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[2016] 1 R.C.F. 359

IMM-1949-14

2015 CF 832

Menghsteab Araia (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Araia c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge Roy—Toronto, 18 juin; Ottawa, 8 juillet 2015.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Contrôle judiciaire d’une décision rendue par un agent d’immigration qui a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour raison de sécurité conformément à l’art. 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le demandeur a été impliqué au sein du Front de libération érythréen (le FLE) en Érythrée et d’autres groupes aux États-Unis — Il a obtenu la résidence permanente qui a été approuvée en principe — En 2009, un agent de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a invité le demandeur à lui soumettre ses observations en vue d’obtenir une dispense d’interdiction de territoire — La conclusion en 2009 de l’agent concernant l’interdiction de territoire par application des art. 34(1)e) et f) n’a jamais été communiquée au demandeur — La décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire a été rendue par un autre décideur en application de la nouvelle politique, qui n’exige pas que les déclarations d’interdiction de territoire fondées sur l’art. 34(1) soient mises automatiquement en suspens tant que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ne s’est pas prononcé sur une demande d’exception à une déclaration d’interdiction de territoire fondée sur l’art. 34(2) (maintenant, l’art. 42.1) — Il s’agissait de savoir si le demandeur a été privé de son droit à l’équité procédurale parce qu’il n’a pas été avisé du changement de politique et si le demandeur avait droit à la communication de la décision rendue par un agent en 2009 — Le fait que le demandeur n’a pas été avisé du changement de politique ne l’a pas privé de son droit à l’équité procédurale, comme on l’a allégué — Les deux décisions (celle prise en vertu de l’art. 34(1)f) et celle prise en vertu de l’art. 34(2)) sont complètement distinctes et elles comportent des considérations différentes — L’économie de la Loi donne l’impression que la décision prévue à l’art. 34(1)f) devrait intervenir en premier lieu, étant donné que certains interprètent l’art. 34(2) comme une exception à l’interdiction de territoire — Cependant, le législateur n’a pas précisé que l’art. 34(2) était l’exception — L’art. 34(2) ne comporte pas d’aspect temporel — L’art. 34(2) n’entrave pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre quant au moment où il peut accorder une exemption ministérielle — Il était difficile de voir comment le défendeur aurait pu lui-même entraver son propre pouvoir discrétionnaire lorsque l’ordre dans lequel les décisions sont prises n’a aucune importance — Les droits de participation du demandeur ne sont pas compromis — Bien qu’un changement de politique puisse éventuellement compromettre les droits de participation d’un demandeur, ce n’était pas le cas en l’espèce — L’ordre dans lequel des décisions fondées sur des considérations différentes ont été prises n’a entraîné aucune iniquité — Aucune violation de la doctrine des attentes légitimes n’a été commise — Ceci étant dit, la décision en l’espèce soulevait des erreurs susceptibles de contrôle — Il était particulièrement important que la décision de 2009 soit communiquée au demandeur car le décideur a fortement tablé sur celle-ci — L’équité commandait que l’on communique au demandeur la décision de 2009 avant de rendre une décision en l’espèce — On ne sait pas clairement si le décideur a appliqué en l’espèce le critère de l’arrêt Bhagwandass c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) — C’est la qualité de la preuve qui fait en sorte que les motifs sont raisonnables — L’insuffisance d’explications de la part du décideur fait en sorte que la décision est déraisonnable — Il faut davantage pour satisfaire à la norme de la décision raisonnable que de simplement affirmer que le demandeur était membre d’une organisation qui perpétrait des crimes, compte tenu du flou entourant la situation — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par un agent d’immigration qui a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour raison de sécurité conformément à l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR).

Le demandeur a été impliqué au sein du Front de libération érythréen (le FLE), dans son pays natal, l’Érythrée, en participant à des manifestations pour exprimer son appui en faveur de l’indépendance de l’Érythrée. Il est déménagé aux États-Unis, où, à ses dires, il a été président d’un groupe dont les activités consistaient à distribuer des tracts et à recueillir des dons pour venir en aide à des réfugiés. Il s’était également impliqué auprès d’un autre groupe, le Front démocratique révolutionnaire de l’Érythrée. Le demandeur est arrivé au Canada et a demandé l’asile. Il s’est vu reconnaître la qualité de réfugié en 2004. Plus tard, sa demande de résidence permanente a été approuvée en principe. Le demandeur a été reçu en entrevue par l’Agence des services frontaliers du Canada, le Service canadien du renseignement de sécurité et un agent de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC). Le 20 janvier 2009, un agent de CIC a adressé une lettre invitant le demandeur à lui soumettre ses observations en vue d’obtenir une dispense d’interdiction de territoire. Il n’était question nulle part dans la lettre de conclusions qui auraient été le cas échéant tirées en vertu du paragraphe 34(1) de la LIPR. Le même jour, l’agent a annoncé par voie interne qu’il avait conclu que le demandeur était interdit de territoire par application des alinéas 34(1)f) et 34(1)e) de la LIPR. Cette conclusion n’a jamais été communiquée au demandeur. La décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire avait été rendue par un autre agent de CIC (le décideur) en application d’une nouvelle politique, qui n’exige pas que les déclarations d’interdiction de territoire fondées sur le paragraphe 34(1) de la LIPR soient mises automatiquement en suspens tant que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ne s’est pas prononcé sur une demande d’exception à une déclaration d’interdiction de territoire fondée sur le paragraphe 34(2)[1]. Le décideur n’a jamais rencontré le demandeur. Ce sont plutôt les documents qui existaient en janvier 2009 qui ont été examinés.

Il s’agissait principalement de savoir si le demandeur a été privé de son droit à l’équité procédurale parce qu’il n’a pas été avisé du changement de politique survenu en 2013 et si le demandeur avait droit à la communication de la décision rendue par un autre agent le 20 janvier 2009.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Le fait que le demandeur n’a pas été avisé du changement de politique ne l’a pas privé de son droit à l’équité procédurale. Les deux décisions — celle prise en vertu de l’alinéa 34(1)f) et celle prise en vertu du paragraphe 34(2) (ou de l’article 42.1), sont deux décisions complètement distinctes. Elles ont été prises par deux personnes différentes et elles comportent des considérations différentes. On pourrait soutenir que l’économie de la Loi donne l’impression que la décision prévue à l’alinéa 34(1)f) devrait intervenir en premier lieu, étant donné que certains interprètent le paragraphe 34(2) comme une exception à l’interdiction de territoire. Ce n’est plus le cas, étant donné que le législateur n’a pas précisé que le paragraphe 34(2) était l’exception, mais bien que les faits énumérés à l’article 34 emportent interdiction de territoire. Le paragraphe 34(2) ne comporte pas d’aspect temporel. Rien au paragraphe 34(2) n’entrave l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre quant au moment où il peut accorder une exemption ministérielle. La souplesse qui caractérise le régime actuel ne change rien au résultat final. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile prend sa décision indépendamment de celle prise par le défendeur, et vice-versa. Il s’ensuit que l’ordre dans lequel les décisions en question sont prises importe peu. Si le paragraphe 34(2) ne renferme aucune disposition qui entrave le pouvoir discrétionnaire du ministre quant au moment où il peut prendre sa décision, on voit mal comment le défendeur pourrait lui-même entraver son propre pouvoir discrétionnaire lorsque l’ordre dans lequel les décisions sont prises n’a aucune importance. La « doctrine des attentes légitimes » a été reconnue comme une catégorie distincte dans laquelle les droits de participation sont protégés par les tribunaux par souci d’équité. Dans le cas qui nous occupe, les droits de participation du demandeur n’étaient pas et ne pouvaient pas être compromis par l’ordre dans lequel des décisions distinctes sont prises. La présente cause n’a pas établi qu’il existait effectivement une politique qui exigeait que la décision visée au paragraphe 34(1) soit toujours prise après celle prévue au paragraphe 34(2). S’il existait une pratique en ce sens, motivée par un impératif bureaucratique quelconque, cette pratique n’était pas universelle. Bien que la possibilité qu’un changement de politique puisse éventuellement compromettre les droits de participation d’un demandeur ne puisse être écartée, ce n’était tout simplement pas le cas en l’espèce. L’ordre dans lequel des décisions fondées sur des considérations différentes ont été prises n’a entraîné aucune iniquité. En l’espèce, aucune violation de la doctrine des attentes légitimes n’a été commise.

