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[2016] 1 R.C.F. 686

A-124-15

2015 CAF 151

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant)

c.

Zunera Ishaq (intimée)

Répertorié : Ishaq c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour d’appel fédérale, juge Stratas, J.C.A.—Ottawa, 22 juin 2015.

Pratique — Parties — Intervention — Requêtes en intervention présentées par différentes associations souhaitant présenter des observations au sujet de certaines questions relatives à la Charte canadienne des droits et libertés qui pourraient se poser dans l’appel sous-jacent — L’intimée, une résidente permanente, s’est vu accorder la citoyenneté canadienne, mais elle ne sera considérée comme citoyenne que lorsqu’elle aura prêté le serment de citoyenneté — Elle a prétendu qu’une politique du gouvernement exige qu’elle retire son niqab au moment de prêter le serment de citoyenneté, une pratique qui est contraire à ses croyances religieuses — Devant la Cour fédérale, l’intimée a fondé sa contestation de la politique gouvernementale sur plusieurs motifs — La Cour fédérale a statué en faveur de l’intimée, mais la décision portait sur des questions autres que celles relatives à la Charte — La Cour fédérale a conclu que dans la mesure où la politique entrave l’obligation qu’a un juge de la citoyenneté d’accorder aux candidats à la citoyenneté la plus grande liberté possible pour ce qui est de la prestation du serment, elle est illégale — L’appelant a interjeté appel de la décision de la Cour fédérale — Il s’agissait de savoir si les requêtes en intervention devaient être accueillies — L’arrêt Première Nation Pictou Landing c. Canada (Procureur général) a été appliqué — La plupart des facteurs qui y sont énoncés étaient présents en l’espèce — Cependant, un seul facteur, peut-être le facteur le plus important étant donné sa priorité énoncée à la règle 109(2) des Règles des Cours fédérales, était absent — Ce facteur était celui qui tient à la question de savoir si la personne qui désire intervenir fournira à la Cour d’autres précisions et perspectives utiles qui l’aideront effectivement à la prise d’une décision — Nul des requérants n’a convaincu la Cour qu’il produirait à celle-ci d’autres précisions et perspectives utiles qui l’aideraient effectivement à la prise d’une décision plus éclairée — Les requêtes dont la Cour a été saisie n’ont cerné avec précision aucune conséquence fondée sur le dossier de preuves que la Cour devait examiner; elles ont informé encore moins avec précision comment leurs précisions et perspectives pourraient s’avérer utiles — Toutes les observations des requérants étaient trop générales et imprécises pour être convaincantes — Par conséquent, compte tenu des observations plutôt imprécises et non détaillées qui ont été présentées à la Cour, et compte tenu du dossier de preuves dont la Cour disposait et des questions précises soulevées dans la présente affaire, la Cour n’était pas convaincue que les requérants pourraient aider celle-ci à trancher l’une des questions de fait ou de droit dont elle était actuellement saisie — Requêtes rejetées.

Il s’agissait de six requêtes en intervention présentées par un certain nombre d’associations souhaitant présenter des observations au sujet de certaines questions relatives à la Charte canadienne des droits et libertés qui pourraient se poser dans l’appel sous-jacent. La partie qui invoquait la Charte, et l’intimée en l’espèce est une résidente permanente qui s’est vu octroyer la citoyenneté canadienne, mais qui ne sera considérée comme citoyenne que lorsqu’elle aura prêté le serment de citoyenneté. Elle a prétendu qu’une politique du gouvernement exige qu’elle retire son niqab, un voile qui couvre la majeure partie de son visage, au moment de prêter le serment de citoyenneté, et est contraire à ses croyances religieuses. Elle est disposée à enlever son voile à certaines conditions. Devant la Cour fédérale, elle a fondé sa contestation de la politique gouvernementale sur plusieurs motifs, dont les droits à la liberté de religion et à l’égalité qu’elle tire de la Charte. La Cour fédérale a statué en sa faveur, mais la décision portait sur des questions autres que celles relatives à la Charte. La Cour fédérale a interprété la politique et les dispositions législatives applicables et a conclu que dans la mesure où la politique entrave l’obligation qu’a un juge de la citoyenneté d’accorder aux candidats à la citoyenneté la plus grande liberté possible pour ce qui est de la profession de foi religieuse ou de l’affirmation solennelle, elle est illégale. L’appelant a interjeté appel de cette décision. Bien que la Cour fédérale n’ait pas statué sur les questions relatives à la Charte, celles-ci étaient toujours d’actualité dans le présent appel.

Il s’agissait de savoir si les requêtes en intervention devaient être accueillies.

Jugement : les requêtes doivent être rejetées.

