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A-401-76
Olivia Weber (Requérante)
c.
Le ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigra- tion (Intimé)
Cour d'appel, les juges Urie et Ryan et le juge suppléant Smith—Toronto, les 27 et 28 juillet; Ottawa, le 11 août 1976.
Examen judiciaire—Ordonnance d'expulsion résultant d'une enquête spéèiale conformément à l'art. 18 de la Loi sur l'immigration—Erreur dans les procédures de l'enquête— Défaut de fournir une interprétation intégrale—Contravention à l'art. 2g) de la Déclaration canadienne des droits et à l'art. 4 du Règlement sur les enquêtes de l'immigration—Le droit à un interprète est prévu implicitement à l'art. 26(1) de la Loi sur l'immigration—Loi sur l'immigration, S.R.C. 1970, c. I-2, art. 4 et 18—Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, c. 44, art. 2g)—Règlement sur les enquêtes de l'immigration, DORS/67-621.
Demande aux fins d'examiner et d'annuler l'ordonnance d'expulsion résultant d'une enquête spéciale tenue à la suite d'un rapport établissant que la requérante était demeurée au Canada après avoir cessé d'être une non-immigrante. La requé- rante allègue que le défaut de lui traduire tout ce qui était dit au cours de l'enquête l'a privée d'un droit fondamental prévu dans la Déclaration canadienne des droits et constitue une contravention à l'article 4 du Règlement sur les enquêtes de l'immigration et au droit implicite prévu par l'article 26(1) de la Loi sur l'immigration.
Arrêt: la demande est accueillie, l'ordonnance d'expulsion est annulée et la demande d'admission au Canada est remise aux autorités de l'Immigration afin qu'une nouvelle enquête spé- ciale ait lieu. L'effort de l'enquêteur spécial pour corriger le défaut d'interprétation de son interrogatoire d'un témoin et de l'avocat de la requérante, qui a consisté à résumer leurs répon- ses, n'est pas suffisant pour assurer à la requérante les droits fondamentaux qui lui sont accordés par la Déclaration cana- dienne des droits et le Règlement sur les enquêtes de l'immi- gration. La décision de la Cour d'appel de l'Ontario dans Regina c. Reale analyse les lois et la jurisprudence applicables et, même si la présente espèce ne relève pas du droit pénal mais est plutôt de nature administrative, elle doit être soumise à un processus quasi judiciaire et le raisonnement de l'arrêt Reale est donc applicable. Ce point de vue est renforcé par la Loi sur l'immigration qui prévoit que l'intéressé doit être présent lors de l'enquête spéciale.
Arrêt appliqué: Regina c. Reale (1974) 13 C.C.C. (2e) 345.
DEMANDE d'examen judiciaire. AVOCATS:
Charles E. Roach pour la requérante. T. L. James pour l'intimé.
PROCUREURS:
Charles E. Roach, Toronto, pour la requérante.
Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE URIE: Il s'agit d'une demande présen- tée en vertu de l'article 28 aux fins d'examiner et d'annuler une ordonnance d'expulsion rendue contre la requérante le 3 juin 1976 à Toronto, résultant d'une enquête spéciale tenue à la suite d'un rapport fait conformément à- l'article 18 de la Loi sur l'immigration' établissant que la requé- rante était demeurée au Canada après avoir cessé d'être une non-immigrante authentique.
L'avocat de la requérante a allégué qu'il y avait eu un certain nombre d'erreurs dans les procédures de l'enquête, mais une seule, à mon avis, est à retenir: l'enquêteur spécial aurait privé la requé- rante, une Brésilienne parlant le portugais, d'un droit fondamental en ne s'assurant pas que tout ce qui était dit au cours de l'enquête lui était traduit. Il y avait un interprète qui, selon la preuve, a interprété clairement une partie importante de ce qui était dit au cours des procédures. Cependant, il est également clair qu'à au moins deux reprises une partie des propos tenus par un témoin, l'avocat et l'enquêteur spécial n'ont pas été traduits immé- diatement mais ont été résumés un peu plus tard à la demande de l'enquêteur spécial. La requérante se plaint de cette procédure.
