe par le processus de rédaction législative. Au cours de ces étapes préliminaires, les avocats du ministère de la Justice touchent à tous les aspects de ces processus en y participant activement et en échangeant des renseignements. Ils discutent des options stratégiques existantes et font sans cesse part au client de leurs préoccupations, tout en l’aidant à atteindre ses objectifs stratégiques et en demeurant à l’intérieur de leurs limites constitutionnelles.

a)         Le ministère de la Justice

[230]   En fin de compte, la présentation d’un projet de loi en bonne et due forme au Parlement nécessite la participation des avocats qui travaillent dans les directions susmentionnées du ministère de la Justice : l’Unité des services juridiques, la Direction des services juridiques et la Section des droits de la personne (voir la partie I. Introduction). La participation respective de ces groupes d’experts fournit une orientation au cours des processus d’élaboration des politiques et de rédaction législative. Cette orientation ainsi que les suggestions formulées aux représentants du gouvernement déclenchent des changements aux politiques et permettent de régler les questions juridiques potentielles qui peuvent avoir des répercussions sur les exigences constitutionnelles, les droits garantis et toute autre exigence juridique. De même, les avant-projets de loi font l’objet de discussions et sont modifiés au moyen du même va-et-vient entre les organes ainsi qu’entre le Ministère et le client. Le libellé du projet de loi fait l’objet d’analyses, de discussions, d’ajustements et de modifications en vue de réduire au minimum, voire d’éliminer toutes les questions juridiques possibles.

i.          L’Unité des services juridiques

[231]   La preuve, telle qu’elle a été présentée, montre que les avocats de l’Unité des services juridiques commencent à prendre part au processus dès les toutes premières étapes de la formulation de la proposition de principe par le client. Dès le début, les avocats de l’Unité des services juridiques contribuent à cerner les questions relatives à la Charte ou les autres questions juridiques et à fournir des conseils juridiques sur la meilleure façon de régler ces questions.

ii.         La Section des droits de la personne

[232]   La Section des droits de la personne est le centre d’expertise sur les droits de la personne visés par la Charte, la Déclaration canadienne des droits, la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, de même que les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne. Tout au long du processus d’élaboration de politiques et du processus de rédaction législative, les avocats de la Section des droits de la personne fournissent des conseils d’expert sur tous les risques d’incompatibilité avec les droits garantis cernés par les avocats de l’Unité des services juridiques ou de la Direction des services juridiques.

iii.        La Direction des services juridiques

[233]   Les avocats de la Direction des services juridiques participent non seulement à la rédaction législative pure, mais aussi au processus d’élaboration de la proposition législative. Les avocats de la Direction des services juridiques continuent d’adapter la rédaction du projet de loi en fonction de l’évolution des discussions et des conseils juridiques offerts. Ils surveillent aussi la compatibilité avec les droits garantis en collaboration avec les avocats de la Section des droits de la personne et de l’Unité des services juridiques.

b)         L’attestation de conformité

[234]   Avant l’envoi du projet de loi au leader du gouvernement à la Chambre des communes, la rédaction législative est achevée, et les avocats de la Direction des services juridiques vérifient la compatibilité du projet de loi. Comme nous l’avons vu dans une des sections précédentes, l’examen final des projets de loi du gouvernement, appelé « attestation de conformité », est effectué par le premier conseiller législatif, en collaboration avec les avocats de la Section des droits de la personne. Dès le début du processus d’élaboration des politiques, l’avant-projet de loi est systématiquement examiné pour faire en sorte que le projet de loi ne comporte pas d’incompatibilités. Si une incompatibilité est relevée, elle est portée à l’attention des parties concernées. Elle est alors corrigée ou il est déterminé qu’elle est compatible avec l’esprit de la norme de l’« argument crédible ».

c)         Le mémoire au Cabinet

[235]   Ce processus de consultation entre les organes ainsi qu’entre le ministère de la Justice et le client permet de produire un mémoire au Cabinet. Comme je l’ai brièvement expliqué dans les sections précédentes, le mémoire au Cabinet est un document qui est présenté au Cabinet afin d’obtenir son approbation pour que le projet puisse aller de l’avant. Le mémoire au Cabinet peut comprendre, entre autres : la politique visée, les arguments favorables et défavorables, les questions juridiques créées par la politique et la façon dont ces questions sont traitées, les questions juridiques que la politique vise à régler, les exigences monétaires relatives à la mise en œuvre de la politique, ainsi qu’un exemplaire de la proposition législative. Le premier ministre et ses ministres analysent le mémoire au Cabinet et établissent s’il est nécessaire d’apporter des modifications ou de tenir d’autres discussions. Suivant ce processus, le mémoire est approuvé ou non. S’il est approuvé, le projet retourne au ministère de la Justice et au client pour la tenue de d’autres discussions internes et pour rédaction définitive. Lorsque ces étapes sont terminées, l’avant-projet de loi est prêt à être envoyé au leader du gouvernement à la Chambre des communes, qui vérifie en fin de compte que l’avant-projet de loi répond aux attentes du Cabinet. S’il est satisfait de l’avant-projet de loi, le leader le dépose au Parlement.

d)         Le leader du gouvernement à la Chambre des communes

[236]   Le leader du gouvernement à la Chambre des communes est chargé d’examiner l’avant-projet de loi pour s’assurer qu’il correspond au mandat du Cabinet. Par la suite, sous réserve de l’approbation du Cabinet ou de ses directives, le leader du gouvernement dépose le projet de loi pour la première lecture.

e)         Les obligations de la ministre de la Justice en matière d’examen et de rapport

[237]   Lorsque le projet de loi est déposé à la Chambre des communes, l’obligation de la ministre de la Justice de vérifier si le projet de loi est compatible avec les droits garantis est déclenchée. Si la ministre découvre une incompatibilité, elle doit en faire rapport à la Chambre des communes « dans les meilleurs délais possibles ».

f)          Un processus similaire est suivi pour les règlements

[238]   Par souci de rigueur, dans le cas des projets de règlements, on impose au greffier du Conseil privé une obligation comparable à celle de la ministre de la Justice en matière d’examen et de déclaration des incompatibilités. Le greffier du Conseil privé vérifie si le règlement renferme des incompatibilités. S’il découvre une incompatibilité, le greffier, en consultation avec le sous-ministre de la Justice, signale l’incompatibilité à l’autorité réglementaire.

Partie (3) — Conclusions sur le processus

a)         Comment les avocats du ministère de la Justice assument la responsabilité d’examen

[239]   À la lumière du sens ordinaire à donner à l’article 4 de la Loi sur le ministère de la Justice, il convient maintenant d’examiner la façon dont les avocats du ministère de la Justice assument cette responsabilité déléguée pour le compte de la ministre. Pour comprendre cette question et la trancher, j’ai lu les affidavits et les contre-interrogatoires des personnes suivantes : John Stilborn, analyste principal au Service d’information et de recherche parlementaire de la Bibliothèque du Parlement du Canada; Martin Low, ancien employé à la Section des droits de la personne du ministère de la Justice du Canada; John Mark Keyes, ancien premier conseiller législatif et sous-ministre adjoint à la Direction des services législatifs du ministère de la Justice; William Pentney, sous-ministre de la Justice. J’ai aussi examiné les cinq documents qui sont suffisants selon les parties pour établir la norme utilisée. De nombreux passages ont été caviardés dans ces documents pour protéger le secret professionnel de l’avocat, comme on peut le voir ci-dessous en comparant le nombre de pages mises à la disposition de la Cour et le nombre total de pages que comportent les documents. L’exposé conjoint des faits déposé par les parties comporte les cinq documents suivants :

1.         Statutory Examination Responsibilities and Legal Risk Management in Drafting Services (Responsabilité en matière d’examen des textes législatifs et gestion des risques juridiques au sein des services de rédaction législative), 9 mars 2006; 16 pages sur 28 (annexe 1).

