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[1997] 2 C.F. 3

A-624-96

Compagnie Pétrolière Impériale Ltée et sa filiale Paramins (appelante) (défenderesse)

c.

The Lubrizol Corporation et Lubrizol Canada Limited (intimées) (demanderesses)

Répertorié : Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée (C.A.)

Cour d’appel, juges Hugessen, Stone et Décary, J.C.A.—Ottawa, 19, 20 et 21 novembre 1996.

Pratique Communication de documents et interrogatoire préalable Production de documents Appel du rejet par un juge des requêtes de l’appel d’une décision du protonotaire rejetant une requête en productionJugement accueillant l’action en contrefaçon d’un brevet relatif à un additif pour huiles à moteurLes demanderesses ont choisi l’établissement des comptes relatifs aux bénéficesUne référence a été ordonnée pour déterminer le montant des bénéficesRequête en vue d’obtenir la production de documents des demanderesses pour appuyer la prétention de la défenderesse voulant qu’elle ait le droit de répartir les bénéfices entre ceux qui sont attribuables au dispersant contrefait et ceux qui sont attribuables à d’autres facteursLe protonotaire et le juge des requêtes ont commis une erreur en statuant que le libellé du jugement officiel excluait la possibilité de produire des éléments de preuve dans le cadre de la référence sur la question de la ventilationLe jugement ne concluait pas que tous les bénéfices réalisés par suite de la vente des huiles à moteur étaient attribuables à la contrefaçonIl s’agissait d’une question de fait devant être tranchée dans le cadre de la référenceMais l’examen des documents demandés a révélé que ceux-ci n’étaient pas pertinents pour calculer le montant des bénéfices que la contrefaçon a permis à la défenderesse de réaliserBien que le critère de la pertinence à l’étape de la communication de la preuve soit généreux, il ne permet pas les recherches à l’aveuglette.

Equity Jugement accueillant l’action en contrefaçon d’un brevet relatif à un additif pour huiles à moteurLes demanderesses ont choisi l’établissement des comptes relatifs aux bénéficesUne référence a été ordonnée pour déterminer le montant des bénéficesLa défenderesse a demandé la production de documents des demanderesses pour appuyer sa prétention voulant qu’elle ait le droit de répartir les bénéfices réalisés par suite de la vente d’huiles à moteur contrefaitesLe protonotaire et le juge des requêtes ont commis une erreur en statuant que le libellé du jugement officiel excluait la possibilité de produire des éléments de preuve dans le cadre de la référence sur la question de la ventilationL’établissement des comptes relatifs aux bénéfices est un recours fondé sur l’equity qui n’a pas pour objet de punir, mais d’amener le défendeur à remettre les bénéfices réalisés aux dépens du demandeurLa ventilation est une question de fait qui a trait au rapport entre les bénéfices réalisés et l’appropriation de l’invention de la demanderesse et qui doit être tranchée dans le cadre de la référenceLe jugement ne conclut pas que tous les bénéfices réalisés par suite de la vente des huiles à moteur étaient attribuables à la contrefaçon, mais comme les documents demandés n’étaient pas pertinents, la requête a été rejetée.

Il s’agit d’un appel du rejet par un juge des requêtes de l’appel d’une décision du protonotaire rejetant une requête en production de certains documents. Le juge Cullen a déclaré que le brevet de Lubrizol, qui se rapporte à un additif dispersant pour huiles à moteur, a été contrefait en raison de la production et de la vente par l’Impériale d’huiles à moteur contenant de tels dispersants. Lubrizol a opté pour une reddition de compte visant les bénéfices, et une référence a été ordonnée pour déterminer le montant de ces bénéfices. La requête qui a fait l’objet du présent appel visait à contraindre Lubrizol à produire certains documents qui se rapporteraient à la prétention de l’Impériale voulant qu’elle ait le droit de répartir les bénéfices qu’elle a réalisés en raison de la vente des huiles à moteur contrefaites entre ceux qui sont attribuables au dispersant contrefait et ceux qui sont attribuables à d’autres facteurs comme la cote d’estime ou même d’autres additifs. Le protonotaire et le juge des requêtes ont tous deux statué que le libellé du jugement officiel excluait toute possibilité de produire des éléments de preuve dans le cadre de la référence sur la question de la ventilation.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