Ceci étant dit, la décision en l’espèce soulevait des erreurs susceptibles de contrôle. Le décideur a accordé une importance considérable à la décision rendue plus tôt. C’est l’importance accordée à cette décision qui a fait en sorte qu’il était particulièrement important que la décision de janvier 2009 soit communiquée. L’équité commandait que l’on communique au demandeur cette décision avant de rendre une décision. On ne sait pas clairement en l’espèce si le décideur a appliqué le critère de l’arrêt Bhagwandass c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) pour déterminer si la communication du rapport était requise pour que le demandeur ait une possibilité raisonnable de participer d’une manière significative au processus de prise de décision. Le décideur a insisté pour dire qu’il fallait soumettre des éléments de preuve corroborants. Bien que la corroboration contribue à confirmer l’existence de motifs raisonnables, on ne pouvait pas conclure spontanément que la corroboration était nécessaire pour qu’il existe des motifs raisonnables. La mention que le critère des motifs raisonnables de croire a été défini comme « un ensemble de faits et de circonstances propres à convaincre une personne normalement prudente » dans le Guide d’exécution de la loi (ENF), Chapitre ENF 2 : Évaluation de l’interdiction de territoire de Citoyenneté et Immigration Canada n’était pas particulièrement utile. C’est la qualité de la preuve qui fait en sorte que les motifs sont raisonnables. L’insuffisance d’explications a fait en sorte que la décision était déraisonnable. On ne trouvait dans les motifs du décideur aucune raison permettant, entre autres, de savoir pourquoi le demandeur était considéré par le décideur comme étant membre d’une organisation qui a effectivement perpétré les crimes en question. Il fallait davantage pour satisfaire à la norme de la décision raisonnable que de simplement affirmer que le demandeur était membre d’une organisation qui perpétrait des crimes, compte tenu du flou entourant la situation.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration, S.R.C. 1952, ch. 325, art. 5.

Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52, art. 19.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 4, 25, 25.1, 34, 42.1, 72, 83(1)c), 87.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502; Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392; Hassanzadeh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 902, [2005] 4 R.C.F. 430; Omer c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 494; Bhagwandass c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 49, [2001] 3 C.F. 3; Mekonen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1133; Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 297 (C.A.); Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708.

DÉCISION DIFFÉRENCIÉE :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Adam, [2001] 2 C.F. 337 (C.A.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 121, [2005] 3 R.C.F. 511; Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1174, [2005] 1 R.C.F. 485; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504; Haghighi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 C.F. 407 (C.A.); George v. Rockett, [1990] HCA 26 (AustLII), (1990), 93 A.L.R. 483 (Aust. H.C.); Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100; Kanagendren c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86, [2016] 1 R.C.F. 428.

DÉCISIONS CITÉES :

McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; Front des artistes canadiens c. Musée des beaux-arts du Canada, 2014 CSC 42, [2014] 2 R.C.S. 197; Komolafe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431.

DOCTRINE CITÉE

Brown, Donald J. M. et John M. Evans. Judicial Review of Administrative Action in Canada, édition à feuilles mobiles. Toronto : Carswell, 2013.

Citoyenneté et Immigration Canada. Bulletin opérationnel 420-A, « Renouvellement ou prolongation de permis de travail pour certains titulaires d’un Certificat de sélection du Québec (CSQ) dispensés de l’AMT qui résident au Québec (révisé) », 16 mai 2013 (maintenant désuet), en ligne : <http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/guides/bulletins/2013/bo420A.asp>.

Citoyenneté et Immigration Canada. Guide d’exécution de la loi (ENF). Chapitre ENF 2 : Évaluation de l’interdiction de territoire, en ligne : <http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/guides/enf/enf02-fra.pdf>.

demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par un agent d’immigration qui a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour raison de sécurité conformément à l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Jared Will et Joshua Blum pour le demandeur.

Laoura Christodoulides et Marie-Louise Wcislo pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Jared Will and Associates, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        Le juge Roy : La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 5 février 2014 par un agent de Citoyenneté et Immigration Canada (le décideur). La présente demande de contrôle judiciaire a été présentée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

[2]        Aux termes de la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire, le demandeur a été interdit de territoire pour raison de sécurité. Plus précisément, il a été décidé qu’il était un étranger au sujet duquel il existait des motifs raisonnables de croire qu’il était interdit de territoire au motif que, pour reprendre le libellé de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, il était « membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) b.1) ou c) ». L’alinéa c) emploie l’expression « se livrer au terrorisme ».

[3]        Malheureusement, le dossier est plutôt obscur à divers égards. En premier lieu, il ne permet pas de savoir avec certitude pourquoi il a fallu attendre dix ans pour en arriver là. Deuxièmement, la façon dont la présente affaire a été traitée est loin d’avoir été marquée par la transparence. Enfin, je conclus que la présente affaire doit être renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

I.          Chronologie

[4]        Vu les circonstances de la présente affaire, un exposé chronologique des événements pourrait s’avérer utile :

•   le demandeur est né en 1953. Il est né en Érythrée qui, à l’époque, avait été fédérée à l’Éthiopie par suite d’une intervention des Nations Unies. Avant 1952, l’Érythrée était gouvernée par l’Italie et la Grande-Bretagne.

•   l’Éthiopie a révoqué l’autonomie qui avait été conférée à l’Érythrée et un groupe connu sous le nom de Front de libération érythréen (le FLE) voit le jour en 1962;

•   le demandeur reconnaît avoir été impliqué au sein du FLE, qu’il qualifie de [traduction] « mouvement » dans son affidavit du 6 août 2014. Le soi-disant « mouvement » réclame l’indépendance de l’Érythrée de l’Éthiopie;

•   en 1973, le demandeur quitte l’Érythrée après avoir été détenu pendant trois mois pour avoir omis de respecter un couvre-feu à deux reprises. Il semble que le demandeur ait exprimé publiquement son appui en faveur de l’indépendance de l’Érythrée en participant à deux manifestations;

•   le demandeur arrive à Washington, D.C., en juin 1973;

•   il fréquente un établissement d’enseignement de l’Oklahoma en 1974-1975;

•   il déménage à Houston, au Texas, en 1975;

•   de 1975 à 1999, le demandeur fait partie d’un groupe appelé FLE. Il est le président d’un groupe qui, à ses dires, compte entre cinq et dix personnes et dont les activités consistent à distribuer des tracts et à recueillir des dons pour venir en aide aux réfugiés du Soudan. Selon le demandeur, le groupe n’avait aucun lien avec le FLE qui était actif en Érythrée.