2.         Legal Risk Management in the Public Law Sector (Gestion du risque juridique au Secteur du droit public), 26 novembre 2007, 5 pages sur 12 (annexe 2).

3.         Effective Communication of Legal Risk (Communication efficace des risques juridiques), 15 décembre 2006, 6 pages sur 14 (annexe 3).

4.         In Our Opinion (À notre avis), avril 2012, 14 pages sur 55 (annexe 4).

5.         Charter Certification Process (Processus d’attestation de conformité au titre de la Charte), 3 pages sur 3 (annexe 5).

[240]   Compte tenu des éléments de preuve présentés à la Cour, je confirme que la méthode stratégique suivie par le ministère de la Justice à l’égard des incompatibilités avec les droits garantis est de juger qu’il existe une incompatibilité uniquement lorsqu’aucun argument raisonnable ne peut être soulevé, de bonne foi, en faveur de la compatibilité. Comme nous le verrons dans les paragraphes suivants, cette méthode a fini par être appelée la norme de l’« argument crédible ». Un court historique permet de voir comment le Ministère est arrivé à cette norme de l’argument crédible.

b)         L’historique de la norme de l’argument crédible

[241]   Premièrement, en raison de l’entrée en vigueur de la Charte, la Section des droits de la personne a été établie en 1982. La Section des droits de la personne devait être un centre d’expertise s’occupant de toutes les questions de droits de la personne. Elle était aussi chargée de conseiller le ministre de la Justice sur la façon dont il devait s’acquitter de ses obligations en matière d’examen.

[242]   Après avoir délibéré sur la question de savoir quelle norme les dispositions relatives à l’examen prescrivaient, la Section des droits de la personne a conclu que la norme de l’« absence d’argument raisonnable », l’ancêtre de la norme actuelle de l’« argument crédible », reflétait dûment les obligations. La Section des droits de la personne est arrivée à cette conclusion après avoir examiné les facteurs suivants : 1) le libellé des dispositions relatives à l’examen; 2) le processus de consultation inhérent à la rédaction législative; 3) les conséquences de la présentation par le ministre d’un rapport faisant état d’une incompatibilité avec les droits garantis; 4) la nécessité d’adopter une méthode qualitative prenant en compte un examen ne pouvant pas être effectué avec précision ou certitude.

[243]   La norme de l’« absence d’argument raisonnable » a été suivie de 1982 à 1991, et les répercussions des facteurs ci-dessus ont été revues de façon continue. Notamment, le dernier facteur énuméré, qui exigeait une méthode qualitative, prenait en compte l’incertitude créée par le fait qu’il n’y avait pas encore de jurisprudence relativement à la Charte. Au fil des ans, des jugements portant sur la Charte ont petit à petit été rendus et les principes établis ont continuellement dû être adaptés.

[244]   Deuxièmement, en 1993, le ministère de la Justice a examiné la norme appliquée et le processus suivi pour l’appliquer. Tous les principaux comités du ministère de la Justice ont participé à la consultation. Différentes possibilités qui s’offraient pour la norme ont été passées en revue dans le cadre de cet examen. Des solutions de rechange, comme la norme de l’« incompatibilité probable avec les droits garantis », ont été envisagées. Cependant, à la fin du processus, il a été établi que la norme qu’il convenait le plus d’appliquer était encore la norme de l’« absence d’argument raisonnable ». Au début du processus d’examen, la norme de l’« absence d’argument raisonnable » a été renommée la norme de l’« argument crédible ». Les deux normes sont essentiellement les mêmes.

[245]   Depuis la création de la Section des droits de la personne dans les années 1980, l’obligation de faire rapport n’est déclenchée que lorsqu’aucun argument crédible ne peut être invoqué à l’appui de la compatibilité du projet de loi avec les droits garantis. À l’inverse, pour que les obligations en matière d’examen soient respectées, il faut qu’il y ait un argument raisonnable présenté de bonne foi pouvant être soulevé avec succès devant les tribunaux. Cette norme est encore employée aujourd’hui.

[246]   Autrement dit, pour que la norme soit respectée, c’est-à-dire pour que l’obligation de faire rapport ne soit pas déclenchée, il faut qu’il existe un argument selon lequel il n’est pas porté atteinte aux droits garantis. Cet argument en faveur des droits garantis exige la quasi-certitude, mais pas la certitude absolue, qu’il n’y a pas d’incompatibilité. Si un argument crédible peut être soulevé, il est satisfait aux obligations en matière d’examen et aucune incompatibilité n’est signalée. Par conséquent, si un argument crédible qui satisfait au critère ci-dessus est soulevé, il ne peut pas y avoir de certitude que la loi est incompatible avec la Charte et la Déclaration canadienne des droits.

[247]   Troisièmement, cette méthode a été revue en 2003, puis elle a de nouveau été actualisée en 2005, en 2006 et en 2008. À l’heure actuelle, la norme est toujours appliquée pour le processus d’examen et l’obligation en matière de rapport.

c)         L’effet de l’application de cette norme

[248]   Essentiellement, la norme, telle qu’elle est appliquée, sert à apprécier les dispositions contenues dans un avant-projet de loi et à relever toute incompatibilité potentielle avec les droits garantis. De plus, tout argument sérieux fondé sur la jurisprudence qui rendrait la disposition compatible est pris en compte, tout comme le serait tout argument qui justifierait une incompatibilité au regard de l’article premier de la Charte. Ainsi, nous pouvons dire qu’un argument crédible est un argument dont la qualité serait susceptible de faire en sorte que les tribunaux justifient l’incompatibilité au regard de l’article premier de la Charte.

d)         Statistiques sur la jurisprudence de la Cour suprême du Canada

[249]   Le défendeur a déposé des statistiques portant sur la jurisprudence de la Cour suprême du Canada de 2006 à 2015 concernant l’application de la norme de l’argument crédible.

[250]   Le défendeur prétend que les statistiques montrent que la norme de l’argument crédible fonctionne bien parce que les résultats de l’étude révèlent que, dans la majorité des cas, un argument crédible en faveur de la compatibilité a été examiné sérieusement par la Cour suprême, que ce soit dans une opinion dissidente ou dans l’analyse des juges majoritaires. L’étude montre aussi que, parfois, bien que la Cour suprême ait pu avoir unanimement rendu un arrêt défavorable au défendeur quant à la compatibilité avec les droits garantis, les juridictions inférieures avaient soit admis soit examiné sérieusement l’argument crédible du défendeur. Le défendeur soutient que la norme de l’argument crédible s’est donc dûment concrétisée en pratique, parce que les tribunaux valident le fait que le ministère de la Justice a eu raison de déterminer que le projet de loi n’était pas manifestement incompatible lorsqu’il l’a examiné avant son adoption.

[251]   Voici certaines des conclusions que je peux tirer des statistiques qui ont été présentées : des 34 affaires portant sur une contestation d’une loi fédérale fondée sur la Charte, 65 p. 100 (22 affaires) satisfaisaient au critère de la conformité avec la Charte, alors que 35 p. 100 (12 affaires) n’y satisfaisaient pas. Parmi les 12 affaires n’ayant pas satisfait au critère de la conformité avec la Charte devant la Cour suprême du Canada, 4 d’entre elles comportaient des opinions dissidentes sur la Charte. Encore une fois, dans 25 p. 100 de ces 12 affaires (4 affaires), une décision favorable a été rendue par la juridiction inférieure ou une opinion dissidente a été formulée en appel. Un tableau faisant état de ces 34 affaires figure à l’annexe 2.

[252]   Il ressort de ces résultats qu’au cours des 15 dernières années, la norme de l’argument crédible a été appliquée valablement dans la jurisprudence. Dans la majorité des affaires où une loi fédérale était contestée pour des motifs fondés sur la Charte, des arguments crédibles avaient été soulevés à l’appui de la loi, indépendamment de la façon dont ces arguments avaient en fin de compte été traités par la Cour suprême du Canada. Ce qui importe, c’est que les arguments ont été examinés sérieusement par les tribunaux, et non simplement rejetés parce qu’ils étaient considérés comme frivoles; autrement dit, il s’agissait d’arguments crédibles.

