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A-222-98

Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier (appelant) (intimé)

et

Association canadienne des employés de téléphone et Femmes-Action (co-appelants) (intimés)

c.

Bell Canada (intimée) (requérante)

et

Commission canadienne des droits de la personne (intervenante)

Répertorié: Bell Canadac. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier (C.A.)

Cour d'appel, juge en chef Isaac, juges Décary et Sexton, J.C.A."Ottawa, 13, 14, 15, 16 octobre et 17 novembre 1998.

Droits de la personne Plaintes d'acte discriminatoire déposées par des syndicats en vertu de l'art. 11 de la LCDP en raison de disparités salariales entre les employés masculins et féminins exécutant des fonctions de valeur égaleL'intimée a demandé l'annulation de la décision de la CCDP de demander la formation d'un tribunal devant examiner les plaintesLes conclusions de l'étude mixte et les conclusions de la Commission elle-même laissaient voir une possibilité de discrimination contraire à l'art. 11Le juge des requêtes a appliqué un principe de droit erroné en soulevant la question de l'interprétation de l'art. 11.

Droit administratif Contrôle judiciaire Certiorari Le juge des requêtes a annulé la décision de la CCDP de constituer un tribunal devant examiner les plaintes relatives à l'équité salariale déposées contre l'intiméeLa Commission n'était pas tenue de fournir les motifs de sa décisionElle a des fonctions d'administration et d'examen préalable et ne se prononce pas sur le bien-fondé d'une plainteLa Loi confère à la Commission toute latitude dans l'exécution de sa fonction d'examen préalable au moment de la réception d'un rapport d'enquêteLa conclusion de la Commission que les plaintes n'ont pas été déposées hors délai était inattaquableLa discrimination systématique se poursuit dans le tempsLa Commission a examiné le rapport révisé, les observations de l'intimée sur ce dernier ainsi que d'autres observations présentées par l'intimée, avant de rendre sa décisionLes règles de l'équité procédurale ont été respectées.

Pratique Parties Qualité pour agir L'intimée a contesté le statut des syndicats quant au dépôt d'une plainte en vertu des art. 40 et 41 de la LCDPLe statut des syndicats commegroupe d'individusau sens de l'art. 40(1) de la Loi n'a pas été remis en questionL'art. 40(2) permet la poursuite de la plainte même lorsque le consentement des plaignants n'a pas été obtenuLes victimes alléguées ont approuvé les actions de leurs syndicats tout au long du processusEn l'absence de mauvaise foi, l'utilisation par un syndicat du mécanisme de plainte prévu par l'art. 11 de la Loi pour forcer la révision d'une convention collective qu'il a négociée n'est pas interdite par la loi.

Il s'agit d'un appel de la décision de la Section de première instance annulant la décision de la Commission canadienne des droits de la personne de demander la constitution d'un tribunal des droits de la personne devant examiner des plaintes déposées par les appelants contre l'intimée Bell Canada. Les plaignants ont allégué que Bell avait commis un acte discriminatoire prohibé par l'article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne en établissant ou en maintenant "la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes". À la suite des pourparlers portant sur les questions relatives à l'"équité salariale" pendant les négociations de convention collective en 1988 entre Bell et les deux syndicats en cause, une étude mixte a été entreprise dans le but d'évaluer l'équité des systèmes de rémunération quant au travail effectué dans les catégories à prédominance féminine des unités de négociation représentées par les syndicats. Un rapport final, produit le 23 novembre 1992, concluait à l'existence de "disparités structurelles" qui montraient "que les emplois à prépondérance féminine sont rémunérés entre 1,99 $ et 5,35 $ de moins de l'heure que les emplois à prépondérance masculine de valeur égale". En septembre 1993, à la suite de la sortie du rapport final, Bell a procédé, à des fins d'"équité salariale", à une majoration d'environ 1 % de la rémunération de chaque employé touché et a annoncé qu'elle prévoyait faire de même en septembre 1994. Les syndicats étaient d'avis que ces majorations n'éliminaient pas l'écart salarial. Incapables d'en arriver à une entente, ils ont décidé de déposer des plaintes systématiques. Après d'infructueux efforts de médiation, la Commission a produit son rapport d'enquête en mai 1995 et son rapport d'enquête révisé en novembre de la même année. Elle a officiellement informé Bell, le 27 mai 1996, de sa décision de déférer les sept plaintes en cause et de demander la formation d'un tribunal unique. Bell a déposé une demande de contrôle judiciaire de cette décision. Le juge des requêtes a accueilli la demande et annulé la décision de la Commission. Quatre questions litigieuses ont été soulevées en appel: 1) le bien-fondé des plaintes; 2) l'exercice, par la Commission, de ses pouvoirs discrétionnaires; 3) l'équité de l'enquête et du processus de prise de décision; 4) le statut des syndicats quant au dépôt des plaintes en vertu de l'article 11 de la Loi.

Arrêt: l'appel est accueilli.

1) Lorsqu'elle décide de déférer ou non une plainte à un tribunal à des fins d'enquête en vertu des articles 44 et 49 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la Commission exerce des fonctions d'administration et d'examen préalable et ne se prononce pas sur son bien-fondé. Il suffit que la Commission soit convaincue que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l'examen de celle-ci est justifié. Les conclusions de l'étude mixte, en plus des conclusions auxquelles en est arrivée la Commission elle-même, étaient suffisantes pour laisser voir la possibilité qu'un acte de discrimination contraire à l'article 11 avait eu lieu. Rien de plus n'était demandé à cette étape préliminaire. La Commission était convaincue que l'étude mixte avait un certain fondement. Il n'était pas nécessaire que la Cour soit d'accord avec les opinions de la Commission. Le juge des requêtes a commis une erreur en omettant de tenir compte des articles 43, 44 et 49 de la Loi et en partant de la prémisse que "la principale question en litige en l'espèce porte sur l'interprétation de l'article 11". Il ne s'agissait pas du tout de la question à trancher à cette étape. La décision contestée était la décision de demander la formation d'un tribunal des droits de la personne. Il incombera à ce tribunal d'examiner le bien-fondé des plaintes, et le tribunal ne sera lié d'aucune façon par l'interprétation que l'enquêteur a donnée à l'article 11 et que la Commission a vraisemblablement adoptée.

2) La Commission n'a fourni aucun motif officiel au soutien de sa décision et la Loi ne l'obligeait pas à le faire. Elle jouit de beaucoup de latitude dans l'exécution de sa fonction d'examen préalable au moment de la réception d'un rapport d'enquête. En règle générale, le législateur ne voulait pas que les cours interviennent à la légère dans les décisions prises par la Commission à cette étape. La Commission avait le pouvoir de conclure que la nature des plaintes nécessitait leur jonction aux fins de l'enquête. Sa conclusion selon laquelle les plaintes n'avaient pas été déposées hors délai était aussi inattaquable. La discrimination systémique, de par sa nature, se poursuit dans le temps. La date de départ pour le dépôt d'une plainte en l'espèce était la date de production du rapport final de l'étude mixte. La Commission a, de plus, conclu que les plaintes étaient assez précises.

3) En ce qui concerne l'équité procédurale, la Commission a fait exactement ce que la jurisprudence de la Cour lui avait dit de faire. Elle a remis à Bell une copie du rapport d'enquête préliminaire, du rapport d'enquête et du rapport d'enquête révisé. Bell a eu l'entière possibilité de répondre à tous ces rapports et s'en est prévalue chaque fois. La Commission a examiné le rapport révisé, les observations de Bell sur ce dernier ainsi que d'autres observations présentées par Bell, avant de finalement rendre sa décision. Elle n'aurait rien pu faire de plus. Lors de la préparation de son rapport, l'enquêteur n'agissait pas de façon indépendante vis-à-vis la Commission et n'était pas neutre envers les deux parties. Il agit en tant que prolongement de la Commission et établit un rapport à son intention.

4) Bell a contesté le statut des syndicats quant au dépôt d'une plainte, et ce, en s'appuyant sur le paragraphe 40(2) et sur l'alinéa 41d) de la Loi. La pratique courante d'accorder aux syndicats le statut de "groupe d'individus", au sens du paragraphe 40(1) de la Loi, n'a pas été remise en question. Le premier moyen de Bell est réglé par le paragraphe 40(2), qui permet la poursuite de la plainte même en l'absence du consentement du plaignant. Il n'était pas déraisonnable de la part de la Commission de ne pas tenter d'obtenir le consentement des victimes alléguées. L'ensemble des faits de l'espèce indiquaient que les victimes alléguées avaient approuvé les actes accomplis par leurs syndicats tout au long du processus. Le second moyen de Bell était que les plaintes étaient vexatoires et entachées de mauvaise foi au sens de l'alinéa 41d ), car les syndicats devraient être irrecevables à contester les salaires qu'ils ont eux-mêmes négociés. Un syndicat peut paraître servir ses propres intérêts et agir contrairement à l'éthique lorsqu'il utilise le mécanisme de plainte prévu par l'article 11, pour forcer la révision de la convention collective qu'il a tout juste négociée, mais, en l'absence de mauvaise foi, la loi ne l'interdit pas. La Loi doit être appliquée telle qu'elle est, et non telle qu'elle aurait pu être.

lois et règlements

Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2, art. 182(1),(2).

