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[1996] 3 C.F. 789

A-744-95

Alliance de la Fonction publique du Canada (appelante) (requérante)

c.

Ministère de la Défense nationale—Le personnel des fonds non publics des forces canadiennes Quartier général de la Défense nationale, et le commodore H. A. Cooper, directeur général des services du personnel, M.D.N., et le lieutenant colonel P. M. Johnston, directeur du personnel des fonds non publics et le major T. K. Moloney, négociateur de la convention collective (intimés) (intimés)

et

La Commission canadienne des droits de la personne (mise en cause)

Répertorié : Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Ministère de la Défense nationale) (C.A.)

Cour d’appel, juges Hugessen, Desjardins et McDonald, J.C.A.—Ottawa, 28 mai et 14 juin 1996.

Droits de la personne Appel du rejet d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la CCDPL’employeur a admis avoir commis un acte discriminatoire au sens de l’art. 11 de la LCDP (pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes)Consentement à verser des rajustements salariaux à partir de la date de l’entrée en vigueur de la nouvelle convention collectiveLa CCDP a statué qu’elle n’avait pas compétence pour ordonner un rajustement salarial rétroactif pour la période commençant un an avant le dépôt de la plainte et se terminant à l’expiration de la convention collective précédenteLe juge de première instance a statué que cette conclusion de la CCDP était erronée, mais qu’il n’était pas déraisonnable pour la CCDP de rejeter la preuve de l’écart salarial pour cette périodeExamen de la discrimination systémiqueRien dans l’art. 53(2) ne justifie l’opinion selon laquelle réparation doit être obtenue à tout le moins de façon minimaleLe juge de première instance a commis une erreur en acceptant l’opinion selon laquelle la preuve établissant l’ampleur de l’écart salarial devait être certaineIl a commis une erreur en statuant que l’interprétation téléologique de la législation en matière de droits de la personne ne s’appliquait pasIl a commis une erreur en faisant une distinction entre l’existence d’une pratique salariale discriminatoire et l’importance de l’écart salarialL’aveu d’un acte discriminatoire emporte la reconnaissance de l’existence d’un écart salarial et déplace le fardeau de la preuveComme il a été admis qu’il y a eu discrimination systémique, il existait une présomption que la discrimination et l’écart salarial existaient depuis longtempsL’écart salarial antérieur au dépôt de la plainte était prima facie identique à l’écart qui a existé par la suiteIl incombait à l’employeur de faire la preuve de changementsLa Cour ne peut refuser d’accorder réparation uniquement parce que le montant précis des dommages est impossible à établirLa limite d’un an avant le dépôt de la plainte est raisonnable pour la présentation d’une demande de paiement rétroactif, mais peut être modifiée dans des circonstances particulières.

Il s’agit de l’appel d’un jugement par lequel la Section de première instance a rejeté la demande de contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne. Le syndicat a déposé une plainte reprochant à l’intimé, le ministère de la Défense nationale, de ne pas verser à certaines employées de sexe féminin une rémunération équivalente à celle versée à certains employés de sexe masculin qui accomplissaient un travail équivalent. L’intimé a admis non seulement avoir commis un acte discriminatoire au sens de l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, mais également que cette discrimination était de nature systémique. Selon l’article 11, le fait pour l’employeur de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent des fonctions équivalentes constitue un acte discriminatoire. L’intimé a volontairement rajusté les salaires versés aux employés à partir du 1 juin 1987, date de l’entrée en vigueur de la nouvelle convention collective. À la suite d’une audition, le Tribunal a conclu qu’aucun rajustement salarial ne devait être effectué pour la période s’échelonnant du 12 février 1986 (un an avant le dépôt de la plainte) au 31 mai 1987 (le dernier jour d’application de l’ancienne convention collective). Il a conclu qu’il n’avait pas compétence pour accorder une indemnisation rétroactive en vertu du paragraphe 53(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le paragraphe 53(2) permet au Tribunal d’ordonner à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire d’indemniser la victime des pertes de salaire entraînées par l’acte. Le Tribunal a conclu qu’il ne convenait pas de remonter dans le temps pour essayer de changer l’histoire parce que les tribunaux ont besoin de certitude pour exercer leur pouvoir de réparation. Le juge de première instance a convenu que le Tribunal avait commis une erreur en concluant qu’il n’avait pas compétence pour ordonner un rajustement rétroactif des salaires, mais il a statué qu’une fois que l’on établit l’existence d’un écart déterminé pour une période déterminée en vertu de l’article 11, cet écart ne s’étendra à une autre période que s’il peut être démontré que les faits, les circonstances et les présomptions applicables et nécessaires à l’établissement de cet écart ou de cette différence existaient et avaient cours durant cette autre période. Le juge de première instance a conclu qu’il n’était pas déraisonnable pour le Tribunal de rejeter la preuve présentée aux fins d’établir l’écart salarial pour la période s’échelonnant du 12 février 1986 au 31 mai 1987. Le juge de première instance a aussi rejeté l’argument selon lequel la preuve d’un écart salarial au cours d’une période donnée crée une présomption selon laquelle un écart similaire existait antérieurement. Enfin, il a rejeté toute thèse selon laquelle les règles particulières d’interprétation législative en matière de droits de la personne avaient une incidence sur les questions qui lui étaient soumise. Selon lui, la question se résumait à la suffisance de la preuve, combinée à la difficulté inhérente d’établir un écart salarial pour une période passée.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

La discrimination systémique est un phénomène continu qui a des origines profondes dans l’histoire et dans les attitudes sociétales. Elle ne peut être isolée sous forme d’acte ou de déclaration unique. Par sa nature même, elle s’étend sur une certaine période.

Rien dans le paragraphe 53(2) ne justifie l’opinion selon laquelle cette réparation doit être obtenue « à tout le moins de façon minimale », ou qu’elle ne doit pas remonter au-delà de « la date du dépôt de [la] plainte ». Une plainte pour cause de discrimination renvoie nécessairement à des pratiques antérieures à la plainte même. La discrimination peut se poursuivre, de sorte que le Tribunal accordera également réparation pour le futur. Le Tribunal a adopté, de façon absurde, une approche tellement minimaliste de ses pouvoirs d’accorder réparation, qu’elle soulève un doute sérieux quant à sa capacité d’évaluer la perte de salaire de façon raisonnable.

Le juge de première instance a commis une erreur en acceptant, sans s’interroger, l’opinion erronée du Tribunal selon laquelle la preuve établissant l’ampleur de l’écart salarial devait être certaine. Le fardeau qui incombe à un plaignant devant un Tribunal des droits de la personne est celui de la prépondérance des probabilités, appliqué habituellement dans les affaires civiles, c’est-à-dire qu’il doit démontrer que ses prétentions sont plus probables qu’improbables. On ne peut faire valoir valablement en défense que les choses pourraient avoir été différentes. Le Tribunal a fait erreur lorsqu’il a rejeté la preuve simplement parce qu’elle n’excluait pas d’autres possibilités défavorables à la plaignante.

Le juge de première instance a aussi commis une erreur en statuant que les règles exigeant une interprétation téléologique de la législation en matière de droits de la personne ne s’appliquaient pas. Son jugement et la décision du Tribunal s’appuient beaucoup sur une interprétation de l’alinéa 53(2)c) qui est incompatible non seulement avec la lettre, mais encore avec l’esprit de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Le juge a également commis une erreur, encore plus grave, en insistant sur la distinction à établir entre l’existence d’une pratique salariale discriminatoire et l’importance de l’écart salarial. L’interdiction édictée au paragraphe 11(1) est définie en termes de « disparité salariale entre les hommes et les femmes ». Si un employeur avoue avoir commis un acte discriminatoire au sens de l’article 11, cet aveu emporte la reconnaissance du fait qu’il n’a pas versé une rémunération équivalente pour un travail équivalent à ses employés de sexe féminin et de sexe masculin, c’est-à-dire, qu’il existe un écart salarial. L’aveu portant qu’il existait une pratique discriminatoire avant le 1er juin 1987 est totalement incompatible avec toute prétention de l’employeur selon laquelle aucun écart salarial n’aurait existé avant cette date. Tant dans les instances en matière de droits de la personne que dans le contexte plus général d’un recours civil en dommages-intérêts, pareille concession a pour effet de déplacer le fardeau de la preuve. Dans les instances devant un tribunal des droits de la personne, le plaignant doit faire une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire qu’il y a discrimination. Dans ce contexte, la preuve suffisante jusqu’à preuve contraire est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé. La plaignante a établi de façon concluante, au moyen de l’aveu de l’employeur, qu’il existait une discrimination salariale contraire à l’article 11 avant le 1er juin 1987, et qu’il existait également, en conséquence, un écart salarial avant cette date. Comme il a été admis qu’il s’agissait d’une discrimination systémique, il existait également une forte présomption que cette discrimination, et l’écart salarial en résultant, existaient depuis très longtemps. Cette présomption suffisait à établir une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire que l’écart salarial antérieur au 1er juin 1987 était identique à celui qui existait à partir de cette date. La charge de la preuve est alors passée à l’employeur à qui il incombait de démontrer que des changements touchant les postes en cause ou les salaires versés auraient eu pour effet de modifier cet écart salarial. De plus, la preuve non contredite émanant de trois témoins établissait qu’il existait un écart salarial, ce qui était amplement suffisant pour justifier un jugement favorable à la plaignante. Ni le Tribunal ni le juge de première instance n’ont fourni un motif valable pour en justifier le rejet.

