[1996] 3 C.F. 334
A-242-94
Sa Majesté la Reine (appelante)
c.
Lawrence Ginsberg (intimé)
Répertorié : Ginsberg c. Canada (C.A.)
Cour d’appel, juges Hugessen, Desjardins et Linden, J.C.A.—Toronto, 9 mai; Ottawa, 5 juin 1996.
Impôt sur le revenu — Cotisation — Retards inexpliqués dans le traitement de déclarations — La Cour de l’impôt a conclu que le MRN n’avait pas fixé l’impôt « avec toute la diligence possible » comme l’exige l’art. 152 de la Loi de l’impôt sur le revenu — Le fait de contrevenir aux prescriptions de l’art. 152 n’entraîne pas l’annulation de la cotisation — Le législateur fédéral a, en adoptant les art. 152(3),(8) et 166, tranché en faveur de l’État la question de l’opposition des intérêts entre la nécessité de prélever un impôt, la nécessité de faire partager le fardeau fiscal de façon aussi égale que possible entre les contribuables et la nécessité de protéger l’individu en lui permettant d’être fixé au sujet de sa situation financière le plus rapidement possible.
Interprétation des lois — Délais inexpliqués dans le traitement de déclarations de revenus — Le MRN n’a pas fixé l’impôt « avec toute la diligence possible » comme l’exige l’art. 152(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu — La distinction entre une disposition « impérative » et une disposition « directive » n’est pas très utile — Le Comité judiciaire du Conseil privé a jugé que les tribunaux devraient se poser les deux questions suivantes : (1) le législateur voulait-il que la personne chargée de prendre la décision respecte la disposition prévoyant un délai, qu’il s’agisse d’un délai fixe ou d’un délai raisonnable; (2) dans l’affirmative, le législateur voulait-il que le défaut de respecter cette disposition prévoyant un délai prive de son pouvoir la personne chargée de prendre la décision et qu’il rende nulle et de nul effet la décision qu’il a prétendu prendre — La contravention commise en l’espèce n’entraîne pas l’annulation de la cotisation, compte tenu des art. 152(3),(8) et 166.
Il s’agit de l’appel d’une décision par laquelle la Cour de l’impôt a annulé la cotisation d’impôt sur le revenu de l’intimé pour les années d’imposition 1987 et 1988 au motif que le ministre du Revenu national n’avait pas agi « avec toute la diligence possible » dans l’exercice du devoir légal que lui impose le paragraphe 152(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu . Le retard d’environ un an dans le traitement des déclarations de l’intimé était inexpliqué et avait amené la Cour de l’impôt à conclure que le ministre avait contrevenu au paragraphe 152(1). L’intimé soutenait qu’une fois qu’il a manqué au devoir que lui impose la Loi, le ministre perd le pouvoir d’établir une cotisation et que l’avis de cotisation doit être annulé.
La question en litige est celle de savoir si l’obligation de fixer l’impôt « avec toute la diligence possible » devrait entraîner l’annulation d’une cotisation.
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
Il n’y a aucune façon d’échapper au libellé clair du paragraphe 152(3) et plus particulièrement aux mots « Le fait … qu’aucune cotisation n’a été faite n’a pas d’effet sur les responsabilités du contribuable à l’égard de l’impôt prévu par la présente Partie ». Le paragraphe 152(8) dispose, pour sa part : « une cotisation est réputée être valide et exécutoire malgré … tout vice de forme ou toute omission … dans toute procédure s’y rattachant en vertu de la présente loi ». Finalement, l’article 166 déclare : « Une cotisation ne peut être annulée … uniquement par suite … d’omission … de la part de qui que ce soit dans l’observation d’une disposition simplement directrice de la présente loi ». En ce qui concerne cette dernière disposition, la distinction entre une disposition « impérative » et une disposition « directive » n’est pas très utile. Il existe des intérêts opposés entre la nécessité de prélever un impôt pour financer les dépenses de l’État et les dépenses publiques, la nécessité de faire partager le fardeau fiscal de façon aussi égale que possible entre les contribuables et la nécessité de protéger l’individu en lui permettant d’être fixé au sujet de sa situation financière le plus rapidement possible. Le législateur fédéral a tranché en faveur de l’État la question de l’opposition de ces intérêts en adoptant les paragraphes 152(3) et (8) et l’article 166. Le Comité judiciaire du Conseil privé a jugé que, lorsqu’une question de défaut présumé de respecter une disposition prévoyant un délai est en jeu, il est plus simple et préférable d’éviter les mots « impératif » et « directif » et de se poser les deux questions suivantes : (1) le législateur voulait-il que la personne chargée de prendre la décision respecte la disposition prévoyant un délai, qu’il s’agisse d’un délai fixe ou d’un délai raisonnable? (2) dans l’affirmative, le législateur voulait-il que le défaut de respecter cette disposition prévoyant un délai prive de son pouvoir la personne chargée de prendre la décision et qu’il rende nulle et de nul effet la décision qu’il a prétendu prendre?