Partie (4) — Conclusions sur le rôle de l’organe exécutif

[253]   Avant de passer au rôle du Parlement, on peut dire que l’interprétation donnée au sens ordinaire des articles en cause se reflète dans la norme de l’« argument crédible ». Une ministre de la Justice à qui l’on demande de vérifier ou de rechercher si une disposition d’un projet de loi est incompatible avec les droits garantis ne peut pas procéder à la vérification si elle estime qu’un argument raisonnable et véritable pourrait justifier l’incompatibilité. Comme je l’ai établi précédemment, suivant un examen approfondi, l’emploi d’« ascertain » suppose l’acquisition d’une certitude à l’égard de l’existence d’une incompatibilité. Si un argument sérieux peut être soulevé, il est impossible d’acquérir quelque certitude que ce soit.

[254]   Le fait de se fonder sur des pourcentages de succès n’est ni un indicateur fiable de la qualité de l’analyse effectuée, ni le reflet du type d’examen exigé par les dispositions relatives à l’examen; cela ne s’apparente pas à des probabilités dans le domaine du jeu. Le verbe « ascertain » nécessite plutôt un examen important qui ne peut être dûment effectué que si, à la lumière des faits en cause, un argument est réaliste, solide, sérieux et présenté de bonne foi.

[255]   Comme nous le savons tous, le monde juridique et le monde judiciaire évoluent. Il peut être nécessaire d’adapter la jurisprudence des décennies précédentes à de nouvelles situations de faits et en fonction de principes juridiques qui évoluent. La jurisprudence doit aussi tenir compte de l’évolution des valeurs de la société et des contextes qui évoluent, comme le reflète le contenu de l’article premier de la Charte. Par conséquent, les arguments juridiques des années passées, qui n’ont pas été reconnus à juste titre la première fois, pourraient très bien être acceptés dans des affaires ultérieures. Une opinion dissidente dans une affaire peut devenir l’opinion des juges majoritaires dans une affaire analogue des années plus tard. C’est en pareille situation que la norme de l’« argument crédible » prend tout son sens.

[256]   De plus, du début à la fin, le processus d’examen présente ses propres avantages et utilités. En particulier, comme les discussions stratégiques au sein du ministère de la Justice et celles avec le client évoluent, les incompatibilités potentielles avec les droits garantis peuvent être relevées, traitées et peut-être même éliminées. Un observateur peut comprendre ce processus à partir de l’extérieur même s’il ne bénéficie pas d’un point de vue interne à l’égard des affaires protégées par divers privilèges. Du point de vue d’un observateur extérieur, les éléments de preuve présentés montrent effectivement qu’un tel processus a lieu et que, dans les faits, il permet d’atteindre ses objectifs.

[257]   De plus, à l’étape à laquelle le Cabinet prend part au processus, de même que la ministre de la Justice et ses collègues, le système prévoit encore des discussions entre les ministres concernant toute incompatibilité qui peut exister si une politique est adoptée. Le Cabinet n’a tout de même pas pour objectif de favoriser une loi pouvant être considérée comme incompatible avec les droits garantis. Par conséquent, on peut s’attendre à ce que le Cabinet essaie d’empêcher qu’une telle incompatibilité se concrétise, tout en tenant compte de ses objectifs stratégiques et de la mesure dans laquelle il entend se fonder sur l’article premier de la Charte si la loi est contestée. Il pourrait aussi envisager que la décision politique soit fondée sur la disposition de dérogation (article 33). À l’heure actuelle, l’organe exécutif n’a jamais eu recours à la disposition de dérogation. Le premier ministre ne veut pas que la ministre de la Justice démissionne pour des raisons nébuleuses. Pourtant, même si la ministre de la Justice donne sa démission, rien ne garantit qu’un débat public s’ensuive.

[258]   Quoi qu’il en soit, indépendamment de la question de savoir si nous sommes informés de ce qui se passe ou pas au Cabinet, nous pouvons présumer qu’il y a des discussions sur les droits garantis et les incompatibilités entre la ministre de la Justice et les autres ministres. Les ministres font tout leur possible pour prévenir les incompatibilités et les conflits inutiles avec la ministre de la Justice. Cela montre l’existence d’un autre niveau de contrôle préventif en ce qui concerne les incompatibilités.

[259]   Enfin, à la dernière étape à laquelle l’organe exécutif prend part au processus, une fois que le Cabinet a approuvé le mémoire au Cabinet, le ministère de la Justice exerce ses fonctions de rédaction législative pour mettre au point le projet de loi. Encore une fois, un examen législatif interne est effectué par les rédacteurs au ministère de la Justice. S’il y a lieu, on peut aussi avoir recours à l’expertise de la Section des droits de la personne et de l’Unité des services juridiques. S’il reste des incompatibilités à cette étape, on peut encore une fois s’en occuper ou même les éliminer. Le processus comporte de nombreux cycles de révision et de nombreux va-et-vient entre les parties concernées.

[260]   À la fin du processus, s’il reste une incompatibilité non justifiée par un argument crédible, la ministre de la Justice (pour les projets de loi) et le greffier du Conseil privé, en collaboration avec le sous-ministre de la Justice (pour les règlements), doivent examiner sérieusement leurs obligations en matière de rapport à la Chambre des communes ou à l’autorité réglementaire. Cependant, comme nous l’avons vu précédemment, l’obligation de faire rapport n’a jamais été déclenchée à l’égard d’un projet de loi émanant du gouvernement, et la probabilité qu’une telle chose se produise est très faible en raison de la portée du processus d’examen ainsi que de l’application de la norme de l’« argument crédible ».

[261]   Pour des raisons politiques, les gouvernements ne veulent pas être considérés comme encourageant activement la violation des droits garantis. Il se peut que, pour éviter d’être obligés de recourir à la disposition de dérogation figurant à l’article 33 de la Charte, qui comporte indubitablement des conséquences politiques, les gouvernements essaient naturellement de favoriser des projets de loi qui ne portent pas atteinte aux droits garantis. En effet, tant l’article premier que l’article 33 de la Charte s’appliquent dans le contexte constitutionnel plus large des dispositions relatives à l’examen : il s’agit d’outils juridiques officiels, mais ils favorisent aussi incidemment l’édiction de lois de qualité.

[262]   Soit dit en passant, il est important de souligner que, selon les tendances politiques actuelles, la présentation par la ministre d’un rapport à la Chambre des communes est peu probable et peut-être même irréaliste. Pourquoi le gouvernement déclarerait-il ouvertement, au moyen d’un rapport de la ministre de la Justice adressé à la Chambre des communes, que le projet de loi qu’il soumet viole la Charte ou la Déclaration canadienne des droits? Pourquoi le gouvernement prêterait-il ainsi le flanc à la critique de la part de l’opposition et du public? Une telle divulgation fournirait probablement aussi amplement de munitions à quiconque contesterait la loi à venir devant les tribunaux. Les débats qui s’ensuivraient obligeraient fort probablement le gouvernement à divulguer comment il a l’intention de se défendre contre une telle contestation à l’avance. S’il se trouvait dans une telle situation difficile, le gouvernement pourrait tout aussi bien avoir recours à la disposition de dérogation de la Charte. La thèse étayant l’obligation de faire rapport est solide, mais la réalité politique de sa mise en œuvre est complexe et doit être comprise dans un contexte réaliste. On peut s’attendre à ce qu’un gouvernement fasse tout ce qu’il peut, de manière réaliste, pour éviter de se trouver dans une situation où il est obligé de faire rapport d’une incompatibilité. Le gouvernement cherchera à corriger et à réduire au minimum toute incompatibilité flagrante avant que l’obligation de faire rapport soit déclenchée. Le processus d’examen est établi de façon à ce que toute question problématique portant sur les droits garantis soit réglée avant que l’obligation de faire rapport soit déclenchée. En me fondant sur la preuve, notamment l’affidavit et le témoignage du sous-ministre de la Justice William Pentney, je conclus que l’ensemble du processus vise à remédier aux violations possibles des droits garantis, de façon à ce que les violations possibles des droits garantis aient été traitées à la fin du processus. À la fin du processus de freins et contrepoids, il ne resterait donc qu’un bon argument solide montrant que les dispositions de nature délicate en cause sont légales et qu’elles seront interprétées dans le cadre des paramètres de l’article premier de la Charte.