Dans son jugement, le juge Cullen précise bien que c’est la présence de l’additif qui a fait en sorte que les huiles à moteur de l’Impériale constituaient une contrefaçon. Ces huiles pourraient avoir accaparé leur part de marché pour d’autres raisons que la présence des additifs brevetés de Lubrizol. Conclure que les huiles à moteur de l’Impériale ont contrefait le brevet de Lubrizol ne revenait pas forcément à conclure que tous les bénéfices réalisés par suite de la vente de ces huiles à moteur étaient des bénéfices que la contrefaçon a permis de réaliser. Comme la question de la ventilation n’a jamais été soulevée devant la Section de première instance, il serait curieux que le jugement officiel produise l’effet revendiqué en l’espèce. L’existence même de l’ordonnance relative à la référence, qui reportait à la fin de l’instruction l’examen des « questions relatives aux bénéfices réalisés par suite d’une contrefaçon », a amené à croire que la question de la ventilation restait irrésolue.

Le recours qui consiste en l’établissement des comptes relatifs aux bénéfices est un recours fondé sur l’equity. Il n’a pas pour objet de punir le défendeur, mais simplement d’amener celui-ci à remettre les bénéfices véritables qu’il a réalisés aux dépens du demandeur. Les décisions rendues par le protonotaire et le juge des requêtes ne peuvent s’appuyer sur les motifs qu’ils ont prononcés. Les questions touchant la ventilation sont des questions de fait et, en tant que telles, auraient dû être laissées à l’arbitre au lieu d’être réglées comme un incident d’une requête préliminaire.

Même si des éléments de preuve relatifs à la ventilation peuvent être admissibles, les documents supplémentaires que l’Impériale demandait à Lubrizol de produire n’étaient pas pertinents. Si le protonotaire avait examiné, comme il aurait dû le faire, les documents en question, il aurait conclu que la requête devait être rejetée. Compte tenu du fait que l’objet de la référence était de calculer le montant des bénéfices que la contrefaçon a permis à l’Impériale de réaliser, il était fort peu probable à première vue que l’un quelconque des documents de Lubrizol ait un rapport avec les points litigieux, même si la ventilation était l’un d’eux. Bien que le critère de la pertinence à l’étape de la communication de la preuve soit généreux, il ne permet pas une pure recherche à l’aveuglette semblable à celle qui était demandée en l’espèce.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 480.

JURISPRUDENCE

DÉCISION APPLIQUÉE :

Dart Industries Inc v Decor Corporation Pty Ltd (1993), 67 ALJR 821 (H.C. Aust.).

DISTINCTION FAITE AVEC :

Reading & Bates Construction Co. c. Baker Energy Resources Corp., [1995] 1 C.F. 483 (1994), 58 C.P.R. (3d) 359; 175 N.R. 225 (C.A.); Ductmate Industries Inc. c. Exanno Products Ltd. (1987), 15 C.I.P.R. 115; 16 C.P.R. (3d) 15; 12 F.T.R. 36 (C.F. 1re inst.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée (1990), 33 C.P.R. (3d) 1; 39 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.); Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée (1992), 98 D.L.R. (4th) 1; 45 C.P.R. (3d) 449; 150 N.R. 207 (C.A.F.).

DÉCISIONS CITÉES :

Beloit Canada Ltée c. Valmet Oy (1995), 61 C.P.R. (3d) 271; 184 N.R. 149 (C.A.F.); Everest & Jennings Canadian Ltd. c. Invacare Corporation, [1984] 1 C.F. 856 (1984), 79 C.P.R. (2d) 138; 55 N.R. 73 (C.A.); Hennessy v. Wright (1890), 24 Q.B.D. 445 (C.A.).

