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T-2380-73
Arthur Kofman et Associés (Demandeur)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance—Montréal, les 3 et 4 mars; Ottawa, le 13 mars 1975.
La Couronne—Contrats—Le demandeur met des employés à la disposition de la défenderesse—Ils demeurent des employés du demandeur—La défenderesse résilie ses contrats avec le demandeur et recrute directement les mêmes employés—Le demandeur a-t-il droit à une commission?— Des obligations contractuelles subsistent- elles?—Code civil du Québec, art. 1013 1016, 1019 et 1021.
Le demandeur a mis des employés à la disposition de la défenderesse en vertu de 26 contrats résiliables sur préavis d'une semaine. Ces personnes demeuraient les employés du demandeur et travaillaient sous la direction de la défenderesse. Le demandeur recevait une somme fixe pour les services de chaque employé. La défenderesse a résilié tous les contrats et recruté directement tous les employés sauf un. Le demandeur réclame les commissions normalement dues en cas de résiliation de contrat d'employés recrutés ensuite directement par le client.
Arrêt: allouant une commission pour chaque contrat; l'article 1013 du Code civil du Québec prévoit l'interprétation littérale d'un contrat «sauf si la commune intention des parties ... est douteuse». Dès qu'on mettait fin au contrat de chaque employé, il ne subsistait plus d'obligation contractuelle; cependant d'après l'usage, l'agence a droit à une commission lorsque le client recrute directement un employé dans une période de trois mois après qu'il a été mis à sa disposition. Les parties s'étaient conformées à cet usage dans leurs rapports antérieurs et, le contrat n'ayant rien prévu à ce sujet, il semble que leur intention était douteuse. L'article 1019, stipulant qu'en pré- sence d'ambiguïté, un document s'interprète contre la partie qui l'a rédigé, ne vise pas seulement le doute résultant d'une rédaction ambiguë, mais aussi les cas où, le contrat étant muet, on doit déterminer l'intention des parties relativement à une situation non prévue au contrat. La clause 15 ne signifie pas qu'on ne puisse rien ajouter au contrat; l'insertion d'une clause d'indemnité de résiliation ne modifie ni ne contredit les clauses 15 ou 17, et, conformément aux articles 1013 1015 et 1019, on doit interpréter le contrat en y faisant figurer les clauses d'usage dans les rapports entre les agences de placement et leurs clients. On ne peut y échapper en soutenant que la défenderesse, en exigeant la rédaction des contrats selon ses propres termes, a refusé de consentir à la commission. Si l'usage devait être écarté, le contrat aurait le prévoir d'une manière spéciale. La clause 18 prévoyait que les lois civiles fédérales et québécoises s'appliquaient; l'article 1016 du Code civil, prévoyant que ce qui est ambigu s'interprète par l'usage du pays («région»), est applicable de plein droit et en raison des termes exprès du contrat.
Enfin, le demandeur est désigné aux contrats comme ingé- nieur-conseil, cependant son occupation principale consistait à trouver, recruter et placer du personnel et la défenderesse avait antérieurement traité avec le demandeur en cette qualité. L'em-
ploi de l'abréviation «Ing.Cons.» n'écarte ni ne supplante l'usage de la profession dans la région.
Arrêt appliqué: Canestrari c. Lecavalier (1915) 47 C.S. 296.
ACTION. AVOCATS:
S. Shriar pour le demandeur.
G. Côté et J. Ouellet pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Shriar, Polak et Cooperstone, Montréal, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE ADDY: Le demandeur qui, avec ses associés, exploite une firme d'ingénieurs-conseils et de conseillers en placement s'occupant de recruter des ingénieurs et des techniciens de soutien quali- fiés pour les mettre à la disposition de ses clients, actionne la défenderesse représentée par le minis- tre des Travaux publics (ci-après appelé «le Minis- tère») pour la prétendue violation de vingt-six con- trats distincts en vue de mettre des techniciens à la disposition dudit ministère. Le Ministère avait besoin de ces techniciens pour exécuter un pro gramme de construction accélérée, destiné à atté- nuer le chômage dans le district de Montréal.
Il y avait très peu de faits contestés et, après l'audition de quelques témoins, les avocats des parties ont décidé de faire un exposé conjoint des faits, qui a été déposé à l'audition comme pièce 4, dans le but d'éviter de citer plusieurs autres témoins.
