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[1997] 2 C.F. 527

A-124-97

(T-1311-96)

L’honorable Gilles Létourneau, commissaire et président, Peter Desbarats, commissaire, et l’honorable Robert Rutherford, commissaire (appelants) (intimés)

c.

Brigadier général Ernest B. Beno (intimé) (requérant)

et

Procureur général du Canada, major Barry Armstrong, lcol Paul Morneault, major Vincent J. Buonamici (intimés) (intimés)

Répertorié : Beno c. Canada (Commissaire et président de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie) (C.A.)

Cour d’appel, juge en chef Isaac, juges Pratte et Stone, J.C.A.—Ottawa, 25, 26 mars et 2 mai 1997.

Enquêtes Commission nommée en vertu de l’art. 3 de la Loi sur les enquêtes afin de faire enquête et de faire rapport sur les mesures et les décisions des Forces canadiennes en SomalieUn officier s’est vu signifier un préavis conformément à l’art. 13 de la Loi, lui faisant savoir qu’il pourrait faire face à des allégations de fauteLe président de la Commission a été enjoint de ne tirer aucune conclusion défavorable touchant l’intimé, pour cause de crainte raisonnable de partialitéLe juge de première instance s’est mépris en assimilant les commissaires à des jugesUne enquête publique n’est pas un procès civil ou criminelDans une enquête, les commissaires sont dotés de vastes pouvoirs d’enquêteLes règles de preuve et de procédure sont moins contraignantesLe critère de la crainte raisonnable de partialité doit s’appliquer avec souplesseLe président n’a pas fondé sa conclusion sur autre chose que la preuve.

Droit administratif Contrôle judiciaire Prohibition Le président de la Commission sur la Somalie a été enjoint de ne tirer aucune conclusion défavorable touchant un officier des Forces armées, pour cause de crainte raisonnable de partialitéDistinction faite entre le rôle des commissaires et celui des jugesLes commissaires sont dotés de vastes pouvoirs d’enquête, les juges décident des droits des partiesLes règles de preuve et de procédure sont moins contraignantes dans le cas d’une commission d’enquête que dans le cas d’une cour de justiceEn l’espèce, il faut appliquer le critère de la « crainte raisonnable de partialité » plutôt que celui de l’« esprit fermé » — Le président n’a pas fondé sa conclusion sur autre chose que la preuveLe fait que le juge ne partageait pas l’évaluation de la crédibilité de l’officier faite par le président n’était pas une raison valable pour mettre en doute son impartialité.

Il s’agissait d’un appel de l’ordonnance de la Section de première instance enjoignant au président de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie de ne tirer aucune conclusion défavorable touchant l’intimé Beno, pour cause de crainte raisonnable de partialité. À titre d’officier dans les Forces armées canadiennes, Beno s’est vu signifier un préavis conformément à l’article 13 de la Loi sur les enquêtes, qui lui faisait savoir que certaines allégations de faute de sa part pourraient faire l’objet d’une enquête de la Commission et aboutir à une conclusion défavorable à son égard. Lors du témoignage de l’officier Beno devant la Commission, le président lui a lancé qu’il ne lui « servira à rien de tergiverser ». Peu de temps après, lors d’un petit-déjeuner de travail à un mess des officiers à Calgary, le président, selon un affidavit déposé par un brigadier-général, a dit que le brigadier général Beno n’avait pas répondu franchement et qu’il tentait peut-être de dissimuler quelque chose. Une demande de contrôle judiciaire visant à empêcher le président de continuer à agir à titre de commissaire ou, tout au moins, de tirer des conclusions défavorables touchant Beno, a été accueillie par la Section de première instance. Les appelants ont invoqué deux moyens d’appel principaux. D’abord, ils ont prétendu que le juge de première instance s’était mépris en statuant que les commissaires exerçaient des « fonctions analogues à celles d’un juge présidant un procès » et qu’en conséquence leur impartialité devrait être appréciée suivant le critère de l’« esprit fermé » plutôt que celui de la « crainte raisonnable de partialité ». Ensuite, ils ont dit que, quel que soit le critère applicable, la preuve n’étayait pas la conclusion du juge de première instance.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