APPEL de l’ordonnance d’un juge des requêtes (Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée (1996), 69 C.P.R. (3d) 173 (C.F. 1re inst.)) rejetant l’appel d’une décision du protonotaire rejetant une requête visant à contraindre les demanderesses à produire certains documents ((1996), 66 C.P.R. (3d) 215; 110 F.T.R. 66 (C.F. 1re inst.)). Appel rejeté.

AVOCATS :

W. Ian Binnie, c.r., et Marguerite F. Ethier pour l’appelante (défenderesse).

Donald J. Wright, c.r., et Peter E. J. Wells pour les intimées (demanderesses).

PROCUREURS :

McCarthy Tétrault, Toronto, pour l’appelante (défenderesse).

Ridout & Maybee, Toronto, pour les intimées (demanderesses).

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement de la Cour prononcés à l’audience par

Le juge Hugessen, J.C.A. : La défenderesse (l’Impériale) interjette appel d’une ordonnance par laquelle le juge des requêtes [Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée (1996), 69 C.P.R. (3d) 173] a rejeté l’appel d’une décision du protonotaire [Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée (1996), 66 C.P.R. (3d) 215] rejetant une requête visant à contraindre les demanderesses (Lubrizol) à produire certains documents.

Les parties sont arrivées à un stade avancé (ce serait bien de pouvoir parler de stade ultime, mais ce serait peut-être excessivement optimiste) d’une poursuite en matière de brevet. Dans un jugement en date du 17 septembre 1990 [Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée (1990), 33 C.P.R. (3d) 1 (C.F. 1re inst.)], le juge Cullen a accueilli l’action en contrefaçon de brevet intentée par Lubrizol et a statué que le brevet de Lubrizol, parfois appelé le brevet Meinhardt, qui se rapporte à un additif dispersant (ou détergent) pour huiles à moteur, a été contrefait en raison de la production et de la vente par l’Impériale de plusieurs marques d’huiles à moteur et d’additifs contenant de tels dispersants. Lubrizol pouvait faire un choix entre le paiement de dommages-intérêts et l’établissement des comptes relatifs aux bénéfices et, conformément à une ordonnance rendue avant l’instruction en vertu de la Règle 480[1], une référence a été prescrite pour déterminer le montant des dommages-intérêts ou des bénéfices. Lubrizol a opté pour une reddition de compte visant les bénéfices, et l’étape de la référence qu’est la communication de la preuve suit son cours. La requête qui fait l’objet du présent appel vise à contraindre Lubrizol à produire certains documents supplémentaires qui se rapporteraient à la prétention de l’Impériale voulant qu’elle ait le droit de répartir les bénéfices qu’elle a réalisés en raison de la vente des huiles à moteur contrefaites entre ceux qui sont attribuables au dispersant contrefait et ceux qui sont attribuables à d’autres facteurs comme la cote d’estime ou même d’autres additifs comme les additifs améliorant l’indice de viscosité.

Le protonotaire a rejeté la requête parce que, à son avis, le libellé du jugement officiel du juge Cullen excluait la possibilité d’une ventilation. Il s’est exprimé en ces termes [aux pages 216 et 217] :

La défenderesse a fait valoir devant moi que les profits devaient être ventilés. Elle a tout d’abord soutenu que le redressement était fondé sur l’equity et que l’arbitre désigné aux fins de la référence voudrait diviser les profits issus de la contrefaçon en appliquant le principe selon lequel la partie demanderesse n’a droit qu’à la différence entre les profits que la défenderesse aurait réalisés si un produit non contrefait avait été utilisé et ceux qu’elle a réalisés dans les faits en utilisant le produit contrefait.

