[1997] 2 C.F. 428
T-2022-93
Angelo Del Zotto et Herbert B. Noble (demandeurs)
c.
Sa Majesté la Reine du chef du Canada, le ministre du Revenu national, John Edward Thompson et D. Reilly Watson (défendeurs)
Répertorié : Del Zotto c. Canada (1re inst.)
Section de première instance, juge Rothstein— Toronto, 3 septembre 1996; Ottawa, 24 janvier 1997.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Del Zotto soupçonné d’évasion fiscale — Enquête ouverte sur ses affaires financières en application de l’art. 231.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu — Del Zotto avait le droit d’être présent et de se faire assister d’avocat — Noble a été assigné à comparaître, à témoigner et à produire des documents — Del Zotto n’a pas été assigné — Enquête ajournée avant qu’aucun témoin fût entendu — Ni l’art. 231.4 ni l’enquête ne va à l’encontre de l’art. 7 de la Charte — Les principes de justice fondamentale visés à l’art. 7 embrassent la protection contre l’auto-incrimination dans certains cas, ainsi que les principes connexes tels que la charge incombant au ministère public d’administrer ses preuves avant que l’accusé ait à y répondre, le droit de garder le silence, l’exception à la contraignabilité, fondée sur l’art. 7, en cas de conduite fondamentalement inique du ministère public — L’art. 7 n’est pas applicable puisque Del Zotto n’a été ni assigné, ni forcé à témoigner contre lui-même; et que Noble n’est ni inculpé ni forcé à témoigner sur ses propres affaires — Le droit de ne pas parler à la police ne représente pas un principe reconnu de justice fondamentale au sens de l’art. 7.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Procédures criminelles et pénales — Del Zotto soupçonné d’évasion fiscale — Enquête ouverte sur ses affaires financières en application de l’art. 231.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu — Del Zotto avait le droit d’être présent et de se faire assister d’avocat — Noble a été assigné à comparaître, à témoigner et à produire des documents — Del Zotto n’a pas été assigné — Enquête ajournée avant qu’aucun témoin fût entendu — Ni l’art. 231.4 ni l’enquête ne va à l’encontre de l’art. 8 de la Charte — Non-applicabilité des normes dégagées par la jurisprudence Hunter et autres c. Southam Inc. pour juger du caractère raisonnable des fouilles, perquisitions ou saisies — La distinction entre catégories de fouilles, perquisitions et saisies n’est qu’un des facteurs à prendre en considération — Mise dans la balance de toutes les circonstances de la cause — Le caractère envahissant des fouilles, perquisitions et saisies se mesure selon une échelle allant de l’atteinte à l’intégrité physique à l’obligation de produire des documents — Une enquête en matière fiscale est une atteinte moins grave que la perquisition domiciliaire — L’attente en matière de protection de la vie privée concernant les activités professionnelles se situe à un niveau relativement inférieur par rapport aux questions de nature personnelle ou intime — Le jugement sur l’attente raisonnable en matière de droit à la vie privée ne dépend pas des préférences de l’individu.
Impôt sur le revenu — Exécution — Enquêtes — Del Zotto soupçonné d’évasion fiscale — Enquête ouverte sur ses affaires financières de 1979 à 1985 en application de l’art. 231.4 de la Loi — Del Zotto avait le droit d’être présent et de se faire assister d’avocat — Noble a été assigné à comparaître, à témoigner et à produire des documents — Del Zotto n’a pas été assigné — Enquête ajournée avant qu’aucun témoin fût entendu — Ni l’art. 231.4 ni l’enquête ne va à l’encontre de l’art. 7 ou de l’art. 8 de la Charte — Recension des principes de justice fondamentale couverts par l’art. 7 — L’art. 7 n’a pas application puisqu’il n’y a pas auto-incrimination, que Del Zotto n’a pas été assigné à témoigner, que Noble n’est inculpé ni forcé à témoigner sur ses propres affaires — Non-applicabilité des normes dégagées par la jurisprudence Hunter et autres c. Southam Inc. pour juger du caractère raisonnable des fouilles, perquisitions ou saisies — Le caractère envahissant des fouilles, perquisitions et saisies se mesure selon une échelle allant de l’atteinte à l’intégrité physique à l’obligation de produire des documents — Une enquête en matière fiscale est une atteinte moins grave que la perquisition domiciliaire.
Contestation de la constitutionnalité de l’article 231.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Le demandeur Angelo Del Zotto fut soupçonné d’évasion fiscale, ce qui a conduit à l’ouverture, en application de l’article 231.4, d’une enquête en 1992 sur ses affaires financières pour les années d’imposition 1979 à 1985. Del Zotto a été informé qu’il avait le droit d’être présent et de se faire assister d’avocat. Le demandeur Noble a reçu une assignation à comparaître pour témoigner et produire des documents à l’enquête. Del Zotto n’a été assigné ni à comparaître ni à témoigner. L’enquête a été ajournée avant qu’aucun témoin fût entendu, et subséquemment suspendue par la Cour d’appel fédérale.
Les demandeurs soutiennent que l’article 231.4 et l’enquête vont à l’encontre des articles 7 et 8 de la Charte. L’article 7 garantit à chacun le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, droit auquel il ne peut être porté atteinte qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. L’article 8 protège contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives. L’article 231.4 habilite le ministre à autoriser toute personne à faire toute enquête qu’elle estime nécessaire sur quoi que ce soit qui se rapporte à l’application et l’exécution de la Loi. La personne désignée pour présider cette enquête jouit des mêmes pouvoirs que ceux qu’un commissaire tient des articles 4 et 5 de la Loi sur les enquêtes. Les moyens que les demandeurs tirent de l’article 7 sont la protection contre l’auto-incrimination, le principe de la charge de la preuve incombant à la poursuite, le droit de garder le silence, la doctrine de l’iniquité fondamentale, et l’argument que le président de l’enquête prévue à l’article 231.4 s’apparente à l’agent de police investi de pouvoirs d’assignation, c’est-à-dire à quelque chose qui est constitutionnellement inadmissible dans le cours d’une enquête criminelle.
Il échet d’examiner si l’article 231.4 ou l’enquête va à l’encontre soit de l’article 7 soit de l’article 8 de la Charte.
Jugement : l’action doit être rejetée. Ni l’article 231.4 ni l’enquête ne va à l’encontre de l’article 7 ou de l’article 8 de la Charte.
(1) L’article 7 n’a pas application en l’espèce.
(i) Il a été jugé dans certains cas que l’article 7 de la Charte protège contre l’auto-incrimination, bien que cette protection n’y soit pas expressément prévue. Les individus qui risquent d’être inculpés d’une infraction criminelle ou quasi criminelle ne sont pas contraignables si le fait de les forcer à témoigner a pour objet prédominant d’obtenir des éléments de preuve qui les incrimineraient dans leur propre procès. La protection assurée par l’article 7 contre l’auto-incrimination n’entre pas en jeu si l’enquête a pour but prédominant l’administration et l’application de la loi d’habilitation. Puisque Del Zotto n’a pas été assigné à témoigner à l’enquête, le droit à la protection contre l’auto-incrimination n’est pas directement en jeu. Pour ce qui est du témoignage de Noble, le principe de la protection contre l’auto-incrimination protège l’individu de l’obligation de témoigner contre lui-même, mais non de l’incrimination par un autre témoin. Que Noble soit contraint à témoigner sur les affaires de Del Zotto ne met pas en jeu la protection assurée par l’article 7 contre l’auto-incrimination.
(ii) Le principe de la charge de la preuve de la poursuite n’assure pas aux demandeurs un moyen pour se réclamer de la protection de l’article 7. Ce principe pose que le ministère public doit administrer ses preuves avant que l’accusé ait à y répondre. Il est étroitement lié à la règle générale de la protection contre l’auto-incrimination. L’accusé ne peut être forcé à prêter son concours aux poursuites intentées contre lui-même. Il manque un chaînon essentiel dans l’argument des demandeurs que l’article 231.4 et l’enquête ouverte contre Del Zotto vont à l’encontre du principe de la charge de la preuve de la poursuite, par ce motif que l’enquête prévue à l’article 231.4 constitue un interrogatoire préalable dirigé contre un individu dans une poursuite pénale. Si on considère les faits de la cause, personne n’est requis en l’espèce de témoigner contre soi-même. Le principe de la charge de la preuve de la poursuite ne protège personne contre l’obligation de révéler les moyens de défense d’un accusé ou d’un autre individu qui risque une inculpation. Or rien n’indique que Noble risque d’être inculpé sous le régime de l’article 239 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Si un « moyen de défense » quelconque risque d’être révélé, il s’agit indiscutablement d’un moyen de défense de Del Zotto. Étant donné que selon les demandeurs, Noble risque de dévoiler un moyen de défense qui n’est pas le sien propre, son obligation n’a rien à voir avec l’auto-incrimination.
(iii) Le droit de garder le silence n’est pas en jeu. Ce droit a été reconnu à titre de principe de justice fondamentale au sens de l’article 7 de la Charte. Il protège l’individu de l’obligation de répondre aux questions de la police dans une enquête criminelle, et est étroitement lié au principe de la protection contre l’auto-incrimination dans la mesure où il protège l’individu faisant l’objet d’une enquête de l’obligation d’administrer des preuves contre lui-même. Le droit de garder le silence entre en jeu quand l’État et l’individu se trouvent face à face dans une situation antagonique, dans laquelle ce dernier risque de s’incriminer lui-même. La préoccupation qui le sous-tend participe spécifiquement des circonstances de l’individu qui est « confronté » à la poursuite. Bien que Del Zotto ait été l’objet d’investigations, il n’a pas été assigné à témoigner ou à produire des documents à l’enquête, et ne s’y est vu poser aucune question. Il n’est donc pas « confronté » aux autorités. Il n’y a eu aucune tentative de la part de l’État pour amener Del Zotto à se compromettre lui-même.
(iv) Les demandeurs ne peuvent invoquer la protection de l’article 7 contre l’iniquité fondamentale. Un témoin peut invoquer l’article 7 pour opposer une exception à la règle de contraignabilité s’il est établi que le ministère public a des agissements fondamentalement iniques. Il y a agissements fondamentalement iniques lorsque le ministère public cherche principalement, plutôt qu’accessoirement, à réunir ou à administrer les preuves contre le témoin au lieu de poursuivre les objectifs pressants et réels qui relèvent validement de la compétence de l’organisme qui contraint à témoigner. Mais le critère de l’iniquité fondamentale est aussi étroitement lié au principe de la protection contre l’auto-incrimination. Puisque Del Zotto n’a pas été assigné à témoigner, et que Noble est contraint à témoigner sur les affaires de ce dernier, et non sur les siennes propres, les demandeurs ne peuvent invoquer la protection de l’article 7 contre l’iniquité fondamentale.
(v) Les demandeurs n’ont rien produit à l’appui de l’argument que le droit de ne pas parler à la police est un droit garanti par l’article 7 de la Charte. S’appuyant sur ce droit reconnu en common law, ils soutiennent qu’il est inconstitutionnel pour le président de l’enquête prévue à l’article 231.4 de contraindre des tiers innocents à témoigner contre un contribuable soumis à ce qui est équivalent à une enquête criminelle. Si le droit de ne pas parler à la police a été adopté au Canada en common law, il n’a pas été reconnu à titre de principe de justice fondamentale au sens de l’article 7. L’observation faite par le juge Iacobucci dans R. c. S. (R.J.) au sujet du déni des pouvoirs d’assignation à la police participe d’une appréhension découlant du principe de la protection contre l’auto-incrimination, et non d’un droit général de ne pas parler à la police. Del Zotto n’a pas été assigné. Les demandeurs ne sont pas fondés à invoquer l’article 7 en s’appuyant sur cette observation que la police n’a pas pouvoir d’assignation.
