[1997] 2 C.F. 36
A-600-96
The Canadian Red Cross Society, George Weber, Dr. Roger A. Perrault, Dr. Martin G. Davey, Dr. Terry Stout, Dr. Joseph Ernest Côme Rousseau, Dr. Noel Adams Buskard, Dr. Raymond M. Guévin, Dr. John Sinclair MacKay, Dr. Max Gorelick, Dr. Roslyn Herst et Dr. Andrew Kaegi (requérants/appelants)
c.
The Honourable Horace Krever, Commissioner of the Inquiry on the Blood System in Canada, l’honorable Horace Krever, ès qualité de Commissaire de l’enquête sur le système d’approvisionnement en sang au Canada suivant le décret C.P. 1993-1879 (intimé)
et
Connaught Laboratories Limited, Bayer Inc., Baxter Corporation et Craig A. Anhorn (requérants/contre-appelants)
et
HIV-T Group (Blood Transfused), Canadian AIDS Society, Canadian Hemophilia Society, Hepatitis C Survivors’ Society, Janet Connors (Infected Spouses and Children Association), Canadian Hemophiliacs Infected with HIV, Guy-Henri Godin et Jean-Daniel Couture, le Groupe de l’hépatite C des transfusés et hémophiles/ Hepatitis C. Group of Transfusion Recipients and Hemophiliacs, The Gignac, Sutts Group et The Toronto and Central Ontario Regional Hemophilia Society (intervenants)
Répertorié : Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire de l’enquête sur l’approvisionnement en sang) (C.A.)
Cour d’appel, juges Strayer, MacGuigan et Décary, J.C.A.—Toronto, 16, 17, 18, 19 et 20 décembre 1996; Ottawa, 17 janvier 1997.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Un commissaire a été chargé de faire rapport sur le système canadien d’approvisionnement en sang, aux termes de la Loi sur les enquêtes — Des préavis ont été envoyés, aux termes de l’art. 13 de la Loi, avisant les individus, personnes morales ou gouvernements nommément désignés de la possibilité que des conclusions de faute soient tirées à leur égard — Les demandes de contrôle judiciaires déposées par certains d’entre eux ont été rejetées par le juge de première instance — Les actes administratifs n’échappent pas au contrôle judiciaire — Les tribunaux ne devraient intervenir que là où le contenu du préavis suppose un excès de compétence manifeste ou révèle un manquement flagrant aux règles de justice naturelle — Le commissaire n’a pas le pouvoir de formuler des conclusions de responsabilité civile ou criminelle — Examen de la jurisprudence pour déterminer la signification de « conclusions de responsabilité » — Le commissaire n’a pas formulé les allégations de faute en des termes qui équivalent à des conclusions de droit relatives à la responsabilité civile ou criminelle des appelants — Le commissaire n’a pas limité sa compétence en donnant des assurances aux appelants — Les exigences de l’équité procédurale ont été satisfaites — Le commissaire bénéficie d’une latitude considérable en vertu de la Loi — Les préavis étaient tous valides, sauf un — La jurisprudence relative aux décisions prises par des tribunaux administratifs en matière disciplinaire n’est pas applicable en ce qui concerne la participation des avocats de la Commission à la rédaction du rapport final.
Santé et bien-être social — Enquête sur le système canadien d’approvisionnement en sang — Des préavis ont été envoyés à des individus, personnes morales et gouvernements, aux termes de l’art. 13 de la Loi sur les enquêtes — Le commissaire n’a pas le pouvoir de formuler des conclusions de droit au sujet de la responsabilité civile ou criminelle des appelants — Une enquête publique en vertu de la Loi sur les enquêtes n’est pas un procès — Le rapport d’un commissaire n’est pas un jugement — Celui-ci bénéficie d’une latitude et d’un pouvoir discrétionnaire considérables — Les exigences de l’équité procédurale ont été satisfaites.
Il s’agit de l’appel et d’appels incidents d’une décision par laquelle la Section de première instance a rejeté les demandes de contrôle judiciaire des avis envoyés en vertu de l’article 13 de la Loi sur les enquêtes. En octobre 1993, le gouvernement du Canada a créé une commission chargée de faire enquête et rapport sur le système canadien d’approvisionnement en sang. La Commission a tenu des audiences publiques dans tout le Canada entre le 22 novembre 1993 et le 21 décembre 1995, date à laquelle les avocats de la Commission ont envoyé quarante-cinq préavis dans lesquels quatre-vingt-quinze individus, personnes morales ou gouvernements étaient nommément désignés. Les préavis contenaient, selon le cas, entre une et une centaine d’allégations de faute. Plusieurs récipiendaires des préavis ont alors présenté des demandes de contrôle judiciaire, dans lesquelles ils soutenaient que le commissaire n’avait pas le pouvoir de formuler les conclusions de droit relatives à leur responsabilité civile ou criminelle, et que l’envoi des préavis à la toute fin des audiences violait les règles d’équité procédurale. Le juge de première instance a rejeté les demandes de contrôle judiciaire, aux motifs que le commissaire avait compétence pour envoyer les préavis, que l’attaque était prématurée, et que toutes les sauvegardes procédurales avaient été accordées aux requérants au cours des audiences. En appel, trois questions principales ont été soulevées : 1) les demandes de contrôle judiciaire étaient-elles prématurées? 2) le commissaire avait-il le pouvoir de formuler des conclusions de droit relatives à la responsabilité civile ou criminelle des appelants? 3) les exigences de l’équité procédurale ont-elles été satisfaites?
Arrêt : l’appel doit être rejeté; les appels incidents doivent être accueillis en partie.
1) L’argument portant que les demandes de contrôle judiciaire étaient prématurées, parce que les préavis ne seraient qu’un acte administratif faisant état de conclusions hypothétiques, n’a pas été retenu. Il est acquis, dans la jurisprudence moderne, que la nature soi-disant « administrative » d’un acte ne met pas cet acte à l’abri du contrôle judiciaire. L’un des objectifs du contrôle judiciaire des décisions de l’administration est de prévenir que soient posés des actes que celle-ci n’a pas le pouvoir de poser. La conclusion hypothétique énoncée dans un préavis en est une que le commissaire a le pouvoir d’énoncer pour de vrai dans son rapport. Ce n’est pas, ici, pure spéculation du commissaire qui est attaquée et qu’on aurait glanée de son comportement ou de ses propos lors de l’enquête; il s’agit plutôt d’une opinion, clairement formulée par les représentants du commissaire, selon laquelle il était loisible à ce dernier de tirer de telles conclusions. En principe, il est possible de demander l’annulation d’un préavis qu’un commissaire décide de donner en vertu de l’article 13. En pratique, toutefois, les tribunaux doivent faire preuve de retenue extrême avant d’intervenir à ce stade. Les préavis ne font point état de l’opinion du commissaire; ils ne font état que de la possibilité que ce dernier émette l’opinion qu’une faute a été commise. Les tribunaux ne devraient intervenir que là où le contenu du préavis suppose un excès de compétence manifeste ou révèle un manquement flagrant aux règles de justice naturelle. La fin recherchée, si légitime et si importante soit-elle, ne justifie pas tous les moyens qu’on puisse utiliser pour y arriver. La recherche de la vérité n’excuse pas la violation des droits des personnes sous enquête. La vigilance des tribunaux est d’autant plus nécessaire que les pouvoirs des commissaires sont considérables et les occasions d’abus, faciles, nombreuses et souvent tentantes.
2) Une enquête publique sur une tragédie serait bien inutile si elle ne permettait pas d’en identifier les causes et les acteurs, de crainte d’atteinte à la réputation et en raison du danger que certaines des conclusions de fait ne soient utilisées dans le cadre de poursuites civiles ou pénales. Il est presque inévitable qu’une telle enquête ternisse des réputations et soulève des interrogations dans le public relativement à la responsabilité de certaines personnes. L’article 13 de la Loi permet expressément à un commissaire de formuler des conclusions de « faute », c’est-à-dire de manquement à un critère de conduite. Soutenir qu’un commissaire ne peut conclure qu’une personne a manqué à un devoir, c’est enlever tout sens à l’article 13 et c’est bâillonner un commissaire. Ce n’est pas à la divulgation de leur nom que les appelants s’en prennent, c’est à la formulation des reproches qui leur seront peut-être faits. Il faut tenir pour acquis que le commissaire n’a pas le pouvoir de formuler des conclusions de responsabilité. L’expression « conclusions de responsabilité » est consacrée par la pratique et par la jurisprudence. Se fondant sur la décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario dans Re Nelles et al. and Grange et al., les appelants ont prétendu que le commissaire ne pouvait formuler son opinion en des termes qui, aux yeux du public, donneraient à l’opinion exprimée valeur de décision ou de détermination de la responsabilité civile ou criminelle. C’est à tort, cependant, que les appelants ont cherché à transformer en principe de droit général des propos qui n’avaient pas ce but, qui ont été prononcés dans un contexte on ne peut plus particulier et qui, pris à la lettre, paralyseraient à toutes fins utiles les travaux de la plupart des commissions d’enquête. Le test appliqué dans Nelles et sanctionné par la Cour suprême du Canada dans Starr c. Houlden n’est pas applicable à des enquêtes publiques qui ne visent pas la perpétration de crimes précis. Le commissaire ne peut pas se dire d’avis que l’un ou l’autre des appelants est criminellement ou civilement responsable de ses actes ou de ses omissions, ni contourner cette interdiction en employant des termes qui, sans être aussi précis, laisseraient entendre que tel est, au fond, son avis. Plus un commissaire emploiera des termes consacrés sur le plan juridique, plus il s’exposera à ce que ses conclusions soient considérées par les tribunaux exerçant leur pouvoir de surveillance comme des déterminations de responsabilité. Bien que le choix de certaines expressions dans les préavis attaqués et l’attribution d’intention à partir de la simple connaissance d’un fait aient à leur face même des relents de conclusions de responsabilité, le commissaire n’a pas formulé les allégations de faute en des termes qui équivalent à des conclusions de droit relatives à la responsabilité civile ou criminelle des appelants. Le commissaire n’a pas limité sa compétence en donnant aux appelants des assurances qu’il ne tirerait pas de conclusion sur leur responsabilité civile ou criminelle; il l’a, bien au contraire, décrite telle qu’elle était. Les appelants ont su dès le départ que le commissaire irait au fond des choses, mais s’abstiendrait de déterminer la responsabilité civile ou criminelle de qui que ce soit. Les règles de procédure ont été définies en fonction de ce double objectif et elles ont été suivies tout au cours de l’enquête sans que les parties ne s’en plaignent.
3) Ce à quoi les appelants s’en prennent, essentiellement, c’est à la décision du commissaire d’attendre la fin des audiences avant de donner les préavis requis par l’article 13. La Loi sur les enquêtes n’impose aucun code de procédure. Il est acquis que si un commissaire dispose de toute la latitude voulue, la procédure qu’il établit doit néanmoins respecter les règles d’équité procédurale, dont celles prévues aux articles 12 et 13 de la Loi. Une enquête publique en vertu de la Loi sur les enquêtes n’est pas un procès, le rapport d’un commissaire n’est pas un jugement et ses recommandations ne sont pas exécutoires. L’article 13 exige un « préavis suffisant », ce qui signifie qu’un préavis doit être donné « au cours de l’enquête » et avant la présentation du rapport. Il n’est exigé nulle part que le préavis soit donné à une personne avant qu’elle ne témoigne. La Loi confère au commissaire le pouvoir de donner des préavis et dès lors qu’une enquête publique est menée en vertu de la Loi, toute personne dont la conduite peut être reliée de près ou de loin à l’enquête doit savoir qu’il est possible qu’une allégation de faute soit portée contre elle. Étant donné que le commissaire bénéficie d’une latitude considérable, rien ne s’oppose à ce qu’il attende la fin des audiences, au moment où il dispose de toutes les informations dont il a besoin, avant de donner des préavis, au lieu d’y aller au jour le jour avec les incertitudes et les inconvénients que cela peut comporter. Les appelants n’étaient pas dans l’impossibilité de répondre adéquatement à l’intérieur du délai prescrit ou d’un délai plus long, qu’ils n’ont pas véritablement cherché à obtenir.
Les cas de Baxter Corporation et de Craig A. Anhorn diffèrent des autres cas. Baxter a choisi délibérément de ne pas demander le statut de participante; elle croyait que sa conduite serait de peu d’intérêt pour la Commission. Elle a couru un risque calculé et doit en assumer les conséquences. Dans son cas, rien n’obligeait le commissaire à faire autrement qu’il a fait. En ce qui concerne Anhorn, les avocats du commissaire savaient, au moment où ils l’ont rencontré au début de septembre 1995 et lorsqu’ils l’ont interrogé formellement quelque sept jours plus tard, que sa conduite était susceptible de mener à la formulation d’allégations de faute à son égard. Comme Anhorn n’était pas partie à l’enquête, il n’a pas reçu la note envoyée aux parties par la Commission, le 26 octobre 1995. Les avocats du commissaire l’ont mis dans le même panier que les parties ou témoins représentés par les avocats de la Croix-Rouge. Le travail des avocats du commissaire a été à ce point bâclé, en ce qui a trait à Anhorn, qu’au moins deux des allégations renvoyaient à des incidents qui se seraient produits à la Croix-Rouge des mois après qu’il eût cessé d’être à l’emploi de celle-ci. Les avocats de la Commission n’ont pas prévenu Anhorn de ce sur quoi porterait véritablement son témoignage. Dans ces circonstances, les règles de l’équité procédurale ont été violées et le préavis donné à Anhorn devrait être annulé.