Le recours à une telle méthode a été proposé dans un certain nombre d’affaires, dont Siddell v. Vickers (1892), 9 R.P.C. 152 (C.A.), laquelle portait sur un appareil breveté conçu pour le tournage de gros lingots. Dans cette affaire, la contrefaçon consistait à utiliser l’appareil, et non à le vendre comme en l’espèce. Contrairement à la présente affaire, aucun prix n’était directement imputable au tournage. Cette opération n’était qu’une étape du processus de fabrication, elle n’était pas sous-traitée et elle ne faisait donc pas l’objet d’un prix distinct. La différence entre le profit réalisé sans contrefaçon et celui réalisé par suite de la contrefaçon constituait le meilleur moyen de calculer la totalité des profits découlant de la contrefaçon.

Une comparaison de ce genre a été proposée dans un autre type de cas, savoir les cas où les marchandises contrefaites vendues sont mêlées à des marchandises non contrefaites et où le prix de vente vise l’ensemble. Dans la présente affaire, l’invention est un composé organique complexe utilisé comme composant d’un additif, ainsi que dans les lubrifiants, y compris l’huile pour moteurs. D’après cette description, il pourrait sembler nécessaire d’examiner le substitut non contrefait du composé organique breveté afin de déterminer le montant des profits. Or, suivant le jugement rendu à l’issue de l’instruction, la contrefaçon du brevet correspond à [traduction] « la fabrication, l’utilisation, la mise en vente et la vente, par la défenderesse, de lubrifiants contenant des dérivés carboxyliques, selon les revendications du brevet, dont l’huile pour moteurs Esso Extra, l’huile pour moteurs Esso Protec, de même qu’à la promotion et à la vente de leurs concentrés… ». Le reste du jugement est à l’avenant, mais il ressort de l’extrait précité que la contrefaçon découle de la vente d’huile pour moteurs ou d’additif. Selon les renseignements obtenus, le prix de ceux-ci est établi séparément. Il n’est donc pas nécessaire de recourir à la ventilation ou à la répartition des profits pour déterminer lesquels correspondent aux différents composants de l’huile pour moteurs ou de l’additif. [Non souligné dans l’original.]

Le juge des requêtes a approuvé le raisonnement du protonotaire en ces termes [à la page 175] :

Il n’est pas question de ventilation dans le jugement qu’il [le juge Cullen] a rendu le 17 septembre 1990.

Le juge des requêtes était également d’avis que [à la page 177] :

C’est l’additif piraté de Lubrizol qui, après tout, et après une certaine époque, a d’abord contribué à la qualité marchande de la boîte.

et que [à la page 178] :

… Imperial n’aurait guère ou pas vendu d’huile moteur sans l’additif de Lubrizol …

Ce n’est faire nulle injure au juge des requêtes que d’affirmer que les deux dernières conclusions précitées, qui sont visiblement des conclusions de fait, ne s’appuient pas sur la preuve, mais uniquement sur l’interprétation qu’il a faite et les conclusions qu’il a tirées des motifs du jugement de première instance. Dans la mesure où la décision du juge des requêtes repose sur ces éléments, elle ne saurait demeurer valable; seul l’arbitre devrait tirer des conclusions semblables après avoir entendu la preuve.

On peut voir que la thèse de Lubrizol, à laquelle le protonotaire et le juge des requêtes ont souscrit, a consisté et consiste encore à affirmer que le libellé du jugement officiel exclut toute possibilité de produire des éléments de preuve dans le cadre de la référence sur la question de la ventilation. Puisqu’il est maintenant définitivement établi que les revendications du brevet relatives aux huiles à moteur contenant le dispersant ont été contrefaites en raison de la vente par l’Impériale de ces huiles à moteur et puisque Lubrizol a maintenant décidé de réclamer, comme le jugement le lui permet, « les bénéfices que [la] contrefaçon a permis à la défenderesse de réaliser », ce sont tous les bénéfices réalisés par suite de ces ventes qui peuvent être recouvrés.

