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[1997] 3 C.F. 580

A-779-95

A-807-95

Walter Patrick Twinn agissant en son nom et en celui de tous les autres membres de la Bande de Sawridge, Wayne Roan, agissant en son nom et en celui de tous les autres membres de la Bande d’Ermineskin; et Bruce Starlight, agissant en son nom et en celui de tous les autres membres de la Bande de Sarcee, maintenant connue sous le nom de Première Nation Tsuu T’ina (appelants)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

et

Le Conseil national des autochtones du Canada, le Conseil national des autochtones du Canada (Alberta), Non-Status Indian Association of Alberta, la Bande indienne de Horse Lake et Native Women’s Association of Canada (intervenants)

Répertorié : Bande de Sawridge c. Canada (C.A.)

Cour d’appel, juge en chef Isaac, juges Strayer et Linden, J.C.A.—Edmonton, 2 et 3 juin 1997.

Juges et tribunaux Appel contre une décision de la Section de première instance de la Cour fédérale au motif d’une crainte raisonnable de partialité fondée sur les propos colorés tenus par le juge au cours des 75 jours d’audience, repris dans les motifs de son jugementLa Cour d’appel doit aborder de telles allégations avec beaucoup de circonspectionUne grande marge de manœuvre est laissée aux juges de première instance dans la conduite des procèsLes propos ne doivent pas être cités hors de leur contexteAllégation par des Indiens que les modifications apportées à la Loi sur les Indiens en 1985 empiètent sur leurs droits ancestraux, leurs droits issus de traités et leurs droits garantis par la CharteLe juge a exprimé l’opinion que l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et que la Loi sur les Indiens étaient des lois racistesUn observateur raisonnable aurait eu l’impression que le juge était contre un statut spécial pour les IndiensIl n’appartenait pas au juge de contester la ConstitutionUn nouveau procès est ordonné.

Pratique Appels et nouveaux procès L’appel est accueilli, un nouveau procès est ordonné en raison de la crainte raisonnable que le juge de la Section de première instance de la Cour fédérale ait pu juger avec partialitéAllégation par des Indiens que les modifications apportées à la Loi sur les Indiens en 1985 empiètent sur leurs droits ancestraux, leurs droits issus de traités et leurs droits garantis par la CharteLes propos colorés tenus par le juge au cours de l’audience, repris dans les motifs de son jugement, ont donné lieu à une crainte raisonnable d’un préjugé contre un statut spécial pour les Indiens.

Peuples autochtones Inscription Le juge de la Section de première instance de la Cour fédérale n’a pas accordé les déclarations selon lesquelles les modifications apportées en 1985 à la Loi sur les Indiens concernant l’inscription sur la liste de bande empiètent sur les droits ancestraux des Indiens, leurs droits issus de traités et leurs droits garantis par la CharteLe juge a qualifié l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et la Loi sur les Indiens de lois racistes semblables à l’apartheid en Afrique du SudOpposition à un statut spécial pour les IndiensHésitation à accepter l’histoire orale des Indiens étant donné que « les récits historiques… se transforment rapidement en propagande irrémédiablement partiale » — Jugement annulé en raison d’une crainte raisonnable de partialité.

Droit constitutionnel Droits ancestraux ou droits issus de traitésJuge de la Section de première instance de la Cour fédérale qui a rejeté une demande de déclaration que les modifications apportées en 1985 à la Loi sur les Indiens concernant l’inscription sur la liste de bande empiètent sur les droits reconnus par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982Le juge a montré un préjugé contre un statut spécial pour les IndiensIl a qualifié l’art. 35 de racisteIl n’appartenait pas au juge de contester la ConstitutionUn nouveau procès est ordonné en raison de la crainte raisonnable de partialité.

Les demandeurs, agissant en leur propre nom et au nom de certaines bandes indiennes, ont interjeté appel contre une décision du juge Muldoon ([1996] 1 C.F. 3, qui a rejeté leur demande de déclarations que les dispositions ajoutées en 1985 à la Loi sur les Indiens concertant leur droit d’établir leurs propres listes de membres étaient invalides parce qu’elles empiètent sur leurs droits ancestraux ou leurs droits issus de traités garantis par l’article 35 de la Loi constitutionnelle, de même que sur leur liberté d’association garantie par l’alinéa 2d) de la Charte. Les dispositions contestées obligeaient les bandes à inclure dans leur liste des personnes comme : les femmes qui avaient perdu leur droit au statut d’Indienne en raison de leur mariage avec des non-Indiens, et les enfants de ces femmes, et les personnes qui étaient les enfants illégitimes d’une Indienne et d’un non-Indien. Les Indiens ont allégué qu’ils avaient une crainte raisonnable que le juge de première instance ait jugé avec partialité. L’avocat de la Couronne, après avoir entendu les arguments des Indiens sur la partialité et obtenu des directives, n’a présenté aucune conclusion.

Arrêt : l’appel est accueilli et un nouveau procès est ordonné.

Il importe d’abord de souligner qu’aucune partialité effective n’a été imputée au juge de première instance. Ce qui a plutôt été allégué, c’est une crainte raisonnable de partilité fondée sur certaines remarques faites par le juge au cours des 75 jours de procès et dans ses motifs de jugement. De telles allégations par des plaideurs déboutés doivent être abordées avec beaucoup de circonspection par une cour d’appel. Une grande marge de manœuvre doit être laissée au juge de première instance dans la conduite d’un procès. Dans un long procès, des commentaires peuvent être faits dans une diversité de contextes, commentaires qui, pris isolément, pourront sembler tendancieux.

