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[2016] 4 R.C.F. 66

DES-1-11

2015 CF 1278

Le procureur général du Canada (demandeur)

c.

Abdullah Almalki, Khuzaimah Kalifah, Abdulrahman Almalki, représenté par son tuteur à l’instance Khuzaimah Kalifah, Sajeda Almalki, représentée par son tuteur à l’instance Khuzaimah Kalifah, Muaz Almalki, représenté par son tuteur à l’instance Khuzaimah Kalifah, Zakariyy A Almalki, représenté par son tuteur à l’instance Khuzaimah Kalifah, Nadim Almalki, Fatima Almalki, Ahmad Abou-Elmaati, Badr Abou-Elmaati, Samira Al-Shallash, Rasha Abou-Elmaati, Muayyed Nureddin, Abdul Jabbar Nureddin, Fadila Siddiqu, Mofak Nureddin, Aydin Nureddin, Yashar Nureddin, Ahmed Nureddin, Sarab Nureddin, Byda Nureddin (défendeurs)

Répertorié : Canada (Procureur général) c. Almalki

Cour fédérale, juge Mosley—Ottawa, 1er septembre et 23 novembre 2015.

*Note de l’arrêtiste : Cette décision a été infirmée en appel (A-520-15, 2016 CAF 195). Les motifs du jugement, qui ont été prononcés le 8 juillet 2016, seront publiés dans le Recueil des décisions des Cours fédérales.

Renseignement de sécurité — Divulgation de renseignements — Sources humaines — Demande sollicitant une ordonnance portant sur la divulgation des informations visées par le processus d’enquête préalable dans des actions intentées par les défendeurs à la Cour supérieure de justice de l’Ontario — La Loi modifiant la Loi sur le Service du renseignement de sécurité et d’autres lois (projet de loi C-44) a modifié l’art. 18(1) de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité et a créé l’art. 18.1 — La présente procédure concernait l’application de ces dispositions à une procédure engagée avant l’adoption de la loi — La divulgation des informations visées par la présente demande a été refusée aux défendeurs lors de l’enquête préalable conformément à l’art. 38.02(1)a) de la Loi sur la preuve au Canada (la LPC) — Le demandeur a demandé de confirmer l’interdiction de divulgation — Les défendeurs ont sollicité une ordonnance autorisant la divulgation de toutes les informations se rapportant à leurs actions civiles, y compris l’identité d’employés du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) ainsi que les informations provenant de sources humaines — Il s’agissait de savoir si l’art. 18(1) de la Loi interdit la divulgation de l’identité des employés du SCRS fondée sur l’art. 38 de la LPC et si le privilège relatif aux sources humaines créé par l’art. 18.1 de la Loi s’applique aux informations en cause en l’espèce — Les parties ne se sont pas entendues sur le poids qu’il faudrait accorder à l’art. 18(1) selon les critères de la décision Ribic c. Canada (Procureur général) — La portée de l’infraction prévue à l’art. 18(1) est limitée par l’exception énoncée à l’art. 18(2) et les autorisations de communication prévues à l’art. 19 de la Loi — Les informations concernant des employés du SCRS qui participent à des activités clandestines peuvent être divulguées en conformité avec les exigences de la loi, y compris les divulgations ordonnées par un juge désigné de la Cour qui exerce ses fonctions en application de l’art. 38 de la LPC — L’art. 18.1 est muet quant à son application dans le temps — Le demandeur n’a pas réussi à démontrer que la loi ne pouvait pas s’appliquer efficacement sur une base prospective — Rien ne donne à penser que le législateur a envisagé l’application de la disposition à des affaires qui étaient débattues devant les tribunaux au moment où la loi était sous examen — L’application de l’article 18.1 à des informations qui ont été obtenues par le SCSR de nombreuses années plus tôt équivaut à donner des effets rétrospectifs à la loi — Il s’agissait de savoir si la loi porte atteinte à des droits substantiels ou acquis — La nouvelle loi codifie un nouveau privilège générique qui crée un droit substantiel pour les sources humaines — La Loi limiterait la capacité des défendeurs à prouver leurs allégations — L’art. 18.1 ne devrait pas être appliqué aux informations en cause en l’espèce et les informations devraient continuer d’être assujetties au critère énoncé dans la décision Ribic — Subsidiairement, quant à la question de savoir si les défendeurs ont un droit acquis à la divulgation de renseignements permettant l’identification de sources humaines, l’argument voulant que le droit d’obtenir des informations ne soit acquis qu’au moment même où celles-ci sont divulguées a été rejeté — Le droit à la communication fait partie du processus judiciaire dès le début — La question à trancher dans un examen fondé sur l’art. 38 était de savoir si, à l’étape de l’enquête préalable, des informations peuvent être soustraites à la communication pour des raisons liées à l’intérêt public — Au moment où l’art. 18.1 est entré en vigueur, les défendeurs avaient un droit acquis au régime de divulgation établi pour la durée des instances intentées au titre de l’art. 38 de la LPC — La mise en balance du facteur de l’intérêt public à une divulgation complète et celui de la sécurité nationale peut être faite en l’espèce en fonction du critère de la décision Ribic sans porter atteinte aux droits acquis des défendeurs — Ainsi, l’application rétrospective de l’art. 18.1 a été jugée invalide.

Il s’agissait d’une demande sollicitant une ordonnance portant sur la divulgation des informations visées par le processus d’enquête préalable dans des actions intentées par les défendeurs à la Cour supérieure de justice de l’Ontario.

La Loi modifiant la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité et d’autres lois (le projet de loi C-44) a modifié le paragraphe 18(1) de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (la Loi), qui érige en infraction le fait de communiquer l’identité d’un employé du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS), et a créé l’article 18.1 de la Loi. L’article 18.1 dispose que l’anonymat des sources humaines ou informations qui permettrait de découvrir l’identité des sources humaines est un aspect qu’il faut « préserver […] afin de protéger leur vie et leur sécurité et d’encourager les personnes physiques à fournir des informations au [SCRS] ». La procédure engagée aux présentes concernait l’application des deux dispositions susmentionnées à une procédure engagée avant l’adoption de la loi. La divulgation des informations visées par la présente demande a été refusée aux défendeurs lors de l’enquête préalable parce qu’elle serait préjudiciable à l’intérêt national et que l’alinéa 38.02(1)a) de la Loi sur la preuve au Canada (LPC) interdit de divulguer des informations qui porteraient préjudice au Canada. Le demandeur a demandé à la Cour de confirmer l’interdiction de divulgation fondée sur des prétentions d’atteinte aux intérêts nationaux protégés. Les défendeurs ont sollicité une ordonnance autorisant la divulgation de toutes les informations se rapportant à leurs actions civiles, y compris l’identité d’employés du SCRS ainsi que les informations provenant de sources humaines.

Il s’agissait de savoir si le paragraphe 18(1) de la Loi interdit la divulgation de l’identité des employés du SCRS fondée sur l’article 38 de la LPC et si le privilège relatif aux sources humaines créé par l’article 18.1 de la Loi s’applique aux informations en cause en l’espèce.

Jugement : l’application de l’article 18.1 en l’espèce serait rétrospective, et ainsi, elle est jugée invalide.

Bien que les parties se soient entendues quant au fait que le paragraphe 18(1) ne lie pas la Cour de manière à empêcher la divulgation des noms d’employés du SCRS fondée sur l’article 38 de la LPC, elles ne se sont pas entendues sur le poids qu’il faudrait accorder au paragraphe 18(1) selon les critères de la décision Ribic c. Canada (Procureur général). La portée de l’infraction prévue au paragraphe 18(1), telle que la disposition était libellée avant l’adoption du projet de loi C-44 et telle qu’elle est actuellement libellée dans la Loi révisée, est limitée par l’exception énoncée au paragraphe 18(2) et les autorisations de communication prévues à l’article 19 de la Loi. Par conséquent, les informations concernant des employés du SCRS qui participent à des activités clandestines peuvent être divulguées dans l’exercice des fonctions qui leur sont conférées en vertu de toute autre loi fédérale ou en conformité avec les exigences d’une autre règle de droit. Cela comprend les divulgations ordonnées par un juge désigné de la Cour qui exerce ses fonctions en application de l’article 38 de la LPC.

Quant à l’article 18.1, la loi elle-même est muette quant à son application dans le temps. Le demandeur affirme qu’à partir du 23 avril 2015, l’article 18.1 s’applique à toutes les instances, peu importe le moment où elles ont été intentées, pourvu qu’il n’y ait pas eu de divulgation des informations provenant d’une source humaine avant cette date. Les défendeurs ont affirmé que l’article 18.1 ne doit s’appliquer qu’à des sources humaines qui ont reçu une promesse d’anonymat en contrepartie d’un transfert des informations après l’entrée en vigueur du projet de loi C-44.

Le demandeur n’a pas réussi à démontrer que la loi ne pouvait pas s’appliquer efficacement sur une base prospective. Rien dans les débats parlementaires ne donne à penser que le législateur a envisagé l’application de la disposition à des affaires qui étaient débattues devant les tribunaux au moment où la loi était sous examen. L’application de l’article 18.1 à des informations qui ont été obtenues par le SCSR de nombreuses années plus tôt en vue d’empêcher leur divulgation après l’adoption de la loi équivaut à donner des effets rétrospectifs à la loi. La question qui devait être tranchée était de savoir si la loi porte atteinte à des droits substantiels ou acquis.

Sous le régime envisagé par les modifications, la Cour n’aurait aucun rôle à jouer pour trancher la question de savoir si la protection était nécessaire dans l’un ou l’autre cas précis. Il serait également interdit à la Cour d’examiner les circonstances dans lesquelles la promesse d’anonymat a été faite. Si l’article 18.1 devait s’appliquer en l’espèce, la Cour n’aurait aucune occasion d’examiner la question de savoir s’il existe un intérêt public à la divulgation pour contrebalancer ces facteurs, en l’absence d’une conclusion selon laquelle la personne physique n’est pas, en réalité, une source humaine. La loi ne laisse pratiquement aucune possibilité pour tirer cette conclusion ou pour identifier la source sous réserve, dans les instances criminelles, de l’exception relative à la démonstration de l’innocence prévue au paragraphe 18.1(4) de la Loi.

La nouvelle loi établit un privilège générique qui crée des droits substantiels pour les sources humaines et pourrait avoir un effet substantiel sur la portée d’une divulgation autorisée en l’espèce. Si la loi devait produire un tel effet, elle limiterait la capacité des défendeurs à prouver leurs allégations portées contre le défendeur et à établir que leurs droits constitutionnels ont été violés. L’article 18.1 ne devrait pas être appliqué aux informations en cause en l’espèce et les informations devraient continuer d’être assujetties au critère énoncé dans la décision Ribic relativement à la divulgation.

Subsidiairement, la question de savoir si les défendeurs avaient un droit acquis à l’égard des informations relatives à des sources humaines, dans un examen fondé sur l’article 38, a été abordée. L’argument voulant que, dans un examen fondé sur l’article 38, le droit d’obtenir des informations ne soit acquis qu’au moment même où celles-ci sont divulguées a été rejeté. Le droit à la communication fait partie du processus judiciaire dès le début. La question à trancher dans un examen fondé sur l’article 38 est de savoir si, à l’étape de l’enquête préalable, des informations peuvent être soustraites à la communication pour des raisons liées à l’intérêt public. Au moment où l’article 18.1 est entré en vigueur, les défendeurs avaient un droit acquis au régime de divulgation établi pour la durée des instances intentées au titre de l’article 38. Sous ce régime, les informations d’identifications de sources humaines sont assujetties à une conclusion portant sur les prétentions avancées par le demandeur selon lesquelles il existe un privilège d’intérêt public. La mise en balance du facteur de l’intérêt public à une divulgation complète et celui de la sécurité nationale peut être faite en l’espèce en fonction du critère de la décision Ribic sans porter atteinte aux droits acquis des défendeurs.

En conclusion, l’application de l’article 18.1 en l’espèce aurait été rétrospective, et aurait créé un nouveau privilège qui porte atteinte aux droits substantiels des défendeurs. Les défendeurs avaient un droit acquis à la divulgation des informations permettant l’identification de sources humaines afin qu’ils puissent étayer leurs demandes présentées à la Cour supérieure de l’Ontario. Ainsi, l’application rétrospective de l’article 18.1 a été jugée invalide.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 5(2), 10.

Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1952, ch. 314.

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 38 à 38.16.

Loi sur la protection du Canada contre les terroristes, L.C. 2015, ch. 9.

Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, art. 23.

Loi sur l’arrestation par des citoyens et la légitime défense, L.C. 2012, ch. 9.

Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, art. 2 “source humaine”, 18, 18.1, 19.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 83(1)d).

Projet de loi C-44, Loi modifiant la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité et d’autres lois (sanctionné le 23 avril 2015), L.C. 2015, ch. 9.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Dikranian c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 73, [2005] 3 R.C.S. 530; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460.

DÉCISIONS DIFFÉRENCIÉES :

Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Ribic c. Canada (Procureur général), 2003 CFPI 10, conf. par 2003 CAF 246, [2005] 1 R.C.F. 33; Canada (Procureur général) c. Almalki, 2010 CF 1106, [2012] 2 R.C.F. 508, inf. par 2011 CAF 199, [2012] 2 R.C.F. 594, autorisation d’appel à la C.S.C. refusée [2012] 1 R.C.S. v; Harkat (Re), 2009 CF 204, [2009] 4 R.C.F. 370; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33; Jaballah (Re), 2009 CF 279; Buskirk c. Canada (Solliciteur général), 2012 CF 1463, [2014] 2 R.C.F. 317; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248; R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272; Almrei (Re), 2009 CF 1263, [2011] 1 R.C.F. 163; Wildman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 311; Howard Smith Paper Mills Ltd. et al. c. The Queen, [1957] R.C.S. 403; R. v. Bengy, 2015 ONCA 397, 325 C.C.C. (3d) 22; Upper Canada College v. Smith (1920), 61 S.C.R. 413; Régie des rentes du Québec c. Canada Bread Company Ltd., 2013 CSC 46, [2013] 3 R.C.S. 125; Apotex Inc. c. Merck & Co., 2002 CAF 210, [2003] 1 C.F. 242.

DÉCISIONS CITÉES :

Canada (Procureur général) c. Telbani, 2014 CF 1050; Harkat (Re), 2012 CAF 122, [2012] 3 R.C.F. 635; Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 R.C.S. 253; CIBC v. Deloitte & Touche, 2013 ONSC 2166, 361 D.L.R. (4th) 549, inf. par 2014 ONCA 89, 118 O.R. (3d) 508.

DOCTRINE CITÉE

Canada. Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar. Rapport sur les événements concernant Maher Arar : Analyse et recommandations. Ottawa : Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2006, en ligne : <http://epe.lac-bac.gc.ca/100/206/301/pco-bcp/commissions/maher_arar/07-09-13/www.ararcommission.ca/fr/AR_French.pdf>.

Canada. Enquête interne sur les actions des responsables canadiens relativement à Abdullah Almalki, Ahmad Abou-Elmaati et Muayyed Nureddin. Ottawa : Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2008, en ligne : <http://epe.lac-bac.gc.ca/100/200/301/pco-bcp/commissions-ef/iacobucci-f/final_report/final-report-copy-fr.pdf>.

Côté, Pierre-André. Interprétation des lois, 3e éd. Montréal : Édition Thémis, 1999.

Roach, Kent, « The Problems with the New CSIS Human Source Privilege in Bill C-44 » (2014), 61 Crim. L.Q. 451.

Sullivan, Ruth. Statutory Interpretation, 2e éd. Toronto : Irwin Law, 2007.

Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd. Markham, Ont. : LexisNexis, 2014.

Wigmore, John Henry. Evidence in Trials at Common Law, McNaughton Revision, vol. 8, Boston : Little, Brown & Co., 1961.

demande sollicitant une ordonnance portant sur la divulgation des informations visées par le processus d’enquête préalable dans des actions intentées par les défendeurs à la Cour supérieure de justice de l’Ontario. L’application de l’article 18.1 de la Loi sur le Service du renseignement de sécurité dans la présente procédure est rétrospective et est donc jugée invalide.

ONT COMPARU

Derek Rasmussen, Lorne Ptack et Craig Collins-Williams pour le demandeur.

François Dadour et John Norris à titre d’amici curiae.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

Philip Tunley, Stockwoods LLP Barristers, Toronto, et Barbara Jackman, Jackman, Nazami & Associates, Toronto, pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Mosley :

I.          INTRODUCTION

[1]        Le projet de loi C-44, intitulé Loi modifiant la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité et d’autres lois, a été déposé à la Chambre des communes le 27 octobre 2014. Le projet de loi a reçu la sanction royale le 23 avril 2015 et est entré en vigueur sous le titre de Loi sur la protection du Canada contre les terroristes, L.C. 2015, ch. 9.

[2]        La Loi a modifié le paragraphe 18(1) de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23 (la Loi sur le SCRS), qui érige en infraction le fait de communiquer l’identité d’un employé du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS ou le Service), et a créé une nouvelle disposition, à savoir l’article 18.1.

[3]        L’article18.1 stipule maintenant que l’anonymat des sources humaines ou informations qui permettrait de découvrir l’identité des sources humaines est un aspect qu’il faut « préserver […] afin de protéger leur vie et leur sécurité et d’encourager les personnes physiques à fournir des informations au Service ».

[4]        La Cour est appelée à rendre une décision interlocutoire concernant l’application des deux dispositions susmentionnées à une procédure engagée avant l’adoption de la loi. En l’espèce, le procureur général du Canada a demandé que soit rendue une ordonnance portant sur la divulgation des informations visés par le processus d’enquête préalable dans des actions intentées par les défendeurs à la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Dans ces actions, MM. Abdullah Almalki, Ahmad Abou-Elmaati et Muayyed Nureddin réclament, de concert avec des membres de leurs familles, des dommages-intérêts compensatoires du gouvernement du Canada notamment pour une complicité alléguée de la part de fonctionnaires, de ministères et d’organismes canadiens relativement à la détention et à la torture dont ils ont été victime en Syrie (et en Égypte, dans le cas de M. Elmaati) et à la violation des droits que leur garantit la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte).

[5]        Outre sa qualité de demandeur en l’espèce, le procureur général du Canada est aussi, selon l’article 23 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, le défendeur, dans les actions civiles sous-jacentes, qui représente les ministères et les fonctionnaires des organismes gouvernementaux qui auraient été complices des préjudices subis par les défendeurs. La présente demande est introduite à la Cour fédérale au titre du paragraphe 38.04(1) de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5 (la LPC).

[6]        Les informations visées par la présente demande sont détenues par des ministères et organismes du gouvernement du Canada. La divulgation des informations en question a été refusée aux défendeurs lors de l’enquête préalable parce qu’elle serait préjudiciable à l’intérêt national et que l’alinéa 38.02(1)a) de la LPC interdit de divulguer des informations qui porteraient préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales du Canada.

[7]        Le procureur général demande à la Cour de confirmer l’interdiction de divulgation fondée sur des prétentions d’atteinte aux intérêts nationaux protégés (les prétentions fondées sur l’article 38). Subsidiairement, le procureur général demande à la Cour d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 38.06(2) de la LPC en ordonnant la divulgation des informations en la forme et aux conditions de divulgation les plus susceptibles de limiter le préjudice porté aux relations internationales ou à la défense nationale ou à la sécurité nationale.

[8]        Les défendeurs sollicitent une ordonnance autorisant la divulgation de toutes les informations se rapportant à leurs actions civiles dont le demandeur refuse la communication ou, subsidiairement, la divulgation de résumés ou de documents de remplacement, qui sont conformes à la protection de l’intérêt public, tout en tenant compte de leur intérêt à obtenir la divulgation la plus complète possible dans chaque cas. Les informations qu’ils cherchent à obtenir comprennent l’identité d’employés du SCRS ainsi que les informations provenant de sources humaines qui pourraient se trouver dans la série de documents dont la Cour est saisie et, le cas échéant, dont la communication est actuellement refusée.

[9]        Les avocats du procureur général ont avisé la Cour qu’après l’entrée en vigueur du projet de loi C-44, les dispositions contenues dans celui-ci pourraient avoir une certaine incidence sur les questions dont la Cour est saisie en l’espèce. Par conséquent, la Cour a entendu des témoignages et reçu des observations écrites quant à l’interprétation et à l’application de la nouvelle loi révisée.

[10]      Je n’ai pas l’intention, dans les présents motifs, de décrire les critères établis dans la décision Ribic c. Canada (Procureur général), 2003 CFPI 10, confirmée par 2003 CAF 246, [2005] 1 R.C.F. 33 (Ribic), en ce qui concerne la divulgation des informations en cause. Je n’entends pas non plus examiner l’application des principes énoncés dans la décision Ribic aux éléments d’identité ou les informations caviardées qui permettraient d’identifier tout employé du SCRS ou toute source humaine et qui pourraient se trouver dans la série de documents dont la Cour est saisie. S’il le faut, la Cour s’occupera de cette question dans le contexte de l’examen global qu’elle fait présentement concernant les informations en cause.

[11]      Toutefois, afin d’assurer la plus grande transparence en ce qui a trait à l’interprétation et à l’application, par la Cour, des récentes modifications, j’estime qu’il est nécessaire de se pencher dans les présents motifs publics sur l’interprétation que la Cour fait des récentes modifications apportées à la loi. Pour ce faire, je ne ferai mention d’aucun renseignement reçu au cours des audiences tenues à huis clos. Les présents motifs ne tiennent compte d’aucune conclusion tirée relativement à l’application aux informations en cause du critère énoncé dans la décision Ribic.

[12]      Dans les présents motifs, je relate l’historique de l’instance, définit le cadre juridique applicable, examine les arguments juridiques soulevés par les parties ainsi que les principes sur lesquels je me suis fondé pour déterminer si le paragraphe 18(1) modifié et le nouvel article 18.1 devraient s’appliquer en l’espèce.

[13]      Par souci de commodité, toute mention de l’article 38 dans les présents motifs s’entend des articles 38 à 38.16 de la LPC.

II.         HISTORIQUE DE LA PROCÉDURE

[14]      Les défendeurs ont introduit leurs demandes à la Cour supérieure de justice dans la foulée de la Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar, et du rapport qui a été publié par la suite [Rapport sur les événements concernant Maher Arar : Analyse et recommandations. Ottawa : Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2006] (le rapport d’enquête O’Connor). Dans son rapport, le juge Dennis O’Connor recommandait que les dossiers des trois défendeurs principaux soient réexaminés, mais que l’examen se fasse d’une manière plus appropriée qu’une enquête publique en bonne et due forme en raison des questions de sécurité nationale en jeu. En conséquence, l’honorable Frank Iacobucci, c.r., a été désigné pour présider l’Enquête interne sur les actions des responsables canadiens relativement à Abdullah Almalki, Abou-Elmaati et Muayyed Nureddin (l’enquête Iacobucci).

[15]      Les instances introduites devant la Cour supérieure ont été suspendues en attendant l’issue de l’enquête Iacobucci et elles ont été reprises à la suite de la publication du rapport. En avril 2009, les parties ont convenu de recourir à la médiation. À cette fin, en juillet 2009, les avocats du procureur général ont communiqué aux défendeurs environ 486 documents, dont 290 étaient caviardés. La communication des 486 documents avait été explicitement demandée par les défendeurs parce que le rapport Iacobucci faisait mention de ceux-ci. Pour des raisons que la Cour ignore, la médiation n’a pas eu lieu en novembre 2009 comme prévu et les instances ont repris. En janvier 2010, un avis a été donné au procureur général en vertu du paragraphe 38.01(1) de la LPC pour lui faire savoir que, parmi les documents qui avaient été communiqués aux défendeurs dans le cadre de l’enquête préalable, 289 contenaient des informations sensibles ou potentiellement préjudiciables. Ce nombre a été plus tard ramené à 268 étant donné que le procureur général avait autorisé la divulgation d’autres informations. Un avis de demande a été déposé le 9 février 2010 conformément au paragraphe 38.04(1) de la LPC.

[16]      La procédure initiale intentée en vertu de l’article 38 s’est poursuivie devant la Cour sous le dossier numéro DES-1-10 et a abouti à une décision rendue publiquement en novembre 2010 : Canada (Procureur général) c. Almalki, 2010 CF 1106, [2012] 2 R.C.F. 508 (Almalki 2010). Une ordonnance confidentielle comportant en annexe une liste des informations caviardées ayant fait l’objet de demandes de protection ainsi que les décisions rendues par la Cour relativement à chaque demande a également été rendue à ce moment-là. L’ordonnance autorisait la divulgation intégrale ou sous forme de résumé de certaines informations dont la divulgation avait été refusée.

