Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[1997] 2 C.F. 561

A-843-96 (T-1305-93)

Apotex Inc. (appelante) (intimée)

c.

Merck Frosst Canada Inc. et Merck & Co., Inc. (intimées) (requérantes)

et

Le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social (intimé) (intimé)

Répertorié : Merck Frosst Canada Inc. c. Apotex Inc. (C.A.)

Cour d’appel, juge en chef Isaac et juges Strayer et McDonald, J.C.A.—Ottawa, 29 janvier et 10 février 1997.

Compétence de la Cour fédérale Section de première instance Appel interjeté d’une prorogation accordée conformément à l’art. 7(5) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité)Appel accueilliL’interdiction de mise en marché d’une durée de 30 mois faite aux concurrents est une suspension de nature législative assujettie aux conditions que prévoit le RèglementSeul l’art. 7(5) autorise la Section de première instance à modifier directement la durée de la période de suspension de 30 mois et ce, seulement lorsque le tribunal constate qu’une partie à la demande n’a pas collaboré de façon raisonnable au traitement expéditif de celle-ciUn tel manquement n’a été ni allégué ni prouvéLa prorogation a été accordée en l’absence de compétenceLe pouvoir inhérent de la Cour de contrôler sa propre procédure n’est pas pertinent, car l’intimée cherche à obtenir une ordonnance visant l’exercice du pouvoir du ministreL’art. 55.2(5) de la Loi sur les brevets prévoit que le Règlement prévaut sur toute autre disposition législative ou réglementaire, y compris l’art. 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale et la Règle 1614 des Règles de la Cour fédérale.

Brevets Pratique Appel interjeté d’une prorogation accordée conformément à l’art. 7(5) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité)Appel accueilliL’interdiction de mise en marché d’une durée de 30 mois faite aux concurrents est une suspension de nature législative assujettie uniquement à l’art. 7(5)L’art. 7(5) ne permet de modifier la période de suspension que lorsque le tribunal constate qu’une partie à la demande n’a pas collaboré de façon raisonnable au traitement expéditif de celle-ciObligation de prouver que les tactiques visant à retarder la demande démontrent l’absence de collaboration.

Fin de non-recevoir Appel interjeté d’une prorogation accordée conformément à l’art. 7(5) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité)L’art. 7(5) autorise le tribunal à modifier la période de 30 mois pendant laquelle il est interdit au ministre de délivrer un avis de conformité après une demande d’interdiction à cet égard lorsque la partie à la demande n’a pas collaboré de façon raisonnable au traitement expéditif de celle-ciAppel accueilliAucune preuve de l’existence des conditions préalables à l’irrecevabilité.

Il s’agit d’un appel interjeté d’une prorogation accordée conformément au paragraphe 7(5) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). Le 1er juin 1993, les entreprises intimées ont présenté une demande en vue d’obtenir, sur le fondement du paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité à l’appelante relativement aux comprimés de lovastatine. L’alinéa 7(1)e) interdit au ministre de délivrer un avis de conformité avant que 30 mois ne se soient écoulés après le dépôt d’une demande d’interdiction. Le paragraphe 7(5) autorise un tribunal à modifier ce délai lorsqu’il n’a pas encore rendu d’ordonnance aux termes du paragraphe 6(1) à l’égard de cette demande et qu’il constate qu’une partie à la demande n’a pas collaboré de façon raisonnable au traitement expéditif de celle-ci. La période de 30 mois prévue à l’alinéa 7(1)e) a expiré au mois de novembre 1995, et les intimées ont obtenu une prorogation de 12 mois jusqu’au 1er décembre 1996. La Section de première instance n’étant pas en mesure d’entendre la demande avant le 8 janvier 1997, les intimées ont demandé une autre prorogation. L’appelante s’est opposée à la prorogation et a interjeté appel de la prorogation jusqu’au 1er décembre 1996 pour le motif que la Cour n’avait pas compétence pour y faire droit.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

L’interdiction de mise en marché d’une durée de 30 mois faite aux concurrents par suite du dépôt, par le breveté, d’une demande d’interdiction est une suspension de nature législative et non une injonction de nature judiciaire. Elle est assujettie aux conditions que prévoit le Règlement. Seul le paragraphe 7(5) autorise la Section de première instance à modifier directement la durée de la période de suspension de 30 mois et ce, seulement lorsque le tribunal « constate qu’une partie à la demande n’a pas collaboré de façon raisonnable au traitement expéditif de celle-ci ». Un tel manquement n’a été ni allégué ni prouvé et le tribunal n’a pas conclu à son existence. La prorogation a été accordée en l’absence de compétence.