Le juge de première instance s’est mépris en assimilant les commissaires à des juges et en statuant que les commissaires aussi bien que les juges exerçaient des « fonctions analogues à celles d’un juge présidant un procès ». Une enquête publique n’est pas un procès civil ou criminel. Dans un procès, le juge assume un rôle juridictionnel et seules les parties ont la responsabilité de présenter la preuve. Dans une enquête, les commissaires sont dotés de vastes pouvoirs d’enquête pour accomplir leur mandat. Les règles de preuve et de procédure sont donc considérablement moins contraignantes devant une commission d’enquête que devant une cour de justice. Les juges décident des droits visant les rapports entre les parties, alors que les commissaires ne peuvent que « faire enquête » et « faire rapport ». Les juges peuvent imposer des sanctions pécuniaires ou pénales; la seule conséquence susceptible de découler d’une conclusion défavorable de la Commission d’enquête sur la Somalie est que des réputations pourraient être ternies. Quel que soit le critère applicable, dans l’évaluation de la conduite des commissaires, il faut tenir compte de la nature spéciale de leurs fonctions. Le critère de la crainte raisonnable de partialité doit s’appliquer avec souplesse. Les membres de la Commission d’enquête sur la Somalie doivent exercer leurs fonctions d’une façon qui, eu égard à la nature particulière de celles-ci, ne suscite pas une crainte raisonnable de partialité. Ils ne doivent être déclarés inhabiles pour cause de partialité que s’il existe une crainte raisonnable qu’ils décident sur un fondement autre que la preuve. La remarque du président au sujet de la « tergiversation » a été inspirée par sa perception honnête, bien que probablement erronée, du témoignage de Beno. On ne peut raisonnablement dire que ses propos trahissaient une tendance à fonder sa décision sur autre chose que la preuve. Si le juge ne partageait pas l’évaluation du comportement et de la crédibilité de Beno faite par le président, ce n’était pas là une raison valable pour mettre en doute son impartialité. Il est facile de dire maintenant que le président aurait dû se taire alors qu’on le critiquait au petit-déjeuner de Calgary. Mais ce n’est pas anormal pour une personne dont l’impartialité est mise en doute d’essayer de justifier son comportement. Cela ne montre pas qu’il faisait preuve de partialité.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I-11, art. 3, 13.

JURISPRUDENCE

DÉCISION APPLIQUÉE :

Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623; (1992), 95 Nfld. & P.E.I.R. 271; 4 Admin. L.R. (2d) 121; 134 N.R. 241.

DÉCISION EXAMINÉE :

Ringrose c. College of Physicians and Surgeons (Alberta), [1977] 1 R.C.S. 814; (1977), 1 A.R. 1; 67 D.L.R. (3d) 559; [1976] 4 W.W.R. 712; 9 N.R. 383.

DÉCISIONS CITÉES :

Greyeyes v. British Columbia (1993), 78 B.C.L.R. (2d) 80 (C.S.); Di Iorio et autre c. Gardien de la prison de Montréal, [1978] 1 R.C.S. 152; (1976), 73 D.L.R. (3d) 491; 35 C.R.N.S. 57; 8 N.R. 361; Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97; (1995), 124 D.L.R. (4th) 129; 31 Admin. L.R. (2d) 261; 39 C.R. (4th) 141; 180 N.R. 1; Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1987] 1 R.C.S. 181; (1987), 41 D.L.R. (4th) 429; 24 Admin. L.R. 91; 74 N.R. 33; Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311; (1978), 88 D.L.R. (3d) 671; 78 CLLC 14,181; 23 N.R. 410; Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; (1976), 68 D.L.R. (3d) 716; 9 N.R. 115; Brouillard c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 39; [1985] R.D.J. 38; (1985), 16 D.L.R. (4th) 447; 17 C.C.C. (3d) 193; 44 C.R. (3d) 124; 57 N.R. 168; Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire de l’enquête sur l’approvisionnement en sang), [1997] 2 C.F. 36(C.A.); Bortolotti v. Ontario (Ministry of Housing) (1977), 15 O.R. (2d) 617; 76 D.L.R. (3d) 408 (C.A.); Shulman, Re, [1967] 2 O.R. 375; (1967), 63 D.L.R. (2d) 578 (C.A.); Bennett v. British Columbia (Superintendent of Brokers) (1994), 30 Admin. L.R. (2d) 283; 48 B.C.A.C. 56; 7 C.C.L.S. 165; 36 C.P.C. (3d) 96; 78 W.A.C. 56 (C.A.); Bennett v. British Columbia (Superintendent of Brokers) (1994), 118 D.L.R. (4th) 449; 96 B.C.L.R. 274; 28 Admin. L.R. (2d) 102; 51 B.C.A.C. 81; 5 C.C.L.S. 93; 84 W.A.C. 81 (C.A.); Badu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] F.C.J. no 5 (1re inst.) (QL); Jones v. National Coal Board, [1957] 2 All E.R. 155 (C.A.).

DOCTRINE

Wilson, J. O. A Book for Judges. Ottawa : Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1980.

APPEL d’une ordonnance de la Section de première instance ([1997] 1 C.F. 911 enjoignant au président de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie de ne tirer aucune conclusion défavorable touchant l’intimé Beno pour cause de crainte raisonnable de partialité. Appel accueilli.

AVOCATS :

Raynold Langlois, c.r., et Eve-Stéphanie Sauvé pour les appelants.

J. Bruce Carr-Harris et Lawrence A. Elliot pour l’intimé Ernest B. Beno.

Graham E.S. Jones pour l’intimé Vincent J. Buonamici.

PROCUREURS :

Langlois, Robert, Montréal, pour les appelants.

Scott & Aylen, Ottawa, pour l’intimé Ernest B. Beno.

Shields & Hunt, Ottawa, pour l’intimé Vincent J. Buonamici.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement de la Cour prononcés à l’audience

Il s’agit d’un appel de l’ordonnance de la Section de première instance [[1997] 1 C.F. 911 enjoignant au président de la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie de ne prendre part à aucune conclusion défavorable touchant l’intimé, le brigadier général Beno. Cette ordonnance était fondée sur la conclusion selon laquelle il y avait une crainte raisonnable de partialité de la part du président à l’endroit de Beno.