Aux fins de l’examen des six requêtes en intervention, la Cour a appliqué le critère consacré par la jurisprudence Première Nation Pictou Landing c. Canada (Procureur général). Les facteurs qui sont énoncés dans cet arrêt étaient tous plus ou moins présents dans les requêtes, sauf un facteur — peut-être le facteur le plus important étant donné sa priorité énoncée à la règle 109(2) des Règles des Cours fédérales. Le facteur problématique était celui qui tient à la question de savoir si la personne qui désire intervenir fournira à la Cour d’autres précisions et perspectives utiles qui l’aideront effectivement à la prise d’une décision. Les requérants qui réussissent à se voir accorder la qualité d’intervenant auront examiné le dossier de preuves et les questions précises que soulève l’affaire, de telle sorte qu’ils seront en mesure de donner beaucoup de détails sur la manière précise dont ils aideront la Cour. Bien que dans bon nombre d’affaires, la mission de la Cour consiste uniquement à rechercher si la décision est entachée d’une erreur, certaines affaires sont différentes et l’intervention est donc une possibilité réelle. C’est le cas en particulier lorsque le droit n’est pas établi et le besoin d’aide est réel, ou encore, dans de rares cas, lorsqu’il faut s’écarter de la jurisprudence antérieure pour des motifs juridiques fondés sur des principes, et des précisions et perspectives de sources externes peuvent alors s’avérer utiles à cet égard. Dans chaque cas, le demandeur du statut d’intervenant doit cerner la ou les questions qui détermineront l’issue de l’affaire — la ou les idées maîtresses de l’affaire — et expliquer en détail en quoi ses compétences ou sa perspective particulière aideront la Cour. Il arrive dans certains cas que les observations que les requérants veulent présenter soient exclues vu l’absence d’éléments de preuve au dossier. En l’espèce, les requérants qui ont sollicité le statut d’intervenants n’ont joué aucun rôle devant la Cour fédérale, une conclusion a été tirée quant aux faits et le dossier de preuves a été clos. En appel, les intervenants ne peuvent pas invoquer de nouveaux moyens qui sont exclus par les faits constatés, et elles ne peuvent pas non plus incorporer tout simplement dans l’appel les éléments de preuve dont elles ont besoin pour faire valoir leurs moyens.

Nul des requérants n’a convaincu la Cour qu’il produirait à celle-ci d’autres précisions et perspectives utiles qui l’aideraient effectivement à la prise d’une décision plus éclairée. Les requêtes dont la Cour a été saisie n’ont cerné avec précision aucune conséquence fondée sur le dossier de preuves que la Cour devait examiner; elles ont informé encore moins avec précision comment leurs précisions et perspectives pourraient s’avérer utiles. Aucun requérant n’a évoqué concrètement et précisément une question à trancher — une question qui était d’actualité au regard du droit et du dossier de preuves en l’espèce — pour laquelle la Cour aurait besoin d’éclairage et les requérants pourraient l’aider. Toutes les observations des requérants étaient trop générales et imprécises pour être convaincantes. De plus, lorsque des questions précises ont été cernées, leur utilité au regard de la solution que la Cour devait retenir n’a pas été démontrée ou le dossier de preuve ne permettait pas de les soulever. Il ressortait du dossier d’appel en l’espèce que les éléments de preuve étaient très centrés sur l’intimée elle-même.

Par conséquent, compte tenu des observations plutôt imprécises et non détaillées qui ont été présentées à la Cour, et compte tenu du dossier de preuves dont la Cour disposait et des questions précises soulevées dans la présente affaire, la Cour n’était pas convaincue que les requérants pourraient aider celle-ci à trancher l’une des questions de fait ou de droit dont elle était actuellement saisie, et, quoi qu’il en soit, pas d’une manière différente de celle des parties à l’appel.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 15, 27, 28.

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 91, 92.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 3, 109(2).

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Première Nation Pictou Landing c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 21, [2015] 2 R.C.F. 253; Canada (Procureur général) c. Canadian Doctors for Refugee Care, 2015 CAF 34.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Ishaq c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 156, [2015] 4 R.C.F. 297; Paradis Honey Ltd. c. Canada, 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Taylor, [1987] 3 C.F. 593 (C.A.); Public School Boards’ Assn. c. Alberta (Procureur général), [1999] 3 R.C.S. 845.

DÉCISIONS CITÉES :

Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Canada (Procureur général), [1990] 1 C.F. 74 (1re inst.), conf. par [1990] 1 C.F. 90 (C.A.); Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370; Palmer et autre c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759; R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458; Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22; Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117; Performance Industries Ltd. c. Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd., 2002 CSC 19, [2002] 1 R.C.S. 678; Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Forest Ethics Advocacy Association c. Office national de l’énergie, 2014 CAF 88; Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086; Public School Boards’ Assn. of Alberta c. Alberta (Procureur général), 2000 CSC 2, [2000] 1 R.C.S. 44; MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357; Nation Gitxaala c. Canada, 2015 CAF 73; R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726; École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, [2015] 1 R.C.S. 615; Mouvement Laïque Québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3.

REQUÊTES en intervention présentées par un certain nombre d’associations souhaitant présenter des observations au sujet de certaines questions relatives à la Charte canadienne des droits et libertés qui pourraient se poser dans l’appel sous-jacent. Requêtes rejetées.

ONT COMPARU

Peter Southey, Negar Hashemi et Julie Waldman pour l’appelant.