Tous les vingt-six contrats étaient rédigés en termes identiques, à l'exception de la date à partir de laquelle chaque personne devait être employée au projet du Ministère et du montant des salaires à payer pour les services de ladite personne. Dans chaque cas, le contrat prévoyait que la personne mise à la disposition du Ministère demeurait, de toute façon, l'employé du demandeur, sauf qu'elle devait travailler sous la direction du Ministère. Le Ministère devait payer au demandeur une somme
fixe pour les services de chaque employé. La rému- nération du demandeur était représentée par la différence entre le montant qu'il recevait du Ministère pour les services de l'employé et le mon- tant qu'il payait effectivement à l'employé au titre des salaires et autres prestations.
Chaque contrat était rédigé en français et conte- nait la clause 17 ainsi libellé:
17. La firme ainsi que Sa Majesté pourront mettre fin à la présente convention en tout temps sur préavis écrit à cet effet d'une semaine.
Dans l'intention évidente de recruter directe- ment, à titre de fonctionnaires permanents, les techniciens mis à sa disposition par le demandeur, le Ministère a fait envoyer pour chacun des con- trats le 27 novembre 1970 une lettre recommandée résiliant le contrat à compter du 2 décembre 1970. Le même jour, le Ministère recrutait directement à titre de fonctionnaires affectés au projet toutes les vingt-six personnes à l'exception d'un ingénieur dénommé Marion. En ce qui concerne Marion, qui avait été à un moment donné fonctionnaire du gouvernement fédéral et qui aurait perdu le béné- fice de sa pension à titre de retraité du gouverne- ment fédéral s'il avait été recruté directement, un arrangement spécial prévoyait qu'il serait recruté par une firme d'ingénieurs-conseils participant à la réalisation du projet et que cette firme à son tour le mettrait à la disposition du Ministère moyen- nant une commission égale à 20 pour cent du salaire de ce dernier pour la prise en charge de ce salaire et des autres prestations.
Le demandeur prétend qu'il a droit à la commis sion qui revient normalement à une agence de placement comme la sienne en cas de résiliation du contrat d'un employé qui est recruté directement par le client. De son côté le Ministère soutient qu'ayant mis fin au contrat conformément à la clause 17 précitée, il ne subsistait aucun engage ment contractuel entre les parties relativement à ce qui s'est passé après la résiliation du contrat.
A l'appui de sa prétention, le Ministère soutient que la clause 16 prévoit que les seules obligations contractuelles existant entre les parties sont celles qui sont stipulées au contrat écrit et que la clause
17, précitée, est claire et précise et par conséquent ne donne pas lieu à interprétation. Il déclare que ce paragraphe prévoit clairement qu'il peut être mis fin au contrat sur préavis d'une semaine et que le préavis d'une semaine prévu au contrat a été en fait donné.
L'article 1013 du Code civil de la province de Québec est ainsi libellé:
Art. 1013. Lorsque la commune intention des parties dans un contrat est douteuse, elle doit être déterminée par interpré- tation plutôt que par le sens littéral des termes du contrat.
En fait cela veut dire qu'on ne peut interpréter le contrat qu'en ayant recours au sens littéral de ses termes «sauf si la commune intention des par ties dans un contrat est douteuse».
