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National Indian Brotherhood, Indian-Eskimo Association, Union of Ontario Indians et Canadi- an-Indian Centre of Toronto (Requérants)
c.
Pierre Juneau, H. J. Boyle, Dame P. Pearce, Hal Dornan, R. Therrien et le Conseil de la Radio- Télévision canadienne (Intimés)
3
Division de première instance, le juge Walsh— Toronto, le 14 juin; Ottawa, le 3 décembre 1971.
Examen judiciaire—Certiorari—Mandamus—Diffusion— CRTC—Refus d'ordonner une enquête publique sur une plainte concernant une émission prévue—La Cour peut-elle l'examiner—Loi sur la radiodiffusion, S.R.C. 1970, c. B-11, art. 19(2)c).
Le 26 mai 1971, le Comité de direction du CRTC adopta une résolution dans laquelle il déclarait n'être pas convaincu qu'il serait de l'intérêt public de tenir une audition publique au sujet de la plainte des requérants, qui portait que le film, que le réseau CTV avait l'intention de télédiffuser, était diffamatoire envers les Indiens. Les requérants déposèrent une requête devant cette Cour demandant un bref de certio- rari pour l'examen de la procédure du CRTC au sujet de leur plainte et un bref de mandamus pour obliger le CRTC à tenir une audition publique à ce sujet.
Arrêt: rejet de la requête; sur requête visant à obtenir un certiorari ou un mandamus la Cour ne peut examiner la décision du CRTC de ne pas tenir d'audition publique au sujet de la plainte des requérants. Une décision que le CRTC prend en vertu de l'art. 19(2)c) de la Loi sur la radiodiffusion (S.R.C. 1970, c. B-11) sur le point de savoir s'il serait de l'intérêt public de tenir une audition publique est entièrement laissée à sa discrétion.
Distinction faite avec les arrêts: Pure Spring Co. c. M.R.N. [1946] R.C.E. 471; Gamache c. Jones [1968] 1 R.C.E. 345.
J. Karswick pour les requérants.
Claude Thompson et J. D. Hylton pour les intimés.
LE JUGE WALSH—Le 14 juin 1971, cette affaire vint en audience devant moi à Toronto, sur requête demandant
a) qu'une ordonnance soit rendue par voie de mandamus contre Pierre Juneau, H. J. Boyle, Dame P. Pearce, Hal Dornan, R. Therrien, tous membres du Comité de direc tion du Conseil de la Radio-Télévision canadienne pour juger, déclarer, ou décider s'ils sont convaincus qu'il serait de l'intérêt du public de tenir une audition publique au sujet de la plainte déposée par les requérants en ce qui concerne le film «The Taming of the Canadian West»,
Et en outre, de juger, déclarer ou décider sur le fonde- ment de cette déclaration ou de ce rapport,
b) Subsidiairement, une ordonnance aux fins de décerner d'un bref de certiorari enjoignant au secrétaire du Conseil de la Radio-Télévision canadienne, à ses membres, diri- geants et administrateurs de transmettre immédiatement au bureau du greffe de la Cour fédérale du Canada toutes lettres, mémoires, documents, certificats, rapports et tous les documents des procédures intentées ou engagées en ce qui concerne la plainte déposée au sujet de «The Taming of the Canadian West»,
Et en outre, une ordonnance par voie de mandamus enjoignant au Conseil de la Radio-Télévision canadienne de tenir et mener une enquête publique sur la plainte déposée par les requérants au sujet du film «The Taming of the Canadian West».
c) Toutes autres ordonnances ultérieures qui peuvent sembler justifiées.
Dans mon jugement du 18 juin 1971 [voir page 66], j'ai traité certaines objections soule- vées par les intimés contre les poursuites, mais j'ai différé ma décision sur le fond, puisque les requérants avaient aussi choisi d'entamer des poursuites, devant la Cour d'appel, en vertu des dispositions de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale, pour obtenir une ordonnance infirmant la décision prise par le Comité de direction des intimés le 26 mai 1971, selon laquelle il ne serait pas de l'intérêt public de tenir une audi tion publique au sujet de la plainte déposée, et parce que l'audition d'une demande de directi ves en vertu des dispositions de la Règle 1403 et au sujet de cette demande avait été fixée au
21 juin 1971 Toronto. J'ai dit qu'il me sem- blait douteux que la Cour d'appel puisse ou veuille se reconnaître compétente en vertu des dispositions dudit article 28(1) de la Loi, en particulier en raison des dispositions de l'article 61(1) de la Loi que voici:
61. (1) Lorsque la présente loi crée un droit d'appel devant la Cour d'appel ou le droit de demander à la Cour d'appel, en vertu de l'article 28, d'examiner et rejeter une décision ou ordonnance, ce droit s'applique, à l'exclusion de tout autre droit d'appel, à un jugement, une décision ou une ordonnance rendus ou établis après l'entrée en vigueur de la présente loi, à moins que, dans le cas d'un droit d'appel, il n'y ait eu à ce moment un droit d'appel devant la Cour de l'Échiquier du Canada.
or, il est clair que, conformément à l'article 28(3) de la Loi, que voici:
28. (3) Lorsque, en vertu du présent article, la Cour d'appel a compétence pour entendre et juger une demande d'examen et d'annulation d'une décision ou ordonnance, la Division de première instance est sans compétence pour
connaître de toute procédure relative à cette décision ou ordonnance.
la Division de première instance ne serait pas compétente au cas la Cour d'appel déciderait d'entendre et de juger une demande d'examen et d'annulation de ladite décision. J'ai donc indi- qué que, comme la Cour d'appel va décider elle-même de sa compétence à une date pro- chaine, j'ajournais ma décision sur le fond jus- qu'à ce qu'elle fasse connaître ses conclusions.
A l'audition de la demande de directives qui s'est tenue à Toronto le 21 juin 1971, le juge en chef Jackett a rendu en audience son jugement [voir page 73], dans lequel, après avoir étudié la question de compétence et indiqué qu'à son avis, en raison des dispositions de l'article 61(1) de la Loi sur la Cour fédérale et du fait que la décision avait été rendue le 28 mai 1971', la Cour d'appel n'était pas compétente en la matière. Dans son jugement, il exprimait l'es- poir que, à moins que la requête ne soit retirée, soit les intimés, soit le sous-procureur général du Canada, présenteraient une requête en vertu de la Règle 1100(1) pour mettre fin aux procé- dures, de façon à soulever la question de com- pétence et déclarait que si cette requête n'était pas présentée dans un délai de 10 jours et si la requête n'était pas retirée, on pouvait prévoir que la Cour, composée de 3 juges, émettrait alors une directive en vertu de la Règle 1100(2), donnant aux parties la possibilité de se faire entendre sur la question de compétence 2 . Après une brève étude du genre de décision ou d'or- donnance que l'on peut prendre dans le cadre d'«une décision ou ordonnance de nature admi nistrative qui n'est pas légalement soumise à un processus judiciaire ou quasi-judiciaire» au sens de l'article 28(1) de la Loi sur la Cour fédérale, et, sans toutefois donner son avis, il souleva le point de savoir si l'article 19 de la Loi sur la radiodiffusion ne fait pas de la question de savoir si une plainte particulière doit être traitée «en audition publique» ou d'une autre façon conforme aux principes fondamentaux, une question laissée à la discrétion absolue du Comité de direction; dans la suite du jugement, il expose son point de vue selon lequel un juge de la Division de première instance ne doit pas se sentir embarrassé pour trancher une question relative à la compétence de la Cour d'appel
lorsque cette question est accessoire à la déter- mination de la compétence de la Division de première instance, étant donné qu'il a tout autant le droit de trancher une telle question lorsqu'elle se présente à lui que la Cour d'appel lorsqu'elle lui est présentée.