Bien qu’il soit vrai que, en l’espèce, les avocats ne se soient pas, durant le procès, opposés aux interventions du juge ou à sa manière de conduire l’affaire, l’équité exige l’observation que la plainte de partialité se rapporte plutôt à ce que le juge a dit dans ses motifs.

Le critère permettant de conclure à une crainte raisonnable de partialité, c’est l’opinion que pourrait se faire de la situation une personne suffisamment renseignée qui étudierait la question de façon réaliste et pratique. Appliquant ce critère, la Cour d’appel ne croit pas qu’un observateur raisonnable serait arrivé à la conclusion que le juge du procès nourrissait des sentiments hostiles envers les peuples autochtones comme tels, compte tenu de ses nombreuses expressions de respect à l’endroit des témoins indiens et de la culture indienne. Cependant, un observateur raisonnable aurait eu l’impression que le juge du procès était fortement opposé à un régime spécial pour les peuples autochtones, distinct du régime des droits et responsabilités appliqué aux autres Canadiens et que cette opposition l’avait influencé dans sa conclusion selon laquelle aucun droit ancestral n’avait existé pour les bandes d’établir elles-mêmes leurs listes de membres, ou dans sa conclusion selon laquelle le droit en question avait de toute façon été éteint avant l’adoption de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Ses opinions sur cette question ressortent de l’utilisation de certains termes tels que « racisme » et « apartheid », employés à l’égard des revendications d’un régime distinct pour les Indiens. Malheureusement, le juge n’a pas limité au procès ses expressions colorées telles que « Nazis », « Adolf Hitler » et « soldats », mais les a répétées dans ses motifs. Son hésitation à accepter l’histoire orale comme élément de preuve est expliquée de la façon suivante : « les récits historiques, même s’ils ont pu, à quelque moment, être fidèles, se transforment rapidement en propagande irrémédiablement partiale ». Il a aussi qualifié l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 de loi raciste et a donné à entendre que la Loi sur les Indiens, en accordant un statut spécial aux peuples autochtones, « ressemble à ce que l’Afrique du Sud tente … d’abolir, c’est-à-dire l’apartheid ». L’existence d’un statut spécial pour les peuples autochtones est inscrite dans notre Constitution et il n’appartenait pas au juge du procès de contester cela.

La Cour a par conséquent conclu qu’il était nécessaire d’annuler le jugement de la Section de première instance et d’ordonner un nouveau procès, nonobstant les coûts et inconvénients considérables qui pourraient en résulter.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1 [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 91(24).

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 35 (mod. par TR/84-102, art. 2).

Loi modifiant la Loi sur les Indiens, S.C. 1985, ch. 27, art. 4.

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623; (1992), 95 Nfld. & P.E.I.R. 271; 4 Admin. L.R. (2d) 121; 134 N.R. 241; R. c. Curragh Inc., [1997] 1 R.C.S. 537; (1997), 144 D.L.R. (4th) 614; 113 C.C.C. (3d) 481; 5 C.R. (5th) 291; 209 N.R. 252; Blanchette c. C.I.S. Ltd., [1973] R.C.S. 833; (1973), 36 D.L.R. (3d) 561; [1973] 5 W.W.R. 547; [1973] I.L.R. 1-532; Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; (1976), 68 D.L.R. (3d) 716; 9 N.R. 115.

DÉCISION EXAMINÉE :

Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien) (1994), 25 C.H.R.R. D/386; 25 C.R.R. (2d) 230; 89 F.T.R. 249 (C.F. 1re inst.).

APPEL d’une décision de la Section de première instance ([1996] 1 C.F. 3, qui a refusé de déclarer que certaines modifications apportées en 1985 à la Loi sur les Indiens empiètent sur les droits ancestraux des Indiens, leurs droits issus de traités et leurs droits garantis par la Charte. Appel accueilli et nouveau procès ordonné en raison d’une crainte raisonnable de partialité de la part du juge de première instance.

AVOCATS :

Martin J. Henderson, Philip P. Healey, Catherine M. Twinn pour Sawridge/Tsuu T’ina (Walter P. Twinn et autres, Bruce Starlight et autres), appellants.

Marvin R. Storrow, c.r., Josiah Wood, c.r., Heather M. Caswell pour Wayne Roan et autres, appellants.

Terrence P. Glancy pour Non-Status Indian Association of Alberta, intervenante.

P. Jonathan Faulds pour le Conseil national des autochtones du Canada (Alberta), intervenant.

H. Derek Lloyd, Heather L. Treacy pour la Bande indienne de Horse Lake, intervenante.

Lucy K. McSweeney, Mary Eberts pour Native Women’s Association of Canada, intervenante.

Patrick G. Hodgkinson, Mary King pour Sa Majesté la Reine, intimée.

PROCUREURS :

Aird & Berlis, Toronto, Twinn Law Office, Slave Lake (Alberta), pour Sawridge/Tsuu T’ina (Walter P. Twinn et autres, Bruce Starlight et autres), appelants.

Blake, Cassels & Graydon, Vancouver, pour Wayne Roan et autres, appelants.

Milner Fenerty, Calgary, pour la Bande indienne de Horse Lake, intervenante.

Royal, McCrum, Duckett & Clancy, Edmonton, pour Non-Status Indian Association of Alberta, intervenante.

Field Atkinson, Edmonton, pour le Conseil national des autochtones du Canada (Alberta), intervenant.

Eberts Symes Street & Corbett, Toronto, pour Native Women’s Association of Canada, intervenante.