Les appelants ont été nommés par le gouverneur en conseil en vertu de l’article 3 de la Loi sur les enquêtes [L.R.C. (1985), ch. I-11] afin de faire enquête et de faire rapport sur les mesures et les décisions des Forces canadiennes et du ministère de la Défense nationale en ce qui a trait au déploiement des Forces canadiennes en Somalie.

L’intimé Beno, est officier dans les Forces armées canadiennes. Il est partie devant la Commission et s’est vu signifier un préavis conformément à l’article 13 de la Loi sur les enquêtes[1]. Ce préavis lui faisait notamment savoir que, lors de l’audition des témoins devant la Commission, certaines allégations de faute de sa part pourraient faire l’objet d’une enquête et aboutir [traduction] « à une conclusion défavorable susceptible de porter atteinte à votre réputation ».

Beno a témoigné devant la Commission les 29, 30 et 31 janvier 1996. Le 30 janvier, il était en train d’être interrogé par l’avocat de la Commission lorsque le président est intervenu pour lui faire remarquer que ce qu’il venait de déclarer contredisait une réponse antérieure qu’il avait donnée à une question que lui avait posée le président. Comme le témoin maintenait que ses deux déclarations n’étaient pas contradictoires, le président lui a lancé :

[traduction] Aussi bien vous dire qu’il ne vous servira à rien de tergiverser. La question qui vous a été posée était claire et il ne vous servira à rien …

À cette remarque, l’avocat de Beno s’est levé et a affirmé que le témoin ne s’était pas contredit et ne « tergiversait » pas. Le président a alors mis fin à cet échange en déclarant :

[traduction] Nous verrons bien ce que dit la transcription.

Cet incident est à l’origine de la présente instance.

Le 6 février 1996, le président était à Calgary avec le secrétaire de la Commission et deux enquêteurs pour interroger des soldats susceptibles d’aider la Commission dans ses travaux. À l’invitation du brigadier général Robert Meating, ils se sont tous rendus à un petit-déjeuner de travail au mess des officiers de la base de Calgary. Le président s’est assis à côté de Meating qui, comme beaucoup d’autres, avait suivi les audiences publiques de la Commission à la télévision. Au cours de leur conversation, Meating s’est dit d’avis que Beno avait été traité d’une manière inéquitable et agressive par le président lors de son témoignage devant la Commission. Selon l’affidavit déposé plus tard par Meating, le président a répliqué qu’il [traduction] « estimait … que le bgén Beno n’avait pas répondu franchement et [qu’il] tentait peut-être de dissimuler quelque chose ».

Le président allait quitter la réunion lorsque son hôte l’a présenté à un certain M. Mariage, officier à la retraite, qui était assis à une autre table. Mariage était un ami de Beno et, comme Meating, il avait été irrité par la réaction du président au témoignage de Beno. Il en a profité pour exprimer ses préoccupations au président qui, selon l’affidavit déposé plus tard par Mariage, lui a répondu que, au cours de son témoignage, Beno était [traduction] « très tendu … il semblait cacher quelque chose … il ne semblait pas vouloir collaborer avec la Commission ».

Le lendemain, Mariage a téléphoné à Beno pour lui faire part de sa conversation avec le président. Beno a transmis cette information à ses avocats, qui ont communiqué avec le secrétaire de la Commission pour solliciter un entretien privé avec les trois commissaires. La rencontre a eu lieu le 12 février 1996. Hormis les deux avocats de Beno, les seules autres personnes présentes étaient les trois commissaires et le secrétaire de la Commission. Selon la transcription de cette réunion, les avocats de Beno ont dit à la Commission que la remarque du président au sujet de la « tergiversation », laquelle, selon eux, était injustifiée, avait grandement entaché la réputation de leur client. Ils ont laissé entendre que le président devait faire quelque chose pour rétablir la situation. Ils ont également fait état de la conversation du président avec Mariage, à Calgary, au cours de laquelle, ont-ils déclaré, il avait dit que Beno cachait quelque chose. Ils se sont dits inquiets à la pensée que le président avait déjà décidé de ne pas accorder foi à leur client. Le président a répondu que sa remarque au sujet de la « tergiversation » exprimait seulement sa perception du témoignage à ce moment-là et il les a assurés qu’il lirait la transcription avant de tirer toute conclusion définitive. Il a nié avoir dit à Mariage que Beno cachait quelque chose. Pour expliquer son attitude à l’audience, il a également dit que, lorsque le témoignage d’un témoin lui causait des difficultés, il était préférable, selon lui, d’exprimer immédiatement ses doutes ou ses difficultés afin de donner au témoin, à son avocat et à d’autres intéressés l’occasion de dissiper tout malentendu.