Human Rights Act, S.B.C. 1984, ch. 22, art. 8, 9.

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 7, 10b), 11(1),(2), 40(1),(2),(3),(4) (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 62), 41a),b),c),d),e) (mod. par L.C. 1994, ch. 26, art. 34), 43(1),(2) (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 63), 44(1),(2),(3) (mod., idem, art. 64), 49(1) (mod., idem, art. 66), (1.1) (mod., idem).

Loi sur l'égalité des salaires, C.P.L.M. ch. P13.

Loi sur l'équité en matière d'emploi, L.C. 1995, ch. 44.

Loi sur l'équité salariale, L.N.-B. 1989, ch. P-5.01.

Loi sur l'équité salariale, L.Q. 1996, ch. 43.

Loi sur l'équité salariale, L.R.O. 1990, ch. P-7.

Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, DORS/86-1082, art. 11(1), 12.

Pay Equity Act, R.S.N.S. 1989, ch. 337.

Pay Equity Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. P-2.

Saskatchewan Human Rights Code (The), S.S. 1979, ch. S-24.1, art. 16 (mod. par S.S. 1989-90, ch. 23, art. 12; 1993, ch. 61, art. 11), 18 (mod. par S.S. 1989-90, ch. 23, art. 14; 1993, ch. 61, art. 13).

jurisprudence

décisions appliquées:

Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879; (1989), 62 D.L.R. (4th) 385; 11 C.H.R.R. D/1; 89 CLLC 17,022; 100 N.R. 241; Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Ministère de la Défense nationale), [1996] 3 C.F. 789; (1996), 27 C.H.R.R. D/488; 199 N.R. 81 (C.A.).

distinction faite avec:

Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970; [1992] 6 W.W.R. 193; (1992), 71 B.C.L.R. (2d) 145; 13 B.C.A.C. 245; 16 C.H.R.R. D/425; 141 N.R. 185; 24 W.A.C. 245; Canada Safeway Ltd. v. Saskatchewan (Human Rights Commission) (1997), 150 D.L.R. (4th) 207; 158 Sask. R. 1; 153 W.A.C. 1; [1998] 1 W.W.R. 155; 97 CLLC 230-031 (C.A. Sask.).

décisions citées:

Territoires du Nord-Ouest c. Alliance de la fonction publique du Canada (1997), 208 N.R. 385 (C.A.F.); Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854; (1996), 140 D.L.R. (4th) 193; 40 C.R.R. (2d) 81; 204 N.R. 1; Latif c. La Commission canadienne des droits de la personne, [1980] 1 C.F. 687; (1979), 105 D.L.R. (3d) 609; 79 CLLC 14,223; 28 N.R. 494 (C.A.); Slattery c. Commission canadienne des droits de la personne (1996), 205 N.R. 383 (C.A.F.).

APPEL de la décision de la Section de première instance ((1998), 143 F.T.R. 81) annulant la décision de la Commission canadienne des droits de la personne de demander la formation d'un tribunal des droits de la personne conformément à l'article 49 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Appel accueilli.

ont comparu:

Peter C. Engelmann et Richard Ellis pour l'appelant.

Larry Steinberg et Fiona J. Campbell pour les co-appelants.

Roy L. Heenan, Thomas E. F. Brady et E. Joy Noonan pour l'intimée.

René Duval et Julie Beauchemin pour l'intervenante.

avocats inscrits au dossier:

Caroline Engelmann Gottheil, Ottawa, pour l'appelant.

Koskie Minskie, Toronto, pour les co-appelants.

Heenan Blaikie, Montréal, pour l'intimée.

Commission canadienne des droits de la personne, Services juridiques, Ottawa, pour l'interve-nante.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Décary, J.C.A.: Cet appel porte sur la décision rendue le 27 mai 1996 par la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) demandant au président du Comité du tribunal des droits de la personne de constituer un tribunal des droits de la personne (le tribunal) conformément à l'article 49 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, et ses modifications, en date de juillet 1996 [L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 66] (la Loi). Le tribunal devait se pencher sur sept plaintes déposées contre Bell Canada (Bell) par le Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier (SCEP) (connu auparavant comme le Syndicat des travailleurs en communication du Canada (STC)), l'Association canadienne des employés de téléphone (ACET) et par un groupe appelé Femmes-Action. Essentiellement, il est allégué dans les plaintes que Bell a commis un acte discriminatoire prohibé par l'article 11 de la Loi en établissant ou en maintenant [traduction] "la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes". La plainte de Femmes-Action allègue également l'existence d'actes discriminatoires contraires à l'alinéa 10b ) de la Loi (conclure une entente discriminatoire).

Je souligne au départ que les plaintes sont erronément désignées par les parties et par la Commission comme des "plaintes relatives à l'équité salariale". L'article 11 mentionne la "disparité salariale" ("differences in wages") et sa note marginale se lit "disparité salariale discriminatoire" ("equal wages"). Les mots "équité salariale" ne font toujours pas partie de la réglementation et de la législation fédérales, et ne figurent nulle part, pas même dans la loi la plus récente portant sur "l'équité en matière d'emploi" (Loi sur l'équité en matière d'emploi , L.C. 1995, ch. 44). D'autre part, les lois provinciales utilisent le concept de "l'équité salariale" depuis des années et, fait à signaler, dans des lois autres que celles portant sur les droits de la personne (voir la Loi sur l'équité salariale , L.R.O. (1990), ch. P.7; la Loi sur l'égalité des salaires, C.P.L.M. ch. P13; la Pay Equity Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. P-2; la Pay Equity Act, R.S.N.S. 1989, ch. 337; la Loi sur l'équité salariale, L.N.-B. 1989, ch. P-5.01 et la Loi sur l'équité salariale, L.Q. 1996, ch. 43). Afin d'éviter toute confusion, les mots utilisés en l'espèce seront ceux-là mêmes que le juge des requêtes [(1998), 143 F.T.R. 81 (1re inst.), à la page 97] a adoptés, c'est-à-dire "plaintes en matière de disparité salariale".

Le 14 juin 1996, Bell a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision du 27 mai 1996 de la Commission. Elle cherchait à obtenir [traduction] "une ordonnance de certiorari annulant la décision", "une ordonnance interdisant toute autre procédure de la part de la Commission canadienne des droits de la personne à l'égard des plaintes", "un jugement déclaratoire portant que la Commission canadienne des droits de la personne n'avait aucun motif raisonnable de demander au président du [Comité du] tribunal canadien des droits de la personne de désigner un tribunal des droits de la personne" ou, [traduction ] "subsidiairement, un jugement déclaratoire portant que Bell ne devrait pas, dans le cadre de la présente enquête de la Commission, être tenue de se défendre devant un tribunal canadien des droits de la personne à l'égard de l'une ou l'autre des plaintes". (D.A., vol. 2, aux pages 1 et 2.)

La demande était fondée sur les motifs suivants (D.A., vol. 2, aux pages 2 à 4):

[traduction]

 1) La décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a demandé la formation d'un tribunal des droits de la personne est entièrement viciée par la partialité dont la Commission a fait preuve contre Bell Canada (Bell) tout au long de l'enquête qu'elle a menée au sujet des plaintes déposées par les intimés et qui a eu pour effet de nier à Bell l'équité procédurale à laquelle elle a droit au cours de cette enquête;

 2) La Commission a commis une erreur de droit et nié à Bell l'équité procédurale en omettant d'exercer ses fonctions en vertu de l'alinéa 41d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne et de rejeter, au motif qu'elles étaient vexatoires et entachées de mauvaise foi, les plaintes dans lesquelles le Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier (SCEP) et l'Association canadienne des employés de téléphone (ACET) ont soutenu que les salaires qu'ils avaient eux-mêmes librement négociés dans des conventions collectives auxquelles ils étaient avec Bell liés en vertu de l'article 56 du Code canadien du travail allaient à l'encontre de la Loi canadienne sur les droits de la personne;

 3)    La Commission a commis une erreur de droit et nié à Bell l'équité procédurale en omettant d'exercer les fonctions dont elle est investie en vertu du paragraphe 40(2) et de l'alinéa 41b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, et de nier au SCEP et à l'ACET le statut de plaignants, malgré l'absence de preuve indiquant que l'une ou l'autre des "victimes" de la discrimination avait consenti à ce qu'ils agissent ainsi et malgré l'existence de la réparation subsidiaire de la négociation collective sous le régime du Code canadien du travail ;

 4) En 1984, 1985 et 1987, la Commission a conclu que Bell ne pratiquait pas la discrimination salariale fondée sur le sexe et a rejeté les plaintes du même syndicat, le SCEP (alors appelé Syndicat des travailleurs en communication du Canada), selon lesquelles les salaires versés pour les emplois à prédominance féminine choisis par le syndicat étaient discriminatoires comparativement à ceux des emplois à prédominance masculine également choisis par le même syndicat. Étant donné qu'elle n'était saisie d'aucun élément de preuve indiquant que les salaires avaient été augmentés de façon discriminatoire depuis ses décisions précédentes, et qu'elle n'avait pas procédé à une comparaison satisfaisante entre les emplois, et en l'absence de modification significative sur le plan statistique en ce qui a trait aux liens entre les salaires des emplois à prédominance masculine et ceux des emplois à prédominance féminine, la Commission a commis une erreur de droit et agi de façon arbitraire lorsqu'elle a conclu à l'existence de motifs permettant de demander la formation d'un tribunal des droits de la personne pour mener une enquête sur les plaintes portant sur les mêmes emplois.