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 2, 152(1) (mod. par S.C. 1978-79, ch. 5, art. 5), a) (mod., idem), b) (mod. par L.C. 1988, ch. 55, art. 136), (2),(3),(4) (mod. par L.C. 1990, ch. 39, art. 38), (8), 166.
Loi sur les chemins de fer, L.R.C. (1985), ch. R-3, art. 268(2).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Colombie-Britannique (Procureur général) c. Canada (Procureur général); Acte concernant le chemin de fer de l’île de Vancouver (Re), [1994] 2 R.C.S. 41; (1994), 114 D.L.R. (4th) 193; [1994] 6 W.W.R. 1; 91 B.C.L.R. (2d) 1; 21 Admin. L.R. (2d) 1; 44 B.C.A.C. 1; 166 N.R. 81; 71 W.A.C. 1; Wang v Comr of Inland Revenue, [1995] 1 All ER 367 (P.C.).
DÉCISIONS MENTIONNÉES :
La Reine c. Simard-Beaudry Inc. et al., [1971] C.F. 396; (1971), 71 DTC 5511 (1re inst.); Jolicoeur, Joseph Baptiste Wilfrid v. Minister of National Revenue, [1961] R.C.É. 85; [1960] CTC 346; (1960), 60 DTC 1254; J. Stoller Construction Ltd. c. M.R.N., [1989] 1 C.T.C. 2171; (1989), 89 DTC 134 (C.C.I.); inf. par C.F. 1re inst. 23-12-91; Montreal Street Railway Company v. Normandin, [1917] A.C. 170 (P.C.); Québec (Communauté urbaine) c. Corp. Notre-Dame de Bon-Secours, [1994] 3 R.C.S. 3; (1994), 63 Q.A.C. 161; 95 DTC 5017; 171 N.R. 161; Buanderie centrale de Montréal Inc. c. Montréal (Ville); Conseil de la santé et des services sociaux de la région de Montréal métropolitain c. Montréal (Ville), [1994] 3 R.C.S. 29; (1994), 63 Q.A.C. 191; 171 N.R. 191; Partagec Inc. c. Québec (Communauté urbaine), [1994] 3 R.C.S. 57; (1994), 63 Q.A.C. 225; 171 N.R. 225; Canada c. Antosko, [1994] 2 R.C.S. 312; (1994), 94 DTC 6314; 168 N.R. 16; Rodmon Construction Inc c La Reine, [1975] CTC 73; (1975), 75 DTC 5038 (C.F. 1re inst.); Lipsey (R G) c MRN et al, [1984] CTC 675; (1984) 85 DTC 5080 (C.F. 1re inst.); Schatten, K. c. Ministre du revenu national (1996), 96 DTC 6102 (C.F. 1re inst.).
APPEL d’une décision par laquelle la Cour de l’impôt a annulé la cotisation établie à l’égard de l’intimé pour les années d’imposition 1987 et 1988 au motif que le ministre du Revenu national n’avait pas agi « avec toute la diligence possible » dans l’exercice du devoir légal que lui impose le paragraphe 152(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu . (Ginsberg (L.) c. Canada, [1994] 2 C.T.C. 2063; (1994), 94 DTC 1430 (C.C.I.)). Appel accueilli.
AVOCATS :
J. Paul Malette pour l’appelant.
David J. Rotfleisch pour l’intimé.
PROCUREURS :
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.
Rotfleisch & Samulovitch, Toronto, pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Desjardins, J.C.A. : La question qui est soulevée dans le présent appel est celle de savoir si le juge de la Cour canadienne de l’impôt a eu raison d’annuler la cotisation de l’intimé pour les années d’imposition 1987 et 1988 au motif que le ministre du Revenu national n’avait pas agi « avec toute la diligence possible » dans l’exercice du devoir légal que lui impose le paragraphe 152(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu[1] (la Loi).