Il a été demandé à la Cour d’interdire aux avocats de la Commission de participer à la rédaction du rapport final, car dans un premier temps, ces derniers ont contribué à la préparation des préavis et ont ainsi pris position contre les appelants et, dans un second temps, il y avait danger que le commissaire fonde certaines conclusions de son rapport sur des éléments de preuve qui ne sont pas au dossier. En ce qui a trait au premier argument, les préavis n’expriment aucune conclusion du commissaire ou de ses procureurs et ne sauraient révéler à ce stade quelque parti pris que ce soit de leur part. Le second argument est prématuré car le commissaire n’a pas pris de décision quant au rôle, s’il en est, qu’il entend confier à ses avocats dans la rédaction du rapport final. Un rapport final n’est pas une décision et la jurisprudence qui a pu se développer relativement aux décisions prises par des tribunaux administratifs, notamment en matière disciplinaire, n’est pas applicable. Ce qui importe, c’est que les conclusions que le commissaire tirera dans son rapport soient les siennes. S’il juge opportun, pour y parvenir, de demander l’aide d’un ou de plusieurs de ses avocats relativement à des questions de fait, de preuve et de droit, il doit disposer d’une grande marge de manœuvre.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 121.
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 96.
Loi des coroners, L.Q. 1966-67, ch. 19.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C (1985), ch. F-7, art. 2(1) (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 1), 18 (mod., idem, art. 4), 18.1 (édicté, idem, art. 5).
Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I-11, art. 2, 6, 12, 13.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 1203(3) (mod. par DORS/79-57, art. 20).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien c. Ranville et autre, [1982] 2 R.C.S. 518; (1982), 139 D.L.R. (3d) 1; [1983] 1 C.N.L.R. 12; 44 N.R. 616; [1983] R.D.J. 16; Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60; (1983), 2 D.L.R. (4th) 193; 4 Admin. L.R. 205; 7 C.C.C. (3d) 385; 37 C.R. (3d) 289; 51 N.R. 81; Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97; (1995), 141 N.S.R. (2d) 1; 124 D.L.R. (4th) 129; 403 A.P.R. 1; 98 C.C.C. (3d) 20; 39 C.R. (4th) 141; 28 C.R.R. (2d) 1; 180 N.R. 1; Howe v. Institute of Chartered Accountants of Ontario (1994), 19 O.R. (3d) 483; 118 D.L.R. (4th) 129; 74 O.A.C. 26 (C.A.).
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Richards v. New Brunswick (Commission of Inquiry into the Kingsclear Youth Training Centre), [1996] N.B.J. No 272 (B.R.) (QL); Re Nelles et al. and Grange et al. (1984), 46 O.R. (2d) 210; 9 D.L.R. (4th) 79; 42 C.P.C. 109; 3 O.A.C. 40 (C.A.); Starr c. Houlden, [1990] 1 R.C.S. 1366; (1990), 68 D.L.R. (4th) 641; 55 C.C.C. (3d) 472; 110 N.R. 81; 41 O.A.C. 161; O’Hara c. Colombie-Britannique, [1987] 2 R.C.S. 591; (1987), 45 D.L.R. (4th) 527; [1988] 1 W.W.R. 216; 19 B.C.L.R. (2d) 273; 38 C.C.C. (3d) 233; 80 N.R. 127; Faber c. La Reine, [1976] 2 R.C.S. 9; (1975), 65 D.L.R. (3d) 423; 37 C.C.C. (2d) 717; 32 C.R. (N.S.) 3; 6 N.R. 1; Consortium Developments (Clearwater) Ltd. v. Sarnia (City) (1996), 30 O.R. (3d) 1 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES :
Gage v. Ontario (Attorney-General) (1992), 90 D.L.R. (4th) 537; 55 O.A.C. 47 (C. div. de l’Ont.); Board of Education of District No. 15 v. Human Rights Board of Inquiry (N.B.) (1989), 100 N.B.R. (2d) 181; 62 D.L.R. (4th) 512; 252 A.P.R. 181; 10 C.H.R.R. D/6426 (C.A.); Bell c. Ontario Human Rights Commission, [1971] R.C.S. 756; (1971), 18 D.L.R. (3d) 1; Law Society of Upper Canada v. Canada (Attorney General) (1996), 28 O.R. (3d) 460; 134 D.L.R. (4th) 300; 67 C.P.R. (3d) 48 (Div. gén.); Braaten v. Sargent and Attorney-General for British Columbia (1967), 61 D.L.R. (2d) 678; 59 W.W.R. 531 (C.S.C.-B.); Khan v. College of Physicians and Surgeons of Ontario (1992), 9 O.R. (3d) 641; 94 D.L.R. (4th) 193; 76 C.C.C. (3d) 10; 57 O.A.C. 115 (C.A.); Weerasinge c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 330 17 Admin. L.R. (2d) 214; 22 Imm. L.R. (2d) 1; 161 N.R. 200 (C.A.); Bovbel c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 2 C.F. 563 (1994), 113 D.L.R. (4th) 415; 18 Admin. L.R. (2d) 169; 167 N.R. 10 (C.A.); Re Sawyer and Ontario Racing Commission (1979), 24 O.R. (2d) 673; 99 D.L.R. (3d) 561 (C.A.); Re Bernstein and College of Physicians and Surgeons of Ontario (1977), 15 O.R. (2d) 447; 76 D.L.R. (3d) 38; 1 L.M.Q. 56 (C. div.); Adair v. Ontario (Health Disciplines Board) (1993), 15 O.R. (3d) 705; 67 O.A.C. 202 (C. div.).
DOCTRINE
Anthony, Russell J. and Alastair R. Lucas. A Handbook on the Conduct of Public Inquiries in Canada, Toronto : Butterworths, 1985.
Canada. Chambre des communes. Comité permanent de la santé et du bien-être social, des affaires sociales, du troisième âge et de la condition féminine. Tragédie et enjeu : La transfusion sanguine au Canada et le VIH, mai 1993 (Présidence : Stanley Wilbee).
De Smith, S. A. et al. Judicial Review of Administrative Action, 5th ed., London : Sweet & Maxwell, 1995.
Krindle, Ruth and Ross Nugent. « Public Interest v. Private Rights : Striking the Balance in Administrative Law » in Isaac Pitblado Lectures. University of Manitoba, Faculty of Law : Winnipeg, 1990.
APPEL et APPELS INCIDENTS d’un jugement de la Section de première instance ([1996] 3 C.F. 259 (1996), 136 D.L.R. (4th) 449; 37 Admin. L.R. (2d) 260) rejetant les demandes de contrôle judiciaire de préavis envoyés en vertu de l’article 13 de la Loi sur les enquêtes. Appel rejeté, appels incidents accueillis en partie.
AVOCATS :
Earl A. Cherniak, c.r. et Kirk F. Stevens pour les appelants.
Stephen T. Goudge, c.r., Richard P. Stephenson et Monica J. E. McCauley pour la contre-appelante, Connaught Laboratories Limited.
Philip Spencer, c.r. et Tim Farrell pour la contre-appelante, Baxter Corporation.
Randal T. Hughes, Tracey N. Patel et Chris D. Woodbury pour la contre-appelante, Bayer Inc.
Douglas G. Garbig pour le contre-appelant, Craig Anhorn.
John C. Murray, Angus T. McKinnon, Michele J. Lawford et Melanie Sopinka pour l’intimé.
Bonnie A. Tough pour l’intervenante, la Canadian Hemophilia Society.
R. Douglas Elliott et Patricia A. M. Lefebour pour la Canadian AIDS Society.
Philip S. Tinkler pour l’intervenante, la Hepatitis C Survivors’ Society.
Dawna J. Ring pour l’intervenante, Janet Connors (Infected Spouses and Children Association).
Lori A. Stoltz et Allan D. J. Dick pour l’intervenant, HIV-T Group (Blood Transfused).
Pierre R. Lavigne pour l’intervenant, le Groupe de l’hépatite C.
William A. Selnes pour l’intervenante, Canadian Hemophiliacs Infected with HIV.
Paul C. Nesseth pour l’intervenant, Gignac, Sutts Group.
David G. Harvey pour l’intervenante, Toronto and Central Ontario Regional Hemophilia Society.
Personne n’a comparu pour le compte de Jean-Daniel Couture et Guy-Henri Godin.
PROCUREURS :
Lerner & Associates, Toronto, pour les appelants.
Gowling, Strathy & Henderson, Toronto, pour la contre-appelante, Connaught Laboratories Limited.
Blaney, McMurtry, Stapells, Friedman, Toronto, pour la contre-appelante, Baxter Corporation.
Fraser & Beatty, Toronto, pour la contre-appelante, Bayer Inc.
Roebuck, Garbig, Toronto, pour le contre-appelant, Craig Anhorn.
Genest, Murray, DesBrisay, Lamek, Toronto, pour l’intimé.
Blake, Cassels & Graydon, Toronto, pour l’intervenante, la Canadian Hemophilia Society.
Elliott, Rodrigues, Toronto, pour l’intervenante, la Canadian AIDS Society.
Tinkler, Morris, Toronto, pour l’intervenante, la Hepatitis C Survivors’ Society.
Buchan, Derrick & Ring, Halifax, pour l’intervenante, Janet Connors (Infected Spouses and Children Association).
Goodman and Carr, Toronto, pour l’intervenant, HIV-T Group (Blood Transfused).
Pierre R. Lavigne, Ottawa, pour l’intervenant, le Groupe de l’hépatite C.
Kapoor, Selnes, Klimm & Brown, Melfort (Saskatchewan), pour l’intervenante, Canadian Hemophiliacs Infected with HIV.
Gignac, Sutts, Windsor, pour l’intervenant, Gignac, Sutts Group.
David G. Harvey, Burlington (Ontario), pour l’intervenante Toronto and Central Ontario Regional Hemophilia Society.
Marchand, Magnan, Melançon, Forget, Montréal, pour les intervenants, Jean-Daniel Couture et Guy-Henri Godin.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
Le juge Décary, J.C.A. :
Les faits
Le 4 octobre 1993, le gouvernement du Canada confiait à un juge de la Cour d’appel de l’Ontario, l’honorable Horace Krever (ci-après le commissaire) le mandat de faire enquête et rapport sur le système canadien d’approvisionnement en sang. Les termes de ce mandat émis en vertu de la partie I de la Loi sur les enquêtes[1] (la Loi) étaient les suivants :
C.P. 1993-1879
Copie certifiée conforme au procès-verbal d’une
réunion du Comité du Conseil privé, approuvé
par Son Excellence le Gouverneur général
le 4 octobre 1993.
Sur recommandation de la Première ministre, le Comité du Conseil privé recommande que soit émise, en vertu de la Partie I de la Loi sur les enquêtes, une commission revêtue du Grand Sceau du Canada portant nomination de l’honorable Horace Krever, un juge de la Cour d’appel de l’Ontario, à titre de commissaire chargé de faire enquête et rapport sur le mandat, l’organisation, la gestion, les opérations, le financement et la réglementation de toutes les activités du système canadien d’approvisionnement en sang, y compris les événements entourant la contamination de réserves de sang au début des années 1980, en examinant, sans limiter la portée générale de l’enquête,
•€€€€€€ l’organisation et l’efficacité des systèmes actuels et antérieurs d’approvisionnement en sang et en produits du sang au Canada;
•€€€€€€ les rôles, opinions et idées des groupes d’intérêts concernés; et
•€€€€€€ les structures et expériences d’autres pays, particulièrement ceux qui ont des systèmes fédéraux comparables.