L’un des motifs pour lesquels le Tribunal a refusé d’accorder des dommages-intérêts pour perte de salaire était la difficulté ou l’impossibilité de déterminer avec précision l’importance de l’écart salarial. La Cour, sachant que la partie demanderesse a subi des dommages, ne peut refuser d’accorder réparation uniquement parce que le montant précis des dommages est difficile ou impossible à établir.

Toute demande de rémunération rétroactive doit être limitée à une période raisonnable. Comme l’employeur est la personne probablement la mieux placée pour avoir accès aux renseignements nécessaires concernant les tâches afférentes à chaque poste, leur valeur et les salaires versés, une fois un écart salarial établi, c’est lui qui doit s’acquitter du fardeau de démontrer que cet écart salarial n’existait pas antérieurement. Cette probabilité diminue la période à laquelle on peut remonter au-delà du moment où l’employeur a été averti que sa pratique salariale pouvait être discriminatoire. De plus, la présomption voulant que la discrimination systémique ait produit les mêmes effets par le passé que ceux qu’elle produit actuellement s’affaiblit progressivement, à mesure qu’on remonte dans le passé. Une demande pour discrimination salariale remontant à une période illimitée est déraisonnable dans la mesure où cette demande toucherait une période à l’égard de laquelle on ne peut raisonnablement s’attendre que l’employeur puisse rassembler des éléments de preuve concernant les tâches afférentes aux postes, leur valeur et les salaires versés. Dans des circonstances ordinaires, la limite d’un an avant le dépôt de la plainte semble raisonnable, mais elle peut être prolongée ou abrégée dans une situation particulière.

Le Tribunal a en outre fait erreur en s’abstenant de déterminer si les changements apportés quant aux tâches afférentes à un petit nombre de postes entre le 12 février 1986 et le 31 mai 1987 avaient eu un effet sur l’écart salarial et, le cas échéant, d’en évaluer l’importance. Le juge de première instance a également fait erreur en refusant de corriger l’erreur du Tribunal.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 11, 41(e), 53(2)(c).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Action Travail des Femmes c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1987] 1 R.C.S. 1114; (1987), 40 D.L.R. (4th) 193; 27 Admin. L.R. 172; 87 CLLC 17,022; 76 N.R. 161; Alliance de la Fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor, [1991] D.C.D.P. no 4 (QL); Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears Ltd. et autres, [1985] 2 R.C.S. 536; (1985), 52 O.R. (2d) 799; 23 D.L.R. (4th) 321; 17 Admin. L.R. 89; 9 C.C.E.L. 185; 7 C.H.R.R. D/3102; 64 N.R. 161; 12 O.A.C. 241.

DOCTRINE

Abella, Rosalie S. Rapport de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi. Ottawa : Approvisionnements et Services du Canada, 1984.

Waddams, S. M. The Law of Damages, 2nd ed., Toronto : Canada Law Book Inc., 1995.

Weiner, Nan and Morley Gunderson. Pay Equity : Issues, Options and Experiences. Toronto : Butterworths, 1990.

APPEL du jugement de première instance rejetant une demande de contrôle judiciaire du refus de la CCDP d’ordonner un rajustement salarial rétroactif (Alliance de la fonction publique du Canada c. Personnel des fonds non publics des Forces canadiennes et al. (1995), 103 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.); conf. Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) c. Canada (Ministère de la Défense nationale), [1994] D.C.D.P. no 13 (QL)). Appel accueilli.

AVOCATS :

Andrew J. Raven et Judith L. Allen pour l’appelante (requérante).

Dufferin F. Friesen, c.r. et Lubomyr Charbursky pour les intimés (intimés).

William F. Pentney et Fiona W. Keith pour la mise en cause.

PROCUREURS :

Raven, Jewitt & Allen, Ottawa, pour l’appelante (requérante).

Le sous-procureur général du Canada pour les intimés (intimés).

Commission canadienne des droits de la personne, Service du contentieux, Ottawa, pour la mise en cause.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Hugessen, J.C.A. :

Contexte

Il s’agit de l’appel d’un jugement par lequel la Section de première instance [(1995), 103 F.T.R. 81] a rejeté la demande de contrôle judiciaire déposée à l’encontre d’une décision du Tribunal canadien des droits de la personne [[1994] D.C.D.P. no 13 (QL)].

C’est l’équité salariale qui est en cause en l’espèce. Dans une plainte déposée devant la Commission canadienne des droits de la personne, le 12 février 1987, l’appelante, en sa qualité d’agent négociateur des employés en cause, a soutenu que l’employeur intimé ne versait pas à certaines employées de sexe féminin une rémunération équivalente à celle versée à certains employés de sexe masculin qui accomplissaient un travail équivalent. Voici le corps du texte de la plainte[1] :

[traduction] Nous soutenons que les membres de la catégorie du soutien administratif à prédominance féminine du personnel des Fonds non publics des Forces canadiennes du Quartier général de la Défense nationale à Ottawa, relevant du directeur général des Services du personnel (DGSP), qui exécutent des fonctions équivalentes à celles des membres des catégories technique et de l’exploitation à prédominance masculine au service du même employeur, ont touché et continuent de toucher un salaire inférieur pour ce travail, en violation des articles 7 et 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

La plainte a été modifiée quant à sa forme par la Commission quelques mois plus tard et, dans sa version modifiée, elle précise que la période au cours de laquelle il y aurait eu discrimination s’échelonne du [traduction] « 12 février 1986 à ce jour[2] ».

La plainte était fondée sur une enquête menée par Pierre Marleau, un agent du syndicat appelant. Marleau a évalué les postes des employés en se fondant sur les descriptions de postes en vigueur en 1986 et auparavant, qu’il a obtenues après avoir présenté une demande de renseignements à l’employeur. Il a comparé les descriptions de postes aux taux de rémunération stipulés dans la convention collective alors en vigueur (du 1er septembre 1985 au 31 mai 1987) et il a conclu à l’existence d’une discrimination salariale entre les employés du groupe plaignant et les employés de l’autre groupe à prédominance masculine.

À la suite de la plainte, la Commission a désigné James Sadler, un des principaux conseillers de la Direction de la parité salariale de la Commission, et lui a demandé de mener sa propre enquête. Il a procédé à l’enquête au début de l’année 1988, en utilisant un processus méthodique comprenant des questionnaires et des entrevues avec les employés en cause, ainsi qu’avec les représentants de l’employeur, en plus d’une évaluation, par un comité d’experts, de chacun des vingt-et-un postes occupés par les trente-huit employés appartenant au groupe plaignant.

À la suite de son enquête, Sadler est parvenu à la conclusion qu’il existait un « écart salarial » découlant de la discrimination systémique qui existait en 1988, au moment de la cueillette des données, et antérieurement.

La Commission a alors retenu les services de Mme Nan Weiner, spécialiste du calcul des rajustements d’équité salariale. Elle lui a confié le mandat d’évaluer l’écart salarial et de recommander un rajustement convenable d’équité salariale. En s’appuyant sur les données que lui a fournies Sadler, elle a confirmé l’existence d’un écart salarial et calculé l’ampleur du rajustement salarial nécessaire pour chaque poste.

À la lumière des travaux effectués par Sadler et Mme Weiner, la Commission a conclu qu’il y avait lieu de soumettre le dossier à un tribunal. Toutefois, avant que le tribunal puisse entendre la plainte, l’appelante et l’intimé ont conclu un accord qui a mené à la signature d’une ordonnance sur consentement par le tribunal, le 2 juin 1993. Conformément à cette ordonnance, la plainte fondée sur l’article 11 a été réglée par le rajustement des taux de rémunération des membres du groupe plaignant, en conformité avec une proposition formulée par l’intimé, à partir du rapport de Mme Weiner. En effet, l’intimé a consenti à verser des rajustements salariaux pour la période commençant le 1er juin 1987, date de l’entrée en vigueur de la nouvelle convention collective. Les parties n’ont cependant pas réussi à s’entendre sur la question de savoir si un rajustement salarial rétroactif devait être versé pour la période s’échelonnant du 12 février 1986 (un an avant le dépôt de la plainte initiale et la date précisée dans la plainte modifiée) au 31 mai 1987. Néanmoins, il ressort clairement de l’ordonnance sur consentement et du Bulletin C1’93 de l’intimé, joint à cette ordonnance et partie intégrante de celle-ci, que l’intimé a reconnu avoir contrevenu à l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne[3] entre le 1er juin 1987 et la date de l’ordonnance. Voici le libellé de l’article 11 :

11. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait pour l’employeur d’instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes.