Le pouvoir inhérent de la Cour de contrôler sa propre procédure n’est pas pertinent : les intimées ne cherchaient pas à obtenir une ordonnance visant le déroulement d’une procédure judiciaire, mais une ordonnance visant l’exercice du pouvoir conféré au ministre de délivrer un avis lorsque les exigences liées à la santé sont respectées. Il faut également tenir compte du paragraphe 55.2(5) de la Loi sur les brevets qui prévoit que le Règlement prévaut sur toute autre disposition législative ou réglementaire, y compris l’article 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale (pouvoir de prendre des mesures provisoires dans le cas d’un contrôle judiciaire) et la Règle 1614 des Règles de la Cour fédérale (pouvoir d’accorder des prorogations dans le cas d’un contrôle judiciaire).

Il n’y avait aucun élément de preuve approprié des conditions factuelles préalables à l’irrecevabilité. Le principe de l’irrecevabilité ne peut conférer à la Cour une compétence qui va à l’encontre des limites établies par la législation.

Les parties doivent se conduire de façon qu’on ne puisse conclure qu’elles n’ont pas collaboré de façon raisonnable au déroulement expéditif de la procédure, sinon elles s’exposent à une modification de la période de 30 mois. Le consentement des parties au report ne donnera pas droit à la prorogation de la suspension de nature législative. Le refus injustifié de mettre les témoins à la disposition de l’autre partie, le non-respect des engagements ou le refus de répondre à des questions, les demandes exagérées de renseignements en contre-interrogatoire ainsi que les demandes inutiles d’ajournement pour des motifs ténus doivent être assimilés à un défaut de collaborer de façon raisonnable. La période de 30 mois ne sera pas modifiée à moins que les parties ne soient en mesure de prouver que de telles tactiques démontrent l’absence de collaboration raisonnable de leurs adversaires à l’instruction expéditive de l’affaire. Comme il n’y avait aucun élément susceptible d’expliquer l’important retard, il était difficile de se prononcer sur le bien-fondé de la prétention des intimées qu’elles subiraient une grave injustice parce que la Section de première instance n’avait pas pu procéder à l’audition de leur demande avant l’expiration de la suspension. Il n’était pas non plus possible de déterminer si les nombreuses demandes interlocutoires étaient justifiées. Quoi qu’il en soit, le « préjudice » que subiront les intimées consiste en l’obligation qui leur est faite désormais d’intenter une action ordinaire en contrefaçon de brevet et d’établir l’opportunité d’une injonction interlocutoire.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.2 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 55.2 (édicté par L.C. 1993, ch. 2, art. 4).

Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, art. 6(1), 7(1)e), 7(5).

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règles 348, 1614 (édictée par DORS/92-43, art. 19; 94-41, art. 17).

JURISPRUDENCE

DÉCISION EXAMINÉE :

Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1993), 51 C.P.R. (3d) 329; 163 N.R. 183 (C.A.F.).

DÉCISIONS CITÉES :

Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 302; 169 N.R. 342 (C.A.F.); David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (1994), 58 C.P.R. (3d) 209; 176 N.R. 48 (C.A.); Mount Royal/Walsh Inc. c. Jensen Star (Le), [1990] 1 C.F. 199 (1989), 99 N.R. 42 (C.A.); Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Commission canadienne des transports, [1988] 2 C.F. 437 (1987), 13 F.T.R. 52 (1re inst.); Salibian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1990] 3 C.F. 250 (1990), 11 Imm. L.R. (2d) 165 (C.A.).

APPEL d’une prorogation accordée conformément au paragraphe 7(5) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) de la période de 30 mois pendant laquelle le ministre ne peut pas délivrer d’avis de conformité. Appel accueilli.