Le sous-procureur général du Canada pour Sa Majesté la Reine, intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement prononcés à l’audience par

La Cour

Introduction

Le 3 juin 1997, après avoir entendu l’argumentation concernant le premier moyen d’appel, selon lequel il existait une crainte raisonnable que le juge de première instance ait pu juger avec partialité, la Cour d’appel fédérale dût disposer de ce moyen avant d’entendre le reste de l’argumentation. La Cour a alors accueilli l’appel fondé sur ce moyen, les motifs devant suivre. Voici les motifs en question. Comme on le verra, ils ne concernent pas le fond de la décision du juge du procès.

Les faits

Le présent appel concerne une action introduite en 1986 en vue de faire déclarer invalides certains articles de la Loi sur les Indiens[1]. Ces articles ont été ajoutés au moyen d’une modification en 1985[2]. En résumé, ce texte, tout en conférant aux bandes indiennes le droit d’établir leurs propres listes de membres, obligeait les bandes à inclure certaines personnes ayant acquis le droit au statut d’Indien en vertu de ses dispositions. Il s’agissait des personnes suivantes : les femmes qui avaient perdu leur droit au statut d’Indienne en raison de leur mariage avec des non-Indiens, et les enfants de ces femmes, les personnes qui avaient perdu leur statut d’Indien parce que leur mère et leur grand-mère paternelle n’étaient pas Indiennes et avaient acquis le statut d’Indienne par leur mariage avec des Indiens, enfin les personnes qui avaient perdu leur statut d’Indien parce qu’elles étaient les enfants illégitimes d’une Indienne et d’un non-Indien. Les bandes qui recevaient le pouvoir d’établir leurs listes seraient tenues d’accueillir toutes ces personnes dans leurs rangs. Elles seraient également autorisées, si elles le voulaient, à accepter certaines autres catégories de personnes auparavant exclues du statut d’Indien.

Les demandeurs, appelants dans le présent appel, sont membres de trois bandes indiennes de l’Alberta. Ils sollicitaient les déclarations d’invalidité en se fondant sur deux moyens.

Selon le premier moyen, ces dispositions réduisent les droits existants—ancestraux ou issus de traités—des demandeurs, droits qui sont garantis par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[3], modifiée par la Proclamation de 1983 modifiant la Constitution[4]. L’article 35 est ainsi formulé :

35. (1) Les droits existants—ancestraux ou issus de traités—des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.

(2) Dans la présente loi, « peuples autochtones du Canada » s’entend notamment des Indiens, des Inuit et des Métis du Canada.

(3) Il est entendu que sont compris parmi les droits issus de traités, dont il est fait mention au paragraphe (1), les droits existants issus d’accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d’être ainsi acquis.

(4) Indépendamment de toute autre disposition de la présente loi, les droits—ancestraux ou issus de traités—visés au paragraphe (1) sont garantis également aux personnes des deux sexes.

Les demandeurs prétendaient que, parmi leurs droits ancestraux, confirmés par traité, figure le droit de chaque bande de déterminer sa composition et que la loi de 1985 porte atteinte à ce droit.

Ils ont aussi prétendu au procès que la décision du législateur de les obliger à accueillir dans les rangs de leurs bandes certaines personnes qui n’avaient pas auparavant le statut d’Indien constituait un déni de leur « liberté d’association », une liberté garantie par l’alinéa 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés[5]. Ce moyen n’a pas été invoqué en appel.

Il a fallu environ soixante-quinze jours pour juger cette action, entre le 20 septembre 1993 et le 25 avril 1994. Les motifs ont été communiqués le 6 juillet 1995 [[1996] 1 C.F. 3. Les trois intervenants au procès, savoir le Conseil national des autochtones du Canada, le Conseil national des autochtones du Canada (Alberta) et la Non-Status Indian Association of Alberta, ont participé activement, durant le procès, à l’interrogatoire et au contre-interrogatoire des témoins. Le juge de première instance a rejeté l’action et a condamné les demandeurs aux dépens en faveur de la défenderesse et des intervenants, selon une somme forfaitaire fixée par lui. Il a ordonné que les dépens des intervenants soient payés au receveur général du Canada pour le motif que les interventions avaient été financées par le Programme de financement des causes types du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien.

Les demandeurs ont fait appel de ce jugement. La jonction des deux appels A-779-95 et A-807-95 déposés dans cette affaire (le premier au nom de la bande d’Ermineskin et le deuxième au nom de la bande de Sawridge et de la bande de Sarcee, maintenant connue sous le nom de Première Nation Tsuu T’ina) a été ordonnée pour l’instruction de l’appel. Les présents motifs s’appliquent aux deux appels.

Comme il a déjà été dit, le premier moyen d’appel soulevé par la bande de Sawridge et la bande de Sarcee était que le dossier renfermait des éléments laissant craindre que le juge de première instance ait pu rendre une décision partiale à l’endroit des appelants. Ce point de vue a été partagé durant l’audience par l’avocat de la bande d’Ermineskin. La Cour a d’emblée attiré l’attention des avocats des bandes de Sawridge et de Sarcee sur la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Public Utilities)[6], dans lequel le juge Cory, s’exprimant au nom de la Cour, affirmait que, s’il est jugé qu’un tribunal donne prise à une crainte raisonnable de partialité, sa décision doit être tenue pour nulle. Les avocats des bandes de Sawridge et de Sarcee ont soutenu que la Cour pouvait néanmoins juger l’appel et substituer ses propres conclusions de fait et de droit à celles du juge de première instance, mais l’avocat de l’autre appelante s’est rangé à l’avis de la Cour selon lequel, si l’existence d’une crainte raisonnable de partialité est admise, l’appel doit être accueilli et un nouveau procès ordonné. L’avocat de l’intimée partageait lui aussi ce point de vue.