(2) Ni l’article 231.4 ni l’enquête n’est inconstitutionnel au regard de l’article 8 de la Charte. Dans Hunter et autres c. Southam Inc., la Cour suprême du Canada a défini les normes au regard desquelles des fouilles, perquisitions et saisies peuvent être considérées comme raisonnables. Il échet d’examiner si les normes Hunter s’appliquent en l’espèce. La Cour suprême a jugé qu’il est conforme à une interprétation souple et téléologique de l’article 8 de distinguer entre, d’une part, les saisies en matière criminelle ou quasi criminelle auxquelles s’appliquent dans toute leur rigueur les critères Hunter et, d’autre part, les saisies en matière administrative et de réglementation, auxquelles peuvent s’appliquer des normes moins strictes. Pour juger si les critères Hunter s’appliquent ou non, il ne suffit pas d’examiner si la fouille ou perquisition et la saisie ont eu lieu dans un contexte « pénal » ou « réglementaire », bien qu’il s’agisse là d’un facteur à prendre en considération. Il faut mettre dans la balance toutes les circonstances de la cause. Le degré d’ingérence de la fouille, de la perquisition ou de la saisie se mesure selon l’échelle des droits en jeu, allant de l’atteinte à l’intégrité physique qui est la plus grave, à la forme la plus bénigne, c’est-à-dire la production de documents. Plus grande est l’atteinte au droit à la vie privée de l’individu, plus il est probable que les garanties contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives seront nécessaires. Une enquête en matière fiscale est une atteinte moins grave que la perquisition domiciliaire. Par ailleurs, l’attente des demandeurs en matière de protection de la vie privée concerne leurs activités professionnelles, qui se situent à un niveau relativement inférieur par rapport aux questions de nature personnelle ou intime ou au droit à l’intégrité et à la dignité personnelles, qui est au cœur de la nécessité de protéger les individus contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives. L’enquête ne justifie pas l’application des normes Hunter. Les enquêtes où les gens doivent témoigner sous serment et produire des documents ne sont pas envahissantes au point de les mettre en jeu. Le jugement sur l’attente raisonnable en matière de droit à la vie privée et sur les conditions d’application des normes Hunter ne dépend pas des préférences de l’individu.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 8, 13.
Loi de l’impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, ch. 148 (mod. par S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 1), art. 163(2) (mod. par S.C. 1978-79, ch. 5, art. 7; 1980-81-82-83, ch. 48, art. 90; 1984, ch. 1, art. 87), 231.3 (édicté par S.C. 1986, ch. 6, art. 121), 231.4 (édicté, idem), 239(1)a), d), f) (mod. par L.C. 1988, ch. 55, art. 182), g).
Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, ch. C-23, art. 10(1).
Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I-11, art. 4, 5.
Securities Act, S.B.C. 1985, ch. 83, art. 128(1).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; (1990), 65 D.L.R. (4th) 161; 54 C.C.C. (3d) 417; 29 C.P.R. (3d) 97; 76 C.R. (3d) 129; 47 C.R.R. 1; 106 N.R. 161; 39 O.A.C. 161; R. c. Beare; R. c. Higgins, [1988] 2 R.C.S. 387; (1988), 55 D.L.R. (4th) 481; [1989] 1 W.W.R. 97; 71 Sask. R. 1; 45 C.C.C. (3d) 57; 66 C.R. (3d) 97; 36 C.R.R. 90; 88 N.R. 205; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151; [1990] 5 W.W.R. 1; 47 B.C.L.R. (2d) 1; 57 C.C.C. (3d) 1; 77 C.R. (3d) 145; 49 C.R.R. 114; 110 N.R. 1; Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416; (1993), 99 D.L.R. (4th) 350; 78 C.C.C. (3d) 510; 18 C.R. (4th) 374; 13 C.R.R. (2d) 65; [1993] 1 C.T.C. 111; 93 DTC 5018; 146 N.R. 270.
DISTINCTION FAITE AVEC :
R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451; (1995), 121 D.L.R. (4th) 589; 177 N.R. 81; 78 O.A.C. 161; British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3; R. c. P. (M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555; (1994), 113 D.L.R. (4th) 461; 89 C.C.C. (3d) 289; 29 C.R. (4th) 209; 21 C.R.R. (2d) 1; 165 N.R. 321; 70 O.A.C. 161; R. v. Woolley (1988), 40 C.C.C. (3d) 531; 63 C.R. (3d) 333; 37 C.R.R. 126; 25 O.A.C. 390 (C.A. Ont.); Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; (1984), 55 A.R. 291; 11 D.L.R. (4th) 641; [1984] 6 W.W.R. 577; 33 Alta. L.R. (2d) 193; 27 B.L.R. 297; 14 C.C.C. (3d) 97; 2 C.P.R. (3d) 1; 41 C.R. (3d) 97; 9 C.R.R. 355; 84 DTC 6467; 55 N.R. 241.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740; (1993), 79 C.C.C. (3d) 257; 19 C.R. (4th) 1; 148 N.R. 241; 61 O.A.C. 1; Rice v. Connolly, [1966] 2 All E.R. 649 (Q.B.); Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640; (1981), 121 D.L.R. (3d) 578; 59 C.C.C. (2d) 30; 20 C.R. (3d) 97; 35 N.R. 485; R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627; (1990), 68 D.L.R. (4th) 568; 55 C.C.C. (3d) 530; [1990] 2 C.T.C. 103; 76 C.R. (3d) 283; 47 C.R.R. 151; 90 DTC 6243; 106 N.R. 385; 39 O.A.C. 385; Knox Contracting Ltd. c. Canada, [1990] 2 R.C.S. 338; (1990), 106 N.B.R. (2d) 408; 73 D.L.R. (4th) 110; 265 A.P.R. 408; [1990] 2 C.T.C. 262; 58 C.C.C. (3d) 65; 90 DTC 6447; 110 N.R. 171.
DÉCISIONS CITÉES :
Del Zotto c. Canada, [1994] 2 C.F. 640 [1994] 1 C.T.C. 254; (1994), 94 DTC 6170; 71 F.T.R. 1 (1re inst.); Del Zotto c. Canada, [1993] 2 C.T.C. 46; (1993), 93 DTC 5271 (C.A.F.); R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531; (1990), 59 C.C.C. (3d) 92; 79 C.R. (3d) 1; 113 N.R. 53; 41 O.A.C. 353; R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915; (1992), 94 D.L.R. (4th) 590; 75 C.C.C. (3d) 257; 15 C.R. (4th) 133; 139 N.R. 323; 55 O.A.C. 321; Moore c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 195; (1978), 90 D.L.R. (3d) 112; [1978] 6 W.W.R. 462; 43 C.C.C. (2d) 83; 5 C.R. (3d) 289; 24 N.R. 181; Dedman c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 2; (1985), 20 C.C.C. (3d) 97; 46 C.R. (3d) 193; 34 M.V.R. 1; 60 N.R. 34; Baron c. Canada, [1990] 2 C.F. 262 [1990] 1 C.T.C. 84; (1989), 90 DTC 6040; 30 F.T.R. 188 (1re inst.).
DOCTRINE
Beaudoin, G.-A. et E. Ratushny, éds. Charte canadienne des droits et libertés, 2e éd. Montréal : Wilson & Lafleur, 1989.
ACTION en jugement déclarant que l’art. 231.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu et l’enquête ouverte en application de cette disposition sur les affaires financières du demandeur Del Zotto vont à l’encontre des art. 7 et 8 de la Charte. Action rejetée.
AVOCATS :
Edward L. Greenspan, c.r., et David W. Stratas pour le demandeur Angelo Del Zotto.
Alan D. Gold et Tristram J. Mallett pour le demandeur Herbert B. Noble.
Ivan S. Bloom, c.r., Gordon S. Campbell et John Vaissi-Nagy pour les défendeurs Sa Majesté la Reine du chef du Canada, le ministre du Revenu national et John Edward Thompson.
Graham F. Pinos, c.r., pour le défendeur D. Reilly Watson.
PROCUREURS :
Greenspan, Rosenberg & Buhr, Toronto, et Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto, pour le demandeur Angelo Del Zotto.
Gold and Fuerst, Toronto, pour le demandeur Herbert B. Noble.
Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs Sa Majesté la Reine du chef du Canada, le ministre du Revenu national et John Edward Thompson.
Graham F. Pinos, c.r., Toronto, pour le défendeur D. Reilly Watson.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Rothstein :
INTRODUCTION
Il y a en l’espèce contestation de la constitutionnalité de la disposition portant « enquête », savoir l’article 231.4 [édicté par S.C. 1986, ch. 6, art. 121], de la Loi de l’impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, ch. 148, modifiée [mod. par S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 1] (la Loi). Le demandeur Angelo Del Zotto fut soupçonné d’évasion fiscale à la suite d’un audit effectué par la Direction de la vérification de Revenu Canada. En 1986, la Division des enquêtes spéciales du même Ministère a commencé à regarder dans ses affaires financières, ce qui a abouti en 1992 à l’ouverture, en application de l’article 231.4, d’une enquête (l’enquête) sur ses affaires financières pour la période allant de 1979 à 1985 inclusivement.
À l’ouverture de l’enquête, les demandeurs se sont vu accorder un ajournement en attendant l’issue d’une requête dont ils avaient saisi la Section de première instance de la Cour fédérale pour en demander la suspension. La Cour a accordé la suspension de l’enquête [Del Zotto c. Canada, [1994] 2 C.F. 640, tout en ordonnant que, si la constitutionnalité en était confirmée, elle reprendrait dans les 30 jours du jugement sur la validité constitutionnelle soit de l’article 231.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu soit de l’enquête elle-même.
LES POINTS LITIGIEUX
Il échet d’examiner :
a) si l’article 231.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu (la disposition portant enquête) va à l’encontre soit de l’article 7 soit de l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés;
b) au cas où l’article 231.4 serait jugé constitutionnellement valide, si en l’espèce l’enquête sur les affaires financières du demandeur Angelo Del Zotto va à l’encontre soit de l’article 7 soit de l’article 8 de la Charte.
LES TEXTES CONSTITUTIONNELS ET
LÉGISLATIFS EN JEU
Les demandeurs invoquent les articles 7 et 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] :
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.
Le texte de loi contesté est l’article 231.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu :
231.4 (1) Le ministre peut, pour l’application et l’exécution de la présente loi, autoriser une personne, qu’il s’agisse ou non d’un fonctionnaire du ministère du Revenu national, à faire toute enquête que celle-ci estime nécessaire sur quoi que ce soit qui se rapporte à l’application et l’exécution de la présente loi.
(2) Le ministre qui, conformément au paragraphe (1), autorise une personne à faire enquête doit immédiatement demander à la Cour canadienne de l’impôt une ordonnance où soit nommé un président d’enquête.
(3) Aux fins d’une enquête autorisée par le paragraphe (1), le président d’enquête nommé en vertu du paragraphe (2) a tous les pouvoirs conférés à un commissaire par les articles 4 et 5 de la Loi sur les enquêtes et ceux qui sont susceptibles de l’être par l’article 11 de cette loi.
(4) Le président d’enquête nommé en vertu du paragraphe (2) exerce les pouvoirs conférés à un commissaire par l’article 4 de la Loi sur les enquêtes à l’égard des personnes que la personne autorisée à faire enquête considère comme appropriées pour la conduite de celle-ci; toutefois, le président d’enquête ne peut exercer le pouvoir de punir une personne que si, à la requête de celui-ci, un juge d’une cour supérieure ou d’une cour de comté atteste que ce pouvoir peut être exercé dans l’affaire exposée dans la requête et que si le requérant donne à la personne à l’égard de laquelle il se propose d’exercer ce pouvoir avis de l’audition de la requête 24 heures avant ou dans le délai plus court que le juge estime raisonnable.
(5) Quiconque témoigne à une enquête autorisée par le paragraphe (1) a le droit d’être représenté par avocat et, sur demande faite au ministre, de recevoir transcription de sa déposition.