L’intimé, un comptable agréé travaillant à son compte, a produit le 28 avril 1989 dans une seule enveloppe ses déclarations de revenus pour les années 1987 et 1988. La déclaration de revenus de l’intimé pour l’année d’imposition 1987 a été produite en retard, étant donné qu’elle devait être produite au plus tard le 30 avril 1988. Ses revenus totaux pour 1987 et 1988 s’élevaient respectivement à 71 060 $ et 70 871 $. L’intimé n’a versé aucun acompte provisionnel d’impôt pour l’année d’imposition 1987, contrairement à ce qu’il était tenu de faire. En ce qui concerne les acomptes provisionnels de 2 874 59 $ chacun qu’il devait payer le 31 mars, le 30 juin, le 30 septembre et le 31 décembre 1988, l’intimé n’a versé que 499 78 $ le 9 février 1988, 1 000 $ le 2 juin 1988 et 1 000 $ le 5 juillet 1988.
Les avis de cotisation pour 1987 et 1988 ont été expédiés par la poste à l’intimé le 21 décembre 1990. L’impôt à payer par l’intimé a été fixé en fonction des déclarations telles qu’il les avait produites. Le 16 juin 1992, le ministre a supprimé l’intérêt sur arriérés courus entre le 28 septembre 1989 et le 21 décembre 1990 relativement aux années d’imposition 1987 et 1988 de l’intimé.
La procédure générale suivie par Revenu Canada pour traiter les déclarations de revenus est décrite en détail par le juge de la Cour de l’impôt dans ses motifs de jugement publiés à [1994] 2 C.T.C. 2063. Pour le présent appel, qu’il suffise de dire qu’une fois que Revenu Canada les reçoit, les déclarations de revenus sont placées dans des sacs selon leur date de réception. Par la suite, la date de réception est apposée sur chaque déclaration au moyen d’un timbre dateur. Les déclarations sont ensuite envoyées au secteur de la sélection, où elles sont triées selon des critères déterminés, et elles font par la suite l’objet d’un traitement manuel ou informatique.
Une employée de Revenu Canada, Mme Beverly J. Deschamps, a passé en revue les divers codes, indicateurs, numéros de cycle et dates qui figuraient sur les déclarations de revenus de l’intimé afin de tenter de savoir ce qui s’était passé avec ces déclarations, ainsi que les dates, à mesure qu’elles avaient franchi les étapes du processus. Après avoir entendu son témoignage, le juge de la Cour de l’impôt a fait remarquer que, selon la chronologie des événements, qui s’échelonnaient du 4 mai 1989, date à laquelle Revenu Canada avait reçu les déclarations de revenus de l’intimé, au 21 décembre 1990, date à laquelle les avis de cotisation avaient été envoyés à l’intimé, il s’était produit deux périodes de retard qui demeuraient inexpliquées, à savoir la période du 23 mai 1989 à janvier 1990 et la période du 22 janvier 1990 au 21 mai 1990. Cette conclusion a amené le juge de la Cour de l’impôt à formuler les commentaires suivants[2] :
Je crois que, en cas de retard qui, à première vue, indique l’omission de la part du ministre d’examiner la déclaration de revenus et de fixer l’impôt avec toute la diligence possible au sens du paragraphe 152(1) de la Loi, il incombe à l’intimé d’établir, en présentant des éléments de preuve relatifs à la façon dont la déclaration a été traitée, que le retard n’était pas déraisonnable. Il ne suffit pas de faire valoir tout simplement que la déclaration de revenus doit être considérée comme faisant partie de la catégorie restreinte des déclarations non identifiées qui, vu l’énorme volume de déclarations traitées à un centre fiscal en particulier, seront inévitablement traitées avec un retard inexplicable et excessif.
En l’espèce, un an et demi s’est écoulé entre le moment de la réception des déclarations et celui de l’établissement des cotisations. À première vue, cela me paraît ne pas répondre aux exigences du paragraphe 152(1), selon lesquelles les déclarations de revenus doivent être examinées et l’impôt fixé avec toute la diligence possible. Si on avait prouvé que les déclarations de l’appelant présentaient des caractéristiques particulières qui justifiaient le retard de 18 mois, alors les exigences de la loi auraient été respectées. Mais aucun élément de preuve à cet effet n’a été soumis à la Cour en l’espèce. Les déclarations produites par l’appelant ne présentaient pas de problèmes particuliers et les cotisations ont finalement été établies en fonction des déclarations telles qu’elles ont été produites. Mme Deschamps, que l’avocate de l’intimée a dûment qualifiée de « personne très bien informée », n’a pu expliquer le retard.