Lorne Waldman, Naseem Mithoowani et Marlys A. Edwardh pour l’intimée.

Reema Khawja et Rana Arbabian pour l’intervenante proposée la Commission des droits de la personne de l’Ontario.

Cara Faith Zwibel pour l’intervenante proposée l’Association canadienne des libertés civiles.

Faisal Bhabha et Khalid M. Elgazzar pour l’intervenant proposé le Conseil national des musulmans canadiens (CNMC).

Ranjan K. Agarwal pour l’intervenante proposée la South Asian Legal Clinic of Ontario and South Asian Bar Association of Toronto.

Joanna Birenbaum pour l’intervenante proposée la Barbra Schlifer Commemorative Clinic.

Jasmine T. Akbarali et Cynthia B. Kuehl pour l’intervenant proposé le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.

Waldman & Associates et Goldblatt Partners LLP (anciennement Sack Goldblatt Mitchell LLP), Toronto, pour l’intimée.

La Commission des droits de la personne de l’Ontario, Toronto, pour l’intervenante proposée la Commission des droits de la personne de l’Ontario.

L’Association canadienne des libertés civiles, Toronto, pour l’intervenante proposée l’Association canadienne des libertés civiles.

Bureau de Khalid Elgazzar, Ottawa, pour l’intervenant proposé le Conseil national des musulmans canadiens (CNMC).

Bennett Jones LLP, Toronto, pour l’intervenante proposée la South Asian Legal Clinic of Ontario and South Asian Bar Association of Toronto.

Ursel Phillips Fellows Hopkinson LLP, Toronto, pour l’intervenante proposée la Barbra Schlifer Commemorative Clinic.

Lerners LLP, Toronto, pour l’intervenant proposé le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

[1]        Le juge Stratas, J.C.A. : Notre Cour est saisie de six requêtes en intervention présentées par les associations suivantes : l’Association canadienne des libertés civiles, le Conseil national des musulmans canadiens, la South Asian Legal Clinic of Ontario / South Asian Bar Association of Toronto, la Commission ontarienne des droits de la personne, la Barbra Schlifer Commemorative Clinic et le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes Inc. (collectivement, les requérants). Chacune de ces associations souhaite présenter des observations au sujet de certaines questions relatives à la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte) qui pourraient se poser dans le présent appel.

[2]        La partie qui invoque la Charte, et l’intimée dans le présent appel, est Mme Ishaq. Mme Ishaq est une résidente permanente qui s’est vu octroyer la citoyenneté canadienne. Toutefois, elle ne sera considérée comme citoyenne que lorsqu’elle aura prêté le serment de citoyenneté. Elle dit qu’une politique du gouvernement exige qu’elle retire son niqab, un voile qui couvre la majeure partie de son visage, au moment de prêter le serment de citoyenneté. Mme Ishaq affirme que cette pratique est contraire à ses croyances religieuses qui l’obligent à porter le niqab. Elle dit qu’elle n’enlèvera son voile devant un inconnu que si cela est absolument nécessaire pour prouver son identité ou pour des raisons de sécurité, et même dans ce cas, seulement en privé devant d’autres femmes. Devant la Cour fédérale, elle a fondé sa contestation de la politique gouvernementale sur plusieurs motifs, dont les droits à la liberté de religion et à l’égalité qu’elle tire de la Charte.

[3]        La Cour fédérale (le juge Boswell) a statué en faveur de la demanderesse, mais la décision portait sur des questions autres que celles relatives à la Charte : Ishaq c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 156, [2015] 4 R.C.F. 297. La Cour fédérale a interprété la politique et les dispositions législatives applicables et a conclu que « [d]ans la mesure où la Politique entrave l’obligation qu’a un juge de la citoyenneté d’accorder aux candidats à la citoyenneté la plus grande liberté possible pour ce qui est de la profession de foi religieuse ou de l’affirmation solennelle, elle est illégale » (au paragraphe 68). Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a interjeté appel devant notre Cour.

[4]        Bien que la Cour fédérale n’ait pas statué sur les questions relatives à la Charte, celles-ci sont toujours d’actualité dans le présent appel. Il se peut que notre Cour soit appelée à les trancher.

[5]        Aux fins de l’examen des six requêtes en intervention, la Cour appliquera le critère consacré par la jurisprudence Première Nation Pictou Landing c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 21, [2015] 2 R.C.F. 253. Ce critère remplace le critère antérieur consacré par la jurisprudence Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Canada (Procureur général), [1990] 1 C.F. 74 (1re inst.), au paragraphe 12, conf. par [1990] 1 C.F. 90 (C.A.).

[6]        Le critère de la jurisprudence Pictou, précité, est énoncé ainsi au paragraphe 11 :

I.   La personne qui désire intervenir s’est-elle conformée aux exigences procédurales particulières énoncées au paragraphe 109(2) des Règles? La preuve présentée à l’appui est-elle précise et détaillée? Si la réponse à l’une ou l’autre de ces questions est négative, la Cour n’est pas en mesure d’évaluer adéquatement les autres facteurs et doit par conséquent refuser d’accorder le statut d’intervenant. Si la réponse aux deux questions est affirmative, la Cour est en mesure d’évaluer adéquatement les autres facteurs et de déterminer si, selon la prépondérance des probabilités, il convient d’accorder le statut d’intervenant.