(6) Toute personne dont les affaires donnent lieu à une enquête autorisée par le paragraphe (1) a le droit d’être présente et d’être représentée par avocat tout au long de l’enquête, sauf si le président d’enquête nommé en vertu du paragraphe (2) en décide autrement, sur demande du ministre ou d’un témoin, pour tout ou partie de l’enquête, pour le motif que la présence de cette personne et de son avocat ou de l’un d’eux nuirait à la bonne conduite de l’enquête.
Aux termes du paragraphe 231.4(3) ci-dessus, le président d’enquête jouit des mêmes pouvoirs que ceux qu’un commissaire tient des articles 4 et 5 de la Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I-11, que voici :
4. Les commissaires ont le pouvoir d’assigner devant eux des témoins et de leur enjoindre de :
a) déposer oralement ou par écrit sous la foi du serment, ou d’une affirmation solennelle si ceux-ci en ont le droit en matière civile;
b) produire les documents et autres pièces qu’ils jugent nécessaires en vue de procéder d’une manière approfondie à l’enquête dont ils sont chargés.
5. Les commissaires ont, pour contraindre les témoins à comparaître et à déposer, les pouvoirs d’une cour d’archives en matière civile.
Les alinéas 239(1)a) et d) de la Loi de l’impôt sur le revenu entrent aussi en jeu [alinéa 239(1)f) (mod. par L.C. 1988, ch. 55, art. 182)] :
239. (1) Toute personne qui
a) a fait des déclarations fausses ou trompeuses, ou a participé, consenti ou acquiescé à leur énonciation dans une déclaration, certificat, état ou réponse produits ou faits en vertu de la présente loi ou d’un règlement,
…
d) a, volontairement, de quelque manière, éludé ou tenté d’éluder l’observation de la présente loi ou le paiement d’un impôt établi en vertu de cette loi, ou
…
est coupable d’une infraction et, en plus de toute autre peine prévue par ailleurs, est passible, sur déclaration sommaire de culpabilité,
f) d’une amende minimale de 50 % de l’impôt que cette personne a tenté d’éluder et maximale de 200 % de cet impôt, ou
g) à la fois de l’amende prévue à l’alinéa f) et d’un emprisonnement d’au plus 2 ans.
LES FAITS DE LA CAUSE
Le demandeur Angelo Del Zotto est actuellement le président-directeur général de Tridel Enterprises Inc., une société ouverte, et le président-directeur général de Tridel Corporation. Il est connu pour ses activités qui consistent à planifier et à trouver le financement pour la construction et la commercialisation d’immeubles. Le demandeur Herbert Noble est avocat et cadre d’entreprise. Rien n’indique qu’il y ait un lien quelconque entre Noble et Del Zotto.
En octobre 1985, des représentants de la Direction de la vérification de Revenu Canada ont commencé à enquêter sur les affaires financières de Del Zotto. Plus spécifiquement, Revenu Canada s’intéressait à l’exercice par Del Zotto de ses options d’achat d’actions d’une compagnie appelée Night Hawk Resources Ltd. Revenu Canada, ayant décidé que Del Zotto a réalisé à cette occasion un bénéfice de 290 250 $ qu’il n’a pas déclaré dans son revenu, se proposait de lui réclamer cette somme avec en sus, en application du paragraphe 163(2) [mod. par S.C. 1978-79, ch. 5, art. 7; 1980-81-82-83, ch. 48, art. 90; 1984, ch. 1, art. 87] de la Loi de l’impôt sur le revenu, une pénalité égale à 25 % de la somme due, par ce motif que l’omission était intentionnelle ou tenait à une négligence grossière. Del Zotto reconnaissait sa dette fiscale, mais soutenait qu’il n’y avait pas lieu à pénalité.
En janvier 1986, la Direction de la vérification de Revenu Canada a transmis le dossier Del Zotto à la Division des enquêtes spéciales[i]. Il ressort du bordereau d’envoi qu’au moment de ce renvoi, la Direction de la vérification avait conclu que Del Zotto avait aussi omis de déclarer 90 000 $ de revenu d’intérêts pour 1980, 4 500 $ de revenu d’autres sources pour 1983, ce qui porte le total non déclaré à 384 750 $.
Durant la période allant de 1986 à 1990, il y a eu plusieurs entretiens entre Revenu Canada et Del Zotto ou ses représentants, et Noble ou ses représentants. Le 3 mai 1990, Revenu Canada a écrit à Herbert Noble pour lui demander des détails, en particulier au sujet de ses relations d’affaires avec Angelo Del Zotto, avec Tridel et avec Supra Investments Inc. Par lettre en date du 23 mai 1990, l’avocat de Noble a refusé de communiquer à Revenu Canada les renseignements demandés.
Le 19 avril 1991, l’avocat de Del Zotto a été informé au cours d’une entrevue avec des fonctionnaires de la Division des enquêtes spéciales de Revenu Canada que ce Ministère se proposait de poursuivre Del Zotto en justice pour évasion fiscale, sous le régime des alinéas 239(1)a) et d) de la Loi de l’impôt sur le revenu.
Le 19 novembre 1991, le bureau du district de Toronto de la Division des enquêtes spéciales a écrit à celle-ci pour demander l’ouverture d’une enquête conformément à l’article 231.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Il ressort de cette communication que Del Zotto était soupçonné d’avoir omis de déclarer 5 081 519 $ de bénéfices sur les valeurs mobilières durant les années d’imposition 1983 et 1984, et que le montant d’impôt qu’il cherchait à éviter s’élevait à 1 669 062 $.
Vers le 30 septembre 1992, Robert Roy, sous-ministre adjoint, Programmes de l’impôt, a envoyé une note de service datée du même jour à Pierre Gravelle, sous-ministre du Revenu national, Impôt, pour donner le détail de l’infraction reprochée à Del Zotto, et demander l’autorisation de faire enquête, en application du paragraphe 231.4(1), sur les affaires financières de ce dernier. Un article daté du 9 septembre 1987 du journal Globe and Mail ainsi que la correspondance relative à l’affaire étaient joints à cette note de service.
Après avoir reçu cette note de service, Gravelle a rencontré Roy pour discuter de l’affaire. Gravelle s’est ensuite fondé sur la note de service ensemble ses annexes et pièces jointes pour signer l’autorisation d’enquête du 9 octobre 1992, par laquelle il autorisait le défendeur John Edward Thompson, c.r., à enquêter, avec l’assistance de conseils que celui-ci jugerait bon de s’adjoindre, sur les affaires financières de Del Zotto à l’égard des années d’imposition 1979 à 1985 inclusivement. L’autorisation, donnée en vertu du paragraphe 231.4(1) de la Loi, ne s’appuyait sur aucun témoignage donné sous serment.
Par ordonnance en date du 2 décembre 1992, le juge en chef Couture de la Cour canadienne de l’impôt a désigné le défendeur D. Reilly Watson aux fonctions de président d’enquête. Cette ordonnance n’était pas fondée sur des témoignages donnés sous serment. Le juge en chef Couture a informé Gravelle de la délivrance de l’ordonnance par lettre en date du 2 décembre 1992, et a transmis l’ordonnance à Watson par lettre datée du même jour.
L’enquête devait s’ouvrir le 6 mai 1993. Avis en a été donné à Del Zotto par lettre en date du 21 avril 1993, qui l’informait que Thompson avait été autorisé à faire enquête sur ses affaires financières à l’égard des années d’imposition 1979 à 1985 inclusivement, et que Watson avait été nommé président d’enquête. La lettre précisait la date, l’heure et le lieu de l’enquête, et informait Del Zotto qu’il avait « le droit d’être présent et de se faire assister d’avocat, sous réserve des dispositions du paragraphe 231.4(6) de la Loi de l’impôt sur le revenu ».
Vers le 26 avril 1993, Noble a reçu, en application du paragraphe 231.4(3) de la Loi, une assignation à comparaître pour témoigner et produire des documents à l’enquête qui devait s’ouvrir le 6 mai 1993. Del Zotto n’a été assigné ni à comparaître ni à témoigner ni à produire des documents à l’enquête.
L’enquête s’est ouverte le 6 mai 1993, sous la présidence de Watson. Le déroulement en était enregistré sur bande magnétoscopique conformément à la règle établie par la jurisprudence R. c. B. (K.G.)[ii] en matière d’admissibilité en justice du témoignage sur bande vidéo. Participaient également à l’enquête Jim Davies et David Wood (enquêteurs de la Division des enquêtes spéciales), et les agents Jim McGinis et Tom Anderson (de la Section de l’impôt de la GRC).
À l’ouverture de l’enquête, Me Edward Greenspan, c.r., représentant Del Zotto, a soutenu qu’il y avait lieu d’ajourner l’enquête, et des débats s’en sont suivis. Le 7 mai 1993 au matin, Watson a ajourné l’enquête en attendant l’issue de la requête en suspension introduite par Del Zotto devant la Section de première instance de la Cour fédérale.
Le 28 mai 1993, le juge Hugessen de la Cour d’appel fédérale a ordonné la suspension de l’enquête [Del Zotto c. Canada, [1993] 2 C.T.C. 46], qui n’avait pas progressé au-delà de l’état où elle en était lorsque Watson l’a ajournée le 7 mai 1993. Par suite, aucun témoin n’y a déposé ou produit des documents.
L’ARTICLE 7
Il a été jugé dans certains cas que l’article 7 protège contre l’auto-incrimination, bien que cette protection n’y soit pas expressément prévue. Le droit à la protection contre l’auto-incrimination est expressément prévu à l’article 13 de la Charte, comme suit :
13. Chacun a droit à ce qu’aucun témoignage incriminant qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires.
Le droit à la protection contre l’auto-incrimination, que prévoit l’article 13 ci-dessus, est un droit étroitement défini. Par application de cet article 13, les individus sont protégés contre l’utilisation de leur témoignage auto-incriminant dans des poursuites engagées contre eux-mêmes, mais non contre l’obligation de donner ce témoignage dans des instances dont ils ne font pas l’objet. C’est pourquoi les tribunaux se sont tournés vers l’article 7 pour voir si, du point de vue de la justice fondamentale, les individus n’ont pas un droit résiduel à la protection contre l’auto-incrimination, s’ils sont contraints à témoigner dans une poursuite dont ils ne font pas l’objet.
Dans R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451, la Cour suprême du Canada a examiné si l’individu qui pourrait être subséquemment inculpé d’une infraction criminelle ou quasi criminelle, pourrait être contraint à témoigner et à produire des documents au procès d’une autre personne. Un jeune contrevenant était poursuivi pour introduction par effraction, et un autre jeune contrevenant, qui devait passer séparément en jugement pour la même infraction, a été contraint de témoigner au procès du premier. La Cour suprême a conclu que le second contrevenant était un témoin contraignable puisqu’il jouissait de « l’immunité contre l’utilisation de la preuve » (en ce que, par application de l’article 13 de la Charte, son propre témoignage ne pouvait être invoqué contre lui-même à son propre procès) et de « l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée » (en ce que, par application de l’article 7 de la Charte, la preuve découlant de son témoignage ne pouvait être utilisée contre lui à son procès).
La Cour suprême a ajouté dans S. (R.J.) que dans certains cas, la protection que constituent « l’immunité contre l’utilisation de la preuve » et « l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée » n’est pas suffisante pour protéger les individus contraints à témoigner dans un procès qui n’est pas le leur propre. Les avis varient sur le critère précis à observer pour décider dans quelles circonstances il y aurait lieu à exemption de l’obligation de témoigner. Cependant, le principe général qui se dégage est que les individus qui risquent d’être inculpés d’une infraction criminelle ou quasi criminelle ne seraient pas contraignables si le fait de les forcer à témoigner avait pour objet prédominant d’obtenir des éléments de preuve qui les incrimineraient dans leur propre procès. Ce principe a été confirmé par les juges Sopinka et Iacobucci par motifs de jugement prononcés au nom de la majorité dans Brisith Columbia Securities Commission c. Branch , [1995] 2 R.C.S. 3, aux pages 14 et 15 :
Dans l’arrêt S. (R.J.), les divers critères proposés en matière de contraignabilité ont ceci de commun que la question cruciale y est de savoir si la demande de témoignage a pour objet prédominant d’obtenir des éléments de preuve incriminants contre la personne contrainte à témoigner, ou si elle vise une autre fin publique légitime.