 5) La décision par laquelle la Commission a demandé la formation d'un tribunal des droits de la personne au vu d'un rapport d'enquête qui était fondé exclusivement sur une étude de certains emplois exercés chez Bell en 1991 et 1992, et ce, uniquement pour les négociations collectives entre Bell, le SCEP et l'ACET, constitue une erreur de droit. En raison des méthodes utilisées au cours de sa préparation ainsi que de la méthode d'analyse employée, cette étude ne reposait pas sur une comparaison d'emploi à emploi et ne permettait pas de conclure que Bell s'était rendue coupable de disparité salariale motivée par des considérations fondées sur le sexe, contrairement à la Loi canadienne sur les droits de la personne;

 6) La Commission a commis une erreur de droit et nié à Bell l'équité procédurale en demandant la formation d'un tribunal des droits de la personne pour l'examen de plaintes qu'ont déposées le SCEP, l'ACET et Femmes-Action et qui sont imprécises au point où Bell ne peut présenter une défense pleine et entière, comme elle a le droit de le faire;

 7) La Commission a commis une erreur de droit et nié à Bell l'équité procédurale en prétendant exercer son pouvoir de proroger le délai d'un an relatif au dépôt des plaintes fondées sur la Loi canadienne sur les droits de la personne, sans raison valable, en fait ou en droit, privant de ce fait Bell de son droit fondamental, en vertu de la Loi, de ne pas être tenue de se défendre à l'égard de plaintes fondées sur des événements survenus plus d'un an avant le dépôt des plaintes;

 8) La décision de la Commission de demander la formation d'un tribunal des droits de la personne est entièrement viciée en raison du manque d'équité procédurale dont la Commission a fait montre lors de son enquête relative aux plaintes du SCEP, de l'ACET et de Femmes-Action en joignant aux plaintes actuellement portées à l'attention d'un tribunal des droits de la personne plusieurs autres plaintes couvrant différents emplois à prédominance féminine et différentes périodes et en utilisant différents emplois à prédominance masculine pour les comparer avec les emplois à prédominance féminine. En raison de cette procédure, Bell n'a pu faire valoir en bonne et due forme les différents moyens de contestation d'ordre factuel et juridique qu'elle avait l'intention d'invoquer à l'égard de chacune des nombreuses plaintes apparemment examinées en même temps et s'est vu nier de ce fait l'équité procédurale à laquelle elle avait droit.

 9) La Commission a commis une erreur de droit en demandant la formation d'un tribunal des droits de la personne pour mener une enquête sur les plaintes du SCEP, de l'ACET et de Femmes-Action, laquelle enquête fait appel à une comparaison entre des employés travaillant dans différents établissements, alors que la Loi canadienne sur les droits de la personne et l'Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, qui a été adoptée sous l'autorité de la Loi et qui lie la Commission, restreignent les allégations de disparité salariale fondée sur le sexe aux cas d'employés tant de sexe masculin que de sexe féminin qui travaillent dans le même établissement.

10) La Commission a commis une erreur en faisant sien un rapport d'enquête fondamentalement vicié et erroné qui ne peut servir de justification à une demande de formation d'un tribunal des droits de la personne.

Dans les présents motifs, les deux syndicats et Femmes-Action seront désignés comme les "appelants". Femmes-Action n'était représentée ni à l'audience tenue devant la Section de première instance ni devant nous.

Au paragraphe 38 de ses motifs [à la page 104], le juge des requêtes a formulé sa conclusion comme suit:

Compte tenu de la panoplie de documents que les parties ont présentés et qui ne peuvent être reproduits ou cités en entier en l'espèce, des arguments des avocats ainsi que des entretiens qu'elle a eu avec eux, la Cour conclut que, parmi les motifs que la requérante a invoqués au soutien de sa demande de réparation [. . .], les motifs exprimés aux points 2), 3), 4), 5), 6), 7), 8) et 10) ont été établis. Ce sont là des motifs plus que suffisants pour accorder à la requérante chacune des réparations qu'elle demande (sans recours subsidiaire) [. . .], la dernière réparation devant être combinée avec les réparations précédentes.

Les lois pertinentes et l'Ordonnance

À cette étape-ci, il est utile de reproduire le texte des dispositions les plus pertinentes aux fins du présent appel:

Loi canadienne sur les droits de la personne [L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 11, 40 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 62), 41 (mod. par L.C. 1994, ch. 26, art. 34), 43 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 63), 44 (mod., idem, art. 64), 49 (mod., idem, art. 66)]

PARTIE I

    MOTIFS DE DISTINCTION ILLICITE

[. . .]

Actes discriminatoires

[. . .]

11. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait pour l'employeur d'instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes.

(2) Le critère permettant d'établir l'équivalence des fonctions exécutées par des salariés dans le même établissement est le dosage de qualifications, d'efforts et de responsabilités nécessaire pour leur exécution, compte tenu des conditions de travail.

[. . .]

(6) Il est interdit à l'employeur de procéder à des diminutions salariales pour mettre fin aux actes discriminatoires visés au présent article.

[. . .]

PARTIE III

    ACTES DISCRIMINATOIRES ET

    DISPOSITIONS GÉNÉRALES

[. . .]

40. (1) Sous réserve des paragraphes (5) et (7), un individu ou un groupe d'individus ayant des motifs raisonnables de croire qu'une personne a commis un acte discriminatoire peut déposer une plainte devant la Commission en la forme acceptable pour cette dernière.

(2) La Commission peut assujettir la recevabilité d'une plainte au consentement préalable de l'individu présenté comme la victime de l'acte discriminatoire.

(3) La Commission peut prendre l'initiative de la plainte dans les cas où elle a des motifs raisonnables de croire qu'une personne a commis un acte discriminatoire.

(4) En cas de dépôt, conjoint ou distinct, par plusieurs individus ou groupes de plaintes dénonçant la perpétration par une personne donnée d'actes discriminatoires ou d'une série d'actes discriminatoires de même nature, la Commission peut, pour l'application de la présente partie, joindre celles qui, à son avis, soulèvent pour l'essentiel les mêmes questions de fait et de droit et demander au président du Comité du tribunal des droits de la personne de charger, conformément à l'article 49, un tribunal unique de les examiner.

[. . .]

41. Sous réserve de l'article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu'elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants:

a) la victime présumée de l'acte discriminatoire devrait épuiser d'abord les recours internes ou les procédures d'appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

c) la plainte n'est pas de sa compétence;

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

e) la plainte a été déposée après l'expiration d'un délai d'un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

[. . .]

Enquête

43. (1) La Commission peut charger une personne, appelée, dans la présente loi, "l'enquêteur", d'enquêter sur une plainte.

(2) L'enquêteur doit respecter la procédure d'enquête prévue aux règlements pris en vertu du paragraphe (4).

[. . .]

44. (1) L'enquêteur présente son rapport à la Commission le plus tôt possible après la fin de l'enquête.

(2) La Commission renvoie le plaignant à l'autorité compétente dans les cas où, sur réception du rapport, elle est convaincue, selon le cas:

a) que le plaignant devrait épuiser les recours internes ou les procédures d'appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

b) que la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale.

(3) Sur réception du rapport d'enquête prévu au paragraphe (1), la Commission:

a) peut demander au président du Comité du tribunal des droits de la personne de constituer, en application de l'article 49, un tribunal des droits de la personne chargé d'examiner la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue:

(i) d'une part, que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l'examen de celle-ci est justifié,

(ii) d'autre part, qu'il n'y a pas lieu de renvoyer la plainte en application du paragraphe (2) ni de la rejeter aux termes des alinéas 41c) à e);

b) rejette la plainte, si elle est convaincue:

(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l'examen de celle-ci n'est pas justifié,

(ii) soit que la plainte doit être rejetée pour l'un des motifs énoncés aux alinéas 41c) à e).