II.       La personne qui désire intervenir a-t-elle un intérêt véritable dans l’affaire dont la Cour est saisie, permettant ainsi de garantir à la Cour qu’elle possède les connaissances, les compétences et les ressources nécessaires et qu’elle les consacrera à l’affaire dont la Cour est saisie?

III.  En participant au présent appel de la manière qu’elle se propose, la personne qui désire intervenir fournira-t-elle à la Cour d’autres précisions et perspectives utiles qui l’aideront effectivement à la prise d’une décision?

IV.     Est-il dans l’intérêt de la justice d’autoriser l’intervention? Par exemple, l’affaire dont la Cour est saisie comporte-t-elle une dimension publique importante et complexe, de sorte que la Cour doit prendre connaissance d’autres points de vue que ceux exprimés par les parties à l’instance? La personne qui désire intervenir a-t-elle participé à des procédures antérieures concernant l’affaire?

V.   L’intervention désirée est-elle incompatible avec les exigences énoncées à la règle 3 des Règles, à savoir de permettre « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible »? L’intervention devrait-elle être assujettie à des conditions qui pourraient répondre aux exigences prévues à la règle 3?

[7]        Dans les six requêtes en intervention dont la Cour est saisie, tous les facteurs, sauf un, sont plus ou moins présents. Le facteur problématique — peut-être le facteur le plus important étant donné sa priorité énoncée au paragraphe 109(2) des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106] (les Règles) — est celui qui tient à la question de savoir si la personne qui désire intervenir fournira à la Cour d’autres précisions et perspectives utiles qui l’aideront effectivement à la prise d’une décision.

[8]        Notre Cour n’a jamais formulé de discussion très détaillée de ce facteur. Bon nombre de demandes d’intervention ne sont pas accueillies parce qu’elles ne satisfont pas à ce facteur. Pourtant, de bonnes interventions peuvent véritablement aider la Cour. Il est donc à propos de donner maintenant quelques directives relativement à ce facteur.

[9]        Ce facteur est véritablement important. Bien souvent, les requérants omettent de discuter la question de savoir s’ils fourniront à la Cour d’autres précisions et perspectives utiles qui aideront effectivement la Cour à la prise d’une décision. Au lieu de cela, bien souvent, ils mettent l’accent sur leurs nobles visées, leur bon travail en matière de politiques et leurs interventions utiles dans le passé. D’autres requérants soulèvent des questions qu’ils estiment intéressantes, mais qui n’ont absolument aucun lien avec l’affaire. Certains promettent dans un paragraphe qu’ils tiendront compte du dossier de preuves tel quel, mais au paragraphe suivant ils exposent des arguments qui reposent sur des faits qui ne font pas partie du dossier de preuves. D’autres requérants encore nous assurent que, s’ils sont admis à intervenir dans l’instance, ils auront quelque chose d’important à dire, mais ils ne nous disent pas ce qu’ils diront. Il arrive dans certains cas que nous ayons droit à des propos flatteurs, mais qui ne veulent pas du tout dire grand-chose. Il arrive aussi parfois que nous soyons pris pour des législateurs ou des constitutionnalistes qui peuvent transformer de bonnes politiques en lois.

[10]      Les requérants qui réussissent à se voir accorder la qualité d’intervenant auront examiné le dossier de preuves et les questions précises que soulève l’affaire, de telle sorte qu’ils seront en mesure de donner beaucoup de détails sur la manière précise dont ils aideront la Cour. Ils savent que leur succès dépend de la mesure dans laquelle ils parviennent à saisir la véritable nature de l’affaire et à repérer le nœud particulier dans l’affaire qui doit être défait, puis à nous dire précisément comment ils s’y prendront pour le défaire.

[11]      Dans bien des affaires, notre mission consiste uniquement à rechercher si la décision qui nous est déférée est entachée d’une erreur appelant notre intervention. À cette fin, il nous suffit bien souvent d’examiner le droit fixé et les faits établis à travers le prisme de la norme de contrôle en appel. Dans des affaires de ce genre, il est rare que l’on ait besoin d’intervenants.

[12]      Toutefois, certaines affaires sont différentes — elles contiennent un nœud qui a besoin d’être défait —, et l’intervention est donc une possibilité réelle :

•           Dans certains cas, le droit n’est pas établi et le besoin d’aide est réel. Par exemple, en présence de deux courants jurisprudentiels contradictoires, il se peut que la Cour doive décider quel courant traduit le mieux les politiques énoncées dans le domaine de droit en cause.

•           Dans de rares cas, nous envisagerons de nous écarter de la jurisprudence antérieure pour des motifs juridiques fondés sur des principes, et des précisions et perspectives de sources externes peuvent alors s’avérer utiles à cet égard : Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370.