Le Comité recommande en outre :
1. que, en vertu de l’article 56 de la Loi sur les juges, l’honorable Horace Krever soit autorisé à agir à titre de commissaire aux fins de l’enquête;
2. que le Commissaire soit autorisé à adopter les méthodes et procédures qui lui apparaîtront les plus indiquées pour la conduite de l’enquête et à siéger aux moments et aux endroits qu’il jugera opportuns;
3. que le Commissaire soit autorisé à louer les locaux et les installations que nécessite l’enquête, conformément aux politiques du Conseil du Trésor;
4. que le Commissaire soit autorisé à recourir, comme le prévoit l’article 11 de la Loi sur les enquêtes, aux services d’experts et d’autres personnes qui seront rémunérés et remboursés selon les taux approuvés par le Conseil du Trésor;
5. que le Commissaire reçoive instruction de faire savoir au gouverneur en conseil, d’ici au 30 novembre 1993, s’il juge nécessaire, pour atteindre les objectifs de l’enquête, de fournir une aide financière à des intervenants pour les dédommager des frais qu’ils devront engager pour témoigner à l’enquête et, si tel est le cas, de l’informer de l’étendue de l’aide à accorder à cette fin, quand, à son avis, elle servirait l’intérêt public, compte tenu du programme de restrictions financières du gouvernement, ainsi que de la manière dont elle serait administrée;
6. que le Commissaire reçoive instruction de présenter au gouverneur en conseil, au plus tard le 31 mai 1994, un rapport provisoire dans les deux langues officielles sur la sécurité du système d’approvisionnement en sang, en l’accompagnant de recommandations pertinentes quant aux mesures pouvant être prises pour corriger toute lacune actuelle du système;
7. que le Commissaire reçoive instruction de présenter au gouverneur en conseil, au plus tard le 30 septembre 1994, un rapport final dans les deux langues officielles contenant des recommandations quant aux mesures à prendre pour assurer l’efficacité et l’efficience futures du système d’approvisionnement en sang au Canada et traitant notamment :
•€€€€€€€€ des principes financiers, juridiques et de gestion qui le gouvernent, ainsi que de ses aspects médicaux et scientifiques;
•€€€€€€€€ des rôles et responsabilités qu’il convient qu’aient à son égard les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux, la Société canadienne de la Croix-Rouge et d’autres organisations concernées;
•€€€€€€€€ des relations contractuelles et autres qui devraient exister entre les gouvernements et les organisations qui interviennent dans le système;
•€€€€€€€€ des implications en matière de ressources, y compris en ce qui touche les affectations actuelles;
•€€€€€€€€ des pouvoirs correspondant aux recommandations faites concernant les responsabilités et les attributions; et
•€€€€€€€€ des mesures à prendre pour donner suite à ces recommandations; et
8. que le Commissaire reçoive instruction de remettre les dossiers et documents de l’enquête au greffier du Conseil privé dès qu’il sera raisonnablement possible de le faire après la fin de l’enquête.
Le 27 octobre 1993, le juge Krever recevait sa commission « à titre de commissaire, en vertu de la partie I de la Loi sur les enquêtes, sur la sécurité du système canadien d’approvisionnement du sang ».
Les 10 et 15 décembre 1993 et le 6 avril 1994, les gouvernements des provinces de l’Île-du-Prince-Édouard, de l’Ontario et de la Saskatchewan emboîtaient tour à tour le pas et confiaient un mandat analogue au juge Krever. Je note au passage ces deux considérants qui se trouvent dans le décret de l’Île-du-Prince-Édouard :
[traduction] ET CONSIDÉRANT QUE des inquiétudes ont été manifestées suivant lesquelles certains organismes non gouvernementaux ou certains tiers peuvent tenter de limiter la portée de l’enquête ou entraver ses recherches en contestant la compétence d’une commission créée par le gouvernement fédéral pour faire enquête et rapport sur des questions relevant de la compétence provinciale;
ET CONSIDÉRANT QUE la neutralisation possible des objectifs de la Commission d’enquête est contraire à l’intérêt public de cette province. [D.A., vol. 35, à la p. 6942.]
La Commission a tenu des audiences publiques dans tout le Canada entre le 22 novembre 1993 et le 21 décembre 1995. Un rapport provisoire a été rendu public, conformément à l’article 6 du mandat, le 24 février 1995. Le rapport final prévu par l’article 7 est en voie de préparation. Le Commissaire a vu son mandat prolonger au 30 avril 1997.
Le 26 octobre 1995, les avocats de la Commission ont envoyé à toutes les parties une note les invitant à indiquer au commissaire, au plus tard le 10 novembre 1995, les conclusions détaillées de faute qu’elles souhaiteraient que le commissaire tire à l’endroit d’autres personnes, « en vue de leur inclusion possible dans les préavis que pourrait adresser le Commissaire ». Il fut par la suite convenu que les observations ainsi reçues par la Commission ne seraient lues que par les avocats du commissaire, ne seraient pas transmises aux autres parties non plus qu’aux personnes à l’égard desquelles des allégations de faute étaient proposées et demeureraient confidentielles à moins que leurs auteurs ne les rendent publiques lors d’une éventuelle audience de la Commission.
Le 21 décembre 1995, qui était le dernier jour prévu pour la tenue d’audiences, les avocats de la Commission envoyaient quarante-cinq préavis, en application de l’article 13 de la Loi sur les enquêtes, dans lesquels quatre-vingt-quinze individus, personnes morales ou gouvernements étaient nommément désignés.
Ces préavis se lisaient comme suit :
SACHEZ que le Commissaire peut formuler les conclusions suivantes, lesquelles peuvent équivaloir à une conclusion d’inconduite[[2]] au sens de la Loi sur les enquêtes.
…
ET SACHEZ que vous avez le droit d’être entendu, en personne ou par l’entremise d’un avocat, sur ces conclusions potentielles …
Les préavis contenaient, selon le cas, entre une et une centaine d’allégations de faute.
Il sera utile de reproduire dès maintenant les dispositions pertinentes de cette Loi :
PARTIE I
ENQUÊTES PUBLIQUES
2. Le gouverneur en conseil peut, s’il l’estime utile, faire procéder à une enquête sur toute question touchant le bon gouvernement du Canada et la gestion des affaires publiques.
…
PARTIE II
ENQUÊTES MINISTÉRIELLES
6. Le ministre chargé d’un ministère fédéral peut, avec l’autorisation du gouverneur en conseil, nommer un ou plusieurs commissaires pour faire enquête et rapport sur toute question touchant l’état et l’administration des affaires de son ministère, dans son service interne ou externe, et sur la conduite, en ce qui a trait à ses fonctions officielles, de toute personne y travaillant.
…
PARTIE III
DISPOSITIONS GÉNÉRALES
…
12. Les commissaires peuvent autoriser la personne dont la conduite fait l’objet d’une enquête dans le cadre de la présente loi à se faire représenter par un avocat. Si, au cours de l’enquête, une accusation est portée contre cette personne, le recours à un avocat devient un droit pour celle-ci.
13. La rédaction d’un rapport défavorable ne saurait intervenir sans qu’auparavant la personne incriminée ait été informée par un préavis suffisant de la faute qui lui est imputée et qu’elle ait eu la possibilité de se faire entendre en personne ou par le ministère d’un avocat.
Plusieurs récipiendaires des préavis ont alors présenté des demandes de contrôle judiciaire. Ils soutenaient, dans un premier temps, que le commissaire n’avait pas le pouvoir de formuler les conclusions de droit relatives à leur responsabilité civile ou criminelle que contiennent, selon eux, les préavis attaqués. Ils soutenaient, dans un second temps, que si le commissaire avait ce pouvoir, il était forclos de l’exercer en raison des assurances qu’il avait données à l’effet qu’il ne l’exercerait pas et qui avaient amené les parties à accepter un mode de déroulement de l’enquête qu’elles n’eussent pas autrement accepté. Ils soutenaient, dans un troisième temps, que l’envoi des préavis à la toute fin des audiences violait les règles d’équité procédurale. La Croix-Rouge prétendait également que les avocats de la Commission ne devraient pas participer à la rédaction du rapport final puisqu’ils avaient contribué à la préparation des préavis et ainsi pris position contre les appelants et qu’ils avaient pris connaissance d’observations confidentielles qui n’avaient pas été portées à la connaissance de toutes les parties et personnes concernées.
Le 27 juin 1996, monsieur le juge Richard rejetait les demandes de contrôle judiciaire[3]. Il concluait, essentiellement, que le commissaire avait compétence pour envoyer des préavis; que l’attaque était prématurée, les requérants ayant l’opportunité de répondre aux allégations de faute et pouvant, le cas échéant, demander l’annulation des conclusions tirées dans le rapport final; et que toutes les sauvegardes procédurales avaient été données aux requérants au cours des audiences. Il concluait aussi qu’il était prématuré de se prononcer sur la question de la participation des avocats de la Commission à la rédaction du rapport final.
Douze des individus désignés, ainsi que la Société canadienne de la Croix-Rouge (Croix-Rouge), Connaught Laboratories Limited (Connaught), Bayer Inc. (Bayer) et Baxter Corporation (Baxter) en ont appelé de l’ordonnance du juge Richard. Pour des raisons propres aux Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663], en l’espèce le paragraphe 1203(3) [mod. par DORS/79-57, art. 20], les premiers à déposer leur avis d’appel (la Croix-Rouge et onze de ses employés ou administrateurs, désignés collectivement comme la Croix-Rouge) ont seuls qualité d’appelants; les autres, soit Connaught, Bayer, Baxter et M. Craig A. Anhorn (Anhorn) (un ancien employé de la Croix-Rouge qui a choisi d’agir de façon autonome), sont réputés avoir déposé un appel incident. Pour les fins des présents motifs, je les considérerai collectivement comme les appelants, ce qui ne m’empêchera pas, le moment venu, d’examiner leur situation particulière ou leurs arguments propres.
Les appelants ont soulevé en appel à peu près les mêmes arguments que ceux qu’ils avaient soulevés devant le juge Richard.
Il y a lieu de noter au départ que les appelants n’ont attaqué la légalité ou la validité ni de la Loi sur les enquêtes, ni de l’arrêté en conseil qui établissait les termes du mandat. Je tiens en conséquence pour acquis que les objectifs poursuivis par le gouverneur en conseil d’abord, par le commissaire ensuite, sont valides et touchent « le bon gouvernement du Canada ou la gestion des affaires publiques » au sens de l’article 2 de la Loi.
Il faut préciser, aussi, que les appelants ne cherchent pas à mettre un terme à l’enquête ni à empêcher le commissaire de publier éventuellement son rapport final. Ce n’est pas le pouvoir du commissaire d’envoyer des préavis qu’ils remettent en question, mais son pouvoir d’envoyer des préavis formulés et donnés de la manière retenue par le commissaire en l’espèce. Le pouvoir du commissaire de conclure, dans son rapport final, à la faute d’une personne sans détermination de responsabilité civile ou criminelle, n’est pas remis en question, sous réserve, évidemment, de la réception par cette personne d’un préavis suffisant.
Il importe de souligner, de plus, que cet appel porte sur les pouvoirs d’un commissaire nommé en vertu de la partie I de la Loi. Mon analyse serait peut-être différente dans le contexte d’une enquête ministérielle menée en vertu de la partie II sur la conduite d’un fonctionnaire.
Il y a lieu, enfin, avant d’entrer dans le vif du sujet, de disposer d’un argument soulevé en désespoir de cause par l’un des intervenants : la Cour fédérale n’aurait pas compétence pour disposer d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision du commissaire, du fait que ce dernier soit un juge nommé par le gouvernement fédéral en vertu de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867[4] et échappe ainsi à la définition d’« office fédéral » contenue au paragraphe 2(1) de la Loi sur la Cour fédérale[5] .
Cet argument ne résiste pas à l’analyse. Ce n’est pas en sa qualité de juge que le commissaire Krever est nommé; les mots « un juge », dans le décret, sont là pour l’identifier, et non pour le qualifier. L’argument aurait eu plus de poids si le décret avait utilisé les mots « en tant que juge » ou « en sa qualité de juge » (« as a judge », par exemple, dans le texte anglais). Cette question a d’ailleurs été tranchée par la Cour suprême du Canada dans Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien c. Ranville et autre[6], lorsque le juge Dickson, qui n’était pas encore juge en chef, a conclu qu’un juge ne siège pas comme juge lorsqu’il exerce « une compétence exceptionnelle n’ayant aucun rapport avec ses fonctions ordinaires ». Il est certain que les fonctions de monsieur Krever en tant que commissaire n’ont aucun rapport avec ses fonctions en tant que juge.
I. Le mandat du commissaire
Un mot sur le mandat du commissaire. Ce mandat est émis en vertu de la partie I de la Loi. Il vise « toutes les activités du système canadien d’approvisionnement en sang » et ce commissaire a reçu mission de faire enquête « sur la sécurité du système canadien d’approvisionnement du sang ». Mandat particulièrement vaste s’il en est, il a été défini par le gouverneur en conseil dans la foulée du troisième rapport du Sous-comité sur les questions de santé du Comité parlementaire permanent de la santé et du bien-être social, des affaires sociales, du troisième âge et de la condition féminine. Ce rapport, intitulé Tragédie et enjeu : La transfusion sanguine au Canada et le VIH (le rapport Wilbee) a été rendu public le 13 mai 1993.
Le Sous-comité a conclu qu’en dépit de ses efforts, il ne pouvait répondre à certaines questions essentielles, telles celles de savoir si le dépistage des anticorps avait été mis sur pied aussi rapidement qu’on le pouvait et si la prise des décisions dans le système canadien de collecte et de distribution de sang à l’époque pertinente avait occasionné des retards inévitables ou contribué à de tels retards; ou encore celle de savoir s’il était possible que des considérations financières aient joué un rôle, par exemple, sur la disponibilité de fonds destinés à effectuer le plus rapidement possible la transition au facteur VIII, un produit sanguin utilisé principalement par les hémophiles.
Aussi, le rapport Wilbee faisait-il, entre autres recommandations, la suivante[7] :
RECOMMANDATION No l
Le Sous-comité recommande fortement que soit réalisée une enquête publique sur le système canadien de collecte et de distribution de sang, qui porterait principalement sur l’efficacité et la fiabilité du système. L’enquête comprendrait notamment un examen complet des événements qui se sont produits au cours des années 1980, lorsque les stocks canadiens de sang ont été contaminés par le virus de l’immunodéficience humaine, l’agent pathogène associé au sida.