Le jugement rendu par la Haute Cour de l’Australie dans l’affaire Dart Industries Inc v Decor Corporation Pty Ltd[2] donne une bonne idée de la nature, de l’étendue et des principes qui régissent le recours consistant à faire rendre compte des bénéfices :

[traduction] Le paiement de dommages-intérêts et l’établissement des comptes relatifs aux bénéfices sont deux recours distincts. La reddition de compte visant les bénéfices était une forme de réparation accordée par l’equity, tandis que le paiement de dommages-intérêts était initialement un recours strictement de common law. Comme le juge Windeyer l’a souligné dans Colbeam Palmer Ltd v Stock Affiliates Pty Ltd, même de nos jours, une reddition de compte visant les bénéfices conserve ses caractéristiques équitables puisqu’un défendeur est forcé de rendre compte, et est ensuite dépouillé, des bénéfices qu’il a irrégulièrement réalisés par suite de la contrefaçon et qu’il ne saurait valablement conserver. Une reddition de compte se limite aux bénéfices effectivement réalisés, car elle n’a pas pour objet de punir le défendeur, mais d’empêcher qu’il ne s’enrichisse injustement. S’agissant des principes de l’enrichissement sans cause, la condition habituelle voulant qu’on tienne compte des questions de fond plutôt que des question de pure forme est applicable.

La thèse de Lubrizol qui est exposée plus haut est très formaliste, mais même d’un point de vue purement formel, il nous semble qu’elle dépasse la mesure. De même que des questions de fait touchant le lien de causalité et le caractère indirect du dommage peuvent à juste titre être examinées dans une référence sur le paiement de dommages-intérêts, de même elles peuvent l’être lorsqu’il s’agit de rendre compte des bénéfices. La question de la ventilation est fondamentalement une question de fait[3] qui a trait au rapport entre les bénéfices réalisés et l’appropriation de l’invention du demandeur. Il se peut que l’Impériale puisse prouver que certains bénéfices qu’elle a réalisés par suite de la vente de produits contrefaits ne sont pas des bénéfices que la contrefaçon lui « a permis » de réaliser étant donné que ces bénéfices ne sont pas attribuables à la contrefaçon, mais ont simplement été réalisés à l’occasion de la contrefaçon. Bien qu’une telle preuve puisse se révéler très difficile, elle ne devrait pas être exclue a priori. Cette seule considération suffit pour statuer en faveur de l’Impériale sur la question de la pertinence à ce stade-ci, c’est-à-dire avant l’audition de la preuve.

Mais ce n’est pas tout. Il ne faut pas laisser la forme l’emporter sur le fond. Bien que l’huile à moteur contenant le dispersant ait été correctement revendiquée dans le brevet (il semblerait probable que le dispersant soit inutile sauf comme additif pour l’huile à moteur) et bien qu’il ait été statué à bon droit que cette revendication a été contrefaite, la réalité est que Lubrizol n’a pas inventé l’huile à moteur et que les huiles à moteur de l’Impériale renferment d’autres additifs que celui qui est litigieux en l’espèce. Selon le libellé du jugement cité par le protonotaire dans l’extrait susmentionné, il est clair que c’est la présence de l’additif (dérivés carboxyliques) revendiqué dans le brevet Meinhardt qui a fait en sorte que les huiles à moteur de l’Impériale constituent une contrefaçon. Il est donc possible que ces huiles se soient accaparé leur part de marché et aient entraîné les bénéfices correspondants pour d’autres raisons que la présence de l’additif breveté de Lubrizol. Conclure que les huiles à moteur de l’Impériale ont contrefait le brevet de Lubrizol ne revient pas forcément à conclure que tous les bénéfices réalisés par suite de la vente de ces huiles à moteur sont des bénéfices que la contrefaçon a permis de réaliser. Il s’agit d’une question de fait qui doit être tranchée dans le cadre de la référence.

Le juge Cullen savait de toute évidence que l’étape inventive du brevet de Lubrizol se rapportait uniquement à l’additif. Il s’est exprimé en ces termes, à la page 12 :

À quel art se rapporte le brevet? Il s’agit manifestement, dans le cas qui nous occupe, de l’art des additifs, de l’art de mettre au point et de formuler des additifs pour des compositions lubrifiantes.