Les avocats de toutes les appelantes ont alors entrepris de présenter à la Cour, en puisant dans le dossier de première instance, des commentaires ou des agissements du juge de première instance durant le procès, ainsi que des extraits de ses motifs, pour soutenir le bien-fondé de leur crainte de partialité. Nous mettrons en relief plus loin certains de ces commentaires et extraits. L’avocat de l’intimée, après avoir entendu les arguments des appelantes et obtenu des directives, n’a pas présenté de conclusions sur ce point. L’avocat du Conseil national des autochtones du Canada (Alberta) a présenté plusieurs conclusions qui s’opposaient à celles des appelantes. Il a affirmé que le juge de première instance était motivé par plusieurs objectifs légitimes : permettre à tout le monde de s’exprimer sur toutes choses, ne pas dissimuler ses réactions à l’égard des éléments de preuve ou des conclusions, permettre un vigoureux contre-interrogatoire aux deux parties et garantir par ses questions la production d’une version équilibrée de la preuve. Plus précisément, l’avocat du Conseil national des autochtones du Canada (Alberta) a affirmé qu’il serait excessif de voir dans les observations du juge de première instance une critique dirigée contre les peuples autochtones en général. À son avis, il s’agissait davantage d’un différend entre divers éléments de la collectivité autochtone dont les intérêts diffèrent. Selon lui, le juge exerçait légitimement un pouvoir discrétionnaire dans sa manière de conduire le procès et en particulier lorsqu’il a ordonné une enquête de la GRC sur une prétendue communication illicite avec un témoin. D’une manière générale, il a fait observer que le « langage coloré » du juge de première instance ne devrait pas être vu comme un signe de partialité.

La Cour a été obligée de disposer de ce moyen d’appel avant d’aller plus loin. En accueillant l’appel sur ce chef, avec communication ultérieure des motifs, la Cour indiquait que, selon elle, le dossier autorisait une crainte raisonnable de partialité.

Analyse

Il importe d’abord de souligner qu’aucune partialité effective n’a été imputée au juge de première instance, et la Cour ne dit pas, elle non plus, qu’il y a eu effectivement partialité de sa part.

Il convient aussi d’observer que, lorsqu’une juridiction d’appel est saisie d’un appel fondé en partie sur une crainte raisonnable que le juge du procès ait pu juger avec partialité, elle doit considérer ce moyen avec beaucoup de circonspection. Il n’est pas rare que des plaideurs déboutés, réfléchissant à leur échec, l’attribuent à la partialité ou à la supposée partialité du juge. Sauf si elle a de très bonnes raisons de le faire, la juridiction d’appel doit s’abstenir d’emprunter la voie de la crainte de partialité pour annuler les décisions d’un juge de première instance qu’elle ne pourrait pas autrement réformer. Une grande marge de manœuvre doit être laissée au juge de première instance dans la conduite d’un procès, et ses décisions en matière de procédure ne doivent pas être modifiées sauf si une erreur de principe a été manifestement commise. Les conclusions de fait ne doivent pas être annulées s’il n’y a pas erreur « évidente et absolue ». Il faut garder à l’esprit aussi que, dans un procès de cette durée, il sera fait de nombreux commentaires dans une diversité de contextes, des commentaires qui, pris isolément, pourront sembler tendancieux. Certains juges s’engageront dans un dialogue socratique qui pourra être, aux yeux du profane, le signe d’une prévention.

Il faut dire d’ailleurs, en ce qui concerne la présente affaire, que l’on a porté à notre attention peu d’exemples, voire aucun, où les avocats se soient, durant le procès et en alléguant une crainte de partialité, opposés aux interventions du juge ou à sa manière de conduire l’affaire. On doit reconnaître aussi cependant que nombre des plaintes de partialité apparente participent de la manière du juge d’exposer ses motifs, considérées dans le contexte du procès. Les avocats ne pouvaient évidemment réagir aux motifs avant que jugement ne soit rendu.

Selon la jurisprudence, on peut dire qu’il existe une crainte raisonnable de partialité lorsqu’on est fondé à croire « que le juge pourrait ne pas agir d’une façon complètement impartiale »[7]. Ce qu’il faut, ce n’est pas une crainte « possible », mais une crainte « raisonnable », c’est-à-dire l’opinion que pourrait se faire de la situation une personne suffisamment renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique[8].

Appliquant ce critère, et après avoir lu dans leur contexte bon nombre des interventions du juge, nous ne croyons pas qu’un observateur raisonnable serait arrivé à la conclusion que le juge du procès nourrissait des sentiments hostiles envers les peuples autochtones. Comme on l’a déjà dit, le différend dont il était saisi portait plutôt en réalité sur les prétentions opposées de diverses parties de la collectivité autochtone en ce qui concerne l’établissement des conditions d’appartenance aux bandes indiennes. Les remontrances du juge doivent également être lues en même temps que ses nombreuses expressions de respect à l’endroit des témoins indiens et de la culture indienne.