AVOCATS :

Harry B. Radomski et Andrew R. Brodkin pour l’appelante.

J. Nelson Landry et Judith M. Robinson pour les intimées.

PROCUREURS :

Goodman Phillips & Vineberg, Toronto, pour l’appelante.

Ogilvy Renault, Montréal, pour les intimées.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Strayer, J.C.A. : Le présent appel porte sur l’étendue de la compétence de la Section de première instance en ce qui concerne la prorogation de la période pendant laquelle la loi interdit au ministre de la Santé nationale et du Bien-être social (le ministre) de délivrer un avis de conformité après l’introduction, par un breveté, d’une demande d’interdiction aux termes du paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité)[1] (le Règlement). L’alinéa 7(1)e) du Règlement prévoit que le ministre ne peut délivrer un avis de conformité avant que 30 mois ne se soient écoulés après le dépôt d’une demande d’interdiction. Le paragraphe 7(5) dispose :

7. …

(5) Le tribunal peut abréger ou proroger le délai visé à l’alinéa (1)e) à l’égard d’une demande lorsqu’elle n’a pas encore rendu l’ordonnance aux termes du paragraphe 6(1) à l’égard de cette demande et qu’elle constate qu’une partie à la demande n’a pas collaboré de façon raisonnable au traitement expéditif de celle-ci.

Les faits

Le 1er juin 1993, Merck Frosst Canada Inc. et Merck & Co., Inc. (les intimées) ont présenté une demande en vue d’obtenir, sur le fondement du paragraphe 6(1) du Règlement, une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité à l’appelante relativement aux comprimés de lovastatine. Faute d’un tel avis, l’appelante ne peut mettre en marché ces comprimés. La période de 30 mois prévue à l’alinéa 7(1)e) a expiré à la fin du mois de novembre 1995. Toutefois, les intimées étaient alors loin d’avoir terminé leur préparation en vue de l’audition de la demande. Il appert que certains contre-interrogatoires sur affidavits n’avaient pas encore été effectués (ils ont eu lieu par la suite en janvier et en février 1996). Les intimées ont donc demandé une prorogation de la période de 30 mois. Le 6 septembre 1995, le juge Richard de la Section de première instance a rendu une ordonnance accordant une prorogation de 12 mois, soit jusqu’au 1er décembre 1996. Suivant son libellé, l’ordonnance a été accordée sur demande conjointe des parties. Elle n’est appuyée d’aucun motif.

Les contre-interrogatoires sur affidavits ont donné lieu à des demandes interlocutoires sur lesquelles il n’a été statué qu’en juillet 1996. Les intimées ont finalement produit le dossier de la demande vers le 16 août 1996, soit quelque 38 mois et demi après avoir produit leur avis de requête introductive d’instance.

Les parties ont ensuite demandé la fixation d’une date à laquelle la Section de première instance entendrait la demande et ont été informées que le premier bloc de deux jours pouvant leur être offert correspondait aux 8 et 9 janvier 1997. (Au moment de l’audition du présent appel le 29 janvier 1997, la demande initiale produite en 1993 n’avait pas encore été entendue.) Les intimées ont par conséquent demandé une autre prorogation de la période de 30 mois jusqu’à ce que jugement soit rendu sur la demande d’interdiction. Le seul élément de preuve déposé à l’appui de la demande de prorogation était l’affidavit d’un avocat du New Jersey, M. Edward W. Murray, lequel, après avoir indiqué que la prorogation accordée par le juge Richard jusqu’au 1er décembre 1996 expirerait avant l’audition de la demande, dit ce qui suit :

[traduction]

5. La prorogation de la période de 30 mois jusqu’à ce qu’il soit statué au fond sur la demande lors d’une audience au début de 1997 est nécessaire afin de sauvegarder les droits des requérantes en l’espèce.