Par la suite, les requérants en l'espèce dépo- sèrent une demande visant à obtenir une injonc- tion contre le réseau de télévision CTV et à lui interdire de diffuser à nouveau le film litigieux, «The Taming of the Canadian West»; l'audi- tion s'est tenue à Toronto le 16 juillet 1971 et le jugement fut rendu en audience par le juge Kerr [voir page 127], qui rejeta la demande d'injonc- tion après avoir exprimé le doute que, dans la Loi sur la radiodiffusion, le Parlement ait voulu donner à la Division de première instance de la Cour fédérale du Canada compétence pour interdire au réseau CTV de diffuser une émis- sion déterminée, car, en fait, la Cour exercerait alors des fonctions de réglementation et de sur veillance du réseau de radiodiffusion cana- dienne, rôle que le Parlement a cru bon de confier au CRTC. Je crois comprendre que le programme a été diffusé à nouveau. Par la suite, aucune des parties n'a poursuivi les procédures devant la Cour d'appel, soit par voie de retrait de la demande, soit au moyen d'une demande visant à mettre fin aux procédures, faute de compétence, et la Cour n'a pas émis, conformé- ment à la Règle 1100(2), de directives accordant aux parties intéressées la possibilité de se faire entendre sur la question de compétence. Étant donné que plusieurs mois se sont écoulés depuis lors, il semble maintenant peu probable que les parties donneront suite à ces procédures. Pour ce qui est de la nouvelle diffusion de l'émission incriminée, malgré tous les efforts déployés par les requérants pour l'empêcher, la décision que je peux actuellement rendre sur la question pourrait n'avoir qu'un intérêt théorique; mais, étant donné que le droit à une audition pu- blique, que les requérants veulent obliger le CRTC à tenir au sujet de ladite émission, ne dépend pas de la question de savoir si elle a été en fait diffusée à nouveau, et puisque la ques tion de savoir si la Cour est compétente pour examiner la décision du CRTC de ne pas tenir une telle audition publique prend une impor tance considérable si l'on envisage la possibilité de futures actions de nature semblable, je crois
qu'il m'incombe de rendre une décision sur le fond de la présente requête.
Étant donné les dispositions de l'article 61(1) de la Loi sur la Cour fédérale et le fait que la décision de ne pas tenir une audition publique a été prise le 26 mai 1971, c'est-à-dire avant que les dispositions de cette Loi n'entrent en vigueur le l er juin 1971, j'en conclus que la Cour d'appel n'est pas compétente pour exami ner la décision des intimés en vertu de l'article 28(1) de la Loi. Ayant conclu ainsi, je n'ai pas besoin de traiter la seconde question de savoir si, le cas échéant, elle ne serait pas compétente parce que la décision ou l'ordonnance était de nature administrative, non soumise en droit à un processus judiciaire ou quasi-judiciaire. Il s'en- suit que, siégeant en qualité de juge de la Divi sion de première instance, je suis compétent pour juger au fond la présente requête visant à obtenir un bref de mandamus et de certiorari.
Pour ce faire, il est nécessaire de revoir une partie des faits à l'origine du litige. En mars 1970, le réseau CTV diffusa le film intitulé «The Taming of the Canadian West» qui, selon les requérants, est violemment raciste, histori- quement inexact et diffamatoire envers la race et la culture indiennes. Tout d'abord, les requé- rants se mirent en rapport avec la Commission des droits de l'homme de l'Ontario qui organisa une projection privée du film, mais ne réussit pas à ménager une réunion entre les représen- tants du réseau CTV et les Indiens pour discu- ter des points litigieux; elle ne pouvait pas non plus obliger le CTV à agir puisque cette ques tion est de la compétence fédérale. Les conseil- lers des requérants, le Dr E. S. Rogers, conser- vateur du département d'ethnologie du Royal Ontario Museum, et M me Norma Sluman, con- seiller en histoire, rédigèrent alors et appuyè- rent un document soulignant les renseignements erronés et les inexactitudes historiques du film, document qui fut déposé au Conseil de la Radio-Télévision canadienne le 22 juin 1970. Bien que les avocats des requérants aient envoyé de nombreuses lettres pour demander au CRTC de mener une enquête officielle, ce n'est que le 24 septembre 1970 que le chef du contentieux du CRTC leur fit savoir par écrit que la Direction de la programmation avait exa- miné le film et avait rédigé un rapport pour le
Conseil. Le 14 octobre 1970, les avocats des requérants, ayant appris que M. Frank Rasky, auteur du livre sur lequel l'émission était basée, avait rédigé une réfutation écrite de leurs con clusions, demandèrent une copie de cette réfu- tation; par lettre du 27 octobre 1970, on la leur refusa sous prétexte qu'elle faisait partie des documents du Conseil et non de ses rapports publics. Les avocats des requérants firent remarquer aux intimés que, lorsque le CTV avait demandé une copie de leurs réclamations, on la lui avait communiquée, et qu'en consé- quence, ils ne voyaient pas pourquoi on ne pouvait pas leur rendre la politesse au sujet de cette réponse. Ils reçurent alors, le 17 novem- bre 1970, un document présenté comme étant une copie de la réponse de M. Rasky, qui en avait prétendument autorisé la publication. Il s'agissait d'un document de quatre pages et ce n'est qu'en mai 1971 que le CTV envoya aux requérants une copie complète de la réfutation de M. Rasky, qui comptait trente pages.