•   le demandeur commence à « s’impliquer » auprès d’un autre groupe, le Front démocratique révolutionnaire de l’Érythrée (FDRE). Il semble que le FDRE ait quitté le FLE en 1977;

•   le demandeur franchit la frontière canadienne à Fort Erie, en Ontario, le 6 octobre 2003 et demande l’asile à son arrivée. Il se voit reconnaître la qualité de réfugié le 7 mai 2004;

•   il présente ensuite une demande de résidence permanente qui est approuvée en principe le 29 mars 2005, sous réserve d’une vérification de ses antécédents;

•   une lettre convoquant le demandeur à une entrevue lui est adressée le 15 décembre 2008. Le dossier indique que certains échanges ont eu lieu avec l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) à l’été 2006; le demandeur est reçu en entrevue par le Service canadien du renseignement de sécurité;

•   le 14 janvier 2009, un agent de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) reçoit le demandeur en entrevue;

•   le 20 janvier 2009, un agent de CIC adresse une lettre invitant le demandeur à lui soumettre ses observations en vue d’obtenir une dispense d’interdiction de territoire. Cette lettre est pour le moins confuse. Non seulement cette lettre parle de [traduction] « la dispense prévue aux alinéas 34(1)c) et 34(1)f) de la Loi », qui ne prévoit aucune dispense de ce genre, mais elle est rédigée par un autre agent de CIC, qui précise que la demande de dispense sera examinée par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, mais que l’affaire sera traitée par [traduction] « notre Administration centrale ». Il n’est question nulle part de conclusions qui auraient été le cas échéant tirées en vertu du paragraphe 34(1) de la LIPR;

•   le même jour, le 20 janvier 2009, le même agent de CIC annonce par voie interne qu’il a conclu que le demandeur était interdit de territoire par application des alinéas 34(1)f) et 34(1)e). Cette conclusion n’a jamais été communiquée au demandeur;

•   le demandeur soumet des observations en vue d’obtenir une dispense le 5 février 2009. Ces observations sont transmises à l’ASFC le 12 février 2009;

•   le 17 janvier 2013, près de quatre années plus tard, un agent de traitement des dossiers de l’immigration répond à la demande de renseignements présentée par le demandeur au sujet de l’état d’avancement de son dossier d’immigration. Il n’y a rien de nouveau à communiquer. À ce jour, aucune décision n’a encore été rendue en réponse à la demande de dispense;

•   le 16 mai 2013, CIC publie un bulletin opérationnel [420-A, « Renouvellement ou prolongation de permis de travail pour certains titulaires d’un Certificat de sélection du Québec (CSQ) dispensés de l’AMT qui résident au Québec (révisé) » (maintenant désuet)] annonçant un changement à son processus, qui prévoyait jusqu’alors la mise en suspens des demandes de résidence permanente lorsqu’une décision devait être prise au sujet d’une interdiction de territoire pour raison de sécurité (comme dans le cas du demandeur) tant que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ne s’était pas prononcé sur la demande de dispense. Le bulletin annonçait que la suspension automatique n’était plus maintenue jusqu’à ce qu’une décision soit rendue au sujet de la dispense ministérielle;

•   le 5 février 2014, la décision faisant l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire est rendue par un autre agent de CIC que celui qui était chargé du dossier depuis 2009.

II.         La décision

[5]        Il a été décidé en janvier 2009 qu’il y avait des motifs de croire que le demandeur se livre, s’est livré ou se livrera au terrorisme. Cette décision était fondée sur le fait que le demandeur avait été membre du FLE de 1969 à 1973. Après avoir énuméré les renseignements obtenus du demandeur au moment où il avait demandé et obtenu la qualité de réfugié au Canada et au cours de l’entrevue de janvier 2009, l’agent de CIC a conclu que le demandeur était interdit de territoire en raison de son appartenance au FLE depuis 1969. La documentation versée au dossier ne justifie pas cette conclusion, mais celle-ci semble reposer sur les renseignements recueillis.

[6]        La décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire a été rendue cinq ans plus tard. Elle a de toute évidence été rendue en application de la nouvelle politique, qui n’exige pas que les déclarations d’interdiction de territoire fondées sur le paragraphe 34(1) de la LIPR soient mises automatiquement en suspens tant que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ne s’est pas prononcé sur une demande d’exception à une déclaration d’interdiction de territoire fondée sur le paragraphe 34(2) (je signale que le paragraphe 34(2) a été abrogé en 2013 [L.C. 2013, ch. 16, art. 13] et qu’il a été remplacé par l’article 42.1 de la LIPR).

[7]        Il semble que le décideur n’ait jamais rencontré le demandeur. La lettre de décision semble plutôt avoir été prise sur dossier à la lumière des documents qui existaient en janvier 2009. La lettre de décision conclut que la demande de résidence permanente est refusée. L’alinéa 34(1)f) de la LIPR est invoqué.

[8]        Un document intitulé [traduction] « Examen et conclusion » daté du 26 septembre 2013 constitue la justification de la décision. L’agent de CIC invoque uniquement les renseignements recueillis par d’autres personnes. La conclusion que le demandeur était membre du FLE est fondée sur le formulaire de renseignements personnels rempli en octobre 2003. Le décideur signale que les membres de la famille du demandeur étaient actifs au sein du FLE et pourtant il ne fait même pas allusion à l’entrevue de janvier 2009 au cours de laquelle le demandeur souligne que son père, qui était impliqué dans le FLE, s’était séparé de sa mère et qu’il n’avait presque plus de contact avec cette dernière. Le demandeur alléguait que son père s’était remarié et qu’il avait fondé une nouvelle famille.

[9]        Le document indique ensuite que le demandeur avait déclaré que, dans sa jeunesse, il avait notamment participé à des réunions secrètes, distribué des documents, recueilli des fonds et recruté d’autres jeunes. Le document poursuit en concluant : [traduction] « pour ces faits, il a été détenu sans accusation pendant trois mois ». Ces explications assez troublantes contredisent les notes prises lors de l’entrevue de janvier 2009 au cours de laquelle le demandeur avait affirmé qu’il avait été détenu parce qu’il n’avait pas respecté un couvre-feu; en réalité, le demandeur avait affirmé que sa détention n’avait rien à voir avec son implication dans le FLE. En fait, il affirme qu’il n’a jamais occupé de poste au sein du FLE et qu’il avait adhéré à un groupe d’étudiants qui appuyaient le FLE, comme la majeure partie de la population de l’Érythrée. De plus, le demandeur affirme qu’il n’a pas distribué de tracts en Érythrée, car cette activité était illégale. En réalité, le mot « notamment » est mal choisi, parce qu’il n’a pas fait d’autres activités pour appuyer le FLE, bien qu’il reconnaisse qu’il savait, durant la période de 1969 à 1973, que, pour reprendre les mots employés par l’intervieweur en janvier 2009, [traduction] « le FLE menait une lutte armée sur le territoire érythréen et qu’il y avait des combattants pour la liberté ». Bien que le demandeur affirme n’avoir jamais recouru à la violence, il semble qu’il ait été un peu plus équivoque au sujet de sa connaissance du recours à la violence de la part du FLE. Il a en effet répondu [traduction] « je l’ignore » à la question : [traduction] « Est-ce que le FLE utilisait la violence lorsque vous étiez actif au sein de cette organisation? », mais il a répondu : [traduction] « Je ne sais pas si le FLE recourt à la violence. Je n’ai jamais entendu parler de violence », à la question : [traduction] « Avez-vous été impliqué dans les activités violentes pour le compte du FLE? »