L’appel est admis, avec dépens, et les nouvelles cotisations sont annulées.
L’appelant soutient que le juge de la Cour de l’impôt a commis deux erreurs. En premier lieu, bien que le paragraphe 152(1) enjoigne au ministre d’examiner la déclaration du contribuable, de fixer l’impôt et de déterminer la somme à payer ou le remboursement auquel le contribuable a droit « avec toute la diligence possible », le paragraphe 152(4) [mod. par L.C. 1990, ch. 39, art. 38] autorise le ministre à fixer l’impôt « à un moment donné ». Le fait de contrevenir à la disposition enjoignant au ministre de fixer l’impôt « avec toute la diligence possible » ne devrait donc pas entraîner l’annulation d’une cotisation. En second lieu, compte tenu des circonstances de la présente affaire, le ministre n’a pas manqué à l’obligation que la Loi lui impose de fixer l’impôt « avec toute la diligence possible ».
Compte tenu de la conclusion de fait très claire par laquelle le juge de la Cour de l’impôt a conclu que le ministre n’avait pas fixé l’impôt « avec toute la diligence possible », nous avons choisi de ne pas demander à l’intimé de faire valoir son point de vue sur le second moyen invoqué par l’appelante. Notre Cour ne pourrait intervenir dans la présente affaire que si la conclusion tirée par le juge de la Cour de l’impôt était dénuée de tout fondement. Or, comme le témoin de l’appelante n’a pas réussi à expliquer pourquoi le ministre avait mis tant de temps à traiter les deux déclarations en question, le juge de la Cour de l’impôt disposait d’éléments de preuve qui lui permettaient de toute évidence d’en arriver à la conclusion à laquelle il en est venu.
Le seul point litigieux concerne donc les conséquences juridiques du défaut du ministre d’exercer l’obligation que la Loi lui imposait de fixer l’impôt « avec toute la diligence possible ».
L’appelante soutient qu’on doit interpréter le paragraphe 152(1) en tenant compte de l’économie de la Loi. Son raisonnement est le suivant : l’article 2 de la Loi oblige toute personne résidant au Canada à payer un impôt sur le revenu pour chaque année d’imposition sur son revenu imposable. L’obligation de payer un impôt découle de la Loi. La cotisation est simplement une confirmation de l’obligation fiscale[3]. L’avis de cotisation est une confirmation par écrit de la cotisation, laquelle est la procédure ou l’opération entreprise par le ministre qui confirme l’obligation du contribuable. Les mots « avec toute la diligence possible » contenus au paragraphe 152(1) sont l’équivalent des expressions « avec toute la diligence raisonnable » et « dans un délai raisonnable »[4]. Ils confèrent à la personne qui est chargée d’agir un certain pouvoir discrétionnaire qu’elle doit exercer en tenant compte des circonstances de chaque cas. En contraste avec les mots "avec toute la diligence possible », les termes « à un moment donné » que l’on trouve au paragraphe 152(4) ont une portée très large et ils n’imposent aucune date limite qui entraverait l’exercice du pouvoir du ministre d’établir une première cotisation. Ces mots signifient « sans limite de temps » et traduisent de toute évidence la volonté du législateur de ne fixer aucune limite de temps qui restreigne le pouvoir du ministre d’établir une première cotisation.
Suivant l’appelante, l’objectif primordial des impôts est de procurer à l’État l’argent dont il a besoin pour faire face à ses obligations. Les paragraphes 152(1) et (4) ne créent pas d’obligation fiscale, ils la confirment. Il est donc fort improbable que la Loi ne contienne pas d’autres dispositions qui aient pour effet de rendre cette obligation efficace. Le mot « doit », que l’on trouve au paragraphe 152(1) et qui est vraisemblablement impératif, devrait être interprété comme « directif » et non comme « impératif »[5]. Mais, ce qui est encore plus important, c’est qu’il ressort de la jurisprudence récente[6] que les étiquettes "impérative » et « directive » ne sont elles-mêmes d’aucun secours pour définir la nature d’une fonction prévue par la loi. L’analyse doit être axée sur le résultat. Si le fait d’interpréter une fonction prévue par la loi comme étant impérative crée de graves inconvénients, il faut éviter une telle interprétation. Dans le cas qui nous occupe, le paragraphe 152(4) devrait être interprété comme ayant un résultat directif.
L’intimé interprète la Loi différemment.