Par l’arrêt Branch, la Cour suprême a confirmé la constitutionnalité d’une enquête tenue en application du paragraphe 128(1) de la loi dite Securities Act (loi sur les valeurs mobilières de la Colombie-Britannique), S.B.C. 1985, ch. 83. Dans cette affaire, deux anciens dirigeants de la compagnie visée par l’enquête avaient été assignés à témoigner et à produire des documents. Il a été jugé que la protection assurée par l’article 7 contre l’auto-incrimination n’entre pas en jeu si l’enquête a pour but prédominant l’administration et l’application de la loi d’habilitation, et non de réunir des preuves en vue d’une poursuite pénale. Ce critère a été exposé en ces termes par les juges Sopinka et Iacobucci, en pages 15 et 16 :
Lorsque le témoignage est demandé aux fins d’une enquête, nous devons d’abord examiner la loi qui autorise la tenue de cette enquête. Le fait que les enquêtes tenues en vertu de la loi puissent viser des fins publiques légitimes n’est pas déterminant. Le mandat peut révéler un objet inacceptable, même si cela n’était pas voulu dans la loi : voir Starr c. Houlden, [1990] 1 R.C.S. 1366. En fait, même si le mandat prévoit la tenue d’une enquête à une fin légitime dans certaines circonstances, la contrainte à témoigner exercée contre une personne donnée peut quand même viser à obtenir des éléments de preuve incriminants.
Il est vraiment rare qu’il soit impossible d’établir que le témoignage recherché est pertinent à d’autres fins que d’incriminer le témoin. Dans des poursuites, pareil témoignage ne serait tout simplement pas pertinent. Cependant, il peut y avoir des enquêtes de ce genre et il serait difficile de justifier la contraignabilité dans un tel cas. Dans la grande majorité des cas, y compris la présente affaire, le témoignage est pertinent à une autre fin. Dans de tels cas, s’il est établi que l’objet prédominant est non pas l’obtention d’éléments de preuve pertinents aux fins des poursuites en cause, mais plutôt l’incrimination du témoin, la partie qui cherche à contraindre la personne à témoigner doit justifier le préjudice qui risque d’être causé au droit du témoin de ne pas s’incriminer.
En l’espèce, les demandeurs ont proposé un grand nombre d’arguments fondés sur les motifs prononcés par la Cour suprême dans S. (R.J.) et Branch pour contester et l’article 231.4 et l’enquête en question. Ils font essentiellement valoir que l’article 231.4 a pour objet inconstitutionnel d’autoriser des enquêtes destinées à réunir des éléments de preuve pour la poursuite prévue à l’article 239 de la Loi de l’impôt sur le revenu, article dont ils disent qu’il est une disposition pénale.
Cependant, l’affaire en instance est, pour ce qui est des faits, différente des causes S. (R.J.) et Branch sur un point crucial. Ces deux dernières causes portaient l’une et l’autre sur la contraignabilité de l’individu qui fait l’objet de l’enquête. Dans S. (R.J.), le jeune contrevenant qui était sous le coup des mêmes chefs d’accusation que l’accusé se trouvait contraint à témoigner au procès de ce dernier. Dans Branch, les anciens administrateurs de la compagnie visée par l’enquête avaient été assignés à témoigner et à produire des documents. Ces causes portaient au premier chef sur la question de savoir si l’individu qui fait lui-même l’objet d’une enquête peut être contraint à témoigner. En l’espèce cependant, Del Zotto n’a pas été assigné à témoigner ou à produire des documents à l’enquête. Le demandeur Herbert Noble a certes été convoqué, mais il n’est pas sous le coup des dispositions pénales de la Loi de l’impôt sur le revenu. De surcroît, il est appelé à témoigner sur les affaires financières de Del Zotto, non sur les siennes propres.
Étant donné que Del Zotto n’a pas été assigné à témoigner à l’enquête, le droit à la protection contre l’auto-incrimination n’est pas directement en jeu.
Pour ce qui est du témoignage de Noble, celui-ci ne saurait se réclamer directement du principe de la protection contre l’auto-incrimination. Ce principe protège l’individu de l’obligation de témoigner contre lui-même, mais non de l’incrimination par un autre témoin. Dans Branch, les juges Sopinka et Iacobucci, prononçant les motifs de la majorité, ont fait observer en page 29 : « C’est contre l’effet auto-incriminant que la Charte protège » (souligné dans l’original). Vu cette conclusion, il est difficile de voir comment le fait que Noble soit contraint à témoigner sur les affaires de Del Zotto peut mettre en jeu la protection assurée par l’article 7 contre l’auto-incrimination.
Eu égard donc aux faits de la cause, l’affaire en instance ne s’encadre pas dans la protection assurée par l’article 7 contre l’auto-incrimination, telle que la consacre la Cour suprême dans S (R.J.) et Branch. Cependant, les demandeurs font valoir l’application de l’article 7 par d’autres motifs que l’auto-incrimination, savoir le principe de la charge de la preuve incombant à la poursuite, le droit de garder le silence, la doctrine de l’iniquité fondamentale, et l’argument que le président de l’enquête prévue à l’article 231.4 s’apparente à l’agent de police investi de pouvoirs d’assignation, c’est-à-dire à quelque chose qui est constitutionnellement inadmissible dans le cours d’une enquête criminelle.
« La charge de la preuve de la poursuite »
Selon les demandeurs, il suffit d’une violation du principe de la charge de la preuve de la poursuite pour mettre en jeu les droits que leur garantit l’article 7. Ils soutiennent que l’assise constitutionnelle de ce principe ayant été élargie par l’arrêt S. (R.J.), on peut en étendre l’application à l’affaire en instance. Et que l’enquête visée à l’article 231.4 a pour objet prédominant de réaliser l’équivalent de l’interrogatoire préalable en matière civile contre des individus qui risquent la poursuite pénale sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu. Pour les demandeurs, il s’agit là d’une violation directe du principe de la charge de la preuve de la poursuite, qui interdit au ministère public de s’assurer l’interrogatoire préalable de la défense dans une poursuite pénale. Ils soutiennent encore que si Noble est contraint à témoigner, il pourrait révéler les moyens de défense de Del Zotto, ce que vise justement à prévenir le principe de la charge de la preuve de la poursuite.
La question se pose donc de savoir si ce principe peut s’appliquer aux circonstances de la cause. Cette question repose à son tour en grande partie sur la question de savoir s’il peut s’appliquer indépendamment du principe de la protection contre l’auto-incrimination.
Le principe de la charge de la preuve de la poursuite a été consacré pour la première fois par la Cour suprême dans R. c. P. (M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555. Dans cette dernière affaire, l’accusé était poursuivi pour agression sexuelle sur la personne de sa nièce. Au procès, juste après que le ministère public eut fini de présenter son réquisitoire, la défense a fait brièvement savoir que l’accusé allait exciper d’un alibi. Après l’introduction du préambule de la défense, l’audience a été ajournée. À la reprise, le ministère public a demandé à présenter un nouveau réquisitoire à la lumière des informations tirées du préambule de la défense qui annonçait qu’elle allait invoquer un alibi. Le juge en chef Lamer, prononçant le jugement de la majorité, a décidé qu’il y aurait atteinte au droit à la protection contre l’auto-incrimination si le ministère public pouvait se servir du préambule de la défense comme d’un interrogatoire préalable pour réunir des preuves contre l’accusé. Appliquant ce principe, il a conclu, en page 579 :
… le ministère public doit avoir présenté une « preuve complète » pour qu’on puisse s’attendre à une réaction de la part de l’accusé.
Toutes ces protections qui découlent du principe général interdisant l’auto-incrimination reconnaissent qu’il incombe à l’État, qui dispose de plus de ressources, d’enquêter et de prouver ses allégations, et que le particulier ne devrait pas être contraint d’aider l’État à remplir cette tâche.
Il a été donc jugé que le principe de la charge de la preuve de la poursuite « découle » du principe général de la protection contre l’auto-incrimination. Ce qui était directement en jeu dans P. (M.B.) n’était pas le fait que les moyens de défense eussent été révélés, mais que l’accusé eût été engagé à les révéler lui-même.
Dans S. (R.J.), le juge Iacobucci (de même que les juges La Forest, Cory et Major) voit dans le principe de la charge de la preuve de la poursuite la règle qui sous-tend la protection contre l’auto-incrimination. Ce principe est également adopté et résumé par le juge en chef Lamer, qui l’avait appliqué pour la première fois dans P. (M.B.) et qui a fait l’observation suivante, en page 469 de S. (R.J.) :
Dans P. (M.B.), précité, à la p. 577, je dis ceci : « Le principe directeur qui est sans doute le plus important en droit criminel est le droit de l’accusé de ne pas être contraint de prêter son concours aux poursuites intentées contre lui … » C’est le principe de la « preuve complète ». Je fais remarquer que ce principe, « est sans doute mieux décrit […] par le principe général interdisant l’auto-incrimination qui est fermement enraciné dans la common law et qui constitue un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés ».
L’observation faite par le juge en chef Lamer que le principe de la charge de la preuve de la poursuite « est sans doute mieux décrit par le principe interdisant l’auto-incrimination » est une indication de plus que ce principe est étroitement lié à la règle générale de la protection contre l’auto-incrimination.
Pour en revenir aux arguments proposés en l’espèce, je constate qu’il manque un chaînon essentiel dans l’argument des demandeurs que l’article 231.4 et l’enquête ouverte contre Del Zotto vont à l’encontre du principe de la charge de la preuve de la poursuite, par ce motif que l’enquête prévue à l’article 231.4 constitue un interrogatoire préalable dirigé contre un individu dans une poursuite pénale. Si on considère les faits de la cause, personne n’est requis en l’espèce de témoigner contre soi-même. Au sujet de l’absence de l’appréhension prédominante du témoignage contre soi-même, le juge La Forest a fait remarquer dans Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, à la page 538, que : « il ne faut cependant pas accepter automatiquement que l’art. 7 comprend abstraitement … un droit général de ne pas s’incriminer ». Il a cité à cet égard ce passage, en page 401 de l’arrêt R. c. Beare; R. c. Higgins, [1988] 2 R.C.S. 387 :
Comme d’autres dispositions de la Charte, l’art. 7 doit être interprété en fonction des intérêts qu’il est censé protéger. Il doit recevoir une interprétation généreuse, mais il est important de ne pas outrepasser le but réel du droit en question …
En conséquence, l’argument général, fondé sur le principe de la charge de la preuve de la poursuite, contre l’article 231.4 et l’enquête ouverte sur Del Zotto est dénué de fondement.
L’argument, proposé par les demandeurs, que Noble pourrait être forcé à révéler à son corps défendant les moyens de défense de Del Zotto est également dénué de fondement. La protection contre la révélation des moyens de défense, tel qu’il a été défini pour la première fois dans P. (M.B.) et réitéré par le juge en chef Lamer dans S. (R.J.), est la protection contre l’administration des preuves contre soi-même. Il s’ensuit que le principe de la charge de la preuve de la poursuite ne protège personne contre l’obligation de révéler les moyens de défense d’un accusé ou d’un autre individu qui risque une inculpation. Or, rien n’indique en l’espèce que Noble risque d’être inculpé sous le régime de l’article 239 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Si un « moyen de défense » quelconque risque d’être révélé, il s’agit indiscutablement d’un moyen de défense de Del Zotto. Étant donné que selon les demandeurs, Noble risque de dévoiler un moyen de défense qui n’est pas le sien propre, son obligation n’a rien à voir avec l’auto-incrimination. Il s’ensuit que dans les circonstances de la cause, le principe de la charge de la preuve de la poursuite n’assure pas aux demandeurs un moyen pour se réclamer de la protection de l’article 7.