[263]   Par la suite, si tout se déroule bien, le projet de loi est envoyé au leader du gouvernement à la Chambre des communes pour être approuvé puis déposé.

[264]   Somme toute, le processus détaillé et comportant plusieurs étapes qui entoure les responsabilités de l’organe exécutif au regard de la mise en œuvre des dispositions relatives à l’examen montre clairement que l’interprétation de la norme applicable dépend fortement des contextes politique et juridique dans lesquels la norme de l’« argument crédible » a été établie. Comme il a été décrit ci-dessus, la structure de l’organe exécutif, le processus par lequel une politique donne naissance à une loi, l’historique et l’évolution de la norme d’examen au sein du ministère de la Justice, ainsi que les réalités de la politique penchent tous fortement en faveur d’une interprétation des dispositions relatives à l’examen favorable à la norme de l’« argument crédible » plutôt qu’à celle de l’« incompatibilité probable ».

[265]   Cependant, je n’ai pas terminé d’examiner le contexte situant les dispositions relatives à l’examen : j’ai examiné la contribution de l’organe exécutif à la norme de l’« argument crédible », mais il me reste à préciser l’influence sur le contexte plus large du dernier organe. Dans la prochaine section, je me concentrerai sur le rôle du Parlement.

D.        Section 3 Le rôle du Parlement

[266]   L’organe législatif, aussi appelé le Parlement, est l’endroit où les personnes élues, appelées les députés, se réunissent à la Chambre des communes et prennent part, avec les sénateurs nommés au Sénat, à des discussions sur des projets de loi et les approuvent éventuellement en tenant un vote. Les projets de loi provenant de l’organe exécutif sont connus sous le nom de projets de loi émanant du gouvernement, et les projets de loi émanant d’un député de la Chambre des communes ou du Sénat sont respectivement connus sous le nom de projets de loi émanant d’un député ou de projet de loi d’intérêt public émanant d’un sénateur. Les projets de loi émanant d’un député ou les projets de loi d’intérêt public émanant d’un sénateur ne peuvent être soumis que par une personne qui n’est pas membre du Cabinet.

[267]   Le Parlement est la dernière institution qui étudie les projets de loi du gouvernement avant qu’ils soient adoptés. Lorsqu’ils relèvent du Parlement, les projets de loi font l’objet d’un processus d’examen détaillé dans les deux chambres, la Chambre des communes et le Sénat, puis une version définitive du projet de loi est approuvée par un vote démocratique et présentée au gouverneur général, le chef d’État (représentant la Reine), qui édicte la loi. Ainsi, le Parlement joue un rôle d’examen crucial en relevant les incompatibilités avec les droits garantis.

[268]   Dans les prochains paragraphes, je préciserai davantage le contexte dans lequel s’inscrivent les dispositions relatives à l’examen en examinant les diverses étapes d’examen par lesquelles un projet de loi passe au Parlement; en examinant les répercussions d’un projet de loi d’un ancien ministre de la Justice qui visait à modifier les dispositions relatives à l’examen par voie législative; et en établissant les responsabilités du Parlement lorsqu’il examine un projet de loi.

Partie (1) — Le processus parlementaire

[269]   Le Parlement veille à ce que l’organe exécutif soit responsable de son travail législatif. Lorsqu’un projet de loi est déposé par l’organe exécutif, avant d’être adopté, il doit résister à l’examen du Parlement. L’examen du Parlement comporte trois grandes étapes appelées les lectures. Pour qu’un projet de loi se rende à la lecture suivante, la chambre doit voter en faveur du projet de loi. Ce n’est que lorsqu’un projet de loi fait l’objet d’un vote dans sa forme définitive, à la troisième lecture, par la Chambre des communes et par le Sénat, qu’il peut être présenté au gouverneur général pour qu’il soit édicté comme loi.

[270]   La première lecture a lieu après le dépôt du projet de loi à la Chambre des communes par le leader du gouvernement à la Chambre des communes. À la première lecture, un projet de loi est présenté à la Chambre, où il fait l’objet de débats. À la deuxième lecture, un comité de la Chambre examine les dispositions du projet de loi article par article. Le comité peut aussi entendre le ministre responsable du projet de loi ou le ministre de la Justice. Il peut aussi inviter des témoins, comme des avocats, des experts, des professeurs ou toute partie qu’il juge pertinente à formuler des observations sur le projet de loi. Le comité peut aussi se fonder sur des conseils d’experts de l’extérieur, sur des légistes, sur des conseillers parlementaires, ainsi que sur les capacités de recherche de la Bibliothèque du Parlement. Il existe aussi un processus et des capacités de recherche équivalents au Sénat. Tout au long de ce processus d’examen par le Parlement, des amendements peuvent être débattus et présentés pour approbation.

[271]   Avant qu’un projet de loi franchisse l’étape de la troisième et dernière lecture, le Parlement aura eu de nombreuses occasions de relever les incompatibilités et de les corriger. De toute évidence, le processus d’examen au Parlement est soumis aux caprices de la politique, que ce soit en raison des politiques de parti ou des directives du gouvernement à ses propres députés. Le Parlement cherche à adopter des lois qui ne portent pas atteinte aux droits garantis. Il est cependant important de souligner que le Parlement, comme l’organe exécutif, ne s’oblige pas à adopter des lois qui sont à coup sûr en tous points conformes à la Charte.

Partie (2) — Le projet de loi C-537 du député Irwin Cotler

[272]   En 2013, au cours de la 41e législature, un député, l’honorable Irwin Cotler, ancien ministre de la Justice, a soumis à la Chambre des communes le projet de loi C-537 [Loi sur l’examen de la constitutionnalité des lois fédérales] émanant d’un député. Ce projet de loi (Canada. Projet de loi C-537, Loi sur l’examen de la constitutionnalité des lois fédérales, 41e lég., 1re sess., 2013, articles 3 et 5) avait pour but d’établir par voie législative un critère moins strict en matière de rapport pour le ministre de la Justice lorsqu’il examine les projets de loi émanant du gouvernement, en vue de vérifier s’ils comportent des incompatibilités avec les droits garantis. Il proposait de modifier les dispositions relatives à l’examen de la manière suivante :

[traduction]

1.   Chaque projet de loi serait examiné par le légiste et le conseiller parlementaire de la chambre saisie avec l’aide de la Bibliothèque du Parlement;

2.   Le but de l’examen serait de « de déterminer [si le projet de loi] contient des dispositions susceptibles d’être incompatibles » avec les droits garantis par la Charte ou avec la Constitution;

3.   Une disposition d’un projet de loi serait susceptible d’être incompatible avec les droits garantis si le légiste et le conseiller parlementaire responsables étaient d’avis « que, si la disposition était contestée devant les tribunaux, il serait établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle contrevient ou porte atteinte [à ces droits] ».

[273]   Fait intéressant, ce projet de loi est mort au Feuilleton à l’étape de la première lecture et n’a pas fait l’objet d’autres discussions. La signification de cette nouvelle norme proposée par M. Cotler est qu’elle correspond davantage à la norme de l’« incompatibilité probable » préconisée par le demandeur. Cette nouvelle norme renforcerait aussi le rôle du légiste et du conseiller parlementaire en les chargeant de donner des avis juridiques au Parlement quant à la probabilité qu’un projet de loi porte atteinte aux droits garantis.