Quelques semaines plus tard, les avocats de Beno avaient apparemment décidé d’introduire une instance en récusation du président. À cette fin, ils interrogeaient des témoins et obtenaient des affidavits concernant la visite du président à Calgary, le 6 février 1996. Le président a eu vent de la chose le 20 mars 1996. Il a immédiatement demandé à l’un de ses subordonnés de rappeler aux autorités de la base de Calgary qu’elles ne devaient pas violer l’engagement qu’avait pris la Commission de protéger l’identité des soldats qui avaient rencontré les représentants de la Commission. Il a également téléphoné à Meating à ce sujet; au cours de la conversation, il lui a dit qu’il considérait que leur entretien du 6 février était confidentiel.

Le 4 avril 1996, Beno a déposé un avis de requête devant la Commission dans lequel il sollicitait une ordonnance « déclarant le président de la Commission … inhabile à continuer d’agir à titre de commissaire » ou, subsidiairement, « inhabile à faire enquête ou à participer d’une façon quelconque à l’établissement de conclusions défavorables … relativement aux fautes qui lui sont imputées et dont il a été informé dans le préavis qui lui avait été donné en vertu de l’article 13 de la Loi sur les enquêtes, L.R.C. (1985), ch. I-11, et délivré le 22 septembre 1995 ». L’avis de requête s’appuyait sur des documents attestant les faits que, jusqu’ici, nous avons tenté de résumer le plus fidèlement possible. La Commission a rejeté la requête le 7 mai 1996, fondant sa décision sur de longs motifs dont les derniers paragraphes méritent d’être cités :

Comme il a été dit à l’avocat du requérant durant la rencontre privée avec les commissaires qui avait été convoquée à sa demande, les conclusions relatives à la crédibilité du requérant ou toute autre décision quant à savoir si des remarques défavorables devraient être faites à son encontre ne seront tirées ou rendues qu’après l’audition de tous les témoignages qui doivent être présentés au sujet de l’ensemble des événements sur lesquels la Commission a été chargée d’enquêter. Les conclusions qui pourront révéler des fautes personnelles seront fondées uniquement et scrupuleusement sur les éléments de preuve qui auront déjà été communiqués formellement à ces personnes et produits au cours de nos audiences. Il va sans dire que toutes ces conclusions seront celles tirées par la Commission dans son ensemble—et non pas celles d’un de ses membres en particulier. Il faut ajouter qu’aucun membre de la Commission ne connaissait personnellement préalablement ou n’a connu ultérieurement le brigadier-général Beno. Son témoignage et le rôle qu’il a joué dans les événements qui ont été mis au jour seront évalués uniquement en fonction de ce qui a été versé au dossier public.

Pour ces motifs, nous croyons que le requérant se trompe lorsqu’il prétend qu’il existe une crainte raisonnable de partialité. Les préoccupations valables qu’il peut avoir en ce qui concerne le caractère complet de l’image présentée au cours des audiences et sa justesse peuvent être traitées d’autres façons. Compte tenu du processus que nous suivons, le requérant aura d’autres occasions de corriger toute idée fausse qu’il estime que nous, en tant que commissaires, pouvons avoir relativement à son témoignage ou aux questions qui le concernent. Il pourra avoir d’autres occasions de témoigner … Comme toutes les parties visées par la présente enquête, il aura également l’occasion à la fin des audiences de présenter des observations et de suggérer la production d’autres éléments de preuve qui pourraient se rapporter à toute conclusion que peuvent tirer les commissaires. Étant donné qu’il dispose de ces moyens, il est donc difficile d’envisager que le requérant puisse subir en fin de compte quelque préjudice dans les prochaines phases de l’enquête de la Commission.

Il convient de faire une autre remarque sur la question des conclusions finales. Les conclusions finales, qu’elles surviennent à la fin d’un procès ou d’une enquête, constituent une occasion pour les avocats de « mettre les choses au clair » et de présenter le point de vue d’un client sous son jour le plus favorable possible. Cette occasion n’est pas perdue. Elle attend le brigadier-général Beno et son avocat. Un tribunal ne tire ses conclusions qu’une fois que de telles observations ont été présentées. Rien de ce qui a été entendu ou produit à ce jour dans notre enquête n’est gravé dans la pierre. En effet, ce qui a pu sembler important dans les premières étapes du processus peut, à la fin, s’avérer moins important ou même peu important comparativement à des choses plus fondamentales révélées en cours d’enquête. Nous demeurons ouverts, et il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant d’arriver aux conclusions finales.

Beno a alors introduit une demande de contrôle judiciaire devant la Section de première instance dans laquelle il sollicitait une ordonnance annulant la décision que la Commission venait de rendre et enjoignant à son président de ne pas continuer à agir à titre de commissaire ou, subsidiairement, de ne prendre part à aucune conclusion défavorable touchant Beno. La requête a été accueillie par l’ordonnance de la Section de première instance qu’attaque le présent appel.

Dans les motifs qu’il a donnés à l’appui de son ordonnance, le juge a d’abord examiné le volet de la requête de Beno visant l’annulation de la décision de la Commission. À cet égard, il a conclu que la Commission n’étant pas compétente pour statuer sur la question de la récusation de son président, cette partie de sa décision était nulle. Les appelants et les intimés ne contestent pas cette conclusion.