Je ne doute nullement que, lorsqu'il est mis fin au contrat d'un employé, sur l'initiative de l'une des parties à la suite du préavis prévu à la clause 17 dudit contrat, le Ministère n'a plus aucune obligation en vertu du contrat et le demandeur de son côté n'est pas tenu de trouver un remplaçant si le Ministère le lui demandait. Cependant on a démontré clairement à l'audience l'existence en 1970 d'un usage professionnel bien reconnu et établi parmi les firmes, comme celle du deman- deur, s'occupant de trouver et de placer des techni- ciens, en vertu duquel, si le client, dans les trois mois de l'embauchage, recrutait directement à titre d'employé permanent, une personne mise à sa disposition par la firme, il devait payer à la firme une indemnité proportionnelle, fonction du mon- tant du salaire brut de la personne pour la pre- mière année; ce pourcentage variait avec le mon- tant du salaire, il était plus élevé s'il s'agissait d'employés mieux rémunérés, étant entendu que ces employés étaient plus rares et plus difficiles à recruter et à remplacer que les employés à salaire moins élevé. Il a été aussi établi et convenu que le demandeur se conformait à cet usage dont le Ministère était parfaitement au courant pour s'y être conformé dans ses précédentes négociations avec le demandeur. Ceci étant, le contrat n'ayant rien prévu à ce sujet et compte tenu du fait qu'il paraît parfaitement absurde qu'une compagnie, comme celle du demandeur, qui a plusieurs années d'expérience dans ce domaine, prendrait la peine de trouver, recruter et placer des cadres techniques
et professionnels et de pourvoir au remplacement de ceux d'entre eux que le Ministère pourrait, sur l'avis du Ministre, juger peu satisfaisants, pour voir résilier chaque contrat après une semaine et le Ministère recruter les cadres comme employés per manents, ce qui aurait pour conséquence de ré- duire la rémunération que le Ministère doit verser au demandeur, à un pourcentage basé sur une ou deux semaines de salaire de l'employé (comme cela est arrivé, paraît-il, pour certains des cas visés par les présents contrats), il me semble que l'intention des parties sur ce qui se produirait dans une telle éventualité est réellement ambiguë. Les règles d'interprétation prévues aux articles 1013 à 1021 du Code civil sont donc applicables.
Il me paraît certain que l'article 1013 ne vise pas seulement les cas d'ambiguïté réelle dans la rédaction du contrat mais aussi les cas le doute résulte de ce que le contrat est complètement muet sur une question qui, de façon explicite ou en toute logique, relève de l'objet du contrat.
On pourrait soutenir que l'expression «mettre fin» est quelque peu ambiguë, je ne peux néan- moins accepter cet argument puisque les mots eux-mêmes sont clairs et précis. Le demandeur demande en fait que la Cour déclare quelle a été l'intention des parties relativement à une situation non expressément prévue au contrat mais à laquelle, soutient-il, le contrat doit s'appliquer en toute logique. Il s'agit de décider comment les parties auraient exprimé leur intention si la situa tion avait été expressément prévue dans le libellé du contrat, ce qui n'est pas essentiellement une question d'ambiguïté.
Le demandeur soutient que l'article 1019 du Code civil devrait s'appliquer. Cet article est ainsi libellé:
Art. 1019. Dans le doute le contrat s'interprète contre celui qui a stipulé, et en faveur de celui qui a contracté l'obligation.
Quoique à mon avis cet article ait été rédigé dans un style assez ambigu, on l'a interprété comme produisant le même effet que la règle de common law «contra proferentem», en ce sens qu'en présence d'ambiguïté, un document s'inter- prète contre la partie qui l'a rédigé. En d'autres termes, il ne s'applique pas seulement à certains engagements contractés par une partie au profit de l'autre partie qui a rédigé le contrat, mais encore au contrat mettant des obligations réciproques à la charge des deux parties. L'arrêt Canestrari c. Lecavalier', se réfère à ce principe. Le sommaire, qui résume bien la décision, est ainsi rédigé:
2. C'est un principe reconnu dans l'interprétation des contrats que, lorsqu'un écrit est rédigé par une partie, les doutes et les ambiguïtés qui s'y trouvent sont interprétés contre elle.
Le juge en chef suppléant Archibald déclarait à la page 298:
[TRADUCTION] Mais si le contrat n'est pas aussi clair que possible, la faute en est aux défendeurs qui ont effectivement préparé et rédigé le contrat et sont censés y avoir insérer toutes les clauses utiles à leur intérêt.
Cependant, cet article a une portée plus large que celle de la règle contra proferentem qui ne s'applique ordinairement qu'en cas d'ambiguïté. Comme l'article 1013, l'article 1019 vise les cas de doute, et non pas uniquement le doute résultant d'une rédaction ambiguë. On peut considérer qu'il vise les cas le contrat est muet sur un point et l'on est obligé de déterminer l'intention des parties relativement à une situation non prévue au contrat. Tel est, me semble-t-il, le cas en l'espèce, du moins en principe. La seule clause du contrat qui pourrait être interprétée de manière à écarter l'application de l'article 1016 ou de l'article 1019 est la clause 15 ainsi rédigée:
15. La présente convention constituera le seul et unique lien contractuel liant la firme et Sa Majesté.
Cette clause ne dit pas qu'on ne peut suppléer au contrat pour en combler une lacune, mais sim- plement qu'il constitue la seule et unique conven tion entre les parties. Toute disposition qui découle nécessairement du contrat en fait partie et ne viole donc pas cette clause. Il y a lieu de noter que la clause 15, prise au pied de la lettre, est évidem-
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ment inexacte et non conforme à la réalité puis- qu'il est reconnu qu'il y avait, entre les parties, non pas un mais vingt-six contrats qui font l'objet de la présente action. Il faut donc entendre la clause 15 comme si elle comprenait les mots «dans la mesure cet employé est concerné».
