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Contenu de la décision

Monique Charest (Requérante)
c.
Le procureur général du Canada (Intimé)
et
Richard Anderson (Requérant)
c.
Le procureur général du Canada (Intimé)
et
Jean Lemieux (Requérant)
ce
Le procureur général du Canada (Intimé)
Cour d'appel, le juge en chef Jackett, les juges
Thurlow et Pratte —Montréal, le 19 décembre 1973.
Examen judiciaire—Comité d'appel établi par la Commis sion de la Fonction publique—Entrevues par un jury en vue de nominations—Fuites de renseignements concernant les questions posées—Appels des nominations—Annulation des résultats du concours par le comité—Appel interjeté par les candidats reçus—Cette décision est-elle contraire à la loi et à la justice naturelle—Loi sur l'emploi dans la Fonction publi- que, art. 10 et 21.
Lors d'un concours organisé pour sélectionner les person- nes qualifiées pour occuper certains postes de la Fonction publique, le jury posa à chaque candidat la même série de questions. Vingt-trois personnes furent jugées qualifiées et plusieurs candidats malheureux interjetèrent appel en vertu de l'article 21 de la Loi sur l'emploi dans la Fonction publique. Le comité accueillit les appels au motif que le jury de sélection n'avait pas pris les précautions nécessaires pour éviter les fuites et que les candidats reçus avaient eu con- naissance des questions posées. Les candidats reçus ont interjeté appel de cette décision du comité qu'ils prétendent être contraire à la loi et à la justice naturelle, car elle inflige une punition aux requérants sans qu'il soit prouvé qu'ils ont commis une faute; l'injustice est encore plus manifeste dans le cas de l'un des requérants qui fut le premier candidat à être interrogé par le jury.
Arrêt: l'appel est rejeté; le comité n'a pas agi irrégulière- ment. Il n'a pas déclaré que les candidats étaient coupables de fraude, mais a simplement annulé les résultats de ce concours qui ne permettait pas d'atteindre l'objectif de la sélection au mérite, au sens de l'article 10. Si l'article 21 prévoit un droit d'appel, ce n'est pas pour protéger les droits des appelants, mais pour empêcher qu'une nomination soit faite au mépris du principe de la sélection au mérite. Le premier candidat interrogé se classa 19e sur 23 sur la liste d'admissibilité. Si les résultats des autres candidats étaient annulés, son nom serait le seul sur ladite liste, ce qui
assurerait sa nomination, peut-être au détriment de candi- dats plus qualifiés que lui. Ce résultat serait également incompatible avec le principe de la sélection au mérite.
DEMANDES d'examen judiciaire. AVOCATS:
D. E. Tellier pour les requérants. Denis Bouffard pour les intimés. PROCUREURS:
Cloutier, Tellier et Cayer, Montréal, pour les requérants.
Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.
Le jugement de la Cour fut prononcé par
LE JUGE PRATTE—I1 s'agit de trois requêtes présentées en vertu de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale. Les trois requérants attaquent la même décision: celle qu'a prononcée le 23 août 1973 un comité établi en vertu de l'article 21 de la Loi sur l'emploi dans la Fonction publique.
Au mois de février 1973, les autorités du ministère de la Main-d'oeuvre et de l'Immigra- tion annoncèrent la tenue d'un concours suivant les dispositions de la Loi sur l'emploi dans la Fonction publique destiné à déterminer les per- sonnes qualifiées pour occuper le poste de superviseur, niveau 3, dans les centres de main- d'oeuvre du territoire métropolitain de Montréal. Ce concours était un concours restreint, ouvert à certains fonctionnaires de la région de Mont- réal seulement. Quatre-vingts personnes s'y pré- sentèrent et, comme c'est l'habitude, un jury fut chargé de se prononcer sur leurs qualifications. Ce jury examina les dossiers des candidats et décida d'avoir une entrevue avec chacun d'eux. Au cours de ces entrevues, qui eurent lieu entre le 9 avril et le 10 mai 1973, le jury posa à chaque candidat la même série de questions. Après cette épreuve, le jury dressa la liste des candidats qu'il jugeait qualifiés. Vingt-trois noms, dont ceux des trois requérants, apparais- saient sur cette liste.