Pour ce qui est du second volet de la requête de Beno sollicitant une ordonnance de prohibition, le juge s’est dit d’avis que, puisque les commissaires exercent des fonctions « analogues à celles d’un juge présidant un procès », le critère servant à déterminer s’ils font preuve de l’impartialité nécessaire n’est pas différent du critère applicable aux juges, qui consiste à déterminer si la preuve révèle des circonstances donnant lieu à une crainte raisonnable de partialité de leur part. Après avoir rappelé ce à quoi, selon lui, on est en droit d’exiger d’un juge en ce qui concerne son impartialité, le juge de première instance a examiné la preuve afin de déterminer si elle donnait lieu à une crainte raisonnable de partialité de la part du président. Selon Beno, la preuve d’une crainte raisonnable de partialité se trouvait dans la preuve ayant trait à l’audience du 30 janvier au cours de laquelle avait été faite la remarque au sujet de la « tergiversation », dans la rencontre entre le président, Meating et Mariage, à Calgary, le 6 février, dans la réunion informelle de la Commission tenue le 12 février, dans l’appel téléphonique du président à Meating le 20 mars 1996 et, en dernier lieu, dans les motifs donnés par la Commission à l’appui de sa décision opposant une fin de non-recevoir à la requête de Beno sollicitant la récusation du président.

Le juge a statué que les motifs de la Commission ou la conversation téléphonique du 20 mars 1996 ne comportaient aucune preuve de partialité. À son avis, la décision de la Commission était entachée de nullité et n’avait aucune valeur probante. Pour ce qui est de la conversation téléphonique du 20 mars, il a estimé que ce que le président avait dit à cette occasion n’avait aucune pertinence quant à la question de partialité.

Le juge de première instance a par conséquent fondé sa décision uniquement sur la preuve ayant trait à l’audience du 30 janvier, à la visite du président à Calgary, le 6 février, et à la réunion informelle de la Commission tenue le 12 février.

C’est au cours de l’audience du 30 janvier que le président a fait sa remarque au sujet de la « tergiversation ». Après avoir regardé les vidéocassettes du témoignage de Beno ce jour-là[2], le juge a conclu que ce dernier avait témoigné de manière exemplaire et que l’intervention du président à cette occasion résultait clairement d’une mauvaise interprétation de certaines réponses données par Beno. Le juge s’est exprimé comme suit [aux pages 957 et 958] :

Il ne fait aucun doute que le commissaire Létourneau s’est trompé au sujet du bgén Beno et toute erreur dans l’interprétation des intentions de celui-ci aurait pu aisément être corrigée en observant avec attention la manière et le style du témoignage rendu par le bgén Beno et les propos précis qu’il a tenus.

À cet égard, le souci de l’observateur ne serait pas tant l’erreur commise au niveau de l’interprétation d’une preuve complexe, car cela peut effectivement arriver au cours d’une procédure judiciaire, mais pourquoi a-t-il fallu que le commissaire Létourneau fasse cette remarque au sujet de la « tergiversation ». Malgré les motifs d’intervention dont a parlé le juge en chef Wilson [A Book for Judges][3], je pense que notre observateur hypothétique penserait avec raison que cette remarque parfaitement irrespectueuse témoigne de l’opinion que le commissaire Létourneau s’était faite concernant la crédibilité du bgén Beno, opinion qui n’est guère confirmée par le témoignage de celui-ci.

Analysant la remarque « Aussi bien vous dire qu’il ne vous servira à rien de tergiverser. La question qui vous a été posée était claire, il ne vous servira à rien … », l’observateur serait porté à se poser un certain nombre de questions. Il se demanderait notamment : Selon le commissaire Létourneau, quel pouvait bien être le but recherché par le bgén Beno; celui-ci passait-il en général pour quelqu’un qui cherche à éluder ses responsabilités; entendait-on par « tergiversation » le fait de ne pas faire attention à ce qui se disait, ou celui de répondre évasivement, ou bien le commissaire Létourneau a-t-il tout simplement estimé que le bgén Beno ne disait pas la vérité?

Un observateur estimerait, je pense, que le commissaire Létourneau se méfiait du témoignage du bgén Beno et que ce soupçon était fondé sur autre chose que la preuve.

Le juge était également d’avis que la conclusion raisonnable à tirer des conversations du président avec Meating et Mariage le 6 février, à Calgary, était que le président, comme il l’avait affirmé lors de l’audience du 30 janvier, était réellement convaincu de ce qu’il avait dit à Meating et à Mariage, savoir que Beno aux pages 958 et 959 « était réellement convaincu de ce qu’il a dit au bgén Meating, c’est-à-dire que le bgén Beno ‘n’avait pas répondu franchement’ et, cette fois à M. Mariage, que ‘il semblait cacher quelque chose’, et il n’a pas hésité à le dire lors de la réunion du 30 janvier, pour justifier la remarque qu’il avait faite ».