[17]      Dans le dossier DES-1-10, les défendeurs ont demandé la divulgation de certaines informations de sources humaines et des noms de certains employés du SCRS qui avaient été caviardés dans les documents visés dans le contexte de cette instance ou, à titre subsidiaire, la divulgation des pseudonymes correspondant à ces employés. En ce qui concerne les employés, ils ont cité en particulier ceux dont les noms étaient connus publiquement parce qu’ils s’étaient présentés aux défendeurs comme des agents du SCRS et avaient laissé leurs cartes professionnelles sur lesquelles figuraient leurs noms, leurs numéros de téléphone ainsi que d’autres coordonnées.

[18]      En rendant le jugement sur la demande présentée dans le dossier DES-1-10, j’ai accepté que l’identité des sources humaines secrètes et les informations fournis par ces sources qui tendraient à les identifier puissent faire l’objet d’un privilège lié à l’intérêt public et que la Cour doit être consciente des conséquences que la décision d’ordonner la divulgation de telles informations peut avoir sur le recrutement de sources humaines. J’ai conclu que le privilège n’était pas absolu, compte tenu de l’analyse cas par cas que recommande le juge Simon Noël dans la décision Harkat (Re), 2009 CF 204, [2009] 4 R.C.F. 370.

[19]      Dans la décision précitée, le juge Noël a appliqué les quatre conditions fondamentales énoncées dans l’ouvrage intitulé Evidence in Trials at Common Law [John Henry Wigmore, McNaughton Revision, vol. 8, Boston : Little, Brown & Co., 1961] pour qu’un privilège de common law puisse être étendu ou reconnu [au paragraphe 20] :

[traduction]

1)   Les communications doivent avoir été transmises confidentiellement avec l’assurance qu’elles ne seraient pas divulguées.

2)   Le caractère confidentiel doit être un élément essentiel complet et satisfaisant entre les parties.

3)   Les rapports doivent être de la nature de ceux qui, selon l’opinion de la collectivité, doivent être entretenus assidûment.

4)   Le préjudice permanent que subiraient les rapports à la suite de la divulgation des communications doit être plus considérable que l’avantage à retirer d’une juste décision.

[20]      Le juge Noël a conclu, au paragraphe 31, que, dans l’affaire en cause, les relations entre le Service et une source humaine clandestine de renseignement remplissaient les conditions exigées pour l’application du privilège et que l’identité de la source devrait être protégée.

[21]      Aux paragraphes 169 et 170 de la décision Almalki 2010, j’ai formulé les observations suivantes :

Je n’irais cependant pas jusqu’à dire que ce privilège devrait s’appliquer dans chaque cas aux personnes qui fournissent des renseignements au SCRS. Le Service a tendance à considérer comme une source confidentielle pratiquement chaque personne qui lui fournit des renseignements, que la source s’attende ou non réellement à ce qu’on respecte la confidentialité de ces renseignements, que la source soit exposée ou non à un risque de subir un préjudice, ou qu’il soit probable ou non que ces renseignements soient communiqués sans ces assurances. Cela vaut pour les employés des organismes chargés de faire respecter la loi, les entreprises de services publics et les sociétés commerciales, qui communiquent des renseignements qui peuvent être publics. Lorsqu’ils examinent des documents en vue de leur divulgation, les fonctionnaires du Service expurgent habituellement le nom de ces personnes ainsi que tout renseignement permettant de les identifier. À mon avis, la méthode suivie par le Service est trop large.

Je reconnais que les renseignements expurgés peuvent avoir peu ou point d’utilité pour les instances principales. Toutefois, s’ils sont utiles, la Cour doit, comme nous l’avons déjà vu, se demander au cas par cas si leur divulgation causerait un préjudice et si le privilège est justifié. Dans certains cas, cette analyse ne sera pas difficile étant donné qu’il ressortira des circonstances entourant le recrutement et la formation de la source que les renseignements doivent être considérés comme privilégiés. Toutefois, l’intérêt du public à la non-divulgation des renseignements ne l’emporte pas toujours sur l’intérêt du public à leur divulgation. Cette évaluation doit être effectuée à la troisième et dernière étape de l’analyse.

[22]      Cette analyse était en partie fondée sur la compréhension que la Cour avait de la définition très large de l’expression « source humaine » employée par le Service, qui comprenait toute personne qui fournissait informations au SCRS ou qui facilitait autrement ses activités opérationnelles. Le Service a développé des procédures et politiques internes dans sa gestion des sources humaines qui énoncent des distinctions sur le sujet.

[23]      L’ordonnance rendue dans la décision Almalki 2010 n’a pas autorisé la divulgation des noms d’employés du SCRS ni l’identité de sources humaines mais a autorisé la communication des informations figurant dans quelques documents qui, selon les prétentions du procureur général, pouvaient permettre, de découvrir l’identité de la source humaine. Je n’étais pas convaincu que la communication des informations pouvait permettre de découvrir l’identité d’une source. Le procureur général a interjeté appel à l’encontre de l’ordonnance relative à ces informations et à des informations reçus d’organismes étrangers figurant dans les documents contestés.

[24]      La Cour d’appel fédérale a rendu sa décision dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Almalki, 2011 CAF 199, [2012] 2 R.C.F. 508 (Almalki C.A.F. 2011). L’interprétation de la Cour de première instance, en ce qui concerne le privilège, a été maintenue, tel qu’en fait foi les paragraphes 29 et 30, mais la décision quant à l’application du privilège aux documents visés a été infirmée. Une requête en réexamen a été rejetée par la Cour d’appel fédérale le 13 octobre 2011 et une demande d’autorisation de pourvoi a été refusée par la Cour suprême du Canada le 19 janvier 2012 [[2012] 2 R.C.S. v].

[25]      Aucune information pouvant permettre d’identifier des sources humaines secrètes ou de connaître les noms des employés du SCRS n’a été communiqué aux défendeurs par suite des ordonnances rendues par la Cour dans la décision Almalki 2010 et par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Almalki C.A.F. 2011.

[26]      Le présent examen des demandes concernant les informations caviardées a été ordonné par la Cour le 19 septembre 2011. Dans son ordonnance, la Cour a nommé les deux mêmes avocats de cabinets privés ayant obtenu une attestation de sécurité qui avaient agi en qualité d’amici curiae dans le dossier DES-1-10, à savoir Me Bernard Grenier et Me François Dadour de Montréal. Me Grenier s’est désisté en 2014 et a été remplacé par MJohn Norris, de Toronto.

[27]      Je tiens à souligner que la série de documents figurant dans le dossier DES-1-10 se limitait à un groupe précis identifié par les défendeurs après avoir examiné le rapport Iacobucci et qu’elle ne visait, au départ, tout au moins, qu’à faciliter les séances de médiation entre les parties, qui ont finalement été suspendues. La série de documents versés dans le dossier DES-1-11 est beaucoup plus générale et comprend tous les documents en possession du gouvernement du Canada que le procureur général estime pertinents quant aux actions civiles sous-jacentes. Cela découle de l’obligation du procureur général de communiquer des documents aux demandeurs-intimés à l’étape de l’enquête préalable à l’instance. Par conséquent, les informations figurant dans les documents en cause en l’espèce sont plus complètes que ce qui est allégué dans les actes de procédure.

[28]      Les défendeurs prétendent qu’ils n’ont pas pu discerner dans les motifs publics rendus par les deux cours dans le dossier DES-1-10, les raisons pour lesquelles leurs demandes de divulgation n’ont pas été accueillies. Ils soutiennent qu’ils connaissent les noms d’au moins six employés du SCRS parce qu’ils ont eu des interactions avec ceux-ci et, en outre, parce que leurs noms sont dans le domaine public (ils sont mentionnés dans les médias sociaux et dans un livre publié au sujet des expériences qu’ils ont vécues). À l’époque pertinente, la politique du Service pour la conduite d’entrevues requérait, de façon générale, que les agents du Service s’identifient comme employés du Service.

[29]      Les défendeurs soulignent que les employés en question peuvent ou non figurer sur la liste des 10 témoins du SCRS non désignés nommément proposés par le procureur général, qui est mentionnée dans les résumés des témoignages qui doivent être présentés à l’audience.

[30]      Les noms des six personnes qui s’étaient présentées comme étant des employés du SCRS avaient été ajoutés à la liste des défendeurs dans les actions civiles intentées devant la Cour supérieure de l’Ontario. Ces noms ont maintenant été retirés en raison des engagements pris par le procureur général selon lequel ces personnes désignées nommément se présenteraient à l’interrogatoire préalable au cours de l’enquête préalable. Si la cour devait finalement conclure à leur responsabilité quant à tout acte ou toute omission à l’égard des défendeurs, la responsabilité de la Couronne fédérale se trouverait engagée.

[31]      Dans leurs observations écrites et orales présentées en l’espèce, les défendeurs ont maintenu leur demande de communication des noms caviardés d’employés du SCRS qui pourraient figurer dans la série de documents ou, à titre subsidiaire, des pseudonymes correspondant à ces employés de telle sorte qu’ils puissent comprendre quels employés anonymes ont joué un rôle important dans les faits qui sont relatés dans ces documents.

[32]      Le procureur général a constamment fait valoir, pour le compte du Service, que l’identification des employés du SCRS, en particulier ceux qui ont pris part à des activités clandestines, réduirait la capacité du Service de faire enquête sur les menaces à la sécurité du Canada. En outre, il a soutenu que l’identification des employés du Service pourrait mettre en danger leur sécurité personnelle ou celle de leurs familles. Le procureur général affirme que les informations en question appartiennent à une catégorie que la Cour a uniformément protégée par application du critère énoncé dans l’arrêt Ribic, précité. Voir par exemple, la décision Canada (Procureur général) c. Telbani, 2014 CF 1050, au paragraphe 46.

[33]      En ce qui concerne la question des sources humaines, dans la décision Almalki 2010, aux paragraphes 168 à 170, j’ai accepté la proposition de principe général voulant que l’identité des sources humaines clandestines et des informations qui permettrait de découvrir ou confirmer cette identité fassent l’objet d’un privilège lié à l’intérêt public et qu’une décision d’ordonner la divulgation de ces informations nuirait à la capacité du SCRS de recruter de telles sources. Je ne suis cependant pas allé jusqu’à dire que le privilège devrait s’appliquer à chaque cas invoqué de personnes qui fournissent les informations au SCRS, et j’ai conclu que l’intérêt public à la divulgation des informations peut, dans certains cas, l’emporter sur l’intérêt public à leur non-divulgation.

[34]      La Cour d’appel [fédérale] a convenu qu’il n’y avait pas de privilège générique en ce qui concerne les informations obtenues des sources humaines du SCRS : Almalki C.A.F. 2011, au paragraphe 34. Elle a maintenu cette position dans l’arrêt Harkat (Re), 2012 CAF 122, [2012] 3 R.C.F. 635, au paragraphe 93, dans le contexte d’une instance relative à un certificat de sécurité. Cet aspect de la décision a été confirmé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33 (Harkat C.S.C.), au paragraphe 85.

[35]      Dans l’arrêt Harkat C.S.C., les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont souscrit aux observations de la Cour fédérale selon lesquelles les sources humaines du SCRS ne sont pas protégées par le privilège de common law relatif aux indicateurs de police. Parmi les autres raisons citées, les juges majoritaires ont souligné que les policiers ont intérêt à ne pas promettre l’anonymat à un indicateur, sauf en cas de réelle nécessité, parce que s’ils le font, il sera plus difficile d’avoir recours à lui comme témoin. Le SCRS ne faisait pas face à une telle contrainte pour recueillir les informations de sécurités. Les juges majoritaires ont fait observer, au paragraphe 87, que si le législateur juge souhaitable de protéger au moyen d’un privilège l’identité des sources humaines du SCRS et les informations connexes, il peut adopter les mesures de protection voulues.