Les candidats malheureux furent prévenus de ce résultat. Plusieurs d'entre eux, comme le leur permettait l'article 21 de la Loi sur l'emploi
dans la Fonction publique, en appelèrent des nominations que l'on était sur le point de faire à la suite du concours. Ces appels ont été accueil- lis par un comité dont les trois requérants atta- quent aujourd'hui la décision.
La décision du comité résume ainsi le princi pal moyen que les appelants avaient soulevé devant lui (Dossier, page 36):
Le jury de sélection n'a pas pris les précautions nécessaires en vue d'éviter le coulage. La candidate classée au premier rang, mademoiselle Monique Charest, a rencontré monsieur Jacques Arbour un candidat qui avait subi son entrevue avant qu'elle-même ne soit convoquée et elle s'est entrete- nue avec lui des questions que le jury de sélection posait aux candidats.
Il faut remarquer que mademoiselle Charest, dont il vient d'être question, est l'un des trois requérants devant cette Cour.
Lors de son enquête, le comité entendit une preuve contradictoire sur le point de savoir si, oui ou non, mademoiselle Charest avait, avant d'être interrogée par le jury, appris d'un autre candidat ayant déjà subi l'examen oral les ques tions que l'on posait. Dans sa décision, le comité analyse cette preuve et conclut de la façon suivante (Dossier, page 41):
Il demeure impossible au comité d'appel de déterminer d'une façon certaine quels témoins disent la vérité et il doit admettre qu'il n'y a pas ici de preuve absolue de tricherie dans ce concours. Toutefois l'ensemble de l'enquête laisse le comité devant un doute réel de coulage engendré par des témoignages et ce doute suffit à lui faire conclure que le concours doit être repris car la justice doit non seulement exister mais être aussi apparente.
En conséquence tous les appels sont maintenus.
Il apparaît donc que le comité a fait droit aux appels, non pas parce qu'il a cru que mademoi selle Charest avait fraudé, mais parce qu'il a considéré que l'épreuve orale avait été organi sée de telle façon qu'il était fort possible que des candidats, en communiquant avec d'autres candidats que le jury avait déjà interrogés, aient su à l'avance les questions auxquelles ils auraient à répondre.
On conçoit que les requérants ne se réjouis- sent pas de cette décision du comité. Ils avaient été reçus au concours et pouvaient, dès lors, espérer être nommés aux postes qu'ils convoi- taient. La décision attaquée les prive, pour l'ins-
tant, de cette espérance qu'ils ne pourront retrouver qu'en passant avec succès les épreu- ves d'un autre concours.
L'avocat des requérants a soutenu que la décision du comité était contraire à la loi et à la justice naturelle en ce qu'elle infligeait une puni- tion aux requérants sans qu'il soit prouvé que ceux-ci aient commis une faute. Il a ajouté que dans le cas du requérant Anderson, l'injustice de la décision était plus manifeste encore. Anderson, suivant son avocat, aurait été le pre mier candidat à être interrogé par le jury. Il serait donc impossible que d'autres candidats lui aient révélé les questions qu'on lui poserait. Anderson serait donc condamné pour une faute qu'il n'a certainement pas commise.'
Il est manifeste que la preuve faite devant le comité ne permettait pas de conclure que les trois requérants s'étaient rendu coupables de fraude. Si le comité avait décidé le contraire, les arguments de l'avocat des requérants devraient probablement être retenus. Mais telle n'a pas été, à mon sens, la décision du comité. Le comité n'a rien reproché aux requérants et il n'a voulu leur infliger aucune punition; il a simple- ment annulé le résultat d'un concours qui lui paraissait avoir été organisé de telle façon que l'on pouvait douter de sa valeur. Ce faisant, je ne crois pas que le comité ait agi irrégulièrement.
Il me semble que, même si la décision ne le dit pas explicitement, le comité a d'abord cons- taté que l'examen oral avait eu lieu de telle façon qu'on peut croire que plusieurs candidats avaient pu connaître à l'avance les questions qu'on leur poserait. Il s'agit d'une constata- tion de fait qui, suivant la preuve, ne m'apparaît pas déraisonnable. De cette constatation, le comité a ensuite tiré une conclusion juridique, savoir, qu'il fallait annuler le résultat du con- cours. En concluant ainsi, le comité n'a pas agi illégalement. C'est ce que je veux maintenant montrer.