Finalement, pour le juge, la remarque faite par le président lors de la réunion informelle de la Commission tenue le 12 février [à la page 960] « provenait d’un soupçon qu’il entretenait, de manière générale, à l’égard du bgén Beno et de son témoignage », le président tenant « fermement aux opinions qu’il avait exprimées, le 6 février, au bgén Meating et à M. Mariage ». Le juge a ajouté [à la page 961] :

Ainsi, bien que le commissaire Létourneau ait dit, et redit le 12 février, qu’à la fin de l’enquête il étudierait l’ensemble de la preuve avant de parvenir à une conclusion quant à la crédibilité du bgén Beno, son adhésion aux conclusions auxquelles il était déjà parvenu porterait un observateur à ne guère accorder de poids à cette affirmation.

Le juge a conclu qu’un observateur raisonnable, au vu de l’ensemble de la preuve [aux pages 961 et 962], « dirait que, compte tenu de l’opinion défavorable, injustifiée et bien arrêtée, que le commissaire Létourneau a exprimée, sur la crédibilité du bgén Beno, ce dernier n’a pas été traité de manière équitable par le commissaire Létourneau et ne le serait sans doute pas à l’avenir ».

Pour ces motifs, il a accueilli la requête.

Avant d’examiner l’appel quant au fond, nous désirons répondre immédiatement à un argument avancé au nom de Beno selon lequel le juge de première instance aurait commis une erreur en statuant que ni la décision de la Commission concernant la requête de Beno ni l’appel téléphonique du président à Meating le 20 mars ne comportait d’élément de preuve pertinent quant à la question de partialité. Nous croyons, comme le juge de première instance, que ces deux éléments de preuve ne permettent pas de conclure à l’existence de partialité ou d’une crainte raisonnable de partialité. Toutefois, nous ne partageons pas son avis quand il dit que, en ce qui concerne la décision de la Commission, cette conclusion découle du fait qu’elle était entachée de nullité parce qu’elle excédait la compétence de la Commission. La décision a été rendue par la Commission; elle est versée au dossier et ne peut être ignorée, même si sa valeur probante doit, dans chaque cas, être soupesée[4]. Il reste malgré tout que rien dans cette décision ne fonde l’allégation de crainte de partialité formulée par Beno.

Les appelants invoquent deux moyens d’appel principaux. D’abord, ils prétendent que le juge de première instance s’est mépris en statuant que les commissaires exercent des « fonctions analogues à celles d’un juge présidant un procès » et qu’en conséquence leur impartialité devrait être appréciée en appliquant le critère de l’« esprit fermé » plutôt que celui de la « crainte raisonnable de partialité » (voir Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, à la page 636 et s.). Ensuite, ils disent que, de toute façon, quel que soit le critère applicable, la preuve n’étaye pas sa conclusion.

Il ressort clairement de ses motifs que le juge de première instance a assimilé les commissaires à des juges. Selon lui, les commissaires aussi bien que les juges exercent des « fonctions analogues à celles d’un juge présidant un procès ». C’est tout à fait faux. Une enquête publique n’est pas du tout un procès civil ou criminel (voir Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire de l’enquête sur l’approvisionnement en sang) , [1997] 2 C.F. 36(C.A.), aux paragraphes 36 et 73 [ci-après Krever]; Greyeyes v. British Columbia (1993), 78 B.C.L.R. (2d) 80 (C.S.), à la page 88; Di Iorio et al. c. Gardien de la prison de Montréal, [1978] 1 R.C.S. 152, à la page 201; Bortolotti v. Ontario (Ministry of Housing) (1977), 15 O.R. (2d) 617 (C.A.), aux pages 623 et 624; Shulman, Re, [1967] 2 O.R. 375 (C.A.), à la page 378)). Dans un procès, le juge assume un rôle juridictionnel et seules les parties ont la responsabilité de présenter la preuve. Dans une enquête, les commissaires sont dotés de vastes pouvoirs d’enquête pour accomplir leur mandat d’enquête (Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, à la page 138). Les règles de preuve et de procédure sont donc considérablement moins contraignantes dans le cas d’une commission d’enquête que dans le cas d’une cour de justice. Les juges décident des droits visant les rapports entre les parties, une commission d’enquête ne peut que « faire enquête » et « faire rapport » (voir Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1987] 1 R.C.S. 181, à la page 231; Greyeyes, précité, à la page 88). Les juges peuvent imposer des sanctions pécuniaires ou pénales; la seule conséquence susceptible de découler d’une conclusion défavorable de la Commission d’enquête sur la Somalie est que des réputations pourraient être ternies (voir ce que le juge Cory a déclaré à ce sujet dans Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray, précité, à la page 163; voir aussi Krever, précité, au paragraphe 29; Greyeyes, précité, à la page 87).

Il ne s’ensuit pas, cependant, que l’impartialité des commissaires doive toujours être appréciée par rapport au critère de l’« esprit fermé » plutôt que par rapport à celui de la « crainte de partialité ». Ce qui est certain, c’est que quel que soit le critère applicable, dans l’évaluation de la conduite des commissaires, il faut tenir compte de la nature spéciale de leurs fonctions : Newfoundland Telephone, précité, aux pages 636 et 638; Irvine, précité, aux pages 230 et 231; Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311, à la page 327.