Il soutient que le pouvoir d’établir une cotisation prévue aux paragraphes 152(1) et (4) doit être interprété comme ayant un objet et un sens distinct dans chacun de ces paragraphes.
Ainsi, il affirme que le paragraphe 152(1) a pour objet de permettre au ministre de vérifier la déclaration qui a été produite. Il tire cette interprétation de l’expression « examiner la déclaration de revenu d’un contribuable pour une année d’imposition » que l’on trouve au paragraphe 152(1). En revanche, le paragraphe 152(4) aurait selon lui pour objet de permettre au ministre d’établir une cotisation lorsqu’aucune déclaration n’a été produite. Les mots « fixer l’impôt pour une année d’imposition, ainsi que les intérêts ou pénalités payables en vertu de la présente partie par un contribuable » que l’on trouve au paragraphe 152(4), confèrent à son avis au ministre le pouvoir de déterminer à un moment donné l’obligation fiscale à laquelle le contribuable peut être assujetti en vertu de la partie I, indépendamment de la vérification de la déclaration de revenus dont il est question au paragraphe 152(1). L’intimé affirme que le mot « doit » que l’on trouve au paragraphe 152(1) doit être interprété comme étant impératif (la version anglaise porte : « shall, with all due dispatch »). Le législateur fédéral s’est exprimé sans ambiguïté et la Cour devrait donner effet aux mots en question. Les énoncés que la Cour suprême du Canada a faits dans les arrêts Québec (Communauté urbaine) c. Corp. Notre-Dame de Bon-Secours[7]; Buanderie centrale de Montréal Inc. c. Montréal (Ville); Conseil de la santé et des services sociaux de la région de Montréal métropolitain c. Montréal (Ville)[8] et Partagec Inc. c. Québec (Communauté urbaine)[9] dans lesquels elle a retenu une méthode d’interprétation téléologique des lois qui a pour effet d’examiner la volonté du législateur, ne s’appliquent pas. En l’espèce, le principe du langage clair s’applique, parce que le texte législatif ne comporte aucune ambiguïté[10]. Bien que le public dans son ensemble soit lésé en raison du défaut du ministre de s’acquitter promptement de ses fonctions législatives, le paragraphe 152(1) vise principalement à protéger le contribuable individuel en lui permettant d’être fixé au sujet de ses affaires financières le plus tôt possible. Les tribunaux ont jugé que lorsqu’il manque à son devoir d’agir « avec toute la diligence possible », le ministre ne peut établir de cotisation[11]. Le paragraphe 152(3), conclut l’intimé, ne porte que sur l’impôt à payer et non sur la question de savoir si l’on devrait permettre au ministre d’établir une cotisation lorsqu’il a manqué au devoir que le paragraphe 152(1) lui impose. Par ailleurs, le paragraphe 152(8) n’est qu’une disposition administrative et non une disposition de fond. L’article 166, quant à lui, se rapporte à une disposition directive, ce que le paragraphe 152(1) n’est pas.
Les paragraphes 152(3),(4),(8) et l’article 166, qui sont pertinents au cas qui nous occupe, se trouvent à la partie I, division I de la Loi, qui est intitulée « Déclarations, cotisations, paiement et appels ». Ils disposent :
152. …
(3) Le fait qu’une cotisation est inexacte ou incomplète ou qu’aucune cotisation n’a été faite n’a pas d’effet sur les responsabilités du contribuable à l’égard de l’impôt prévu par la présente Partie.