Partie (3) — Le rôle du Parlement dans l’examen des avant-projets de loi

[274]   Le Parlement a un rôle important à jouer dans l’examen des avant-projets de loi pour voir s’ils sont incompatibles avec les droits garantis. Il a aussi l’obligation de décider si la législation proposée s’inscrit à l’intérieur des paramètres dictés par la Constitution.

[275]   C’est ici que se trouve l’un des éléments clés de la présente affaire : à chacun ses responsabilités. On s’attend à ce que le Parlement assume l’obligation qu’il a d’examiner les projets de loi et de débattre des questions qui peuvent avoir une incidence sur les droits garantis. Le Parlement ne doit pas faire retomber ses obligations sur les épaules des autres organes, notamment sur celles de la ministre de la Justice.

[276]   La ministre de la Justice n’est pas Atlas; elle ne porte pas le poids de tous les droits garantis par la Charte sur ses épaules. Comme je l’ai décrit ci-dessus, selon la loi, la ministre de la Justice a l’obligation d’examiner les avant-projets de loi et de faire rapport au Parlement si elle constate qu’il existe une incompatibilité avec les droits garantis lorsque prend fin le rôle de l’organe exécutif dans l’élaboration des avant-projets de loi. La ministre de la Justice assume ces responsabilités en tant que membre de l’organe exécutif et conseillère juridique du Cabinet. Il est vrai que la ministre de la Justice signale toute incompatibilité au Parlement, mais cette obligation ne fait pas d’elle une conseillère juridique de la Chambre des communes; ce rôle revient à d’autres. Elle demeure loyale à l’organe exécutif. Le Parlement dispose de bien d’autres moyens pour obtenir amplement de conseils juridiques; il faut simplement qu’il se donne la peine de le faire.

Partie (4) — Conclusions sur le contexte en ce qui concerne le rôle du Parlement

[277]   À chacun ses obligations : l’organe exécutif gouverne et soumet les projets de loi au Parlement; le Parlement examine et débat les projets de loi émanant du gouvernement et, s’ils sont acceptables pour le Parlement, il les adopte; la magistrature, suivant un litige ou un renvoi, décide si une loi respecte les droits garantis. Chacun des organes de notre système démocratique assume son propre rôle et ne devrait pas se fier aux autres pour qu’ils assument ses responsabilités.

[278]   Comme le sous-ministre de la Justice William Pentney l’a déclaré au paragraphe 84 de son affidavit et dans son témoignage devant la Cour :

[traduction] La norme relative à l’examen doit donc refléter le rôle du Parlement dans notre constitution. Les gouvernements élus établissent les politiques et présentent les projets de loi qu’ils estiment appropriés, tout en tenant compte des limites extérieures établies par la Constitution et par les droits garantis. Le Parlement débat les projets de loi et les adopte, tout en tenant compte de leur compatibilité avec la Constitution et la Déclaration canadienne des droits; les tribunaux sont en fin de compte chargés de décider si la loi est constitutionnelle. La norme de l’argument crédible a pour but de permettre à chacun des organes du gouvernement de jouer le rôle qui lui revient afin de veiller au respect des droits garantis.

Ce système est appelé « freins et contrepoids ». Les actions de chacun des organes, alors qu’ils assument leurs rôles respectifs, créent de multiples freins et contrepoids, tout cela dans le but de faire en sorte que nos lois respectent les droits garantis par la Charte et la Déclaration canadienne des droits. Comme je l’ai mentionné précédemment, le professeur émérite Peter W. Hogg a dit que les principales protections concernant les libertés civiles au Canada sont le caractère démocratique des institutions politiques canadiennes, l’indépendance du pouvoir judiciaire et la tradition, sur le plan juridique, de respect des libertés civiles. Chacun de ces éléments a un rôle primordial à jouer pour veiller à ce que nos lois soient dûment édictées et à ce qu’elles respectent nos droits.

[279]   L’article 3 de la Déclaration canadienne des droits et l’article 4 de la Loi sur le ministère de la Justice doivent être interprétés à la lumière de ce contexte qui les situe. Le contexte dans lequel se situent le processus d’examen et l’obligation de faire rapport se reflète dans les termes énonçant ces obligations. Des termes et expressions comme « ascertain », « whether » et « there is an inconsistency » avec nos « guaranteed rights » font ressortir la séparation des pouvoirs et les responsabilités imposées à chacun des organes du fait de cette séparation. Non seulement l’interprétation du sens ordinaire appuie entièrement la norme de l’« argument crédible », les contextes constitutionnel et institutionnel l’appuient tout autant. Ce n’est pas uniquement à l’organe exécutif et au ministre de la Justice qu’il incombe de garantir la compatibilité avec les droits. Il s’agit d’un idéal vers lequel on doit tendre collectivement et qui est atteint grâce aux efforts concertés des trois organes du gouvernement qui travaillent dans un but commun. C’est ainsi que nous nous assurons que nos lois respectent les droits qui nous sont garantis.

IX.       CONCLUSION

A.        Issue de l’affaire et observations finales

[280]   En se fondant sur le sens ordinaire des dispositions en cause, sur l’intention générale du législateur, qui appuie la méthode fondée sur le sens ordinaire, ainsi que sur les contextes constitutionnel et institutionnel, on peut répondre de la manière suivante aux questions proposées par la professeure Sullivan (voir le paragraphe 101 ci-dessus) en matière d’interprétation :

Partie (1) — Quel est le sens du texte de loi?

[281]   En ce qui concerne le sens ordinaire, les différences entre les lois établissant les obligations d’examen et de rapport sont importantes : les trois lois applicables utilisent des termes légèrement différents pour renvoyer aux mêmes obligations, ce qui peut semer la confusion, mais aussi donner des réponses suite à un examen approfondi. Les versions françaises de ces lois constituent une autre pièce importante du casse-tête : il y a des différences de sens subtiles importantes entre les dispositions françaises et anglaises, que ces différences découlent des dispositions prises ensemble ou de variations subtiles entre des termes précis. Afin de dégager le sens commun des dispositions relatives à l’examen, il examine attentivement les légères nuances entre les dispositions dans les deux langues officielles. Comme je l’ai conclu précédemment, l’analyse du sens ordinaire donne le résultat suivant : les lois qui sont presque identiques et les divers termes employés dans les versions anglaises et françaises établissent que le sens ordinaire exige que la ministre de la Justice « ascertain » s’il y a incompatibilité ou non. Les termes « vérifier », « rechercher » et « examiner » ainsi que l’expression « do not trespass unduly » appuient tous l’argument selon lequel le terme « ascertain » est le sens ordinaire exact des dispositions relatives à l’examen. En revanche, l’emploi du terme « ensure » est toujours atténué par les équivalents français employés qui sont beaucoup plus faibles.

Partie (2) — Quelle était l’intention du législateur? C’est-à-dire, lors de la promulgation du texte de loi, quelles mesures législatives le législateur avait-il l’intention d’adopter? Quel objet espérait-il atteindre? Quelles étaient ses intentions bien précises (le cas échéant) eu égard aux faits en l’espèce?

[282]   Comme le montre l’analyse ci-dessus, le législateur voulait bel et bien que les dispositions relatives à l’examen exigent de la ministre de la Justice qu’elle « ascertain » s’il y avait incompatibilité ou non avec les droits garantis. Il ressort de la preuve que les termes « ensure » et « ascertain » ont tous les deux fait l’objet d’un examen approfondi. En fin de compte, le terme « ascertain » a été choisi, étant donné qu’il reflète correctement le niveau de responsabilité et de contrôle qui doit être confié à la ministre de la Justice, compte tenu de l’incidence des obligations en matière d’examen et de rapport sur la séparation des pouvoirs et sur les activités du gouvernement. Le législateur voulait favoriser la conformité avec les droits garantis, mais il n’a pas imposé à la ministre de la Justice la lourde responsabilité de faire en sorte que les lois soient exemptes d’incompatibilités, ce qu’il est fort probablement impossible de faire.