[. . .]

Tribunal des droits de la personne

49. (1) La Commission peut, à toute étape postérieure au dépôt de la plainte, demander au président du Comité du tribunal des droits de la personne de constituer un tribunal des droits de la personne, appelé dans la présente partie le "tribunal", chargé d'examiner la plainte, si elle est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à celle-ci, que l'examen est justifié.

(1.1) Sur réception d'une demande présentée en application du paragraphe 44(3), le président du Comité du tribunal des droits de la personne constitue un tribunal chargé d'examiner la plainte visée par cette demande.

Ordonnance de 1986 sur la parité salariale

    DORS/86-1082 [art. 11, 12]

Plaintes individuelles

11. (1) Lorsqu'une plainte dénonçant une situation de disparité salariale est déposée par un individu qui fait partie d'un groupe professionnel identifiable, ou est déposée au nom de cet individu, la composition du groupe selon le sexe est prise en considération avant qu'il soit déterminé si la situation constitue un acte discriminatoire fondé sur le sexe.

[. . .]

Plaintes collectives

12. Lorsqu'une plainte dénonçant une situation de disparité salariale est déposée par un groupe professionnel identifiable ou en son nom, ce groupe doit être composé majoritairement de membres d'un sexe et le groupe auquel il est comparé doit être composé majoritairement de membres de l'autre sexe.

Code canadien du travail

    [L.R.C. (1985), ch. L-2, art. 182]

Section III

    Égalité des salaires

182. (1) Les articles 249, 250, 252, 253, 254, 255 et 264 s'appliquent, compte tenu des adaptations de circonstance, à la recherche et à la constatation des actes discriminatoires définis à l'article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, comme si ces actes étaient expressément interdits par la présente partie.

(2) L'inspecteur qui a des motifs raisonnables de soupçonner un employeur d'avoir commis l'un des actes discriminatoires visés au paragraphe (1) peut en aviser la Commission canadienne des droits de la personne ou déposer une plainte devant celle-ci conformément à l'article 40 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Les faits

Bien que certains faits soient contestés, les événements et les dates qui suivent ne le sont pas et serviront à situer les questions en litige dans leur contexte approprié.

Au début des années 80, un certain nombre de plaintes ont été déposées contre Bell en vertu de l'article 11 de la Loi. La Commission a fait enquête et les a rejetées.

Les questions relatives à "l'équité salariale" ont fait l'objet de pourparlers pendant les négociations de convention collective en 1988 entre Bell et le SCEP, de même qu'entre Bell et l'ACET. Les parties ont convenu d'étudier ces questions et deux processus parallèles ont été lancés, soit un avec chacun des syndicats. Cela était conforme à l'approche bilatérale utilisée dans le cadre de la négociation collective entre Bell et les deux syndicats.

En 1989, Bell a proposé la formation d'un comité composé de représentants de Bell et des deux syndicats. Le 26 avril 1991, Bell et les syndicats ont signé le [traduction] "mandat" à l'égard d'un [traduction ] "projet relatif à l'équité salariale" (l'étude mixte) trilatéral. L'étude mixte visait à [traduction ] "évaluer l'équité des systèmes de rémunération quant au travail effectué dans les catégories à prédominance féminine des unités de négociation représentées par l'ACET et par le STC, conformément au chapitre H-6, article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne". Plus loin, le mandat est décrit comme étant le moyen [traduction ] "de procéder à une vérification en matière d'équité salariale et d'en soumettre les conclusions au groupe approprié de chaque organisation" (D.A., vol. 2, à la page 36). L'article 2.4 du mandat prévoyait que [traduction ] "les renseignements obtenus dans le cadre du projet relatif à l'équité salariale ne sont utilisables qu'aux fins de la présente étude. Les parties conviennent de protéger tout dossier confidentiel ou contenant des renseignements de nature délicate" (D.A., vol. 2, à la page 36). Bell devait assumer les coûts du projet.

À la signature du mandat, le 26 avril 1991, aucune des plaintes systémiques faisant l'objet de la présente instance n'avait été déposée. Seules deux plaintes déposées par huit employées au total, établissant des comparaisons entre des postes particuliers, étaient pendantes contre Bell.

Aux fins d'assurer la conformité de l'étude mixte avec la Loi et l'Ordonnance, il a été demandé à la Commission d'y participer. Cette dernière a pris part à presque toutes les facettes du travail et à toutes ses étapes, notamment à la conception du questionnaire sur les renseignements relatifs aux postes et du système d'évaluation du travail, à la surveillance de la mise à l'essai du questionnaire, à l'achèvement du questionnaire et des études d'un groupe ciblé, à l'examen des commentaires écrits des superviseurs et à la surveillance de certaines séances d'évaluation de postes.

Un rapport final a été produit le 23 novembre 1992 (D.A., vol. 3, à la page 335). Ce rapport concluait à l'existence de [traduction] "disparités structurelles" qui montraient [traduction ] "que les emplois à prépondérance féminine sont rémunérés entre 1,99 $ et 5,35 $ de moins de l'heure que les emplois à prépondérance masculine de valeur égale" (à la page 347). Le rapport devait être [traduction ] "remis à la société et aux dirigeants des syndicats, qui vont examiner les façons d'améliorer la situation relativement à l'équité salariale au moyen du processus de la négociation" (à la page 337), et [traduction ] "utilisé dans le cadre de négociations visant à réduire les disparités et à améliorer la situation relativement à l'équité salariale chez Bell" (à la page 348).

Au moment de la sortie du rapport final, il y avait un certain nombre de plaintes pendantes contre Bell, dont trois avaient été déposées par l'ACET (les plaintes X00344, X00372 et X00417), et toutes ces plaintes avaient désigné des facteurs de comparaison particuliers. Les trois plaintes déposées par l'ACET, sous une forme modifiée, faisaient partie des sept plaintes déférées au tribunal le 27 mai 1996.

À la suite de la sortie du rapport final, Bell et les syndicats ont poursuivi leurs négociations. En septembre 1993, à des fins d'"équité salariale", Bell a procédé à une majoration d'environ 1 % de la rémunération de chaque employé touché, et a annoncé qu'elle prévoyait faire de même en septembre 1994. Les syndicats étaient d'avis que ces majorations n'éliminaient pas l'écart salarial. Ils ont tenté, en vain, de négocier un règlement, de sorte qu'ils ont décidé de déposer des plaintes systémiques. Le SCEP a déposé sa plainte le 31 janvier 1994 (plainte X00456) tandis que l'ACET a déposé la sienne le 4 mars 1994 (plainte X00460). Auparavant, soit le 25 janvier 1994, Femmes-Action avait déposé sa propre plainte systémique (plainte X00455). Aucune plainte ne mentionnait de facteurs de comparaison particuliers. L'allégation typique était que Bell avait commis des actes discriminatoires [traduction ] "en versant une rémunération moins élevée que pour les emplois à prépondérance masculine de valeur égale, comme l'a démontré l'étude mixte sur l'équité salariale" (D.A., vol. 2, aux pages 58 à 76).

En plus de déposer sa plainte systémique le 4 mars 1994, l'ACET a modifié les trois plaintes qu'elle avait déposées antérieurement (plaintes X00344, X00372 et X00417), de manière à remplacer la mention de facteurs de comparaison particuliers par un renvoi à l'étude mixte mentionnée dans le paragraphe qui précède.

Le 15 mars 1994, la Commission a produit un rapport d'enquête préliminaire (D.A., vol. 2, à la page 64) et a demandé que des commentaires lui soient faits dans un délai de soixante jours. Le rapport a analysé 55 plaintes, déposées par 64 employées, ainsi que les six plaintes systémiques déposées par Femmes-Action, l'ACET et le SCEP.

Le 21 juin 1994, l'ACET a déposé une autre plainte systémique (plainte X00469) qui renvoyait à l'étude mixte dans les termes décrits au paragraphe 16.

Bell a envoyé ses commentaires écrits le 30 juin 1994 (D.A., vol. 11, à la page 1870). Elle a notamment prétendu que les plaintes avaient été déposées hors délai, qu'elles ne mentionnaient pas les groupes professionnels devant être utilisés aux fins de comparaison, que l'étude mixte ne faisait état d'aucune comparaison entre des groupes professionnels particuliers et qu'elle n'avait pas été faite dans ce but, que les plaintes ne mentionnaient aucun établissement, et que l'objet des plaintes devrait être abordé dans le cadre des négociations collectives menées en vertu du Code canadien du travail. Bell a également avancé que les syndicats ne constituaient pas des groupes de victimes individuelles, qu'ils étaient responsables à part égale pour les salaires qu'ils avaient eux-mêmes négociés, qu'ils n'avaient pas le statut requis pour agir à titre de plaignants en matière d'"égalité salariale" en vertu de la Loi et qu'ils étaient irrecevables à agir à ce titre.