•           Dans certains cas, nous avons besoin d’aide lorsque nous devons décider s’il doit y avoir ses réclamations « il s’agit d’une modification réfléchie et progressive de la common law qui repose sur la doctrine et qui est réalisée au moyen d’un raisonnement juridique classique » : Paradis Honey Ltd. c. Canada, 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446, au paragraphe 118.

•           Dans d’autres cas, il se peut que nous disposions de plusieurs possibilités dans l’application du droit aux faits — des possibilités ayant différentes conséquences pour lesquelles les intervenants, prenant le dossier de preuves en l’état, pourraient avoir des précisions et des perspectives utiles. Les affaires qui soulèvent des questions relatives à la Charte appartiennent dans certains cas à une telle catégorie. Toutefois, si la jurisprudence portant sur les questions relatives à la Charte est plutôt bien fixée, l’éventail des possibilités peut s’avérer restreint.

Cette liste n’est pas exhaustive.

[13]      Dans chaque cas, le demandeur du statut d’intervenant doit cerner la ou les questions qui détermineront l’issue de l’affaire — la ou les idées maîtresses de l’affaire — et expliquer en détail en quoi ses compétences ou sa perspective particulière aideront la Cour. L’idée ou les idées maîtresses peuvent uniquement être cernées au prix de certains efforts et d’une attention aux détails.

[14]      Il arrive dans certains cas que les requérants proposent d’aider la Cour relativement à l’idée ou les idées maîtresses, mais que les observations qu’ils veulent présenter soient exclues vu l’absence d’éléments de preuve au dossier.

[15]      Le décideur de première instance, qu’il s’agisse d’un tribunal de première instance ou d’un décideur administratif, est habituellement le seul chargé de la recherche des faits. Les éléments de preuve nouveaux ne sont pas admissibles en appel, à moins que le critère des éléments de preuve nouveaux ne joue (voir, par exemple l’arrêt Palmer et autre c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759), ou à moins que nous puissions prendre connaissance d’office des éléments de preuve (voir, par exemple R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863; R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458). Il existe des exceptions très précises dans le cadre du recours en contrôle judiciaire : Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22; Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, aux paragraphes 41 à 46. Que ce soit dans un appel ou dans une procédure en contrôle judiciaire, les exceptions sont très limitées.

[16]      Souvent, comme c’est le cas en l’espèce, les requérants qui sollicitent le statut d’intervenants devant des juridictions d’appel n’ont joué aucun rôle devant le décideur de première instance. Lorsqu’ils sollicitent le statut d’intervenants devant les juridictions d’appel, une conclusion a été tirée quant aux faits et le dossier de preuves est clos. Une telle situation est regrettable, parce qu’ils auraient pu jouer un rôle important dans le processus de recherche des faits en première instance.

[17]      En appel, les intervenants ne peuvent invoquer de nouveaux moyens de droit qui sont exclus par le dossier de preuves (Canada (Procureur général) c. Canadian Doctors for Refugee, 2015 CAF 34, au paragraphe 19) :

Les avis de demande et avis d’appel servent à cerner les questions en litige dans le cadre d’une instance. Les parties à l’instance montent leur dossier de preuve et élaborent les arguments qu’ils entendent présenter en fonction de ces questions soigneusement cernées. Le tiers qui souhaite prendre part à l’instance à titre d’intervenant doit composer avec ces questions telles qu’elles sont formulées : il ne peut y apporter des modifications ou des ajouts. Ainsi, suivant l’alinéa 109(2)b) des Règles, la personne désireuse d’intervenir doit démontrer en quoi sa contribution ferait progresser le débat sur les questions déjà en jeu, et non pas indiquer de quelle façon elle entend modifier ces questions.

[18]      Les intervenants ne peuvent pas non plus tout simplement incorporer dans l’appel les éléments de preuve dont ils ont besoin pour faire valoir leurs moyens. Après tout, les parties elles-mêmes ne peuvent pas invoquer de nouveaux moyens qui sont exclus par les faits constatés, et elles ne peuvent pas non plus incorporer tout simplement dans l’appel les éléments de preuve dont elles ont besoin : Performance Industries Ltd. c. Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd., 2002 CSC 19, [2002] 1 R.C.S. 678, aux paragraphes 32 et 33; Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712, aux paragraphes 36 et 37. Les juges siégeant en appel sont assujettis à la même règle : Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548.

[19]      Bien qu’il s’agisse d’une règle de droit claire et simple, bon nombre de demandeurs du statut d’intervenant semblent y être indifférents. Par exemple, en l’espèce, plusieurs requérants semblent penser qu’ils pourront soulever de nouvelles questions de fait relevant des sciences sociales à l’appui de leurs observations dans l’appel. Certains soutiennent que la Cour suprême leur a permis dans le passé d’évoquer des questions relevant des sciences sociales que les instances inférieures n’avaient pas examinées. C’est peut-être exact, mais la Cour suprême nous a inondés d’une abondante jurisprudence contraignante interdisant directement ou indirectement cette pratique — les arrêts Palmer, Find, Spence, Sylvan Lake, Quan, Kahkewistahaw, tous précités, d’autres arrêts de la Cour suprême cités plus loin et de nombreux autres arrêts de la Cour suprême que je n’ai pas besoin de citer.