Partie (3) — Quelles sont les conséquences découlant de l’adoption de l’interprétation proposée? Sont-elles compatibles avec les normes que le législateur est présumé respecter?

[283]   Il ne faut pas oublier que la question juridique que je dois trancher est de savoir si la ministre interprète correctement la norme applicable qui découle des lois en cause. En l’espèce, la Cour n’a pas pour tâche de décider si la ministre de la Justice assume correctement ces obligations en pratique.

[284]   Suivant l’analyse que j’ai effectuée à l’égard du sens ordinaire, de l’intention du législateur et des contextes constitutionnel et institutionnel, je conclus que la seule interprétation qui puisse être donnée aux dispositions relatives à l’examen est que la norme de l’« argument crédible » est correcte. La Cour ne peut pas accorder au demandeur ce qu’il demande. Je ne peux tout simplement pas introduire dans les lois des concepts que les termes ne reflètent pas. La norme de l’« incompatibilité probable », aussi louable qu’elle puisse être, ne se reflète tout simplement pas dans les dispositions relatives à l’examen situées dans leur contexte.

[285]   Lorsqu’on les interprète, les dispositions relatives à l’examen ne commandent pas un mécanisme différent et plus strict fondé sur la norme de l’« incompatibilité probable ». Le système actuel exige de la norme de l’« argument crédible » qu’elle reflète dûment le libellé des dispositions relatives à l’examen. Il ne s’agit pas d’un système qui vise à garantir totalement que les avant-projets de loi et les projets de règlement sont conformes à la Charte. Oui, il ne fait aucun doute que le mécanisme de rapport est faible, mais je ne peux pas lui donner un sens plus large que ce qui est prévu dans les lois. Le mécanisme d’examen montre par ailleurs que les avant-projets de loi et les projets de règlement sont hypothétiquement vérifiés de façon fiable au sein du ministère de la Justice, en vue de relever et d’éliminer les incompatibilités possibles. Pourtant, la ministre de la Justice n’est pas liée par l’opinion des avocats de la Direction des services juridiques qui ont effectué leur analyse de la compatibilité avec les droits garantis. Le rédacteur n’a pas pour rôle d’entraver le pouvoir discrétionnaire dont dispose la ministre lorsqu’elle vérifie personnellement s’il existe des incompatibilités.

[286]   Si les dispositions relatives à l’examen avaient pour objectif de garantir que les lois ne portent pas atteinte aux droits garantis, il faudrait les reformuler. Entre-temps, les lois actuelles restent en vigueur. Les dispositions relatives à l’examen actuelles pourraient notamment être améliorées si le libellé des versions françaises et anglaises des lois était cohérent.

[287]   Nous devons modifier les lois en vigueur si nous estimons que de telles modifications sont nécessaires afin de réformer le système actuel. Divers pays utilisent des termes différents, des degrés différents de suprématie du Parlement ainsi que différents mécanismes juridiques pour mettre en œuvre différentes normes en matière d’examen et de rapport. S’il y a une volonté politique de modifier l’équilibre que le Canada a choisi d’établir, les changements devront passer par les processus politiques et législatifs appropriés. Si la norme applicable doit effectivement être modifiée, il faut passer par le processus législatif. Le projet de loi C-537 de M. Irwin Cotler visait une telle modification. Les modifications qu’il proposait ne sont pas devenues des règles de droit, mais la méthode qu’il a employée montre la voie qu’il convient de suivre pour adopter de telles réformes. Les moyens d’arriver à cette fin peuvent différer de ceux établis par M. Cotler, mais, s’il est nécessaire de modifier les processus d’examen et de rapport, une nouvelle loi devra être édictée, et les lois actuelles devront être modifiées.

[288]   Suivant l’ensemble du processus examiné ci-dessus, qui a été conçu pour relever et réduire les incompatibilités, si un membre du public est d’avis qu’une loi devrait être contestée, il existe des ressources privées et publiques facilitant les actions intentées dans l’intérêt public. Nous devons être conscients que le soutien des litiges d’intérêt public par le gouvernement est une question de politique. Par exemple, le « Programme de contestation judiciaire du Canada », qui n’existe plus, a été créé à la fin des années 1970 par le gouvernement et avait pour but d’aider à financer les contestations constitutionnelles provenant du public. Le Programme de contestation judiciaire du Canada a été aboli en 2006, mais le gouvernement au pouvoir peut toujours rétablir un tel programme pour des raisons politiques. En fonction du tableau des affaires qui ont été entendues par la Cour suprême du Canada de 2006 à 2015 (voir l’annexe 2), je prends acte du fait que les lois fédérales continuent de faire l’objet de contestations constitutionnelles devant les tribunaux, que le programme existe ou non.

[289]   Au Canada, chaque institution a ses propres rôles et responsabilités. Nous ne devons pas confondre les obligations de chacune des parties. Plus particulièrement, le Parlement doit assumer la responsabilité qui lui incombe au titre de l’examen des projets de loi émanant de l’organe exécutif et de la tenue de débats à ce sujet en ayant recours aux moyens de son choix. Si le Parlement a besoin de ressources supplémentaires pour respecter ses obligations, il doit en faire la demande. Dans sa forme actuelle, l’obligation de faire rapport de la ministre de la Justice ne peut pas et ne doit pas remplacer l’examen du Parlement; la norme de l’« argument crédible » reflète cela.

B.        Les dépens

[290]   Le défendeur ne demande pas l’adjudication des dépens à l’encontre du demandeur, et une provision pour frais a été octroyée au demandeur conformément à l’ordonnance de la Cour datée du 11 mars 2013. Comme les avocats l’ont mentionné à la Cour lors du dernier jour d’audience, il semble qu’il y a encore des questions à régler en ce qui concerne la provision pour frais. Pour achever l’ordonnance accordant la provision pour frais datée du 11 mars 2013, l’avocat du demandeur dispose de 30 jours à compter de la date du présent jugement pour déposer ses observations, et l’avocat du défendeur a 20 jours pour y répondre.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.         L’action simplifiée est rejetée.

2.         La Cour déclare que la norme d’examen de l’« argument crédible » utilisée par le ministère dans son examen de la loi au titre de l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits, de l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice et de l’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires est appropriée et légitime.

3.         La Cour déclare que la méthode de l’« incompatibilité probable » préconisée par le demandeur ne reflète pas l’article 3 de la Déclaration canadienne des droits, l’article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice ni l’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires.

4.         Quant à la question des dépens, l’avocat du demandeur dispose de 30 jours à compter de la date du jugement pour déposer des observations, et l’avocat du défendeur a 20 jours pour présenter ses observations en réponse.

ANNEXE 1 — DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44

Devoirs du ministre de la Justice

3 (1) Sous réserve du paragraphe (2), le ministre de la Justice doit, en conformité de règlements prescrits par le gouverneur en conseil, examiner tout règlement transmis au greffier du Conseil privé pour enregistrement, en application de la Loi sur les textes réglementaires, ainsi que tout projet ou proposition de loi soumis ou présentés à la Chambre des communes par un ministre fédéral en vue de rechercher si l’une quelconque de ses dispositions est incompatible avec les fins et dispositions de la présente Partie, et il doit signaler toute semblable incompatibilité à la Chambre des communes dès qu’il en a l’occasion.

Exception

(2) Il n’est pas nécessaire de procéder à l’examen prévu par le paragraphe (1) si le projet de règlement a fait l’objet de l’examen prévu à l’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires et destiné à vérifier sa compatibilité avec les fins et les dispositions de la présente partie.

Loi sur le ministère de la Justice, L.R.C. (1985), ch. J-2

Examen de projets de loi et de règlements

4.1 (1) Sous réserve du paragraphe (2), le ministre examine, conformément aux règlements pris par le gouverneur en conseil, les règlements transmis au greffier du Conseil privé pour enregistrement, en application de la Loi sur les textes réglementaires ainsi que les projets ou propositions de loi soumis ou présentés à la Chambre des communes par un ministre fédéral, en vue de vérifier si l’une de leurs dispositions est incompatible avec les fins et dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés, et fait rapport de toute incompatibilité à la Chambre des communes dans les meilleurs délais possible.