Ce ne fut que le 2 février 1971 que les avocats des requérants reçurent une lettre de M. J. H. McKernin, directeur intérimaire à la Direction de la programmation des intimés, indi- quant que le Conseil avait achevé l'examen des questions connexes à l'émission et que, bien que celle-ci soulevât certains problèmes, il n'es- timait pas qu'elle justifiait un plus ample examen. La suite de la lettre recommandait aux requérants de rencontrer des représentants du réseau CTV pour discuter ces problèmes et, grâce à des négociations, se mettre d'accord sur le point de savoir si certaines modifications de détail résoudraient les autres difficultés. En réponse, par une lettre du 3 mars 1971, les avocats des requérants demandèrent à nouveau la tenue d'une enquête officielle sur la question et demandèrent aussi qu'en attendant, le CRTC organise une réunion entre le CTV, les repré- sentants des Indiens et les dirigeants du CRTC pour examiner chaque plainte en particulier.
Près d'un mois plus tard, le 2 avril 1971, la suite d'un appel téléphonique des avocats des requérants, M. McKernin renouvella sa proposi tion de réunion entre les requérants et les repré- sentants du CTV, réunion à laquelle un repré- sentant du CRTC assisterait, selon le désir exprès des avocats des requérants. Les requé- rants organisèrent alors une réunion pour le 6
mai 1971, en avertirent M. Arthur Weinthal, directeur du réseau de télévision CTV, par lettre du 26 avril et, le 27 avril, écrivirent aux intimés en leur demandant d'envoyer un repré- sentant à la réunion. Toutefois, M. Weinthal leur écrivit le 30 avril, joignant à sa lettre une copie de la réponse de M. Rasky à la plainte et indiquant que, puisque les requérants n'avaient pas examiné les observations de M. Rasky, il lui semblait inutile de prévoir une réunion avant qu'ils aient eu la possibilité de procéder à cet examen. Dans leur réponse du 3 mai, les avo- cats des requérants soulignèrent l'urgence de la réunion, étant donné l'intention manifeste de télédiffuser à nouveau le film en juillet, et demandèrent une fois de plus à M. Weinthal d'assister à la réunion du 6 mai. Vint ensuite un télégramme du 4 mai 1971, envoyé par le CRTC aux avocats des requérants, qui exposait qu'il ne serait pas représenté à la réunion du 6 mai puisque, comme M. Weinthal l'avait exposé dans sa lettre du 30 avril, il semblait inutile de prévoir une réunion avant que les requérants n'aient eu la possibilité d'examiner les observa tions de M. Rasky; apparemment, les deux par ties n'étaient pas prêtes à se rencontrer le 6 mai pour résoudre le problème. Le 5 mai, les avo- cats des requérants envoyèrent une lettre exprès au CRTC, exprimant leur consternation à la suite du télégramme, et confirmant qu'ils avaient étudié la réponse de M. Rasky, qu'ils étaient prêts à exposer à la réunion les points de désaccord avec le CTV et qu'ils s'opposaient vigoureusement à ce que le CTV ou le CRTC annule la réunion, tout en réaffirmant leur intention de la tenir. Ils communiquèrent une copie de cette lettre à M. Weinthal du CTV. Ni le CTV ni le CRTC n'assistèrent à la réunion.
Les avocats des requérants envoyèrent le 7 mai 1971 une lettre à l'honorable Gérard Pelle- tier, dont ils adressèrent copie au CRTC et au CTV, lui demandant des directives et des con- seils et lui faisant savoir que s'ils ne recevaient pas de réponse dans les deux semaines, ils n'auraient pas d'autre choix que d'entamer une action judiciaire contre le CRTC pour l'obliger à s'acquitter de ses devoirs statutaires en tenant une enquête sur le CTV, et de demander une injonction pour arrêter toute nouvelle diffusion du film. Finalement, le 21 mai 1971, les avocats des requérants envoyèrent une lettre à M.
Pierre Juneau, président du CRTC, confirmant leur intention d'entamer une action et deman- dant son avis, conformément à l'article 19 de la Loi sur la radiodiffusion, à savoir si le Comité de direction était convaincu qu'il serait de l'inté- rêt du public de tenir une audition publique. Il était indiqué dans cette lettre que le défaut de répondre dans les trois jours confirmerait leur impression que le CRTC se refusait à prendre cette décision.
Vraisemblablement à la suite de cette lettre, le Comité de direction du CRTC se réunit le 26 mai 1971, et sous le titre «autres questions», le procès-verbal de la réunion déclare ce qui suit:
[TRADUCTION] Nous avons reçu le 26 mai 1971 une lettre envoyée par M. James Karswick, représentant les Indiens qui ont demandé une enquête publique au sujet de l'émis- sion «The Taming of the Canadian West». Le Comité de direction ayant décidé qu'il n'était pas convaincu qu'il serait de l'intérêt du public de tenir une audition publique au sujet des plaintes déposées par les clients de M. Karswick, le Président est chargé d'envoyer un télégramme à M. Kars - wick, exposant l'avis du Comité de direction.
Cette décision fut communiquée aux avocats des requérants par télégramme du 28 mai 1971, ainsi rédigé:
[TRADUCTION] SUIVANT UNE PRATIQUE ET UNE COUTUME BIEN ÉTABLIES DE LA RADIODIFFU- SION CANADIENNE, LE TITULAIRE D'UNE LICENCE D'ENTREPRISE DE RADIODIFFUSION EST RESPONSABLE DES ÉMISSIONS QU'IL DIFFUSE. CETTE POLITIQUE EST RÉPÉTÉE À L'ARTICLE 2 DE LA LOI SUR LA RADIODIFFUSION DE 1968.
LE CONSEIL CROIT FERMEMENT QUE CETTE POLI- TIQUE EST D'IMPORTANCE VITALE POUR LE MAINTIEN DU DROIT À LA LIBERTÉ D'EXPRES- SION DANS LE SYSTÈME DE RADIODIFFUSION CANADIENNE. UNE DÉCISION DE SUSPENDRE LA DIFFUSION D'UNE ÉMISSION OU DE MENER UNE ENQUÊTE SUR UNE SEULE ÉMISSION COMME «THE TAMING OF THE CANADIAN WEST» EST UNE DÉCISION DES PLUS SÉRIEUSES.
VOTRE LETTRE DU 21 MAI 1971 EST LE PREMIER AVIS AU CRTC DE VOTRE DÉSIR DE VOIR LES PLAINTES DE VOS CLIENTS EXAMINÉES EN AUDI TION PUBLIQUE EN VERTU DE L'ARTICLE 19 DE LA LOI SUR LA RADIODIFFUSION. A LA LUMIÈRE DES ÉLÉMENTS PRÉCITÉS ET DU DÉSIR EXPRIMÉ PAR LE RÉSEAU CTV DE PARTICIPER À UNE RÉU- NION POUR DISCUTER DE L'ÉMISSION, LE COMITÉ DE DIRECTION N'EST PAS CONVAINCU QU'IL SERAIT DE L'INTÉRÊT PUBLIC DE TENIR UNE AUDITION PUBLIQUE SUR LA PLAINTE DE VOS CLIENTS. LE CONSEIL ESPÈRE QUE VOS CLIENTS
ET LE RÉSEAU CTV DONNERONT SUITE À CETTE AFFAIRE ET QUE VOS CLIENTS SAISIRONT L'OC- CASION QUI LEUR EST OFFERTE DE FAIRE CORRI- GER TOUTE INEXACTITUDE QUE POURRAIT COM- PORTER CETTE ÉMISSION OU DE RECHERCHER D'AUTRES SOLUTIONS POUVANT RÉGLER CE DIF- FÉREND. COPIE DU PRÉSENT TELEX EXPÉDIÉE AU
RÉSEAU CTV.