Le ministre fédéral de la Santé à l’époque, Mary Collins (la ministre), s’engageait alors à tenir une enquête ayant mandat de rechercher soigneusement de quelle façon et pourquoi tant de personnes avaient été infectées avant que ne débute l’examen systématique des dons de sang vers la fin de 1985, de manière à éviter que cela ne se produise plus jamais.
C’est dans ce contexte que fut défini le mandat du commissaire Krever. S’il est certain que ce mandat n’est pas expressément axé sur la conduite des appelants—contrairement, par exemple, à la plupart des mandats dont il sera question dans ces motifs », il est tout aussi certain qu’il permet d’enquêter sur « les événements entourant la contamination de réserves de sang au début des années 1980 », ce qui suppose nécessairement la conduite des appelants dans le cadre desdits événements. Ainsi que le disait le juge Beetz dans Bisaillon c. Keable[8] :
Il me semble que le pouvoir de faire enquête sur un événement précis comporte accessoirement mais nécessairement le pouvoir d’enquêter sur le comportement des personnes impliquées …
Le commissaire a de toute évidence décidé de consacrer une partie importante de son enquête à la conduite des personnes impliquées dans les événements du début des années 1980 et il lui était tout à fait loisible d’interpréter son mandat en ce sens à la lumière du contenu du rapport Wilbee et des déclarations de la ministre. Les tribunaux reconnaissent une grande latitude aux commissaires en ce qui a trait à l’interprétation de l’étendue de leur mandat et il est difficile de concevoir qu’un commissaire puisse faire des recommandations utiles pour l’avenir s’il n’a pas la possibilité de rechercher les enseignements du passé. Le pouvoir de recommandation du commissaire se limite certes au présent (article 6) et à l’avenir (article 7), mais son pouvoir d’enquête et de rapport s’étend manifestement au passé.
II. Les demandes de contrôle judiciaire sont-elles prématurées?
Le commissaire soutient que les demandes de contrôle judiciaire sont prématurées, car les préavis ne seraient qu’un acte administratif faisant état de conclusions hypothétiques. Le juge Richard a retenu cet argument, encore que je ne suis pas certain qu’il ait rejeté les demandes pour ce motif. Il s’est exprimé en ces termes[9] :
L’argument principal des requérants repose sur le raisonnement selon lequel le commissaire ne peut formuler dans les préavis des allégations qui, selon eux, équivaudraient à une décision portant responsabilité civile ou criminelle parce que ce genre de conclusions n’est pas autorisé. Toutefois, le commissaire n’a pas tiré de telles conclusions; il a simplement signifié à certaines personnes le préavis prescrit par la loi concernant la faute qui leur est imputée. Les requérants me demandent non seulement de reconnaître qu’ils ont décrit avec justesse les allégations, mais aussi de conclure qu’il est possible que le commissaire ait tiré de telles conclusions et que, s’il l’a fait, celles-ci outrepassent son mandat.
Comme il fut fait dans les affaires Landreville (Landreville c. La Reine, [1977] 2 C.F. 726 (1re inst.)) et Richards [[10]], les conclusions du commissaire, une fois publiées, pourront être examinées individuellement et être annulées si elles outrepassent le mandat de la Commission. À l’heure actuelle, toutefois, la Cour n’est saisie que d’un acte administratif posé par le commissaire par l’entremise de ses avocats, c’est-à-dire la décision de signifier le préavis prescrit par la loi aux parties intéressées. Ce préavis est fourni afin de protéger les intérêts d’une personne. Tout argument s’opposant à ce que le commissaire accepte les allégations ainsi portées peut à bon droit être soulevé devant lui, étant donné que toutes les personnes qui ont reçu les préavis auront l’occasion de se faire entendre.
Je ne suis pas d’accord. Il importe peu qu’on qualifie d’« administratif » l’acte posé par le commissaire de signifier le préavis prescrit par la Loi; il est en effet acquis, dans la jurisprudence moderne, que la nature soi-disant « administrative » d’un acte ne met pas cet acte à l’abri du contrôle judiciaire. Par ailleurs, le fait que les appelants pourraient, lors de la publication du rapport, demander l’annulation de conclusions tirées par le commissaire, ne saurait en lui-même priver les appelants de leur droit de chercher à l’avance à empêcher le commissaire de tirer semblables conclusions dans son rapport. L’un des objectifs du contrôle judiciaire des décisions de l’administration est de prévenir que soient posés des actes que l’administration n’a pas le pouvoir de poser, et un moyen reconnu par la Loi sur la Cour fédérale pour ce faire, est l’obtention d’un bref de prohibition (voir les alinéas 18(1)a) [mod. par L.C. 1990, c. 8, art. 4] et 18.1(3)b) [édicté, idem, art. 5] de la Loi)[11].
Il m’apparaît aller de soi que si le commissaire n’a pas compétence pour formuler dans son rapport final les conclusions contre lesquelles ses avocats mettent les appelants en garde dans les préavis, il n’a pas davantage compétence pour en faire l’objet d’un préavis. On doit supposer que la conclusion hypothétique énoncée dans un préavis en est une qu’un commissaire a le pouvoir d’énoncer pour de vrai dans son rapport. Un administré ne devrait pas être menacé d’un acte que l’administration n’a pas le pouvoir de poser ni être contraint de chercher à réfuter, par un complément d’enquête, une conclusion que l’administration n’a pas de toute façon le pouvoir de tirer. Ce n’est pas, ici, pure spéculation du commissaire qui est attaquée et qu’on aurait glanée de son comportement ou de ses propos lors de l’enquête, mais l’opinion clairement exprimée par des représentants du commissaire selon laquelle il est possible que de telles conclusions soient tirées; cette possibilité est énoncée formellement dans un préavis requis par la Loi, lequel préavis confère aux appelants le droit incontournable d’être entendus s’ils le jugent à propos et en l’absence duquel le commissaire ne pourrait, dans son rapport final, imputer une faute à la personne concernée.
De Smith, Woolf et Jowell, dans la plus récente édition de Judicial Review of Administrative Action[12], ont abordé en ces termes la question de la demande prématurée d’un bref de prohibition :
[traduction] Il n’est pas du tout clair où se situe le premier moment où une demande de bref de prohibition peut être présentée. Si l’absence de compétence est évidente, le bref de prohibition peut être demandé immédiatement. Si elle n’est pas évidente, la demande doit attendre jusqu’à ce que le tribunal ait effectivement excédé sa compétence (par exemple en continuant l’audience après une décision erronée sur un fait attributif de compétence) ou qu’il soit sans aucun doute sur le point d’excéder sa compétence (par exemple lorsqu’il a annoncé son intention d’examiner des questions sur lesquelles il n’a pas le pouvoir d’enquêter … c’est la doctrine généralement acceptée.
Dans le cas présent, si le commissaire n’a pas la compétence d’énoncer dans son rapport les conclusions qu’il a annoncées dans les préavis, il s’agit d’un cas de manque de compétence apparent ou à tout le moins d’un cas où le commissaire [traduction] « est sans aucun doute sur le point d’excéder sa compétence ». Il serait odieux de forcer les appelants à attendre le dépôt du rapport avant de les autoriser à se plaindre : le mal sera dès lors plus grand et vraisemblablement irréparable.
En principe, donc, j’estime qu’il est possible de demander l’annulation de préavis qu’un commissaire décide de donner en vertu de l’article 13. En pratique, toutefois, j’estime que les tribunaux doivent faire preuve de retenue extrême avant d’intervenir à ce stade. Les préavis ne font point état de l’opinion du commissaire; ils ne font état que de la possibilité que ce dernier émette l’opinion qu’une faute a été commise. Les allégations ne sont pas (ou ne devraient pas être) formulées dans un langage juridique et ne doivent pas être scrutées à la loupe. Lorsqu’un commissaire décide de regrouper plusieurs allégations dans un même préavis, ce dernier peut paraître plus accablant que ne le sera le rapport final dans lequel les conclusions de faute, s’il en est, seront vraisemblablement dispersées. Puisque, par définition, un préavis énonce des allégations possibles de faute, il est inévitable qu’il dépeigne défavorablement la conduite de son destinataire et que ce dernier croit sa réputation ternie du seul fait qu’un préavis lui a été envoyé. Autant de raisons, donc, pour la Cour de situer le préavis dans son contexte et de ne pas en dramatiser la portée.
Les tribunaux ne devraient intervenir que là où le contenu du préavis suppose un excès de compétence manifeste ou révèle un manquement flagrant aux règles de justice naturelle. Ce devoir de prudence s’explique aisément. Les commissions d’enquête sont devenues parties intégrantes de notre vie démocratique. Je ne puis faire mieux, ici, que de reprendre certains des propos tenus par le juge Cory dans Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray)[13] :
En tant qu’organismes ad hoc, les commissions d’enquête sont libres d’un bon nombre des entraves institutionnelles qui limitent parfois l’action des diverses branches de gouvernement. Elles sont constituées pour répondre à un besoin, bien qu’il faille malheureusement admettre qu’elles doivent souvent leur existence à des tragédies comme un désastre industriel, des écrasements d’avions, des décès inexpliqués de jeunes enfants, des allégations d’exploitation sexuelle d’enfants largement répandue ou des erreurs judiciaires graves.
…
L’une des principales fonctions des commissions d’enquête est d’établir les faits. Elles sont souvent formées pour découvrir la « vérité », en réaction au choc, au sentiment d’horreur, à la désillusion ou au scepticisme ressentis par la population. Comme les cours de justice, elles sont indépendantes; mais au contraire de celles-ci, elles sont souvent dotées de vastes pouvoirs d’enquête. Dans l’accomplissement de leur mandat, les commissions d’enquête sont, idéalement, dépourvues d’esprit partisan et mieux à même que le Parlement ou les législatures d’étudier un problème dans la perspective du long terme. Les cyniques dénigrent les commissions d’enquête, parce qu’elles seraient un moyen utilisé par le gouvernement pour faire traîner les choses dans des situations qui commanderaient une prompte intervention. Pourtant, elles peuvent remplir, et remplissent de fait, une fonction importante dans la société canadienne. Dans les périodes d’interrogation, de grande tension et d’inquiétude dans la population, elles fournissent un moyen d’informer les Canadiens sur le contexte d’un problème préoccupant pour la collectivité et de prendre part aux recommandations conçues pour y apporter une solution. Le statut et le grand respect dont jouit le commissaire, ainsi que la transparence et la publicité des audiences, contribuent à rétablir la confiance du public non seulement dans l’institution ou la situation visées par l’enquête, mais aussi dans l’ensemble de l’appareil de l’État. Elles constituent un excellent moyen d’informer et d’éduquer les citoyens inquiets.
Ce devoir de prudence s’impose d’autant plus en l’espèce que l’enquête dont il s’agit est d’une importance littéralement vitale pour tous les Canadiens, que son dénouement est prochain et qu’elle s’était, jusqu’au moment de l’envoi des préavis, déroulée sans problèmes juridiques sérieux. Ainsi que le notait le juge d’appel Finlayson, dans Howe v. Institute of Chartered Accountants of Ontario[14] :
[traduction] Je ne pense pas que nous devrions encourager des demandes comme celles-ci, qui ont pour effet de fragmenter et de prolonger les procédures, sauf dans les cas les plus clairs.
Ce respect de l’institution qu’est devenue au Canada l’établissement d’une commission d’enquête, ne doit cependant pas être aveugle. La fin recherchée, si légitime et si importante soit-elle, ne justifie pas tous les moyens qu’on puisse utiliser pour y arriver. La recherche de la vérité n’excuse pas la violation des droits des personnes sous enquête. La vulnérabilité et l’impuissance des personnes dont la conduite est examinée dans le cadre d’une enquête publique menée en vertu de la partie I de la Loi sont telles que les tribunaux ne doivent pas permettre que se continue une enquête au cours de laquelle un commissaire abuse ostensiblement de ses pouvoirs et transforme son rôle d’enquêteur en celui d’inquisiteur. La vigilance des tribunaux est d’autant plus nécessaire que les pouvoirs des commissaires sont considérables et les occasions d’abus, faciles, nombreuses et souvent tentantes. Ainsi que l’observait le juge Cory[15] :
… il y a le risque que les commissions d’enquête, libérées d’un bon nombre des contraintes institutionnelles auxquelles sont assujetties les diverses branches de gouvernement, soient aussi en mesure d’agir sans les garanties qui protègent d’ordinaire les droits individuels contre l’action gouvernementale.
Bryan Schwartz notait avec justesse les dangers qui guettent un commissaire[16] :
[traduction] Par ailleurs, un intérêt dans la promotion d’une cause générale peut fausser le jugement de la personne même la plus judicieuse. Le danger d’une perception faussée est particulièrement sérieux pour ceux qui tirent une gratification personnelle du fait qu’ils se sentent vertueux et qu’ils sont perçus comme tels. La plupart des enquêtes publiques visent à découvrir la source de quelque chose que chacun croit mauvais—usage de drogues dans les sports, corruption politique, comportement policier répréhensible—et un commissaire peut être emporté dans l’enthousiasme général pour la réforme au point de ne pouvoir évaluer équitablement la conduite d’un individu.