Suivant l'article 10 de la Loi sur l'emploi dans la Fonction publique, «les nominations à des postes de la Fonction publique . . . doivent
être faites . . . selon une sélection établie au mérite». La tenue d'un concours est un des moyens que prévoit la loi pour atteindre cet objectif de la sélection au mérite. Or, il est important de voir que c'est également dans le but d'assurer le respect du principe de la sélec- tion au mérite que l'article 21 accorde un droit d'appel aux candidats qui n'ont pas été reçus à un concours. Lorsqu'un candidat malheureux exerce ce droit, il n'attaque pas la décision qui l'a déclaré non qualifié, il appelle, comme le dit l'article 21, de la nomination qui a été faite ou qui est sur le point d'être faite en conséquence du concours. Si l'article 21 prévoit un droit d'appel, ce n'est donc pas pour protéger les droits de l'appelant, c'est pour empêcher qu'une nomination soit faite au mépris du principe de la sélection au mérite. Tel étant le but que, à mon avis, le législateur avait en vue en édictant l'arti- cle 21, il m'apparaît clair qu'un comité nommé en vertu de cet article n'agit pas irrégulièrement si, constatant qu'un concours a été tenu dans des conditions telles qu'on puisse douter qu'il permette de juger du mérite des candidats, il décide qu'aucune nomination ne devra être faite suite à ce concours. Une pareille décision peut certes causer un certain préjudice à des candi- dats qualifiés qui n'ont rien à se reprocher. Mais, outre que ce préjudice est bien minime (puisque les candidats pourront toujours se pré- senter à un autre concours), il serait anormal d'admettre, pour l'éviter, que des nominations se fassent dans la Fonction publique sans que l'on soit assuré que le principe de la sélection au mérite est respecté.
Voilà qui dispose des requêtes de mademoi selle Charest et de monsieur Lemieux. Celle de monsieur Anderson soulève un problème particulier.
Suivant son avocat, monsieur Anderson aurait été le premier à être interrogé par le jury. Si cela est vrai, il est impossible que d'autres candidats lui aient communiqué les questions à l'avance. N'est-il pas injuste, alors, de le priver du résul- tat qu'il a obtenu? Si on le prive de ce résultat, c'est pour sauvegarder le principe de la sélec- tion au mérite. Mais ne faut-il pas dire que ce principe n'est pas ici mis en cause puisque mon-
sieur Anderson a prouvé ses qualifications dans un concours qui, dans la mesure il est con cerné, a eu lieu régulièrement?
Cet argument ne manquerait pas de poids si le principe de la sélection au mérite tel que l'a conçu le législateur exigeait seulement, dans le cas un concours est tenu pour combler des postes, que les personnes nommées à ces postes aient réussi au concours. Mais le principe de la sélection au mérite exige davantage. Après la tenue d'un concours restreint, les noms des can- didats les plus qualifiés doivent être inscrits par ordre de mérite sur une liste d'admissibilité. Lorsque vient le temps de faire les nominations, c'est normalement le candidat le plus méritant dont le nom apparaît en tête de liste qui doit d'abord être nommé. Celui dont le nom apparaît au bas d'une liste d'admissibilité établie pour un poste donné, ne peut donc normalement être nommé à ce poste qu'après tous ceux-là dont les noms précèdent le sien sur la liste. Le dossier révèle que le requérant Anderson s'est classé dix-neuvième parmi les vingt-trois candidats ayant réussi le concours. Si on annulait les résultats des autres candidats sans annuler le sien, le nom de monsieur Anderson apparaîtrait seul sur la liste. Cela lui assurerait d'être nommé au poste qu'il convoite sans égard au fait que beaucoup d'autres candidats sont peut-être mieux qualifiés que lui. Pareil résultat, à mon avis, en plus d'être injuste pour les autres candi- dats, serait incompatible avec le principe de la sélection au mérite.
Pour ces motifs, je rejetterais les trois requêtes.
I1 n'apparaît pas au dossier que monsieur Anderson ait été le premier à être interrogé par le jury. Lorsque cela a été souligné au procureur des requérants, il a demandé la per mission de produire les documents établissant ce fait. La Cour a alors décidé de disposer de la requête en supposant que ce fait avait été prouvé devant le comité d'appel, quitte à ce que l'avocat des requérants, si la décision de la Cour est portée en appel, demande alors la permission de compléter le dossier.
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