Après d'infructueux efforts de médiation, la Commission a remis son rapport d'enquête le 5 mai 1995, et a sollicité des observations écrites pour le 7 juin 1995 (D.A., vol. 2, à la page 77).

Bell a fait parvenir sa réponse le 7 juin 1995 (D.A., vol. 2, à la page 119). En plus de réitérer la plupart des commentaires qu'elle avait déjà faits dans sa réponse au rapport d'enquête préliminaire, Bell a également soutenu que le regroupement des plaintes était inéquitable et que le processus d'enquête était biaisé et vicié pour les motifs suivants [D.A., vol. 2, aux pages 121 et 122):

[traduction]

i) Les plaintes ont été traitées comme une seule plainte et ont fait l'objet d'une seule enquête, qui a été effectuée par le même enquêteur, sans qu'il ne soit tenu compte de leur nature différente, du délai du dépôt des diverses plaintes et de leur caractère vague.

ii) Le personnel de la Commission et l'enquêteur ellemême ont activement conseillé les plaignants à l'égard des plaintes et de leurs modifications, et ont même suggéré le dépôt de nouvelles plaintes, que l'enquêteur a accepté par la suite. Des plaintes ont été modifiées à l'instigation de l'enquêteur, et le "rapport d'enquête" n'est rien de plus que le rapport d'une enquêteur demandant à la Commission d'entériner la procédure inéquitable qui a donné lieu à du zèle accusateur plutôt qu'à l'objectivité requise pour une enquête.

Certaines plaintes sont tellement vagues qu'il est impossible d'y répondre, et s'appliquent en outre à plusieurs établissements, contrairement aux dispositions précises de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi).

L'enquêteur a néanmoins "enquêté" sur toutes les plaintes en un seul processus englobant, malgré l'opposition qui a été soulevée selon laquelle plusieurs de ces plaintes étaient vagues, hors délai et qu'elles s'appliquaient à plusieurs établissements différents.

Le rapport d'enquête recommande maintenant que toutes les plaintes, nonobstant leur validité ou leur bien-fondé, soient traitées comme un seul groupe par la Commission. L'enquêteur suggère donc que la Commission fasse sien le processus inéquitable et biaisé qu'elle a adopté, plutôt que de se pencher sur le bien-fondé de chaque plainte. Bell Canada prétend que la solution proposée ne peut légalement être approuvée par la Commission.

iii) Les soi-disant "modifications" des plaintes, dont certaines ont été suggérées ou sollicitées par l'enquêteur elle-même, apparemment sur la foi de renseignements recueillis au cours de son enquête, transforment en fait fondamentalement ces plaintes en de nouvelles, faisant fi de leur dépôt hors délai, de la nature des plaintes initiales et de l'iniquité du processus.

Le 15 novembre 1995, la Commission a produit un rapport d'enquête révisé (D.A., vol. 2, à la page 190) et a sollicité des commentaires écrits pour le 14 décembre 1995. Le rapport mentionne les oppositions suivantes soulevées par Bell (D.A., vol. 2, à la page 193):

[traduction]

4. La défenderesse prétend que les plaintes ont été déposées hors délai, qu'il faudrait faire la comparaison avec le marché extérieur, que les syndicats ne pouvaient déposer une plainte à l'égard des salaires qu'ils avaient eux-mêmes négociés, qu'il faudrait faire la preuve que Bell constitue un seul établissement, conformément à l'article 11 de la Loi, qu'il existe d'autres mécanismes de redressement plus appropriés et qu'il était plus approprié de résoudre ces questions au moyen de négociations collectives qu'au moyen de plaintes portées auprès de la Commission canadienne des droits de la personne.

5. La défenderesse soutient que l'étude mixte sur l'équité salariale a été effectuée [traduction] "dans le but précis de servir de guide aux fins de la négociation collective, et dans aucun autre but". Elle ajoute que, [traduction ] "en particulier, l'étude ne constitue pas un système utilisé par l'employeur pour évaluer la valeur du travail effectué par les employés œuvrant dans le même établissement", et que l'étude est viciée et ne fournit aucun facteur de comparaison entre des groupes professionnels particuliers.

et les rejette ainsi (D.A., vol. 2, à la page 194):

[traduction]

7. La présente enquête a permis d'établir que les syndicats représentent des victimes alléguées de discrimination, qu'il n'existe aucune autre procédure d'examen appropriée pour décider des plaintes, qu'aucune autre Loi fédérale ne prévoit une procédure appropriée de résolution des plaintes, que les syndicats n'ont pas agi de mauvaise foi en déposant ces plaintes, que l'ensemble de l'exploitation de la défenderesse constitue un seul établissement, et qu'en conséquence, les oppositions soulevées par la défenderesse ne doivent pas être accueillies.

Le rapport explique par la suite pourquoi le personnel de la Commission avait suggéré à certains plaignants de modifier leur plainte originale (D.A., vol. 2, à la page 204):

[traduction]

68. La plupart des membres de l'ACET ont déposé leurs plaintes avant l'achèvement de l'étude mixte sur l'équité salariale, et même avant le commencement de cette étude. À l'époque, ils ont déposé leurs plaintes et ont choisi leurs facteurs de comparaison selon leur connaissance des postes se rapprochant des leurs.

[. . .]

70. Compliquant encore plus la question, certains plaignants ont utilisé, dans le cadre de leurs plaintes, la catégorie d'emplois ou le niveau d'emploi générique, tandis que d'autres ont utilisé la catégorie particulière d'emplois, et ce, en français ou en anglais, selon la langue utilisée dans la plainte.

71. Il est également important de se souvenir que chaque plaignant est aussi inclus dans une plainte de groupe déposée en 1991-1992 par leur syndicat, l'ACET, qui n'utilise pas toujours la même formulation pour désigner les facteurs de comparaison. En conséquence, chaque individu était désigné par au moins deux plaintes ne mentionnant pas nécessairement le même facteur de comparaison (Certains plaignants sont maintenant désignés par cinq plaintes différentes.).

72. Avant le processus de médiation, il semblait logique et pratique à la plupart des parties de se servir des résultats de l'étude mixte sur l'équité salariale comme d'un point commun de référence pour négocier des majorations aux fins de l'équité salariale (Certaines personnes ont exprimé des doutes à ce sujet).

73. Cette approche a aussi permis d'éviter une discordance potentielle dans le calcul de l'écart salarial entre les emplois à prépondérance féminine classifiés au même niveau car cette approche permet l'utilisation des mêmes facteurs de comparaison masculins plutôt que le facteur de comparaison masculin particulier nommé dans chaque plainte.

74. C'est avec cette intention que le personnel de la Commission a communiqué avec tous les plaignants pour savoir s'ils désiraient déposer de nouvelles plaintes, qui utiliseraient la même formulation pour désigner les facteurs de comparaison masculins. La plupart des plaignants ont préféré conserver leurs plaintes originales, car ils craignaient que cela modifierait la période de rétroactivité de leurs majorations salariales.

Le rapport rejette également ainsi l'argument soulevé par Bell selon lequel les syndicats ne peuvent se porter plaignants à l'égard des salaires qu'ils ont eux-mêmes négociés (D.A., vol. 2, aux pages 207 et 208):

[traduction]

96. La défenderesse affirme que les plaintes déposées par les syndicats ne devraient pas être acceptées parce que:

" les syndicats sont responsables à part égale pour les salaires, de sorte qu'ils ne peuvent pas être considérés comme des plaignants de bonne foi;

" les syndicats n'ont pas démontré le consentement des victimes;

" les syndicats ont négocié les salaires qu'ils prétendent maintenant être discriminatoires.

97. Les syndicats ont le droit de déposer une plainte au nom de leurs membres auprès de la Commission. Cette dernière a accepté le dépôt d'autres plaintes portées par des syndicats, comme l'Alliance de la fonction publique du Canada. Il est clair qu'un agent de négociation a autant le droit de représenter ses membres dans le cadre d'une plainte portée auprès de la Commission que dans le cadre d'une négociation collective.

98. Le personnel de la Commission est disposé à accepter une plainte déposée par un syndicat et à ne pas enquêter sur les méthodes utilisées par le syndicat pour obtenir le consentement de ses membres, à moins qu'il n'y ait des raisons de croire que ceux-ci étaient contre le dépôt de la plainte.

99. Dans sa décision rendue le 24 février 1994, le tribunal des droits de la personne (Le Syndicat des travailleurs de l'énergie et de la chimie, section locale 916 c. Énergie atomique du Canada ltée) a dit:

Étant donné que le syndicat a accepté les taux salariaux fixés par la convention collective et qu'il est l'agent de négociation des deux groupes dont on cherche à comparer les salaires, la société demande qu'il soit considéré comme mis en cause au même titre qu'elle-même, plutôt que comme plaignant. Elle soutient qu'une entreprise assujettie au régime de la négociation collective n'a plus le droit de fixer unilatéralement les taux de rémunération, et que le syndicat, qui a accepté les taux fixés pour les sections locales 916 et 785 dans le cadre de la négociation collective, ne devrait pas maintement être autorisé à les contester.