[20]      Prenons, par exemple, ce que la Cour suprême a dit au sujet de la connaissance d’office. La connaissance d’office permet d’admettre « (1) les faits qui sont notoires ou généralement admis au point de ne pas être l’objet de débats entre des personnes raisonnables; (2) ceux dont l’existence peut être démontrée immédiatement et fidèlement en ayant recours à des sources facilement accessibles dont l’exactitude est incontestable » : Find, précité, au paragraphe 48. Il se peut qu’un groupe d’intérêt dévoué à une cause dans un domaine précis considère certains faits relevant des sciences sociales comme évidents ou comme des marques de foi incontestable. Cependant, pour les juges — des décideurs neutres dissociés de toutes les causes —, de tels faits relevant des sciences sociales sont controversés et doivent être prouvés.

[21]      Les faits relevant des sciences sociales ne relèvent presque jamais des catégories admissibles à la connaissance d’office. Les questions relevant des sciences sociales sont du ressort des experts. Elles doivent être déposées par des experts, et ceux-ci doivent être disponibles pour pouvoir être contre-interrogés. Le contre-interrogatoire est essentiel pour vérifier la fiabilité des éléments de preuve. Ceux-ci ne peuvent pas être admis en guise d’acte de foi. Cette phase du contentieux doit être menée devant les juridictions de première instance, et non pas devant les juridictions de deuxième degré : voir plus récemment Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, aux paragraphes 53 à 55.

[22]      Devant les juridictions d’appel, les intervenants tentent dans certains cas de déposer dans leurs recueils de jurisprudence et de doctrine des rapports qui comportent des affirmations de faits relevant des sciences sociales, alors que ces affirmations n’ont pas été faites devant le juge de première instance. Les intervenants citent ensuite les rapports comme preuve de certains faits relevant des sciences sociales. Ce faisant, ils tentent tout bonnement de faire admettre « la réception irrégulière d’éléments de preuve sous le couvert de sources juridiques » : Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Taylor, [1987] 3 C.F. 593 (C.A.), à la page 608, cité avec approbation dans l’arrêt Public School Boards’ Assn. c. Alberta (Procureur général), [1999] 3 R.C.S. 845, à la page 847; et voir l’arrêt Forest Ethics Advocacy Association c. Office national de l’énergie, 2014 CAF 88, au paragraphe 14. D’autres tentent de les glisser subrepticement dans leurs mémoires. Cela ne rend pas le rapport admissible.

[23]      Dans certains cas, les juges adoptent une attitude plus souple quant à l’admissibilité des éléments de preuve concernant des faits législatifs, comme la raison pour laquelle certains textes législatifs ont été adoptés : Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086, à la page 1099. Cependant, en l’espèce, nous n’avons pas affaire à des faits législatifs. Même si nous étions en présence de faits législatifs, une partie ne peut pas produire des éléments de preuve à l’encontre de la thèse de la partie adverse sans ouvrir une véritable occasion d’apprécier le caractère véridique de ces éléments de preuve : Public School Boards’ Assn. of Alberta c. Alberta (Procureur général), 2000 CSC 2, [2000] 1 R.C.S. 44, au paragraphe 5, citant l’arrêt Danson.

[24]      Je reconnais qu’il est souhaitable que les juges tranchent les questions relatives à la Charte à la lumière d’éléments de faits aussi complets que possible : MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357. Toutefois, les éléments de preuve dans ce dossier doivent être vérifiés, appréciés et soupesés. Dans notre système judiciaire, cela se fait en première instance, et non pas en appel.

[25]      En l’espèce, un des requérants évoque ce qu’il dit que la Cour suprême fait dans certaines affaires qui mettent en cause la Charte. Il soutient que [traduction] « [d]ans les procès d’intérêt public », les juges [traduction] « rendront des décisions de politique générale sur des questions d’importance fondamentale pour la société canadienne », de sorte qu’il y a lieu de retenir une approche libérale en matière d’intervention. En filigrane de cette affirmation, il y a l’idée que les juges qui tranchent des questions relatives à la Charte rendent des décisions subjectives au sujet de ce qui devrait être, et ils devraient donc accueillir à bras ouverts les mémoires traitant de questions de politique générale provenant d’un vaste éventail de personnes.

[26]      Cette idée est fondamentalement mal conçue. Nous ne sommes pas élus, lorsque nous tranchons des affaires, nous ne nous fondons pas sur nos aspirations, nos visions idéologiques ou nos opinions indépendantes au sujet de ce qui est juste, opportun et bien. Nous ne tranchons pas les affaires au cas par cas en recourant à des raisonnements partiaux fondés sur nos opinions personnelles. À l’instar de juges de toutes les juridictions, nous sommes assujettis à des limites constitutionnelles, à des lois et à des doctrines juridiques contraignantes. Ceux qui font abstraction de cela méconnaissent nos dispositions démocratiques et constitutionnelles. Les dispositions liminaires des articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]] incorporent un principe acquis il y a quatre siècles au prix de beaucoup de sang versé : les législateurs ont le droit exclusif d’adopter des lois. Les seules politiques que nous pouvons appliquer trouvent leur origine dans la loi ou résultent de doctrines juridiques admises et consacrées de longue date. Voir, par exemple Delios, précité, au paragraphe 39, et Paradis Honey, précité, au paragraphe 117.