« Le droit de garder le silence »
La Cour suprême du Canada a jugé que le droit de garder le silence est un principe de justice fondamentale au sens de l’article 7 de la Charte. Ainsi qu’il a été défini par le juge Cory dans R. v. Woolley (1988), 40 C.C.C. (3d) 531 (C.A. Ont.), et évoqué dans S. (R.J.), ce droit protège l’individu de l’obligation de répondre aux questions de la police dans une enquête criminelle.
Les demandeurs soutiennent que l’article 231.4 et l’enquête dont s’agit portent atteinte au « droit de garder le silence » et, par ce motif, qu’ils bénéficient des protections de l’article 7. Cet argument signifie que l’enquête prévue à l’article 231.4 est une enquête criminelle en ce qu’elle a pour objet de réunir les preuves en vue d’une poursuite sous le régime de l’article 239 de la Loi de l’impôt sur le revenu, article qui, selon les demandeurs, est une disposition pénale. Ils soutiennent que vu le contexte pénal de l’enquête, l’individu qui en fait l’objet doit se voir reconnaître le droit de garder le silence. Or, l’article 231.4 porte atteinte à ce droit en ce que le paragraphe 231.4(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu habilite le président d’enquête à ordonner aux personnes assignées, y compris le contribuable visé par l’enquête, de témoigner et de répondre aux questions posées.
Ces arguments posent la question de savoir si le droit de garder le silence est en jeu et si les demandeurs peuvent s’en réclamer pour invoquer l’article 7 dans les circonstances de la cause.
Comme noté supra, le droit de garder le silence a été adopté comme principe de justice fondamentale par la Cour d’appel de l’Ontario dans Woolley (jugement prononcé par le juge Cory). Dans cette affaire, l’accusé devait répondre d’un vol de voiture. Après l’avoir inculpé, la police lui a demandé à plusieurs reprises où étaient les clés de la voiture. Les agents de police lui ont dit qu’il aurait à payer le remplacement des gorges de serrure du véhicule s’il ne produisait pas les clés, et qu’ils le garderaient en détention jusqu’à ce qu’il le fît. Le juge Cory a jugé que l’accusé n’avait pas à répondre à la question pour ne pas s’incriminer lui-même. Voici ce qu’il a conclu, en page 539, au sujet du droit de garder le silence :
[traduction] À tout le moins, il est clair que l’accusé n’est tenu à aucune obligation légale de parler à la police, et celle-ci ne tient de la loi aucun pouvoir pour l’obliger à parler…
Ainsi donc, le droit de garder le silence protège le suspect de l’obligation de répondre aux questions de la police. Tout comme le principe de la charge de la preuve de la poursuite, ce droit est étroitement lié au principe de la protection contre l’auto-incrimination, dans la mesure où il protège l’individu faisant l’objet d’une enquête de l’obligation d’administrer des preuves contre lui-même.
Pour ce qui est de savoir quand le droit de garder le silence entre en jeu, le juge Sopinka a, par motifs concordants dans le jugement R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151, a tiré la conclusion suivante, en page 201 :
Le droit de garder le silence, considéré en fonction de l’objet qu’il vise, doit prendre naissance lorsque le pouvoir coercitif de l’État vient à être exercé contre l’individu—soit formellement (par l’arrestation ou l’inculpation) soit de façon informelle (par la détention ou l’accusation)« parce que c’est à ce moment qu’un rapport contradictoire naît entre l’État et l’individu. Le droit, depuis le moment où il a été reconnu pour la première fois, avait pour but de protéger un accusé du pouvoir inégal de la poursuite et ce n’est que lorsque l’accusé est confronté à la poursuite que ce droit peut répondre à son objectif.
Le droit de garder le silence entre ainsi en jeu quand l’État et l’individu se trouvent face à face dans une situation antagonique, dans laquelle ce dernier risque de s’incriminer lui-même. Tout comme pour le principe de la protection contre l’auto-incrimination, la préoccupation qui sous-tend le droit de garder le silence n’est pas générale ou abstraite, mais participe spécifiquement des circonstances de l’individu qui est « confronté » à la poursuite.
Bien qu’en l’espèce, Del Zotto ait été indiscutablement l’objet d’investigations de la Division des enquêtes spéciales de Revenu Canada, il n’a pas été assigné à témoigner ou à produire des documents à l’enquête dont il s’agit, et ne s’y est vu poser aucune question. Il n’est donc pas « confronté » aux autorités, car il n’est pas contraint à répondre aux questions ou à produire des documents de la même façon que l’accusé dans Woolley, lequel était en butte aux questions de la police qui visaient à l’amener à produire les preuves contre lui-même. En l’espèce, il n’y a eu aucune tentative de la part de l’État pour amener Del Zotto à se compromettre lui-même. Dans ces conditions, il est difficile de voir comment le droit de garder le silence entre en jeu.
Ainsi donc, quand bien même l’enquête ouverte sur les affaires financières de Del Zotto viserait à le prouver coupable au regard de l’article 239 de la Loi de l’impôt sur le revenu, et quand bien même ce dernier article serait une disposition pénale, on ne voit en l’espèce l’exercice d’aucun « pouvoir coercitif de l’État » sur Del Zotto, qui justifierait la protection que représente le droit de garder le silence. L’argument tiré par les demandeurs de ce droit est donc dénué de fondement.
« Iniquité fondamentale »
Dans S. (R.J.), Mme le juge L’Heureux-Dubé, par motifs concordants sur la règle générale de la contraignabilité, s’est écartée de l’avis majoritaire en voyant dans « l’iniquité fondamentale » la justification de la non-contraignabilité dans le cas où l’individu, qui risque la poursuite pénale ou quasi pénale, est contraint à témoigner dans une instance autre que son propre procès. Voici comment elle définit ce critère, en page 608 :
Un témoin peut être en droit de revendiquer, en vertu de l’art. 7, une exception au principe selon lequel l’État a droit au témoignage de quiconque s’il est établi que le ministère public adopte une conduite fondamentalement inéquitable …
La conduite fondamentalement inéquitable survient le plus souvent lorsque le ministère public cherche principalement (plutôt qu’accessoirement) à bâtir ou à faire avancer la constitution de sa preuve contre le témoin au lieu de poursuivre les objectifs pressants et réels qui relèvent validement de la compétence de l’organisme qui contraint à témoigner. Le ministère public poursuit principalement la constitution de sa preuve contre le témoin lorsque, en assignant ce témoin, il tente de façon détournée à obtenir de lui des renseignements et, en même temps, ne poursuit pas substantiellement ses propres objectifs valides.
Se réclamant de ce critère, les demandeurs soutiennent que l’article 231.4 et l’enquête dont il s’agit sont fondamentalement iniques, en ce que l’enquête ouverte en application de l’article 231.4 vise à réunir les preuves en vue de la poursuite visée à l’article 239, lequel, disent-ils, est une disposition pénale.
Cependant, cet argument se heurte au même obstacle que celui qui s’oppose au moyen tiré par les demandeurs du principe de la charge de la preuve de la poursuite et du droit de garder le silence, en ce que Mme le juge L’Heureux-Dubé a adopté le critère de l’iniquité fondamentale à l’égard de l’individu forcé à produire des preuves contre lui-même. Articulant ce critère, voici ce qu’elle fait observer, en pages 614 et 615 de S. (R.J.) :
… il est bien établi en droit qu’il n’existe pas de protection constitutionnelle relativement à l’obligation de témoigner contre d’autres personnes. Ce n’est que dans le cas où un témoin est principalement contraint à témoigner contre lui-même que l’on peut faire valoir l’arsenal des protections visées par l’art. 7 de la Charte.
Il ressort de l’observation ci-dessus que le critère de l’iniquité fondamentale est aussi étroitement lié au principe de la protection contre l’auto-incrimination. Puisque Del Zotto n’a pas été assigné à témoigner, et que Noble est contraint à témoigner sur les affaires de ce dernier, et non sur les siennes propres, les demandeurs ne peuvent invoquer la protection de l’article 7 contre l’iniquité fondamentale.
« Pouvoirs d’assignation »
Comme corollaire du principe de la charge de la preuve de la poursuite, le juge Iacobucci a posé, en page 536 de R. c. S. (R.J.) la question : « sommes-nous disposés à investir la police de pouvoirs d’assignation? », puis y a répondu : « Je ne le crois pas ». Le juge en chef Lamer était du même avis (voir S. (R.J.), à la page 472).
S’appuyant sur l’observation incidente faite par le juge Iacobucci, les demandeurs soutiennent que l’article 231.4 et l’enquête dont s’agit sont constitutionnellement invalides, par ce motif que cette dernière est un moyen pour la Division des enquêtes spéciales de Revenu Canada d’assigner des tiers innocents à témoigner dans une enquête tendant à déclarer un contribuable coupable au regard de l’article 239 de la Loi de l’impôt sur le revenu, lequel, disent-ils, est une disposition pénale. Et que la Division des enquêtes spéciales peut ainsi obtenir des assignations pour contraindre des gens à témoigner dans une enquête criminelle, ce qui va à l’encontre de la conclusion tirée par le juge en chef Lamer et le juge Iacobucci dans S. (R.J.), savoir que la police ne peut être investie de pouvoirs d’assignation.
Selon les demandeurs, le spectre de la police menant une enquête criminelle à coups d’assignations est l’illustration par excellence de la nécessité des protections prévues à l’article 7. Une des raisons d’être de cet article, telle que l’ont souvent relevée les tribunaux, tient à ce que les principes de justice fondamentale visent à protéger la société de la pente glissante vers l’État policier. Certainement, la possibilité que le suspect soit pris dans les tenailles de l’enquête policière, d’un côté l’inculpation d’outrage à la justice s’il garde le silence, de l’autre le risque de contribuer à sa propre condamnation s’il parle, évoque une société très mal engagée sur cette mauvaise pente.
Selon les demandeurs, l’enquête prévue à l’article 231.4 est assimilable à l’enquête criminelle menée par la police. Ils soutiennent que la première est dans les faits une enquête criminelle, puisqu’elle est ouverte pour réunir les preuves en vue de poursuivre un contribuable sous le régime de l’article 239. Par conséquent, le fait que le président d’enquête est habilité à assigner des témoins fait penser à l’agent de police armé du pouvoir d’assignation. Si on pouvait faire le parallèle entre le président de l’enquête ouverte en application de l’article 231.4 et l’agent de police menant une enquête criminelle, on en viendrait à déduire de l’observation incidente du juge Iacobucci que les pouvoirs d’assignation du président d’enquête ne sont pas constitutionnellement valides.
Cet argument présente cependant une ambivalence qui ne laisse pas d’être troublante. Je ne pense pas que les demandeurs s’appuient sur aucun principe reconnu de justice fondamentale au sens de l’article 7. On peut interpréter l’observation faite par le juge Iacobucci, savoir que la police ne saurait être investie de pouvoirs d’assignation, comme une nouvelle formulation du principe de la protection contre l’auto-incrimination (ce qui s’entend également du principe de la charge de la preuve de la poursuite et du droit du suspect de garder le silence au stade de l’enquête criminelle), mais l’argument des demandeurs repose sur un autre fondement. Ils tiennent que cette observation sur l’absence de pouvoirs d’assignation chez la police énonce un droit plus général, celui de ne pas parler à la police. Telle doit être leur position, puisque Del Zotto n’a pas été assigné. Leur argument est que les tiers qui sont assignés tiennent de l’article 7 le droit fondamental de ne pas parler à la police.
L’existence du droit de ne pas parler à la police a été reconnue en common law dans une cause anglaise, Rice v. Connolly, [1966] 2 All E.R. 649 (Q.B.). Un homme qui se comportait de façon suspecte en un lieu où s’était juste produite une entrée par effraction, a refusé de répondre à un agent de police qui voulait savoir où il allait et d’où il venait. Il a également refusé de donner ses nom et adresse, et d’accompagner cet agent à un poste de police aux fins d’identification. L’agent l’a arrêté pour entrave à un agent de police dans l’exercice de ses fonctions. Il a été jugé que l’entrave n’était pas prouvée. En tirant cette conclusion, le juge en chef lord Parker a fait observer, en page 652 :
[traduction] Il est indéniable que si chaque citoyen a l’obligation morale, voire l’obligation sociale, d’assister la police, il ne s’agit pas là d’une obligation légale, et de fait, l’assise de la common law consiste dans ce droit de l’individu de refuser de répondre aux questions que lui posent des personnes en situation d’autorité, et de refuser de les accompagner quelque part, à moins bien entendu d’arrestation.