[36]      Au cours du déroulement de la procédure intentée en vertu de l’article 38 dans le dossier DES-1-11, le projet de loi C-44 a été présenté au Parlement et adopté par celui-ci. Compte tenu des observations présentées par les parties et les amici curiae, j’ai estimé qu’il était nécessaire d’interpréter et de déterminer l’application du paragraphe 18(1) et de l’article 18.1 afin de terminer mon examen. Par conséquent, j’ai demandé aux amici curiae et au procureur général de formuler des observations sur la question, et des audiences ex parte visant à entendre les arguments oraux ont été tenues à huis clos dans les locaux sécurisés de la Cour le 1er septembre 2015. Les observations écrites présentées par les amici curiae et le procureur général du Canada ont été rendues publiques et mises à la disposition des défendeurs. Des observations écrites ont également été reçues des défendeurs. Les avocats du procureur général ont présenté une réponse publique et de brèves observations additionnelles confidentielles formulées ex parte.

III.        CADRE JURIDIQUE

[37]      Lorsqu’une loi est modifiée ou remplacée, des dispositions sont souvent insérées dans la nouvelle loi afin d’assurer la transition entre l’ancienne loi et la nouvelle loi. Le projet de loi C-44 ne comporte aucune disposition transitoire qui régit l’entrée en vigueur et l’application des modifications concernant la Loi sur le SCRS. En l’absence de telles dispositions et conformément au paragraphe 5(2) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, le projet de loi est entré en vigueur le jour où il a reçu la sanction royale, à savoir le 23 avril 2015.

[38]      Avant les modifications, l’article 18 était ainsi libellé :

Infraction

18 (1) Sous réserve du paragraphe (2), nul ne peut communiquer des informations qu’il a acquises ou auxquelles il avait accès dans l’exercice des fonctions qui lui sont conférées en vertu de la présente loi ou lors de sa participation à l’exécution ou au contrôle d’application de cette loi et qui permettraient de découvrir l’identité :

a) d’une autre personne qui fournit ou a fourni au Service des informations ou une aide à titre confidentiel;

b) d’une personne qui est ou était un employé occupé à des activités opérationnelles cachées du Service.

Exceptions

(2) La communication visée au paragraphe (1) peut se faire dans l’exercice de fonctions conférées en vertu de la présente loi ou de toute autre loi fédérale ou pour l’exécution ou le contrôle d’application de la présente loi, si une autre règle de droit l’exige ou dans les circonstances visées aux alinéas 19(2)a) à d).

Infraction

(3) Quiconque contrevient au paragraphe (1) est coupable :

a) soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans;

b) soit d’une infraction punissable par procédure sommaire.

[39]      L’article 19 de la Loi sur le SCRS, qui n’a pas été modifié par le projet de loi C-44, autorise la communication des informations qu’acquiert le Service dans l’exercice des fonctions qui lui sont conférées dans les circonstances décrites aux alinéas 19(2)a) à d). Cette disposition est libellée de la manière suivante :

Autorisation de communication

19 (1) Les informations qu’acquiert le Service dans l’exercice des fonctions qui lui sont conférées en vertu de la présente loi ne peuvent être communiquées qu’en conformité avec le présent article.

Idem

(2) Le Service peut, en vue de l’exercice des fonctions qui lui sont conférées en vertu de la présente loi ou pour l’exécution ou le contrôle d’application de celle-ci, ou en conformité avec les exigences d’une autre règle de droit, communiquer les informations visées au paragraphe (1). Il peut aussi les communiquer aux autorités ou personnes suivantes :

a) lorsqu’elles peuvent servir dans le cadre d’une enquête ou de poursuites relatives à une infraction présumée à une loi fédérale ou provinciale, aux agents de la paix compétents pour mener l’enquête, au procureur général du Canada et au procureur général de la province où des poursuites peuvent être intentées à l’égard de cette infraction;

b) lorsqu’elles concernent la conduite des affaires internationales du Canada, au ministre des Affaires étrangères ou à la personne qu’il désigne à cette fin;

c) lorsqu’elles concernent la défense du Canada, au ministre de la Défense nationale ou à la personne qu’il désigne à cette fin;

d) lorsque, selon le ministre, leur communication à un ministre ou à une personne appartenant à l’administration publique fédérale est essentielle pour des raisons d’intérêt public et que celles-ci justifient nettement une éventuelle violation de la vie privée, à ce ministre ou à cette personne.

Rapport au comité de surveillance

(3) Dans les plus brefs délais possible après la communication visée à l’alinéa (2)d), le directeur en fait rapport au comité de surveillance.

[40]      Dans l’arrêt Almalki C.A.F. 2011, précité, au paragraphe 28, la Cour d’appel fédérale a fait observer que, suivant l’article 18, la divulgation des informations par une personne visés par cette disposition constitue une infraction à moins qu’elle ne soit autorisée conformément au paragraphe 18(2) et à l’article 19. La Cour d’appel fédérale a en outre fait remarquer que l’article 18 :

[…] n’institue pas une interdiction absolue de divulguer comme le fait le privilège relatif aux indicateurs de police. En effet, le paragraphe 18(2) permet la divulgation des renseignements « si une autre règle de droit l’exige ». Cela est compatible avec l’article 38 de la Loi, qui autorise la divulgation en exécution de l’ordonnance d’un juge désigné rendue dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par cet article.

[41]      Avec l’adoption du projet de loi C-44, l’article 19 n’a pas changé alors que l’article 18 a été modifié de la manière suivante :

Infraction — communication de l’identité

18 (1) Sous réserve du paragraphe (2), nul ne peut sciemment communiquer des informations qu’il a acquises ou auxquelles il avait accès dans l’exercice des fonctions qui lui sont conférées en vertu de la présente loi ou lors de sa participation à l’exécution ou au contrôle d’application de cette loi et qui permettraient de découvrir l’identité d’un employé qui a participé, participe ou pourrait vraisemblablement participer à des activités opérationnelles cachées du Service ou l’identité d’une personne qui était un employé et a participé à de telles activités.

Exceptions

(2) La communication visée au paragraphe (1) peut se faire dans l’exercice de fonctions conférées en vertu de la présente loi ou de toute autre loi fédérale ou pour l’exécution ou le contrôle d’application de la présente loi, si une autre règle de droit l’exige ou dans les circonstances visées aux alinéas 19(2)a) à d).

Infraction

(3) Quiconque contrevient au paragraphe (1) est coupable :

a) soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans;

b) soit d’une infraction punissable par procédure sommaire.

[42]      Ainsi, le projet de loi C-44 a maintenu l’infraction relative à la divulgation des informations concernant un employé du SCRS prévue au paragraphe 18(1), mais a apporté des modifications. Il a supprimé l’infraction relative à la communication des informations concernant une source du SCRS et a modifié la version anglaise pour inclure l’exigence selon laquelle l’infraction doit être commise sciemment (knowingly), sans doute pour tenir compte de l’exigence constitutionnelle de la mens rea pour les infractions criminelles, et a précisé, dans les versions anglaises et françaises, l’infraction se rapportant aux informations qui permettraient de découvrir l’identité d’un employé qui a participé, participe ou pourrait vraisemblablement participer à des activités opérationnelles cachées du Service ou l’identité d’une personne qui était un employé du Service et a participé à de telles activités. Les deux versions prévoient maintenant de manière plus claire que la portée de l’infraction est limitée aux personnes employées par le SCRS ou qui sont autrement associées à l’application de la Loi sur le SCRS. La disposition n’interdit plus la divulgation de l’identité d’une source des informations confidentielles ou d’une aide à titre confidentielle.

[43]      Parallèlement, le projet de loi C-44 a créé le nouvel article 18.1. Pour reprendre les termes de l’auteur du projet de loi, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, la modification vise à « accroître la protection des sources humaines du Service canadien du renseignement de sécurité » : projet de loi C-44, sommaire.

[44]      Le nouvel article 18.1 est ainsi libellé :

Objet de l’article ― sources humaines

18.1 (1) Le présent article vise à préserver l’anonymat des sources humaines afin de protéger leur vie et leur sécurité et d’encourager les personnes physiques à fournir des informations au Service.

Interdiction de communication

(2) Sous réserve des paragraphes (3) et (8), dans une instance devant un tribunal, un organisme ou une personne qui ont le pouvoir de contraindre à la production d’informations, nul ne peut communiquer l’identité d’une source humaine ou toute information qui permettrait de découvrir cette identité.

Exception — consentement

(3) L’identité d’une source humaine ou une information qui permettrait de découvrir cette identité peut être communiquée dans une instance visée au paragraphe (2) si la source humaine et le directeur y consentent.

Demande à un juge

(4) La partie à une instance visée au paragraphe (2), l’amicus curiae nommé dans cette instance ou l’avocat spécial nommé sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés peut demander à un juge de déclarer, par ordonnance, si une telle déclaration est pertinente dans l’instance :

a) qu’une personne physique n’est pas une source humaine ou qu’une information ne permettrait pas de découvrir l’identité d’une source humaine;

b) dans le cas où l’instance est une poursuite pour infraction, que la communication de l’identité d’une source humaine ou d’une information qui permettrait de découvrir cette identité est essentielle pour établir l’innocence de l’accusé et que cette communication peut être faite dans la poursuite.

Contenu et signification de la demande

(5) La demande et l’affidavit du demandeur portant sur les faits sur lesquels il fonde celle-ci sont déposés au greffe de la Cour fédérale. Sans délai après le dépôt, le demandeur signifie copie de la demande et de l’affidavit au procureur général du Canada

Procureur général du Canada

(6) Le procureur général du Canada est réputé être partie à la demande dès que celle-ci lui est signifiée.

Audition

(7) La demande est entendue à huis clos et en l’absence du demandeur et de son avocat, sauf si le juge en ordonne autrement.

Ordonnance de communication pour établir l’innocence

(8) Si le juge accueille la demande présentée au titre de l’alinéa (4)b), il peut ordonner la communication qu’il estime indiquée sous réserve des conditions qu’il précise.

Prise d’effet de l’ordonnance

(9) Si la demande présentée au titre du paragraphe (4) est accueillie, l’ordonnance prend effet après l’expiration du délai prévu pour en appeler ou, en cas d’appel, après sa confirmation et l’épuisement des recours en appel.

Confidentialité

(10) Il incombe au juge de garantir la confidentialité :

a) d’une part, de l’identité de toute source humaine ainsi que de toute information qui permettrait de découvrir cette identité;

b) d’autre part, des informations et autres éléments de preuve qui lui sont fournis dans le cadre de la demande et dont la communication porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.

Confidentialité en appel

(11) En cas d’appel, le paragraphe (10) s’applique, avec les adaptations nécessaires, aux tribunaux d’appel.

[45]      L’expression « source humaine » est définie à l’article 2 de la Loi sur le SCRS de la manière suivante :

Définitions

2 […]

source humaine Personne physique qui a reçu une promesse d’anonymat et qui, par la suite, a fourni, fournit ou pourrait vraisemblablement fournir des informations au Service.

IV.       LES QUESTIONS À TRANCHER

[46]      Les questions à trancher sont les suivantes :

1)         Le paragraphe 18(1) de la Loi sur le SCRS interdit-il la divulgation de l’identité des employés du SCRS fondée sur l’article 38 de la LPC?

2)         Le privilège relatif aux sources humaines créé par l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS s’applique-t-il aux informations en cause en l’espèce?

V.        ANALYSE

A.        Interprétation et application du paragraphe 18(1)

[47]      Les parties s’entendent généralement sur la question susmentionnée. Le procureur général reconnaît que le paragraphe 18(1) ne lie pas la Cour de manière à empêcher la divulgation des noms d’employés du Service fondée sur l’article 38 de la LPC si la Cour estime qu’il est nécessaire de le faire pour des raisons d’intérêt public. Le paragraphe 18(1) ne s’applique qu’aux employés du SCRS ou à d’autres qui participent « à l’exécution ou au contrôle d’application » de la Loi sur le SCRS, non aux tribunaux ou aux autres sources de divulgation officielles en vertu d’un pouvoir prévu par la loi, tel que l’article 38 de la LPC.

[48]      Les parties ne s’entendent pas sur le poids, le cas échéant, qu’il faudrait accorder au paragraphe 18(1) selon les critères de la décision Ribic. Le procureur général demande à la Cour de reconnaître que le paragraphe 18(1) est une expression très concrète de l’intention du législateur de protéger les noms des employés du SCRS, et que la Cour devrait accorder un poids considérable à cet élément dans son analyse à l’étape de la mise en balance des critères de la décision Ribic. Les défendeurs font valoir que c’est une erreur d’affirmer que la divulgation de l’identité de tous les employés du SCRS est potentiellement préjudiciable.