PIERRE JUNEAU CRTC
J'ai repris assez longuement les faits de l'af- faire en question puisqu'ils sont particulière- ment significatifs des positions et attitudes prises par les différentes parties en cause et qu'à mon avis, ils justifient le sentiment de frustration des requérants vis-à-vis la manière dont leurs plaintes ont été traitées. Tout d'a- bord, bien que les requérants aient exposé leur plainte initiale en détail dans un document déposé au CRTC le 22 juin 1970, ce n'est que huit mois plus tard, et seulement après les nom- breuses démarches des avocats des requérants, que l'examen de la plainte fut achevé, comme l'indique la lettre du 2 février 1971 de M. McKernin. Cette lettre exprimait seulement l'espoir qu'en se réunissant avec les représen- tants du réseau CTV et par des négociations avec ces derniers, ils pourraient conclure un accord acceptable par tous.
En second lieu, bien que cette réponse fût loin de satisfaire les requérants, ils acceptèrent néanmoins cette suggestion et essayèrent d'or- ganiser une réunion avec les représentants du CTV. Très vite, il devint évident que ces der- niers n'avaient pas vraiment l'intention de ren- contrer les requérants ni de discuter leurs pro- blèmes, et certainement pas celle d'empêcher une nouvelle diffusion de l'émission. Le CRTC indiqua par lettre du 2 avril 1971 qu'un de ses représentants assisterait à la réunion, puisque les requérants insistaient sur ce point. Le 26 avril, les requérants fixèrent une réunion au 6 mai, mais, le 30 avril, M. Weinthal du CTV fit nettement savoir qu'il estimait cette rencontre inutile, en s'appuyant sur l'excuse qu'il venait tout juste d'envoyer une copie de la réponse de M. Rasky aux critiques soulevées par les requé- rants qui n'auraient donc pas le temps de l'ana- lyser avant le 6 mai. C'est pour le moins une prise de position extraordinaire. Les requérants voulaient tenir rapidement une réunion étant donné qu'une nouvelle diffusion de l'émission était prévue, pour juillet, donc imminente, et le
CTV, en fait, leur déclarait qu'ils ne devraient pas désirer la tenir si rapidement parce qu'ils n'avaient pas eu le temps d'étudier les docu ments qu'il venait tout juste de leur envoyer. Il va de soi que les requérants étaient le mieux à même de juger s'ils avaient suffisamment de temps pour examiner ces documents, et si un renvoi de la réunion devait avoir lieu par suite d'un manque de temps ce devait être à leur demande et non pas à celle du CTV. Le fait que le CRTC ait mis huit mois à étudier les docu ments qu'on lui avait envoyés et à examiner la plainte ne permet pas de supposer que les requérants étaient incapables de lire attentive- ment et d'étudier en six jours le document de trente pages de M. Rasky. Malgré cette excuse manifestement peu convaincante du CTV pour éviter de rencontrer les requérants, l'intimé, le CRTC, adopta le point de vue de M. Weinthal et, dans son télégramme du 5 mai 1971, indiqua que, compte tenu de la lettre de M. Weinthal, les parties n'étaient apparemment pas prêtes à se rencontrer le 6 mai pour résoudre le problè- me. Malgré plusieurs autres lettres dans lesquel- les les avocats des requérants protestaient vigoureusement contre ce renvoi, ni le CTV ni le CRTC n'assistèrent à la réunion. En toute justice envers le CRTC, on doit souligner que, puisqu'il n'avait pas organisé la réunion lui- même, et qu'apparemment il ne voulait ni le faire ni exercer aucune pression pour que les représentants du CTV y assistent, il aurait été visiblement vain qu'il envoie un représentant, sachant que M. Weinthal n'avait aucune inten tion d'assister à la réunion au nom du CTV. Toutefois, sa prompte adhésion à l'annulation unilatérale de la réunion par M. Weinthal indi- que à coup sûr qu'il n'avait pas l'intention de le forcer à rencontrer les représentants des requé- rants, même s'il avait exprimé l'espoir qu'une telle réunion puisse s'avérer utile.
En troisième lieu, bien qu'à la requête du CRTC, les requérants aient envoyé une copie de leur document dans lequel ils se plaignaient de l'émission du CTV, le CRTC refusa tout d'a- bord de leur remettre une copie de la réponse que M. Rasky y fit; ce n'est que lorsqu'on souligna l'inégalité de traitement des deux par ties qu'il remit aux requérants une version tron- quée de cette réponse. Il s'ensuit que ce n'est qu'à la fin de mai que les requérants reçurent la
version complète de la réponse de M. Rasky; le délai de remise fut alors utilisé par le CTV, avec l'approbation du CRTC, pour s'excuser de ne pas assister à la réunion prévue.
En quatrième lieu, le télégramme envoyé le 28 mai 1971 par le CRTC aux avocats des requérants, les avisant que, suivant la décision du Comité de direction prise le 26 mai, il ne tiendrait pas d'audition publique, contient quel- ques déclarations extraordinaires, à savoir:
[TRADUCTION] VOTRE LETTRE DU 21 MAI 1971 EST LE PREMIER AVIS AU CRTC DE VOTRE DÉSIR DE VOIR LES PLAINTES DE VOS CLIENTS EXAMINÉES EN AUDITION PUBLIQUE EN VERTU DE L'ARTICLE 19 DE LA LOI SUR LA RADIODIFFUSION.
Même si c'est exact d'un point de vue techni que, il est absolument certain que la correspon- dance échangée pendant près d'un an établit amplement que les requérants désiraient préci- sément une audition et qu'ils estimaient qu'on les en avait privés. Voici la suite du télégramme:
[TRADUCTION] ... A LA LUMIÈRE DES ÉLÉMENTS PRÉCITÉS ET DU DÉSIR EXPRIMÉ PAR LE RÉSEAU CTV DE PARTICIPER À UNE RÉUNION POUR DISCU- TER DE L'ÉMISSION, LE COMITÉ DE DIRECTION N'EST PAS CONVAINCU QU'IL SERAIT DE L'INTÉ- RÊT PUBLIC DE TENIR UNE AUDITION PUBLIQUE SUR LA PLAINTE DE VOS CLIENTS.