C’est dans cette double perspective de prudence et de vigilance que j’examinerai maintenant si les prétentions des appelants débordent le cadre de la spéculation et sont à ce point sérieuses qu’elles justifient l’intervention de la Cour. Les appelants, certes, ne demandent pas que l’enquête soit arrêtée ni que le commissaire ne puisse déposer son rapport final. Cependant, l’annulation des préavis dans les circonstances actuelles et à l’étape à laquelle le commissaire en est rendu ne saurait être ordonnée que si les agissements de la Commission, tels que révélés par l’envoi des préavis, sont à ce point troublants que la Cour n’a d’autre choix que d’intervenir pour empêcher dès maintenant que ne soit demain commise une injustice.
III. Pouvoir du commissaire de formuler des conclusions de droit relatives à la responsabilité civile ou criminelle des appelants.
J’examinerai d’abord la prétention des appelants à l’effet qu’un commissaire ne peut faire état d’un manquement à un devoir. J’examinerai ensuite leurs prétentions relatives aux conclusions de responsabilité qu’à leur avis un commissaire ne peut formuler. J’appliquerai enfin les principes que j’aurai dégagés aux préavis en litige.
Je dirai dès le départ qu’une enquête publique sur une tragédie serait bien inutile si elle ne permettait pas d’en identifier les causes et les acteurs de crainte d’atteinte à la réputation et en raison du danger que certaines des conclusions de fait ne soient invoquées dans le cadre de poursuites civiles ou pénales. Il est presque inévitable qu’en cours de route ou dans un rapport final, une telle enquête ternisse des réputations et soulève des interrogations dans le public relativement à la responsabilité de certaines personnes. Je doute qu’il soit possible de satisfaire le besoin d’enquêtes publiques destinées à faire la lumière sur un incident donné, sans porter atteinte de quelque façon à la réputation des personnes impliquées. Et c’est pour ces raisons, justement, que le Parlement et les tribunaux ont imposé des restrictions sévères à l’utilisation que quelqu’un pourrait être tenté de faire, dans un procès civil ou dans un procès criminel, d’éléments de preuve obtenus ou de témoignages rendus en cours d’enquête et des conclusions contenues dans les rapports des commissions d’enquête. Le système mis en place n’est certes pas parfait, mais les tribunaux sont là pour veiller à ce qu’il soit le plus parfait possible.
Les conclusions d’un commissaire, faut-il le rappeler, ne sont que la formulation d’une opinion qu’il s’est faite sur la conduite d’une personne à la suite d’une enquête qui n’applique pas les règles de droit habituelles et dont les règles de procédure et de preuve n’ont pas la rigueur de celles d’un procès entre parties qui s’opposent. Cette opinion n’a pas, ne peut avoir et ne peut prétendre avoir valeur, force ou effet de jugement; elle ne saurait être analysée ou interprétée comme si elle était le fruit d’un procès traditionnel. Ce serait entraver sérieusement le travail d’un commissaire que de le menacer d’une dissection systématique à saveur juridique des conclusions de fait auxquelles il en arrivera.
A) Manquement à un devoir
Selon les appelants, un commissaire ne peut, dans ses conclusions, laisser entendre que le fait de poser ou ne pas poser un geste dénote un défaut de leur part de respecter un critère juridique de conduite qu’ils se devaient de respecter.
L’article 13 de la Loi permet expressément à un commissaire de formuler des conclusions de « faute » (misconduct). Qui dit « faute », dit nécessairement manquement à un critère de conduite. Ce critère peut être moral, légal, scientifique, social, politique etc… Soutenir qu’un commissaire ne peut conclure qu’une personne a manqué à un devoir, c’est enlever tout sens à l’article 13 et c’est à toutes fins utiles bâillonner un commissaire.
B) Conclusions de responsabilité
Les appelants ont longuement plaidé que la Constitution du pays et la règle de droit interdisaient au gouvernement fédéral, de même qu’aux gouvernements provinciaux, de confier à un commissaire le mandat de tirer des conclusions de droit relatives à leur responsabilité civile ou criminelle (ci-après « conclusions de responsabilité »). Il n’est pas nécessaire, en l’espèce, que je me prononce sur cette question, puisque le gouverneur en conseil n’a pas confié un tel mandat au commissaire et que le commissaire a dit lui-même qu’il n’avait pas l’intention de formuler de telles conclusions. Je tiendrai donc pour acquis, aux fins du présent litige, que le commissaire n’a pas le pouvoir de formuler des conclusions de responsabilité.
Que faut-il entendre, alors, par l’expression « conclusions de responsabilité »? Les appelants soutiennent que si les allégations de faute telles que formulées par le commissaire dans les préavis se retrouvaient sous forme de conclusions dans le rapport final, elles équivaudraient à des conclusions de responsabilité que le commissaire n’a pas, selon ses propres dires, le pouvoir d’énoncer. Ce n’est pas à la divulgation de leur nom que les appelants s’en prennent, c’est à la formulation des reproches qui leur seront peut-être faits.
L’expression « conclusions de responsabilité » qu’utilisent les appelants est en quelque sorte consacrée par la pratique et par la jurisprudence. Elle renvoie au décret ontarien qui instituait la commission Grange chargée d’enquêter sur des décès survenus dans un hôpital pour enfants (Re Nelles et al. and Grange et al.)[17], lequel décret interdisait formellement au commissaire de « formuler des conclusions de droit concernant la responsabilité civile ou criminelle ». Le sens de l’expression a été analysé par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Nelles, et cette analyse a été reprise à son compte par la Cour suprême du Canada dans Starr c. Houlden[18] :
[traduction] Une enquête publique n’est pas le moyen de mener des enquêtes sur la perpétration de crimes précis … Une telle enquête est une procédure coercitive et elle est incompatible avec notre notion de justice dans la recherche d’un crime précis et quant à la détermination de la responsabilité civile ou criminelle réelle ou probable.
…
[traduction] Ce qui importe c’est qu’une conclusion du commissaire serait considérée comme une décision par le public et serait susceptible de causer un préjudice grave si une personne nommée par le commissaire comme étant responsable du décès dans les circonstances devait faire face à des accusations dans d’autres procédures. Ce qui importe tout autant, c’est que, si aucune accusation n’était portée par la suite, la personne déclarée responsable par le commissaire n’aurait aucun recours pour défendre sa réputation …
En outre, on peut raisonnablement déduire qu’une personne a l’intention que se réalisent les conséquences naturelles de ses actes et une conclusion défavorable à une infirmière, comme en l’espèce, équivaudrait sans plus à une conclusion interdite par le décret.
Ainsi, selon les appelants, ce ne serait pas tant la formulation précise utilisée par un commissaire—il lui serait par trop facile, en jouant avec les mots, de se soustraire au contrôle judiciaire—qui importe, que l’impression que laisse sur la population la conclusion de fait à laquelle il en arrive.
Je reconnais, avec les appelants, que les passages de Nelles qui ont été repris dans Starr accréditent leur prétention à l’effet que le commissaire ne peut formuler son opinion en des termes qui, aux yeux du public, donneraient à l’opinion exprimée valeur de décision ou de détermination de la responsabilité civile ou criminelle.
C’est à tort, cependant, que les appelants cherchent à transformer en principe de droit général des propos qui n’avaient pas ce but, qui ont été prononcés dans un contexte on ne peut plus particulier et qui, pris à la lettre, paralyseraient à toutes fins utiles les travaux de la plupart des commissions d’enquête.
Disons au départ que les propos en question ont été employés à l’occasion d’enquêtes « sur la perpétration de crimes précis ». Dans Nelles, il ne manquait que le nom de la personne qui aurait délibérément administré le médicament fatal, pour que l’enquête se transformât en enquête policière sur un crime précis et pour qu’il fût évident que la personne nommée aurait été dès lors considérée par l’opinion publique comme l’auteur du crime. Dans Starr, le décret reproduisait à toutes fins utiles le texte de l’article 121 du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46] et donnait même le nom de l’accusée. Il n’est donc pas étonnant que le juge Lamer, qui n’était pas encore juge en chef, s’inspire dans Starr des propos de la Cour d’appel de l’Ontario dans Nelles, puisque les conclusions du commissaire Houlden, si elles avaient été défavorables à Mme Starr, auraient inévitablement confirmé la culpabilité de cette dernière aux yeux du public.
Rappelons également que dans Starr, la question de responsabilité civile ne se posait pas et que le juge Lamer se penchait, non pas sur la teneur des conclusions éventuelles du rapport, mais strictement sur la qualification constitutionnelle de l’objet de l’enquête. Ses propos sont tout au plus obiter dicta.
Soulignons enfin qu’il serait impossible de réconcilier les propos dans Nelles, s’ils avaient été consacrés proposition générale de droit dans Starr, avec l’effet d’une série de décisions prononcées par la Cour suprême elle-même et d’une décision prononcée tout récemment par la Cour d’appel de l’Ontario.
Ainsi, dans O’Hara c. Colombie-Britannique[19], la Cour suprême a permis que soit menée une enquête au terme de laquelle le commissaire devait faire rapport sur « la question de savoir si Jacobsen a subi des blessures alors qu’il était détenu par la police et, dans l’affirmative, sur la gravité de celles-ci, sur la ou les personnes qui les ont infligées, les motifs pour lesquels elles ont été infligées et le moment et l’endroit où les blessures ont été causées ». Dans Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray)[20], la Cour suprême a refusé d’ordonner la suspension d’une enquête visant, notamment, à « déterminer si la négligence a pu causer l’explosion ou y contribuer ». Dans Faber c. La Reine[21], la Cour suprême ne s’inquiétait pas du fait que la Loi des coroners [L.Q. 1966-67, ch. 19] du Québec permettait à ce dernier de déterminer s’il y avait « violence », « négligence » ou « conduite coupable de la part d’un tiers ». Dans Consortium Developments (Clearwater) Ltd. v. Sarnia (City)[22], la Cour d’appel de l’Ontario a permis que soit menée une enquête municipale sur [traduction] « tous les aspects des opérations susmentionnées », incluant « les rapports possibles entre les représentants élus et administratifs de Clearwater, et les mandants et représentants de la Commission, MacPump, l’administrateur et Consortium à l’époque en cause »; il est intéressant de noter que le juge en chef McMurtry, à la page 23, s’est inspiré des propos du juge Richard dans la présente instance.
Il est vrai qu’aucun de ces arrêts ne se penchait sur la formulation proprement dite des conclusions d’un commissaire et que chacun d’eux s’intéressait plutôt à la qualification constitutionnelle, pour des fins de partage des compétences, de l’objet de l’enquête, mais il serait étonnant que la Cour suprême ait autorisé la poursuite d’enquêtes menant inévitablement, de par les termes mêmes des décrets, à des conclusions de fait qui auraient valeur de détermination de responsabilité aux yeux du public, si elle avait été par ailleurs d’avis que de telles conclusions équivalaient à des conclusions interdites de responsabilité. La Cour, à toutes fins utiles, a décidé que ces enquêtes étaient autre chose que des enquêtes criminelles ou que des procès criminels. Ce même raisonnement permet de dire que les conclusions de telles enquêtes ne sont pas des conclusions de responsabilité criminelle, pas plus qu’elles ne sont des conclusions de responsabilité civile. Il est intéressant de constater que la Cour d’appel de l’Ontario qui, pourtant, avait rendu jugement dans l’affaire Nelles, semble avoir accepté ce point de vue dans l’affaire Consortium[23] après avoir passé en revue les arrêts plus récents de la Cour suprême.
Ériger en principe de droit le test proposé dans Nelles serait entraîner la paralysie de commissions d’enquête dont la Cour suprême elle-même a vanté les mérites. Dès lors qu’un commissaire a compétence pour faire rapport sur une faute commise par une personne, il est inévitable, ainsi que je le soulignais plus haut, qu’il pose un jugement de valeur sur la conduite de cette personne; il est probable que cette conclusion de faute porte atteinte d’une façon ou d’une autre à la réputation de cette personne; et il sera toujours possible que quelqu’un, quelque part, interprète la conclusion d’un commissaire, même formulée avec le plus grand soin, comme une détermination de responsabilité.
Les appelants ont concédé à l’audience que le « public » auquel réfère la Cour d’appel de l’Ontario n’est pas n’importe quel public : ce serait le public raisonnablement bien informé des éléments de droit que contient la notion de responsabilité civile ou criminelle. Là encore, à moins que les conclusions d’un commissaire soient rédigées en des termes incontournables sur le plan juridique, quand pourra-t-on dire avec certitude que la combinaison ou le cumul ou le prolongement naturel de conclusions de fait mènent en réalité à une conclusion de droit?
