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T-2114-74
Dame Madeleine Laurent, épouse de Paul Algrain (Demanderesse)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Addy— Montréal, le 25 novembre 1975; Ottawa, le ler décembre 1975.
Couronne—Compétence—Saisie des biens de la demande- resse durant la II«me guerre mondiale, en vertu de la Loi des mesures de guerre—La demanderesse réclame $41,000, repré- sentant leur valeur réelle—La Loi des mesures de guerre est-elle ultra vires?—Le séquestre des biens de la guerre est-il un agent de la Couronne?—Loi des mesures de guerre, S.R.C. 1927, c. 206—Règlements sur le commerce avec l'ennemi (1939)—Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, art. 91(7) et 92(13).
La demanderesse, une citoyenne canadienne, dut séjourner en territoire ennemi durant la deuxième guerre mondiale et le séquestre des biens de la guerre vendit le terrain dont elle était propriétaire au Canada pour $6,000. Elle réclame maintenant $41,000, représentant la valeur réelle de la propriété, et allègue que la Loi des mesures de guerre est ultra vires du Parlement du Canada. De son côté, la défenderesse prétend que le séques- tre des biens de la guerre n'est ni un agent, ni un mandataire de la Couronne et que l'action n'est pas fondée en droit.
Arrêt: la Loi n'est pas ultra vires. Les pouvoirs énoncés à l'article 92(13) de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, sont assujettis à la juridiction fédérale dans la mesure ceci devient raisonnablement nécessaire pour permettre l'exer- cice légitime du pouvoir fédéral. Le pays était en guerre et personne ne pouvait raisonnablement douter de la nécessité de légiférer pour assurer la protection des propriétés détenues au Canada par l'ennemi ou par des personnes sous son contrôle direct et aussi pour empêcher que l'on dispose de ces propriétés au profit de l'ennemi. Deuxièmement, l'arrêt Nakashima ([1947] R.C.É. 486) a établi que le séquestre n'est pas un agent ni un mandataire de la Couronne. Le séquestre est la seule personne contre laquelle la demanderesse pourrait avoir une cause d'action. La propriété a toutefois été vendue à un prix tout à fait dérisoire; le principe voulant que les fardeaux à supporter pour le bien de la nation ne soient pas laissés à la charge de certains seulement devrait être appliqué par l'auto- rité fédérale non seulement dans les cas d'expropriation en temps de guerre ou dans les cas une compensation est autorisée par la Loi, mais également dans les cas il serait raisonnable et juste de dédommager le citoyen pour une perte infligée par l'état, lorsqu'aucune compensation n'est prévue.
Arrêt suivi: Nakashima c. Le Roi [1947] R.C.É. 486. Arrêts appliqués: Iwasaki c. La Reine [1969] 1 R.C.E. 281 et Attorney -General c. De Keyser's Royal Hotel [1920] A.C. 508.
ACTION.
AVOCATS:
P. Ferland pour la demanderesse.
J. C. Ruelland pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Pothier Ferland, Montréal, pour la demande- resse.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE ADDY: Les parties sont d'accord sur les faits qui furent établis, sans preuve orale, en ver- sant de consentement au dossier deux sommaires de faits et deux pièces additionnelles.
La demanderesse, canadienne de naissance, épousa un citoyen belge et se rendit avec lui en Belgique en 1939. Elle était alors propriétaire d'un terrain situé sur le chemin de la Canardière, paroisse St-Roch, nord de la cité de Québec. En vue de l'invasion de la Belgique par l'ennemi, elle dut y séjourner durant toute la deuxième guerre mondiale.
En 1940, en vertu de la Loi des mesures de guerre', par ordre-en-conseil C.P. 1936, les Règle- ments sur le commerce avec l'ennemi (1939) furent déclarés applicables au territoire de la Bel- gique, des Pays-Bas et du Luxembourg à partir du 10 mai 1940.
Le séquestre des biens de la guerre enregistra, en février 1942, une ordonnance de séquestre sur la propriété de la demanderesse et vendit la pro- priété en 1944 par vente privée au prix de $6,000.