6. À partir de renseignements fournis par Judith Robinson, d’Ogilvy Renault, je crois sincèrement que, si la période de 30 mois n’est pas prorogée jusqu’à ce qu’il soit statué au fond sur la demande d’interdiction, le ministre de la Santé nationale et du Bien-être social intimé (le « ministre ») ne sera pas empêché, aux termes du Règlement, relativement à l’avis d’allégation d’Apotex en date du 19 avril 1993, de délivrer un avis de conformité à Apotex à l’égard de la lovastatine après le 1er décembre 1996.

7. Les requérantes subiraient un préjudice irréparable si la prorogation de la période de 30 mois leur était refusée. Comme les requérantes aux présentes demandent une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité à Apotex, relativement à la lovastatine, avant l’expiration des brevets en cause, l’omission de proroger le délai de 30 mois aurait pour effet de mettre fin au recours des requérantes sans que celles-ci n’aient eu l’occasion d’être entendues.

L’appelante s’est opposée à la prorogation, notamment pour le motif que la Cour n’avait pas compétence pour y faire droit. Elle a fait observer que le paragraphe 7(5) n’autorisait la prorogation que lorsque le tribunal

7. (5) …

… constate qu’une partie à la demande n’a pas collaboré de façon raisonnable au traitement expéditif de celle-ci.

Il est manifeste que le juge des requêtes, lequel a néanmoins accordé la prorogation demandée, n’a été saisi d’aucune allégation ou preuve d’omission de collaborer. Dans ses motifs, il se borne à indiquer qu’il se fonde sur l’affidavit de M. Murray et les observations des requérantes (intimées en l’espèce).

L’appelante soutient que cette décision a été rendue en l’absence de toute compétence pour le motif susmentionné. Elle fait également valoir que, même si la question du préjudice irréparable était pertinente, l’affidavit de M. Murray n’établit pas l’existence d’un tel préjudice. En outre, si le préjudice irréparable constituait un facteur à prendre en considération, c’est l’appelante qui l’aurait subi.

De façon générale, les intimées ont prétendu devant nous que la compétence de la Cour en matière de prorogation n’était pas confinée au motif prévu au paragraphe 7(5) du Règlement, mais qu’elle découlait de son pouvoir inhérent de contrôler sa propre procédure et d’administrer la justice, de l’article 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5)] (pouvoir de prendre des mesures provisoires dans le cadre d’un contrôle judiciaire) ou encore de la Règle 1614 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663 (édicté par DORS/92-43, art. 19; 94-41, art. 17)] (pouvoir d’accorder une prorogation dans le cadre d’un contrôle judiciaire). Elles soutiennent que, l’appelante ayant consenti à l’ordonnance du juge Richard en date du 6 septembre 1995 prorogeant la période de 30 mois, alors qu’aucune conclusion n’a expressément été tirée quant à son omission de collaborer de façon raisonnable, elle ne peut plus faire valoir qu’une telle conclusion était une condition préalable à l’octroi d’une prorogation par la Cour en vertu du paragraphe 7(5) du Règlement. D’autres ordonnances de la Section de première instance accordant une telle prorogation sont invoquées à l’appui de la prétention selon laquelle la Cour avait compétence. Les intimées avancent qu’une grave injustice sera causée du fait que, lorsqu’il lui a été demandé, le 16 août 1996 (environ 38 mois et demi après le dépôt de l’avis de requête introductive d’instance), de fixer une date d’audition de la demande, la Section de première instance n’a pas été en mesure d’offrir un bloc de deux jours avant le mois de janvier 1997, soit quelques semaines après l’expiration, le 1er décembre 1996, de la période d’interdiction prorogée. Le « préjudice » irréparable est invoqué sur le fondement des affirmations précitées de M. Murray, avocat du New Jersey.