Exception

(2) Il n’est pas nécessaire de procéder à l’examen prévu par le paragraphe (1) si le projet de règlement a fait l’objet de l’examen prévu à l’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires et destiné à vérifier sa compatibilité avec les fins et les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés.

Loi sur les textes réglementaires, L.R.C. (1985), ch. S-22

EXAMEN DES PROJETS DE RÈGLEMENT

Envoi au Conseil privé

3 (1) Sous réserve des règlements d’application de l’alinéa 20a), l’autorité réglementaire envoie chacun de ses projets de règlement en trois exemplaires, dans les deux langues officielles, au greffier du Conseil privé.

Examen

(2) À la réception du projet de règlement, le greffier du Conseil privé procède, en consultation avec le sous-ministre de la Justice, à l’examen des points suivants :

a) le règlement est pris dans le cadre du pouvoir conféré par sa loi habilitante;

b) il ne constitue pas un usage inhabituel ou inattendu du pouvoir ainsi conféré;

c) il n’empiète pas indûment sur les droits et libertés existants et, en tout état de cause, n’est pas incompatible avec les fins et les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés et de la Déclaration canadienne des droits;

d) sa présentation et sa rédaction sont conformes aux normes établies.

Avis à l’autorité réglementaire

(3) L’examen achevé, le greffier du Conseil privé en avise l’autorité réglementaire en lui signalant, parmi les points mentionnés au paragraphe (2), ceux sur lesquels, selon le sous-ministre de la Justice, elle devrait porter son attention.

ANNEXE 2 — LISTE DE LA JURISPRUDENCE DE LA COUR SUPRÊME

La présente annexe consiste en la reproduction du tableau produit par le défendeur à l’annexe B du mémoire relatif à la conférence préparatoire du défendeur. Les notes de bas de page ont été intégrées dans le tableau.

Examen des arrêts de la C.S.C. traitant de contestations fondées sur la Charte ou sur la Déclaration canadienne des droits et présentées entre 2006 et 2015.

(en date d’août 2015)

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Référence

Question en litige

Issue

Violation

(la violation n’est pas sauvegardée au titre de l’article premier)

Dissidence de la CSC

(à l’égard de la décision de la majorité quant à la Charte)

Résultat incompatible ou dissidence au sein des tribunaux inférieurs

(lorsque la CSC a statué qu’il y avait eu contravention à la Charte)

1.

Guindon c Canada, 2015 CSC 41

L’article 163.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu viole-t-il l’article 11 de la Charte?

Pourvoi rejeté.

L’article 11 de la Charte n’est pas mis en cause par l’article 163.2.

Non

Non

Non

2.

R c Smith, 2015 CSC 34

Certaines dispositions du régime d’accès à la marihuana médicale prévues à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances et le Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales contreviennent-elles à l’article 7 de la Charte?

Pourvoi rejeté.

Certaines des dispositions contestées de la Loi violent l’article 7 de la Charte.

Oui

Non

Il y avait une dissidence à la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (voir 2014 BCCA 322).

3.

R c Nur, 2015 CSC 15

Les peines minimales obligatoires d’emprisonnement prévues aux sous-alinéas 95(2)a)(i) et (ii) du Code criminel contreviennent-elles aux articles 7 et/ou 12 de la Charte?

Pourvoi rejeté.

L’alinéa 95(2)a) viole l’article 12 de la Charte.

Oui

3 juges dissidents

La Cour d’appel de l’Ontario a statué que l’article 12 de la Charte était violé (voir 2013 ONCA 677).

La Cour supérieure de l’Ontario avait statué qu’il n’y avait pas violation des articles 12 ou 15 de la Charte. Elle a statué qu’il y avait violation de l’article 7, mais que le demandeur n’avait pas qualité pour agir (voir 2011 ONSC 4874).

4.

Canada (Procureur général) c Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7, [2015] 1 RCS 401

Certaines dispositions de la Loi sur le recyclage et produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, ainsi que la réglementation connexe, qui se rapportent aux renseignements que les avocats doivent conserver et obtenir à propos de leurs clients contreviennent-elles aux articles 7 et/ou 8 de la Charte?

Appel accueilli en partie.

Certaines des dispositions contestées violent les articles 7 et 8 de la Charte.

Oui

Non

Non

5.

Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 RCS 331

Les dispositions du Code criminel interdisant l’aide d’un médecin pour mourir violent-elles les articles 7 et/ou 15 de la Charte?

Pourvoi accueilli.

Les dispositions contestées violent l’article 7 de la Charte. La Cour ne s’est pas prononcée quant à l’article 15 de la Charte.

Oui

Non

La Cour d’appel de la Colombie-Britannique avait statué qu’il n’y avait pas de violation à la Charte, parce que le juge du procès était lié par le précédent Rodriguez c CB (PG), [1993] 3 RCS 519. Il y avait une dissidence (voir 2013 BCCA 435).

La Cour suprême de la Colombie-Britannique avait statué que l’interdiction violait l’article 7 de la Charte (voir 2012 BCSC 886).

6.

Meredith c Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 RCS 3

Certaines dispositions de la Loi sur le contrôle des dépenses contreviennent-elles à l’alinéa 2d) de la Charte?

Pourvoi rejeté.

Les dispositions contestées ne violent pas la Charte.

Non

Non

Non

7.

Association de la police montée de l’Ontario c Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 RCS 3

Le fait d’exclure les membres de la GRC des négociations collectives et de les assujettir à un régime non syndical de relations de travail conformément au Règlement de la Gendarmerie royale du Canada contrevient-il à l’alinéa 2d) de la Charte?

Pourvoi accueilli.

Les dispositions contestées violent la Charte.

Oui

1 juge dissident

Non

8.

Wakeling c États-Unis d’Amérique, 2014 CSC 72, [2014] 3 RCS 549

La législation fédérale (le Code criminel et la Loi sur la protection des renseignements personnels) autorisant la divulgation de renseignements obtenus licitement par écoute électronique entre des organismes canadiens et étrangers d’application de la loi contrevient-elle aux articles 7 et/ou 8 de la Charte?

Pourvoi rejeté.

Les dispositions contestées ne violent pas la Charte.

Non

Non

Non

9.

Kazemi (Succession) c République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 RCS 176

Le paragraphe 3(1) de la Loi sur l’immunité des États est-il incompatible avec l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits et/ou contrevient-il à l’article 7 de la Charte?

Pourvoi rejeté.

L’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits n’est pas mis en cause dans cette affaire. Il n’y a aucune violation de l’article 7 de la Charte.

Non

Non

Non

10.

R c Conception, 2014 CSC 60, [2014] 3 RCS 33

Certaines dispositions du Code criminel relatives au régime relatif à l’ordonnance de traitement prévues au contreviennent-elles à l’article 7 de la Charte?

Pourvoi rejeté.

Les dispositions contestées ne violent pas la Charte.

Non

Non

Non

11.

Canada (Citoyenneté et Immigration) c Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 RCS 33

Le régime de certificat de sécurité prévu par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés contrevient-il à l’article 7 de la Charte?

Appel partiellement accueilli.

Les dispositions contestées ne violent pas la Charte.

Non

Non

Non

12.

Canada (Procureur général) c Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 RCS 392

Le paragraphe 10(1) de la Loi sur l’abolition de la libération anticipée des criminels, lequel a pour effet de retarder l’admissibilité à une semi-liberté pour certains détenus, contrevient-il à l’alinéa 11h) de la Charte?

Pourvoi rejeté.

Le paragraphe 10(1) de la Loi contrevient à l’alinéa 11h) de la Charte.

Oui

Non

Non

13.

Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 RCS 1101

Certaines dispositions du Code criminel qui criminalisent diverses activités liées à la prostitution contreviennent-elles à l’article 7 et/ou à l’alinéa 2b) de la Charte?