[. . .] S'il est vrai que l'entreprise ne peut fixer unilatéralement les taux de rémunération, il ne s'ensuit pas nécessairement que les parties sont pour autant sur un pied d'égalité. Il est également vrai que la grève est une arme puissante dont le syndicat aurait pu faire usage s'il avait tenté de régler la plainte au niveau de la négociation collective. Cependant, nous ne souscrivons pas au point de vue du mis en cause voulant que le refus de la part du syndicat d'emprunter cette voie l'ait rendu complice de la fixation de taux de rémunération discriminatoire, [. . .]

Le rapport expose longuement les autres questions soulevées par Bell, comme le délai de dépôt des plaintes, le redressement possible via la négociation collective, les comparaisons avec le marché, l'établissement unique, la jonction des plaintes, la validité de l'étude mixte et son utilisation en tant qu'outil d'enquête, et la méthode de calcul de l'écart salarial.

Bell a remis ses observations écrites le 21 décembre 1995 (D.A., vol. 2, à la page 223). Comme il s'agit essentiellement des mêmes que celles qui ont été présentées dans la demande de contrôle judiciaire déposée par Bell, lesquelles sont déjà énumérées au paragraphe 4 des présents motifs, il est inutile de les répéter ici.

L'ACET, le SCEP et certains plaignants individuels ont aussi déposé des observations écrites. La Commission a fait parvenir des copies de l'ensemble des observations à Bell et aux syndicats. Bell s'est vu accorder jusqu'au 18 janvier 1996 pour répondre, ce qu'elle a fait (D.A., vol. 2, à la page 276). Le 22 février 1996, la Commission a de nouveau écrit à Bell pour lui fournir des explications supplémentaires quant aux raisons pour lesquelles elle estimait que son enquêteur n'avait pas fait preuve de parti pris (D.A., vol. 2, à la page 279). Bell a répondu le 25 mars 1996 (D.A., vol. 2, à la page 281).

Le 15 mai 1996, la Commission a téléphoné à Bell pour lui faire part de sa décision de déférer les plaintes au président du Comité du tribunal des droits de la personne et ce, d'après les prétentions de Bell, sans mentionner de quelles plaintes précises il s'agissait. La Commission a émis un communiqué de presse le 22 mai 1996. Elle a officiellement informé Bell, par lettre datée du 27 mai 1996 (D.A., vol. 2, à la page 297), de sa décision de déférer les sept plaintes en cause et de demander la formation d'un tribunal unique, conformément au paragraphe 40(4) de la Loi1.

La Commission n'a fourni aucun motif officiel au soutien de sa décision. La Loi n'oblige pas la Commission à donner des motifs et, comme l'a d'ailleurs souligné le juge Sopinka dans l'arrêt Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, à la page 903, les motifs de la décision de la Commission peuvent se trouver dans le rapport exhaustif remis par l'enquêteur et entériné par la Commission, et que Bell avait en sa possession. Je dois donc présumer que les motifs de la Commission sont ceux exposés dans le rapport d'enquête révisé.

Les questions en litige

Comme il a été mentionné précédemment, le juge des requêtes a accepté huit des dix arguments de Bell. Seuls les arguments no 1 (que la décision était "entièrement viciée par la partialité dont la Commission a fait preuve contre Bell [. . .] tout au long de l'enquête") et no 9 (que la discrimination alléguée ne s'était pas produite dans "le même établissement", au sens de l'article 11) n'ont pas convaincu le juge des requêtes, bien qu'il ressorte de ses motifs, au paragraphe 36 [à la page 103], qu'il était d'accord avec l'argument de Bell concernant la question du "même établissement".

Les appelants prétendent essentiellement que le juge des requêtes a commis une erreur en décidant de l'affaire comme si la Commission s'était prononcée sur le bien-fondé des plaintes, en ne tenant pas compte du rôle bien défini conféré à un enquêteur par la Loi et en fondant sa conclusion relative à l'iniquité procédurale uniquement sur la preuve présentée par Bell. Ces arguments sont très valables.

À des fins de clarté, j'ai jugé utile de diviser les moyens de Bell en quatre catégories: le bien-fondé des plaintes; l'exercice par la Commission de ses pouvoirs discrétionnaires; l'équité de l'enquête et du processus de prise de décision; le statut des syndicats quant au dépôt des plaintes en vertu de l'article 11 de la Loi.

Avant d'examiner, à tour de rôle, chaque catégorie, il me faut aborder brièvement le degré de retenue judiciaire devant être accordé aux conclusions de fait tirées par le juge des requêtes uniquement à la lumière de la preuve établie par les affidavits et par les autres éléments de preuve documentaire. Bien que le juge ait mentionné "la panoplie de documents que les parties ont présentés" (voir paragraphe 6, précité), ses longs motifs ne font référence qu'à la preuve déposée par Bell, y compris les parties d'un affidavit dont la radiation avait été ordonnée antérieurement par la Cour, et il n'indique nulle part la raison pour laquelle il a choisi de ne se référer qu'à cette preuve. De plus, étant donné qu'il a appliqué un principe de droit erroné en rendant sa décision, comme nous le verrons plus loin, il s'est trouvé à aborder la preuve sous un mauvais angle. Dans ces circonstances, ses conclusions de fait ne lient pas la Cour.

Le bien-fondé des plaintes

Il est établi en droit que, lorsqu'elle décide de déférer ou non une plainte à un tribunal à des fins d'enquête en vertu des articles 44 et 49 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la Commission exerce des "fonctions d'administration et d'examen préalable" (Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne) , [1996] 3 R.C.S. 854, à la page 893, le juge La Forest) et ne se prononce pas sur son bien-fondé (voir Territoires du Nord-Ouest c. Alliance de la fonction publique du Canada (1997), 208 N.R. 385 (C.A.F.)). Il suffit la Commission soit "convaincue [que] compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l'examen de celle-ci est justifié" (paragraphes 44(3) et 49(1)). Il s'agit d'un seuil peu élevé et les faits de l'espèce font en sorte que la Commission pouvait, à tort ou à raison, en venir à la conclusion qu'il y avait "une justification raisonnable pour passer à l'étape suivante" (Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne ), précité, paragraphe 30, à la page 899, juge Sopinka, approuvé par le juge La Forest dans Cooper, précité, à la page 891).

Les conclusions de l'étude mixte, en plus des conclusions auxquelles en est arrivée la Commission elle-même, étaient suffisantes pour laisser voir la possibilité que de la discrimination contraire à l'article 11 avait eu lieu. Rien de plus n'est demandé à cette étape préliminaire. La Commission était convaincue que l'étude mixte avait un certain fondement. Elle estimait que, malgré l'engagement de confidentialité contenu dans le mandat, les résultats de l'étude mixte pouvaient être utilisés aux fins de son enquête sur les plaintes. Il s'agissait de questions d'opinion. Les différents affidavits contiennent suffisamment d'éléments de preuve contraires pour convaincre la Cour que la Commission n'a pas agi de façon manifestement déraisonnable en attribuant un certain fondement aux conclusions de l'étude mixte et en concluant que l'entente de confidentialité n'avait pas une portée aussi grande que ce qu'a laissé entendre Bell. Il n'est pas nécessaire que la Cour soit d'accord avec les opinions de la Commission. La Cour ne doit pas non plus spéculer sur le sort qui sera réservé à l'étude mixte devant le tribunal.

Le juge des requêtes a commis une erreur en omettant totalement de tenir compte des articles 43, 44 et 49 de la Loi et en partant de la prémisse que "la principale question en litige en l'espèce porte sur l'interprétation de l'article 11" (paragraphe 8 de ses motifs [à la page 85]). Il ne s'agissait pas du tout de la question à trancher à cette étape. La décision contestée est la demande de formation d'un tribunal des droits de la personne. Il incombera à ce tribunal d'examiner le bien-fondé des plaintes, et le tribunal ne sera lié d'aucune façon par l'interprétation que l'enquêteur a donnée à l'article 11 et que la Commission a vraisemblablement adoptée. Ceux qui s'attendaient à ce qu'en l'espèce, la Cour se prononce sur des questions relatives à l'interprétation et à l'application de l'article 11 sans avoir eu l'avantage de disposer de la décision d'un tribunal à cet égard seront déçus; tout ce que le juge des requêtes a dit doit être considéré comme des remarques incidentes, et je n'émets aucun commentaire à leur sujet.