Il faudrait d'abord faire remarquer que l'article 2g) de la Déclaration canadienne des droits 2 reconnaît que le droit à un interprète est un des droits de l'homme et des libertés fondamentales accordés à tous par la loi. Il se lit ainsi:
2. Toute loi du Canada, à moins qu'une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu'elle s'appliquera nonob- stant la Déclaration canadienne des droits, doit s'interpréter et s'appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l'un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s'interpréter ni s'appliquer comme
' S.R.C. 1970, c. I-2. 2 S.C. 1960, c. 44.
g) privant une personne du droit à l'assistance d'un inter- prète dans des procédures elle est mise en cause ou est partie ou témoin, devant une cour, une commission, un office, un conseil ou autre tribunal, si elle ne comprend ou ne parle pas la langue dans laquelle se déroulent ces procédures.
De plus, l'article 4 du Règlement sur les enquê- tes de l'immigration 3 , cité ci-après, édicte qu'on doit dans les circonstances mentionnées, assurer les services d'un interprète.
4. (1) Si une personne examinée à une enquête ne comprend pas, ou ne parle pas la langue dans laquelle se poursuivent les délibérations, le président de l'enquête doit immédiatement ajourner l'audience et obtenir un interprète pour aider ladite personne.
(2) L'interprète mentionné au paragraphe (1) doit être une personne qui connaît bien une langue que comprend la personne examinée à l'enquête, et le ministère de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration doit mettre gratuitement cet interprète à la disposition de la personne.
On n'a pas interprété tout ce qui était dit au cours de l'enquête, notamment dans un cas, pen dant la déposition d'un témoin cité par l'avocat de la requérante, une certaine dame Janet May. L'in- terrogatoire, qui couvre près de deux pages de la transcription, a eu lieu avant l'échange suivant entre l'enquêteur spécial, l'avocat de la requérante, la requérante et l'interprète.
[TRADUCTION] L'enquêteur spécial à l'avocat:
Q. Avant de continuer, M' Ramkissoon, je me demandais si vous préféreriez que le témoignage de Mme May soit traduit en portugais pour Mlle Weber?
R. Je ne crois pas que ce soit nécessaire. Il n'en tient qu'à
vous. Elle est votre cliente.
L'enquêteur spécial à la personne concernée:
Q. Voulez-vous que le témoignage de Mme May vous soit traduit?
R. Oui.
Je vais vous faire un bref résumé—Mme May est une travail- leuse sociale attachée au East General Hospital sur simple recommandation du docteur Phillips. Or, vous avez subi une hystérectomie et souffert d'un utérus fibro- mateux. Vous avez été interrogée par les fonctionnaires à l'immigration Waterman et Corbett le 13 mai 1976 à votre sortie de l'hôpital. M me May dit que chaque fois qu'un patient est admis à cet hôpital et qu'il ne bénéficie pas du Régime d'assurance-maladie de l'Ontario, on doit établir sa solvabilité et s'il paraît y avoir quelque problè- me, on appelle l'immigration.
L'enquêteur spécial au témoin:
Q. Mme May, est-ce fondamentalement ce que vous avez dit?
R. Oui.
3 DORS/67-621.
L'enquêteur spécial a manifestement reconnu le droit de la requérante de savoir ce que disait le témoin et il a essayé, de la façon indiquée ci-des- sus, de corriger l'erreur qui avait été commise. Précédemment, l'interprète, à la demande de l'en- quêteur spécial, avait résumé pour la requérante une série de questions et de réponses entre l'enquê- teur spécial et l'avocat, propos qui n'avaient pas été traduits.
A mon avis, l'effort fait pour corriger le défaut d'interprétation au cours du témoignage de M me May n'est pas suffisant pour assurer à la requé- rante les droits fondamentaux qui lui sont accordés par la Déclaration canadienne des droits et le Règlement sur les enquêtes de l'immigration.
Bien qu'il y ait peu de jurisprudence en matière civile sur la question du droit d'une partie de bénéficier des services d'un interprète, il y a eu de nombreuses causes en matière criminelle le sujet a été traité, aussi bien avant qu'après l'adop- tion de la Déclaration canadienne des droits. Je crois qu'il est nécessaire de faire mention unique- ment de la décision de la Cour d'appel de l'Ontario rendue dans Regina c. Reale 4 on a procédé à une analyse attentive des lois et de la jurisprudence applicables en l'espèce. Dans cette cause, l'accusé avait été reconnu coupable de meurtre non quali- fié. L'appelant, qui état d'origine italienne, a demandé les services d'un interprète afin de com- prendre les procédures et, conséquemment, elles lui ont été traduites jusqu'à l'exposé du juge aux jurés. Le juge de première instance, étant d'avis que la voix de l'interprète détournerait l'attention du jury pendant son exposé, a décidé que ce der- nier ne serait pas traduit simultanément. On a jugé que cette omission portait atteinte au droit de l'accusé contenu à l'article 2g) de la Déclaration canadienne des droits de bénéficier des services d'un interprète et on a annulé le verdict et ordonné un nouveau procès.