(2) Le critère permettant d’établir l’équivalence des fonctions exécutées par des salariés dans le même établissement est le dosage de qualifications, d’efforts et de responsabilités nécessaire pour leur exécution, compte tenu des conditions de travail.

(3) Les établissements distincts qu’un employeur aménage ou maintient dans le but principal de justifier une disparité salariale entre hommes et femmes sont réputés, pour l’application du présent article, ne constituer qu’un seul et même établissement.

(4) Ne constitue pas une act discriminatoire au sens du paragraphe (1) la disparité salariale entre hommes et femmes fondée sur un facteur reconnu comme raisonnable par une ordonnance de la Commission canadienne des droits de la personne en vertu du paragraphe 27(2).

(5) Des considérations fondées sur le sexe ne sauraient motiver la disparité salariale.

(6) Il est interdit à l’employeur de procéder à des diminutions salariales pour mettre fin aux actes discriminatoires visés au présent article.

(7) Pour l’application du présent article, « salaire » s’entend de toute forme de rémunération payable à un individu en contrepartie de son travail et, notamment :

a) des traitements, commissions, indemnités de vacances ou de licenciement et des primes;

b) de la juste valeur des prestations en repas, loyers, logement et hébergement;

c) des rétributions en nature;

d) des cotisations de l’employeur aux caisses ou régimes de pension, aux régimes d’assurance contre l’invalidité prolongée et aux régimes d’assurance-maladie de toute nature;

e) des autres avantages reçus directement ou indirectement de l’employeur.

En ce qui a trait à la période antérieure au 1er juin 1987, l’ordonnance sur consentement prévoit :

[traduction] 5. Le Tribunal demeure compétent pour traiter de la question de savoir si les taux de rémunération desdits employés doivent être rajustés en accord avec la proposition décrite dans le bulletin C1/93 pour la totalité ou une partie de la période s’étendant du 12 février 1986 au 31 mai 1987[4].

À la suite d’une audition, le Tribunal a conclu qu’aucun rajustement salarial ne devait être effectué pour quelque partie que ce soit de la période s’échelonnant du 12 février 1986 au 31 mai 1987. Une demande de contrôle judiciaire de cette décision a été rejetée par un juge de la Section de première instance, d’où le présent appel.

La discrimination systémique

Dès le début de la procédure devant le Tribunal, l’intimé a admis non seulement avoir commis un acte discriminatoire au sens de l’article 11, précité, mais également que cette discrimination était de nature systémique. La déclaration suivante faite au Tribunal par l’avocat de l’intimé énonce clairement la thèse de celui-ci :

[traduction] Madame la présidente et Monsieur le membre du Tribunal, j’ai demandé à mon collègue s’il me permettait de m’adresser au Tribunal à ce stade de la procédure parce que nous pensons pouvoir aider mon collègue et le Tribunal à comprendre les questions en litige.

Nous avons écouté avec beaucoup d’intérêt la preuve présentée par M. Sadler hier, qui traitait du problème de la discrimination systémique. Mon collègue ayant déployé des efforts considérables à cet égard, nous avons cru qu’il convenait de renseigner mes collègues et le Tribunal, car il semble que mes collègues n’aient pas saisi la thèse de l’intimé en l’espèce et j’ai pensé qu’il serait utile de clarifier la question maintenant.

L’intimé n’a pas l’intention de nier ici le problème de la discrimination systémique qui est un problème historique et auquel l’article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne a pour objet de remédier. Si j’ai bien compris les propos tenus par M. Sadler hier, il a déclaré qu’à sa connaissance, il n’existe pas à ce jour de plan d’évaluation parfait. Il n’existe aucun plan d’évaluation ni plan de classification des emplois qui soit reconnu universellement comme non sexiste. Ce qui se passe, c’est que le monde et notre pays font un effort pour remédier à la discrimination systémique historique; la discrimination sexuelle qui a évolué au cours des ans. Ces efforts sont faits et les plans de classification et d’évaluation des emplois s’améliorent progressivement.

Toutefois, l’employeur n’est pas ici pour nier la possibilité qu’un Tribunal et des témoins experts concluent à l’existence de discrimination sexuelle après avoir examiné un plan donné d’évaluation des emplois et, en fait, le plan de classification des emplois que l’employeur a utilisé — qu’il a mis en place pour ses employés. Il s’agirait de discrimination de nature systémique. L’employeur ne reconnaît pas ici qu’il y a eu discrimination intentionnelle, mais si vous retournez en arrière pour examiner aujourd’hui, avec les connaissances et l’expérience que nous avons acquises, le plan de classification des emplois préparé il y a des années, comme celui qu’a utilisé les FNP, vous pourrez repérer des éléments qui peuvent être contestés au motif qu’ils comprennent ou comportent une discrimination systémique.

Ce n’est pas là la question en litige en l’espèce en ce qui a trait à l’employeur… La question à trancher est celle de savoir s’il existe un fondement factuel valable permettant au Tribunal d’ordonner le paiement d’un montant spécifique pour une période spécifique. C’est cette question qui est en litige. Nous soutenons que la preuve touchant la discrimination systémique n’est pas utile à cet égard parce que son effet — ce qu’il faut examiner, c’est l’effet de la discrimination systémique, et la preuve de M. Sadler a indiqué que même un plan de classification ou d’évaluation des emplois très valable peut être mal appliqué … ou qu’un plan très médiocre peut être appliqué d’une façon qui n’est pas très insatisfaisante ou d’une manière qui corrige, dans une certaine mesure, les problèmes qu’il comporte.

Nous soutenons donc qu’il est important que le Tribunal se prononce sur l’effet qu’a eu — l’effet qu’a actuellement — le plan, plutôt que sur le plan même. Le plan proprement dit, comporte-t-il de la discrimination systémique? La réponse est oui. Mais quel effet a-t-il eu sur les employés? Dans quelle mesure et à quel moment en est-il résulté une disparité salariale entre les employés de sexe féminin et de sexe masculin? C’est, selon nous, la question en cause dans l’instance et c’est pour cette raison que j’ai communiqué au Tribunal, au début de l’audience, les trois éléments qui doivent être examinés de l’avis de l’employeur : les renseignements concernant les emplois, l’évaluation des postes et la méthodologie. Ces éléments sont ceux que nous considérons comme pertinents pour apprécier la disparité salariale entre les employées de sexe féminin et les employés de sexe masculin à un moment précis[5]. [Non souligné dans le texte original.]

La discrimination systémique, plus particulièrement à l’égard des femmes, n’est pas un phénomène nouveau. Elle a fait l’objet d’abondantes remarques de la magistrature et d’autres commentateurs éminents. Dans la cause type Action Travail des Femmes c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada[6], le juge en chef Dickson a cité le rapport Abella [Rapport de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi] et déclaré, au nom de la Cour :

On trouve une étude exhaustive de la « discrimination systémique » au Canada dans le rapport Abella sur l’égalité en matière d’emploi. La Commission royale avait pour mandat « d’enquêter sur les moyens les plus efficaces et équitables de promouvoir les chances d’emploi, d’éliminer la discrimination systémique et d’assurer à tous les mêmes possibilités de prétendre à un emploi… » (Décret C.P. 1983-1924 du 24 juin 1983.) Quoique le juge Abella ait choisi de ne pas donner une définition précise de la discrimination systémique, on peut en glaner l’essentiel dans les commentaires suivants, que l’on trouve à la p. 2 de son rapport :

… la discrimination s’entend des pratiques ou des attitudes qui, de par leur conception ou par voie de conséquence, gênent l’accès des particuliers ou des groupes à des possibilités d’emplois, en raison de caractéristiques qui leur sont prêtées à tort …

La question n’est pas de savoir si la discrimination est intentionnelle ou si elle est simplement involontaire, c’est-à-dire découlant du système lui-même. Si des pratiques occasionnent des répercussions néfastes pour certains groupes, c’est une indication qu’elles sont peut-être discriminatoires. Voilà pourquoi il est important d’analyser les conséquences des pratiques et des systèmes d’emploi.

En d’autres termes, la discrimination systémique en matière d’emploi, c’est la discrimination qui résulte simplement de l’application des méthodes établies de recrutement, d’embauche et de promotion, dont ni l’une ni l’autre n’a été nécessairement conçue pour promouvoir la discrimination. La discrimination est alors renforcée par l’exclusion même du groupe désavantagé, du fait que l’exclusion favorise la conviction, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du groupe, qu’elle résulte de forces « naturelles », par exemple que les femmes « ne peuvent tout simplement pas faire le travail » (voir le rapport Abella, aux pp. 9 et 10).