[10]      Nous sommes fort perplexes quant au fondement de l’affirmation suivant laquelle le demandeur [traduction] « a participé activement aux activités politiques du FLE et a été “président du FLE de l’État du Texas” ». Le demandeur aurait quitté l’Érythrée en 1973 et aurait séjourné à Washington, D.C. pendant quelques mois; il a ensuite étudié en Oklahoma (1974-1975) pour ensuite s’établir à Houston, au Texas, en 1975, jusqu’à son arrivée au Canada en 2003. Au cours des années qu’il a passées au Texas, le demandeur a été élu président du Front de libération érythréen à Houston pendant un certain temps; toutefois ce groupe était fort modeste (il ne comptait qu’entre cinq et dix membres) et ses activités se limitaient à distribuer des tracts et à recevoir des dons peu élevés. On peut soupçonner que la participation du demandeur était un peu plus importante parce qu’il confirme avoir participé à des assemblées de l’Alliance of Eritrean National Forces à Washington, D.C., en 1998, ainsi qu’à une conférence organisée par la même organisation en juillet 2000. Bien qu’on ne puisse nier l’intérêt que le demandeur manifeste toujours pour son pays d’origine depuis son départ de ce pays il y a une quarantaine d’années alors qu’il était âgé de 20 ans, on se demande bien d’après le dossier soumis à la Cour, sur quoi repose l’affirmation catégorique suivant laquelle il s’est investi activement dans les activités politiques du FLE.

[11]      Le décideur examine ensuite les origines du Front de libération érythréen ainsi que ses activités. Selon des sources publiques, le FLE se serait rendu coupable de nombreuses actions entre au moins 1969 et 1990; à la suite de nombreuses luttes intestines, divers groupes dissidents ont été créés, à tel point que le décideur signale que [traduction] « en 1992, le FLE avait pratiquement disparu de la scène politique érythréenne ».

[12]      C’est avec étonnement qu’on lit au paragraphe introductif du document intitulé « Examen et conclusion » une longue litanie d’actions imputées au FLE en des mots plutôt prudents :

[traduction] De plus, entre 1969 et 1977, des membres liés au FLE ont été impliqués dans une série de tentatives de détournement d’avions à Athènes, Madrid, Rome, Frankfurt, Makale, Addis Ababa et Karachi dont certaines ont abouti. De plus, diverses sources publiques ont associé le FLE à de nombreux incidents terroristes survenus entre 1960 et environ 1990. [Non souligné dans l’original.]

[13]      Le décideur a tiré sa conclusion en se fondant sur le formulaire de renseignements personnels et sur l’entrevue de janvier 2009 menée par quelqu’un d’autre. Toutefois, au lieu de tirer sa propre conclusion, le décideur déclare (au sujet des motifs raisonnables de croire que le demandeur est interdit de territoire pour raison de sécurité, en raison de son appartenance à une organisation qui se livre ou s’est livrée à du terrorisme) que [traduction] « la preuve ne [l’a] pas convaincu d’en arriver à une conclusion différente de celle tirée le 20 janvier 2009 ». Comme nous l’avons déjà souligné, cette conclusion n’a jamais été communiquée au demandeur.

[14]      Le décideur propose un critère qui, je le crains, n’est pas tout à fait exact. Il parle en effet de :

[traduction] Le critère des motifs raisonnables de croire a été défini comme un ensemble de faits et des circonstances qui convaincraient la personne normalement prudente.

Bien qu’il soit en partie subjectif, ce critère exige effectivement la présentation d’éléments de preuve objectifs comme une corroboration. Le critère des motifs raisonnables signifie que la conviction doit reposer sur un fondement objectif et que l’agent d’immigration doit être en mesure de convaincre un tiers comme un arbitre ou un tribunal qu’il existe effectivement des motifs qui appuient sa conviction. Les renseignements sur lesquels la conviction repose doivent être convaincants, crédibles et corroborés.

Quoi qu’il en soit, la décision ne précise pas de quelle manière l’on satisfait à ce critère; le décideur se contente en effet de déclarer qu’on ne l’a pas convaincu de tirer une conclusion différente de celle à laquelle une autre personne en était arrivée cinq ans plus tôt.

III.        Thèse du demandeur

[15]      Le demandeur a formulé plusieurs arguments dont la valeur est inégale : il affirme qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale parce qu’il n’a pas été avisé du changement de politique survenu en mai 2013. De plus, le demandeur affirme qu’il avait droit à la communication de la « décision » rendue par un autre agent le 20 janvier 2009 malgré le fait que cette « décision » ne correspond pas à celle faisant l’objet du présent contrôle.

[16]      La décision qui a été rendue serait également déraisonnable parce que l’analyse du décideur est, selon le demandeur, incomplète. Le demandeur affirme en effet que le décideur ne définit pas le terrorisme et qu’il n’explique pas pourquoi il en vient à la conclusion que les actes reprochés constituent du terrorisme. Le demandeur affirme que le décideur aurait dû établir une distinction entre les divers groupes qui auraient pu faire partie du mouvement FLE et, de façon plus générale, il reproche au décideur d’avoir commis des erreurs sur les faits.

[17]      Enfin, le demandeur reproche au décideur d’avoir commis une erreur de droit dans son interprétation de l’alinéa 34(1)f), compte tenu du fait que le paragraphe 34(2) a été abrogé pour être remplacé par l’article 42.1. Cet argument revient à dire que la question de l’appartenance inoffensive à une organisation devrait maintenant être abordée dans le cadre de l’interprétation de l’alinéa 34(1)f) (maintenant que l’article 42.1, dont la portée serait plus étroite que celle du paragraphe 34(2) qui a depuis été abrogé, prévoit la dispense ministérielle).

IV.       Norme de contrôle

[18]      Il est acquis aux débats — et la Cour est du même avis — que les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable. Le demandeur affirme toutefois que la question de l’interprétation qu’il convient de donner à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR commande l’application de la norme de contrôle de la décision correcte. Il a tort. Les questions de droit sont en principe assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable lorsqu'un tribunal administratif « interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), au paragraphe 54). L’existence de cette présomption a été confirmée à de nombreuses reprises depuis l’arrêt Dunsmuir (voir McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; Front des artistes canadiens c. Musée des beaux-arts du Canada, 2014 CSC 42, [2014] 2 R.C.S. 197; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654 (Alberta Teachers’)).

[19]      Le demandeur n’a pas réfuté cette présomption : c’est donc la norme de contrôle de la décision raisonnable qui s’applique.

[20]      En revanche, les questions d’équité procédurale commandent l’application de la norme de contrôle de la décision correcte : « Par exemple, la norme applicable à la question de savoir si la décision a été prise dans le respect de l’équité procédurale sera toujours celle de la “décision correcte” » (Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502, au paragraphe 79; voir également Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392; Dunsmuir, précité, au paragraphe 129). Le demandeur doit convaincre le tribunal qu’il existe une obligation particulière et, le cas échéant, qu’il y a eu manquement à cette obligation.