A la page 348 du recueil, la Cour fait remarquer que les dispositions de l'article 2g) de la Déclara- tion canadienne des droits ne doivent pas être examinées indépendamment de leur contexte mais interprétées par rapport aux droits de l'homme définis à l'article 1 et poursuit en disant:-
4 (1974) 13 C.C.C. (2') 345.
[TRADUCTION] On peut difficilement dire qu'un accusé qui est incapable de comprendre ce qui se dit au cours d'une partie importante de son procès en raison de son incapacité de com- prendre la langue qui y est utilisée est sur le même pied et dans la même position quant à l'application du droit pénal que les autres qui y sont soumis lorsqu'il désire que lui soit traduite une partie des procédures et quand on peut facilement redresser la situation.
Le procureur de la Couronne a prétendu que la Déclaration canadienne des droits n'exige pas que l'exposé du juge soit traduit si l'accusé est représenté par un avocat. A notre avis, le droit de ne pas être privé de l'aide d'un interprète lorsque les circonstances nécessitent une telle aide s'étend à chaque partie importante des procédures et dans les circonstances en l'espèce il y a eu violation d'un droit fondamental de l'accusé garanti par la Déclaration canadienne des droits.
La présente espèce ne relève pas du droit pénal mais est plutôt de nature administrative et doit être soumise à un processus quasi judiciaire. Les exigences de l'article 2g) paraissent s'appliquer dans un tel cas et puisque les droits d'une personne sont certainement en cause, le raisonnement de l'arrêt Reale paraît applicable à une enquête de cette nature.
Ce point de vue est renforcé par l'examen de l'article 26(1) 5 de la Loi sur l'immigration qui prévoit qu'une enquête spéciale doit avoir lieu en présence de l'intéressé lorsque la chose est possible, tout comme un accusé doit être présent dans un procès criminel.
A mon avis, le fait de ne pas avoir traduit textuellement la déposition d'un témoin cité pour son compte, a privé la requérante de son droit fondamental de savoir ce qui se disait au cours d'une partie essentielle de l'enquête. En outre, j'estime que la tentative de l'enquêteur spécial de corriger le défaut de traduire une partie essentielle de la déposition d'un témoin en le résumant, du mieux qu'il le pouvait, et en faisant traduire ce résumé, ne corrige pas l'erreur. La requérante avait le droit de savoir exactement ce qui était dit, non seulement parce qu'elle n'y avait pas renoncé mais parce que, à ce stade, elle l'avait demandé.
Ce point de vue est soutenu par cet autre extrait tiré des pages 349 et 350 des motifs du jugement de l'arrêt Reale:
5 26. (1) Une enquête tenue par un enquêteur spécial doit avoir lieu privément, mais en présence de l'intéressé chaque fois que la chose est pratiquement possible.
[TRADUCTION] Il n'y a aucun doute que le droit d'un accusé à l'aide d'un interprète relativement à quelque partie des procé- dures peut, dans certaines circonstances, faire l'objet d'une renonciation ou ne pas être exigé, et dans ce cas, l'accusé ne sera «privé» d'aucun droit. En l'espèce, l'avocat de l'appelant au procès n'a pas renoncé au droit de l'appelant de bénéficier de l'aide d'un interprète mais, au contraire, a insisté pour qu'on continue de lui fournir les services d'un interprète pendant l'exposé du juge.
On peut prétendre que l'omission de traduire l'échange entre l'enquêteur spécial et l'avocat de la requérante au moment il a eu lieu n'avait pas trait à une partie essentielle des procédures puis- que l'échange n'a pas fait progresser les procédures de façon sensible. Compte tenu de la conclusion à laquelle je suis arrivé qu'il était essentiel que la requérante sache exactement la teneur de la dépo- sition du témoin, il n'est pas nécessaire que j'ex- prime mon opinion là-dessus.
Pour tous ces motifs, je suis d'avis que l'ordon- nance d'expulsion ne peut être maintenue. En con- séquence, la demande présentée en vertu de l'arti- cle 28 sera accueillie, l'ordonnance d'expulsion sera annulée et la demande d'admission au Canada présentée par la requérante sera remise aux autori- tés de l'Immigration afin qu'une nouvelle enquête spéciale ait lieu.
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LE JUGE RYAN: Je souscris.
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LE JUGE SUPPLÉANT SMITH: Je souscris.
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