A l'audience, l'avocat du demandeur a plaidé comme si la clause 15 signifiait qu'on ne devait ajouter au contrat aucune stipulation en dehors de celles qui y sont écrites. Cela n'est évidemment pas dit dans la clause.
L'inclusion d'une clause prévoyant le paiement d'une indemnité à la résiliation d'un contrat au cas le Ministère embaucherait directement un employé, ne modifie ni ne contredit en rien les termes exprès ou implicites de la clause 17 ni ceux de la clause 15, et, pour les raisons susmention- nées, je conclus que, conformément aux articles 1013, 1014, 1015 et 1019, on peut légalement interpréter le contrat de manière à y faire figurer les clauses d'usage qui, dans les rapports entre les agences de placement et leurs clients, exigent le versement à l'agence d'une indemnité calculée en fonction d'un pourcentage du salaire pour la pre- mière année d'emploi, lorsque le client embauche directement comme employé permanent une per- . sonne qui a été mise temporairement à sa disposition.
La prochaine question à résoudre est celle de savoir si en fait la clause susmentionnée doit s'ap- pliquer aux parties au contrat. Le paragraphe 2 de la déclaration de la demanderesse se lit comme suit:
[TRADUCTION] 2. QUE pour ces services, le demandeur facture à ses clients les mêmes prix que les firmes semblables établies dans la province de Québec; ces prix comprenaient les éléments suivants:
a) Si le client a besoin d'une aide occasionnelle ou tempo- raire, le candidat finalement choisi peut être directement employé par le demandeur qui lui paie son salaire, et le client verse au demandeur une somme basée sur un taux horaire convenu pour lesdits services, et la commission ou indemnité due au demandeur est la différence entre le taux horaire payé par le client et le taux horaire payé au technicien par le demandeur («taux différentiel»);
b) Si le client à n'importe quel moment décide de faire figurer le candidat sur sa liste de paye d'une manière tempo-
raire, le client continue à payer au demandeur la même indemnité;
c) Si, à un moment donné, le client décide d'embaucher le candidat d'une manière permanente, le prix facturé par le demandeur varie entre 7 1 / 2 et 12% du salaire annuel brut auquel le candidat a débuté comme employé permanent du client, appelé «indemnité d'embauchage permanent».
L'exposé conjoint des faits établit que le deman- deur a offert de fournir au Ministère les candidats qu'il réclamait moyennant la rémunération prévue dans sa brochure et dans la ,lettre qui l'accompa- gnait ou à un taux fixe par personne, comme indiqué au paragraphe 2 ci-dessus de la déclara- tion du demandeur. Les représentants du Minis- tère n'ont pas accepté cette offre du demandeur et le Ministère a insisté pour rédiger son propre contrat qui devait être signé chaque fois qu'un employé lui était fourni.
L'avocat de la défenderesse a soutenu à l'au- dience que, puisque la méthode normale de rému- nération pour placement n'avait pas été acceptée, cela constituait un refus définitif de la part des représentants du Ministère de consentir à verser une rémunération au cas des employés seraient recrutés d'une manière permanente et que c'était la seule raison pour laquelle on avait exigé ces contrats écrits, l'intention des parties étant que, dans chaque cas, le contrat écrit dérogerait à l'usage dont on a reconnu l'existence. On peut opposer trois réponses évidentes à cet argument: la première est que si la seule raison pour laquelle on- a préparé et signé des contrats écrits était d'écarter l'application de l'usage, notamment en ce qui con- cerne le versement d'une rémunération au cas le personnel fourni serait embauché d'une manière permanente par le Ministère, il est réellement étrange qu'on n'ait pas précisé au contrat soit que l'usage était complètement écarté, soit plus spécia- lement que le Ministère n'encourrait aucune res- ponsabilité en cas d'embauchage permanent du personnel. On aurait pu très bien le préciser au contrat, en peu de mots. En outre, si on avait voulu écarter l'application de l'usage quand le contrat était muet sur un point qui relève évidemment de l'objet du contrat, on aurait préciser expressé- ment dans le contrat que l'usage en question était écarté. Comme le déclarait le savant auteur Trudel dans son Traité de Droit Civil du Québec, tome 7, à la page 288:
Sans convention au contraire, un contractant est présumé con- naître et se soumettre aux usages et coutumes du lieu le
contrat s'est formé. Cette présomption semble bien être juris et de jure dans les bornes de son application.