L'exercice du pouvoir discrétionnaire

La Loi confère à la Commission un degré remarquable de latitude dans l'exécution de sa fonction d'examen préalable au moment de la réception d'un rapport d'enquête. Les paragraphes 40(2) et 40(4), et les articles 41 et 44 regorgent d'expressions comme "à son avis", "devrait", "normalement ouverts", "pourrait avantageusement être instruite", "des circonstances", "estime indiqué dans les circonstances", qui ne laissent aucun doute quant à l'intention du législateur. Les motifs de renvoi à une autre autorité (paragraphe 44(2)), de renvoi au président du Comité du tribunal des droits de la personne (alinéa 44(3)a )) ou, carrément, de rejet (alinéa 44(3)b)) comportent, à divers degrés, des questions de fait, de droit et d'opinion (voir Latif c. La Commission canadienne des droits de la personne, [1980] 1 C.F. 687 (C.A.), à la page 698, le juge Le Dain), mais on peut dire sans risque de se tromper qu'en règle générale, le législateur ne voulait pas que les cours interviennent à la légère dans les décisions prises par la Commission à cette étape.

En l'espèce, la Commission a conclu que la nature des plaintes nécessitait leur jonction en vertu du paragraphe 40(4) aux fins de l'enquête. Dans les circonstances, elle avait clairement le pouvoir de conclure ainsi.

La Commission a également conclu que les plaintes n'avaient pas été déposées hors délai. Cette conclusion aussi est inattaquable à la lumière des faits de l'espèce. Comme l'a souligné le juge Hugessen, J.C.A., dans Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Ministère de la Défense nationale), [1996] 3 C.F. 789 (C.A.), à la page 802, la discrimination systémique (soit celle qui est alléguée dans la présente affaire), de par sa nature, se poursuit dans le temps. J'étais préoccupé par le fait que la plainte déposée par Femmes-Action (D.A., vol. 2, à la page 63) ne mentionnait pas, contrairement aux autres plaintes, la date précise du début de la discrimination alléguée. Il est évident que l'expression "depuis de nombreuses années" n'est pas satisfaisante dans le cadre d'une plainte déposée en vertu de la Loi. La lecture de l'ensemble de la plainte me convainc toutefois que la date de départ était, comme dans le cas des autres plaintes, la date de production du rapport final de l'étude mixte, soit le 23 novembre 1992.

La Commission a, de plus, conclu que les plaintes étaient assez précises. Bell savait depuis des mois que des plaintes systémiques allaient être portées, et le rapport d'enquête révisé contenait suffisamment de renseignements pour permettre à Bell, à cette étape, de savoir, de façon générale, ce contre quoi elle aurait à se défendre devant le tribunal. La question de savoir si le tribunal devrait ordonner que des précisions supplémentaires soient données pour permettre à Bell de présenter une défense pleine et entière à l'encontre des plaintes est une question dont nous ne sommes pas saisis dans le cadre du présent appel.

L'argument de Bell selon lequel les plaintes étaient vexatoires et entachées de mauvaise foi découle du fait que les syndicats avaient eux-mêmes négocié les salaires visés par les plaintes. Je me pencherai sur cet argument lorsque j'aborderai la question du statut des syndicats.

L'équité procédurale

En ce qui concerne l'équité procédurale, la Commission a fait exactement ce que la jurisprudence de la Cour, aussi récemment que dans Slattery c. Commission canadienne des droits de la personne (1996), 205 N.R. 383 (C.A.F.), lui avait dit de faire. La Commission a remis à Bell une copie du rapport d'enquête préliminaire, du rapport d'enquête et du rapport d'enquête révisé. Elle a donné à Bell l'entière possibilité de répondre à tous ces rapports et Bell s'en est prévalue chaque fois. À la suite de la réception des observations de toutes les parties à l'égard du rapport d'enquête, chaque partie a reçu de la Commission les observations des autres. Subséquemment au dépôt du rapport d'enquête révisé, chaque partie s'est vu fournir l'occasion d'émettre des commentaires sur les observations faites par les autres à l'égard du rapport révisé. Le rapport révisé analysait un à un les arguments soulevés par Bell dans ses commentaires écrits. La Commission a examiné le rapport révisé, les observations de Bell sur ce dernier ainsi que d'autres observations présentées par Bell, avant de finalement rendre sa décision. Qu'est-ce qu'elle aurait pu faire de plus?

Les arguments de Bell à l'égard du rôle joué par l'enquêteur lorsqu'elle a suggéré des modifications à certaines plaintes (précité, paragraphe 22) reposent sur le prérequis que l'enquêteur, lors de la préparation de son rapport, agit ou devrait agir de façon indépendante vis-à-vis la Commission et qu'elle est ou devrait être neutre envers les deux parties. Cela n'est pas le cas. Comme le juge Sopinka l'a fait remarquer dans l'arrêt Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), précité, paragraphe 30, à la page 898:

L'enquêteur qui mène l'enquête le fait en tant que prolongement de la Commission. Pour ma part, je ne considère pas l'enquêteur comme une personne indépendante de la Commission qui présente des preuves en témoignant devant elle. Ce qui arrive plutôt, c'est que l'enquêteur établit un rapport à l'intention de la Commission. C'est là simplement une illustration du principe qui s'applique aux tribunaux administratifs, savoir qu'ils ne sont pas tenus de s'acquitter eux-mêmes de la totalité de leurs tâches, mais peuvent en déléguer une partie à d'autres.

Il s'ensuit donc que lorsqu'un enquêteur recueille, au cours de son enquête, une preuve qui ne provient pas de lui et selon laquelle il y aurait un motif de discrimination que la plainte, telle que rédigée, pourrait ne pas avoir englobé, il est de son devoir d'analyser cette preuve, de faire savoir aux parties quelles pourraient être ses conséquences sur l'enquête et, même, de suggérer la modification de la plainte. Il ne serait d'aucune utilité d'exiger que l'enquêteur, dans un tel cas, recommande le rejet de la plainte en raison de vices et exige le dépôt d'une nouvelle plainte de la part du plaignant ou de la part de la Commission elle-même en vertu du paragraphe 40(3) de la Loi. Cela reviendrait à ériger, dans la législation sur les droits de la personne, le genre de barrières procédurales contre lesquelles la Cour suprême du Canada s'est prononcée. Il est intéressant de noter que, dans Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, aux pages 977 et 978, bien qu'il se soit agi d'un contexte législatif différent, aucune question n'ait été apparemment soulevée relativement au fait que l'enquêteur avait lui-même modifié une plainte qu'il avait jugé déficiente afin d'y inclure un article supplémentaire de la Human Rights Act [S.B.C. 1984, ch. 22] de la Colombie-Britannique.

Bell s'appuie fortement sur l'extrait de Cooper, précité, au paragraphe 35, à la page 891, où le juge La Forest exprime l'opinion que "[l]orsqu'elle détermine si une plainte devrait être déférée à un tribunal, la Commission procède à un examen préalable assez semblable à celui qu'un juge effectue à une enquête préliminaire", pour soutenir qu'un enquêteur, à l'instar d'un juge lors d'une enquête préliminaire, ne peut suggérer la modification d'une plainte. Cette analogie, qui était malgré tout tempérée par le mot "assez", n'était peut-être pas la plus heureuse dans les circonstances, compte tenu du fait que le juge La Forest a poursuivi, à la page 893, en décrivant la Commission comme n'ayant que des "fonctions d'administration et d'examen préalable [. . .] [sans] rôle important et décisionnel".

Le statut des syndicats

Bell a contesté le statut des syndicats quant au dépôt d'une plainte, et ce, en s'appuyant sur deux motifs. En premier lieu, Bell affirme que les syndicats, en tant que représentants des plaignants, doivent obtenir le consentement de ces derniers, conformément au paragraphe 40(2) de la Loi. En deuxième lieu, Bell soutient que les plaintes déposées par les syndicats sont vexatoires et entachées de mauvaise foi au sens de l'alinéa 41d) de la Loi, étant donné que ces derniers contestent les salaires qu'ils ont eux-mêmes négociés dans le cadre des conventions collectives conclues avec Bell. Ces deux questions sont abordées plus loin. La pratique courante d'accorder aux syndicats le statut de "groupe d'individus", au sens du paragraphe 40(1) de la Loi, n'a pas été remise en question dans le cadre du présent appel.

Cette contestation particulière ne s'applique naturellement pas à la plainte déposée par Femmes-Action, dont le statut de "groupe d'individus" n'a jamais été remis en question et qui n'a pas négocié les conventions collectives. Il s'ensuit donc que, même si cet argument de Bell devait l'emporter, la plainte déposée par Femmes-Action demeurerait valide.

Le premier moyen de Bell est réglé rapidement par le paragraphe 40(2), qui permet la poursuite de la plainte même en l'absence de consentement. En l'espèce, il ressort clairement que la Commission a examiné la question du consentement et décidé que celui-ci n'était pas requis dans les circonstances (précité, paragraphe 25). Elle pouvait donc étudier les plaintes. Rien n'indique qu'il était déraisonnable de la part de la Commission de ne pas tenter d'obtenir le consentement des victimes alléguées. L'ensemble des faits de l'espèce indiquent que les victimes alléguées avaient approuvé les actes accomplis par leurs syndicats tout au long du processus.