Le jugement rendu par le juge Cullen a été en grande partie confirmé par la présente Cour [Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée (1992), 98 D.L.R. (4th) 1]. Voici ce qu’a déclaré le juge Mahoney, J.C.A., qui a prononcé les motifs unanimes de la Cour d’appel, aux pages 5 à 7 :

L’invention porte sur des procédés et des compositions chimiques, dont seul un certain nombre sont en cause en l’espèce. Le monopole revendiqué ne se limite pas à une ou plusieurs compositions particulières mais à une catégorie de compositions. On le décrit comme [traduction] « une amélioration dans le domaine connu de la technologie des additifs de lubrifiants qui s’est développée dans les années 1950 autour des agents acylants d’acide de carboxyle à poids moléculaire élevé et de divers dérivés acylés. » Les additifs en question sont généralement appelés dispersants ou détergents. Cette technologie a permis de diminuer la fréquence des changements d’huile.

Selon la définition qu’en donnent les parties, un « groupe acyle » est un groupe représenté par la formule (R-20-) et c’est, à n’en pas douter, tout ce qu’il nous faut savoir aux fins de la présente espèce. Un « agent acylant » est un réactant capable d’introduire un groupe acyle dans un autre composé. Si l’on prend pour acquis qu’on ne peut attacher directement un hameçon à une ligne, sauf au moyen d’un avançon, l’agent acylant serait l’avançon, l’autre composé serait la ligne et le groupe acyle, l’hameçon. L’agent acylant sert uniquement, mais essentiellement, à relier le groupe acyle à l’autre composé; sans lui, cela serait impossible. L’agent acylant est dit « succinique ». Le phénomène du rattachement de l’avançon et de l’hameçon à la ligne est appelé « succination ». Si plus d’un avançon et d’un hameçon peuvent être attachés à la ligne, il y a « sursuccination ». Certaines lignes ne se rattachent pas à des avançons et n’ont donc pas d’hameçons. On n’en tient pas compte dans le calcul du « rapport de succination » selon la formule indiquée dans le glossaire conjoint.

Les dispersants gardent en suspension les impuretés qui s’accumulent dans l’huile à moteur. Les premiers dispersants étaient à base de métal et, par suite de leur décomposition, les résidus métalliques ou « cendres » se déposaient tel un vernis sur les pistons et formaient des boues dans le carter des moteurs à essence. M. Wm. M. Le Suer, de Lubrizol, a inventé un dispersant sans cendres pour lequel le brevet américain no 3,172,892, ci-après le « brevet LeSuer », a été délivré le 9 mars 1965. Le brevet Le Suer et [traduction] « tout autre titre de brevet … dont Lubrizol pourrait devenir détentrice par la suite … renfermant » des substances couvertes par le brevet LeSuer a été donné sous licence à Exxon et à Imperial. Les conclusions du juge de première instance quant à la licence sont contestées.

Voici comment est décrite l’invention dans un extrait pertinent du mémoire descriptif du brevet Meinhardt (dossier d’appel, vol. 2, p. 5) :

[traduction] La présente invention se fonde sur la découverte d’une catégorie nouvelle d’agents acylants d’acide de carboxyle à poids moléculaire élevé, capables d’attribuer des propriétés uniques et avantageuses aux additifs de lubrifiants à base de ce produit et aux compositions lubrifiantes qui renferment ces additifs, tout en préservant les propriétés recherchées dans des additifs de lubrifiants semblables et des compositions lubrifiantes préparées à partir d’autres agents acylants d’acide de carboxyle à poids moléculaire élevé provenant de l’art antérieur.