A la suite d'une réclamation pour le dédomma- gement par la demanderesse, la défenderesse elle- même fit évaluer la propriété par trois experts indépendants qui fixèrent la valeur à $40,000, $49,490 et $65,044 respectivement. Subséquem- ment, elle fit évaluer la propriété par un de ses fonctionnaires qui l'évalua à $6,000. La demande- resse réclame la somme de $41,000 représentant la valeur réelle de la propriété lors de la vente.
Le procureur de la demanderesse affirme que la Loi des mesures de guerre est ultra vires le Parle-
S.R.C. 1927, c. 206.
ment du Canada en vue du pouvoir exclusif accordé à la législature de chaque province par le paragraphe (13) de l'article 92 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, de légifé- rer dans le domaine de la propriété et des droits civils. Je rejette cette affirmation. Il a été décidé à maintes reprises par des tribunaux supérieurs, y compris le Conseil privé et la Cour suprême du Canada, que lorsque pour exercer un des pouvoirs accordés spécifiquement au Parlement du Canada par l'article 91 de cette Loi, en l'occurrence le pouvoir de légiférer pour la défense du pays en vertu du paragraphe (7) dudit article, il devient nécessaire d'enfreindre le paragraphe (13) de l'ar- ticle 92, l'autorité du gouvernement fédéral doit primer et les droits conférés à la juridiction provin- ciale par l'article 92(13) sont assujettis à la juri- diction fédérale dans la mesure ceci devient raisonnablement nécessaire pour permettre l'exer- cice légitime du pouvoir fédéral.
En l'occurrence, le pays était en guerre et per- sonne ne pouvait raisonnablement douter de la nécessité et de l'importance de légiférer pour assu- rer la protection des propriétés détenues au pays par l'ennemi ou par des personnes sous le contrôle direct de l'ennemi et aussi pour empêcher que l'on dispose de ces propriétés au profit de l'ennemi.
Le procureur de la défenderesse de son côté soulève une objection fondamentale à la validité de la réclamation, alléguant que le séquestre des biens de la guerre n'est ni un agent ni un mandataire de Sa Majesté dont les actes peuvent la rendre res- ponsable et que par conséquent l'action est mal fondée en droit.
Deux arrêts traitent de la question en litige. Ces arrêts sont: Nakashima c. Le Roi 2 , décision du juge Thorson à titre de président de l'ancienne Cour de l'Échiquier et aussi l'arrêt Iwasaki c. La Reine 3 , décision du juge Sheppard, agissant à titre de juge suppléant de la Cour de l'Échiquier.
Il appert dans le premier arrêt que les pétition- naires dans les trois causes demandaient à la Cour d'émettre des jugements déclaratoires au sujet de certains pouvoirs du séquestre prévus dans les règlements et réclamaient en plus une injonction et un mandamus afin d'empêcher la vente des pro
2 [1947] R.C.É. 486. [1969] 1 R.C.É. 281.
priétés. Il est évident qu'aucune cour ne peut accorder contre la Couronne un mandamus ou une injonction, mais avant de considérer les demandes pour des jugements déclaratoires, le juge Thorson a trancher la question de la responsabilité de la Couronne pour les actes du séquestre, en vue de l'objection du procureur de Sa Majesté à l'effet que l'action ne pouvait être intentée contre elle et que s'il y avait matière à procès la partie défende- resse ne pouvait être que le séquestre lui-même. Le juge Thorson fit une analyse très détaillée du problème pour en arriver à la conclusion que le séquestre n'est pas un agent ou un mandataire de la Couronne.
Dans le second arrêt, certains titres, résultant de ventes par le séquestre, sont attaqués; la réclama- tion est rejetée grâce surtout au fait que le péti- tionnaire a omis d'inclure les propriétaires de ces titres comme parties à l'action. Cependant, aux pages 290 et 291 de cet arrêt, le juge Sheppard approuve la décision du juge Thorson dans l'arrêt Nakashima (supra).
Par parenthèse seulement, je voudrais souligner à l'instant qu'il ne faudra pas déduire que je m'associe avec la conclusion de l'honorable juge Sheppard lorsqu'après avoir énuméré certains devoirs du séquestre dans C.P. 3959, il déclare à la fin du dernier paragraphe de la page 290 de l'arrêt:
[TRADUCTION] Ces pouvoirs, et particulièrement les pouvoirs
discrétionnaires du séquestre sont incompatibles avec toute fiducie. [J'ai moi-même souligné.]