Le second moyen de Bell comporte plusieurs aspects. Bien que fondé sur l'alinéa 41d) (vexatoire et entachée de mauvaise foi), il fait implicitement référence au paragraphe 44(2), qui, pour sa part, reproduit mot à mot les moyens prévus par les alinéas 41a) (épuisement des procédures de règlement des griefs) et 41b) (autre procédure plus appropriée).

Relativement à l'alinéa 41a), les syndicats avancent à juste titre que la Loi ne devrait pas les obliger à faire valoir le principe du salaire égal pour un travail de même valeur jusqu'au point de l'impasse dans le processus de négociation collective, avant de pouvoir présenter les plaintes de certains membres. La Commission jouit d'un vaste pouvoir discrétionnaire en vertu de cet alinéa, et je ne vois aucun motif pour intervenir.

Relativement à l'alinéa 41b), cette procédure prévue par une autre loi fédérale pourrait être l'article 182 du Code canadien du travail (précité, paragraphe 7). Ce moyen n'a pas été soulevé par Bell. Il l'a été par la Cour lors de l'audition car il paraissait être inextricablement lié, dans les circonstances, à l'argument relatif à l'alinéa 41a). À mon avis, il est clair que l'article 182 du Code canadien du travail n'exige pas que la plainte d'un employé pour acte discriminatoire prévu à l'article 11 de la Loi canadienne sur les droits de la personne soit déposée par l'intermédiaire de l'inspecteur. Au mieux, cette procédure constitue une autre façon possible de déposer une plainte auprès de la Commission. De toute manière, l'inspecteur n'est pas une personne qui peut "instruire" une plainte au sens de l'alinéa 44(2)b ), et il ne peut être une "autorité compétente" à qui une plainte pourrait être renvoyée pour examen.

Le dernier moyen de Bell est que les plaintes étaient vexatoires et entachées de mauvaise foi au sens de l'alinéa 41d) car les syndicats étaient irrecevables à contester les salaires qu'ils ont eux-mêmes négociés.

L'argument fondé sur l'irrecevabilité paraît être une proposition nouvelle dans le cadre des plaintes portées en vertu de l'article 11. Il semble avoir été soulevé et accepté dans une affaire faisant intervenir les articles 16 [mod. par S.S. 1989-90, ch. 23, art. 12; 1993, ch. 61, art. 11] et 18 [mod. par S.S. 1989-90, ch. 23, art. 14; 1993, ch. 61, art. 13] de The Saskatchewan Human Rights Code [S.S. 1979, ch. S-24.1], qui sont l'équivalent (sous une forme différente) de l'article 10 de la loi fédérale. La Cour d'appel de la Saskatchewan a conclu, dans un arrêt rendu à la majorité, qu'un syndicat n'était pas un représentant approprié quant au dépôt d'une plainte collective contre un employeur en vertu de l'article 16 du Code, car l'article 18 lui imposait une obligation similaire; le syndicat ne pouvait prétendre représenter équitablement l'ensemble des intérêts du groupe car ces mêmes intérêts l'obligeraient à déposer également une plainte en vertu de l'article 18, c.-à-d. une plainte contre lui-même (Canada Safeway Ltd. v. Saskatchewan (Human Rights Commission) (1997), 150 D.L.R. (4th) 207 (C.A. Sask.)).

En rendant sa décision, la Cour d'appel de la Saskatchewan s'est fondée sur l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans Renaud, précité au paragraphe 45, pour dire qu'un syndicat et un employeur peuvent être tenus responsables, solidairement et à part égale, de discrimination. Dans Renaud, tant l'employeur que le syndicat avaient été désignés comme défendeurs dans les plaintes portées en vertu des articles 8 et 9 de la Human Rights Act de la Colombie-Britannique, soit l'équivalent (mais avec des distinctions potentiellement importantes) des articles 7 et 9 de la loi fédérale.

Je n'estime pas ces décisions utiles dans les cas où, comme en l'espèce, une plainte est déposée à l'égard d'une forme de discrimination"des salaires différents pour un travail de valeur égale"qui n'entraîne légalement que la responsabilité de l'employeur. Les dispositions visées dans Canada Safeway Ltd., précité au paragraphe 54, (les articles 16 et 18 de The Saskatchewan Human Rights Code) imposaient une obligation similaire à l'employeur et au syndicat, et le Code lui-même ne contenait aucune disposition qui, comme l'article 11, prohibait expressément la disparité salariale discriminatoire. Pour des motifs qui lui sont propres, le législateur a choisi, à l'article 11, de tenir uniquement l'employeur responsable des disparités salariales relativement au travail de valeur égale. Conclure à la responsabilité à part égale des syndicats, soit implicitement en vertu de l'article 11, soit indirectement au moyen de dispositions comme l'article 10, pour avoir participé à la fixation de salaires différents relativement à un travail de valeur égale irait carrément à l'encontre du texte clair de la Loi et de l'intention évidente du législateur. À première vue, un syndicat peut paraître servir ses propres intérêts et agir contrairement à l'éthique lorsqu'il utilise le mécanisme de plainte prévu par l'article 11 pour forcer, à toutes fins utiles, la révision de la convention collective qu'il a tout juste négociée, mais, en l'absence de mauvaise foi"le juge des requêtes n'a pas tiré une conclusion particulière de mauvaise foi en l'espèce2"la loi ne l'interdit pas. La Cour applique la Loi telle qu'elle est, et non telle qu'elle aurait pu être.

Dispositif

Pour les motifs susmentionnés, j'en suis venu à la conclusion que le présent appel doit être accueilli, que la décision du juge des requêtes doit être infirmée, que la demande de contrôle judiciaire présentée par Bell Canada doit être rejetée et que la décision rendue le 27 mai 1996 par la Commission canadienne des droits de la personne, en vertu de laquelle elle demandait au président du Comité du tribunal des droits de la personne de charger un unique tribunal des droits de la personne d'enquêter sur les sept plaintes déposées par Femmes-Action, le Syndicat des communications, de l'énergie et du papier du Canada et l'Association canadienne des employés de téléphone, doit être rétablie.

Je suis d'avis d'accorder les dépens du présent appel au Syndicat des communications, de l'énergie et du papier du Canada et à l'Association canadienne des employés de téléphone. Je n'accorderai pas de dépens en faveur ou à l'encontre de l'intervenante.

Le juge en chef Isaac: Je souscris aux présents motifs.

Le juge Sexton, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

1 Pour les plaintes X00344 et X00372, la Commission a omis les termes "sous leur forme modifiée" dans sa décision, donnant l'impression que seules les plaintes originales avaient été déférées par la Commission au président du Comité du tribunal des droits de la personne. L'avocat de Bell a reconnu devant le juge des requêtes qu'il avait pensé dès le départ qu'il s'agissait d'une "erreur", et, dans son mémoire, il n'a pas soulevé la question des conséquences d'une telle erreur sur la validité des deux plaintes ou sur celle de la décision de la Commission, prise dans son ensemble. À l'audition, la Cour a estimé que l'erreur n'avait causé aucun préjudice à Bell, qui savait depuis le début que les sept plaintes systémiques étaient en cause. Il ne fait aucun doute que l'erreur peut facilement être corrigée devant le tribunal. Il est évident que la Commission a fait preuve de nonchalance lorsqu'elle a entériné le rapport d'enquête, et des débats inutiles auraient été évités si la Commission avait fait plus attention lorsqu'elle a officialisé sa décision. Cependant, le cafouillage administratif ne constitue pas en soi une cause d'intervention judiciaire.

2 La preuve indique en effet que les syndicats ont tenté sans relâche d'éliminer l'écart salarial au moyen de la négociation collective et que Bell n'avait pas l'intention de faire plus qu'un geste symbolique pour éliminer l'écart salarial. Même lors des négociations de 1995, lorsque les résultats de l'étude mixte ont révélé l'existence d'un problème de taille, Bell n'était disposée qu'à établir un fonds de réserve équivalant à environ 1 % de sa masse salariale. En vertu de ce régime, il faudrait au moins quinze ans pour éliminer l'écart. Pour leur part, les syndicats ont tenté sans relâche de convaincre Bell d'accepter les résultats de l'étude mixte et d'éliminer l'écart en quatre ou cinq ans. Malgré tout, Bell a maintenu sa position (voir l'affidavit de Wu, D.A., vol. 16, onglet 2; l'affidavit de Bercier, D.A., vol. 12, onglet 1; contre-interrogatoire de Bercier, D.A., vol. 12, onglet 5, aux p. 53 et 70; voir aussi D.A., vol. 14, onglet 45 et D.A., vol. 15, onglet 34).

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