Analyse

Il me semble que les prétentions des intimées découlent d’une méprise quant à la nature du Règlement et de son rapport avec le droit des brevets en général. Depuis l’abolition des licences obligatoires en matière de médicaments brevetés, il demeure loisible au titulaire d’un brevet afférent à un médicament de poursuivre toute personne qui contrefait son brevet et de demander une injonction interlocutoire valable jusqu’à l’instruction de l’action[2]. Outre ce mode de protection du brevet conféré au breveté, le gouverneur en conseil a pris, en 1993, des dispositions réglementaires qui offrent au breveté un moyen plus direct et plus facile de faire obstacle à la contrefaçon éventuelle : une demande en vue d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre d’autoriser un autre usager présumé du médicament breveté de mettre en marché le produit qui emporterait contrefaçon. Ainsi, le pouvoir du ministre de refuser de délivrer un avis de conformité, qui visait initialement à protéger la santé individuelle des Canadiens, sert dorénavant à protéger les intérêts financiers des titulaires de brevets portant sur des médicaments. Quel que soit le bien-fondé de cette mesure sur le plan de l’intérêt public, il s’agit d’un moyen extraordinaire permettant à un breveté d’empêcher un concurrent, pendant une période de protection provisoire de 30 mois, de mettre un médicament en marché et ce, simplement en saisissant la Section de première instance d’une demande d’interdiction. Le juge Mahoney, J.C.A. de cette Cour fait observer ce qui suit dans Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social)[3] :

En se contentant d’introduire l’instance, le requérant obtient ce qui équivaut à une injonction interlocutoire d’une durée maximale de 30 mois sans avoir satisfait à aucun des critères qu’un tribunal exigerait qu’il respecte avant d’ordonner la délivrance d’un avis de conformité. En particulier, la demande ne donne pas lieu à l’imputation d’une responsabilité d’un préjudice qui serait imposée par l’engagement que tout tribunal exigerait avant de prononcer une injonction interlocutoire. La responsabilité du préjudice que crée l’art. 8 du Règlement ne concerne que le préjudice subi par suite du report de la délivrance de l’avis de conformité au-delà de la date d’expiration du brevet. Cette responsabilité n’a absolument pas la même étendue que celle de la responsabilité qui découle de l’engagement exigé lorsqu’une injonction est prononcée.

Ainsi, l’interdiction de mise en marché d’une durée de 30 mois faite aux concurrents par suite du dépôt, par le breveté, d’une demande d’interdiction doit être considérée comme une suspension de nature législative, et non comme une injonction de nature judiciaire. À ce titre, elle est assujettie aux conditions que prévoit la loi, en l’occurrence le Règlement. À cet égard, le Règlement doit être considéré comme un code. Il ne faut pas non plus oublier que, peu importe la durée de la suspension de nature législative prévue par le Règlement, le breveté jouit toujours des droits que lui confère le droit des brevets en général, y compris celui d’intenter une poursuite et de demander une injonction interlocutoire.

Pour ce qui concerne le libellé du Règlement, il est parfaitement clair que seul le paragraphe 7(5) autorise la Section de première instance à modifier directement la durée de la période de suspension de 30 mois et ce, seulement lorsque le tribunal « constate qu’une partie à la demande n’a pas collaboré de façon raisonnable au traitement expéditif de celle-ci ». Or, un tel manquement n’a été ni allégué ni prouvé devant le juge des requêtes dont la décision fait l’objet du présent appel, et celui-ci n’a pas conclu à son existence. S’appuyant sur les observations et l’affidavit comme il l’a fait, il ne pouvait conclure à l’existence d’un tel manquement puisque celui-ci n’y était pas allégué. La prorogation a donc été accordée en l’absence de compétence et doit être annulée.

J’examinerai brièvement les arguments des intimées. La compétence, qu’elles invoquent, découlant des pouvoirs inhérents de la Cour, de l’article 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale ou de la Règle 1614, ne saurait l’emporter sur le libellé explicite du paragraphe 7(5), qui empêche de proroger (ou d’abréger) la suspension de nature législative, sauf pour manque de diligence d’une partie. Le pouvoir inhérent de la Cour de contrôler sa propre procédure n’est pas pertinent. En effet, ce que les intimées cherchent à obtenir n’est pas une ordonnance visant le déroulement d’une procédure judiciaire, mais bien une ordonnance visant l’exercice du pouvoir conféré à un tiers, à savoir le pouvoir par ailleurs légitime du ministre de délivrer un avis lorsque les exigences liées à la santé sont respectées. Il faut également tenir compte de l’article 55.2 de la Loi sur les brevets[4], en vertu duquel le Règlement a été pris. Voici le texte du paragraphe 55.2(5) :

55.2

(5) Une disposition réglementaire prise sous le régime du présent article prévaut sur toute disposition législative ou réglementaire fédérale divergente.