A nouveau, il est peut-être exact d'un point de vue technique de dire que le CTV avait exprimé le désir d'assister à une réunion pour examiner l'émission, mais il avait bien fait savoir qu'il estimait une telle réunion vaine; à ce moment-là, il a apparaître clairement à toutes les parties que le CTV n'avait pas l'inten- tion d'apporter, de son propre gré, des modifi cations importantes à l'émission ou d'en empê- cher une nouvelle diffusion, à moins qu'on ne l'y oblige.
Il semble évident que, bien que le CRTC ait continuellement exprimé l'espoir que les parties pourraient se réunir et régler leur différend de telle sorte que les questions en litige puissent être rapidement oubliées, il ne désirait pas entreprendre d'actions positives, quelles qu'el- les soient, autres que de se plier à l'insistance des requérants en envoyant un représentant à cette réunion au moment elle aurait lieu, si elle avait lieu; le CRTC ne désirait pas non plus, ou peut-être ne pouvait pas, exercer de pres-
sions quelles qu'elles soient sur le réseau CTV pour l'obliger à retirer ladite émission ou à y apporter des changements, ni même l'obliger à assister à une réunion pour en discuter. Le CTV, pour sa part, ayant sans doute investi des sommes importantes dans ladite émission, qui avait été très controversée à la suite de sa première diffusion, était impatient de récolter les fruits de la controverse qu'elle avait soule- vée, et de la diffuser à nouveau, et même si elle acceptait, y étant contrainte, d'apporter des changements mineurs sur des questions d'exac- titude historique, elle n'avait aucunement l'in- tention en tout cas d'apporter d'importantes modifications ou d'empêcher de nouvelles dif- fusions du film.
Je ne traite évidemment pas de la valeur de l'émission, problème qui ne m'est pas posé, mais simplement de l'attitude des différentes parties au litige, telle que la révèlent leur corres- pondance et autres communications. Je ne con- clus pas non plus que, simplement parce qu'il semble qu'on ait traité les requérants de manière assez cavalière et que leurs plaintes, justifiées ou non, ne furent examinées qu'après de longs atermoiements et en surmontant des obstacles frustrants, ils ont nécessairement droit à la réparation qu'ils cherchent à obtenir maintenant, ce qui est une question de droit. Il est donc maintenant nécessaire d'examiner la Loi sur la radiodiffusion pour établir quels sont au juste les pouvoirs qu'elle accorde au CRTC pour contrôler le contenu des émissions diffu sées par les réseaux ou par les stations privées.
Sous le titre «Politique de la radiodiffusion pour le Canada», l'article 3b) de la Loi sur la radiodiffusion S.R.C. 1970, c. B-11 est rédigé ainsi:
b) que le système de la radiodiffusion canadienne devrait être possédé et contrôlé effectivement par des Canadiens de façon à sauvegarder, enrichir et raffermir la structure culturelle, politique, sociale et économique du Canada;
l'article 3c) est rédigé ainsi:
c) que toutes les personnes autorisées à faire exploiter des entreprises de radiodiffusion sont responsables des émissions qu'elles diffusent, mais que le droit à la liberté d'expression et le droit des personnes de capter les émis- sions, sous la seule réserve des lois et règlements généra- lement applicables, est incontesté;
l'article 3g)(iv) est rédigé ainsi:
g) que le service national de radiodiffusion devrait
(iv) contribuer au développement de l'unité nationale et exprimer constamment la réalité canadienne;
Sous le titre «Objets du Conseil», l'article 15 est rédigé ainsi:
15. Sous réserve de la présente loi, de la Loi sur la radio et des instructions à l'intention du Conseil émises, à l'occa- sion, par le gouverneur en conseil sous l'autorité de la présente loi, le Conseil doit réglementer et surveiller tous les aspects du système de la radiodiffusion canadienne en vue de mettre en oeuvre la politique de radiodiffusion énon- cée dans l'article 3 de la présente loi.
Sous le titre «Pouvoirs du Conseil», nous trou- vons à l'article 16 ce qui suit:
16. (1) Dans la poursuite de ses objets, le Conseil, sur la recommandation du comité de direction, peut
b) établir des règlements applicables à toutes les person- nes qui détiennent des licences de radiodiffusion ou aux personnes qui détiennent des licences d'une ou de plu- sieurs classes et
(i) concernant les normes des émissions et l'attribution du temps d'émission afin de donner effet à l'alinéa 3d),
c) sous réserve de la présente Partie, annuler toute licence de radiodiffusion autre qu'une licence de radiodiffusion attribuée à la Société.
L'alinéa 3d) est rédigé ainsi:
d) que la programmation offerte par le système de la radiodiffusion canadienne devrait être variée et compré- hensive et qu'elle devrait fournir la possibilité raisonnable et équilibrée d'exprimer des vues différentes sur des sujets qui préoccupent le public et que la programmation de chaque radiodiffuseur devait être de haute qualité et utiliser principalement des ressources canadiennes créa- trices et autres;
L'article 19 rend obligatoire une audition publi- que en matière d'attribution d'une licence de radiodiffusion ou lorsque le Conseil ou le Comité de direction sont saisis de l'examen de l'annulation ou de la suspension d'une licence de radiodiffusion; il la rend aussi obligatoire quand il s'agit du renouvellement d'une licence de radiodiffusion, à moins que le Conseil ne soit convaincu qu'une telle audition n'est pas néces- saire. Il n'est pas obligatoire d'employer la pro- cédure d'audition publique dans les autres cas, toutefois, et l'article 19(2)c), en particulier, est rédigé ainsi:
19. (2) Le Conseil doit tenir une audition publique si le comité de direction est convaincu qu'il serait dans l'intérêt public de tenir une telle audition, au sujet
c) de la plainte d'une personne relativement à toute ques tion relevant des pouvoirs du Conseil.
Alors que la Loi expose la procédure à suivre en cas d'audition publique, elle ne prévoit pas quelle action le Conseil pourra entreprendre à la suite d'une telle audition publique sauf, bien sûr, l'annulation ou la suspension d'une licence ou le refus de la renouveller quand vient le moment du renouvellement.
L'article 14(4), traitant du pouvoir du Comité de direction, est rédigé ainsi:
14. (4) Aux fins de la présente loi, les actes ou choses accomplis par le comité de direction dans l'exercice des pouvoirs qui lui sont attribués par la présente Partie sont censés être des actes ou choses accomplis par le Conseil.
L'article 18(2) prévoit que le Comité de direc tion peut, à l'occasion, et doit, en conformité de toutes instructions données au Conseil par le gouverneur en conseil sous l'autorité de ladite Loi, exiger qu'un titulaire de licence radiodif- fuse toute émission qu'il estime être importante et urgente pour l'ensemble des Canadiens ou pour les personnes qui résident dans la région à laquelle l'avis se rapporte. Il est significatif que, bien que cet article prévoie que, sous certaines conditions, une ordonnance sera délivrée, inti- mant qu'une certaine émission soit diffusée, il n'existe aucune disposition semblable visant à obtenir la délivrance d'une ordonnance interdi- sant la diffusion d'une émission donnée.