Nous croyons cependant qu’un observateur raisonnable aurait eu l’impression que le juge du procès était fortement opposé à un régime spécial pour quelques-uns ou la totalité des peuples autochtones, c’est-à-dire à un régime distinct du régime des droits et responsabilités appliqué aux autres Canadiens. Si une telle crainte était venue à l’esprit de cet observateur, elle aurait pu le conduire à croire que le juge du procès était par là même influencé dans sa conclusion selon laquelle aucun droit ancestral n’avait existé pour les bandes demanderesses d’établir elles-mêmes leurs listes de membres, ou sa conclusion selon laquelle le droit en question avait de toute façon été éteint avant l’adoption de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

Un tel observateur aurait bien pu se dire que, depuis l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867, [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]] le paragraphe 91(24) de cette Loi confère au Parlement le pouvoir et la charge de faire des lois destinées spécialement aux Indiens. Ce pouvoir requiert nécessairement certains critères permettant de définir les Indiens, afin de pouvoir les distinguer des autres Canadiens comme sujets des lois spéciales en question. Il se rappellerait aussi que d’autres textes constitutionnels, traités ou précédents ont établi une distinction entre les peuples autochtones et les autres citoyens, et que, selon l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, les droits ancestraux existants sont garantis comme des droits se rapportant aux Indiens, aux Inuit et aux Métis. L’existence d’un statut spécial pour les peuples autochtones est par conséquent inscrite dans notre constitution. Il n’appartenait pas au juge du procès de contester cet aspect du droit constitutionnel canadien.

Il est dommage que plusieurs passages de la transcription du procès et des motifs du juge transmettent une idée très négative des droits ancestraux ou du statut spécial attribué à l’ensemble ou à quelques-uns des peuples autochtones.

Certains termes employés par le juge semblent donner particulièrement prise à une crainte raisonnable de partialité : des mots tels que « racisme » et « apartheid », employés à l’égard des revendications—du moins des revendications juridiquement valides—d’un régime distinct ou exclusif pour les Indiens. Par exemple, lorsque M. Roan, un Cri, témoignait au nom de la bande d’Ermineskin à propos des traditions et des attitudes des Cris, le juge du procès s’est exprimé ainsi :

[traduction] Il y a une autre manière de voir ce qu’il dit. Il peut être en train de prôner le racisme et l’apartheid, tout aussi bien que ce qu’il dit dans son témoignage. Et je voudrais simplement dire que c’est là une autre manière de voir la chose. Ce n’est pas une manière très heureuse, mais c’est une autre manière de considérer le témoignage de M. Roan.

Plus tard, durant l’interrogatoire du même témoin, le juge s’est dit satisfait de voir que le témoin ne parlait que des limites aux intermariages équivalant à l’inceste. Voici ce qu’il a dit à propos du témoin :

[traduction] Mais aujourd’hui, il a exprimé ce qui, on me permettra d’en prendre connaissance d’office, constitue presque l’avis général, sauf peut-être celui des Nazis et autres propagateurs de haine dans le pays, et c’est le fait que les mariages entre gens de races différentes produisent en général des gens très beaux, des gens supérieurs, non inférieurs. On sait même cela chez les éleveurs, pour l’amour du ciel[9].

À un certain moment, le juge du procès s’est demandé en quoi l’instauration d’un système de justice séparé pour les Indiens pouvait se distinguer de l’apartheid pratiqué en Afrique du Sud[10]. Dans une discussion avec un témoin expert appelé par les demandeurs, il a semblé considérer le pouvoir d’exclusion d’autres personnes par les collectivités autochtones comme « la séparation de personnes, pour des motifs de race, en des enclaves raciales, avec des lois racistes … c’est l’apartheid »[11]. Il est revenu sur ce sujet avec un autre expert, mais celui-ci expliqua la différence entre l’apartheid—où la majorité est limitée dans ses mouvements—et notre système consistant à réserver des zones pour l’utilisation exclusive d’une minorité, qui peut quitter n’importe quand les zones en question[12]. Lorsque l’avocat de l’un des intervenants examinait le contenu historique du rapport d’un autre expert concernant l’interaction des Blancs et des groupes autochtones après l’arrivée des Blancs, le juge du procès s’est exprimé ainsi :

[traduction] Ce serait là une conséquence naturelle—si l’on oublie les instigateurs du racisme et les Nazis, ce serait là une conséquence naturelle de la cohabitation de peuples différents dans le même pays[13].

Durant l’argumentation, mention fut faite d’un code d’appartenance qu’une bande envisageait d’adopter, un code qui renfermerait la nécessité d’une parenté par le sang comme condition d’appartenance à la bande. Le juge du procès a laissé entendre que c’était à cause de questions de ce genre que la loi requiert l’approbation de tels codes par le ministre. Puis il a déclaré :

[traduction] Si l’approbation du ministre est requise, ce doit être pour une bonne raison. Vous savez, lorsque des gens, y compris moi-même, entendent parler de pureté de race et de pureté de sang, ils pensent aux soldats et aux Nazis, et c’est sans doute là une des raisons pour lesquelles l’approbation du ministre est requise, pour empêcher la réapparition de la tyrannie[14].

Sans doute ces remarques du juge durant le procès, ainsi que d’autres semblables, pourraient être considérées par certains comme de simples figures de rhétorique, comme des expressions colorées ou comme des idées destinées à provoquer des réactions, mais elles sont malheureusement répétées dans ses motifs. Il parle du procès comme d’un « litige à saveur tristement raciste »[15]. En ce qui concerne les éventuels codes d’appartenance subordonnant la qualité de membre à l’existence d’un certain degré de sang indien, il a tenu les propos suivants :

La notion de « degré de sang indien » est un concept éminemment faciste et raciste, et ceux qui l’appliquent empruntent la voie qu’a suivie le Parti nazi sous la direction d’Adolf Hitler, individu dont bien peu de gens regrettent la mort[16].