Pourvoi rejeté.

Les dispositions contestées violent la Charte.

Oui

Non

Non

14.

Divito c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 47, [2013] 3 RCS 157

Certaines dispositions de la Loi sur le transfèrement international des délinquants qui ne donnent pas à un citoyen canadien condamné à l’étranger le droit automatique de purger la peine au Canada contreviennent au paragraphe 6(1) de la Charte?

Pourvoi rejeté.

Les dispositions contestées ne violent pas la Charte.

Non

Non

Non

15.

R c Levkovic, 2013 CSC 25, [2013] 2 RCS 204

L’article 243 du Code criminel contrevient-il à l’article 7 de la Charte?

Pourvoi rejeté.

L’article 243 du Code ne viole pas l’article 7 de la Charte.

Non

Non

Non

16.

R c St-Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, [2012] 3 RCS 187

Les présomptions légales contenues dans certaines dispositions du Code criminel contreviennent-elles aux dispositions 7, 11c) et/ou 11d) de la Charte?

Appel partiellement accueilli.

Les dispositions contestées violent l’alinéa 11d) de la Charte. Cette violation est uniquement justifiée après la dissociation de certains mots des dispositions.

Oui

2 juges dissidents en partie

Non

17.

R c Khawaja, 2012 CSC 69, [2012] 3 RCS 555

Certaines dispositions de la section sur le terrorisme du Code criminel contreviennent-elles à l’article 2 et/ou à l’article 7 de la Charte?

Pourvoi rejeté.

Les dispositions contestées ne violent pas la Charte.

Non

Non

Non

18.

Sriskandarajah c États-Unis d’Amérique, 2012 CSC 70, [2012] 3 RCS 609

Pourvoi connexe à R c Khawaja, 2012 CSC 69.

Pourvoi rejeté.

Les dispositions contestées ne violent pas la Charte.

Non

Non

Non

19.

R c Tse, 2012 CSC 16, [2012] 1 RCS 531

L’article 184.4 du Code criminel, soit la disposition relative à l’écoute électronique d’urgence, contrevient-il à l’article 8 de la Charte?

Pourvoi rejeté.

L’article 184.4 du Code viole l’article 8 de la Charte.

Oui

Non

Non

20.

Canada (Procureur général) c PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 RCS 396

Les paragraphes 4(1) et 5(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, lesquels interdisent la possession et le trafic, contreviennent-ils à l’article 7 de la Charte?

Pourvoi rejeté.

Les dispositions contestées ne violent pas la Charte.

Non

Non

Non

21.

Withler c Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 RCS 396

Certaines dispositions de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes et de la Loi sur la pension de la fonction publique se rapportant à la prestation supplémentaire de décès contreviennent-elles au paragraphe 15(1) de la Charte?

Pourvoi rejeté.

Les dispositions contestées ne violent pas la Charte.

Non

Non

Non

22.

R c Ahmad, 2011 CSC 6, [2011] 1 RCS 110

Le régime prévu à l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada contrevient-il à l’article 7 de la Charte?

Pourvoi accueilli.

Les dispositions contestées ne violent pas la Charte.

Non

Non

Non

23.

Toronto Star Newspapers Ltd. c Canada, 2010 CSC 21, [2010] 1 RCS 721

L’article 517 du Code criminel, lequel enjoint au juge de rendre une ordonnance d’interdiction de publication dans certaines circonstances, contrevient-il à l’alinéa 2b) de la Charte?

Pourvoi rejeté.

L’article 517 du Code contrevient à l’alinéa 2b) de la Charte, mais la limite est justifiée par l’article premier.

Non

Non

Non

24.

R c J.Z.S., 2010 CSC 1, [2010] 1 RCS 3

L’article 486.2 du Code criminel et l’article 16.1 de la Loi sur la preuve au Canada, lesquels se rapportent au mode de témoignage des enfants, contreviennent-ils à l’article 7 et à l’alinéa 11d) de la Charte?

Pourvoi rejeté.

Les dispositions contestées ne violent pas la Charte.

Non

Non

Non

25.

Bande et nation indiennes d’Ermineskin c Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 RCS 222

Certaines dispositions relatives à la gestion des fonds de la Loi sur les Indiens contreviennent-elles au paragraphe 15(1) de la Charte?

Pourvois rejetés.

Les dispositions contestées ne violent pas la Charte.

Non

Non

Non

26.

R c D.B., 2008 CSC 6, [2008] 2 RCS 3

Certaines dispositions prévoyant l’inversion du fardeau de preuve dans la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents contreviennent-elles à l’article 7 de la Charte?

Pourvoi rejeté.

Les dispositions contestées violent la Charte.

Oui

4 juges dissidents en partie

Non

27.

R c Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 RCS 96

La peine minimale obligatoire d’emprisonnement imposée à l’alinéa 236a) du Code criminel contrevient-elle à l’article 12 de la Charte?

Pourvoi rejeté.

La disposition contestée ne viole pas la Charte.

Non

Non

Non

28.

Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 RCS 350

Le régime de certificat d’interdiction de territoire prévu par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés contrevient-il aux articles 7, 9, 10, 12 et 15 de la Charte?

Pourvoi accueilli.

Les dispositions contestées violent les articles 7, 9, et 10 de la Charte.

Oui

Non

Le juge du procès et la Cour d’appel avaient statué que les dispositions contestées ne violaient pas la Charte (voir 2004 CAF 421, 2003 CF 1419).

29.

Canada (Procureur général) v JTI-MacDonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 1 RCS 429

Certaines dispositions relatives à la publicité et à la promotion de la Loi sur le tabac et le Règlement sur l’information relative aux produits du tabac contreviennent-ils à l’alinéa 2b) de la Charte?

Pourvoi accueilli.

Les dispositions contestées violent l’alinéa 2b) de la Charte, mais cette violation est justifiée au titre de l’article premier.

Non

Non

Non

30.

Canada (Procureur général) c Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 RCS 429

Les dispositions du Régime de pensions du Canada restreignant l’admissibilité aux prestations de survivant en ce qui a trait au conjoint de même sexe de certains cotisants décédés contreviennent-elles au paragraphe 15(1) de la Charte?

Pourvoi rejeté.

Certaines des dispositions contestées violent la Charte.

Oui

Non

Non

31.

R c Bryan, 2007 CSC 12, [2007] 1 RCS 527

L’article 329 de la Loi électorale du Canada, lequel interdit la transmission des résultats électoraux, d’une circonscription à une autre, avant la fermeture de tous les bureaux de scrutin contrevient-il à l’alinéa 2b) de la Charte?

Pourvoi rejeté.

L’article 329 de la Loi viole l’alinéa 2b) de la Charte, mais cette violation est justifiée au titre de l’article premier.

Non

Non

Non

32.

États-Unis d’Amérique c Ferras; États-Unis d’Amérique c Latty, 2006 CSC 33, [2006] 2 RCS 77

La méthode de traité prévue à l’alinéa 32(1)b) de la Loi sur l’extradition contrevient-elle à l’article 7 de la Charte?

Pourvois accueillis.

L’alinéa 32(1)b) de la Loi ne viole pas la Charte.

Non

Non

Non

33.

États-Unis du Mexique c Ortega; États-Unis d’Amérique c Fiessel, 2006 CSC 34, [2006] 2 RCS 120

Pourvoi connexe à États-Unis d’Amérique c Ferras; États-Unis d’Amérique c Latty, 2006 CSC 33.

Pourvois accueillis.

L’alinéa 32(1)b) de la Loi ne viole pas la Charte.

Non

Non

Non

34.

R c Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 RCS 554

Le paragraphe 487.055(1) du Code criminel, lequel se rapporte aux prélèvements d’échantillons d’ADN contrevient-il aux articles 7, 8 et/ou 11 de la Charte?

Pourvoi accueilli.

Le paragraphe 487.055(1) du Code ne viole pas la Charte.

Non

Non

Non

Total

12/34

4/12

4/12

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