C’est par référence à ce droit que les demandeurs soutiennent qu’il est inconstitutionnel pour le président de l’enquête prévue à l’article 231.4 de contraindre des tiers innocents à témoigner contre un contribuable soumis à ce qui est équivalent à une enquête criminelle.
Je note que si le droit de ne pas parler à la police a été adopté au Canada en common law[iii], il n’a pas été reconnu à titre de principe de justice fondamentale au sens de l’article 7. Il ne convient certainement pas de citer hors de contexte l’observation du juge Iacobucci sur l’absence de pouvoirs d’assignation chez la police pour conclure qu’elle revenait à reconnaître un fondement constitutionnel au droit de ne pas parler à la police, alors que cette observation ne servait qu’à éclairer son analyse de la protection contre l’auto-incrimination dans S. (R.J.).
Si par cette observation, le juge Iacobucci ne visait qu’à éclairer son analyse de la protection contre l’auto-incrimination, l’argument des demandeurs serait dénué de fondement tout comme ils ne pourraient invoquer le principe de la charge de la preuve de la poursuite, le droit de garder le silence et l’iniquité fondamentale, c’est-à-dire que leur moyen tiré de la protection contre l’auto-incrimination ne repose sur aucun fait. Par contre, si l’observation du juge Iacobucci pouvait être interprétée plus libéralement de façon à embrasser le droit de ne pas parler à la police, il y aurait lieu d’examiner si les demandeurs jouissent de la protection de l’article 7 sous ce chef. Il est donc important d’examiner le contexte dans lequel le juge Iacobucci a fait cette observation.
C’est dans le contexte général de l’analyse de la nécessité d’un surcroît de protection allant au-delà de la règle générale de contraignabilité portant « immunité contre l’utilisation de la preuve » et « immunité contre l’utilisation de la preuve privée », que le juge Iacobucci a posé dans S. (R.J.) la question de savoir si la police pouvait être investie de pouvoirs d’assignation. Il a expliqué sa principale appréhension en ces termes, à la page 535 :
En effet, si on acceptait qu’une personne peut toujours être contrainte à témoigner et que la protection au moyen de l’immunité relative à la preuve est toujours suffisante, il faudrait reconnaître également que nous avons aussi beaucoup atténué le principe de la preuve complète sans l’avoir dit.
Le juge Iacobucci faisait ainsi entrevoir les effets considérables qu’une règle de contraignabilité absolue pourrait avoir sur le principe de la charge de la preuve de la poursuite. Il a ensuite identifié l’essentiel du problème en citant ce passage de l’ouvrage de Beaudoin et Ratushny, Charte canadienne des droits et libertés, 2e édition, Montréal : Wilson & Lafleur, 1989, aux pages 535 et 536 (passage qu’il y a lieu de reproduire en partie ci-dessous) :
Le problème est le suivant : il est possible pour l’accusation de priver l’accusé ou le suspect de bon nombre des protections du processus pénal en l’assignant comme témoin à des procédures autres que son procès.
Il est vrai qu’un témoin peut empêcher que son témoignage soit présenté comme preuve contre lui dans un procès criminel subséquent. Il peut, cependant, subir d’autres préjudices. Il est possible qu’on utilise la procédure comme une « expédition de pêche » où l’on interrogera le témoin de façon serrée pour tenter de découvrir s’il a déjà participé à des infractions. Ou encore, on tentera de voir s’il a participé à une infraction en particulier.
C’est dans ce contexte que le juge Iacobucci a tiré la conclusion suivante dans S. (R.J.), à la page 536 :
En d’autres termes, l’économie déjà décrite de la Charte est fondée sur l’obligation du ministère public de présenter une preuve, mais elle suppose aussi l’application d’une règle générale de contraignabilité assortie d’une immunité relative à la preuve. Toutefois, si la Charte ne restreint pas les cas où l’on peut invoquer cette économie, alors elle pourrait, en fait, se trouver à tolérer une inquisition de l’espèce la plus notoire. Pareille tolérance annoncerait un dualisme impossible. Pour paraphraser, sous forme de question, une préoccupation exprimée dans l’arrêt Thomson Newspapers, précité, à la p. 606 (le juge Sopinka) : sommes-nous disposés à investir la police de pouvoirs d’assignation?
Je ne le crois pas; cependant, il est difficile de formuler une réponse acceptable. Puisqu’il est impossible d’exploiter utilement la situation des personnes pour restreindre la portée générale de contraignabilité, il nous reste à entreprendre la difficile tâche de nous concentrer sur la nature des procédures au cours desquelles on cherche à contraindre une personne à témoigner. C’est une tâche qui ne me sourit guère, mais qui semble absolument nécessaire compte tenu de l’économie de la Charte.
Il ressort de l’observation ci-dessus, telle qu’elle était formulée dans S. (R.J.), que le juge Iacobucci a posé la question « sommes-nous disposés à investir la police de pouvoirs d’assignation? » face à l’appréhension que l’État puisse se servir de l’instance pour contourner les protections assurées au suspect ou à l’accusé dans le processus pénal. La préoccupation sous-jacente est qu’un individu ne doit pas être contraignable à témoigner contre lui-même dans ce qui est en fait une enquête criminelle, qu’il s’agisse d’une enquête proprement dite de la police, ou d’une enquête criminelle de facto menée sous quelque autre forme, ostensiblement en tant qu’enquête publique, enquête préliminaire, ou procès d’une autre personne.
Pour ce qui est de savoir si pareil recours ostensible à l’enquête prévue à l’article 231.4 est possible, on voit que dans le cas où le président d’enquête assigne un contribuable faisant l’objet d’une enquête en application de l’article 239 de la Loi de l’impôt sur le revenu, ce contribuable pourrait contester sa propre contraignabilité en invoquant non seulement cette observation que la police ne peut être investie de pouvoirs d’assignation, mais aussi le critère de l’objet prédominant, que la Cour suprême a défini dans Branch. Cette dernière jurisprudence pose que la police ne peut être investie de pouvoirs d’assignation parce que, selon le critère de l’objet prédominant, les autorités ne peuvent se cacher derrière le vernis d’une procédure soi-disant administrative afin de forcer un individu visé par une enquête criminelle à donner un témoignage par lequel il s’incriminerait lui-même. Si l’enquête a pour objet prédominant de monter un dossier contre le contribuable en vue d’une poursuite pénale ou quasi pénale, celui-ci jouit de la protection constitutionnelle de l’article 7 contre l’assignation à produire des preuves contre lui-même, et ce par application du principe de la protection contre l’auto-incrimination.
On voit de ce qui précède que l’observation au sujet du déni des pouvoirs d’assignation à la police participe d’une appréhension découlant du principe de la protection contre l’auto-incrimination, et non d’un droit général de ne pas parler à la police. En l’espèce, si Del Zotto avait été assigné, je n’aurais eu d’autre choix que de me prononcer, non pas en mettant à l’épreuve la validité de l’analogie entre le président d’enquête et un agent de police menant une enquête criminelle, mais en m’appuyant sur le critère de l’objet prédominant établi par la jurisprudence Branch pour répondre à la question de savoir si Del Zotto devait être protégé de la contraignabilité par l’article 7 selon le principe de la protection contre l’auto-incrimination. Cependant, Del Zotto n’a pas été assigné.
Je conclus que l’observation incidente faite par le juge Iacobucci ne touche pas au droit de ne pas parler à la police. Les demandeurs ne sont donc pas fondés à invoquer l’article 7 en s’appuyant sur cette observation que la police n’a pas pouvoir d’assignation.
Pour ce qui est de savoir s’ils peuvent contester l’article 231.4 et l’enquête en question en invoquant juste le droit de ne pas parler à la police, sans aucune référence à l’observation incidente faite par le juge Iacobucci dans S. (R.J.), je conclus qu’ils n’ont rien produit à l’appui de l’argument qu’il s’agit là d’un droit garanti par l’article 7 de la Charte. Ils affirment que ce droit est garanti par la Constitution, mais n’ont présenté aucun argument de fond à cet effet (à part le fait que ce statut découle de l’observation incidente du juge Iacobucci, argument que j’ai rejeté); ils n’ont pas essayé non plus de démontrer comment ce droit aurait application en l’espèce. Il est clair que Del Zotto ne s’est vu poser aucune question par la police ou une quelconque personne en situation d’autorité dans le cadre de l’enquête; ce droit ne peut donc entrer en jeu pour le protéger. Les demandeurs n’ont pas expliqué non plus comment ou pourquoi Noble a droit à la protection de l’article 7 en l’espèce.
En conclusion, je ne vois dans l’article 7 rien que les demandeurs puissent invoquer pour contester l’article 231.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu, ou l’enquête ouverte sur les affaires financières de Del Zotto, ou encore l’assignation signifiée par les intimés à Noble. Je conclus donc que l’article 7 n’a pas application en l’espèce.
L’ARTICLE 8
L’article 8 de la Charte a été interprété dans l’arrêt Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, par lequel la Cour suprême a posé que cette disposition prévoit pour l’individu une protection générale et étendue contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives. Plusieurs agents des enquêtes sur les coalitions étaient entrés dans les locaux des intimés pour examiner et saisir des documents en application du paragraphe 10(1) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, ch. C-23, qui habilitait le directeur des enquêtes et recherches, Direction des enquêtes sur les coalitions, à autoriser des fouilles, perquisitions et saisies. La Cour suprême était appelée à juger si le pouvoir de fouille, de perquisition et de saisie prévu au paragraphe 10(1) de cette Loi allait à l’encontre de l’article 8. Le juge Dickson (tel était son titre à l’époque), prononçant le jugement de la majorité, a défini le mode d’analyse de l’article 8 comme suit, aux pages 159 et 160 :
La garantie de protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives ne vise qu’une attente raisonnable. Cette limitation du droit garanti par l’art. 8, qu’elle soit exprimée sous la forme négative, c’est-à-dire comme une protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies « abusives », ou sous la forme positive comme le droit de s’attendre « raisonnablement » à la protection de la vie privée, indique qu’il faut apprécier si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d’assurer l’application de la loi.
Il a ensuite défini les normes au regard desquelles les fouilles, perquisitions et saisies opérées contre l’individu qui compte sur un droit raisonnable à la vie privée, peuvent être considérées comme raisonnables[iv].
En 1990, la Cour suprême a approfondi la question de l’application des garanties issues des normes Hunter, dans deux causes jugées au même moment : Thomson Newspapers (supra) et R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627. Dans les deux causes, elle a noté que les normes Hunter ont été établies dans un contexte pénal ou quasi pénal, et a examiné si elles s’appliquaient aux fouilles, perquisitions et saisies opérées dans un contexte réglementaire ou administratif.
Dans Thomson, plusieurs dirigeants de la compagnie soumise à l’enquête ont été convoqués à comparaître devant la Commission sur les pratiques restrictives du commerce, pour témoigner et produire des documents conformément à l’article 17 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions. Il a été jugé que le fait de forcer à produire des documents devant la Commission constituait une « saisie » au sens de l’article 8. La Cour suprême a cependant conclu que cette saisie n’était pas abusive et qu’il n’y avait par conséquent pas violation de l’article 8. En ce qui concerne la distinction entre contexte réglementaire ou administratif et contexte pénal ou quasi pénal, le juge La Forest, prononçant les motifs de la majorité, a fait l’observation suivante, en page 506 :
L’application d’une norme du caractère raisonnable moins sévère et plus souple dans le cas des fouilles, des perquisitions et des saisies en matière administrative ou réglementaire est tout à fait conforme à une interprétation fondée sur l’objet de l’art. 8.