V.        Analyse

[21]      La question de l’interprétation de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR peut être tranchée rapidement. La décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire ne porte pas sur cette question de droit. Une demande de contrôle judiciaire a pour objet de contrôler la décision rendue par l’auteur de cette décision. Un argument qui n’a pas été formulé devant le décideur et sur lequel ce dernier ne s’est forcément pas prononcé ne peut pas être examiné pour la première fois dans le cadre du contrôle judiciaire. Accepter d’examiner cet argument sans avoir eu l’avantage de connaître les vues d’un tribunal administratif qui dispose d’une expertise et de compétences spécialisées milite contre l’exercice de notre pouvoir discrétionnaire de statuer sur la présente affaire. De plus, le législateur a confié à ce tribunal administratif la mission de trancher ces questions (Alberta Teachers’, précité). Une cour de justice contrôle une décision une fois qu’elle a été rendue.

[22]      Il semble que l’argument du demandeur soit que ce n’est qu’en vertu du paragraphe 34(2) qu’il était possible pour un demandeur de prétendre que le ministre devrait exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur d’une personne qui était un membre inoffensif d’une organisation qui se livre à du terrorisme. À la suite de l’abrogation du paragraphe 34(2) et de son remplacement par l’article 42.1, dont la portée serait plus étroite, on devrait permettre à un demandeur de plaider en vertu de l’alinéa 34(1)f) qu’il est un membre inoffensif. Non seulement cet argument repose sur la demande présentée il y a six ans en vertu du paragraphe 34(2), qui n’existe plus depuis l’abrogation du paragraphe 34(2), et sur une demande présentée en vertu de l’article 42.1, qui ne permet pas d’obtenir une dispense le cas échéant, mais il méconnaît par ailleurs le fait que les questions visées à l’alinéa 34(1)f) relèvent du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, tandis que la dispense ministérielle est une question qui est incombe au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (article 4 de la LIPR). À mon avis, il serait inopportun d’examiner cette question dans ces conditions. Ainsi que le juge Rothstein l’a déclaré dans l’arrêt Alberta Teachers’ (au paragraphe 22) :

L’ATA a demandé le contrôle judiciaire de la décision de la déléguée. Elle n’avait invoqué l’inobservation du délai ni devant le commissaire ni devant sa déléguée. Elle ne l’a même pas fait dans l’avis introductif d’instance en contrôle judiciaire, invoquant la question pour la première fois en plaidoirie. L’ATA pouvait certainement demander le contrôle judiciaire, mais elle ne pouvait contraindre la cour à examiner la question. Tout comme elle jouit du pouvoir discrétionnaire de refuser d’entreprendre un contrôle judiciaire lorsque, par exemple, il existe un autre recours approprié, une cour de justice peut également, à son gré, ne pas se saisir d’une question soulevée pour la première fois dans le cadre du contrôle judiciaire lorsqu’il lui paraît inopportun de le faire. Voir, p. ex., Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, le juge en chef Lamer, par. 30 : « [L]a réparation qu’une cour de justice peut accorder dans le cadre du contrôle judiciaire est essentiellement discrétionnaire. Ce principe [général de longue date] découle du fait que les brefs de prérogative sont des recours extraordinaires [et discrétionnaires]. »

D’ailleurs, il y a toujours en instance une demande d’examen présentée en vertu du paragraphe 34(2) et le demandeur n’a pas prétendu que cet examen n’aurait pas lieu. Dans le cas qui nous occupe, la demande de contrôle judiciaire devrait être jugée sur un fondement différent.

[23]      Il y aurait eu manquement à l’obligation d’équité procédurale parce que le demandeur n’a pas été avisé du changement de politique et que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a décidé à tort de rendre sa décision en vertu de l’alinéa 34(1)f) avant que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ne rende la sienne en vertu du paragraphe 34(2) (ou de l’article 42.1).

[24]      Il faut bien comprendre que les deux décisions — celle prise en vertu de l’alinéa 34(1)f) et celle prise en vertu du paragraphe 34(2) (ou de l’article 42.1), sont deux décisions complètement distinctes. Elles sont prises par deux personnes différentes et elles comportent des considérations différentes. La LIPR ne prévoit pas l’ordre dans lequel ces décisions doivent intervenir. Certains prétendent que l’on pourrait dire, logiquement, qu’il est inutile de rendre une décision en vertu de l’alinéa 34(1)f) si un autre ministre doit conclure que les faits n’emportent pas interdiction de territoire au motif que la présence de l’intéressé au Canada n’est pas contraire ou préjudiciable à l’intérêt national. En revanche, à quoi sert-il de prendre une décision en vertu du paragraphe 34(2) si l’intéressé n’est pas déclaré interdit de territoire en vertu du paragraphe 34(1) et plus particulièrement en vertu de l’alinéa 34(1)f) dans le cas qui nous occupe? On pourrait soutenir que l’économie de la Loi donne l’impression que la décision prévue à l’alinéa 34(1)f) devrait intervenir en premier lieu, étant donné que certains interprètent le paragraphe 34(2) (ou l’article 42.1) comme une exception à l’interdiction de territoire. Pour ma part, je ne suis pas convaincu que c’est toujours le cas, étant donné que le législateur n’a pas précisé que le paragraphe 34(2) (ou l’article 42.1) était l’exception, mais bien que les faits énumérés à l’article 34 emportent interdiction de territoire. Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a expliqué dans l’arrêt Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 121, [2005] 3 R.C.F. 511 (Poshteh), « [l]e paragraphe 34(2) ne comporte pas d’aspect temporel. Rien dans cette disposition n’entrave l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre quant au moment où il peut accorder une exemption ministérielle » (au paragraphe 10). Je partage l’opinion exprimée par la Cour d’appel [fédérale] dans l’arrêt Hassanzadeh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 902, [2005] 4 R.C.F. 430, suivant laquelle la loi ne prescrit pas l’ordre à suivre, contrairement peut-être à l’article 5 de la Loi sur l’immigration de 1952 (Loi sur l’immigration, S.R.C. 1952, ch. 325) ou de l’article 19 de la Loi sur l’immigration de 1976 (Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52). S’il y a un ordre à suivre, il pourrait s’agir de celui qui a été suivi en l’espèce. La juge MacTavish expose la chose de façon succincte dans le jugement Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1174, [2005] 1 R.C.F. 485 (aux paragraphes 42 et 43) :

Une enquête relative au paragraphe 34(2) vise une question différente de celle envisagée au paragraphe 34(1). La question que doit trancher le ministre en vertu du paragraphe 34(2) n’est pas celle de la justesse de la décision de l’agent selon laquelle il y a des motifs raisonnables de croire qu’un demandeur est membre d’une organisation terroriste—cette décision aura déjà été rendue. Le ministre est plutôt chargé d’examiner la question de savoir si, en dépit de l’appartenance du demandeur à une organisation terroriste, il serait préjudiciable à l’intérêt national de permettre au demandeur de demeurer au Canada.

En d’autres mots, le paragraphe 34(2) habilite le ministre à accorder un redressement exceptionnel, malgré la conclusion ayant déjà été tirée par l’agent d’immigration.