Des pouvoirs discrétionnaires absolus de vendre et de disposer de biens et de payer les dépenses encourues peuvent facilement être réconciliés avec l'existence d'une fiducie dans le sens de «trust,» (tel que le common law le reconnaît) pour le produit net de la vente et peut-être aussi pour la propriété elle-même lorsque le séquestre n'en aurait pas disposé alors que l'ex-propriétaire canadien, après avoir eu le malheur de se trouver dans un territoire envahi par l'ennemi, retournerait au pays à la fin des hostilités pour la réclamer.
Dans l'arrêt Nakashima, au dernier paragraphe de la page 491 jusqu'à la page 495 inclusivement, après une analyse détaillée de la jurisprudence se rapportant aux divers tests pour établir l'existence ou l'absence d'agence ou de mandat de la part d'une personne, d'une commission ou d'une société
désignée par la Couronne, le juge Thorson exa mine les divers articles des Règlements sur le com merce avec l'ennemi touchant au caractère et aux pouvoirs du séquestre. Il m'est inutile de repro- duire ces pages. Qu'il me suffise d'affirmer que j'approuve cette analyse, très complète d'ailleurs, et que je suis d'accord avec les conclusions du juge Thorson lorsqu'il déclare à la page 495:
[TRADUCTION] Ces références aux règlements font bien ressor- tir le manteau d'indépendance dont la loi a revêtu le séquestre. Il est effectivement soumis au contrôle du gouverneur en conseil mais ce contrôle n'est pas de nature exécutive mais plutôt législative, du même genre que celui que pourrait exercer le Parlement, ce qui s'éloigne considérablement du contrôle exercé sur ses préposés par la Couronne, c'est-à-dire Sa Majesté exerçant, sur avis, sa fonction exécutive. Si le séquestre n'est pas préposé ni mandataire de la Couronne, il faut conclure qu'une pétition de droit dirigée contre lui à cause de ses actes est irrecevable; la présente Cour en a décidé ainsi dans l'affaire Ritcher c. Le Roi [1943] R.C.É. 64.
et aussi à la page 498 il dit:
[TRADUCTION] Dans les circonstances, le séquestre n'étant pas préposé ni mandataire de la Couronne et puisqu'il n'existe aucune cause d'action contre cette dernière, je dois décider que les procédures par voie de pétition de droit ont été prises à tort.
Sa remarque à la page 496 de l'arrêt s'applique aussi en l'occurrence et je cite:
[TRADUCTION] Le séquestre est la seule personne contre laquelle les requérants pourraient avoir une cause d'action; ce dernier étant absent et n'étant pas partie aux procédures, la Cour ne se prononcera pas sur cette question.
L'action doit donc être rejetée pour ce motif.
Je ne puis cependant laisser passer sous silence le fait que, selon la preuve soumise au procès, il semble évident que la propriété au moment de la vente valait au moins $40,000 et qu'elle fût vendue par le séquestre à un prix tout à fait dérisoire et ceci par vente privée sans preuve d'annonce au préalable. Dans les circonstances, je ne puis donc concevoir pourquoi un dédommagement ex gratia ne fut versé à la demanderesse par la défenderesse. Comme le disait lord Moulton à la page 553 de l'arrêt Attorney -General c. De Keyser's Royal Hotel, Limited 4 :
[TRADUCTION] ... au cours des trois derniers siècles ... le sentiment qu'il serait équitable que les fardeaux à supporter pour le bien de la nation soient répartis à travers tout le pays et ne soient pas laissés à la charge de certains seulement, s'est répandu à toute la nation.
4 [1920] A.C. 508.
Je suis d'avis que ce principe est applicable et devrait être appliqué par l'autorité fédérale non seulement dans les cas d'expropriations de proprié- tés pour fin de guerre ou dans les cas une compensation est autorisée par un article de la loi mais également dans les cas il serait juste et raisonnable de rembourser le citoyen pour une perte qui lui fut infligée par l'état et qu'aucune compensation n'est prévue par la loi.
Dans les circonstances, je n'accorde aucun frais à la défenderesse.
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