Son hésitation à accepter l’histoire orale est expliquée dans ses motifs, dans le contexte de son opposition au racisme.

Voilà certes le problème que pose l’histoire orale. En effet, il ne vient pas facilement aux individus qui transmettent l’histoire orale de rapporter que leurs ancêtres ont pu être des personnes vénales, criminelles, cruelles, abjectes, injustes, lâches, perfides, intolérantes ou quoi que ce soit d’autre que des personnes nobles, braves, équitables, généreuses et ainsi de suite.

En un rien de temps, les récits historiques, même s’ils ont pu, à quelque moment, être fidèles, se transforment rapidement en propagande irrémédiablement partiale, sans vérité objective. Comme les caractéristiques péjoratives susmentionnées—et malheureusement bien d’autres encore—sont communes à l’ensemble de l’humanité, elles étaient sûrement présentes chez tous nos ancêtres, comme ils le sont chez leurs descendants actuels, mais personne, y compris les rapporteurs de l’histoire orale, ne veut l’admettre. Chaque tribu ou ethnie de toute l’espèce humaine inculque à ces enfants qu’ils sont « meilleurs » que tous les autres. Voilà l’origine des guerres qui ont affligé l’histoire de l’humanité. En conséquence, la défense ou le culte des ancêtres est l’une des plus contreproductives, des plus racistes, des plus haineuses et des plus rétrogrades de toutes les caractéristiques humaines, religions ou autres attitudes qui passent pour une manifestation de l’intelligence. Évidemment, les gens sont bien libres de s’y adonner—peut-être est-ce un trait de la nature humaine, mais c’est précisément ce trait qui fait de l’histoire orale une source si peu fiable. Cela dit, la Cour ne déprécie absolument pas ceux qui affirment que, comme leurs ancêtres n’ont jamais établi de langage écrit, l’histoire orale est leur seul moyen d’assurer la survivance de leur histoire. Il est toujours préférable de consigner les récits par écrit et ce le plus tôt possible après les faits, de façon à éviter que leur soient apportés certains des enjolivements qui font de l’histoire orale une source si peu fiable[17].

Dans ses motifs, le juge de première instance utilise également un langage critique et péjoratif à propos des dispositions constitutionnelles et législatives applicables. Il considère l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 comme

dans les faits, une « disposition visant spécifiquement les Indiens », dans une Constitution par ailleurs largement antiraciste[18].

Il considère donc l’article 35 comme une disposition raciste. Au moins deux fois, il dit sa désapprobation à l’égard du paragraphe 35(2), parce que ce paragraphe englobe dans la définition de « peuples autochtones du Canada » les « Métis du Canada »[19]. Cette opinion selon laquelle des personnes d’ascendance autochtone seulement partielle ne devraient pas être considérées comme des Autochtones était au mieux sans rapport avec les questions à trancher, et, en la réitérant, le juge pouvait certainement donner l’impression qu’il désapprouvait véritablement l’article 35.

Il a aussi exprimé une opinion défavorable à propos de la Loi sur les Indiens (le texte législatif qui confère un statut spécial aux peuples autochtones). Durant le procès, le juge s’est exprimé ainsi :

[traduction] LA COUR : Je dis avec une certaine assurance « lois racistes » parce que, autant que je sache, la seule loi du Canada qui ne soit pas subordonnée à la Loi canadienne sur les droits de la personne est la Loi sur les Indiens. Cela me conduit à croire que cette loi est peut-être une loi raciste, même si ce mot peut paraître péjoratif.

Donc, si nous sommes sur la même voie, sinon d’après la façon de voir les choses dans les années 1870, alors selon la façon de les voir aujourd’hui, la séparation de personnes selon leur race en enclaves raciales dotées de lois racistes ressemble à ce que l’Afrique du Sud tente aujourd’hui d’abolir, c’est-à-dire l’apartheid, n’est-ce pas, qu’en pensez-vous[20]?

L’avocat de la bande de Horse Lake a signalé une autre source pour me montrer qu’il ne s’agissait pas là simplement d’une observation isolée ou indicative de la part du juge. Durant la période qui avait précédé le prononcé de sa décision, il avait exprimé dans une autre affaire l’opinion suivante concernant la Loi sur les Indiens :

L’article 67 de la Loi canadienne sur les droits de la personne porte :

67. La présente loi est sans effet sur la Loi sur les Indiens et sur les dispositions prises en vertu de cette loi.

La nécessité, si nécessité il y a, d’une telle loi est évidente. La Loi sur les Indiens est une loi raciste. Elle tolère la ségrégation des gens selon leur race, dans des enclaves raciales et selon des règles discriminatoires racistes. Elle fait des parasites de gens qui ne paient aucun impôt et qui sont ainsi éternellement à la charge de ceux dont l’impôt sert à satisfaire cette dépendance. Elle institue (avec les traités avec les autochtones) une sorte d’apartheid au Canada[21].

Il ressort assez du dossier que l’une des raisons pour lesquelles le juge du procès déplore l’existence d’un quelconque régime distinct pour les Indiens est que, selon lui, un tel régime présente l’inconvénient de les maintenir dans un état de dépendance. Ses vues sur la question sont exprimées ainsi dans ses motifs :

Les peuples qui sont à un stade d’évolution plus primitif (c’est-à-dire qui vivent de la chasse) que les autres (ceux qui sont rendus à l’ère industrielle ou post-industrielle) ne sont carrément pas des peuples inférieurs. On pourrait comparer leur stade de développement à celui de l’« adolescent » par rapport au stade de développement des « adultes » (« non-Indiens »). Cependant, tant la loi que les traités ont empêché les Indiens de « voler de leurs propres ailes », comme peuvent le faire les adolescents non-indiens qui ont depuis toujours conclu des « transactions irréfléchies », jusqu’à ce que la majorité d’entre eux apprennent à s’abstenir de le faire et à se conduire prudemment.