Plus loin, dans le même arrêt, le juge en chef revient sur le sujet et souligne la nature historique, liée aux attitudes et continue de la discrimination systémique (à la page 1143) :

J’ai déjà souligné que la discrimination systémique est souvent involontaire. Elle résulte de pratiques et de politiques établies qui, en fait, ont une incidence négative sur les perspectives d’embauche et d’avancement d’un groupe particulier. À cela s’ajoutent les attitudes des administrateurs et des collègues de travail qui acceptent une vision stéréotypée des compétences et du « rôle approprié » du groupe touché, laquelle vision conduit à la conviction ferme que les membres de ce groupe sont incapables de faire un certain travail, même si cette conclusion est objectivement fausse. Un programme d’équité en matière d’emploi, comme celui ordonnée par le tribunal en l’espèce, est conçu pour rompre le cercle vicieux de la discrimination systémique.

Dans le contexte spécifique des litiges en matière d’équité salariale, les remarques suivantes formulées par un Tribunal des droits de la personne dans l’affaire Alliance de la Fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor[7] s’avèrent utiles :

Il est peut-être tout aussi difficile de définir le concept de la discrimination systémique que d’identifier cette discrimination. Il ne s’agit pas d’un concept identique à celui de la discrimination indirecte. La discrimination indirecte se rapporte à des exigences qui ne comportent pas, à première vue, de discrimination pour un motif prohibé, mais qui touchent un groupe identifiable à l’égard d’un motif prohibé de façon à avoir un effet discriminatoire sur ce groupe.

Même si la discrimination indirecte peut être assez subtile dans son application, l’effet est souvent assez évident. Ainsi, la plupart des gens reconnaissent aujourd’hui que les exigences liées à la grandeur minimum et au poids minimum sont discriminatoires à l’endroit des femmes. De la même façon, il n’est pas nécessaire de connaître en profondeur les diversités religieuses pour comprendre qu’une exigence liée au port du casque lésera un groupe religieux donné.

Par ailleurs, le concept de la discrimination systémique est axé sur les formes de discrimination les plus subtiles, comme l’a dit le juge en chef Dickson dans CN c. Canada (Commission des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114 aux pages 1138 et 1139. Il est fondé sur la reconnaissance du fait que les mœurs sociales et culturelles de longue date transmettent des présomptions de valeur qui contribuent à créer de la discrimination sous des formes totalement ou presque entièrement voilées et inconscientes. Ainsi, la tendance traditionnelle à sous-évaluer le travail des femmes peut être perpétuée par des présomptions selon lesquelles certains types de tâches habituellement confiées dans le passé aux femmes ont naturellement moins de valeur que certains types de tâches traditionnellement accomplies par les hommes.

On peut en effet soutenir que le type de discrimination que l’équité salariale vise à contrer est toujours systémique. Voici ce qu’affirment Weiner et Gunderson[8] :

[traduction] Peu importe la terminologie utilisée, l’équité salariale est conçue pour corriger une forme de discrimination systémique. La discrimination systémique est fondée sur les pratiques d’emploi. C’est un sous-produit involontaire de pratiques et politiques en apparence neutres. Toutefois, ces pratiques et politiques peuvent très bien avoir un impact défavorable ou différent sur un groupe par rapport à un autre (p. ex., sur les femmes par rapport aux hommes). Elle se distingue de la discrimination interpersonnelle où une personne agit de façon discriminatoire envers une autre. L’équité salariale exige des changements dans les systèmes de rémunération de façon à garantir que les postes occupés par des femmes ne seront pas sous-évalués.

J’ai jugé nécessaire de traiter de la nature systémique de la discrimination au début des présents motifs, car c’est une question qui s’avérera cruciale pour l’appréciation des questions en litige. La discrimination systémique est un phénomène continu qui a des origines profondes dans l’histoire et dans les attitudes sociétales. Elle ne peut être isolée sous forme d’acte ou de déclaration unique. Par sa nature même, elle s’étend sur une certaine période. C’est ce qui est survenu en l’espèce. Le plan de classification des emplois mentionné par l’avocat de l’employeur et qui est à la base de l’inégalité salariale existait depuis 1986.

La décision du Tribunal

Pour des motifs qui ne sont pas très clairs, le Tribunal a consacré plus de la moitié de sa décision à la question de savoir s’il avait compétence pour accorder ce qu’il a décrit comme une réparation rétroactive et à l’examen de la question de l’application rétrospective des lois. Les parties ont convenu, tant devant la Section de première instance que devant la présente Cour, que le Tribunal n’avait pas été invité à entreprendre cet examen et qu’en procédant ainsi, il avait en fait suivi le gré de sa fantaisie. Les parties ont également convenu, et le juge de première instance a statué, que la conclusion du Tribunal à cet égard était manifestement erronée.

Dans la deuxième partie de sa décision, le Tribunal a tenté de poursuivre en étudiant de façon distincte la question de savoir si la preuve qui lui avait été soumise était suffisante ou non pour justifier une ordonnance d’indemnisation pour la période s’échelonnant du 12 février 1986 au 31 mai 1987. Malgré la distinction apparente entre la première et la deuxième parties de la décision, j’estime que les réflexions du Tribunal sur la première question dont la non-pertinence a été admise, savoir sa compétence d’accorder une indemnisation rétroactive, sont très intéressantes quant à l’influence qu’elles ont eue sur les considérations et les conclusions du Tribunal sur la deuxième question. Le passage qui suit résume bien l’approche du Tribunal et son point de vue sur les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui prévoient un redressement :

Il ne fait aucun doute que le présent Tribunal est doté uniquement des pouvoirs que lui confèrent les dispositions législatives habilitantes. Le paragraphe 53(2) de la Loi sur les droits de la personne ne contient pas de termes de nature rétroactive et paraît assurément n’envisager que des ordonnances pour l’avenir. Toutefois, dans l’esprit d’une loi qui vise à accorder aux tribunaux le pouvoir d’indemniser complètement la victime d’un acte discriminatoire, il est indéniable que les plaignants qui n’obtiennent pas, à tout le moins de façon minimale, une réparation rétroactive à la date du dépôt de leur plainte devant la Commission des droits de la personne seraient lésés[9].

Les dispositions pertinentes de la loi que mentionne le Tribunal dans cet extrait sont énoncées à l’alinéa 53(2)c) qui se lit comme suit :

53.

(2) À l’issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte fondée peut, sous réserve du paragraphe (4) et de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu’il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;

Selon moi, cette disposition confère simplement et explicitement le pouvoir d’ordonner le paiement à une victime des pertes de salaire qu’elle a subies en raison d’un acte discriminatoire. Pareille ordonnance est nécessairement axée sur le passé et résulte de la réponse donnée à la question suivante : « Quelle est la rémunération dont cette victime a été privée en conséquence de l’acte discriminatoire? » Aucun élément de cette disposition ne justifie l’opinion selon laquelle cette réparation doit être obtenue « à tout le moins de façon minimale », ou qu’elle ne doit pas remonter au-delà de « la date du dépôt de [la] plainte ». Une plainte pour cause de discrimination renvoie nécessairement à des pratiques antérieures à la plainte même; on peut difficilement se plaindre d’un acte discriminatoire qui ne serait pas encore survenu. Certes, la discrimination peut se poursuivre, de sorte que le Tribunal accordera également réparation pour le futur, mais ce fait ne doit pas occulter la nécessité évidente de réparer le préjudice passé. Le Tribunal a adopté, de façon absurde, une approche tellement minimaliste de ses pouvoirs d’accorder réparation, qu’elle soulève un doute sérieux quant à sa capacité d’évaluer la perte de salaire de façon raisonnable.

Dans la deuxième partie de sa décision, le Tribunal a commenté les problèmes liés à l’évaluation des postes et à la détermination subséquente des écarts salariaux :

Ce domaine d’étude assez nouveau est de toute évidence né d’un besoin impérieux de lutter contre la discrimination systémique à l’égard des femmes sur le marché du travail, mais les organes judiciaires ou quasi judiciaires doivent se montrer prudents dans leur façon de l’aborder. En effet, ce domaine convient mal à un litige précisément à cause de la nature subjective des études effectuées pour établir l’existence et l’importance des disparités salariales (« écarts salariaux »)[10]. [Non souligné dans le texte original.]