[49]      L’application de la version antérieure de l’article 18 à l’identification publique d’un employé du SCRS a été soulevée dans la décision Jaballah (Re), 2009 CF 279. Dans cette affaire, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ont demandé que l’agent du Service cité comme témoin soit autorisé à témoigner publiquement en utilisant seulement son prénom pour des « raisons de sécurité opérationnelle ». Au début de ses motifs publics, la juge Eleanor Dawson a tenu à souligner que la situation constituait une exception au principe de la publicité des débats judiciaires, et a cité l’arrêt Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 R.C.S. 253, au paragraphe 81.

[50]      L’avocat de M. Jaballah s’est opposé à l’exception susmentionnée en raison du fait que le témoin doit donner son nom au complet et son titre d’emploi, sauf s’il y a des raisons impératives d’empêcher le public de savoir qui rend le témoignage. À l’appui de leur demande de non-divulgation au public de l’identité du témoin du Service, les ministres ont invoqué le paragraphe 18(1) de la Loi sur le SCRS et l’alinéa 83(1)d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27. Toutefois, ils n’ont pas présenté d’observations détaillées en ce qui a trait au paragraphe 18(1) de la Loi sur le SCRS et, par conséquent, la juge Dawson n’a pas formulé d’observations détaillées dans ses motifs publics sur l’application de cette disposition. J’ai eu l’avantage de lire les motifs confidentiels de son jugement.

[51]      Dans l’affaire susmentionnée, la plus grande préoccupation concernant la protection de l’identité du témoin découlait du fait que l’identité de ce dernier avait déjà été divulguée à M. Jaballah. Comme l’a souligné la juge Dawson au paragraphe 21 de ses motifs publics « [o]n ne peut pas garantir la confidentialité de renseignements si ceux-ci ont perdu leur caractère confidentiel nécessaire ». Toutefois, comme elle avait tenu l’audience à huis clos, la juge Dawson était convaincue que M. Jaballah ne pouvait pas identifier l’agent autrement que par son prénom et que son nom au complet n’avait pas été par ailleurs rendu public. Par conséquent, l’identité de l’agent avait conservé son caractère confidentiel nécessaire de telle sorte qu’il convenait de la protéger.

[52]      À titre de principe général, pour assurer la sécurité nationale du Canada, la juge Dawson était convaincue qu’il convenait que les agents du SCRS, qui sont ou seront occupés à des activités opérationnelles, ne soient pas gênés dans la poursuite de leurs activités, ou exposés à un risque, du fait que leur identité a été divulguée dans le cadre d’une instance.

[53]      Il n’est pas nécessaire à ce stade-ci que j’établisse la probabilité qu’un préjudice découle de la divulgation de l’identité d’employés du SCRS ou que j’examine la question de savoir si l’intérêt public à la divulgation des informations l’emporte sur l’intérêt public à leur non-divulgation. J’ai entendu les témoignages et les observations sur ces questions et, comme je l’ai déjà mentionné, les questions de préjudice et de mise en balance des intérêts publics divergents seront analysées dans l’examen global que je ferai des informations en cause.

[54]      La portée de l’infraction prévue au paragraphe 18(1), telle que la disposition était libellée avant l’adoption du projet de loi C-44 et telle qu’elle est actuellement libellée dans la Loi révisée, est limitée par l’exception énoncée au paragraphe 18(2) et les autorisations de communication prévues à l’article 19. Par conséquent, les informations concernant des employés du SCRS qui participent à des activités clandestines peuvent être divulguées dans l’exercice des fonctions qui leur sont conférées en vertu de toute autre loi fédérale ou en conformité avec les exigences d’une autre règle de droit. Cela comprend les divulgations ordonnées par un juge désigné de la Cour qui exerce ses fonctions en application de l’article 38 de la LPC. Cela est conforme aux observations formulées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Almalki C.A.F. 2011, précité, au paragraphe 28, selon lesquelles l’article 18, dans sa version antérieure à la récente modification n’a pas pour effet de limiter l’application d’une autre loi fédérale.

[55]      Selon cette interprétation de la loi, la Cour examinera l’application des principes énoncés dans la décision Ribic à toutes les informations caviardées qui pourraient comporter les noms d’employés du SCRS ou toutes les informations qui permettraient de découvrir leur identité. Pour analyser la question de savoir si un préjudice serait causé à un intérêt national protégé, la Cour examinera minutieusement les observations formulées par le procureur général au sujet des risques de préjudice quant à l’efficacité opérationnelle du Service et quant aux personnes concernées et leurs familles. Ces facteurs seront pris en compte pour décider si l’intérêt public à la divulgation des informations l’emporte sur l’intérêt public à leur non-divulgation.

B.        Interprétation et application de l’article 18.1

[56]      Avant d’analyser les observations des parties, il est peut-être utile de commencer par énoncer certains principes fondamentaux de l’interprétation législative, en particulier deux principes de common law qui régissent l’application de la loi dans le temps.

[57]      Premièrement, comme l’explique la professeure Ruth Sullivan dans son ouvrage intitulé Statutory Interpretation, 2éd. (Toronto : Irwin Law, 2007), à la page 248, il existe une forte présomption selon laquelle l’intention du législateur n’est pas de rendre les lois rétroactives ni rétrospectives. Cette règle trouve [traduction] « sa source dans les valeurs de la common law, principalement dans le principe de la primauté du droit, l’équité et la protection de la propriété privée » : Sullivan, à la page 254. Malgré leur importance, ces présomptions peuvent être réfutées par une disposition législative expresse ou par déduction nécessaire : Sullivan, à la page 260.

[58]      Il peut être difficile d’établir une distinction entre une application rétrospective et une application rétroactive. Dans la décision Buskirk c. Canada (Solliciteur général), 2012 CF 1463, [2014] 2 R.C.F. 317, au paragraphe 59, le juge Michel Shore a donné les explications suivantes :

Une disposition législative d’application rétroactive a pour effet de [traduction] « changer l’effet juridique passé d’une situation passée » et une disposition législative d’application rétrospective a pour effet de [traduction] « changer l’effet juridique futur d’une situation passée », alors qu’une disposition législative d’application immédiate a pour effet de [traduction] « changer l’effet juridique futur d’une situation présente » (professeur Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 5éd. (Markham, Ont. : LexisNexis, 2008), à la page 669). [Soulignement ajoutés par le juge Shore.]

[59]      Deuxièmement, il est bien établi en common law qu’une disposition législative de nature purement procédurale est présumée s’appliquer immédiatement, y compris à l’égard de litiges en cours. La Cour suprême du Canada a été claire à ce sujet dans l’arrêt Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248 (Demande fondée sur l’article 83.28) [aux paragraphes 62 et 63] :

En common law, les mesures législatives procédurales sont présumées s’appliquer immédiatement et généralement aux actes pour lesquels leur auteur est en train de subir son procès et aux actes futurs. Comme l’indique Sullivan, op.cit, p. 582, la présomption d’application immédiate a fait l’objet de nombreuses descriptions voulant notamment qu’il n’existe aucun droit acquis en matière de procédure, qu’une évolution procédurale soit réputée avantageuse pour tous, que les dispositions procédures fassent exception à la présomption de non-rétrospectivité et que les dispositions procédurales doivent normalement prendre effet immédiatement. La règle a longtemps été formulée ainsi :

[traduction] … lorsque le texte législatif ne touche qu’à la procédure, il s’applique, sauf indication contraire, à toutes les actions intentées avant ou après son adoption.

(Wright c. Hale (1860), 6 H. & N. 227, 158 E.R. 94, p. 96; voir aussi Sullivan, op. cit., p. 582.)

Cette présomption cédera le pas à l’intention contraire exprimée par le législateur : R. c. Ali, [1980] 1 R.C.S. 221, p. 235.

[60]      Les règles de preuve sont généralement qualifiées de procédurales. Toutefois, dans le même arrêt, la Cour suprême du Canada a fait observer qu’il existe des exceptions à cette règle [au paragraphe 57] :

Driedger et Sullivan qualifient généralement le droit procédural de [traduction] « droit régissant les moyens de prouver des faits et d’établir des conséquences juridiques dans tout genre d’instance » : Sullivan, op. cit., p. 583. À ce chapitre, les règles de preuve sont habituellement considérées comme étant de nature procédurale et sont donc présumées s’appliquer aux actions en cours dès leur entrée en vigueur : Howard Smith Paper Mills Ltd. c. The Queen, [1957] R.C.S. 403. Toutefois, si une règle de preuve crée des droits substantiels ou acquis, ou empiète sur ces droits, elle n’a pas une incidence strictement procédurale et elle ne prend pas effet immédiatement : Wildman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 311. Parmi ces règles, il y a le privilège avocat-client et les présomptions légales émanant de faits particuliers.

[61]      Ainsi, une règle de droit qui n’est pas de nature purement procédurale, mais qui porte atteinte à des droits acquis ou substantiels est présumée s’appliquer prospectivement, c’est-à-dire aux seules actions intentées après l’adoption de la loi. La Cour suprême du Canada a une fois de plus clarifié ce point dans l’arrêt R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272 (Dineley) de la manière suivante [aux paragraphes 10 et 11] :

Plusieurs règles d’interprétation peuvent aider à circonscrire les cas où une nouvelle mesure législative trouve application. Vu le besoin d’assurer la certitude des conséquences juridiques découlant des faits et des actes antérieurs, les tribunaux reconnaissent depuis longtemps le caractère exceptionnel des mesures législatives applicables rétrospectivement. Plus précisément, ils ont jugé indésirable l’application rétrospective de dispositions législatives portant atteinte à des droits acquis ou substantiels. Ainsi, une nouvelle mesure législative qui porte atteinte à de tels droits est présumée n’avoir d’effet que pour l’avenir, à moins qu’il soit possible de discerner une intention claire du législateur qu’elle s’applique rétrospectivement (Angus c. Sun Alliance Compagnie d’assurance, [1988] 2 R.C.S. 256, p. 266-267; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248, par. 57; Wildman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 311, p. 331-332). Les nouvelles dispositions procédurales destinées à ne régir que la manière utilisée pour établir ou faire respecter un droit n’ont pour leur part pas d’incidence sur le fond de ces droits. De telles mesures sont présumées s’appliquer immédiatement, à la fois aux instances en cours et aux instances à venir (Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), par. 57 et 62; Wildman, p. 331).

Ce ne sont pas toutes les dispositions procédurales qui s’appliquent rétrospectivement. Certaines peuvent, dans leur application, porter atteinte à des droits substantiels. De telles dispositions ne sont pas purement procédurales et ne s’appliquent pas immédiatement (P.-A. Côté, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009, p. 208). Par conséquent, la tâche qui s’impose pour statuer sur l’application dans le temps des modifications en cause consiste non pas à qualifier les dispositions de « dispositions procédurales » ou de « dispositions substantielles », mais à déterminer si elles portent atteinte à des droits substantiels. [Non souligné dans l’original.]

[62]      Les principes d’interprétation en question céderont le pas à une disposition législative claire à l’effet contraire. En l’espèce, compte tenu de l’absence de toute disposition législative indiquant l’intention du législateur, la question que je dois trancher est de savoir si l’article 18.1 porte atteint à des droits substantiels.

(1)       L’application de l’article 18.1 en l’espèce, est-elle rétrospective?

[63]      Si l’article 18.1 s’applique en l’espèce, il écartera la compétence dont dispose la Cour en vertu de l’article 38 de la LPC de statuer sur la question de la communication des informations qui peuvent permettre d’identifier une source humaine. S’il ne s’applique pas, la compétence de la Cour demeure la même. Comme je l’ai déjà mentionné, la loi elle-même est muette quant à son application dans le temps. Bien que les parties s’entendent pour dire que l’article 18.1 ne devrait pas s’appliquer rétroactivement ou rétrospectivement, elles ne sont pas d’accord sur la question de savoir si son application en l’espèce serait prospective.

[64]      Le procureur général affirme qu’à partir du 23 avril 2015, l’article 18.1 s’applique à toutes les instances, peu importe le moment où elles ont été intentées, pourvu qu’il n’y ait pas eu de divulgation des informations provenant d’une source humaine avant cette date. Il précise que le paragraphe 18.1(2) ne vise qu’une situation de divulgation précise dans une instance devant un tribunal, un organisme ou une personne qui ont le pouvoir de contraindre à la production des informations, non dans une instance en termes larges. Par conséquent, le fait qu’un examen fondé sur l’article 38 ait été déjà en cours lorsque le projet de loi C-44 est entré en vigueur n’est pas pertinent, pour autant qu’une divulgation n’avait pas encore eu lieu. En l’absence de toute divulgation antérieure dans le dossier DES-1-11, on ne peut pas dire que le procureur général cherche à appliquer l’article 18.1 à une situation antérieure. L’application de cette disposition serait en l’espèce prospective.