Il est évident que ce n’est pas un état de dépendance perpétuelle accompagné d’une situation d’apartheid, mais plutôt l’égalité et l’autosuffisance (y compris ce qu’on appelle le « filet de sécurité sociale » du Canada, pour ce qu’il est aujourd’hui et ce qu’il deviendra) qui favorisent la dignité humaine et l’égalité de tous les Canadiens. Il est difficile de comprendre pourquoi les tribunaux ont, au cours des dernières années, favorisé cet état de dépendance. Ce qu’on appelle l’« honneur de Sa Majesté » n’est certes rien de plus qu’une membrane sémantique transparente, qui sert à envelopper ensemble la situation d’apartheid que créent les réserves indiennes et l’état de dépendance perpétuelle par rapport aux contribuables canadiens. Cette situation déplorable, même si elle est historiquement authentique, n’appuie d’aucune façon, ainsi qu’il a déjà été démontré en l’espèce, la prétention des demandeurs selon laquelle ils décidaient qui appartenaient aux bandes. Cette situation a plutôt contribué à l’état de pauvreté et de marasme économique dans lequel vivent bon nombre d’Indiens[22].

Le juge déplore aussi le corollaire d’une telle dépendance, savoir le fardeau qui pèse, selon lui, sur les contribuables canadiens.

(Les effets dévastateurs de la dépendance de tout un peuple aux largesses de l’État sont illustrés par les documents figurant à la pièce 41(18). Les sommes ainsi versées par l’État ont un autre effet pervers. En effet, elles constituent un fardeau perpétuel pour les contribuables du pays, même si les conditions pénibles du siècle dernier sont maintenant choses du passé tout autant que les moments glorieux, s’il en est, de cette époque, qu’il est impossible aujourd’hui de faire revivre)[23].

Dans l’esprit de l’ancien Jacobs, il y a un lien entre le traité et les paiements versés à perpétuité aux personnes dépendantes. Si, d’une part, la bande pouvait encore décider qui sont ses membres et si, d’autre part, le gouvernement était appelé, comme il est obligé de le faire, à verser les sommes prévues à tous les membres et à leur accorder tous les autres avantages existants aujourd’hui, les bandes pourraient alors, hypothétiquement, ruiner les contribuables en élargissant de façon exponentielle le nombre de leurs membres, sans aucune limite, même celles prévues par le projet de loi C-31. Évidemment, il est peu probable que cela se produise, mais le témoignage de l’ancien Jacobs montre bien de quelle façon on a oublié ou dénaturé la contrepartie originale prévue par le traité, c’est-à-dire qui paie les violons choisit la musique. Les contribuables sont les éternels payeurs et le gouvernement, à tout le moins pour leur compte, a, depuis l’époque des traités, choisi la musique en exerçant, de manière absolue, le pouvoir de décider qui sont les membres des bandes et les Indiens qui ont droit aux paiements et aux autres avantages. L’ancien Jacobs est dans l’erreur, comme bien d’autres qui souscrivent sans réflexion à un révisionnisme historique non fondé ou qui souhaite une telle relecture incorrecte de l’histoire[24].

Même si le gouvernement a semblé faire preuve de très peu de prévoyance et a agi de manière irréfléchie en décidant de verser à perpétuité des sommes aux Indiens visés par les traités, il n’a pas été obtus au point de laisser ceux-ci et leurs amis décider combien de personnes auraient droit au statut d’Indien visé par un traité et aux paiements en découlant. Comme les effets naturels de la procréation présentaient déjà suffisamment de risques pour les contribuables, il était inutile de les accroître de façon significative en accordant aux Indiens le droit de décider eux-mêmes qui avaient droit à la « naturalization »[25].

Le juge exprime sans doute le mieux sa désapprobation à l’égard du statut spécial des Indiens dans un passage qui, il convient de le mentionner, fait aussi ressortir son respect à l’égard des Indiens comme personnes.

Selon une prémisse sousjacente, parfois exprimée dans la jurisprudence et par certains activistes cyniques, les « pauvres Indiens » se laissaient facilement duper par les êtres supérieurs qu’étaient les Euro-canadiens, et ils avaient besoin de mesures de protection, mesures applicables non seulement aux Indiens du 19e siècle, mais également à ceux nés au milieu du 20e siècle. La Cour estime que ni les Indiens qui ont conclu ces traités, ni leurs descendants actuels ne sont des êtres inférieurs, notamment sur les plans génétique, social ou intellectuel. La Cour rejette toute proposition—clairement exprimée ou sous-entendue—voulant que les Indiens soient des êtres inférieurs. Voilà pourquoi, la Cour est portée à rejeter l’idée que les Indiens ont, un siècle plus tard, besoin de la protection spéciale de l’État, protection qui semble souvent excessive et avilissante pour les Indiens, si on compare leur situation à celle des autres groupes « visibles » (et pas si « visibles » que cela) qui constituent la population générale du Canada et les contribuables de ce pays[26].

Parmi les nombreux aspects du dossier qui ont été portés à notre attention, il faudrait peut-être en mentionner un autre, sans entrer dans le détail. Cet autre aspect aurait pu conduire un observateur raisonnable à penser que le juge du procès était opposé à l’octroi d’un statut spécial pour les Indiens. Il s’agit de la comparaison qu’il fait souvent avec le brassage passé ou actuel des diverses populations européennes[27].