En l'espèce, il n'y a certainement aucune référence visant à écarter l'application de l'usage.
En second lieu, diverses clauses du contrat visent manifestement les droits spéciaux de la défende- resse ainsi que les obligations particulières du demandeur, droits et obligations qui, en aucune façon, ne relèvent des usages et qui justifient amplement que le Ministère ait désiré passer un contrat écrit.
En outre, la clause 18 du contrat est ainsi rédigée:
18. La présente convention sera interprétée suivant les lois fédérales pertinentes et subsidiairement suivant les lois civiles de la province de Québec.
Cette disposition prévoit spécialement, pour l'in- terprétation du contrat, l'application en premier lieu des lois fédérales et subsidiairement des lois civiles de la province de Québec. Il n'y a pas de lois fédérales applicables. Cependant, l'article 1016 du Code civil est ainsi libellé:
Art. 1016. Ce qui est ambigu s'interprète par ce qui est d'usage dans le pays le contrat est passé.
Cet article est applicable non seulement de plein droit mais encore en raison des termes exprès du contrat lui-même.
On a interprété le terme «pays» de l'article 1016 comme désignant une région ou un territoire et pas nécessairement le pays tout entier.
En ce qui concerne les raisons humaines et sociales qui justifient l'existence et l'application des usages, le savant auteur Trudel, dans son Traité de Droit civil du Québec que j'ai déjà cité, déclare ce qui suit aux pages 286 et 287:
Le contrat, institution juridique, est d'abord un acte de l'homme. Le droit est incapable d'ignorer l'aspect humain et social de toute convention. La liberté humaine, qui crée le contrat et en domine la matière, s'exerce dans un milieu déterminé, dans un entourage précis. Ce milieu n'est pas seule- ment géographique. En droit, il sera surtout social, profession- nel, commercial, etc. Toujours le contractant est entouré d'une atmosphère particulière formée des usages et des coutumes, des habitudes et des moeurs. Cet environnement provoque chez l'individu une inclinaison à accepter pour soi les manières de dire, de faire et de penser généralement observées chez les autres. La loi du moindre effort est à l'origine de toutes ces abdications individuelles que l'on nomme usages et coutumes. Cette faiblesse humaine confère de la sorte à l'individu la
sociabilité, qualité naturelle qui naît et se développe du seul fait de l'agglomération des hommes. Pareil asservissement n'est quand même pas incompatible avec une volonté libre: son existence même vient de la multiplicité et de la permanence d'actes strictement libres, personnels, réfléchis. Ces actes sont devenus l'usage quand les personnes d'un même milieu les ont posés sans réflexion, ni hésitation, sans appréciation critique des motifs. La spontanéité a alors détrôné la volonté consciente, mais sans atténuer ni supprimer les besoins et les raisons qui auparavant déterminaient l'acte réfléchi de chacun. Les indivi- dus moins doués profitent ainsi de l'expérience des gens mieux avisés; ils participent à une décision sage, qui peut être, à l'origine, ardue et laborieuse. Et tout ceci démontre que, obser vant inconsciemment une coutume, l'homme n'en pose pas moins un acte approprié à ses besoins et conforme à sa volonté. C'est le fondement réel de ces deux règles d'interprétation. La Loi présume que les contractants veulent participer à ce fonds commun de prudence. Sciemment ou non, tous s'en servent comme ils respirent l'air qui les environne. Cette présomption n'est donc pas arbitraire; elle découle d'un trait caractéristique de l'homme: la sociabilité.