L'article 64(3) de la Loi sur la Cour fédérale, lorsqu'on le rapproche de l'annexe B de cette Loi, qui est entrée en vigueur le 1 e1 juin 1971, abroge les paragraphes (1) à (4) de l'article 26 de la Loi sur la radiodiffusion et remplace l'an- cienne procédure par un appel devant la Cour d'appel fédérale sur une question de droit ou sur une question de compétence, après qu'une autorisation a été obtenue à cet effet. Il semble que ceci s'ajoute au droit d'examen prévu à l'article 28(1) de la Loi sur la Cour fédérale, mais soit aussi soumis aux dispositions de l'arti- cle 61(1) de cette Loi, si bien que la Cour d'appel ne serait pas compétente pour entendre un appel interjeté contre la décision rendue le 26 mai 1971, même si les requérants avaient
choisi cette voie. Il est intéressant de remarquer que les paragraphes (3) et (4) de l'article 26 de la Loi sur la radiodiffusion, maintenant abrogés, avaient accordé à la Cour de l'Échiquier du Canada une compétence exclusive en premier ressort pour statuer, entre autres, sur les brefs de certiorari ou de mandamus, relativement à toute décision ou ordonnance du Conseil ou aux procédures engagées devant lui; toutefois, il prévoyait que ces décisions ou ordonnances ne pouvaient pas être soumises à révision ni être restreintes par ces procédures, au motif que le Conseil a tranché d'une façon erronée une ques tion de droit ou qu'il n'était pas compétent pour connaître des procédures qui ont fait l'objet de la décision ou de l'ordonnance ou pour rendre la décision ou l'ordonnance. Par suite de cette abrogation, ces procédures entrent maintenant dans les dispositions moins restrictives de l'arti- cle 18 de la Loi sur la Cour fédérale et le fait que la requête qui m'est soumise ait été déposée le 28 mai 1971 n'influerait en rien sur cette compétence, puisque ce n'est pas l'article 61(1) de la Loi qui s'applique, mais l'article 61(2), ainsi rédigé:
61. (2) Sous réserve du paragraphe (1), toute compétence conférée par la présente loi doit être exercée relativement aux questions soulevées soit avant soit après l'entrée en vigueur de la présente loi.
Il est aussi intéressant de noter que les articles 25 et 26(5) de la Loi sur la radiodiffusion n'ont pas été abrogés par la Loi sur la Cour fédérale. Voici ces articles:
25. Sauf en cas de disposition expresse dans la présente Partie, toute décision ou ordonnance du Conseil est défini- tive et péremptoire.
26. (5) Toute minute ou autre pièce du Conseil ou tout document qu'il émet sous forme de décision ou d'ordon- nance, s'il concerne l'attribution, la modification, le renou- vellement, l'annulation, ou la suspension d'une licence de radiodiffusion, est censé, aux fins de l'article 25 et du présent article, être une décision ou une ordonnance du Conseil.
Puisque la décision ou l'ordonnance incriminée ne concerne pas l'attribution, la modification, le renouvellement, l'annulation ou la suspension d'une licence de radiodiffusion, le fait qu'on ait conservé ces articles semble avoir comme con- séquence qu'on ne peut pas estimer qu'il s'agit d'une décision ou d'une ordonnance du Conseil
aux fins de l'article 25. Par conséquent, elle n'est ni définitive ni péremptoire.
A la lecture de la Loi dans son ensemble, et en particulier des articles que j'ai cités, il me paraît difficile de conclure que le Parlement a eu l'intention de donner, ou a effectivement donné, au Conseil le pouvoir d'agir en qualité de censeur des émissions à radiodiffuser ou à télé- viser. Si telle avait été son intention, il aurait certainement pris des dispositions quelque part dans la Loi pour donner au Conseil le pouvoir d'ordonner à une station privée ou à un réseau, suivant le cas, de modifier une émission ou de ne pas la diffuser lorsque le Conseil, après enquête, l'estimait outrageante. Au lieu de cela, il semble que le seul contrôle qu'il peut exercer sur la nature des émissions consiste à utiliser ses pouvoirs d'annulation, de suspension ou de refus de renouvellement de la licence de la station fautive.
En se fondant sur les déclarations générales de la Loi sous le titre «Politique de la radiodif- fusion pour le Canada» et, en particulier, sur les articles 3b) et 3g)(iv) (précités), l'avocat des requérants soutint vigoureusement qu'il était du devoir du Conseil de faire en sorte que les Canadiens possèdent et contrôlent effective- ment le système de la radiodiffusion canadienne «de façon à sauvegarder, enrichir et raffermir la structure culturelle, politique, sociale et écono- mique du Canada», et que le service national de radiodiffusion devrait «contribuer au dévelop- pement de l'unité nationale et exprimer cons- tamment la réalité canadienne». Même si l'on admettait que l'émission en question était si outrageante qu'elle constitue une violation de ces principes, il est évident que le but de ces articles n'est pas de s'appliquer à chaque émis- sion en particulier, mais à l'ensemble de la politique de la radiodiffusion. L'article 3b), par exemple, se rapporte à la possession et au con- trôle du système de la radiodiffusion cana- dienne par des Canadiens de façon à sauvegar- der les principes qui y sont exposés, alors que l'article 3g)(iv), déclarant que le service national de radiodiffusion doit contribuer au développe- ment de l'unité nationale et exprimer constam- ment la réalité canadienne, semble se rapporter au service dans son ensemble. Même l'article 16 de la Loi, qui traite des pouvoirs du Conseil en
ce qui concerne l'attribution des licences, bien qu'il expose dans le paragraphe (1)b)(i) (pré- cité), que le Conseil peut établir des règlements concernant les normes des émissions et l'attri- bution du temps d'émission, limite cette action afin de donner effet à l'article 3d), qui est simplement un article prévoyant que la pro- grammation doit être variée et compréhensive, qu'elle doit fournir la possibilité raisonnable et équilibrée d'exprimer des vues différentes sur des sujets qui préoccupent le public et qu'elle doit être de haute qualité, et utiliser principale- ment des ressources canadiennes créatrices et autres. Ici encore, il est évident que c'est la programmation en général qui est en cause et non une émission particulière, et qu'en tout cas, comme on l'a déjà dit, la seule sanction prévue est l'annulation, la suspension ou le refus de renouvellement de la licence si une émission ne se conforme pas à ce règlement.