Ce même thème est repris de façon plus énergique à la page suivante :

Il est cependant peu réaliste et malavisé de s’attendre à ce que des mesures viennent réparer la discrimination systémique au point de remonter dans le temps pour essayer de changer l’histoire. Bien que la discrimination systémique sur le marché du travail soit manifestement répréhensible, il reste que les tribunaux ont besoin de certitude pour exercer leur pouvoir de réparation. S’il existe effectivement une preuve sur laquelle le Tribunal peut se fonder pour le faire, nous ne considérons pas que nous sommes tenus par la loi ou la jurisprudence de faire rétroagir la réparation à une date quelconque antérieure au dépôt de la plainte. En outre, pour que la réparation puisse être rétroactive à la date du dépôt de la plainte, le présent Tribunal doit être convaincu que la plaignante possède des éléments de preuve au soutien de la réparation demandée. Or, nous n’en sommes pas convaincus[11]. [Non souligné dans le texte original.]

Cette conception de l’inopportunité de remonter dans le temps pour essayer de changer l’histoire découle, on peut le présumer, de la perception que le Tribunal a de la portée de l’alinéa 53(2)c) dont j’ai déjà traité. Selon moi, elle est incompatible avec le fondement même de la Loi canadienne sur les droits de la personne : si les tribunaux ne sont pas en mesure de changer l’histoire pour corriger et réparer les préjudices subis, ils n’ont pas de raison d’être valable. L’accent mis sur la « certitude » dans le passage cité, que j’interprète dans ce contexte comme s’entendant de la certitude de la preuve de l’écart salarial, dénote, par ailleurs, une compréhension erronée du fardeau de la preuve dont doit s’acquitter le plaignant et qui, bien sûr, correspond simplement au fardeau civil de la prépondérance des probabilités. Compte tenu de la façon dont le Tribunal aborde son mandat, il y a lieu de se reporter à la remarque formulée par le juge en chef Dickson dans Compagnie des chemins de fer , supra (à la page 1134) :

La législation sur les droits de la personne vise notamment à favoriser l’essor des droits individuels d’importance vitale, lesquels sont susceptibles d’être mis à exécution, en dernière analyse, devant une cour de justice. Je reconnais qu’en interprétant la Loi, les termes qu’elle utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés. On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façons à les minimiser ou à diminuer leur effet. [Non souligné dans le texte original.]

Le Tribunal est revenu sur la question du fardeau de la preuve et de la norme applicable quelques pages plus loin :

La plaignante et la CCDP semblent dire que la charge de la preuve est déplacée dans le présent litige. À leur avis, il convient que nous acceptions la preuve de M. Marleau simplement parce que l’intimé n’a produit aucune preuve donnant à entendre que les autres postes ont subi des changements ou que d’autres facteurs auraient eu des répercussions sur l’analyse effectuée par M. Marleau. Le Tribunal rejette cet argument, et il incombe indéniablement à la plaignante de présenter une preuve valable au soutien des mesures de réparation demandées[12].

Voici la conclusion finale du Tribunal :

Faute d’avoir obtenu des renseignements antérieurs à 1988 sur tous les facteurs pertinents qui ont des répercussions sur une analyse salariale, le présent Tribunal n’est pas disposé à donner au rajustement salarial un effet rétroactif sur une période plus longue que celle déjà convenue par les parties. Il convient de mentionner que l’employeur a volontairement rajusté les salaires versés aux employés du groupe plaignant conformément à l’ordonnance sur consentement rétroactive à la date d’entrée en vigueur de la convention collective applicable, soit le 1er juin 1987, date qui est antérieure d’environ un an à la date à laquelle M. Sadler a terminé son enquête. Pour les motifs qui précèdent, le présent Tribunal conclut à l’absence du fondement factuel qui permettrait d’accorder la réparation demandée. La demande de la plaignante est donc rejetée[13]. [Non souligné dans le texte original.]

Le jugement de la Section de première instance

Comme je l’ai déjà mentionné, la Section de première instance a déjà rejeté une demande de contrôle judiciaire de la décision du Tribunal. Dans ses motifs, le juge de première instance a examiné soigneusement toute la preuve soumise au Tribunal et la décision rendue par celui-ci. Bien que je ne partage pas ses conclusions, comme on le constatera plus loin, ses motifs sont un modèle de clarté et d’exhaustivité.

En ce qui a trait à la question de la charge de la preuve, qui constituait apparemment l’un des principaux moyens de contestation invoqués devant lui comme devant la présente Cour, le juge a déclaré ce qui suit :

Une question préliminaire, consistant à savoir à qui incombait le fardeau à cet égard, a été soulevée devant moi au cours des plaidoiries. Aux dires de la requérante et de la Commission, étant donné que la discrimination salariale est systémique, et à cause de l’écart salarial que les conclusions du rapport ont établi et qui, comme l’intimé l’a reconnu, existait dès le 1er juin 1987, c’est à l’intimé qu’il incombait de faire la preuve qu’il n’existait aucun écart salarial avant le 1er juin 1987. La Commission est d’avis que la discrimination systémique a commencé à la date d’entrée en vigueur du système qui a donné lieu à ladite discrimination.

Au sujet de cette prétention, il convient de faire une distinction entre l’existence d’une pratique ou d’un acte en cours qui est susceptible de donner lieu à un écart salarial, et l’étendue de cet écart. En l’espèce, le Tribunal n’a pas été appelé à déterminer s’il existait avant le 1er juin 1987 un acte contraire à l’art. 11. Il lui a seulement été demandé de décider si la preuve étayait une réparation pécuniaire qui visait à être proportionnée à une différence bien précise dans les salaires durant cette période.

Dans un contexte de discrimination systémique lié à l’emploi, on peut soutenir que la preuve de l’existence d’une pratique contraire à l’art. 11 à un point précis dans le temps donne à penser que cet acte avait cours antérieurement. Dans cette mesure, on peut dire qu’il incombait à l’employeur de faire la preuve que la pratique discriminatoire en question n’avait pas cours antérieurement. Toutefois, la présomption ne va pas au-delà de cela. Le point en litige en l’espèce est l’effet d’une pratique de rémunération discriminatoire sur les salaires, et non l’existence de cette pratique.

Une fois que l’on établit l’existence d’un écart déterminé pour une période déterminée en vertu de l’art. 11, ce qui a été fait en l’espèce, cet écart ne s’étendra à une autre période que s’il peut être démontré que les faits, les circonstances et les présomptions applicables et nécessaires à l’établissement de cet écart ou de cette différence existaient et avaient cours durant cette autre période. Dans l’affaire qui nous intéresse ici, étant donné que la requérante demande en guise de réparation la différence de salaires durant la période antérieure en exécution de l’art. 53(2)c) de la Loi, il lui appartenait de convaincre le Tribunal qu’il était possible d’établir cette différence en se reportant à la preuve dont ce dernier était saisi[14].

Le juge a examiné la force probante de la preuve présentée par le plaignant et par la Commission aux fins d’établir l’écart salarial pour la période s’échelonnant du 12 février 1986 au 31 mai 1987, et il a conclu qu’il n’était pas déraisonnable pour le Tribunal de rejeter cette preuve :

Le témoignage de M. Sadler a servi à décrire une méthode grâce à laquelle la Commission est en mesure de déterminer, à partir de renseignements recueillis, la valeur des emplois à l’étude. Toute la méthode décrite par M. Sadler vise à garantir l’exactitude, la fiabilité et l’intégralité des données recueillies. La méthode par laquelle on évalue les données pour obtenir des résultats d’évaluation est également conçue pour garantir le minimum de partialité et un examen le plus exhaustif qui soit. À la lumière de cette méthode détaillée, le Tribunal était justifié, à mon sens, d’accorder peu de poids au témoignage de M. Sadler selon lequel la valeur des emplois en question aurait changé [traduction] « assez lentement » pour permettre d’appliquer rétroactivement, et sans modification aucune, les évaluations faites en 1988. Il n’était possible de vérifier avec une certitude quelconque l’importance des changements survenus dans la valeur des emplois qu’en comparant les valeurs obtenues par la Commission en 1988 avec les valeurs qui s’appliquaient en 1986, obtenues à l’aide d’une méthode analogue et de données dont la fiabilité était comparable à celle des données employées dans le cadre de l’étude menée en 1988. La preuve qu’a présentée M. Sadler, qui repose strictement sur des observations faites au cours de l’étude de 1988, n’équivalait à rien de plus qu’une conjecture raisonnée, et le Tribunal pouvait la rejeter raisonnablement en l’absence de preuves plus convaincantes établissant l’étendue des changements survenus dans les données relatives aux emplois entre 1986 et 1988.[15]

Le juge a également rejeté l’argument selon lequel la preuve d’un écart salarial au cours d’une période donnée crée une présomption selon laquelle un écart similaire existait antérieurement :

Ce que la requérante et la Commission ont demandé en fait au Tribunal de faire, c’est présumer que l’importance de l’écart salarial déterminé pour l’avenir était le même pour le passé, et d’ordonner, en fonction de cela, que soit prise la mesure de réparation envisagée dans l’ordonnance sur consentement. Il lui était demandé de le faire parce que la pratique salariale en litige était de nature systémique. À mon sens, le Tribunal a agi correctement en soutenant en fait qu’une telle présomption ne découlait pas de la preuve. En fait, celle-ci donne à penser qu’au sein d’une procédure établie qui donne lieu à une discrimination salariale systémique, l’importance de la différence salariale varie, à quelque moment que ce soit dans le temps, et ne peut être déterminée avec une certitude relative qu’en procédant à une évaluation contemporaine. L’étendue ou la taille d’un écart salarial n’a rien de « systémique » à quelque moment que ce soit[16].