La Cour d’appel de l’Ontario, dans Nelles[24], a elle-même reconnu que le test qu’elle proposait en était un d’[traduction] « extrême difficulté, frôlant parfois l’impossible » et qu’il pouvait mener à une « impasse ». Le juge en chef Daigle, de la Cour du banc de la Reine du Nouveau-Brunswick, s’est récemment heurté à cette difficulté dans Richards v. New Brunswick (Commission of Inquiry into the Kingsclear Youth Training Centre)[25], lorsqu’il a voulu appliquer le test de Nelles, qu’il a décrit comme suit :
[traduction] Il me semble cependant logique, d’après mon interprétation du fondement de cet arrêt, d’inclure dans la définition de l’expression « conclusion de droit relative à la responsabilité civile ou criminelle » des constatations de fait qui visent la conduite de personnes nommées et comportent tous les éléments d’un crime, d’un délit civil ou d’un autre fondement juridique de la responsabilité civile. Il semble en effet nécessaire de donner une définition aussi large à l’expression « conclusion de droit » afin d’assurer que les droits individuels des personnes que l’interdiction vise à protéger soient équitablement protégés dans le processus coercitif et inquisitoire des enquêtes publiques. Cela nous oblige donc à examiner l’effet juridique des constatations de fait ainsi que les déductions juridiques qui doivent découler de ces faits, et ce même si aucune conclusion de culpabilité comme telle n’est exprimée dans les conclusions ou constatations d’un commissaire, sans pour autant aller jusqu’à se livrer à de simples conjectures au sujet d’une éventuelle responsabilité juridique découlant des conclusions ou constatations formulées dans un rapport.
Le juge en chef Daigle s’est alors employé à disséquer les conclusions du commissaire à la lumière des exigences spécifiques du Code criminel et de la common law, ce qui l’a amené à conclure comme suit[26] :
[traduction] Ayant à l’esprit la définition de la négligence civile et ses quatre éléments constitutifs qui sont le devoir, le manquement au devoir, le préjudice et la causalité, je statue que la constatation selon laquelle « les agents et employés responsables du soin et de la sécurité des détenus de l’École de formation ont omis de prendre toute mesure pertinente réaliste et qu’ils ont par le fait même déçu … les détenus … » constitue l’expression d’une conclusion de droit relative à la responsabilité civile de ces employés à cause de ce qu’ils ont fait ou omis de faire dans l’exercice de leurs fonctions …
Voilà, je le dis avec égard, qui confirme le danger d’ériger en principe d’application générale le test formulé dans Nelles et qui illustre bien l’impasse à laquelle mènerait inévitablement une application littérale de ce principe. Paradoxalement, les termes même du mandat confié au commissaire Grange dans Nelles, mandat que la Cour suprême n’a pas remis en question dans Starr, viennent saboter la thèse des appelants. Ce mandat, en effet, permettait au commissaire, entre autres[27] :
[traduction]
3) faire enquête et rapport sur la façon et la manière dont les enfants sont morts et formuler des recommandations à cet égard;
4) faire enquête et rapport sur les circonstances et déterminer les circonstances qui ont entouré l’enquête, le dépôt et la poursuite des accusations découlant de la mort des quatre enfants ci-dessus mentionnés;
Si les pouvoirs d’un commissaire étaient aussi restreints que le prétendent les appelants, ce n’est pas seulement un nom que le commissaire Grange n’aurait pas eu le pouvoir de préciser dans Nelles et il aurait été à toutes fins utiles incapable de faire rapport sur son enquête.
J’en viens ainsi à la conclusion que le test appliqué dans Nelles et sanctionné dans Starr n’est pas applicable à des enquêtes publiques qui ne visent pas la perpétration de crimes précis. Il n’y a pas de commune mesure entre la réaction du public devant un rapport qui vise un crime particulier, et celle devant un rapport de portée aussi générale que celui que s’apprête à publier le commissaire Krever.
Ce n’est pas dire que le commissaire peut dire tout ce qu’il veut, de la manière dont il le veut, comme le laissaient entendre ses avocats à l’audience. Il est certain qu’il ne pourra pas se dire d’avis que l’un ou l’autre des appelants est criminellement ou civilement responsable de ses actes ou de ses omissions. Il est certain, aussi, qu’il ne pourra pas contourner cette interdiction en employant des termes qui, sans être aussi précis, laisseraient à toutes fins pratiques entendre que tel est, au fond, son avis. Plus un commissaire emploiera des termes consacrés sur le plan juridique, plus il s’exposera à ce que ses conclusions soient considérées par les tribunaux exerçant leur pouvoir de surveillance comme des déterminations de responsabilité.
C) Application de ces principes
Qu’en est-il, en l’espèce?
Les préavis attaqués n’ont pas tous le même libellé. J’en reproduis ci-après des extraits pour mieux situer le débat.
Les préavis signifiés à la Croix-Rouge[28], au Dr Davey[29], au Dr Perrault[30] et à M. Weber[31] sont à toutes fins utiles identiques. Ils s’étendent sur quelque 24 pages et contiennent quelque 70 allégations, lesquelles contiennent à leur tour une centaine de sous-allégations. Chacun des préavis commence, en son paragraphe 1, par une allégation de nature générale dont voici le texte :
[traduction] … n’a pas suffisamment surveillé, dirigé et fourni les ressources pour le fonctionnement du Service des transfusions sanguines (STS) et du recrutement des donneurs de sang (RDS), tant au niveau national que local, et a par conséquent contribué aux défaillances énumérées ci-après, et en est responsable; … [Mon soulignement.]
Suivent une pléiade d’allégations spécifiques, dont voici quelques illustrations :
Croix-Rouge
[traduction] 5. La CRC n’a pas mis en œuvre au moment opportun, entre le 13 janvier et le 10 mars 1983, de mesures de sélection des donneurs au niveau national pour réduire le risque la transmission du Sida associé aux transfusions, cette omission causant des cas inutiles de transmission d’infection par VIH et du Sida. [Mon soulignement.] [D.A., vol. 10, à la p. 1714.]
[traduction] 9. En 1984 et 1985, la CRC n’a pas mis en œuvre promptement le processus de sélection HTLV-111 d’échantillons de sang, et ce retard a directement résulté en des cas d’infection par VIH et de Sida associés aux transfusions … [Mon soulignement.] [D.A., vol. 10, à la p. 1718.]
Des préavis beaucoup moins détaillés ont été signifiés aux autres médecins appelants qui œuvraient au sein de la Croix-Rouge. Ces préavis contiennent chacun entre une et quatre allégations, dont les suivantes :
[traduction] [X …], même en sachant que les donneurs masculins qui avaient des relations sexuelles avec des hommes présentaient des risques élevés de Sida, n’a pas, tout au long de 1984 et 1985, arrêté les collectes de sang dans des cliniques à [nom de l’endroit], reconnu comme étant situé au sein de la communauté homosexuelle … [Mon soulignement.] [D.A., vol. 10, à la p. 1738.]
[traduction] [X …], même en sachant que les concentrés de facteurs non chauffés comportaient un plus grand risque de transmission du VIH et d’hépatite, en même en disposant au niveau local, en juin 1985, d’un stock important de produits chauffés, a distribué en aussi grande quantité que possible des produits non chauffés du Centre avant l’introduction généralisée de produits chauffés le 1er juillet 1995, ce qui faisait partie d’un écoulement planifié du stock de produits non chauffés. [Mon soulignement.] [D.A., vol. 10, à la p. 1762.]
Le préavis adressé à M. Anhorn, ancien gérant des opérations dans la section des produits sanguins de la Croix-Rouge, contient 17 allégations, dont la première se lit comme suit :
[traduction] 1. … a participé aux défaillances énumérées ci-après, et en est partiellement responsable. [Mon soulignement.] [D.A., vol. 12, à la p. 2136.]
Les 16 autres allégations sont identiques à celles qui se trouvent entre l’allégation no 25 et l’allégation no 42 dans le préavis donné à la Croix-Rouge.
Le préavis adressé à Connaught contient 10 allégations, dont la suivante :
[traduction] 7. … en 1983, a sciemment et incorrectement avisé la CRC que les concentrés de facteurs fabriqués à partir de plasma américain et fournis à la CRC par [Connaught] n’étaient pas fabriqués à partir de plasma recueilli à des endroits à forte prévalence de sida. [D.A., vol. 19, à la p. 3550.]
Le préavis signifié à Bayer contient 4 allégations, dont la suivante :
[traduction] 3. Entre 1982 et 1985, Bayer a contribué à l’omission d’avertir les hémophiles canadiens des risques de contracter le sida par suite de l’utilisation de concentrés de facteurs, en accédant aux demandes de la Société canadienne de la Croix-Rouge de ne pas inscrire d’avertissements sur les produits fabriqués par Bayer à partir de plasma de source canadienne. [D.A., vol. 13, à la p. 2338.]
Enfin, le préavis signifié à Baxter contient une seule allégation :
[traduction] 1. Après s’être aperçue, en 1982 et après, de la possibilité ou de la probabilité que ses concentrés de facteurs aient transmis l’agent responsable du sida, Baxter n’a pas pris de mesures adéquates pour aviser les consommateurs et les médecins des risques associés à l’utilisation de ses produits et leur conseiller d’envisager des thérapies alternatives. [D.A., vol. 21, à la p. 3882.]
J’avoue que le choix de certaines expressions « responsible for » (est responsable), notamment, dans le contexte de manquements qui auraient contribué à la mort de plusieurs personnes) et l’attribution d’intention à partir de la simple connaissance d’un fait (« despite knowing » (même en sachant), par exemple) ont à leur face même des relents, qui inquiètent, d’allégations de responsabilité menant possiblement à des conclusions de responsabilité.
Il m’apparaît toutefois prématuré d’en tirer les conséquences dramatiques qu’en tirent les appelants.
Le commissaire a peut-être péché par excès de zèle en y allant de préavis aussi détaillés et en faisant précéder la série d’allégations, dans les préavis à la Croix-Rouge, au Drs Davey et Perrault, et MM. Weber et Anhorn, d’un paragraphe introductif qui n’est pas vraiment pertinent et qui contient l’expression malheureuse « responsible for » (est responsable). Il est certain que présentées de cette façon, les unes à la suite des autres dans un même document, les allégations paraissent plus accablantes qu’elles ne le seraient, si elles devaient être retenues, une fois dispersées dans le rapport final. Les apparences peuvent ici être trompeuses; je n’annulerai pas de préavis sur la base de simples apparences.
Les préavis envoyés à Connaught, à Baxter et à Bayer sont moins troublants. Ces appelantes nous demandent d’imputer au commissaire, en raison des mots qu’il a choisis et en interprétant ces mots dans une perspective juridique, une intention de les rendre responsables des conséquences de leurs manquements respectifs. Je ne suis pas prêt, à ce stade, à annuler des préavis sur la foi d’une lecture aussi tendancieuse.
Le commissaire comprendra, j’en suis certain, qu’il s’aventurerait en terrain dangereux s’il persistait, dans son rapport final, à utiliser certains des termes qu’il a utilisés dans les préavis et à adopter des tournures de phrases qui s’apparenteraient de trop près à l’expression d’une conclusion juridique. Sous réserve de cette mise en garde, j’en viens à la conclusion que le commissaire n’a pas formulé les allégations de faute en des termes qui équivalent à des conclusions de droit relatives à la responsabilité civile ou criminelle des appelants. L’attaque des appelants fondée sur le contenu même des préavis doit être rejetée.
IV. Les assurances données par le commissaire
Les appelants prétendent que le commissaire a limité sa compétence en leur donnant des assurances à l’effet qu’il ne tirerait pas de conclusion sur leur responsabilité civile ou criminelle; ils affirment qu’eussent-ils connu l’intention véritable du commissaire, ils n’auraient pas approuvé les règles de procédure que le commissaire a définies au début de l’enquête.
Les propos que les appelants reprochent au commissaire sont les suivants[32] :
Le 22 novembre 1993 :
[traduction] Il ne s’agit pas d’une chasse aux sorcières. La présente enquête ne porte pas sur la responsabilité civile ou criminelle. Je tirerai des conclusions de fait. C’est à d’autres et non à la commission qu’il appartiendra de décider quelles mesures, s’il y a lieu, sont justifiées par ces conclusions.
Je ne ferai aucune recommandation au sujet de poursuites ou de responsabilité civile. Je ne permettrai pas que les audiences servent à d’autres fins, comme une enquête ou un interrogatoire préalables, ou qu’elles soient utilisées pour faciliter des poursuites civiles ou criminelles en cours ou à venir.
Suivant mon interprétation de mon mandat, l’enquête vise d’abord et avant tout à déterminer si les réserves de sang sont aussi sûres qu’elles pourraient l’être et à déterminer si le système canadien d’approvisionnement en sang est suffisamment sans danger pour garantir qu’aucune autre tragédie ne se produira. À cette fin, il est essentiel de déterminer ce qui a causé ou contribué à causer la contamination du système de collecte et de distribution du sang au Canada au début des années 1980. Nous avons l’intention d’aller jusqu’au fond de cette question; qu’il n’y ait aucune méprise à ce sujet.
Le 14 février 1994 :
[traduction] J’ai déjà dit et je répète que je ne suis pas préoccupé par des poursuites au criminel ou au civil. On ne fait le procès de personne ici. Il s’agit d’une enquête sur des faits sur lesquels reposeront d’importantes recommandations de principe.
Le 17 octobre 1994 :
[traduction] J’ai dit dès l’ouverture de la présente enquête que la Commission n’entend pas des témoignages pour défendre les intérêts de qui que ce soit dans quelque procès—civil ou criminel—que ce soit.