[65]      Au soutien de cet argument, le demandeur se fonde sur l’article 10 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, qui est ainsi libellé :

Principe général

10 La règle de droit a vocation permanente; exprimée dans un texte au présent intemporel, elle s’applique à la situation du moment de façon que le texte produise ses effets selon son esprit, son sens et son objet.

[66]      Le procureur général souligne que l’article 18.1 est libellé au présent intemporel. Par conséquent, la disposition devrait s’appliquer à la situation du moment, la « situation » étant une situation de divulgation précise.

[67]      Les défendeurs soutiennent avec insistance que l’argument susmentionné élude la question. La situation à laquelle l’article 18.1 s’applique n’est pas une divulgation, mais plutôt un privilège qui prend naissance lorsqu’une personne physique reçoit une promesse d’anonymat et qu’elle transmet les informations au SCRS, comme l’exige la définition de l’expression « source humaine » à l’article 2 de la Loi sur le SCRS. Par conséquent, le fait d’empêcher en l’espèce la divulgation des informations préexistantes provenant d’une source humaine serait rétroactif ou, à tout le moins, rétrospectif. Ce que le procureur général cherche à obtenir, c’est de conférer un nouveau statut juridique à une situation antérieure. C’est pour cette raison que les défendeurs affirment que l’article 18.1 ne doit s’appliquer qu’à des sources humaines qui ont reçu une promesse d’anonymat en contrepartie d’un transfert des informations après l’entrée en vigueur du projet de loi C-44.

[68]      Le procureur général soutient qu’il est [traduction] « tout à fait impossible d’appliquer » la solution proposée, parce qu’une telle interprétation exigerait une analyse détaillée de chaque relation avant que l’application de la disposition ne puisse être confirmée. Bien qu’il soit nécessaire de procéder à un certain examen, je ne vois pas pourquoi cela serait difficile, compte tenu de l’affirmation du procureur général selon laquelle l’article 18.1 n’est soulevé que dans le contexte d’un litige. Le Service tient des dossiers très détaillés quant à ses relations avec les sources humaines et l’historique de chaque source créée est bien documenté. La Cour s’est déjà penchée sur des affaires dans lesquelles le Service s’est fondé sur des informations obtenues de sources humaines et a vu de tels dossiers. Dans chaque affaire, il y avait un nombre déterminé de sources humaines et la question consistait seulement à déterminer le moment où la relation avait été établie et le moment où la source avait reçu une promesse d’anonymat.

[69]      Le procureur général laisse entendre qu’il n’est pas possible que le législateur ait voulu que l’article 18.1 ne s’applique qu’aux seules sources ayant reçu une promesse d’anonymat après l’entrée en vigueur de la disposition, étant donné que cela rendrait la loi [traduction] « totalement inefficace ». Là encore, cet argument est exagéré et n’est pas convaincant. Le procureur général n’a pas réussi à démontrer que la loi ne pouvait pas s’appliquer efficacement sur une base prospective. Rien dans les débats parlementaires figurant dans les observations du procureur général ne donne à penser que le législateur a envisagé l’application de la disposition à des affaires qui étaient débattues devant les tribunaux au moment où la loi était sous examen.

[70]      Si, comme le procureur général le laisse entendre et comme cela semble probable, la loi visait à faire suite à l’arrêt Harkat C.S.C., précité, rendu par la Cour suprême du Canada. L’intention du législateur était de créer un privilège générique qui avait été déclaré inexistant en common law par les tribunaux, y compris la Cour suprême du Canada. La loi aurait pu clairement préciser, comme cela a été fait dans d’autres situations, qu’elle était censée s’appliquer à des instances qui avaient été intentées avant son adoption et qu’elle continuerait à s’appliquer par la suite. Pour toute instance nouvellement intentée, l’article 18.1 protégerait efficacement l’anonymat des personnes intervenues comme sources humaines après le 23 avril 2015.

[71]      Dans les instances intentées avant l’adoption de la loi, les sources humaines préexistantes continueraient à être protégée en tant que de besoin sous le régime de l’article 38 de la LPC. Le procureur général n’a donné aucun exemple où l’identité d’une source humaine, ou les informations qui peuvent permettre d’identifier une source humaine, ont été divulguées en vertu de l’article 38 dans une instance. En l’espèce, le procureur général peut présenter selon les volets risque de préjudice et mise en balance du critère de la décision Ribic des éléments de preuve et des arguments selon lesquels la non-divulgation est nécessaire pour protéger la vie et la sécurité des sources humaines, ou pour les encourager à fournir des informations au Service.

[72]      En l’espèce, les relations avec les sources humaines qui peuvent être en cause auraient été établies par le Service au moins 13 ou 14 ans avant la date de l’adoption de la loi. Dans certains cas, elles remonteraient à des décennies. Les actions sous-jacentes ont été intentées contre le gouvernement il y a plus de 10 ans et ont été activement poursuivies au cours des 5 dernières années. À mon avis, l’application de l’article 18.1 à des informations qui ont été obtenues par le Service de nombreuses années plus tôt en vue d’empêcher leur divulgation après l’adoption de la loi équivaut à donner des effets rétrospectifs à la loi. Après avoir tiré cette conclusion, la question que je dois trancher est de savoir si la loi porte atteinte à des droits substantiels ou acquis.

(2)       L’article 18.1 porte-il-atteinte à des droits substantiels?

[73]      Je tiens à souligner au début de l’analyse que, selon sa définition actuelle par suite de l’adoption du projet de loi C-44, la portée de l’expression « source humaine » ne connaît d’autre limite que celle des personnes décrites comme ayant reçu une promesse d’anonymat et qui ont fourni ou fourniront des informations au Service. La définition ne comporte aucune consécration légale d’une distinction entre les informateurs qui peut recevoir une telle promesse à la discrétion d’un agent du SCRS, et une source qui exige une protection en raison d’un risque réel à sa sécurité. La Loi modifiée ne tient pas compte, comme l’expérience l’a démontré dans d’autres cas, de la motivation des sources à aider le Service, qui découlerait de diverses raisons qui peuvent miner leur crédibilité malgré les efforts déployés par le Service pour corroborer ou autrement vérifier les informations. Voir par exemple la décision Almrei (Re), 2009 CF 1263, [2011] 1 R.C.F. 163, aux paragraphes 436 et 437.

[74]      Sous le régime envisagé par les modifications, la Cour n’aurait aucun rôle à jouer pour trancher la question de savoir si la protection était nécessaire dans l’un ou l’autre cas précis. Il est également interdit à la Cour d’examiner les circonstances dans lesquelles la promesse d’anonymat a été faite ou les raisons ayant poussé la source à fournir les informations, qui peuvent, à la lumière d’autres faits, se révéler fausses. Il reviendrait entièrement au SCRS de trancher ces questions, sans aucune surveillance de la Cour. Un privilège générique large, comme celui prévu par la loi adoptée, ne permet pas de mettre en balance les intérêts publics et les intérêts privés divergents pour l’appréciation des informations.

[75]      Comme la majorité l’a souligné dans l’arrêt Harkat C.S.C., au paragraphe 85, les « [p]oliciers ont intérêt à ne pas promettre l’anonymat à un indicateur sauf en cas de réelle nécessité, parce que s’ils le font, il sera plus difficile d’avoir recours à lui comme témoin », mais aucune contrainte similaire n’existe en ce qui concerne le SCRS. Celui-ci s’attache principalement à obtenir les informations de sécurité et peut faire une promesse d’anonymat à toute personne, quelles que soient les conditions, sans égard à la question de savoir si les informations seront admissibles en cour.

[76]      Avant les récentes modifications, la Cour faisait preuve de beaucoup de prudence avant d’autoriser la divulgation des informations provenant d’une source. Voici les observations que j’ai formulées dans la décision Almrei, au paragraphe 160 :

La Cour reconnaît que les sources humaines constituent un élément important des ressources dont disposent les organismes du renseignement de sécurité dans la collecte de renseignements visant à protéger la sécurité du pays […]

[77]      En outre, dans la décision Almalki 2010, au paragraphe 168, j’ai fait observer que « la Cour doit être consciente des conséquences que la décision d’ordonner la divulgation de tels renseignements peut avoir sur le recrutement de sources humaines […] [La] capacité [du SCRS] de le faire représente un intérêt public d’une importance considérable ».

[78]      La Cour protège étroitement les informations d’une source humaine lorsque celles-ci sont présentées à l’appui de demandes visant à obtenir un mandat ou dans d’autres instances, comme celles qui ont trait à des certificats de sécurité. Dans la plupart des cas, il n’a pas été nécessaire que la Cour connaisse l’identité d’une source humaine ou ordonne la divulgation des informations aux avocats spéciaux ou aux amici curiae. Fréquemment, il s’est avéré suffisant pour la Cour de se fonder sur un précis des documents du Service relatifs aux sources humaines.

[79]      De plus, la Cour recevait habituellement des informations quant aux raisons pour lesquelles la source collaborait avec le Service, telles que la loyauté envers le Canada ou la rétribution financière. Cela, ainsi que d'autres éléments de preuve, permet à la Cour de décider le poids, le cas échéant, qui devrait être accordé aux informations provenant d’une source pour tirer sa conclusion générale sur le bien-fondé de la demande.

[80]      Si le nouvel article 18.1 devait s’appliquer en l’espèce, la Cour n’aurait aucune occasion d’examiner la question de savoir s’il existe un intérêt public à la divulgation pour contrebalancer ces facteurs, en l’absence d’une conclusion selon laquelle la personne physique n’est pas, en réalité, une source humaine. La loi ne laisse pratiquement aucune possibilité pour tirer cette conclusion ou pour identifier la source sous réserve, dans les instances criminelles, de l’exception relative à la démonstration de l’innocence prévue au paragraphe 18.1(4). Cette exception ne s’applique pas dans des affaires civiles, telles que les actions sous-jacentes, et est, comme on l’a laissé entendre, trop limitative sur le plan constitutionnel, compte tenu du fait qu’elle ne reconnaît par le rôle joué par les sources humaines dans les affaires de certificat de sécurité ou dans des affaires de droit administratif. (Voir l’article par Kent Roach, « The Problems with the New CSIS Human Source Privilege in Bill C-44 », (2014), 61 Crim. L.Q. 451).

[81]      Je me penche à présent sur les observations présentées. Le demandeur, les amici curiae et les défendeurs conviennent que l’article 18.1 prévoit une procédure pour statuer sur les demandes se rapportant à la divulgation des informations qui identifient les sources humaines, ou qui permettent de découvrir leur identité, et crée, par conséquent, une nouvelle règle de preuve. Ils ne s’entendent pas sur la question de savoir si l’application de la disposition porte atteinte à des droits substantiels.

[82]      Les défendeurs et les amici curiae soutiennent que l’article 18.1 codifie un nouveau privilège générique qui crée un droit substantiel pour les sources humaines. Le droit créé est la protection de l’identité d’une source humaine. Les défendeurs affirment que ce droit est semblable au secret professionnel entre avocat et client. Afin d’assurer la protection de ce droit, le législateur a prévu des règles de preuve correspondantes qui interdisent la divulgation des informations d’identification. Les règles de preuve sont de nature procédurale.