…
(4) Sous réserve du paragraphe (5), le ministre peut, à un moment donné, fixer l’impôt pour une année d’imposition, ainsi que les intérêts ou pénalités payables en vertu de la présente partie par un contribuable, ou donner avis par écrit, à toute personne qui a produit une déclaration de revenu pour une année d’imposition, qu’aucun impôt n’est payable pour l’année, et peut, selon les circonstances, établir des nouvelles cotisations, des cotisations supplémentaires ou des cotisations d’impôt, d’intérêts ou de pénalités en vertu de la présente partie :
a) à un moment donné, si le contribuable ou la personne produisant la déclaration :
(i) soit a fait une présentation erronée des faits, par négligence, inattention ou omission volontaire, ou a commis quelque fraude en produisant la déclaration ou en fournissant quelque renseignement sous le régime de la présente loi,
(ii) soit a adressé au ministre une renonciation, selon le formulaire prescrit, au cours de la période normale de nouvelle cotisation applicable au contribuable pour l’année;
b) avant le jour qui est trois ans après la fin de la période normale de nouvelle cotisation applicable au contribuable pour l’année, lorsque, selon le cas :
(i) une cotisation ou une nouvelle cotisation de l’impôt du contribuable a été exigée conformément au paragraphe (6), ou l’aurait été si le contribuable avait déduit un montant en produisant le formulaire prescrit visé à ce paragraphe au plus tard le jour qui y est mentionné,
(ii) il y a lieu, par suite de l’établissement de la cotisation ou de la nouvelle cotisation de l’impôt d’un autre contribuable conformément au présent alinéa ou au paragraphe (6), d’établir une cotisation ou une nouvelle cotisation de l’impôt du contribuable pour toute année d’imposition pertinente,
(iii) il y a lieu, par suite d’une opération à laquelle le contribuable et une personne non résidente avec laquelle il a un lien de dépendance sont parties, d’établir une cotisation ou une nouvelle cotisation de l’impôt du contribuable pour toute année d’imposition pertinente,
(iv) il y a lieu, par suite d’un paiement supplémentaire ou d’un remboursement d’impôt sur le revenu ou sur les bénéfices au gouvernement d’un autre pays que le Canada ou par suite d’un tel paiement ou d’un tel remboursement par ce gouvernement, d’établir une cotisation ou une nouvelle cotisation de l’impôt du contribuable pour toute année d’imposition pertinente;
c) au cours de la période normale de nouvelle cotisation applicable au contribuable pour l’année, dans les autres cas;
toutefois, une nouvelle cotisation, une cotisation supplémentaire ou une cotisation peut être établie en application de l’alinéa b) après la période normale de nouvelle cotisation applicable au contribuable pour l’année seulement s’il est raisonnable de la considérer comme se rapportant à la cotisation ou nouvelle cotisation visée au sous-alinéa b)(i) ou (ii), à l’opération visée au sous-alinéa b)(iii) ou au paiement supplémentaire ou remboursement visé au sous-alinéa b)(iv).
…
(8) Sous réserve de modifications qui peuvent y être apportées ou d’annulation qui peut être prononcée lors d’une opposition ou d’un appel fait en vertu de la présente Partie et sous réserve d’une nouvelle cotisation, une cotisation est réputée être valide et exécutoire nonobstant toute erreur, vice de forme ou omission dans cette cotisation ou dans toute procédure s’y rattachant en vertu de la présente loi.
…
166. Une cotisation ne doit pas être annulée ni modifiée lors d’un appel uniquement par suite d’irrégularité, de vice de forme, d’omission ou d’erreur de la part de qui que ce soit dans l’observation d’une disposition simplement directrice de la présente loi.
Compte tenu de la conclusion de fait tirée par le juge de la Cour de l’impôt, il n’est pas nécessaire de décider si le ministre pouvait quand même établir une cotisation « à un moment donné » en vertu du paragraphe 152(4). Je me contenterai de dire que, si l’intimé a raison en ce qui concerne son interprétation des paragraphes 152(1) et (4), le résultat étonnant serait que le délai de trois ans prévu à l’alinéa 152(4)b) n’empêcherait pas le ministre d’établir une cotisation lorsque le contribuable a produit une déclaration. Si l’on se souvient cependant, comme le juge de la Cour de l’impôt l’a conclu, que le ministre a établi la cotisation en retard, la seule question à laquelle je dois répondre est la nature de la sanction à infliger une fois qu’il y a défaut d’exercer un devoir prévu au paragraphe 152(1).
L’intimé soutient essentiellement qu’une fois que l’on constate qu’il a manqué au devoir que lui impose la Loi, le ministre perd le pouvoir d’établir une cotisation et que l’avis de cotisation doit être annulé. L’intimé n’est cependant pas prêt à accepter que, s’il est jugé bien fondé, l’inverse de son argument serait que, si un remboursement d’impôt était dû au contribuable, le ministre perdrait également dans ce cas le pouvoir de déterminer le montant de ce remboursement.
Il n’y a selon moi aucune façon d’échapper au libellé clair du paragraphe 152(3) et plus particulièrement aux mots « Le fait … qu’aucune cotisation n’a été faite n’a pas d’effet sur les responsabilités du contribuable à l’égard de l’impôt prévu par la présente Partie » (Liability for the tax under this Part is not affected by … the fact that no assessment has been made).
Le paragraphe 152(8) dispose, pour sa part : « une cotisation est réputée être valide et exécutoire nonobstant tou[t] … vice de forme ou omission … dans toute procédure s’y rattachant en vertu de la présente loi » (An assessment shall … be deemed to be valid and binding notwithstanding any … defect or omission … in any proceeding under this Act relating thereto).