Ainsi, le Règlement, aussi surprenant que ce puisse l’être, prévaut sur toute autre disposition législative ou réglementaire, y compris la Loi sur la Cour fédérale et les Règles de la Cour fédérale.

Les intimées ne peuvent non plus invoquer à bon droit l’irrecevabilité. Premièrement, le dossier ne renferme aucun élément de preuve approprié des conditions factuelles préalables à l’irrecevabilité. Deuxièmement, ce principe ne peut conférer à la Cour une compétence qui va à l’encontre des limites établies par la législation[5]. Les parties ne peuvent non plus s’entendre pour donner à la Cour une telle compétence[6].

Les intimées estiment qu’une grave injustice leur est causée du fait que la Section de première instance ne peut procéder à l’audition de leur demande avant l’expiration de la suspension de nature législative. Il est difficile de se prononcer sur le bien-fondé de cette prétention sans savoir avec plus de précision pourquoi elles n’ont produit de dossier de la demande que 38 mois et demi après le dépôt de l’avis de requête introductive d’instance et ont attendu jusqu’alors pour demander la fixation d’une date d’audition. Les documents produits ne renferment aucun élément susceptible d’expliquer cet important retard. De nombreuses allégations sont faites par les intimées quant aux retards imputables à l’omission de l’appelante de respecter ses engagements ou au fait qu’elle a tardé à le faire, à sa lenteur à permettre le contre-interrogatoire des déposants et au refus de ses témoins de répondre aux questions. Ce qui est clair, c’est que de nombreuses demandes interlocutoires sont attribuables à la façon dont les parties se sont préparées à l’audience. Nous ne pouvons déterminer, à partir des documents produits, si ces demandes étaient fondées, et nous ne sommes pas appelés à le faire. Cependant, pour ce qui est du temps écoulé, il existe à tout le moins une présomption réfutable voulant que l’une des parties ou les deux n’ont pas collaboré de façon raisonnable. Nul ne saurait en déduire d’emblée, par conséquent, que la déconvenue des intimées découle de l’incapacité de la Section de première instance de fixer des dates rapprochées lorsqu’une demande en ce sens lui a finalement été présentée. Il faut également se rappeler que le « préjudice » que subiront les intimées consistent en l’obligation qui leur est faite, désormais, d’intenter une action ordinaire en contrefaçon de brevet et d’établir l’opportunité d’une injonction interlocutoire, advenant que le ministre délivre un avis.

En ce qui a trait aux arguments des deux parties fondés sur l’existence d’un préjudice irréparable, comme le signale le juge Mahoney, J.C.A. dans la décision Bayer[7], ce facteur n’est pas pertinent aux fins de l’octroi ou de la levée de la suspension de nature législative accordée en vertu du Règlement. Quoi qu’il en soit, aucune des parties n’a étayé un tel argument.