Enfin, en terminant ses motifs, le juge a rejeté toute thèse selon laquelle les règles particulières d’interprétation législative en matière de droits de la personne avaient une incidence sur les questions qui lui étaient soumises. Selon lui, la question se résumait à la suffisance de la preuve, combinée à la difficulté inhérente d’établir un écart salarial pour une période passée. Voici les derniers paragraphes de ses motifs :

Le point soulevé dans la présente affaire n’est pas une question d’interprétation d’une loi pour laquelle on pourrait invoquer de manière utile l’interprétation raisonnée que prône la Cour suprême dans les affaires intéressant les droits de la personne. Il est plutôt question de la suffisance des éléments de preuve qui permettent d’accorder une mesure de réparation précise ainsi que du caractère raisonnable de la conclusion du Tribunal à cet égard. Je ne crois pas que l’une des considérations qui militent en faveur de l’interprétation téléologique des dispositions législatives en matière de droits de la personne puisse justifier que l’on s’écarte des règles de preuve applicables pour autoriser l’octroi d’une compensation pécuniaire lorsque le fondement de cette dernière n’a pas été établi. L’ordonnance sur consentement exigeait que le Tribunal ordonne le versement d’un paiement égal à la différence salariale dont les employés avaient été privés, et toute ordonnance visant à contraindre un employeur à obtempérer aurait été arbitraire en l’absence de preuves établissant l’étendue de cette différence.

L’article 11 de la Loi exige une démonstration en soi difficile, surtout lorsqu’elle est combinée à une demande de réparation qui revêt la forme d’une indemnisation pour perte de salaire en vertu de l’alinéa 53(2)c) de la Loi. Il est possible qu’en raison de la difficulté que pose le fait d’établir l’importance d’une différence salariale en l’absence d’une étude contemporaine, le Tribunal devrait avoir le pouvoir d’accorder une réparation pécuniaire chaque fois que l’on conclue à l’existence d’un acte contraire à l’article 11, que l’importance de la perte salariale ait été établie ou non. Pour l’heure, toutefois, l’alinéa 53(2)c) fait référence à — … la totalité, ou la fraction qu’il [le tribunal] juge indiquée, des pertes de salaires [de la victime]… ». Cela exige en retour que l’on soumette au Tribunal des preuves lui permettant de mesurer la perte attribuable à l’acte discriminatoire en question, ou une fraction quelconque de cette perte, avant qu’une indemnisation puisse être accordée. En l’espèce, on ne peut dire que le Tribunal a agi de manière déraisonnable en décrétant qu’il n’avait pas été saisi de telles preuves[17].

Analyse et conclusions

Je suis d’avis que le juge a commis des erreurs à plusieurs égards.

Premièrement, comme je l’ai déjà mentionné, l’analyse que le Tribunal a fait de son mandat comportait des lacunes fondamentales en raison de son opinion selon laquelle il n’avait pas le pouvoir d’ordonner un rajustement salarial rétroactif. Bien que le juge ait reconnu l’erreur du Tribunal à cet égard, il n’a pas constaté l’impact de cette erreur sur le reste de l’analyse du Tribunal. En particulier, le juge de première instance semble avoir accepté, sans s’interroger, l’opinion erronée du Tribunal selon laquelle la preuve établissant l’ampleur de l’écart salarial devait être certaine.

Le fardeau qui incombe à un plaignant devant un Tribunal des droits de la personne ne peut, à mon avis, être plus exigeant que la norme de la prépondérance des probabilités appliquée habituellement dans les affaires civiles. Cette norme se situe loin de la certitude et signifie simplement que le plaignant doit démontrer que ses prétentions sont plus probables qu’improbables. La partie opposée ne peut faire valoir valablement en défense que les choses pourraient avoir été différentes, car il en est presque toujours ainsi lorsque le fardeau de la preuve en matière civile s’applique. S’il est probable qu’une chose s’est produite d’une certaine façon, par définition, il demeure possible qu’elle se soit produite d’une façon complètement différente. Le Tribunal a fait erreur lorsqu’il a rejeté la preuve simplement parce qu’elle n’excluait pas d’autres possibilités défavorables au plaignant. Non seulement le juge n’a-t-il pas repéré cette erreur, mais encore l’a-t-il aggravée en insistant de façon répétée sur la nécessité d’établir avec « certitude » l’ampleur de l’écart salarial.

Le juge de première instance a, selon moi, commis une deuxième erreur en statuant que les règles exigeant une interprétation téléologique de la législation en matière de droits de la personne ne s’appliquaient pas en l’espèce. Son jugement (et plus particulièrement les paragraphes de sa conclusion cités plus haut) et la décision du Tribunal s’appuient beaucoup sur une interprétation de l’alinéa 53(2)c) qui, à mon avis, est incompatible non seulement avec la lettre, mais encore avec l’esprit de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Le juge a également commis une erreur, encore plus grave, en insistant sur la distinction à établir entre l’existence d’une pratique salariale discriminatoire et l’importance de l’écart salarial. Il ressort nettement de la lecture du paragraphe 11(1), précité, que l’acte discriminatoire même qu’il interdit est défini en termes de « disparité salariale entre les hommes et les femmes ». Par conséquent, si un employeur avoue, comme l’a clairement fait l’employeur en cause, avoir commis un acte discriminatoire au sens de l’article 11, cet aveu emporte la reconnaissance du fait qu’il n’a pas versé une rémunération équivalente pour un travail équivalent à ses employés de sexe féminin et de sexe masculin, c’est-à-dire, qu’il existe un écart salarial.

En l’espèce, l’employeur a tenté d’isoler ses aveux dans deux compartiments étanches :

a) d’une part, une pratique salariale discriminatoire a été appliquée à partir du 1er juin 1987 et l’écart salarial au cours de cette période correspond à celui établi par M. Sadler dans son rapport;

b) d’autre part, une pratique salariale discriminatoire a été appliquée avant le 1er juin 1987, mais aucun écart salarial n’a été établi.

Le juge et le Tribunal semblent avoir accepté cette analyse sans se rendre compte qu’elle avait pour effet de masquer la conséquence juridique de l’aveu de l’employeur, soit le déplacement du fardeau de la preuve. Son aveu portant qu’il existait une pratique discriminatoire avant le 1er juin 1987 est totalement incompatible avec toute prétention selon laquelle aucun écart salarial n’aurait existé avant cette date. Tant dans les instances en matière de droits de la personne que dans le contexte plus général d’un recours civil en dommages-intérêts, pareille concession a pour effet de déplacer le fardeau de la preuve.

Le locus classicus du déplacement de la charge de la preuve dans les affaires touchant les droits de la personne est la déclaration suivante faite par le juge McIntyre dans l’affaire Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears Ltd. et autres[18] :

Pour commencer, l’expérience a montré qu’en matière de règlement judiciaire des différends, l’attribution du fardeau de la preuve à l’une ou l’autre partie est un élément essentiel. Ce fardeau n’est pas toujours nécessairement lourd—il varie en fonction de chaque cas—et il se peut qu’il n’incombe pas à une partie pour tous les points de l’affaire; il peut passer d’une partie à l’autre. Mais, faute de mieux en pratique, on a jugé nécessaire, pour assurer une solution claire dans toute instance judiciaire, d’attribuer le fardeau de la preuve à l’une ou l’autre partie, pour les départager. Par conséquent, je suis d’accord avec la commission d’enquête pour dire que chaque cas se ramène à une question de preuve et donc que, dans ces affaires comme dans toute instance civile, il doit y avoir reconnaissance et attribution claires et nettes du fardeau de la preuve. À qui doit-il incomber? Suivant la règle bien établie en matière civile, ce fardeau incombe au demandeur. Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver. Donc, selon la règle énoncée dans l’arrêt Etobicoke quant au fardeau de la preuve, savoir faire une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire de l’existence d’un cas de discrimination, je ne vois aucune raison pour laquelle cela ne devrait pas s’appliquer dans les cas de discrimination par suite d’un effet préjudiciable. Dans les instances devant un tribunal des droits de la personne, le plaignant doit faire une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire qu’il y a discrimination. Dans ce contexte, la preuve suffisante jusqu’à preuve contraire est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé. Lorsque l’existence de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, fondée sur la croyance, est démontrée et que la règle incriminée est raisonnablement liée à l’exercice des fonctions, comme en l’espèce, l’employeur est tenu non pas de la justifier, mais plutôt de démontrer qu’il a pris, en vue de s’entendre avec l’employé les mesures raisonnables qu’il lui était possible de prendre sans subir une contrainte excessive. Il me semble évident que, dans ce type d’affaire, le fardeau de la preuve doit encore incomber à l’employeur puisque c’est lui qui dispose de l’information nécessaire pour démontrer l’existence d’une contrainte excessive et que l’employé est rarement, sinon jamais, en mesure d’en démontrer l’absence. Ce fardeau ne sera pas toujours nécessairement lourd. Dans certains cas, cette démonstration n’appellera aucune preuve; par exemple, l’obligation pour tous les employés de travailler le samedi dans une entreprise qui n’ouvre que le samedi; mais lorsqu’il y a preuve suffisante jusqu’à preuve contraire qu’il y a effet discriminatoire, il incombe encore à l’employeur de démontrer qu’il subira une contrainte excessive si on lui demande de prendre plus de mesures d’accommodement qu’il ne l’a fait. [Non souligné dans le texte original.]