Ce préambule entraîne un corollaire très pratique. L'usage qui influera sur une convention est celui qui existe au lieu le contrat est fait. Il faut limiter de quelque façon cette sujétion du contrat aux faits sociaux. Sans quoi, on ne parviendrait jamais à éclairer une situation douteuse. C'est pourtant le but de l'interprétation. [C'est moi qui souligne.]
Dans la désignation des parties, figurant au début de chaque contrat, le demandeur est identi- fié sous son titre professionnel: «Ing. Con.» abré- viation d'ingénieur-conseil et non comme agent de placement ou sous un autre titre susceptible d'indi- quer qu'il s'occupait d'une agence chargée de trou- ver, recruter et placer du personnel. Se fondant sur ce fait, l'avocat de la défenderesse a soutenu qu'à l'occasion des contrats en question, le Ministère avait traité avec le demandeur uniquement en sa qualité d'ingénieur-conseil et que chaque contrat avait pour objet les services d'un technicien fourni par une firme d'ingénieurs ordinaires et non par une firme qui fournit ordinairement du personnel technique. Vu que l'on n'a pas établi que l'usage, applicable au second genre de firme, existait en ce qui concerne une firme d'ingénieurs ordinaires, il faut donc logiquement conclure, a-t-il ajouté, que l'usage ne peut s'appliquer aux parties aux con- trats litigieux en l'espèce.
Cet argument, assez habile, ne tient cependant pas compte de divers autres facteurs. Le deman- deur a toujours été un ingénieur-conseil, mais son
occupation principale consistait à trouver, inter viewer, apprécier, fournir et placer des ingénieurs et du personnel technique et de soutien. Cela a été précisément soutenu au paragraphe 1 de la décla- ration et reconnu pour vrai au paragraphe 1 de la défense. Le demandeur avait déjà traité avec le Ministère et, d'après les preuves qui me sont soumises, l'avait toujours fait en qualité d'agent de placement. Rien dans le contrat n'indique que le demandeur avait des obligations envers le Ministère en tant qu'ingénieur; son obligation con- sistait uniquement à fournir les services de la personne désignée au contrat et, si elle ne donnait pas satisfaction, de trouver un remplaçant. Il est aussi intéressant de noter que le demandeur a adressé plusieurs candidats au Ministère, qu'ils ont été agréés et ont commencé à travailler avant même la signature des contrats. L'utilisation de l'abréviation d'ingénieur-conseil dans la désigna- tion du demandeur ne contredit pas le fait qu'il contractait en sa qualité ordinaire comme il l'avait fait dans le passé, et la simple insertion de ces mots ne suffit pas à écarter ou supplanter l'usage général de la profession, répandu dans la région de Montréal et, a fortiori, toutes les parties avaient déjà appliqué cet usage général dans leurs négo- ciations antérieures.
Enfin, tous les techniciens adressés au Ministère et dont les services sont visés par ces contrats, ont été recrutés par le Ministère en tant que fonction- naires permanents dans le même emploi. Pour les raisons susmentionnées, je ne peux accepter la thèse selon laquelle, dans ces circonstances, et du seul fait que le demandeur soit désigné en tant que partie sous son titre professionnel, la Cour devrait décider que le Ministère traitait avec lui (ou avec sa firme) dans ce cas particulier, strictement en tant qu'ingénieur; et je conclus que la défenderesse doit payer au demandeur, conformément à chaque contrat, l'indemnité prévue par l'usage susmen- tionné, qui est censé faire partie de chaque contrat.
Il a été clairement établi que, pour chacun des vingt-six contrats, le Ministère a recruté les employés au cours des trois premiers mois; le demandeur doit en conséquence recevoir dans chaque cas une indemnité basée sur le taux normal en vigueur à l'époque.
A l'audience, les parties ont soumis, comme pièce P-6, un tableau figurent notamment les noms des vingt-six employés, les dates auxquelles ils ont été initialement mis au service de la défen- deresse, les dates auxquelles ils ont été par la suite recrutés comme fonctionnaires permanents du Ministère, le montant brut de leur première année de salaire dans chaque cas, le pourcentage de commission qui s'applique dans chaque cas à titre d'honoraires du demandeur, conformément à l'usage de la profession à l'époque, et le montant de la commission payable au demandeur si l'usage devait s'appliquer. Ce montant s'élève à $31,889.20.
Le demandeur a donc droit à un jugement pour ce montant plus les dépens.
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