Le 24 novembre 1995 :
[traduction] Je tiens à répéter ce que j’ai déjà dit à plusieurs reprises : il ne s’agit pas d’un procès. On ne fait le procès d’aucun individu ni d’aucune organisation. Il ne s’agit pas d’une procédure de type accusatoire dans le cadre de laquelle une partie formule des allégations contre une autre partie. Il s’agit d’une enquête de caractère inquisitoire. Qui plus est, c’est moi qui mène l’enquête, et non mon avocat.
Je n’ai aucunement l’intention de tirer des conclusions au sujet de la responsabilité ou de la faute civile ou criminelle de qui que ce soit.
Il est évident, suite à l’analyse que j’ai faite des termes du mandat et du pouvoir du commissaire de formuler des conclusions de responsabilité, que les appelants se sont mépris sur la teneur des propos du commissaire. Ce dernier n’a aucunement limité sa compétence; il l’a, bien au contraire, décrite telle qu’elle était. Les appelants ont su dès le départ que le commissaire irait au fond des choses mais s’abstiendrait de déterminer la responsabilité civile ou criminelle de qui que ce soit. Les règles de procédure ont été définies en fonction de ce double objectif, elles ont été suivies tout au cours de l’enquête sans que les parties ne s’en plaignent et les parties sont malvenues à s’en plaindre aujourd’hui. Leur seule plainte qui mérite l’attention de la Cour, à ce stade de l’enquête, est celle reliée aux circonstances de l’envoi des préavis. C’est cette plainte que j’examinerai maintenant.
V. Équité procédurale
Le juge Richard a fait une analyse particulièrement soignée des procédures adoptées par le commissaire et des efforts déployés par ce dernier tout au cours des audiences pour satisfaire les exigences de l’équité procédurale. Ce sont là des conclusions générales de fait que j’endosse sans hésitation. Ce à quoi les appelants s’en prennent, essentiellement, c’est à la décision du commissaire d’attendre la fin des audiences avant de donner les préavis requis par l’article 13. Les appelants Baxter et Anhorn soulèvent des moyens additionnels sur lesquels je reviendrai.
La Loi sur les enquêtes n’impose aucun code de procédure. L’article 2 du mandat autorise d’ailleurs le Commissaire « à adopter les méthodes et procédures qui lui apparaîtront les plus indiquées pour la conduite de l’enquête ». Il est acquis que si un commissaire dispose de toute la latitude voulue, la procédure qu’il établit doit néanmoins respecter les règles d’équité procédurale, dont celles prévues aux articles 12 et 13 de la Loi. Le concept d’équité procédurale est un concept fuyant, qui évolue au gré des types d’enquête et varie selon le mandat du commissaire et la nature des droits que l’enquête est susceptible d’affecter. Une enquête publique en vertu de la Loi sur les enquêtes n’est pas, je le rappelle, un procès, le rapport d’un commissaire n’est pas un jugement et ses recommandations ne sont pas exécutoires. Aussi la marge de manœuvre et de discrétion d’un commissaire est-elle grande et les tribunaux ne remettront en question ses choix procéduraux que dans des circonstances exceptionnelles.
A) La tardiveté des préavis
L’article 13 exige un « préavis suffisant » (« reasonable » dans le texte anglais). Il y a, dans les mots « suffisant » et « reasonable », un élément de contenu et un élément de temps. La personne qui reçoit un préavis doit avoir une bonne idée de la faute qui lui est imputée et elle doit disposer de suffisamment de temps, avant le dépôt du rapport, pour préparer et présenter une réponse adéquate.
Le contenu du préavis pourra varier selon le moment auquel il est donné : un préavis donné avant le début des audiences sera vraisemblablement moins détaillé que celui donné une fois les audiences complétées.
L’article 13 n’indique pas à quel moment le préavis doit être donné, sinon que ce doit être avant « la rédaction d’un rapport défavorable ». L’article 12, qui reconnaît le droit à l’assistance d’un avocat si une « accusation »[33] est portée « au cours de l’enquête », permet de dire que l’envoi d’un préavis donne automatiquement droit à l’assistance d’un avocat, mais n’éclaire pas davantage sur le moment auquel ce préavis doit être envoyé, si ce n’est que ce doive être « au cours de l’enquête ». L’article 12 n’est pas invoqué par les appelants en l’espèce; ils étaient tous représentés par un avocat au moment de leur témoignage.
Tout ce que la Loi nous indique, par conséquent, c’est qu’un préavis doit être donné « au cours de l’enquête » et avant la présentation du rapport. Même le mot « enquête » n’est pas défini et ne saurait, à mon avis, être restreint aux audiences proprement dites; ainsi, le préavis pourrait être donné dès le stade de la pré-enquête, pendant les audiences, à la fin des audiences ou encore, après que les audiences soient formellement terminées, pourvu, bien sûr, que la personne concernée ait eu dans chaque cas la possibilité de se faire entendre avant que le commissaire ne dépose son rapport.
De même n’est-il exigé nulle part que le préavis soit donné à une personne avant qu’elle ne témoigne. Le contraire eût surpris, puisqu’il arrivera sûrement qu’une allégation de faute ne prenne chair qu’après un témoignage. La Loi n’impose pas non plus à un commissaire l’obligation de donner de préavis dès qu’il entrevoit la possibilité, et a fortiori dès qu’il acquiert la certitude, d’une allégation de faute. Elle ne lui impose pas, non plus, l’obligation d’informer à l’avance, en début d’enquête, les parties et les témoins éventuels ou quiconque, de la possibilité qu’il donne un préavis : la Loi lui confère le pouvoir de donner des préavis et dès lors qu’une enquête publique est menée en vertu de la Loi, toute personne dont la conduite peut être reliée de près ou de loin à l’enquête doit savoir qu’il est possible qu’une allégation de faute soit portée contre elle.
Bref, le commissaire bénéficie d’une latitude considérable, qui lui permet d’utiliser la méthode qui s’adapte le mieux aux besoins de son enquête. Je ne vois ainsi aucune objection de principe à ce qu’un commissaire, au lieu d’y aller au jour le jour avec les incertitudes et les inconvénients que cela peut comporter, attende la fin des audiences, au moment où il dispose de toutes les informations dont il a besoin, avant de donner des préavis.
Aussi, à l’instar du juge Richard je ne vois pas en quoi les appelants, à l’exception d’Anhorn, pour les raisons que je donnerai sous peu, peuvent se plaindre en l’espèce de la méthode utilisée par le commissaire. Ce dernier n’avait jamais indiqué aux parties non plus qu’aux témoins qu’il n’avait pas l’intention de donner des préavis et comme je l’indiquais plus haut, il n’avait pas non plus à indiquer qu’il le ferait si les circonstances s’y prêtaient. Il avait été question de l’article 13 lors de la réunion générale des avocats, en novembre 1993, à la suite de laquelle les règles de procédure de la Commission avaient été définies par le commissaire avec l’accord des parties. Je ne cache pas qu’une plus grande transparence de la part des avocats du commissaire aurait permis de dissiper toute confusion, mais il n’y a pas là de quoi remettre en question la légalité de l’enquête. La Croix-Rouge est particulièrement malvenue de se dire étonnée, elle qui avait reçu un préavis au stade de la publication du rapport provisoire.
Les appelants se sont vu accorder l’opportunité de répondre aux préavis et de faire au besoin une preuve additionnelle. Le délai dont ils disposaient pour ce faire était, j’en conviens, un peu court, mais le commissaire était flexible et je ne suis pas en mesure de dire que les appelants se trouvaient dans l’impossibilité de répondre adéquatement à l’intérieur du délai prescrit ou d’un délai plus long qu’ils n’ont pas véritablement cherché à obtenir.
Les appelants ont tous refusé de répondre aux préavis. Ils justifient leur refus par leur conviction que ces préavis ont été donnés illégalement et qu’y répondre eût été reconnaître la compétence du commissaire de les donner. Je ne saurais cautionner pareille attitude. Si les appelants ont choisi de ne pas répondre, dans la seule attente d’une décision de la Cour qui leur serait favorable, ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes.
B) Les cas de Baxter et d’Anhorn
Les appelants Baxter et Anhorn soulèvent des arguments additionnels qui sont reliés au fait que contrairement aux autres appelants, ils n’étaient pas parties à l’enquête ni représentés tout au long des audiences par des avocats. Ils revendiquent en quelque sorte un statut particulier : les préavis, dans leur cas, auraient dû leur être donnés plus tôt et indiquer en plus des allégations de faute les éléments de preuve sur lesquels ces allégations s’appuyaient.
a) Le cas de Baxter
Baxter avait été impliquée au début des années 1980 dans la production du facteur VIII, un produit sanguin chauffé utilisé principalement par les hémophiles en remplacement des produits de coagulation non chauffés. Le délai encouru dans la transition des produits non chauffés aux produits chauffés était une des questions auxquelles le rapport Wilbee n’avait pu donner de réponse et il était certain que la Commission allait tenter d’y répondre. Le nom de Baxter apparaissait dans le rapport Wilbee et Baxter savait ou aurait dû savoir que sa conduite serait examinée au cours de l’enquête, même si son rôle dans les années 1980 avait été moindre que celui de Connaught et de Bayer. Baxter a choisi délibérément de ne pas demander le statut de participant; elle croyait que sa conduite serait de peu d’intérêt pour la Commission. Elle a couru un risque. C’était un risque calculé. Elle doit aujourd’hui en assumer les conséquences. Je ne vois pas pourquoi le commissaire serait tenu dans les circonstances d’adopter à son égard une procédure distincte qui, par surcroît, l’avantagerait par rapport aux autres personnes ou sociétés qui avaient jugé opportun, elles, d’obtenir un statut de participant.
Je ne dis pas qu’un commissaire peut agir à sa guise avec une personne qui n’a pas obtenu le statut de participant. Je dis qu’il doit agir à l’égard de cette personne, comme à l’égard des participants, à la lumière de toutes les circonstances. Ainsi, dès lors que la preuve présentée lors de l’enquête révèle qu’une personne qui n’y participe pas court le risque de se retrouver sur la sellette ou dès lors que les préoccupations du commissaire changent de cap et se portent sur de nouvelles cibles, le commissaire, en toute justice pour les personnes concernées, serait peut-être bien avisé de les prévenir le plus rapidement possible. Il n’y a pas, je le répète, de règle générale. Dans le cas de Baxter, rien n’obligeait le commissaire à faire autrement qu’il a fait.
Sur la question de l’identification de la preuve pertinente, et ceci s’applique également à Anhorn, aucune demande d’aide n’a été faite auprès des avocats du commissaire et la preuve indique que ces derniers étaient prêts à venir en aide aux personnes qui en feraient la demande. Il n’y avait donc pas impossibilité pratique de préparer une réponse adéquate.
Aussi bien rejeter tout de suite, avant d’examiner le cas d’Anhorn, l’argument de nature procédurale avancé par Baxter à l’effet qu’il n’existerait pas de preuve au dossier sur laquelle le commissaire pouvait s’appuyer pour formuler une allégation de faute possible à son endroit. Le dossier de la Commission n’est pas devant nous et nous ne sommes tout simplement pas en mesure de juger du bien-fondé de cet argument. Le dossier eût-il été devant nous, nous aurions eu une réticence extrême à nous laisser convaincre par un tel argument au stade, où nous en sommes, de l’envoi du préavis. Si, comme le soutient Baxter, il n’y a pas de preuve suffisante en ce qui la concerne, le commissaire s’abstiendra sûrement de tirer une conclusion de faute à son endroit dans le rapport final.
b) Le cas d’Anhorn
Le cas d’Anhorn est plus préoccupant. Anhorn était gérant des opérations dans la section des produits sanguins de la Croix-Rouge, de 1982 à 1986, mais avait quitté celle-ci en juillet 1986 et cessé toute association avec elle. Il est à l’emploi de Connaught depuis juillet 1986. Il n’a pas jugé nécessaire de demander à la Commission un statut de participant et aucun avocat n’avait été mandaté pour le représenter lors des audiences.
En 1992, donc avant même l’établissement de la Commission, son employeur Connaught lui avait suggéré de consulter un avocat, Me Garbig, pour le conseiller lorsqu’il y avait danger, pour les fins de son travail chez Connaught, qu’il manque à l’obligation de confidentialité qu’il avait contractée auprès de la Croix-Rouge, son ancien employeur, au moment où il était à son service. Le paiement des honoraires de Me Garbig était assumé par Connaught.
À l’automne de 1994, Anhorn avait offert son aide à la Commission. Au printemps de 1995, il avait assisté pendant quelques jours à une partie de l’interrogatoire des Drs Perrault et Davey, au moment où ces derniers avaient fait état de son rôle dans l’achat de produits sanguins pour la Croix-Rouge dans les années 1980.
En septembre 1995, il a été assigné à comparaître comme témoin devant la Commission. C’est à ce moment que Me Garbig, qui n’avait pas jusque-là participé aux travaux de la Commission, devint son avocat devant celle-ci. Les honoraires de Me Garbig pour les services qu’il rendait à Anhorn devant la Commission étaient payés par Connaught.