[25]      Ce qui importe, c’est que la souplesse qui caractérise le régime actuel ne change rien au résultat final. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile prend sa décision indépendamment de celle prise par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, et vice-versa. D’ailleurs, il se peut que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ait accordé sa propre dispense à l’égard d’une décision prise en vertu du paragraphe 34(1) en vertu du pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par les articles 25 et 25.1 de la LIPR, ce qu’il est convenu d’appeler une dispense pour des raisons d’ordre humanitaire. La dispense qui est prévue au paragraphe 34(2) (ou à l’article 42.1) et qui est fondée sur l’intérêt national est différente de celle qui est fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Ainsi que la Cour suprême l’a expliqué dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559 (au paragraphe 44) :

Bref, le par. 34(2) de la LIPR établit une voie d’obtention d’une dispense d’une manière distincte, sur le plan conceptuel et procédural, de la dispense prévue aux art. 25 ou 25.1. Il faut garder à l’esprit que le demandeur qui ne convainc pas le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national aux termes du par. 34(2) peut toujours présenter une demande de dispense pour des raisons d’ordre humanitaire. Il reste à voir si une telle dispense lui serait accordée.

Je vais revenir plus loin sur la possibilité de demander une dispense pour des raisons d’ordre humanitaire.

[26]      Il s’ensuit que l’ordre dans lequel les décisions en question sont prises importe peu. Si, comme la Cour d’appel [fédérale] l’a estimé, le paragraphe 34(2) ne renferme aucune disposition qui entrave le pouvoir discrétionnaire du ministre quant au moment où il peut prendre sa décision, on voit mal comment le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration pourrait lui-même entraver son propre pouvoir discrétionnaire lorsque l’ordre dans lequel les décisions sont prises n’a aucune importance. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Adam, [2001] 2 C.F. 337, la Cour d’appel fédérale a conclu que l’article 19 de la Loi sur l’immigration [de 1976] alors en vigueur exigeait que la dispense ministérielle soit accordée en premier lieu. Comme nous l’avons déjà souligné, ce n’est plus le cas, depuis que la Cour d’appel fédérale a conclu, dans l’arrêt Poshteh, précité [au paragraphe 10], que « [l]’arrêt Adam […] ne constitue pas un précédent pour l’interprétation que le ministre fait du paragraphe 34(2) ».

[27]      On dit que [traduction] « la “doctrine des attentes légitimes” a été reconnue comme une catégorie distincte dans laquelle les droits de participation sont protégés par les tribunaux par souci d’équité » (Brown et Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, édition à feuilles mobiles (Toronto : Carswell, 2013), chapitre 7, au paragraphe 1700). Dans le cas qui nous occupe, les droits de participation du demandeur ne sont pas et ne peuvent pas être compromis par l’ordre dans lequel des décisions distinctes sont prises.

[28]      Plus important encore, les attentes légitimes ne peuvent pas être ambiguës. La Cour suprême du Canada a, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504, défini cette doctrine de façon précise (au paragraphe 68) :

Lorsque dans l’exercice du pouvoir que lui confère la loi, un représentant de l’État fait des affirmations claires, nettes et explicites qui auraient suscité chez un administré des attentes légitimes concernant la tenue d’un processus administratif, l’État peut être lié par ces affirmations si elles sont de nature procédurale et ne vont pas à l’encontre de l’obligation légale du décideur. La preuve que l’intéressé s’est fié aux affirmations n’est pas nécessaire. Voir les arrêts Centre hospitalier Mont-Sinaï, par. 29-30; Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, [2002] 1 R.C.S. 249, par. 78; S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, par. 131. Constitue un manquement à son obligation d’équité l’omission substantielle du décideur de respecter sa parole : Brown et Evans, p. 7-25 et 7-26.

Cet arrêt n’a pas établi qu’il existait effectivement une politique qui exigeait que la décision visée au paragraphe 34(1) soit toujours prise après celle prévue au paragraphe 34(2). S’il existait une pratique en ce sens, motivée par un impératif bureaucratique quelconque, cette pratique n’était pas universelle.

[29]      Je partage l’opinion de la juge MacTavish suivant laquelle le présumé changement de politique n’a entraîné aucune iniquité. Dans le jugement Omer c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 494, ma collègue écrit ce qui suit (au paragraphe 15) :

Plus fondamentalement, Mme Omer n’a pas été en mesure de démontrer en quoi la modification de la politique de CIC était à l’origine de la manière inéquitable dont elle aurait été traitée. En particulier, elle n’a pas expliqué de façon satisfaisante en quoi la situation aurait été différente, de quelque manière que ce soit, si la décision relative à sa demande de redressement ministériel avait été rendue avant et non après la prise de la décision concernant sa demande de résidence permanente. Le traitement de la demande de redressement ministériel de Mme Omer se poursuivra, et aucun élément figurant au dossier qui m’a été soumis ne donne à penser que le fait qu’une décision rejetant sa demande de résidence permanente a déjà été rendue aura une incidence négative sur sa demande de redressement ministériel.

À l’instar de ma collègue, je n’écarterais pas complètement la possibilité qu’un changement de politique puisse éventuellement compromettre les droits de participation d’un demandeur. Mais ce n’est tout simplement pas le cas en l’espèce. L’ordre dans lequel des décisions fondées sur des considérations différentes sont prises n’entraîne aucune iniquité. Quant à la décision soumise à la Cour, aucune violation de la doctrine des attentes légitimes n’a été commise.

[30]      Les deux autres questions soulevées par le demandeur soulèvent toutefois des erreurs susceptibles de contrôle qui exigent que l’affaire soit renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

[31]      Ces deux questions se rapportent à la décision prise le 5 février 2014 et, plus précisément, à la façon dont elle est articulée. Après avoir expliqué ce qu’il estime être le critère auquel on devait satisfaire, l’agent de CIC se contente de signaler les éléments de preuve qu’il a examinés et de conclure, sans plus, que [traduction] « la preuve ne m’a pas convaincu d’en arriver à une conclusion différente de celle tirée le 20 janvier 2009 ». Cette conclusion soulève certaines difficultés.

[32]      Il n’est pas contesté que la décision rendue en février 2014 n’avait pas été précédée par l’admission de nouveaux éléments de preuve de la part du décideur, qui a rendu sa décision en se fondant sur le dossier constitué par l’agent qui avait rendu une décision en janvier 2009. Le décideur n’a pas entendu de témoignages ou recueilli d’éléments de preuve. Il n’a pas entendu le demandeur et pourtant il a rendu une décision. Il n’est pas contesté non plus que le demandeur n’a jamais été mis au courant de cette décision; pourtant, le décideur s’est de toute évidence servi de cette décision comme point de repère pour rendre sa propre décision. Le décideur a estimé qu’il devait être convaincu par les mêmes éléments de preuve, qu’il n’avait pas entendus, pour parvenir à une conclusion différente de celle qui avait été tirée cinq ans plus tôt. Comment le demandeur pouvait-il participer de manière significative au processus conduisant à la décision de février 2014 s’il n’était même pas au courant d’une décision rendue cinq ans plus tôt que le décideur considérait comme un point de repère?