L’article 166, dispose, à l’appui de cette thèse, que « Une cotisation ne doit pas être annulée … uniquement par suite … d’omission … de la part de qui que ce soit dans l’observation d’une disposition simplement directrice de la présente loi » (An assesment shall not be vacated … by reason only of any … omission … on the part of any person in the observation of any directory provision of this Act).
Cette dernière disposition m’oblige à me demander si le paragraphe 152(1) a un caractère directif ou un caractère impératif.
Dans l’arrêt Colombie-Britannique (Procureur général) c. Canada (Procureur général); Acte concernant le chemin de fer de l’île de Vancouver (Re)[12], la Cour suprême du Canada s’est penchée sur l’emploi de l’indicatif présent (shall en anglais) au paragraphe 268(2) de la Loi sur les chemins de fer[13]. Le juge Iacobucci, qui s’exprimait au nom des juges majoritaires, a estimé que les étiquettes « impérative » et « directive » ne sont elles-mêmes d’aucun secours magique pour définir la nature d’une fonction prévue par la loi. Voici ce qu’il a déclaré[14] :
En particulier, je crois qu’il est pertinent de souligner que, dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, notre Cour a fait des commentaires sur le fondement doctrinal de la distinction établie dans l’arrêt Normandin. La Cour affirme, à la p. 741 :
Il est difficile de vérifier le fondement doctrinal de la distinction entre ce qui est impératif et ce qui est directif. L’« injustice ou [les] inconvénients généraux graves » dont parle sir Arthur Channell dans l’arrêt Montreal Street Railway Co. c. Normandin, précité, semblent servir de fondement à la distinction appliquée par les tribunaux.
En d’autres termes, les tribunaux ont tendance à se poser la question suivante : y aurait-il des inconvénients graves à considérer comme impérative l’exécution d’une certaine fonction prévue par la loi?
Il ne peut y avoir de doute quant à la nature de l’examen en l’espèce. Les étiquettes « impérative » et « directive » ne sont elles-mêmes d’aucun secours magique pour définir la nature d’une fonction prévue par la loi. L’examen lui-même est plutôt incontestablement axé sur le résultat. Dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, précité, notre Cour cite, à l’appui de son point de vue, l’arrêt R. ex. rel. Anderson v. Buchanan (1909), 44 N.S.R. 112 (C.A.), motifs du juge Russell, à la p. 130. Je crois utile de citer de nouveau ce passage :
[traduction] Je ne prétends pas être capable de faire la distinction entre ce qui est directif et ce qui est impératif, et je conclus que je ne suis pas le seul à avoir le sentiment que, selon la jurisprudence, une disposition peut devenir directive s’il est très souhaitable qu’on n’y ait pas dérogé, alors que la même disposition aurait été déclarée impérative s’il n’avait pas été nécessaire de conclure en sens contraire.
Lorsque la conclusion qu’une loi est impérative entraîne des inconvénients graves, on est grandement tenté de faire une exception en faveur de la prétention qu’elle est simplement directive …
Ainsi, l’application de la distinction entre ce qui est impératif et ce qui est directif est, la plupart du temps, fondée sur une question de fin et non de moyens. En ce sens, pour citer de nouveau le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, précité, le principe est « vague » et « utilisé comme expédient » (p. 742). Cela signifie que le tribunal appelé à décider ce qui est impératif ou directif ne recourt à aucun outil spécial pour prendre sa décision. La décision repose sur le processus habituel d’interprétation législative. Cependant, ce processus suscite peut-être une préoccupation spéciale pour les inconvénients tant publics que privés auxquels donnera lieu l’interprétation adoptée.
La distinction entre une disposition « impérative » et une disposition « directive » n’est donc pas très utile. Si je devais appliquer la règle relative aux « inconvénients », je dirais qu’il existe incontestablement des intérêts opposés entre la nécessité de prélever un impôt pour financer les dépenses de l’État et les dépenses publiques, la nécessité de faire partager le fardeau fiscal de façon aussi égale que possible entre les contribuables et la nécessité de protéger l’individu en lui permettant d’être fixé au sujet de sa situation financière le plus rapidement possible. Le législateur fédéral a tranché en faveur de l’État la question de l’opposition de ces intérêts en adoptant les paragraphes 152(3) et (8) et l’article 166.