Bien que cette déclaration vise expressément la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, elle s’applique manifestement avec autant de vigueur à la discrimination systémique en matière d’équité salariale. Le plaignant en l’espèce a fourni une preuve qui va bien au-delà d’une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire; il a établi de façon concluante, au moyen de l’aveu de l’employeur, qu’il existait une discrimination salariale contraire à l’article 11 avant le 1er juin 1987, et qu’il existait également, en conséquence, un écart salarial avant cette date. Comme il est admis qu’il s’agit d’une discrimination systémique, il existe également une forte présomption que cette discrimination, et l’écart salarial en résultant, existaient depuis très longtemps. Cette présomption suffit à établir une preuve suffisante jusqu’à preuve contraire, en faveur du plaignant, que l’écart salarial antérieur au 1er juin 1987 était identique à celui qui existait à partir de cette date. La charge de la preuve est alors passée à l’employeur à qui il incombait de démontrer que des changements touchant les postes en cause ou les salaires versés auraient eu pour effet de modifier cet écart salarial. Pour paraphraser la déclaration précitée du juge McIntyre, c’est l’employeur qui dispose de l’information nécessaire pour démontrer l’existence de tels changements; c’est à lui que la charge de la preuve doit incomber.

En fait, le plaignant ne bénéficiait manifestement pas uniquement d’une simple présomption. Le témoignage de Sadler quant à l’ampleur de l’écart salarial antérieur au 1er juin 1987 était pertinent et admissible, même si le juge de première instance l’a décrit comme une « conjecture raisonnée ». Le rapport de Mme Weiner a également conclu que la méthode d’équité salariale « peut être appliquée à partir de 1986 »[19]. Enfin, l’étude effectuée par Marleau pour la même période a produit des conclusions semblables, bien qu’il soit admis qu’elle se fondait sur des données moins fiables, et le Tribunal l’avait en main. Celui-ci disposait donc d’une preuve plus étoffée qu’une preuve quelconque. Cette preuve n’a pas été contredite et il s’agissait de la seule preuve produite relativement à cette question. Elle suffisait amplement pour justifier une décision favorable au plaignant. Ni le Tribunal ni le juge de première instance n’ont fourni un motif valable pour en justifier le rejet.

On parvient au même résultat à l’aide des règles générales de droit applicables aux demandes en matière civile. Le Tribunal devait, essentiellement, trancher une demande pure et simple de dommages-intérêts pour perte de salaire. Les passages précités de sa décision indiquent clairement qu’un des motifs pour lesquels il a refusé d’accorder les dommages-intérêts demandés, motif retenu par le juge de première instance, était la difficulté ou l’impossibilité de déterminer avec précision l’importance de l’écart salarial.

En fait, l’intimé a soutenu devant le Tribunal qu’il était tout simplement impossible de le déterminer. Le passage suivant est tiré de la plaidoirie de l’intimé devant le Tribunal :

[traduction]

LA PRÉSIDENTE : Doit-il exister une liste de vérification et que se passe-t-il si les questions qu’on n’a pas prévues surgissent par la suite?

ME FRIESEN : Ma prétention serait la suivante. Je pense qu’il est important de garder à l’esprit qu’il s’agit d’un problème systémique, comme ma collègue Me Keith le souligne sans cesse. Il concerne l’effet d’un système dans son ensemble. Par conséquent, lorsque vous remontez dans le temps, je soutiens que vous vous livrez à un exercice impossible.

Je ne blâme pas M. Sadler. Il reconnaît en fait lui-même et il y a un passage que j’aimerais porter à l’attention du Tribunal sur ce point, si vous le permettez. C’est dans—

LA PRÉSIDENTE : Avant de vous perdre, toutefois, ce que vous laissez entendre c’est que cela ne peut jamais être fait. On ne peut jamais

ME FRIESEN : C’est exact.

LA PRÉSIDENTE :poser de questions adéquates pour obtenir l’information juste concernant le passé.

ME FRIESEN : C’est exact. En fait, vous ne le pouvez pas, en raison d’une question de fiabilité de la preuve. Vous demandez à un témoin de vous dire de façon précise ce qu’il faisait 12—peut-être pas 12 mois auparavant. En l’espèce, on remonte à 24 mois, 28 mois, je pense. On remonte du mois de mai 1988 au mois de février 1986. Par conséquent, M. Sadler aurait dû demander, « Que faisiez-vous quotidiennement en février 1986[20]? [Non souligné dans le texte original.]

Le même thème revient quelques pages plus loin :

LA PRÉSIDENTE : Non, vous ne répondez pas à ma question, Me Friesen. Répondez à ma question. Comment pouvons-nous faire? Vous voyez, ce qu’on nous demande de faire ici a une très grande importance pour beaucoup, beaucoup de personnes.

ME FRIESEN : Oui.

LA PRÉSIDENTE : Je pense que le Tribunal convient qu’il doit exister un moyen d’évaluer la preuve. On ne peut pas poser des actes uniquement parce qu’ils semblent justes. On doit évaluer la preuve qui nous est soumise. Je suppose que la question que nous posons est celle savoir quel type de preuve sera éventuellement satisfaisant si on applique votre critère? La preuve ne sera jamais satisfaisante.

ME FRIESEN : Je soutiens que la preuve qui serait satisfaisante serait celle recueillie au moment de l’enquête, lorsqu’on évalue l’effet de tous les éléments qui contribuent à la valeur du travail.

LA PRÉSIDENTE : Et quel type de preuve est nécessaire pour justifier une ordonnance rétroactive? En d’autres termes, vous affirmez que vous ne pouvez absolument pas remonter dans le temps.

ME FRIESEN : C’est exact. Selon moi, vous ne pouvez pas remonter avant la date de l’enquête—pas la date de l’enquête, une période raisonnable entourant l’enquête.

Je soutiens qu’en l’espèce, l’employeur a adopté une période entourant l’enquête qui était associée aux faits. L’un des principaux faits qui peut avoir une incidence sur l’écart salarial est la nouvelle convention collective qui fixe de nouveaux taux de rémunération. C’est une façon de procéder, mais je soutiens tout de même qu’il s’agit d’une approche large, libérale de la question. Il est peut-être indiqué et tout à fait opportun de déclarer « Nous allons évaluer l’écart salarial à partir de la date de l’enquête »[21]. [Non souligné dans le texte original.]

À mon avis, il est bien établi que la Cour, sachant que la partie demanderesse a subi des dommages, ne peut refuser d’accorder réparation uniquement parce que le montant précis des dommages est difficile ou impossible à établir. Le juge doit faire de son mieux à l’aide des éléments dont il dispose. Waddams[22] résume la question de la façon suivante :

[traduction] C’est à la partie demanderesse qu’incombe le fardeau général de la preuve et l’obligation de prouver la perte visée par sa demande d’indemnisation. Dans beaucoup de cas, la perte que fait valoir la partie demanderesse dépend d’éléments incertains; il en existe deux sortes : premièrement, une connaissance imparfaite des faits qui pourraient, en théorie, être connus et, deuxièmement, l’incertitude liée à la tentative d’estimer dans quelle situation se serait trouvée la partie demanderesse dans des circonstances hypothétiques, c’est-à-dire, en supposant que le préjudice reproché ne lui ait pas été causé.

Le droit américain a eu beaucoup de difficulté à régler le problème posé par ce dernier type d’incertitude. Les tribunaux ont exigé la certitude pour contenir ou annuler les dommages-intérêts accordés par un jury et excessifs à leur avis, des normes rigoureuses ayant été établies dans bon nombre de cas. Il en est résulté que, dans les cas où un redressement est justifié, les tribunaux doivent essayer de concilier les résultats désirés avec les décisions restrictives antérieures.