Le monopole revendiqué, dans sa partie litigieuse, est ainsi décrit à la revendication 1 (dossier d’appel, vol. 2, p. 105) :

[traduction] 1. Une composition lubrifiante comprenant comme élément majeur une huile à propriétés de viscosité lubrifiantes et comme élément mineur, une ou plusieurs compositions de dérivés carboxyliques produits par la réaction d’au moins un agent acylant de type dérivé succinique substitué avec un réactif choisi parmi un groupe constitué de a) une amine caractérisée par la présence d’au moins un groupe H-N<, b) un alcool, c) un métal réactif ou un composé de métal réactif et d) une combinaison de deux ou de plusieurs des composés de a) à c), les constituants de d) ayant réagi avec un ou plusieurs desdits agents acylants de type dérivés succiniques substitués, simultanément ou séquentiellement, peu importe l’ordre, où lesdits agents acylants de type dérivés succiniques substitués sont constitués de groupes substituants et de groupes succiniques, où les groupes substituants sont dérivés d’un polyalcène, ledit polyalcène étant caractérisé par une valeur de Mn de 1300 à environ 5000 et un rapport Mp/Mn d’environ 1,5 à environ 4, et lesdits agents acylants étant caractérisés par la présence dans leur structure d’un nombre moyen d’au moins 1,3 groupe succinique pour chaque poids équivalent de groupes substituants.

Ce sont les paramètres du monopole, soulignés ci-haut, qui constituent les aspects cruciaux du brevet en litige, tant sur la question de la validité que sur celle de la contrefaçon. [Non souligné dans l’original.]

Il est reconnu par les parties que la question de la ventilation n’a jamais été soulevée ni devant le juge Cullen ni dans le cadre de l’appel devant la présente Cour. Puisqu’il en est ainsi, il serait—c’est le moins qu’on puisse dire—curieux et paradoxal que le jugement officiel produise l’effet revendiqué en l’espèce. L’existence même de l’ordonnance fondée sur la Règle 480, qui reporte à la fin de l’instruction l’examen de [traduction] « toutes les questions relatives aux bénéfices réalisés par suite d’une contrefaçon », devait naturellement amener la Cour et les avocats à croire que la question de la ventilation restait irrésolue.

L’avocat de Lubrizol soutient toutefois énergiquement que le jugement du juge Cullen est maintenant exécutoire et n’est plus susceptible de révision, et que la question de la ventilation a été tranchée une fois pour toutes. Il invoque en particulier les affaires Reading& Bates Construction Co. c. Baker Energy Resources Corp.[4] et Ductmate Industries Inc. c. Exanno Products Ltd.[5]. Cependant, ces affaires sont nettement différentes de la présente espèce. En effet, puisque la question de la ventilation avait été tranchée à l’instruction dans ces deux causes, on pouvait à juste titre considérer que le libellé du jugement officiel était décisif. Il convient en outre de souligner que ces deux décisions ont été rendues après l’audition de la référence et la présentation de la preuve.

Le recours qui consiste en l’établissement des comptes relatifs aux bénéfices est un recours fondé sur l’equity. Il n’a pas pour objet de punir le défendeur, mais simplement d’amener celui-ci à remettre les bénéfices véritables qu’il a réalisés aux dépens du demandeur. Mais où est l’équité s’il est possible de démontrer qu’un partie des bénéfices réalisés par l’Impériale en raison de la vente de produits contrefaits est attribuable non pas à l’appropriation de l’invention de Lubrizol, mais à un autre facteur? La Cour a appris que Lubrizol prétend que l’huile à moteur de l’Impériale contrefait un autre brevet dont elle est titulaire et qu’une action a été intentée à cet égard. Les mêmes bénéfices peuvent-ils être réclamés une deuxième fois? Et si ce n’est pas par Lubrizol, alors par un tiers breveté qui allègue également une contrefaçon? Et même si aucun autre brevet n’était en cause, permettre à Lubrizol de toucher des bénéfices qui, selon la preuve que l’Impériale parvient à faire, sont entièrement attribuables à une caractéristique non contrefaite de son huile à moteur reviendrait à approuver judiciairement l’enrichissement injuste de Lubrizol aux dépens de l’Impériale.

Bien qu’il soit incontestable que le jugement de première instance a force de chose jugée et que la Cour n’a pas compétence pour le modifier dans le cadre d’une référence, cela ne l’autorise nullement à lui donner une interprétation que n’a jamais envisagée la Cour qui l’a rendu et qui est contraire à la raison et au bon sens.