Dans Newfoundland Telephone, le juge Cory a établi une échelle pour l’évaluation des allégations de partialité faites contre les membres de commissions d’enquête ou de commissions administratives. Il a statué ainsi (aux pages 638 et 639) :

De toute évidence, il existe une grande diversité de commissions administratives. Celles qui remplissent des fonctions essentiellement juridictionnelles devront respecter la norme applicable aux cours de justice. C’est-à-dire que la conduite des membres de la commission ne doit susciter aucune crainte raisonnable de partialité relativement à leur décision. À l’autre extrémité se trouvent les commissions dont les membres sont élus par le public. C’est le cas notamment de celles qui s’occupent de questions d’urbanisme et d’aménagement, dont les membres sont des conseillers municipaux. Pour ces commissions, la norme est nettement moins sévère. La partie qui conteste l’habilité des membres ne peut en obtenir la récusation que si elle établit que l’affaire a été préjugée au point de rendre vain tout argument contraire. Les commissions administratives qui s’occupent de questions de principe sont dans une large mesure assimilables à celles composées de conseillers municipaux en ce sens que l’application stricte du critère de la crainte raisonnable de partialité risquerait de miner le rôle que leur a précisément confié le législateur.

Pour les fins du présent appel, il n’est pas nécessaire d’indiquer de façon précise en quoi consiste le critère d’impartialité applicable aux membres des commissions d’enquête[5]. Selon sa nature, son mandat et sa fonction, la Commission d’enquête sur la Somalie doit, par rapport à l’échelle énoncée dans Newfoundland Telephone, se situer entre les extrémités législatives et juridictionnelles. Compte tenu des différences notables qui distinguent cette enquête d’une instance civile ou criminelle, l’extrémité juridictionnelle ne conviendrait pas en l’espèce. Par ailleurs, vu les graves conséquences que le rapport d’une commission peut entraîner pour les personnes qui ont reçu signification du préavis que prévoit l’article 13, la norme permissive de l’« esprit fermé » à l’extrémité législative ne conviendrait guère également. Nous sommes d’avis que les membres de la Commission d’enquête sur la Somalie doivent exercer leurs fonctions d’une façon qui, eu égard à la nature particulière de celles-ci, ne suscite pas une crainte raisonnable de partialité. Tout comme dans Newfoundland Telephone, le critère de la crainte raisonnable de partialité doit s’appliquer avec souplesse. Le juge Cory a statué ainsi (aux pages 644 et 645) :

Si, au stade de l’enquête, c’était le critère de l’« esprit fermé » qui s’appliquait, à l’audience la norme devait être plus sévère. Aussi l’équité procédurale commandait-elle alors que les commissaires se comportent de façon à ne susciter aucune crainte raisonnable de partialité. Il faut appliquer ce critère avec souplesse. Il n’a pas à être aussi sévère dans le cas de la Commission en cause, qui traite de questions de principe, qu’il le serait dans le cas d’une commission remplissant des fonctions purement juridictionnelles. Cette norme de conduite n’empêchera évidemment pas les commissaires de soumettre à l’interrogatoire le plus rigoureux possible témoins et avocats.

Si nous appliquons ce critère, nous ne pouvons souscrire aux conclusions du juge de première instance. Un commissaire ne doit être déclaré inhabile pour cause de partialité que s’il existe une crainte raisonnable qu’il décide sur un fondement autre que la preuve. Ici, une application souple du critère de la crainte raisonnable de partialité exige que le tribunal d’appel tienne compte du fait que les commissaires agissaient en qualité d’enquêteurs dans le contexte d’une enquête longue, ardue et complexe. Le juge n’a pas tenu compte de ce contexte en appliquant le critère.

Il a d’abord examiné la preuve concernant l’audience du 30 janvier et la remarque au sujet de la « tergiversation ». Il a trouvé que Beno était un témoin exemplaire, que cette remarque avait été provoquée par l’interprétation erronée que le président avait donnée au témoignage de Beno et, finalement, que [à la page 958] « cette remarque parfaitement irrespectueuse témoigne de l’opinion que le commissaire Létourneau s’était faite concernant la crédibilité du bgén Beno, opinion qui n’est guère confirmée par le témoignage de celui-ci ». Il a conclu que le président [à la page 958] « se méfiait du témoignage du bgén Beno et que ce soupçon était fondé sur autre chose que la preuve ».

Il convient, en premier lieu, de remarquer que la preuve ne contient rien, mais absolument rien, qui puisse permettre de croire que la remarque du président ce jour-là a été inspirée par quelque chose d’autre que sa perception honnête, bien que probablement erronée, du témoignage de Beno. Il réagissait clairement au témoignage de celui-ci; dans les circonstances, on ne peut raisonnablement dire que ses propos trahissaient une tendance à fonder sa décision sur autre chose que la preuve. Assurément, aucun élément de preuve ne pouvait écarter la présomption selon laquelle le président agirait de façon impartiale (voir, par exemple, Bennett v. British Columbia (Superintendent of Brokers) (1994), 30 Admin. L.R. (2d) 283 (C.A.C.-B.), le juge d’appel Taylor, conf. (1994), 118 D.L.R. (4th) 449 (C.A.); Badu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] F.C.J. no 5 (1re inst.) (Q.L.)). Il faut plus qu’un simple soupçon ou des réserves émanant d’« une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne » pour écarter cette présomption (voir la dissidence du juge de Grandpré dans Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394).