Dans McKinlay, deux compagnies soumises à une vérification par Revenu Canada ont été sommées de produire une variété de documents en application de l’article 231.3 [édicté par S.C. 1986, ch. 6, art. 121] de la Loi de l’impôt sur le revenu et aux fins de la vérification. Il a été jugé qu’il s’agit là d’une saisie au sens de l’article 8. En ce qui concerne l’importance du contexte dans lequel la saisie a eu lieu, Mme le juge Wilson, prononçant le jugement de la Cour (avec motifs concordants des juges La Forest, L’Heureux-Dubé et Sopinka), a fait l’observation suivante, en page 647 :
J’estime qu’il est conforme à cette interprétation de faire une distinction entre, d’une part, les saisies en matière criminelle ou quasi criminelle auxquelles s’appliquent dans toute leur rigueur les critères énoncés dans l’arrêt Hunter et, d’autre part, les saisies en matière administrative et de réglementation, auxquelles peuvent s’appliquer des normes moins strictes selon le texte législatif examiné.
En l’espèce, la question qui se pose au regard de l’article 8 est de savoir si les critères Hunter s’appliquent à l’article 231.4 et à l’enquête dont il s’agit.
Les demandeurs soutiennent que l’article 231.4 va à l’encontre de l’article 8 parce que son paragraphe (3) habilite le président d’enquête à assigner des témoins à produire des documents, ce qui constitue une saisie sans mandat ni motifs raisonnables ou probables. Lorsque, disent-ils, l’article 231.4 est invoqué pour ouvrir une enquête sur les affaires financières du contribuable en vue de constituer un dossier d’accusation sous le régime de l’article 239 de la Loi de l’impôt sur le revenu, la saisie s’inscrit indubitablement dans un contexte pénal, elle est donc soumise aux critères Hunter.
Les demandeurs soutiennent avec force arguments que l’article 239 de la Loi de l’impôt sur le revenu est une disposition pénale. Ils invoquent en particulier la décision Knox Contracting Ltd. c. Canada, [1990] 2 R.C.S. 338, dans laquelle le juge Cory, prononçant le jugement de la majorité, a tiré la conclusion suivante, en pages 348 et 349 :
L’article 231.3 prévoit que des mandats de perquisition peuvent être décernés lorsqu’ils peuvent fournir des éléments de preuve de la perpétration d’une « infraction » à la Loi. L’article 239 décrit des infractions. De par leur nature même, ils constituent du droit criminel. À la lecture de l’art. 239, les mots clés qui en ressortent sont : « déclarations fausses ou trompeuses », « a, pour éluder le paiement d’un impôt établi par la présente loi, détruit, altéré, mutilé, caché les registres », « inscriptions fausses ou trompeuses » et « a, volontairement … éludé ». L’article parle de fraude, de tromperie, de destruction et d’altération de documents, de déclarations fausses, de faux documents et d’évasion fiscale volontaire.
Il est facile de constater que ceux qui commettent ces infractions ont délibérément commis des actes qui, de par leur nature même, s’inscrivent bien dans la définition de ce qui constitue du droit criminel. Les infractions décrites à l’art. 239 sont clairement « préjudiciables à l’État ». Le fait que ces infractions puissent faire l’objet de poursuites en vertu d’un acte d’accusation et que des amendes très importantes et des peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans puissent être infligées contribue à renforcer davantage la conclusion que ces infractions sont de nature criminelle.
Les demandeurs citent également de nombreuses dispositions du M.O.I. pour soutenir que la Division des enquêtes spéciales de Revenu Canada se livre à une enquête « criminelle » chaque fois qu’elle déclenche l’enquête prévue à l’article 231.4 contre un contribuable. Ils retracent en outre l’historique législatif de l’article 231.4 afin de démontrer comment cet article, d’outil de régulation à l’origine, a été modifié depuis de nombreuses années pour servir maintenant exclusivement d’outil d’enquête criminelle pour Revenu Canada.
À mon avis, de conclure que l’article 239 est une disposition « pénale » ne signifie pas, comme le prétendent les demandeurs, que la saisie ordonnée contre Del Zotto est, ipso facto , abusive au point de déclencher l’application des critères Hunter à l’enquête ouverte en application de l’article 231.4. S’il ne s’agissait que d’un choix catégorique entre contexte réglementaire ou administratif d’une part (dans lequel ces critères ne s’appliquent pas), et contexte pénal ou quasi pénal de l’autre (dans lequel ils s’appliquent invariablement), les demandeurs pourraient peut-être prouver qu’il y a violation de l’article 8 du seul fait que le contexte de l’enquête dont il s’agit est pénal ou quasi pénal, car il est constant que le paragraphe 231.4(3) autorise la saisie sans mandat, contrairement aux critères Hunter. Cependant, le jugement n’est pas uniquement affaire de distinction entre contexte réglementaire ou administratif et contexte pénal ou quasi pénal.
Conformément à sa conception souple et téléologique de l’article 8, la Cour suprême a clarifié la question de l’importance de la distinction entre contexte réglementaire et contexte pénal dans Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416. Dans cette dernière affaire, des agents de Revenu Canada ont demandé et se sont vu décerner, par la Section de première instance de la Cour fédérale [[1990] 2 C.F. 262, un mandat de perquisition en vertu de l’article 231.3 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Appelée à juger si cet article allait à l’encontre de l’article 8 du fait que ses termes (prévoyant que le juge « décerne un mandat ») ne laissent au juge aucun pouvoir discrétionnaire résiduel pour refuser de décerner le mandat, la Cour suprême l’a invalidé par ce motif que ses termes ne laissaient pas de place au pouvoir discrétionnaire résiduel qu’impose l’article 8. Sur la question du contexte de la perquisition et de la saisie, le juge Sopinka, prononçant le jugement de la majorité, a fait l’observation suivante, en page 443 :
À la page 649 [de l’arrêt McKinlay Transport], le juge Wilson a reconnu que l’adoucissement des normes de l’arrêt Hunter relativement aux dispositions concernant la demande, en raison de la qualification de la disposition législative comme mesure de réglementation, ne validerait pas toutes les formes de perquisitions et de saisies effectuées sous le régime de la LIR. Elle a poursuivi :
L’intérêt qu’a l’État à contrôler le respect de la Loi doit être soupesé en fonction du droit des particuliers à la protection de leur vie privée. Plus grande est l’atteinte aux droits à la vie privée des particuliers, plus il est probable que des garanties semblables à celles que l’on trouve dans l’arrêt Hunter seront nécessaires. Ainsi, le fait pour des agents du fisc de pénétrer dans la propriété d’un particulier pour y faire une perquisition et une saisie constitue une immixtion beaucoup plus grande que la simple demande de production de documents. (Je souligne.)
Il convient de dire que la qualification de certaines infractions et de certains régimes législatifs comme étant des « mesures de réglementation » ou des « mesures pénales », bien qu’il s’agisse d’un facteur utile, n’est pas décisive aux fins de l’analyse fondée sur la Charte. [Non souligné dans l’original.]
Ainsi donc, pour juger si les critères Hunter s’appliquent ou non, il n’est pas nécessaire d’examiner au préalable si la fouille ou perquisition et la saisie ont eu lieu dans un contexte « pénal » ou « réglementaire », bien qu’il s’agisse là d’un facteur à prendre en considération. Il faut mettre dans la balance toutes les circonstances de la cause. À cette fin, la Cour suprême, par le jugement du juge Sopinka, a établi une échelle des degrés d’ingérence dans la vie privée, en pages 444 et 445 de l’arrêt Baron :
La perquisition dans des locaux privés … constitue la plus grave atteinte à la vie privée, abstraction faite de l’atteinte à l’intégrité physique. Cela est tout à fait différent que d’obliger une personne à comparaître lors d’un interrogatoire sous serment et à apporter avec elle certains documents, en vertu d’un subpoena duces tecum (Thomson Newspapers, précité) ou à produire des documents sur demande (McKinlay Transport, précité). Les juges La Forest et L’Heureux-Dubé ont tous deux reconnu dans l’arrêt Thomson Newspapers, précité, aux pp. 520 et 594 respectivement, que le pouvoir d’effectuer une perquisition dans un endroit porte plus atteinte à la vie privée d’un particulier que le simple pouvoir d’ordonner la production de documents.
Le degré d’ingérence de la fouille, de la perquisition ou de la saisie se mesure selon cette échelle, allant de l’atteinte à l’intégrité physique qui est la plus grave, à la forme la plus bénigne, c’est-à-dire la production de documents. Conformément à la jurisprudence McKinlay [à la page 649], « [p]lus grande est l’atteinte aux droits à la vie privée des particuliers, plus il est probable que des garanties semblables à celles que l’on trouve dans l’arrêt Hunter seront nécessaires ».
Je constate que du point de vue des faits, l’affaire en instance s’apparente à la cause Thomson, en ce que le modus operandi d’une enquête en matière fiscale est « d’obliger une personne à comparaître lors d’un interrogatoire sous serment et à apporter avec elle certains documents, en vertu d’un subpoena duces tecum ». Sur l’échelle des degrés d’ingérence établie par la jurisprudence Baron, l’enquête dont il s’agit serait une atteinte moins grave que la perquisition à domicile. L’affaire en instance s’apparente aussi à la cause Thomson en ce que l’attente des demandeurs en matière de protection de la vie privée concerne leurs activités professionnelles, qui se situent à un niveau relativement inférieur par rapport aux questions de nature personnelle ou intime (voir Thomson, à la page 517) ou au droit à l’intégrité et à la dignité personnelles, qui est au cœur de la nécessité de protéger les individus contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives. Conformément à la jurisprudence Thomson, l’enquête dont il s’agit ne justifie pas l’application des normes Hunter.
À la différence cependant de l’affaire Thomson, les demandeurs soutiennent que ce qu’ils contestent en l’espèce, ce n’est pas simplement une atteinte à la vie privée sous forme de subpoena duces tecum, qui oblige le témoin à produire ses livres et auquel il ne peut guère opposer l’argument de l’attente en matière de droit à la vie privée. Ils soutiennent au contraire que l’enquête, prise dans son ensemble, constitue une atteinte à la vie privée de Del Zotto dans le milieu où il exerce son commerce. Et qu’il subira un grave préjudice dans son entreprise puisque ses rapports avec les gens avec lesquels il est en relations d’affaires seront ébranlés si ceux-ci sont assignés à témoigner et à produire des documents. Et que de ce fait, l’enquête constitue une atteinte plus grave à la vie privée de Del Zotto qu’une perquisition à son domicile. L’argument des demandeurs est donc que, sur l’échelle des degrés d’ingérence définie par l’arrêt Baron, une enquête est plus envahissante, et l’attente de Del Zotto en matière de vie privée plus touchée, qu’en cas de perquisition chez lui, et que de ce fait, les normes Hunter doivent s’appliquer.
L’argument proposé par les demandeurs qu’une saisie opérée en application de l’article 231.4 compromettra les rapports de Del Zotto avec ses relations d’affaires, représente un sujet de préoccupation que le juge La Forest a analysé dans Thomson, en page 508 :
Pour des raisons qui relèvent du fondement même de nos traditions juridiques, on comprend généralement que les attentes du citoyen sont très grandes quant au respect de son droit à la vie privée dans le cadre de ces enquêtes. Le soupçon qui pèse sur les personnes qui font l’objet d’une enquête criminelle peut compromettre sérieusement et peut-être même de façon permanente leur statut dans la collectivité. Cet aspect à lui seul permettrait au citoyen de s’attendre à ce qu’on porte atteinte à son droit à la vie privée seulement lorsque l’État a démontré qu’il a des motifs sérieux de soupçonner qu’il est coupable … Les stigmates inhérents aux enquêtes criminelles exigent que ceux qui n’ont commis aucun délit soient protégés contre l’exercice excessif ou téméraire de pouvoirs de fouille, de perquisition et de saisie que détiennent les responsables de l’application du droit criminel. [Non souligné dans l’original.]