[27]      En conséquence, pour ce qui concerne les interventions, nous rejetons habituellement les invitations à examiner des considérations politiques et des politiques en général, notamment celles qui ne sont rien de plus que des conclusions relevant des sciences sociales fondées sur un ensemble d’éléments de preuve dont nous ne disposons pas. De même, les invitations à examiner le droit étranger ou le droit international sans égard à sa pertinence quant aux questions dont nous sommes saisis sont souvent rejetées : Nation Gitxaala c. Canada, 2015 CAF 73, aux paragraphes 11 à 18. Ces invitations ne nous aident à accomplir aucune des tâches qui nous incombent en tant que cour de justice.

[28]      En somme, le demandeur du statut d’intervenant qui tente d’établir qu’il produira à la Cour d’autres précisions et perspectives utiles qui l’aideront effectivement à la prise d’une décision devrait idéalement :

1.         cerner une ou plusieurs idées maîtresses précises qui détermineront l’issue de l’affaire;

2.         présenter, avec précision, l’observation ou les observations qu’il formulera au sujet de l’idée ou des idées maîtresses, en expliquant en quoi cela aidera la Cour à apprécier cette idée ou ces idées maîtresses;

3.         s’assurer que son observation ou ses observations n’iront pas au-delà du dossier de preuves; une simple affirmation à ce sujet n’est pas suffisante;

4.         distinguer son observation ou ses observations de celles d’autres plaideurs qui sont déjà parties à l’instance, par exemple, en faisant valoir que son observation ou ses observations n’ont pas été présentées ou que ses perspectives, son expérience ou ses compétences spécialisées — décrites avec précision — jetteront un éclairage différent sur l’affaire.

[29]      Nul des requérants ne réunit les trois premières conditions susmentionnées. La plupart présentent des observations relevant de la quatrième condition ci-dessus, mais seulement par voie d’affirmation, et non pas par voie de démonstration. En conséquence, nul des requérants n’a convaincu notre Cour qu’il produira à celle-ci d’autres précisions et perspectives utiles qui l’aideront effectivement à la prise d’une décision plus éclairée.

[30]      Compte tenu de la nature de l’affaire dont notre Cour est saisie, tous semblent accepter que nous devrons appliquer la doctrine professée par la Cour suprême à l’occasion d’affaires comme R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726; École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, [2015] 1 R.C.S. 615; Mouvement Laïque Québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3; entre autres. Personne n’a signalé une jurisprudence contradictoire ou ambigüe à l’égard de laquelle notre Cour aura besoin d’éclairage.

[31]      Un des intervenants soutient que la Cour doit modifier le critère de l’atteinte à la liberté de religion en accordant plus d’importance à la croyance subjective de la personne qui invoque la Charte. Il ne nous est pas loisible d’emprunter cette voie, étant donné que nous sommes liés par la doctrine en sens contraire de la Cour suprême.

[32]      Il se peut qu’au moment d’appliquer la jurisprudence fixée aux faits constatés, plusieurs choix s’offrent à notre Cour avec des conséquences différentes, et il se peut que des intervenants, prenant le dossier de preuves en l’état, aient des précisions et des perspectives utiles. Cependant, les requêtes dont notre Cour est saisie ne cernent avec précision aucune conséquence fondée sur le présent dossier de preuves que la Cour doit examiner; elles informent encore moins avec précision comment leurs précisions et perspectives pourraient s’avérer utiles. Personne n’a évoqué concrètement et précisément une question à trancher — une question qui est d’actualité au regard du droit et du dossier de preuves en l’espèce — pour laquelle la Cour aura besoin d’éclairage et les requérants pourront l’aider.

[33]      Toutes les observations des requérants sont trop générales et imprécises pour être convaincantes. Notre réserve réside en ce que les demandeurs du statut d’intervenant ne disent rien de bien différent des observations des parties qui sont déjà devant la Cour. Par exemple, un des intervenants proposés présente des lieux communs tel que [traduction] « [l]a façon dont les juges abordent ces questions a une incidence sur la manière dont ils évaluent les moyens tirés de la Charte, ce qui influe sur la protection des droits à l’égalité de manière plus générale » et nous assure, sans fournir de précisions, qu’il [traduction] « apporterait des précisions différentes et utiles pour aider la Cour à comprendre et à appliquer une approche téléologique et inclusive à l’égard du droit relatif à la Charte ». Un autre nous promet une [traduction] « analyse contextuelle et des droits fondamentaux » fondée sur une [traduction] « perspective communautaire », sans plus de précisions.