[83]      Dans leurs observations, les parties renvoient à l’arrêt Wildman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 311 (Wildman), rendu par la Cour suprême du Canada. Dans cet arrêt, aux pages 331 et 332, le juge Lamer, tel était alors son titre, a établi une distinction entre le caractère fondamental du secret professionnel entre avocat et client et une nouvelle règle de preuve portant sur l’inhabilité d’un conjoint à témoigner et à l’impossibilité de le contraindre à témoigner. Voici la teneur de ses observations :

Certaines règles de preuve doivent néanmoins être exclues, car elles ne sont pas de simples règles de procédure, elles créent des droits et non simplement des expectatives et, comme telles, elles sont non seulement des règles de forme, mais également des règles de fond. On a jugé qu’il en était ainsi des règles ou des lois créant des présomptions découlant de certains faits. (Voir par exemple l’arrêt Bingeman c. McLaughlin, [1978] 1 R.C.S. 548 en ce qui concerne la présomption d’avancement au sujet de la propriété de biens-fonds entre conjoints.) Dans Le droit transitoire, 2éd., Paris, Dalloz et Sirey, 1960, à la p. 237, P. Roubier rationalise l’exclusion de ces règles parce que, dit-il, « ces règles étant indépendantes de l’existence d’un litige, ne sont pas modifiées par la survenance d’un procès ». Il en est de même du secret professionnel entre avocat et client découlant du droit d’une personne aux rapports confidentiels avec son avocat, qu’il y ait ou non litige (voir Descôteaux c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860). […] Il n’en est pas ainsi en ce qui concerne l’inhabilité d’un conjoint à témoigner.

La confidentialité des rapports entre conjoints, lorsque l’un d’eux est témoin d’un acte de son conjoint ou lorsque l’un d’eux communique avec son conjoint, ne relève pas d’une règle de fond.

L’inhabilité et l’impossibilité de contraindre prévues à l’art. 4 de la Loi sur la preuve au Canada, précitée, ne résultent pas d’une règle de fond en matière de confidentialité, il s’agit d’une simple règle de procédure.

[84]      Les défendeurs et les amici curiae soutiennent que, tout comme le secret professionnel entre avocat et client, le droit à l’anonymat conféré par l’article 18.1 est un droit substantiel. Ils affirment qu’il en est ainsi parce que le droit découle du statut d’une personne en tant que source, qui est obtenu dès la survenance de certains événements. Qui plus est, le droit et le statut existent tous les deux qu’il y ait litige ou non. Par conséquent, ils estiment que l’article 18.1 ne crée pas simplement une nouvelle règle de preuve, mais plutôt un privilège générique.

[85]      Les défendeurs invoquent également l’arrêt Harkat C.S.C. de la Cour suprême du Canada qui, pourrait-on soutenir, a considéré la création d’un privilège générique non pas comme une simple modification de fond, mais comme une modification tellement fondamentale qu’elle échappe généralement au pouvoir des tribunaux de dire le droit [au paragraphe 87] :

À mon avis, la Cour ne devrait pas non plus créer un nouveau privilège pour les sources humaines du SCRS. En effet, elle a mentionné que « [l]e droit reconnaît très peu de “privilèges génériques” » et qu’« [i]l est probable qu’à l’avenir, tout nouveau privilège “générique” sera créé, le cas échéant, par une intervention législative » : R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477, par. 42. La sagesse de ces remarques vaut pour la proposition d’étendre un privilège aux sources humaines du SCRS : Canada (Procureur général) c. Almalki, 2011 CAF 199, [2012] 2 R.C.F. 594, par. 29-30, le juge Létourneau. Si le législateur juge souhaitable de protéger au moyen d’un privilège l’identité des sources humaines du SCRS et les renseignements connexes, que ce soit pour faciliter la coordination du travail entre les forces policières et le SCRS ou pour inciter les sources humaines à fournir des renseignements à ce dernier (voir les motifs des juges Abella et Cromwell), il peut adopter les mesures de protection voulues […]

[86]      Le procureur général soutient que l’analogie entre le secret professionnel entre avocat et client et le privilège accordé à des sources humaine est erronée. Il affirme plutôt que, comme dans l’affaire Wildman, la règle créée par l’article 18.1 est purement procédurale. Non seulement le privilège créé par l’article 18.1 n’est soulevé que dans le contexte d’une procédure judiciaire, mais les règles qui régissent le privilège sont des règles de preuve, qui sont généralement considérées comme procédurales. Les justiciables n’ont pas de droit acquis relativement à une procédure ou un mode de preuve, et les règles de procédure et les règles de preuve peuvent être modifiées et s’appliqueront aux instances en cours : CIBC v. Deloitte & Touche, 2013 ONSC 2166, 361 D.L.R. (4th) 549, infirmé par 2014 ONCA 89, 118 O.R. (3d) 508, au paragraphe 91.

[87]      Au soutien de cet argument, le demandeur renvoie à l’arrêt Howard Smith Paper Mills Ltd. et al. v. The Queen, [1957] R.C.S. 403, rendu par la Cour suprême du Canada. Dans cet arrêt, il a été conclu qu’une nouvelle disposition de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions [S.R.C. 1952, ch. 314] qui avait modifié l’admissibilité et les effets d’une preuve documentaire était purement procédurale. La Cour a conclu ainsi [à la page 420] :

[traduction] […] Bien que l’art. 41 entraîne une modification majeure du droit de la preuve, il ne crée aucune infraction, il n’écarte aucun moyen de défense, il n’incrimine aucune conduite qui ne l’était pas déjà avant son adoption, il ne modifie la nature ou l’effet juridique d’aucune opération déjà complétée; il porte uniquement sur une question de preuve et, à mon avis, le savant juge de première instance a eu raison de conclure qu’il s’appliquait au procès sur l’accusation dont il était saisi.

[88]      Le raisonnement susmentionné a été cité par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dineley, précité, au paragraphe 66, lorsqu’elle a conclu que « [l]es dispositions qui rendent admissible une preuve qui ne l’était pas auparavant ou modifient les conditions d’admissibilité de la preuve sont de nature procédurale ».

[89]      Les défendeurs et les amici curiae prétendent de plus que l’article 18.1 contient une disposition de fond parce que le privilège qu’il crée a une incidence directe sur la divulgation autorisée. Sous le régime de l’article 38, il existe un droit à la divulgation des informations se rapportant à des sources humaines lorsque l’intérêt public à la divulgation l’emporte sur l’intérêt public à la non-divulgation. Il s’agit d’un critère rigoureux, mais le critère relatif à la divulgation prévu à l’article 18.1 est encore plus rigoureux. Il est possible que la divulgation des informations qui aurait été autorisée selon les critères de la décision Ribic soit interdite en vertu de l’article 18.1. Les défendeurs soutiennent que les effets de l’application de l’article 18.1 sont de nature substantielle et non simplement procédurale, et invoquent une fois de plus la présomption allant à l’encontre de l’application rétroactive ou rétrospective.

[90]      Les amici curiae renvoient aussi à l’arrêt R. v. Bengy, 2015 ONCA 397, 325 C.C.C. (3d) 22 (Bengy), aux paragraphes 45 à 50, rendu par la Cour d’appel de l’Ontario. Dans cet arrêt, il a été conclu que les modifications législatives au Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, via la Loi sur l’arrestation par des citoyens et la légitime défense, L.C. 2012, ch. 9, étaient de nature substantielle et non simplement de nature procédurale. La Cour a conclu que les modifications avaient changé le critère juridique en matière de légitime défense en modifiant la nature de ce qui était pertinent à la défense. Ainsi, les modifications ont eu une incidence sur le contenu et l’existence de la défense, et pas uniquement sur la manière dont elle était présentée. La Cour a fait observer qu’il s’agissait [traduction] « d’une indication selon laquelle une atteinte a été portée à des droits substantiels » : Bengy, précité, au paragraphe 45. Les amici curiae soutiennent que l’article 18.1 a modifié de la même manière le critère juridique concernant la divulgation des informations permettant d’identifier des sources humaines. Le nouveau critère ne porte pas seulement atteinte à la procédure par laquelle une divulgation est effectuée, il a une incidence directe sur le contenu et la portée de la divulgation.

[91]      Enfin, les défendeurs font valoir que, si l’article 18.1 était appliqué en l’espèce, il contrecarrerait la défense de leurs droits garantis par la Charte. Ils invoquent l’arrêt Dineley, précité, au paragraphe 21, rendu par la Cour suprême du Canada, pour affirmer qu’une disposition qui porte atteinte à des droits constitutionnels est forcément de nature substantielle. Voici les observations formulées au paragraphe 21 :

[…] Toutefois, la conclusion selon laquelle l’atteinte est justifiée sous le régime des nouvelles mesures législatives ne change rien au fait qu’il a été porté atteinte à des droits constitutionnels. Il s’agit d’une indication supplémentaire que les nouvelles mesures législatives portent atteinte à des droits substantiels puisque les droits constitutionnels sont forcément de nature substantielle. Ainsi, la règle générale interdisant l’application rétrospective des mesures législatives devrait s’appliquer en cas d’atteinte à des droits constitutionnels.

[92]      Les défendeurs ont engagé les actions civiles sous-jacentes pour tenter de défendre leurs droits constitutionnels qui auraient été violés par le procureur général et ses agents. Sans se prononcer sur le fond de ces allégations, la Cour peut raisonnablement tirer une conclusion selon laquelle l’application de l’article 18.1 en l’espèce pourrait nuire à la capacité des défendeurs d’établir le bien-fondé de leurs allégations devant la Cour supérieure.

[93]      Après avoir examiné les arguments susmentionnés, je suis convaincu que la nouvelle loi établit un privilège générique qui créé des droits substantiels pour les sources humaines et pourrait avoir un effet substantiel sur la portée d’une divulgation autorisée en l’espèce. Si la loi devait produire un tel effet, je suis convaincu qu’elle limiterait la capacité des défendeurs à prouver leurs allégations portées contre le défendeur et à établir que leurs droits constitutionnels ont été violés. Je conclus que l’article 18.1 ne devrait pas être appliqué aux informations en cause en l’espèce et que les informations devraient continuer d’être assujetties au critère énoncé dans la décision Ribic relativement à la divulgation.

(3)       Les défendeurs ont-ils sous réserve de l’article 38 un droit acquis à la divulgation de renseignements permettant l’identification de sources humaines?

[94]      Bien que j’aie conclu que l’article 18.1 porte atteinte à des droits substantiels et qu’il ne devrait donc pas s’appliquer aux informations en cause en l’espèce, je suis d’avis qu’il convient de se pencher sur les observations subsidiaires des parties. Les défendeurs soutiennent qu’ils ont sous réserve de l’article 38 un droit acquis à la divulgation des informations relatives à une source humaine. À l’inverse, le procureur général affirme qu’il n’existe pas de droit au maintien d’un régime juridique, et que, par conséquent, rien n’empêche l’application immédiate de l’article 18.1 en l’espèce.

[95]      Je commencerai encore une fois par énoncer les principes d’interprétation législative. Comme je l’ai déjà mentionné, lorsqu’une règle de preuve porte atteinte à un droit substantiel ou à des droits acquis, elle est présumée ne pas avoir d’effet immédiat, à moins que le législateur ait clairement exprimé son intention contraire : Demande fondée sur l’art. 83.28, précitée, au paragraphe 57. De même, la Cour suprême du Canada a formulé les observations suivantes dans l’arrêt Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271 (Gustavson Drilling), à la page 282 :

[…] Selon la règle, une loi ne doit pas être interprétée de façon à porter atteinte aux droits existants relatifs aux personnes ou aux biens, sauf si le texte de cette loi exige une telle interprétation : Spooner Oils Ltd. v. Turner Valley Gas Conservation Board ([1933] R.C.S. 629), à la p. 638. La présomption selon laquelle une loi ne porte pas atteinte aux droits acquis à moins que la législature ait clairement manifesté l’intention contraire, s’applique sans discrimination, que la loi ait une portée rétroactive ou qu’elle produise son effet dans l’avenir. Ce dernier type de loi peut être mauvais s’il porte atteinte à des droits acquis sans l’exprimer clairement. Toutefois, cette présomption s’applique seulement lorsque la loi est d’une quelconque façon ambiguë et logiquement susceptible de deux interprétations. [Non souligné dans l’original.]

[96]      Le principe sous-jacent à la règle susmentionnée a été énoncé par le juge Duff dans l’arrêt Upper Canada College v. Smith (1920), 61 R.C.S. 413, à la page 417 :

[traduction] […] la règle selon laquelle les dispositions législatives doivent être généralement considérées comme visant uniquement à régir la conduite future d’une personne trouve, comme l’a déclaré Parke dans la décision Moon v. Durden, en 1848 (2 Ex. 22, aux pages 42 et 43),

son fondement essentiel dans le bon sens et la justice stricte,

parce que de façon générale, non seulement il serait extrêmement inopportun de priver les gens de droits acquis lors d’opérations parfaitement valides et régulières au regard du droit alors applicable, mais il s’agirait d’une

violation flagrante du principe de justice naturelle.