À notre avis, les décisions rendues par le protonotaire et le juge des requêtes ne peuvent s’appuyer sur les motifs qu’ils ont prononcés. Les questions touchant la ventilation sont des questions de fait et, en tant que telles, auraient dû être laissées à l’arbitre au lieu d’être réglées comme un incident d’une requête préliminaire.

Mais il y a plus encore. Même si des éléments de preuve relatifs à la ventilation peuvent être admissibles, et c’est ce que nous avons déclaré, cela ne veut pas dire que les éléments de preuve litigieux en l’espèce, à savoir les documents supplémentaires que l’Impériale demande à Lubrizol de produire, devraient être considérés comme pertinents. En fait, nous sommes entièrement convaincus qu’ils sont dénués de pertinence. Si le protonotaire avait examiné, comme il aurait dû le faire, les documents en question, il aurait rapidement conclu que la requête devait être rejetée. Le juge des requêtes semble avoir été du même avis, mais il a traité de cette question dans une courte phrase seulement.

Il ne faut pas oublier que l’objet de la référence est de calculer le montant des bénéfices que la contrefaçon a permis à l’Impériale de réaliser. À première vue, donc, il est fort peu probable que l’un quelconque des documents de Lubrizol ait un rapport avec les points litigieux, même si la ventilation est l’un d’eux. La liste d’autres sources possibles, du dispersant requis n’entraînant pas de contrefaçon, que l’Impériale a établie ne comprend aucun produit de Lubrizol. L’avocat de l’Impériale n’a rien trouvé de mieux que de dire que certains de ces documents pourraient aider à prouver que Lubrizol avait peut-être une opinion sur la pratique de l’industrie pendant la période visée par la contrefaçon qui différerait d’une manière ou d’une autre du point de vue qu’elle peut adopter dans le cadre de la référence. C’est assurément une supposition qui s’appuie sur une hypothèse fondée sur un faible espoir. C’est tout ce qu’il y a de plus mince; si la pratique de l’industrie est en cause, il existe des moyens beaucoup plus efficaces de le prouver que des documents internes de Lubrizol. Bien que le critère de la pertinence à l’étape de la communication de la preuve soit très généreux[6], il ne permet pas une pure recherche à l’aveuglette semblable à celle qui est demandée en l’espèce[7]. La requête de l’Impériale a été rejetée à bon droit.

En définitive, donc, l’appel doit être rejeté, mais puisque l’appelante a gain de cause et que l’intimée est déboutée sur la question à laquelle les avocats ont consacré le plus clair de leur temps à l’audience, l’intimée ne devrait avoir droit à aucuns dépens devant la présente Cour ni devant la Section de première instance.



[1] Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, modifiées.

Règle 480. (1) Une partie qui désire procéder à l’instruction sans présenter de preuve sur une question de fait et notamment, sans restreindre le sens général de cette expression, sur

a) un point relatif à la mesure dans laquelle il a été porté atteinte à un droit,

b) un point relatif aux dommages qui découlent d’une atteinte à un droit, et

c) un point relatif aux profits tirés d’une atteinte à un droit,

doit, 10 jours au moins avant le jour fixé pour le début de l’instruction, demander une ordonnance portant que cette question de fait fera, après l’instruction, l’objet d’une référence en vertu des Règles 500 et suivantes s’il paraît à ce moment-là qu’il faut statuer sur cette question.

[2] (1993), 67 ALJR 821 (H.C. Aust.), à la p. 822, le juge en chef Mason.

[3] Voir Beloit Canada Ltée c. Valmet Oy (1995), 61 C.P.R. (3d) 271 (C.A.F.), aux p. 278 à 280.

[4] [1995] 1 C.F. 483(C.A.).

[5] (1987), 15 C.I.P.R. 115 (C.F. 1re inst.).

[6] Voir Everest & Jennings Canadian Ltd. c. Invacare Corporation, [1984] 1 C.F. 856(C.A.).

[7] Voir Hennessy v. Wright (1890), 24 Q.B.D. 445 (C.A.).

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