Aux dires d’Anhorn, personne ne lui a jamais dit, et il n’a lui-même jamais pensé, avant, pendant et après son interrogatoire, que le commissaire envisageait la possibilité de tirer contre lui ou contre qui que ce soit des conclusions de faute. Il était convaincu que les seules préoccupations du commissaire portaient sur la sécurité de l’approvisionnement futur en sang. Aussi, est-ce sur ses instructions que son avocat, lors de l’interrogatoire, ne lui posa aucune question et ne déposa aucun document. Il ressort de la preuve que les avocats du commissaire savaient, au moment où ils ont rencontré Anhorn au début de septembre 1995 et lorsqu’ils l’ont interrogé formellement quelque sept jours plus tard, que sa conduite était susceptible de mener à la formulation d’allégations de faute à son égard.
Comme Anhorn n’était pas partie à l’enquête, il n’a pas reçu la note envoyée aux parties par la Commission, le 26 octobre 1995. Aussi, fut-il des plus surpris, le 22 décembre 1995, lorsque son avocat reçut signification du préavis, lequel, par surcroît, lui donnait seulement jusqu’au 10 janvier 1996 pour informer le commissaire de son intention d’y répondre en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat.
Le contenu même du préavis est révélateur quand on sait qu’Anhorn n’était pas représenté lors des audiences si ce n’est au moment de son propre témoignage. Le préavis fait état d’une allégation générale dans laquelle on le dit en partie responsable des manquements qui suivent, et de seize allégations spécifiques dans lesquelles son nom n’apparaît nulle part et qui sont en réalité une copie carbone d’allégations imputées à la Croix-Rouge, aux Drs Davey et Perrault et à M. Weber dans les préavis donnés à ces derniers. Il me paraît clair que les avocats du commissaire l’avaient mis dans le même panier que ces parties ou témoins représentés par les avocats de la Croix-Rouge et ne jugeaient pas nécessaire de personnaliser davantage le préavis qu’ils lui donnaient. Le travail des avocats du commissaire est à ce point bâclé, en ce qui a trait à Anhorn, qu’au moins deux des allégations—les allégations no 15 et 17—renvoient à des incidents qui se seraient produits à la Croix-Rouge des mois après qu’il eût cessé d’être à l’emploi de celle-ci.
Le juge Richard ne s’étant pas penché de façon particulière sur le cas d’Anhorn, il me revient d’examiner s’il y a eu, dans les circonstances, manquement à l’équité procédurale.
Le cas d’Anhorn est on ne peut plus particulier. Il s’est trouvé en quelque sorte coincé entre la Croix-Rouge, son ancien employeur, et Connaught, son employeur actuel, lesquels avaient statut de participant devant la Commission. Les avocats de la Croix-Rouge ne le représentaient pas comme ancien employé, car il était maintenant à l’emploi de Connaught, et les avocats de Connaught ne le représentaient pas davantage puisqu’à l’époque sous enquête il était l’employé de la Croix-Rouge.
Les avocats du commissaire ont vu très rapidement, et au plus tard au printemps de 1995 lors de l’interrogatoire des Drs Davey et Perrault, qu’Anhorn serait une personne cible. Ils savaient également qu’il ne participait pas à l’enquête et que les avocats de la Croix-Rouge ne le représentaient pas. Il ressort de la preuve que les avocats du commissaire ne l’ont pas prévenu de ce sur quoi porterait véritablement son témoignage.
Je juge inacceptable, dans ces circonstances, que les avocats du commissaire n’aient pas informé Anhorn dès le printemps de 1995 des possibilités qu’il soit assigné comme témoin important, qu’ils ne l’aient pas mis en garde contre les dangers qui le guettaient lors de son interrogatoire, qu’ils l’aient tenu à l’écart du processus d’invitations lancées aux parties le 26 octobre 1995, qu’ils aient attendu la toute fin des audiences pour lui donner un préavis contenant des allégations aussi nombreuses, aussi importantes, aussi peu identifiées à sa conduite propre et, dans certains cas, fausses à leur face même, et qu’ils lui aient donné un délai aussi court pour réagir.
Le préavis donné à Anhorn ne peut, dans ces circonstances, qu’être annulé. Il s’agit de ce genre de situation que je décrivais plus haut où un commissaire doit, en toute justice pour une personne cible, offrir à celle-ci l’opportunité de participer aux travaux de la Commission et jouer franc jeu avec elle.
VI. Participation des avocats de la Commission à la rédaction du rapport final
La Croix-Rouge est le seul des appelants qui demande à la Cour d’interdire aux avocats de la Commission de participer à la rédaction du rapport final. Elle n’allègue plus devant nous que les avocats de la Commission ont fait preuve de partialité pendant l’enquête. Elle allègue plutôt, dans un premier temps, que ces avocats ont contribué à la préparation des préavis et ont ainsi pris position contre les appelants et dans un second temps, qu’ils ont eu accès à des observations confidentielles soumises par les parties en réponse à l’invitation qui leur avait été lancée le 26 octobre 1995, qu’une partie de ces informations n’a pas été portée à la connaissance du commissaire non plus qu’à celle des appelants (ce qui a été confirmé à l’audience par le procureur du commissaire) et qu’en conséquence il y a danger que le commissaire fonde certaines conclusions de son rapport sur des éléments de preuve qui ne sont pas au dossier.
En ce qui a trait au premier argument, les préavis n’expriment aucune conclusion du commissaire ou de ses procureurs et ne sauraient révéler à ce stade quelque parti pris que ce soit de leur part. En ce qui a trait au second argument, je suis d’avis, comme le juge Richard, que cet argument est prématuré car le commissaire n’a pas, que l’on sache, pris de décision quant au rôle, s’il en est, qu’il entend confier à ses avocats dans la rédaction du rapport final.
Il faut se méfier d’imposer à un commissaire qui mène une enquête publique de la nature et de l’envergure de celle-ci, des normes trop strictes relativement au rôle qu’il peut confier à ses avocats une fois les audiences proprement dites terminées. Un rapport final n’est pas une décision et la jurisprudence qui a pu se développer relativement aux décisions prises par des tribunaux administratifs, notamment en matière disciplinaire, n’est pas applicable[34]. Il faut être réaliste et pragmatique[35]. Le commissaire ne pourra vraisemblablement pas rédiger lui-même la totalité de son rapport ni vérifier seul l’exactitude des faits qui y seront décrits, pas plus qu’il ne pouvait raisonnablement poser lui-même toutes les questions pendant l’interrogatoire des témoins ni passer lui-même au crible les centaines de documents qui étaient produits. Ce qui importe, c’est que les conclusions qu’il tirera dans son rapport soient les siennes. S’il juge opportun, pour y parvenir, de demander l’aide d’un ou de plusieurs de ses avocats, y compris ceux qui ont procédé à l’interrogatoire des témoins, relativement à des questions de fait, de preuve et de droit, il doit disposer d’une grande marge de manœuvre.
Cela dit, c’est une chose que de se faire aider par des avocats qui ont participé à l’interrogatoire des témoins, c’en est une autre que de se faire aider par des avocats qui ont pris connaissance d’observations confidentielles qui n’ont pas été communiquées aux appelants. La méthode employée à la toute fin des audiences pour recueillir les observations des parties était particulièrement dangereuse car elle ouvrait la porte à la possibilité qu’une personne à l’égard de laquelle des conclusions de fait défavorables seraient tirées dans le rapport final n’ait pas eu connaissance de toute la preuve qui la concernait. Le mal étant fait, je suis persuadé que le commissaire ne cherchera pas conseil auprès de ceux de ses avocats qui savent des choses que lui-même et les appelants ne savent pas.
Dispositif
Je suis en conséquence d’avis de rejeter l’appel de la Société canadienne de la Croix-Rouge, de George Weber, du Dr Roger A. Perrault, du Dr Martin G. Davey, du Dr Terry Stout, du Dr Joseph Ernest Côme Rousseau, du Dr Noel Adams Buskard, du Dr Raymond M. Guévin, du Dr John Sinclair MacKay, du Dr Max Gorelick, du Dr Roslyn Herst et du Dr Andrew Kaegi; et de rejeter les appels incidents de Connaught Laboratories Limited, de Bayer Inc. et de Baxter Corporation.
En ce qui concerne l’appel incident de Craig A. Anhorn, je suis d’avis de l’accueillir, d’annuler en conséquence le préavis que lui a donné le commissaire Krever le 21 décembre 1995 en vertu de l’article 13 de la Loi sur les enquêtes et d’interdire au commissaire d’imputer une faute à Craig A. Anhorn dans son rapport final.
Il n’y a pas lieu d’accorder de dépens. Les appelants et le commissaire intimé se sont entendus pour ne point les réclamer, et les intervenants, qui les réclament, ne m’ont pas convaincu que leur participation à l’appel était à ce point essentielle et déterminante que la Cour doive dévier de sa politique habituelle de ne pas accorder de dépens à des intervenants.
Le juge Strayer, J.C.A. : Je suis d’accord.
Le juge MacGuigan, J.C.A. : Je suis d’accord.
[1] L.R.C. (1985), ch. I-11.
[2] Le mot « inconduite » est incorrect; c’est le mot « faute » qui est utilisé à l’art. 13 depuis la refonte des lois fédérales en 1985, et c’était l’expression « mauvaise conduite » qui l’avait précédé. Je note par ailleurs que les art. 12 et 13 sont rédigés en des termes qui renvoient davantage aux enquêtes ministérielles menées en vertu de la partie II qu’aux enquêtes publiques menées en vertu de la partie I. Cette Loi, de toute évidence, est en mal de révision.
[3] Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire de l’enquête sur l’approvisionnement en sang au Canada), [1996] 3 C.F. 259 (1re inst.).
[4] 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5].
[5] L.R.C. (1985), ch. F-7 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 1).
2. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.
…
« office fédéral » Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale, à l’exclusion d’un organisme constitué sous le régime d’une loi provinciale ou d’une personne ou d’un groupe de personnes nommées aux termes d’une loi provinciale ou de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. [Mon soulignement.]
[6] [1982] 2 R.C.S. 518, à la p. 526.
[7] Le rapport Wilbee, à la p. 27.
[8] [1983] 2 R.C.S. 60, à la p. 80.
[9] Supra, note 3, aux p. 303 et 304.
[10] Richards v. New Brunswick (Commission of Inquiry into the Kingsclear Youth Training Centre), [1996] N.B.J. no 272 (B.R.) (QL).
[11] Voir : Gage v. Ontario (Attorney-General) (1992), 90 D.L.R. (4th) 537 (C. div de l’Ont.); Board of Education of District No. 15 v. Human Rights Board of Inquiry (N.B.) (1989), 100 N.B.R. (2d) 181 (C.A.); Bell c. Ontario Human Rights Commission, [1971] R.C.S. 756; Law Society of Upper Canada v. Canada (Attorney General) (1996), 28 O.R. (3d) 460 (Div. gén.).
[12] 5e éd., Londres : Sweet & Maxwell, 1995, aux p. 703 et 704.
[13] [1995] 2 R.C.S. 97, aux p. 137 et 138.
[14] (1994), 19 O.R. (3d) 483 (C.A.), à la p. 491. Voir aussi Braaten v. Sargent and Attorney-General for British Columbia (1967), 61 D.L.R. (2d) 678 (C.S.C.-B), aux p. 692 et 693.
[15] Supra, note 13, aux p. 139 et 140.
[16] Schwartz, Bryan, « Public Inquiries », dans 1990 Isaac Pitblado Lectures, Public Interest v. Private Rights : Striking the Balance in Administrative Law, et aux p. 264 et 265.
[17] (1984), 46 O.R. (2d) 210 (C.A.).
[18] [1990] 1 R.C.S. 1366, aux p. 1398 et 1399.
[19] [1987] 2 R.C.S. 591, à la p. 596.
[20] Supra, note 13, à la p. 149.
[21] [1976] 2 R.C.S. 9, aux p. 24 et 25.
[22] (1996), 30 O.R. (3d) 1 (C.A.), à la p. 10.
[23] Id., aux p. 22 à 29.
[24] Supra, note 17, à la 221.
[25] Supra, note 10, au par. 82.
[26] Supra, note 10, au par. 87.
[27] Re Nelles and Grange, supra, note 17, à la p. 214.
[28] D.A., vol. 10, à la p. 1713 et s.
[29] D.A., vol. 10, à la p. 1739 et s.
[30] D.A., vol. 10, à la p. 1769 et s.
[31] D.A., vol. 10, à la p. 1795 et s.
[32] Supra, note 3, aux p. 295 et 296.
[33] Le mot « accusation », comme son pendant « charge » dans le texte anglais, a une connotation criminelle qui témoigne de l’ancienneté de la Loi et de sa désuétude à certains égards; en langage moderne, nous dirons « allégation ».
[34] Voir : Re Sawyer and Ontario Racing Commission (1979), 24 O.R. (2d) 673 (C.A.); Re Bernstein and College of Physicians and Surgeons of Ontario (1977), 15 O.R. (2d) 447 (Div. gén.); Adair v. Ontario (Health Disciplines Board) (1993), 15 O.R. (3d) 705 (Div. gén.); Khan v. College of Physicians and Surgeons of Ontario (1992), 9 O.R. (3d) 641 (C.A.); Weerasinge c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 330(C.A.); Bovbel c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 2 C.F. 563(C.A.).
[35] Voir : R. J. Anthony et A. R. Lucas, A Handbook on the Conduct of Public Inquiries in Canada, Toronto : Butterworths, 1985, aux p. 144 et 145.