[34]      De plus, lorsque des questions précises sont cernées, leur utilité au regard de la solution que notre Cour doit retenir n’a pas été démontrée. Pour ne prendre qu’un exemple parmi plusieurs, certains requérants souhaitent présenter des observations au sujet de l’article 27 de la Charte, qui dispose que toute interprétation de la Charte « doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens ». D’autres citent l’article 28, qui dispose que les droits recensés dans la Charte « sont garantis également aux personnes des deux sexes ». Ces articles font déjà partie des recueils, et nous les avons à l’esprit. Que feront au juste les intervenants, à part nous lire ces articles? Si nous nous fions aux observations que nous avons reçues, nous sommes perplexes.

[35]      D’aucuns voudraient s’exprimer sur des questions liées au sexe, à la foi religieuse ou à la culture. La plupart du temps, peu de précisions sont produites.

[36]      De plus, dans la mesure où des questions précises sont évoquées, le dossier de preuve ne permet pas de les soulever. J’ai examiné les éléments de preuve du dossier d’appel. Divers requérants souhaitent soulever les questions de faits suivantes : la violence contre les femmes, les difficultés auxquelles sont exposées les femmes musulmanes au Canada, le contrôle que l’État exerce sur la tenue vestimentaire des femmes depuis longtemps, le vécu des musulmans au Canada, le lien historique entre la tenue vestimentaire des femmes et leur fiabilité et leur moralité, les antécédents d’exclusion des femmes, l’aggravation des obstacles auxquels les femmes font déjà face dans les processus d’immigration et de citoyenneté, la pauvreté des femmes, les stéréotypes concernant les femmes qui portent le niqab et les difficultés auxquelles sont exposées les femmes en matière d’accès aux services ou à l’emploi. La Cour ne minimise pas l’importance sociétale de ces questions, mais elles ne sont pas présentes dans le dossier de preuves en l’espèce. Dans l’abstrait, il s’agit sans doute de questions importantes — de questions très importantes —, mais elles ne sont tout simplement pas soulevées dans le présent dossier de preuves. Il ressort du dossier d’appel que les éléments de preuve sont très centrés sur l’intimée elle-même. II n’y a pas de preuves d’immenses effets sur les femmes musulmanes en général ou sur une vaste partie de la communauté musulmane. Le caractère limité du dossier de preuves dont nous disposons et l’impossibilité d’étoffer ce dossier en appel excluent beaucoup d’observations à caractère large et général que les demandeurs du statut d’intervenant souhaitent présenter.

[37]      Le mémoire des faits et du droit que l’intimée a déposé à la Cour fédérale figure également dans le dossier d’appel. J’ai lu le mémoire. Il ressort de ce mémoire que l’intimée présente déjà à peu près tous les moyens évoqués par les requérants qui sont fondés sur des éléments de preuve. Certains revendiquent des compétences spécialisées pour présenter ces arguments — principalement des arguments juridiques —, mais, étant donné que l’intimée est représentée par des avocats compétents et ayant beaucoup d’expérience, je ne suis pas convaincu que des interventions sont justifiées pour ce motif.

[38]      Les moyens de l’intimée tirés des droits à l’égalité sont fondés sur deux des motifs énumérés à l’article 15 de la Charte : la religion et le sexe. Certains des demandeurs du statut d’intervenant souhaitent soulever d’autres motifs énumérés, comme l’origine nationale et la race. Il s’agit de motifs nouveaux évoqués sans fondement factuel et qui ne peuvent donc pas être soulevés en appel : arrêt Première Nation de Kahkewistahaw, précité.

[39]      Certains requérants ont soutenu qu’ils sont des organismes réputés qui sont intervenus dans beaucoup de causes devant beaucoup de juridictions. La Cour n’en disconvient pas, mais la qualité d’intervenant n’est pas accordée en guise de récompense pour services rendus à la collectivité par le passé. En outre, il est exact qu’il n’y ait pas de préoccupation liée à la règle 3 des Règles du genre de la préoccupation dont il était question dans l’affaire Pictou, précitée, qui militerait à l’encontre des interventions. Je puis aussi reconnaitre — du moins si j’en juge d’après les rapports des médias dont je dispose — que la présente affaire a pris une dimension publique, large et complexe, bien que, pour les motifs évoqués ci-dessus, l’affaire ne soulève pas de questions aussi générales et complexes qu’il est affirmé. Enfin, je ne doute point que bon nombre des thèmes que les demandeurs du statut d’intervenant voudraient discuter par leurs interventions sont des thèmes importants qui donneraient matière à intervention dans une affaire dans laquelle ils soulèveraient des questions actuelles au regard du dossier de preuves.

[40]      Toutefois, par les motifs susmentionnés, compte tenu des observations plutôt imprécises et non-détaillées qui m’ont été présentées, et compte tenu du dossier de preuves dont la Cour dispose et des questions précises soulevées dans la présente affaire, je ne suis pas convaincu que les requérants aideront la Cour à trancher l’une des questions de fait ou de droit dont la Cour est actuellement saisie, et, quoi qu’il en soit, pas d’une manière différente de celle des parties à l’appel.

[41]      Par conséquent, je rejetterais les six requêtes.

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