Envisageons maintenant l'article 19 de la Loi en vertu duquel le Comité de direction a pris sa décision qui, étant donné l'article 14(4), équi- vaut à une décision du Conseil; cet article expose clairement qu'il sera tenu une audition publique si le Comité de direction est convaincu qu'il serait «dans l'intérêt public de tenir une telle audition» au sujet de la plainte d'une per- sonne relative à toute question entrant dans les pouvoirs du Conseil. Il résulte de la décision du Comité de direction, prise le 26 mai 1971 sur l'insistance de l'avocat des requérants, qu'il ne serait pas dans l'intérêt public de tenir une telle audition. L'avocat des requérants prétendit que, puisque le procès-verbal consignant cette déci- sion mentionnait seulement sa lettre, celle-ci avait été prise sans un examen suffisant de l'objet de la plainte et qu'en exerçant ses pou- voirs administratifs conformément à l'article 19, le Comité de direction n'avait pas agi de manière judiciaire. Je ne peux pas admettre cette prétention. Les membres du Comité de direction dont M. Juneau fait partie, avaient certainement participé aux longues discussions qui s'étaient poursuivies pendant près d'une année; on peut supposer qu'ils étaient au cou- rant de la teneur de l'étude qui avait abouti au rapport de février que M. McKernin mentionne dans sa lettre du 2 février, et il n'est pas néces- saire ni habituel de joindre aux procès-verbaux relatant une décision prise à une réunion les
détails de toutes les discussions ni de tous les renseignements reçus qui ont déterminé cette décision. Sans approuver ni désapprouver cette décision, puisque je n'ai ni le pouvoir de le faire ni tous les renseignements que le Conseil avait en sa possession, et que je n'ai pas vu non plus l'émission, je peux néanmoins déclarer qu'il est tout de même difficile de voir ce qu'une audi tion publique aurait pu apporter, puisque la Loi ne contient aucune disposition prévoyant que, au cours d'une telle audition, on puisse interdire la diffusion d'une émission ou même sa reprise. Même si une audition publique avait permis aux requérants de faire connaître au public leur point de vue sur la question, cela n'aurait appa- remment pas atteint leur objectif principal, qui était d'empêcher que l'émission outrageante soit à nouveau télévisée, ni peut-être même leur objectif secondaire, qui était d'empêcher la pro duction d'autres émissions d'une nature sembla- ble, prétendument outrageante. Au contraire, la controverse soulevée aurait rendu le public encore plus désireux de voir l'émission incrimi- née et joué le jeu du CTV qui avait la ferme intention de la téléviser une seconde fois. De nombreux livres ou pièces de théâtre ont leur succès à la publicité qui a suivi leur inter diction ou à la controverse qui les a entourés. Il aurait fallu plusieurs mois pour achever une enquête de ce genre et, pendant ce temps, l'é- mission aurait été diffusée à nouveau comme, en fait, ce fut le cas.
L'article 3c) de la Loi, sous le titre «Politique de la radiodiffusion pour le Canada», est rédigé ainsi:
3. Il est, par les présentes, déclaré
c) que toutes les personnes autorisées à faire exploiter des entreprises de radiodiffusion sont responsables des émissions qu'elles diffusent, mais que le droit à la liberté d'expression et le droit des personnes de capter les émis- sions, sous la seule réserve des lois et règlements généra- lement applicables, est incontesté;
Ceci semble imposer une sorte d'auto-censure aux particuliers détendeurs de licences, ce qui, en pratique, n'est pas très efficace et ne les empêche pas de produire, à l'occasion, des émissions de mauvaix goût ou qui offensent un nombre important de spectateurs. Tant qu'ils ne violent pas les lois relatives à la diffamation, à la calomnie ou à l'obscénité, ils ne risquent
apparemment rien puisque rien dans la Loi n'ac- corde au CRTC le droit d'agir en qualité de censeur de la teneur d'une émission en particu- lier. Il ressort de la manière dont le Conseil a traité cette plainte qu'il n'a pas l'intention d'agir à ce titre. L'annulation, la suspension ou le refus de renouvellement d'une licence est une question tellement grave que ce n'est pas un moyen de pression que le Conseil adopterait volontiers, sauf dans le cas d'infractions graves et répétées, et il semble qu'il hésite à utiliser la menace de ce pouvoir pour obliger des particu- liers détenteurs de licences ou, dans le cas présent, un réseau de télédiffusion, à modifier ou à retirer une émission au sujet de laquelle il a reçu des plaintes. En l'espèce, il était prêt au mieux à essayer de réunir les parties dans l'es- poir qu'elles pourraient trouver elles-mêmes une solution satisfaisante à leur différend. En conséquence, j'estime qu'en vertu de la Loi en vigueur, la décision du Comité de direction, selon laquelle il n'était pas de l'intérêt public de tenir une audition publique, est une décision administrative qu'il était fondé à prendre. Ce n'est pas à la Cour de faire des observations sur le point de savoir si l'on devrait donner au CRTC plus de pouvoirs en matière de contrôle des émissions radiodiffusées ou télévisées par ses détenteurs de licence, car c'est une décision que seul le Parlement peut prendre. Toutefois, il est évident que les pouvoirs qu'il détient actuel- lement dans ce domaine sont très limités et inefficaces.
A l'alinéa a) de leur avis de requête, les requérants demandent une ordonnance par voie de mandamus faisant appel au Comité de direc tion du CRTC pour qu'il juge, déclare ou décide s'il était convaincu qu'il serait de l'intérêt public de tenir une audition publique au sujet de la plainte déposée par les requérants. Apparem- ment, au moment de la rédaction de cette requête, les requérants ne savaient pas que le Comité de direction avait déjà pris cette déci- sion lors de sa réunion du 26 mai. Jusqu'à cette date, le Comité de direction n'avait pris aucune décision en vertu de l'article 19(2)c), qui est l'article en question, parce que, prétendait-il, on ne lui avait pas spécifiquement demandé de le faire. S'il avait refusé d'appliquer cet article et de rendre une décision sur le point de savoir si, à son avis, il serait de l'intérêt public de tenir
une audition au sujet de la plainte, les requé- rants auraient valablement pu chercher à obte- nir un mandamus pour l'obliger à prendre une telle décision. Toutefois, comme cette décision avait déjà été prise au moment la requête fut déposée, on ne peut rendre aucune ordonnance visant la réparation demandée dans ledit alinéa a).