[33]      Dans le jugement Haghighi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 C.F. 407 (C.A.), l’obligation d’informer l’intéressé est exprimée de la manière suivante (au paragraphe 37) :

J’estime que l’obligation d’équité exige que ceux qui présentent de l’intérieur du pays une demande de droit d’établissement fondée sur des raisons d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 114(2) soient informés de l’ensemble du contenu du rapport d’évaluation des risques de l’agent de révision et qu’il leur soit permis de faire des observations au sujet de ce rapport, même dans les cas où le rapport est fondé sur des renseignements qui sont fournis par le demandeur ou qui lui sont raisonnablement accessibles. Compte tenu du volume, des nuances et des incompatibilités des renseignements disponibles à partir de différentes sources sur la situation dans le pays, donner au demandeur la possibilité de faire des observations sur les erreurs, les omissions et les autres lacunes que pouvait contenir l’analyse de l’agent de révision pourrait bien permettre d’éviter des décisions erronées de la part des agents d’immigration dans les dossiers où des raisons d’ordre humanitaire sont invouées (sic), d’autant plus que ces rapports sont susceptibles de jouer un rôle vital dans la décision finale. J’ajouterais seulement que la possibilité d’attirer l’attention sur les erreurs ou les omissions qui seraient contenues dans le rapport de l’agent de révision ne constitue pas une invitation aux demandeurs pour qu’ils présentent de nouveau leurs arguments à l’agent d’immigration.

Dans le cas qui nous occupe, la seule décision qui tranche le litige est celle qui a été rendue en février 2014. Il est évident que le décideur, qui n’est pas celui qui était chargé du dossier, a accordé une importance considérable à la décision rendue cinq ans plus tôt. C’est l’importance accordée à cette décision qui fait en sorte qu’il était particulièrement important que la décision de janvier 2009 soit communiquée au demandeur (Bhagwandass c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 49, [2001] 3 C.F. 3 (Bhagwandass)).

[34]      J’abonde dans le sens de la juge Dawson (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) lorsqu’elle conclut dans le jugement Mekonen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1133 (Mekonen) (au paragraphe 4) :

Bien que les demandeurs aient présenté un certain nombre d’arguments intéressants, un seul point est déterminant à mon avis. Compte tenu des faits et des circonstances de la présente affaire, j’estime que l’agent a manqué à son obligation d’équité envers M. Mekonen en ne fournissant pas à M. Mekonen des copies des documents qu’il a obtenus et dont il a tenu compte pour prendre sa décision et en ne lui donnant pas la possibilité de commenter l’information contenue dans ces documents. En outre, dans la mesure où il a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le FLE est une organisation qui est ou a été impliquée dans des activités terroristes, l’agent a commis une erreur en n’indiquant pas comment il a compris et appliqué la définition de « terrorisme ».

[35]      Ironiquement, la décision Mekonen portait, comme en l’espèce, sur l’appartenance au FLE. Même si le document qui n’avait pas été divulgué dans l’affaire Mekonen était une note de service rédigée par l’ASFC, alors qu’en l’espèce on a affaire à une décision prise par un agent de CIC, c’est également la teneur et l’objectif de la décision qui, dans le cas qui nous occupe, ont « une influence telle sur le décideur que la communication à l’avance est requise pour “équilibrer les chances” » (cité au paragraphe 19 du jugement Mekonen et tiré de l’arrêt Bhagwandass, au paragraphe 22).

[36]      Il vaut la peine de répéter que le décideur a déclaré qu’il devait être convaincu qu’il devait en arriver à une opinion différente de la conclusion tirée par un autre agent en janvier 2009. L’équité commandait que l’on communique au demandeur cette décision avant de rendre une décision en l’espèce. Dans l’arrêt Bhagwandass, la C.A.F. [Cour d’appel fédérale] énumère les facteurs qui doivent être pris en compte (au paragraphe 22) :

L’arrêt Haghighi établit également que lorsqu’on cherche à déterminer si l’obligation d’équité exige la communication à l’avance d’un rapport interne du Ministère sur lequel le décideur s’appuiera pour rendre une décision discrétionnaire, la question ne consiste pas à savoir si le rapport constitue ou contient la preuve de faits inconnus de la personne touchée par la décision, mais bien à savoir si la communication du rapport est requise pour que cette personne ait une possibilité raisonnable de participer d’une manière significative au processus de prise de décision. Les facteurs qui peuvent être pris en considération à cet égard sont notamment: (i) la nature et l’effet de la décision dans le cadre du régime législatif; (ii) la question de savoir si, en raison de l’expertise de l’auteur du rapport ou d’autres circonstances, le rapport aura probablement une influence telle sur le décideur que la communication à l’avance est requise pour « équilibrer les chances »; (iii) le préjudice qui pourrait vraisemblablement découler d’une décision fondée sur une mauvaise compréhension ou sur un examen erroné des faits pertinents; (iv) la mesure dans laquelle la communication à l’avance du rapport permettrait d’éviter le risque qu’une décision mal fondée soit rendue; (v) les coûts que la communication à l’avance pourrait entraîner, dont ceux liés aux retards dans le processus de prise de décision.

Dans le cas qui nous occupe, ces facteurs militent en faveur de la divulgation.

[37]      Mais il y a plus. Je suis loin d’être convaincu que le décideur a appliqué en l’espèce le critère en question. Les circonstances entourant la présente affaire pouvaient certainement justifier les soupçons du décideur. Après tout, le demandeur avait reconnu avoir milité en Érythrée, où il avait été détenu sans accusation pendant 3 mois. Âgé d’à peine 20 ans, il se retrouve à Washington, D.C. et, pendant 26 ans, il poursuit ses activités politiques aux États-Unis où il milite pour l’indépendance de l’Érythrée au nom du FLE. Toutefois, il semble qu’il n’ait jamais obtenu de statut aux États-Unis avant de franchir la frontière canadienne en 2003.

[38]      Quoi qu’il en soit, des soupçons raisonnables ne constituent pas des motifs raisonnables de croire qu’une personne fait partie d’une organisation qui se livre au terrorisme. La différence entre un soupçon et une conviction a été bien expliquée par la Haute Cour de l’Australie dans la décision George v. Rockett, [1990] HCA 26 (AustLII), (1990), 93 A.L.R. 483 [aux pages 490 et 491] :

[traduction] Ainsi que lord Devlin l’a expliqué dans l’arrêt Hussein c Chong Fook Kam, [1970] AC 942, à la page 948, [traduction] « dans son sens courant, le soupçon est une conjecture ou une supposition qui ne repose sur aucune preuve : “je soupçonne mais je ne peux pas prouver” ». Les faits qui peuvent raisonnablement fonder un soupçon peuvent être tout à fait insuffisants pour justifier de façon raisonnable une conviction et pourtant il faut démontrer l’existence d’un fondement factuel à la base du soupçon […]

[…]

Les circonstances objectives suffisantes pour démontrer l’existence de motifs de croire quelque chose doivent indiquer de façon plus claire l’objet de cette conviction sans qu’il soit toutefois nécessaire que ces circonstances objectives démontrent, selon la prépondérance des probabilités, que l’objet de la conviction s’est effectivement produit ou qu’il existe; ce qui emporte la conviction repose sur des éléments de preuve plus minces qu’une preuve. Quant à la conviction, il s’agit d’une inclination de l’esprit à adhérer à une proposition plutôt qu’à la rejeter et les motifs qui peuvent raisonnablement susciter cette inclination de l’esprit peuvent, selon les circonstances, tenir en partie de la supposition ou de la conjecture.

Ainsi, on dit souvent que les motifs raisonnables de croire constituent une probabilité crédible, une probabilité raisonnable.