Conclusions

Nous croyons que ce qui précède pourrait effectivement porter un observateur impartial et raisonnablement bien renseigné à croire que le juge de première instance a exprimé durant le procès des vues, confirmées dans ses motifs, selon lesquelles les droits autochtones sont des droits « racistes » et sont une forme d’apartheid. Puisqu’il a attribué ces termes péjoratifs à un système qui est consacré dans l’histoire, la common law et la Constitution du Canada, on pouvait bien imaginer qu’il interpréterait le plus étroitement possible, ou qu’il rejetterait, toute affirmation nouvelle des demanderesses selon laquelle tel ou tel droit autochtone existait en 1982. On pouvait aussi penser qu’il présumait que ce prétendu droit—le droit des bandes d’établir elles-mêmes leurs listes de membres—serait utilisé pour promouvoir le racisme et l’apartheid et ne devrait donc pas être reconnu.

Il nous est impossible de dire que les plaintes des appelantes à l’égard de la conduite générale du procès autorisent une crainte raisonnable de partialité. Le juge n’était pas disposé à accorder au début un ajournement aux demandeurs ni à leur ordonner de consigner une somme à la Cour parce qu’elles n’étaient pas prêtes à commencer, mais il nous semble que cela relevait de son pouvoir d’appréciation, eu égard aux circonstances. Sa décision d’ordonner une enquête de la GRC sur une communication possible avec un témoin qui n’avait pas encore été entendu entrait dans ses attributions même si cette décision semble avoir causé une mauvaise publicité aux demandeurs. Il pouvait très bien considérer cette situation comme une situation différente de celle où une plainte antérieure lui avait été faite à propos de la conduite de l’avocat de la Couronne qui avait parlé à un témoin durant l’interruption, lorsque l’avocat, en tant qu’officier de justice, avait assuré la Cour qu’il n’y avait aucune irrégularité. Selon ce que nous croyons comprendre, en ce qui concerne l’affaire examinée par la GRC, le juge a accepté l’explication des avocats des demandeurs à propos de leur rôle. Mais aucun avocat n’a pu dire, en faisant appel à sa connaissance directe, si un témoin avait communiqué avec un autre témoin contrairement à l’ordonnance d’exclusion de témoins prononcée par le juge. L’affaire concernait donc des personnes qui n’étaient pas des officiers de justice, et le juge pouvait bien conclure qu’une enquête policière était justifiée. De la même façon, nous ne sommes pas prêts à voir une faute dans la manière dont le juge a permis que des contre-interrogatoires soient effectués par la Couronne. De tels aspects sont très difficiles à évaluer sans un examen complet du dossier tout entier et, étant donné nos autres conclusions, nous croyons qu’il est inutile d’entreprendre un tel examen.

Néanmoins, pour les motifs indiqués précédemment, nous avons trouvé nécessaire d’annuler le jugement et d’ordonner un nouveau procès, nonobstant les coûts et inconvénients considérables qui pourraient en résulter. Sans doute cette situation aurait-elle pu être évitée si les avocats des demanderesses s’étaient opposés clairement et à temps aux interventions du juge de première instance, pour l’informer qu’il donnait l’impression regrettable qu’il avait des vues bien arrêtées sur les points en litige.

Inutile de le dire, cette décision ne signifie nullement que les conclusions du juge sur les faits et sur le droit sont erronées. Les points en litige restent à décider, et ils le seront dans le nouveau procès, s’il a lieu.

Décision

C’est pour ces motifs que la Cour a décidé que le dossier donnait prise à une crainte raisonnable de partialité, que l’appel a été accueilli et qu’un nouveau procès a été ordonné, avec dépens pour les appelantes devant la Section d’appel et devant la Section de première instance, et sans dépens pour les intervenants, que ce soit devant la Section d’appel ou devant la Section de première instance.



[1] L.R.C. (1985), ch. I-5.

[2] [Loi modifiant la Loi sur les Indiens] S.C. 1985, ch. 27, art. 4.

[3] Annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

[4] TR/84-102, art. 2.

[5] Qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

[6] [1992] 1 R.C.S. 623, à la p. 645. Voir aussi R. c. Curragh Inc., [1997] 1 R.C.S. 537, aux p. 543 et 544.

[7] Blanchette c. C.I.S. Ltd., [1973] R.C.S. 833, à la p. 843.

[8] Voir par ex. Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, aux p. 386 et 394.

[9] Transcription 8, à la p. 839.

[10] Transcription 36B, à la p. 99.

[11] Transcription 38, aux p. 157 et 158.

[12] Transcription 46B, aux p. 40 à 42.

[13] Transcription 73, à la p. 38.

[14] Transcription 73, à la p. 60.

[15] [1996] 1 C.F. 3(1re inst.), à la p. 41.

[16] Ibid., à la p. 142.

[17] Ibid., à la p. 102.

[18] Ibid., à la p. 33.

[19] Ibid., aux p. 32, 40 et 41.

[20] Transcription 46B, à la p. 38.

[21] Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien) (1994), 25 C.H.R.R. D/386 (C.F. 1re inst), à la p. D/399.

[22] Supra, note 15, aux p. 73 et 75.

[23] Ibid., aux p. 52 et 53.

[24] Ibid., aux p. 107 et 108.

[25] Ibid., à la p. 124.

[26] Ibid., à la p. 72.

[27] Voir aussi transcription 8, aux p. 856 et 857; transcription 12, aux p. 1520 et 1521; transcription 44B, aux p. 13 et 14.

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