Par contre, en droit anglo-canadien, peut-être en raison du déclin du recours à un jury, les tribunaux ont statué de façon constante que dans les cas où la partie demanderesse établit qu’une perte a probablement été subie, la difficulté d’en déterminer le montant ne peut jamais permettre à l’auteur du préjudice de se soustraire au paiement de dommages-intérêts. Si ce montant est difficile à estimer, le tribunal doit simplement faire de son mieux à partir des éléments dont il dispose; évidemment, si la partie demanderesse n’a pas produit une preuve dont on aurait pu s’attendre qu’elle soit produite si la demande était bien fondée, son omission sera interprétée en sa défaveur. [Non souligné dans le texte original.]

Voici la thèse de l’intimé en l’espèce. Il concède qu’il y a eu discrimination salariale avant le 1er juin 1987 et que cette discrimination était de nature systémique. Cet aveu emporte nécessairement qu’il a existé un écart salarial et que les employées de sexe féminin ont été privées d’un certain salaire en raison de la pratique discriminatoire de l’employeur. Néanmoins, l’employeur nie qu’elles ont droit à un redressement parce qu’il affirme qu’il est impossible d’en établir le montant avec précision. La Cour ne peut souscrire à cette thèse. Pour les motifs que j’ai déjà énoncés, elle est contraire à l’état du droit.

Avant de conclure, j’aimerais formuler certaines remarques sur le choix de la date limite qu’il convient de fixer pour les demandes de dommages-intérêts pour perte de salaire lorsque la demande est de la même nature que celle-ci. En l’espèce, la demande vise une période dont le début est expressément limité au 12 février 1986, soit un an avant le dépôt de la plainte. Il a été prouvé devant le Tribunal que c’est une pratique de la Commission que de limiter ainsi les demandes et il serait possible de justifier cette pratique dans une certaine mesure en invoquant le libellé de l’alinéa 41e) de la Loi :

41. Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

e) la plainte a été déposée plus d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée.

Toutefois, l’avocat de l’appelante a clairement prétendu que cette disposition n’équivaut pas à un délai de prescription légal et qu’il se réserve le droit, dans une autre instance, de demander un rajustement salarial rétroactif pour une période plus étendue.

L’avocat de l’intimé a par contre soutenu que toute demande doit être limitée à une période raisonnable entourant l’enquête et l’évaluation précise de l’écart salarial. Il a également laissé entendre que le Tribunal avait retenu son point de vue et que l’expiration de l’ancienne convention collective le 31 mai 1987 lui avait fourni une date limite rationnelle. Je peux dire qu’aucun élément de la décision du Tribunal ne me paraît étayer cette prétention, si ce n’est le simple fait qu’il a noté que l’employeur avait accepté de payer un rajustement salarial à compter du 1er juin 1987. Si, en fait, le remplacement de l’ancienne convention collective par la nouvelle avait eu un impact quelconque sur l’écart salarial, il y aurait lieu de croire qu’il serait très facile pour l’avocat de le prouver. En l’absence d’une telle preuve, il me semble très improbable que les échelles de rajustement salarial préparées dans le contexte de la négociation générale d’une nouvelle convention collective aient réduit ou augmenté, de façon importante, les écarts salariaux existants. La convention collective a, somme toute, été négociée par les parties au présent litige, après le dépôt de la plainte qui est à l’origine de l’instance.

Certes, il n’est pas strictement nécessaire de répondre à la question en l’espèce, étant donné que la portée rétroactive du salaire accordé en l’espèce est limitée par la demande même. Comme je l’ai déjà mentionné, cette limite tire ses origines de la pratique passée et n’est pas déraisonnable dans les circonstances. Les observations faites par les deux parties à cet égard ont toutefois un certain fondement et l’expression d’une opinion à leur égard pourrait s’avérer utile. D’une part, tout en désapprouvant le choix de la date de la convention collective comme date limite, j’estime que l’intimé a raison de suggérer qu’un délai raisonnable doit être fixé relativement à une demande de rémunération rétroactive. Bien que les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne aient pour unique but d’accorder un redressement et ne soient pas à caractère punitif, des demandes de rémunération rétroactive remontant à de nombreuses années en arrière constitueraient une contrainte considérable pour un employeur. Si j’ai précisé que, selon moi, une fois un écart salarial établi, l’employeur doit s’acquitter du fardeau de démontrer que cet écart salarial n’existait pas antérieurement, c’est en partie parce que l’employeur est la personne probablement la mieux placée pour avoir accès aux renseignements nécessaires concernant les tâches afférentes à chaque poste, leur valeur et les salaires versés. Cette probabilité diminue la période à laquelle on peut remonter au-delà du moment où l’employeur a été averti que sa pratique salariale pouvait être discriminatoire. De plus, la présomption voulant que la discrimination systémique ait produit les mêmes effets par le passé que ceux qu’elle produit actuellement s’affaiblit progressivement, à mesure qu’on remonte dans le passé. La thèse de l’appelante selon laquelle il devrait être autorisé à présenter une demande pour discrimination salariale remontant à une période illimitée est déraisonnable, selon moi, dans le mesure où cette demande toucherait une période à l’égard de laquelle on ne peut raisonnablement s’attendre que l’employeur puisse rassembler les preuves concernant les tâches afférentes aux postes, leur valeur et les salaires versés. Dans des circonstances ordinaires, la limite d’un an avant le dépôt de la plainte, fixée par la pratique de la Commission me semble établir un juste équilibre entre les intérêts opposés en jeu. Comme tout délai de prescription, ce délai est en quelque sorte arbitraire et j’en tempérerais le caractère arbitraire en statuant que le Tribunal peut le modifier s’il estime que les faits commandent qu’il soit prolongé ou écourté dans une instance donnée.

Je ferai une dernière remarque. Il a été démontré devant le Tribunal qu’un petit nombre de postes en cause en l’espèce avaient subi des changements quant aux tâches y afférentes au cours de la période s’échelonnant de 12 février 1986 au 31 mai 1987. La preuve présentée aurait également permis au Tribunal de conclure que ces changements n’ont pas eu d’impact appréciable sur l’écart salarial relatif à ces postes. Ils n’auraient évidemment pas pu avoir d’effet sur l’écart salarial relatif aux autres postes. Le Tribunal dont la décision est contestée n’a pas tenté d’évaluer ces changements, mais les a invoqués simplement comme motif additionnel justifiant sons refus d’accorder un redressement. À cet égard également, le Tribunal a commis une erreur, tout comme le juge de première instance qui a refusé de corriger cette erreur. Ils avaient sans l’ombre d’un doute le devoir de déterminer si ces changements avaient eu un effet sur l’écart salarial et, le cas échéant, de faire de leur mieux pour en évaluer l’importance.

Pour tous les motifs énoncés, j’accueillerais l’appel avec dépens; j’infirmerais le jugement de la Section de première instance, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire, j’annulerais la décision du Tribunal et je renverrais l’affaire à un tribunal différemment constitué pour qu’il la réexamine, en tenant pour acquis que le plaignant a prouvé prima facie qu’un redressement salarial était justifié pour la période s’échelonnant du 12 février 1986 au 31 mai 1987, sur le même fondement que le rajustement salarial consenti pour la période commençant le 1er juin 1987, et qu’il incombe à l’employeur de démontrer si ce rajustement salarial doit être modifié et dans quelle mesure.

Le juge Desjardins, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge McDonald, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.



[1] Dossier d’appel, vol. II, à la p. 331.

[2] Dossier d’appel, vol. II, à la p. 344.

[3] L.R.C. (1985), ch. H-6.

[4] Dossier d’appel, vol. I, à la p. 16.

[5] Dossier d’appel, vol. I, aux p. 123 à 126.

[6] [1987] 1 R.C.S. 1114, aux p. 1138 et 1139.

[7] [1991] D.C.D.P. no 4 (QL), aux p. 21 à 23.

[8] Nan Weiner et Morley Gunderson, Pay Equity : Issues, Options and Experiences (Toronto : Butterworths, 1990), à la p. 5.

[9] [1994] D.C.D.P. no 13 (QL), aux p. 15 et 16.

[10] Idem, à la p. 21.

[11] Idem, à la p. 23.12 Idem, at p. 29.

[12] Idem, à la p. 32.

[13] Idem, aux p. 34 et 35.

[14] (1995), 103 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.), à la p. 94.

[15] Idem, à la p. 98.

[16] Idem, à la p. 100.

[17] Idem, à la p. 101.

[18] [1985] 2 R.C.S. 536, aux p. 558 et 559.

[19] Dossier d’appel, vol. II, à la p. 373.

[20] Dossier d’appel, vol. III, aux p. 439 à 441.

[21] Dossier d’appel, vol. III, aux p. 450 à 452.

[22] S. M. Waddams, The Law of Damages, 2e éd. (Toronto : Canada Law Book Inc., 1995), aux p. 13-1 et 13-2.

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