[39]      Le décideur a déclaré en l’espèce [traduction] : « Le critère des motifs raisonnables de croire a été défini comme un ensemble de faits et des circonstances qui convaincraient la personne normalement prudente ». Mais, en toute déférence, convaincre cette personne raisonnable de quoi exactement? Le décideur poursuit en expliquant que cette conviction doit reposer sur un fondement objectif. Le décideur insiste pour dire qu’il faut soumettre des éléments de preuve corroborants et il semble se fonder sur l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100 (Mugesera).

[40]      Je tiens à signaler que l’extrait tiré de l’arrêt Mugesera à l’appui de l’obligation de présenter une preuve corroborante ne fait pas mention d’une telle obligation. Bien que la corroboration contribue à confirmer l’existence de motifs raisonnables, je ne conclurais pas spontanément que la corroboration est nécessaire pour qu’il existe des motifs raisonnables. Les éléments de preuve corroborants proviennent de sources indépendantes et tendent à confirmer la déposition d’un témoin, de sorte que la corroboration aide à conclure que le témoin dit la vérité. Il ne faut pas confondre le motif raisonnable et la corroboration. L’un est une norme à respecter tandis que l’autre n’est qu’une forme de preuve de confirmation. Dans l’arrêt Mugesera, la Cour a simplement déclaré que la norme des « “motifs raisonnables [de penser]” […] exigeait davantage qu’un simple soupçon, mais restait moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile » (au paragraphe 114). Les explications que l’on trouve dans la décision Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 297 (C.A.) sont à mon avis plus éclairantes (au paragraphe 60) :

Quant à savoir s’il existait des « motifs raisonnables » étayant la croyance de l’agent, je souscris à la définition que le juge de première instance donne à l’expression « motifs raisonnables » (affaire précitée, paragraphe 27, page 658). Il s’agit d'une norme de preuve qui, sans être une prépondérance des probabilités, suggère néanmoins « la croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi ». Voir Le procureur général du Canada c. Jolly, [1975] C.F. 216 (C.A.).

[41]      Dans le cas qui nous occupe, on cherche en vain l’articulation, par le décideur, de sa conviction sincère quant à la possibilité sérieuse fondée sur des éléments de preuve crédibles ou « un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi », pour reprendre les mots de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mugesera (au paragraphe 114). La mention que le critère des motifs raisonnables de croire a été défini comme « un ensemble de faits et des circonstances propres à convaincre une personne normalement prudente » n’est pas particulièrement utile. C’est la qualité de la preuve qui fait en sorte que les motifs sont raisonnables.

[42]      Depuis l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, l’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule de casser une décision. Les cours de révision doivent se livrer à un « exercice plus global : les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (au paragraphe 14). Le décideur doit convaincre la cour de révision de ce qui suit (au paragraphe 16) :

Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn., [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391). En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[43]      À notre humble avis, on ne nous reprochera pas de ne pas avoir examiné avec déférence les motifs du décideur. Le problème réside plutôt dans l’insuffisance des motifs, qui doivent être complétés par des éléments de preuve. L’insuffisance d’explications fait en sorte que la décision est déraisonnable. La perfection n’est pas requise et il n’est pas nécessaire que les motifs soient détaillés. Il est cependant toujours nécessaire que la cour de révision soit en mesure de décider si la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire appartient aux issues possibles acceptables.

[44]      Or, hormis le fait qu’il déclare que le demandeur faisait partie du FLE et que le FLE dont il est fait mention est celui qui aurait perpétré des crimes au cours des années 60, 70 et 90, pouvant être considérés comme des actes terroristes, on ne trouve dans les motifs du décideur aucune raison permettant de savoir pourquoi ce demandeur est considéré par le décideur comme étant membre d’une organisation qui a effectivement perpétré les crimes en question. La décision n’explique pas même de façon superficielle la nature du FLE et ses nombreuses expressions et factions. Le décideur ne cherche pas à préciser la raison pour laquelle le demandeur en aurait été membre au sens où cette notion est définie dans notre droit. Il n’y a aucun doute que le demandeur a milité au sein d’une organisation appelée FLE. Il militait pour l’indépendance de l’Érythrée tout comme le FLE appuyait l’indépendance de l’Érythrée. Certains individus qui s’identifiaient comme membres du FLE ont recouru à la violence pour militer pour l’indépendance. Mais la preuve tend à démontrer que la situation était beaucoup plus floue. On soupçonnait peut-être le demandeur d’être membre d’une organisation qui se livrait à du terrorisme. Mais il faut davantage pour satisfaire à la norme de la décision raisonnable que de simplement affirmer qu’il était membre d’une organisation qui perpétrait des crimes, compte tenu du flou entourant la situation.

[45]      À mon avis, la décision qui a été rendue en l’espèce ne comporte pas les caractéristiques de la raisonnabilité qui permettrait à notre Cour de conclure à la « justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). En l’espèce, rien ne permet de penser que l’agent du CIC a « passé au crible le dossier, et qu’[il] a bien compris que [le demandeur] contestait la fiabilité de certains documents », comme c’était le cas dans l’affaire Kanagendren c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86, au paragraphe 36. Comme j’ai tenté de le démontrer, c’est plutôt le contraire qui ressort du présent dossier.

[46]      Par conséquent, la présente affaire doit être renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision, étant donné que le demandeur n’a pas reçu communication de la décision de janvier 2009 sur laquelle le décideur a de toute évidence fortement tablé, et parce que la décision rendue en février 2014 n’était pas raisonnable compte tenu du fait qu’elle n’était pas suffisamment motivée (Komolafe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431). Je signale qu’il pourrait être approprié et prudent de permettre au demandeur d’être entendu avant que cette nouvelle décision soit rendue parce que seuls ceux qui entendent la preuve peuvent décider en connaissance de cause. Bien que la décision rendue en vertu de l’alinéa 34(1)f) ne constitue pas une décision formelle, il s’agit d’une décision importante pour le demandeur étant donné que les faits qui ont été recueillis remontent à plus de six ans. Les parties ont convenu que la présente affaire ne soulève pas de question grave de portée générale. Je suis du même avis.

VI.       Passages expurgés du dossier certifié du tribunal (DCT)

[47]      Le ministre défendeur a, dans le cas qui nous occupe, présenté une requête en vue de faire expurger certains passages du DCT en conformité avec l’article 87 de la LIPR au motif que la divulgation des renseignements qu’ils contiennent pourrait porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.

[48]      Les renseignements à expurger se trouvent aux pages 163, 164, 214, 218 et 359 à 361 du DCT. À la suite de la requête du 12 mai 2015, le défendeur a limité sa requête initiale en laissant tomber les passages dont il proposait la suppression à la page 218 ainsi qu’un segment se trouvant à la page 359.

[49]      C’est sur ce fondement limité que la Cour a examiné la requête du défendeur. Une audience a eu lieu conformément à l’alinéa 83(1)c). À la suite de cette audience, une autre audience a eu lieu par voie de conférence téléphonique pour permettre à l’avocat du demandeur d’être mis au courant de la décision de la Cour.

[50]      La requête du défendeur a été accueillie. Il convient de signaler qu'après avoir examiné les passages à expurger, la Cour est convaincue que ces passages ne seraient pas et ne pourraient pas être utiles au demandeur ou au défendeur dans le cas qui nous occupe.

JUGEMENT

LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire et RENVOIE l’affaire à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.



[1] Le paragraphe 34(2) a été abrogé en 2013 et il a été remplacé par l’article 42.1 de la LIPR.

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