Le juge La Forest conclut ensuite que l’attente en matière de droit à la vie privée des administrateurs soumis à l’enquête ouverte en vertu de l’article 17 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions est moins touchée que celle des personnes visées par une enquête criminelle. Il note que cette loi vise à réglementer la conduite des gens en fonction de préoccupations économiques ou utilitaires générales, et non en fonction de sa nature moralement répréhensible. Et de conclure, en page 510 :
Bref, ce n’est pas une conduite qui, de par sa nature même, serait généralement considérée comme criminelle et passible de sanctions criminelles. C’est une conduite qui n’est criminelle que parce qu’elle est effectivement interdite par la loi … C’est une conduite qui est rendue criminelle pour des raisons strictement pratiques.
À l’appui de sa conclusion sur la nature juridique de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, le juge La Forest la compare à la Loi de l’impôt sur le revenu en ces termes, aux pages 515 et 516 :
Comme dernière remarque, je soulignerais que la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions n’est pas différente de la Loi de l’impôt sur le revenu en ce qui concerne les sanctions. En vertu de l’art. 239 de cette dernière loi, un contribuable peut être passible « d’un emprisonnement d’au plus 5 ans » si le procureur général du Canada choisit de le poursuivre par voie de mise en accusation. Les infractions qui font l’objet de cette peine sont définies au par. 239(1) … Toutes ces infractions se rapportent à une conduite qui pourrait fort bien être découverte par l’exercice du pouvoir d’ordonner la production de documents que le par. 231(3) confère au ministre du Revenu national. Cela n’a pas empêché notre Cour de dire que le pouvoir d’enquête du par. 231(3) est de nature réglementaire ou administrative; voir l’arrêt R. c. McKinlay Transport Ltd., précité. Je ne vois pas pourquoi nous devrions considérer le risque d’emprisonnement comme ayant un effet différent dans le cas de l’art. 17 de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions.
En résumé, l’importance de la nature réglementaire des infractions définies dans la Loi réside dans le fait que la déclaration de culpabilité par suite de leur violation n’entraîne pas véritablement, et n’a pas pour but d’entraîner, le type de réprimande et de stigmate de nature morale qui accompagne indubitablement la déclaration de culpabilité par suite de la perpétration d’un crime « proprement dit » au sens où on l’entend traditionnellement. Il s’ensuit que l’enquête aux fins de la Loi ne fait pas peser le genre de soupçon qui peut porter atteinte au statut d’une personne dans la collectivité et, comme je l’ai déjà expliqué, qui permet au citoyen de s’attendre à ce que les responsables de l’enquête accordent un respect relativement élevé à son droit en matière de vie privée. [Non souligné dans l’original.]
Comme noté supra, l’analyse au regard de l’article 8 a cessé, avec l’arrêt Baron, de se centrer sur la distinction entre enquête « administrative » et enquête « criminelle » et, de ce fait, le raisonnement tenu dans Thomson doit être, dans une certaine mesure, tempéré en conséquence. Dans Baron, le juge Sopinka n’a pas jugé nécessaire d’examiner si l’article 239 était une disposition pénale ou non. Il s’est attaché par contre au degré d’ingérence de la fouille ou perquisition ou de la saisie, et s’est appuyé sur l’arrêt Thomson pour distinguer entre le caractère hautement envahissant de la perquisition et de la saisie dans les locaux du contribuable d’une part, et l’enquête dans laquelle la saisie revêt la forme d’un subpoena duces tecum, d’autre part.
Dans Baron, le juge Sopinka n’a fait nulle mention de la cause Knox. Plus précisément, il ne disait rien de la conclusion tirée par le juge Cory que l’article 239 de la Loi de l’impôt sur le revenu était une disposition pénale (le juge Cory siégeait dans l’affaire Baron et n’a pas donné un avis dissident). Il faut donc présumer qu’en adoptant la jurisprudence Thomson qui définissait l’échelle des degrés d’ingérence des fouilles, perquisitions et saisies, le juge Sopinka a réitéré la conclusion tirée par la Cour suprême dans cette dernière affaire que les enquêtes où les gens doivent témoigner sous serment et produire des documents ne sont pas envahissantes au point de mettre en jeu les normes Hunter. Le fait que dans l’arrêt Thomson, le juge La Forest a expressément fait un parallèle entre les sanctions prévues par la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions en vigueur à l’époque et celles prévues par l’article 239 de la Loi de l’impôt sur le revenu, tend à renforcer l’application de cette jurisprudence en l’espèce.
L’argument proposé par les demandeurs que Del Zotto subira un préjudice dans ses relations d’affaires par suite de l’enquête ouverte sous le régime de l’article 231.4, n’est pas concluant pour ce qui est du degré de vie privée que celui-ci peut raisonnablement attendre. N’est pas fondé non plus leur argument qu’une perquisition par Revenu Canada chez Del Zotto serait moins envahissante que le fait de soumettre à une enquête et à des assignations ceux avec lesquels il entretient des relations d’affaires. Les jurisprudences Baron et Thomson posent que le jugement sur l’attente raisonnable en matière de droit à la vie privée et sur les conditions d’application des normes Hunter ne dépend pas des préférences d’un individu. Le droit à la vie privée, tel qu’un individu a le droit d’y compter chez lui, par opposition à son lieu de travail et à la production des dossiers de son entreprise, a été défini par le juge La Forest dans Thomson, en pages 521 et 522 :
Il va de soi que les personnes qui font partie d’une entreprise attachent plus d’importance à l’intégrité physique de leur domicile qu’aux dossiers et documents de l’entreprise. Mais cela ne signifie pas qu’ils n’attachent pas non plus d’intérêt à la protection des locaux de leur entreprise. Bien que l’on puisse raisonnablement dire que les dossiers d’entreprise ne contiennent habituellement pas de renseignements relatifs aux affaires, aux opinions et aux fréquentations personnelles d’un particulier, on ne peut affirmer la même chose avec autant de conviction de tout ce qui peut être trouvé ou observé dans les dossiers ou les locaux de l’entreprise. Les gens qui travaillent dans des bureaux (le genre de milieu de travail où l’on perquisitionnerait habituellement en vertu de la loi relative aux coalitions) perçoivent ceux-ci comme un endroit personnel, un peu comme ils perçoivent leur domicile, et agissent en conséquence. Cela traduit en partie le besoin compréhensible d’humaniser un environnement fréquenté une bonne partie de la journée. Cela peut refléter en partie le simple fait que la vie humaine ne peut être compartimentée en sections professionnelles et personnelles étanches correspondant au bureau et au domicile. D’ailleurs, un bureau peut s’avérer plus privé que le domicile en ce qui concerne les relations familiales. Peu importe la raison, il est effectivement probable que l’on trouvera dans un bureau des lettres personnelles, des répertoires d’adresses et bien d’autres indices de la vie personnelle de son occupant. L’obligation de subir la perquisition des lieux de l’entreprise par des fonctionnaires de l’État peut donc revenir à obliger le particulier à révéler des aspects de sa vie privée au regard froid des fonctionnaires. Cela porte sérieusement atteinte au droit d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives. On ne peut dire la même chose du pouvoir d’ordonner la production de dossiers et de documents qui ont rapport à l’enquête relative à une infraction contre la concurrence : alors, le regard de l’État s’arrête aux dossiers de l’entreprise qu’il peut exiger. [Non souligné dans l’original.]
Par application des jurisprudences Baron et Thomson, le droit à la vie privée dont les demandeurs peuvent se réclamer contre l’enquête sur leurs affaires se situe à un niveau relativement bas, et ne met pas en jeu les protections assurées par les normes Hunter. En conséquence, ni l’article 231.4 ni l’enquête dont il s’agit n’est inconstitutionnel au regard de l’article 8 de la Charte.
CONCLUSION
Je conclus que ni l’article 231.4 de la Loi de l’impôt sur le revenu, ni l’enquête ouverte sur les affaires financières de Del Zotto ne va à l’encontre de l’article 7 ou de l’article 8 de la Charte. Les demandeurs sont déboutés de leur action. À la clôture de l’instance, la Cour a mis de côté la question des frais et dépens. La partie qui souhaite poursuivre cette question peut se mettre en rapport avec le greffier afin de convenir de la date et de l’heure pour soumettre des conclusions à cet égard, probablement par conférence téléphonique.
[i] La Division des enquêtes spéciales est le service de police de Revenu Canada. Sa mission est définie au chapitre 1110 du Manuel des opérations de l’impôt (M.O.I.), qui est le manuel de politique officiel de cette division :
1110 POLITIQUE
1111 OBJECTIF ET BUTS
(1) L’objectif des enquêtes spéciales est de planifier et d’administrer des programmes d’enquêtes criminelles de manière à décourager au maximum la fraude fiscale en inquiétant, en pénalisant et en recommandant des poursuites pour les cas importants dans toutes les catégories de contribuables où il y a eu des pratiques délibérées et volontaires d’évasion fiscale.
[ii] Dans R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740, la Cour suprême a développé la règle d’admissibilité définie par R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, et R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915, pour poser que les déclarations antérieures incompatibles d’un autre témoin que l’accusé sont admissibles au fond si elles sont jugées « fiables » et « nécessaires ». Auparavant, les déclarations antérieures incompatibles n’étaient admissibles au procès que pour attaquer la crédibilité de leur auteur. Elles n’étaient pas admissibles au fond parce qu’elles présentaient les mêmes dangers que le ouï-dire. Dans R. c. B. (K.G.), il a été jugé que l’enregistrement sur bande magnétoscopique du témoignage donné sous serment en dehors du procès rend ce témoignage fiable, de telle façon que s’il est utilisé pour réfuter ce que dit le témoin au procès, il est admissible pour faire foi de son contenu.
[iii] Au Canada, le droit de ne pas parler à la police, tel qu’en faisait état la jurisprudence anglaise Rice v. Connolly, a été reconnu par la Cour suprême dans Moore c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 195. Voir aussi Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640; Dedman c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 2; et R. c. P. (M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555. Dans Rothman, le juge Lamer [tel était alors son titre] a distingué en ces termes, en p. 683, entre le droit de ne pas parler à la police, au sens du droit canadien, et la protection contre l’auto-incrimination :
Au Canada, le droit d’un suspect de ne rien dire à la police ne découle pas d’un droit de ne pas s’incriminer, mais n’est que l’exercice, de sa part, du droit général dont jouit toute personne de ce pays de faire ce qui lui plaît, de dire ce qui lui plaît, ou de choisir de ne pas dire certaines choses à moins que la loi ne l’y oblige. C’est parce qu’aucune loi ne dit qu’un suspect, sauf dans certaines circonstances, doit dire quelque chose à la police que nous disons qu’il a le droit de garder le silence; c’est une façon positive d’expliquer que la loi ne l’oblige pas à agir autrement. Son droit de garder le silence s’appuie alors sur le même principe que celui qui lui accorde la liberté de parole, mais non sur un droit de ne pas s’incriminer.
[iv] Les normes Hunter et autres c. Southam Inc., telles qu’elles sont résumées par Mme le juge Wilson dans Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, à la p. 449, consistent en ce qui suit :
a) une procédure d’autorisation préalable par un arbitre tout à fait neutre et impartial qui est en mesure d’agir de façon judiciaire en conciliant les intérêts de l’État et ceux de l’individu;
b) une exigence que l’arbitre impartial s’assure que la personne qui demande l’autorisation a des motifs raisonnables, établis sous serment, de croire qu’une infraction a été commise;
c) une exigence que l’arbitre impartial s’assure que la personne qui demande l’autorisation a des motifs raisonnables de croire que l’on découvrira quelque chose qui fournira une preuve que l’infraction précise faisant l’objet de l’enquête a été commise; et
d) une exigence que les seuls documents dont la saisie est autorisée soient ceux se rapportant strictement à l’infraction faisant l’objet de l’enquête.