Pour résumer, la suspension de nature législative est une mesure extraordinaire qui se démarque des droits que le droit général des brevets reconnaît habituellement au défendeur. Elle doit donc être appliquée de façon stricte, conformément à son libellé. Il ne fait aucun doute que la période de 30 mois visait en partie à inciter les parties et la Cour à instruire de façon expéditive la demande d’interdiction. Comme l’a dit la Cour précédemment[8], il ressort du Règlement que l’intention du législateur est de faire en sorte que la procédure prévue au paragraphe 6(1) se déroule de façon expéditive, sans les lourdeurs d’une action en contrefaçon de brevet. La durée maximum de la suspension de nature législative a été établie à 30 mois. Elle est opposable aux parties et elle doit être respectée à moins que la Cour ne la modifie pour le seul motif prévu au paragraphe 7(5). Le message transmis aux parties est clair : elles doivent se conduire de façon qu’on ne puisse conclure qu’elles n’ont pas collaboré de façon raisonnable au déroulement expéditif de la procédure, sinon elles s’exposent à une modification de la période de 30 mois, celle-ci pouvant être abrégée ou prorogée selon l’identité de la partie fautive. Le consentement des parties au report ne donne pas droit à la prorogation de la suspension de nature législative. Le refus injustifié de mettre les témoins à la disposition de l’autre partie, le non-respect des engagements ou le refus de répondre à des questions, les demandes exagérées de renseignements en contre-interrogatoire ainsi que les demandes inutiles d’ajournement pour des motifs ténus doivent être assimilés à un défaut de collaborer de façon raisonnable. Les parties victimes de telles tactiques ne doivent pas tenir pour acquis que la période de 30 mois sera modifiée, à moins qu’elles ne soient en mesure de prouver que ces tactiques démontrent l’absence de collaboration raisonnable de leurs adversaires à l’instruction expéditive de l’affaire. La partie qui consent à un ajournement ne pourra reprocher à l’autre son retard au moyen d’une demande fondée sur le paragraphe 7(5). Les requêtes interlocutoires présentées par une partie seront évaluées en fonction du résultat obtenu afin de déterminer si elles ont été présentées ou contestées de façon déraisonnable. Il en découle également des conséquences pour la Cour, savoir l’obligation qui lui incombe de prévenir ou supprimer les procédures interlocutoires inutiles et de surveiller les conduites qui y donnent lieu, de restreindre la durée et la fréquence des ajournements, d’insister pour que l’affaire progresse à un rythme susceptible de permettre l’audition de la demande avant l’expiration de la période (non déraisonnable) de 30 mois et, enfin, de refuser toute prorogation à moins qu’elle ne juge, après examen attentif de la conduite des parties, que les conditions énoncées au paragraphe 7(5) sont rigoureusement respectées.

Conclusion

L’appel devrait donc être accueilli et l’ordonnance de la Section de première instance en date du 23 octobre 1996 annulée. En ce qui concerne les frais et dépens, la Cour et les avocats des intimées ont dû attendre une demi-journée, au jour convenu, avant que l’avocat de l’appelante, Me H. B. Radomski, et son collègue ne se présentent à l’audition de l’appel. Le 20 décembre 1996, le juge Pratte, J.C.A. avait, à la demande de l’appelante, ordonné l’audition accélérée de l’appel et fixé le début de l’audience à 10 h le 29 janvier 1997, à Ottawa. Me Radomski a indiqué à la Cour qu’il n’avait pas pris connaissance de cet élément de l’ordonnance et qu’il se trouvait toujours à Toronto à l’heure convenue. La Cour a dû ajourner l’audition de l’appel jusqu’à 14 h, heure à laquelle Me Radomski s’est présenté. L’avocat des intimées a dû attendre, et la Cour a dû modifier le calendrier de ses travaux. La plaidoirie a duré environ une heure. Sur le fondement de la Règle 348, le juge en chef a ensuite demandé à Me Radomski d’exposer les motifs pour lesquels les dépens de l’appel ne devaient pas lui être imputés personnellement, indépendamment de l’issue du recours. Ce dernier n’a fourni aucune explication satisfaisante de son omission de se présenter à l’heure convenue. Les dépens de l’appel devraient donc être adjugés aux entreprises intimées et payés par Me Radomski personnellement.

Le juge en chef Isaac : Je souscris.

Le juge McDonald, J.C.A. : Je souscris.



[1] DORS/93-133, 12 mars 1993.

[2] Voir Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 302 (C.A.F.), aux p. 319 et 320; David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588(C.A.), aux p. 599 et 600.

[3] (1993) 51 C.P.R. (3d) 329 (C.A.F.), à la p. 337.

[4] L.R.C. (1985), ch. P-4, art. 55.2 (édicté par L.C. 1993, ch. 2, art. 4).

[5] Voir, p. ex., Mount Royal/Walsh Inc. c. Jensen Star (Le), [1990] 1 C.F. 199(C.A.), aux p. 210 et 211.

[6] Voir, p. ex., Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Commission canadienne des transports, [1988] 2 C.F. 437(1re inst.); Salibian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 250(C.A.), à la p. 252.

[7] Précitée, note 3.

[8] Voir, p. ex., David Bull, précité, note 2, aux p. 597 à 599.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.