[97]      Le critère applicable pour savoir si un droit est acquis a été énoncé par le juge Bastarache dans l’arrêt Dikranian c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 73, [2005] 3 R.C.S. 530, aux paragraphes 37 et 38, citant l’œuvre du professeur Pierre-André Côté [Interprétation des lois, 3e éd. Montréal : Édition Thémis, 1999] sur le droit transitoire :

[…] Cet auteur soutient que le justiciable doit satisfaire à deux critères pour avoir un droit acquis : (1) sa situation juridique est individualisée et concrète, et non générale et abstraite, et (2) sa situation juridique était constituée au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi […]

[98]      Le fait de conclure qu’un droit est acquis ne met pas fin à l’examen. La professeure Sullivan nous enseigne qu’il faut également apprécier le poids à accorder à la présomption. Ainsi, le tribunal doit examiner comment [traduction] « l’application de la nouvelle loi aux faits en question serait arbitraire et inéquitable et si ces conséquences injustifiées sont nécessaires ou s’expliquent par les buts qui doivent être atteints » : Sullivan on the Construction of Statutes, 6éd. (Markham, Ont. : LexisNexis, 2014), à la page 826.

[99]      Selon les défendeurs et les amici curiae, le droit à la divulgation fondée sur l’article 38 est acquis en l’espèce. Les défendeurs ont largement dépassé le stade de la simple possibilité de se prévaloir d’un droit particulier découlant de la loi. Au contraire, la procédure fondée sur l’article 38 a été initiée et été activement suivie pendant cinq ans avant l’adoption du projet de loi C-44. En outre, les défendeurs soutiennent qu’une décision contraignante et définitive a déjà été rendue en l’espèce relativement au droit à la communication des informations relatives à une source humaine.

[100]   Comme je l’ai mentionné précédemment, dans le dossier DES-1-10, le procureur général a soutenu que le privilège de common law relatif aux indicateurs de police s’applique aux sources du SCRS et empêche ainsi la divulgation des informations d’identifications. J’ai conclu qu’un tel privilège absolu n’existe pas dans le contexte des sources de renseignement et que la question concernant la divulgation de l’identité des sources serait tranchée conformément au critère de la décision Ribic. J’ai également reconnu que, même si l’information provenant d’une source humaine ne revêtaient pas une grande importance dans cette instance, il était nécessaire que j’exprime mon avis sur la question « compte tenu du risque qu’il y ait d’autres instances portant sur d’autres documents qui peuvent être produits aux défendeurs lors de l’enquête préalable » : Almalki 2010, précitée, au paragraphe 163. La Cour d’appel fédérale a confirmé ma décision et a estimé que je n’avais pas commis d’erreur en n’appliquant pas aux sources humaines du SCRS les règles régissant le privilège relatif aux indicateurs de police : Almalki C.A.F. 2011, précité, au paragraphe 34. Le procureur général n’a pas interjeté appel de la décision.

[101]   La série de documents dont j’étais saisi dans le dossier DES-1-10 avait été expressément demandée par les défendeurs afin de permettre aux parties de commencer la médiation, et ne constituait qu’une partie des documents demandés. Il était prévu que d’autres documents soient assujettis à un examen fondé sur l’article 38 si les actions civiles devaient être instruites. C’est pourquoi il a été reconnu dans le dossier DES-1-11 que, malgré le fait qu’une nouvelle demande ait été introduite, il n’y avait au fond qu’une seule procédure fondée sur l’article 38 à l’égard de laquelle les conclusions de droit tirées dans le dossier DES-1-10 avaient une force contraignante.

[102]   Les défendeurs soutiennent que l’arrêt rendu le 13 juin 2011 par la Cour d’appel fédérale dans le dossier DES-1-10 a arrêté le droit sur la question de la protection accordée aux sources du SCRS en l’espèce. Ils affirment en outre que les conclusions de la cour dans le dossier DES-1-10 s’appliquent en l’espèce non seulement en raison du principe du respect des décisions des tribunaux supérieurs, mais aussi en raison de celui de la chose jugée. Dans l’arrêt Régie des rentes du Québec c. Canada Bread Company Ltd., 2013 CSC 46, [2013] 3 R.C.S. 125, le juge Wagner, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada a expliqué comment la notion de res judicata s’applique aux jugements [au paragraphe 30] :

Avant de poursuivre mon analyse, je dois faire ressortir une distinction entre deux notions dont l’importance est cruciale pour l’issue du présent pourvoi : la notion de « jugement définitif » et celle de « jugement définitif qui statue ultimement sur les droits et obligations des parties ». Un jugement n’a pas à statuer sur le litige en entier pour être définitif. S’il statue sur toute question de fond interlocutoire, il acquerra l’autorité de la chose jugée. Par contre, un jugement définitif qui statue ultimement sur les droits et obligations des parties acquiert aussi l’autorité de la chose jugée, mais il tranche le litige en entier et rend inutile la prise de toute autre mesure dans l’instance. [Italique dans l’original.]

[103]   Les défendeurs invoquent également l’arrêt Apotex Inc. c. Merck & Co., 2002 CAF 210, [2003] 1 C.F. 242 (Apotex), de la Cour d’appel fédérale, qui établit de manière non équivoque que le principe de l’autorité de la chose jugée s’applique non seulement à des questions qui ont été soulevées dans une instance antérieure, mais aussi à des arguments qui auraient pu être soulevés. Voici les observations formulées par la Cour [au paragraphe 26] :

L’irrecevabilité pour identité des questions en litige vise à empêcher un nouveau procès sur une question déjà tranchée de manière finale et concluante dans un procès antérieur entre les mêmes parties ou leurs ayants droit (arrêts Angle et Doering, précités). Elle s’applique non seulement aux questions tranchées de manière finale et concluante, mais également aux arguments qui auraient pu être soulevés par une partie faisant preuve de diligence raisonnable (Fidelitas Shipping Co. Ltd. v. V/O Exportchleb, [1966] 1 Q.B. 630 (C.A.); Merck & Co. c. Apotex Inc. (1999), 5 C.P.R. (4th) 363 (C.A.F.)). L’irrecevabilité pour identité des questions en litige s’applique quand une question a été tranchée dans une action entre les parties et que cette décision est déterminante pour une action ultérieure entre les mêmes parties, sans égard au fait que la cause d’action puisse différer (Hoystead v. Commissioner of Taxation, [1926] A.C. 155 (P.C.); Minott v. O’Shanter Development Co. (1999), 42 O.R. (3d) 321 (C.A.)). Toutefois, la seconde cause d’action doit mettre en cause des questions de fait ou de droit qui ont été tranchées comme élément fondamental de la logique de la décision antérieure. Il n’y a pas d’irrecevabilité pour identité des questions en litige si la question visée a été soulevée de manière annexe ou incidente dans la procédure antérieure. Le critère à l’égard de ce point est de savoir si la décision sur laquelle on cherche à fonder l’irrecevabilité est si fondamentale pour trancher le fond que la seconde décision ne puisse être maintenue sans la première (arrêt Angle, précité; R. v. Duhamel (1981), 33 A.R. 271 (C.A.); confirmé par [1984] 2 R.C.S. 555).

[104]   Les défendeurs affirment que la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans le dossier DES-1-10 répond au critère énoncé dans l’arrêt Apotex. Ils expliquent que, dans ses conclusions, le juge Létourneau accorde aux défendeurs d’une manière claire et concluante un droit acquis à la divulgation des informations relatives à des sources humaines, sous la seule réserve de la conclusion concernant l’application des critères de pertinence, de préjudice et de mise en balance des intérêts énoncés à l’article 38. Ils estiment également qu’une telle conclusion était une étape nécessaire en vue de la conclusion de l’instance.

[105]   Comme l’affirme le procureur général, pour que le principe de l’autorité de la chose jugée s’applique, il faut que l’existence des trois éléments suivants soit établie : 1) la même question a été tranchée; 2) la décision judiciaire invoquée comme créant la préclusion est finale et 3) les parties dans la décision judiciaire invoquée sont les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la préclusion est soulevée : Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, au paragraphe 25.

[106]   La question soulevée dans le dossier DES-1-10 et dans l’arrêt Harkat C.S.C. était de savoir si le privilège de common law relatif aux indicateurs de police s’applique aux sources humaines du SCRS. Il s’agit d’une question différente de celle dont je suis actuellement saisi. À ce moment-là, le privilège générique créé par l’article 18.1 n’existait pas. Ainsi, les jugements antérieurs ne pouvaient pas permettre de trancher la question de savoir si le privilège créé par l’article 18.1 s’appliquait dans le contexte d’un examen fondé sur l’article 38.

[107]   Le procureur général affirme que les défendeurs n’ont pas de droit acquis à ce que les questions liées aux sources humaines soient tranchées en vertu de l’article 38. Là encore, le demandeur se fonde sur l’interprétation selon laquelle une divulgation est un événement précis au sein d’une instance, et soutient que, puisque la divulgation n’a pas encore eu lieu, les défendeurs n’ont aucun droit acquis à l’égard des informations relatives à des sources humaines. Pour souscrire à cet argument, je devrais accepter que, dans un examen fondé sur l’article 38, le droit d’obtenir des informations n’est acquis qu’au moment même où celles-ci sont divulguées. Il est difficile pour moi d’accepter cette thèse parce que le droit à la communication fait partie du processus judiciaire dès le début. La question à trancher dans un examen fondé sur l’article 38 est de savoir si, à l’étape de l’enquête préalable, des informations peuvent être soustraites à la communication pour des raisons liées à l’intérêt public.

[108]   Le procureur général fait valoir à bon droit qu’il n’existe pas de droit acquis au maintien d’un régime juridique. À l’appui de cette thèse, le demandeur se fonde sur la décision majoritaire rendue par le juge Dickson [tel était alors son titre] dans l’arrêt Gustavson Drilling, précité, à la page 283, selon laquelle « [l]e simple droit de se prévaloir d’un texte législatif abrogé, dont jouissent les membres de la communauté ou une catégorie d’entre eux à la date de l’abrogation d’une loi, ne peut être considéré comme un droit acquis ». Toutefois, en l’espèce, nous ne sommes pas en présence d’un texte législatif abrogé ni même d’un privilège de common law existant. L’arrêt Harkat C.S.C. a définitivement établi que le privilège n’existe pas en common law.

[109]   L’arrêt Gustavson portait sur la législation fiscale et la Cour suprême du Canada a clairement affirmé que : « [l]es seuls droits dont un contribuable peut se prévaloir au cours d’une année d’imposition au regard de réclamations d’exemptions sont ceux que lui accorde la Loi de l’impôt sur le revenu alors en vigueur » : Gustavson Drilling, précité, à la page 282. La comparaison avec cet arrêt est faible. La Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’y avait aucune ambiguïté quant à la nature procédurale des lois fiscales. À mon avis, il est exagéré de comparer le droit à la divulgation dans une instance en cours et le droit à une exonération fiscale particulière dans un cas où les contribuables auraient dû prévoir les modifications annuelles ou s’y attendre.

[110]   Je suis convaincu qu’au moment où l’article 18.1 est entré en vigueur, les défendeurs avaient un droit acquis au régime de divulgation établi pour la durée des instances intentées au titre de l’article 38. Sous ce régime, informations d’identifications de sources humaines sont assujettis à une conclusion portant sur les prétentions avancées par le procureur général selon lesquelles il existe un privilège d’intérêt public. La mise en balance du facteur de l’intérêt public à une divulgation complète et celui de la sécurité nationale peut être faite en l’espèce en fonction du critère de la décision Ribic sans porter atteinte aux droits acquis des défendeurs.

VI.       CONCLUSION

[111]   La Cour a conclu que l’application de l’article 18.1 en l’espèce serait rétrospective, et créerait un nouveau privilège qui porte atteinte aux droits substantiels des défendeurs. La Cour a également conclu que, sous réserve de la mise en balance des intérêts publics et privés divergents en vertu de l’article 38, les défendeurs ont un droit acquis à la divulgation des informations permettant l’identification de sources humaines afin qu’ils puissent étayer leurs demandes présentées à la Cour supérieure de l’Ontario. Ainsi, l’application rétrospective de l’article 18.1 est jugée invalide. La Cour examinera la question de savoir si la divulgation des informations est susceptible de nuire à l’un des trois intérêts nationaux protégés et, dans l’affirmative, si le risque de préjudice l’emporte sur l’intérêt public à la divulgation.

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