Qui plus est, la remarque aurait été entièrement justifiée si, comme le président le pensait manifestement, Beno s’était contredit. Il est tout à fait indiqué, même pour un juge des faits, d’intervenir dans le but de clarifier les incohérences constatées dans la preuve : voir Brouillard c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 39, aux pages 42 à 48; Jones v. National Coal Board, [1957] 2 All E.R. 155 (C.A.). En fait, le témoignage de Beno était suffisamment embrouillé ce jour-là pour que le commissaire Desbarats ait lui aussi de la difficulté à le comprendre, comme il l’a fait savoir d’ailleurs[6].

La seule raison pour laquelle le juge a conclu que la remarque du président ce jour-là manifestait de la partialité est qu’il ne partageait pas l’évaluation du comportement et de la crédibilité de Beno faite par le président. Mais, ce n’est pas là une raison valable pour mettre en doute son impartialité. Il y a une différence entre être impartial et avoir raison. Le président devait se former une idée du témoignage que rendait le témoin; il devait fonder cette opinion sur sa perception honnête des faits. Pour ce qui concerne l’allégation de partialité, il importe peu qu’il ait mal interprété le témoignage ou qu’il ait été moins impressionné que le juge par la franchise du témoin. À notre avis, il s’agissait d’une erreur grossière pour le juge de conclure que les événements du 30 janvier donnaient lieu à un soupçon voulant que le président n’était pas impartial. La seule inférence raisonnable qui pouvait alors être tirée de ces événements était que le président avait mal interprété le témoignage et, comme il l’avait dit, qu’il examinerait la transcription avant de se décider.

Ayant tiré des événements du 30 janvier cette conclusion erronée, le juge n’a eu aucune difficulté à être conforté dans son opinion par la preuve relative à la visite du président à Calgary et à la rencontre informelle de la Commission. Cette preuve, selon notre interprétation des motifs du jugement, démontrerait que le président a persisté dans son erreur et, par voie de conséquence, dans sa partialité. Cette conclusion est, elle aussi, erronée.

La visite du président à Calgary, à l’occasion de laquelle il a rencontré Meating et Mariage, a eu lieu une semaine après l’incident du 30 janvier. Il n’y a pas lieu de croire qu’il avait repensé à cet incident ou au témoignage de Beno. Il est permis de présumer qu’il avait beaucoup d’autres choses en tête. Ce fut sans doute un choc pour lui d’entendre Meating et Mariage critiquer son comportement. Il est facile de dire maintenant qu’il aurait dû se taire alors. Mais ce n’est pas anormal pour une personne placée dans pareille situation et dont l’impartialité est ouvertement mise en doute d’essayer de justifier son comportement. Cela ne montre pas qu’il faisait preuve de partialité ou qu’il avait déjà tiré une conclusion définitive à propos du témoignage de Beno.

Nous dirions, pour finir, que, contrairement à ce que le juge a conclu, le président n’a rien dit au cours de la rencontre privée du 12 février qui puisse être interprété comme un indice voulant qu’il ait été partial ou qu’il s’en soit tenu à l’opinion qu’il avait exprimée à l’audience du 30 janvier.

Nous sommes d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler la décision de la Section de première instance et de rejeter la demande de contrôle judiciaire présentée par Beno.



[1] Cet article dispose :

13. La rédaction d’un rapport défavorable ne saurait intervenir sans qu’auparavant la personne incriminée ait été informée par un préavis suffisant de la faute qui lui est imputée et qu’elle ait eu la possibilité de se faire entendre en personne ou par le ministère d’un avocat.

[2] Les avocats nous ont dit au cours de l’audience que le visionnement de ces bandes ne nous serait d’aucune assistance.

[3] J. O. Wilson, A Book for Judges, (Ottawa, ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1980).

[4] Comme l’a fait remarquer le juge Cory dans Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 S.C.R. 623 à la p. 636 : « Il est évidemment impossible de déterminer exactement l’état d’esprit d’une personne qui a rendu une décision d’une commission administrative. C’est pourquoi les cours de justice ont adopté le point de vue que l’apparence d’impartialité constitue en soi un élément essentiel de l’équité procédurale ». Dans Ringrose c. College of Physicians and Surgeons (Alberta), [1977] 1 R.C.S. 814, aux p. 821 et 822, la Cour suprême, sous la plume du juge de Grandpré, a adopté le point de vue selon lequel, bien que soit admissible la preuve visant à présenter les circonstances pertinentes au tribunal, la preuve de l’impartialité d’une personne présumée partiale par la loi n’est pas admissible. Évidemment, cela présuppose l’existence d’une situation qui soulève une crainte raisonnable de partialité.

[5] Des critères différents peuvent peut-être s’appliquer aux craintes de partialité découlant d’événements antérieurs à leur nomination en qualité de commissaires et à celles découlant d’événements postérieurs.

[6] Transcription, le 30 janvier 1996, à la p. 7936, Dossier d’appel, à la p. 178.

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