Le Comité judiciaire du Conseil privé a, lui aussi, récemment affaibli l’importance de la distinction entre les dispositions directives et les dispositions impératives dans l’arrêt Wang v Comr of Inland Revenue[15], une affaire fiscale provenant de Hong Kong. Le Conseil privé a jugé que, lorsqu’une question de défaut présumé de respecter une disposition prévoyant un délai est en jeu, il est plus simple et préférable d’éviter les mots « impératif » et « directif » et de se poser les deux questions suivantes[16] :
[traduction] La première question à se poser est celle de savoir si le législateur voulait que la personne chargée de prendre la décision respecte la disposition prévoyant un délai, qu’il s’agisse d’un délai fixe ou d’un délai raisonnable. Si l’on répond par l’affirmative à cette première question, il y a alors lieu de se demander si le législateur voulait que le défaut de respecter cette disposition prévoyant un délai prive de son pouvoir la personne chargée de prendre la décision et qu’il rende nulle et de nul effet la décision qu’il a prétendu prendre.
Le Conseil privé a fait allusion au fait que le bref de mandamus pouvait constituer une réparation dans ces circonstances. Les tribunaux canadiens ont également été appelés à décider s’il y aurait ouverture au bref de mandamus en pareil cas[17].
Je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler la décision de la Cour canadienne de l’impôt et de rejeter l’appel interjeté par l’intimé devant la Cour canadienne de l’impôt.
Je suis d’avis de n’adjuger aucuns dépens.
Le juge Hugessen, J.C.A. : Je suis du même avis.
Le juge Linden, J.C.A. : Je suis du même avis.
[1] S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 152(1) (mod. par S.C. 1978-79, ch. 5, art. 5; 1988, ch. 55, art. 136), (2) sont ainsi libellés :
152. (1) Le Ministre doit, avec toute la diligence possible, examiner la déclaration de revenu d’un contribuable pour une année d’imposition, fixer l’impôt pour l’année, l’intérêt et les pénalités payables, s’il en est, et déterminer
a) le montant du remboursement, s’il en est, auquel il a droit en vertu des articles 129, 131, 132 ou 133, pour l’année, ou
b) le montant d’impôt éventuel réputé en application du paragraphe 119(2), 120(2), 120.1(4), 122.2(1), 127.1(1), 127.2(2), 144(9) ou 210.2(3) ou (4) avoir été versé au titre de l’impôt en vertu de la présente partie pour l’année.
…
(2) Après examen d’une déclaration, le Ministre envoie un avis de cotisation à la personne qui a produit la déclaration.
[2] [1994] 2 C.T.C. 2063 (C.C.I.), à la p. 2073.
[3] La Reine c. Simard-Beaudry Inc. et al., [1971] C.F. 396 (1re inst.), à la p. 403.
[4] Jolicoeur, Joseph Baptiste Wilfrid v. Minister of National Revenue, [1961] R.C.É. 85, à la p. 98; J. Stoller Construction Ltd. c. M.R.N., [1989] 1 C.T.C. 2171 (C.C.I.), à la p. 2173.
[5] Montreal Street Railway Company v. Normandin, [1917] A.C. 170 (P.C.).
[6] Colombie-Britannique (Procureur général) c. Canada (Procureur général); Acte concernant le chemin de fer de l’île de Vancouver (Re), [1994] 2 R.C.S. 41; Wang v Comr of Inland Revenue, [1995] 1 All ER 367 (P.C.).
[7] [1994] 3 R.C.S. 3.
[8] [1994] 3 R.C.S. 29.
[9] [1994] 3 R.C.S. 57.
[10] Canada c. Antosko, [1994] 2 R.C.S. 312.
[11] Rodmon Construction Inc c La Reine, [1975] CTC 73 (C.F. 1re inst.); J. Stoller Construction Ltd. c. M.R.N., [1989] 1 C.T.C. 2171 (C.C.I.), infirmé par suite du prononcé d’une ordonnance de consentement rendue par la Section de première instance de la Cour fédérale le 23 décembre 1991.
[12] [1994] 2 R.C.S. 41.
[13] L.R.C. (1985), ch. R-3.
[14] [1994] 2 R.C.S. 41, aux p. 122 à 124.
[15] [1995] 1 All ER 367 (P.C.), à la p. 373.
[16] Wang v Comr of Inland Revenue, précité, à la p. 377.
[17] Lipsey (R G) c MRN et al, [1984] CTC 675 (C.F. 1re inst.); Schatten, K. c. Ministre du revenu national (1996), 96 DTC 6102 (C.F. 1re inst.).