Si le Conseil avait décidé de tenir une audi tion publique et s'il avait alors tenue de manière non judiciaire, ou s'il avait refusé aux requé- rants le droit de faire entendre leurs témoins à une telle audition publique, ou avait autrement fait obstacle à l'exposé de leur affaire, il y aurait alors eu vraisemblablement un motif valable de décerner un bref de certiorari, mais comme la décision du Comité de direction por- tait simplement qu'il ne serait pas de l'intérêt public de tenir une audition publique, il n'était pas nécessaire à mon avis que le Comité de direction tienne une quelconque audition avant de prendre cette décision. Comme je l'ai déjà indiqué, on peut présumer que le Comité de direction a eu connaissance de tous les rensei- gnements appropriés, même s'il ne les a pas spécialement mentionnés dans le procès-verbal consignant sa décision, et en concluant sur le point de savoir s'il serait de l'intérêt public de tenir une audition publique, il ne lui était certai- nement pas nécessaire d'examiner toute la preuve qui aurait été présentée si une telle audition publique s'était tenue ou s'il avait essayé de juger si la plainte était justifiée. Il s'agissait d'une décision administrative que le Comité de direction du CRTC pouvait prendre grâce au pouvoir que lui a conféré le Parlement. Rien n'indique qu'on n'ait jamais voulu que la Cour puisse ou doive l'examiner, et le droit relatif aux brefs de prérogative ne permet pas davantage la révision judiciaire d'une décision de cette nature.
On peut appliquer le même raisonnement à la deuxième demande de l'alinéa b) de la requête, visant à obtenir un mandamus pour obliger le CRTC à tenir et à mener une enquête publique au sujet de la plainte. A mon avis, on n'a jamais eu l'intention que la Cour puisse substituer son pouvoir discrétionnaire à celui du Comité de direction, et encore moins qu'elle puisse être amenée à censurer l'émission même et à exami-
ner le fond de la plainte dans le but de décider si, à son avis, une enquête publique à ce sujet est de l'intérêt public.
A l'appui de ce point fie vue, je citerai le jugement du président Thorson dans l'affaire Pure Spring Co. c. M.R.N. [1946] R.C.É. 471, qui traitait des pouvoirs discrétionnaires que tenait le ministre du Revenu national de ce qui était alors l'article 6(2) de la Loi de l'impôt de guerre sur le revenu pour établir quelles sont les dépenses raisonnables ou normales de l'entre- prise exploitée par un contribuable et quel mon- tant dépasse ce niveau. Même si une jurispru dence plus récente et, en fait, un arrêt antérieur de la Cour suprême dans l'affaire Wrights' Canadian Ropes Ltd. c. M.R.N. [1946] R.C.S. 139, que le président Thorson étudie longue- ment dans son jugement, tendait à étendre le droit de la Cour d'examiner l'exercice des pou- voirs discrétionnaires du Ministre beaucoup plus que le président Thorson ne le fait, j'estime néanmoins que la déclaration qu'il fait dans son jugement à la page 503, lorsqu'il dit:
[TRADUCTION] . . . la décision discrétionnaire du Ministre ne dépend pas d'une question de fait, mais de son opinion sur un point d'administration et de la définition d'une délicate politique d'intérêt public dont le Parlement le tient respon- sable; il n'a pas recherché l'opinion de la Cour ni son aide dans l'administration ou la définition de cette politique; la Cour n'a pas à s'occuper de ces questions et ne doit pas intervenir; ses tâches relèvent uniquement du domaine judi- ciaire. La Cour doit seulement se préoccuper de la question de savoir si le Ministre a réellement exercé le pouvoir discrétionnaire dont le Parlement l'a investi.
est toujours valable et s'applique en l'espèce présente. Aux termes de la Loi actuelle, la décision prise en vertu de l'article 19(2)c) au sujet d'une plainte, sur le point de savoir si une audition publique serait de l'intérêt public, semble être une question entièrement laissée à la discrétion du Comité de direction du CRTC.
L'avocat des requérants cita aussi le juge- ment du juge Noël, alors juge à .la Cour de l'Échiquier, dans l'affaire Gamache c. Jones et al. [1968] R.C.É. 345, qui traitait notamment de l'application de l'article 2e) de la Déclaration canadienne des droits, qui est ainsi rédigé:
2. Toute loi du Canada, à moins qu'une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu'elle s'appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit s'in-
terpréter et s'appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l'un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s'interpréter ni s'appliquer comme
e) privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations;
à un cas dans lequel une décision administrative comportait la déchéance et le reclassement d'un pilote sans qu'on lui ait accordé d'audition. Il fut jugé que, bien que la décision de démettre le demandeur fût de nature administrative, elle comportait l'obligation d'observer les principes de la justice naturelle. L'espèce présente peut néanmoins être facilement distinguée de ce cas. Comme nous l'avons indiqué précédemment, nous ne traitons pas ici d'une audition qui a eu lieu sans que les requérants aient eu le droit de se faire entendre, mais seulement d'une déci- sion de ne pas tenir d'audition publique; j'es- time qu'il n'était pas nécessaire que le Comité de direction, pour prendre une telle décision administrative, entende d'abord les requérants, étant donné en particulier la documentation que, sans aucun doute, il avait à sa disposition ou dont les membres avaient eu connaissance au moment de la décision portant qu'une audi tion publique ne serait pas de l'intérêt public. Si l'on donnait à la Déclaration des droits une interprétation aussi large que celle que soutien- nent les requérants, il s'ensuivrait qu'à chaque décision administrative, même s'il ne s'agissait que d'une question de routine ou de procédure, si la personne qui estime qu'une telle décision la lèse n'avait pas été entendue avant qu'elle soit prise, elle pourrait demander aux tribunaux d'intervenir pour annuler la décision. Dans son jugement du 21 juin 1971 ayant trait à la même affaire, le juge en chef Jackett effleura le pro- blème de la nature d'une décision ou ordon- nance au sujet de laquelle les tribunaux pour- raient intervenir à bon droit. Bien qu'il ait traité de la question dans un contexte différent, à savoir la nature de la décision ou ordonnance que la Cour d'appel, en vertu de l'article 28(1) de la Loi, pourrait examiner, ses observations sont néanmoins tout à fait pertinentes.
En conséquence, il convient de rejeter la requête des requérants, mais étant donné le fait
qu'il peuvent bien avoir un grief légitime (bien que je n'en décide pas ainsi) pour lequel la Loi n'a actuellement prévu aucune réparation adé- quate, j'exercerai la discrétion qui m'est confé- rée pour ce qui est des dépens de cette instance en rejetant la requête sans dépens.
En fait, le jugement du Comité de direction du CRTC fut rendu le 26 mai 1971 et transmis aux requérants le 28 mai 1971 seulement, par télégramme.
2 La règle 1100(1) & (2) est rédigée ainsi:
Règle 1100. (1) Une demande prévue par l'article 52a) de la Loi et visant à mettre fin à des procédures peut être faite à tout moment, mais l'omission de présenter la requête promptement peut, à la discrétion de la Cour, donner lieu à une ordonnance spéciale quant aux dépens afférents à la requête et aux procédures.
(2) La Cour d'appel pourra, de sa propre initiative, rendre en vertu de l'article 52a) une ordonnance mettant fin aux procédures, après avoir donné à l'appelant et à toute autre partie intéressée la possibilité de se faire entendre.
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