Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

T-3177-74
Marubeni America Corporation, Miida Electron ics, Inc., et Mastercraft Enterprises (Demande- resses)
c.
Mitsui O.S.K. Lines Ltd. et ITO-International Terminal Operators Ltd. (Défenderesses)
Division de première instance, le juge Marceau— Montréal, le 5 octobre 1978; Ottawa, le 5 janvier 1979.
Droit maritime Responsabilité délictuelle Contrat Connaissement Marchandises transportées par mer non livrées pour cause de vol La demanderesse-propriétaire réclame réparation conjointe et solidaire de la part des défen- deresses L'action contre le transporteur est fondée sur le contrat de transport et sur le défaut de livraison L'action contre l'entreprise de manutention est surtout fondée sur la responsabilité délictuelle Le manutentionnaire prétend que la clause de non-responsabilité du connaissement, auquel il n'était pas partie, lui est applicable parce qu'elle a été incluse par voie de référence dans le contrat intervenu entre le trans- porteur et le manutentionnaire Code civil du Québec, articles 1029, 1053.
Des marchandises expédiées par mer du Japon en vertu d'un connaissement ont été déchargées et entreposées par une entre- prise de manutention (ITO) qui avait conclu avec le transpor- teur un contrat à cet effet. Une partie des marchandises a été volée avant que le propriétaire n'ait pu en prendre livraison. Le propriétaire réclame indemnité des deux défenderesses qui ont eu successivement la garde des marchandises pendant toute la période le vol devait avoir lieu et demande leur condamna- tion conjointe et solidaire. L'action contre le transporteur est fondée uniquement sur le contrat de transport et sur le défaut de livraison. Bien que l'action contre ITO soit fondée surtout sur la responsabilité delictuelle, ITO, tout en niant toute faute, fait valoir que les marchandises ont été volées pendant qu'elles étaient sous sa garde mais que, par le truchement du connaisse- ment, elle bénéficie de la protection dont jouit le transporteur.
Arrêt: l'action est rejetée. La défenderesse-transporteur fait valoir une clause du connaissement qui limite sa responsabilité. Mais pour bénéficier de cette clause, la défenderesse se doit de prouver que la perte des marchandises est survenue après leur débarquement à Montréal. Les éléments de faits établissent un faisceau de présomptions démontrant que les marchandises avaient été débarquées à Montréal et que la perte d'une partie d'entre elles n'est survenue que par la suite. Les obligations normales d'une entreprise de manutention comprennent celle d'adopter un système de sécurité sans faille, mais ces obliga tions n'existent pas en dehors d'une relation contractuelle. L'obligation générale de prudence et de diligence que prévoit le Code civil ne saurait comprendre tous les devoirs qu'une entre- prise de manutention peut avoir à assumer en sa qualité d'en- treprise comme dans le cadre d'un contrat. Sur le plan pure- ment délictuel, la demanderesse n'a pas prouvé faute au sens du droit commun. La défenderesse ITO peut se prévaloir de la clause de non-responsabilité que le contrat qu'elle a souscrit
contenait en se référant à la clause Himalaya initialement prévue au contrat de transport lui-même. Si la demanderesse, expéditeur-propriétaire, peut poursuivre la défenderesse ITO en sa qualité de manutentionnaire, donc autrement que sur le plan strictement délictuel, c'est qu'elle peut se prévaloir de ce con- trat de services que le transporteur a conclu avec ITO en partie à son bénéfice à elle propriétaire et avec son autorisation expresse. Elle ne saurait cependant agir en cette qualité sans accepter le contrat en son entier.
Arrêts analysés: Eisen Und Metall A.G. c. Ceres Steve- doring Co. Ltd. [1977] 1 Lloyd's Rep. 665; Circle Sales & Import Ltd. c. Le «Tarante[» [1978] 1 C.F. 269; Alder c. Dickson [1954] 2 Lloyd's Rep. 267; Midland Silicones, Ltd. c. Scruttons, Ltd. [1961] 2 Lloyd's Rep. 365; Canadi- an General Electric Co. Ltd. c. Pickford & Black Ltd. (Le «Lake Bosomtwe») [1971] R.C.S. 41; The New Zealand Shipping Co. Ltd. c. A.M. Satterthwaite & Co. Ltd. (L'«Eurymedon») [1974] 1 Lloyd's Rep. 534 (C.P.); [1971] 2 Lloyd's Rep. 399 (N.Z.S.C.); [1972] 2 Lloyd's Rep. 544 (N.Z.C.A.).
ACTION. AVOCATS:
Marc Nadon pour les demanderesses.
Robert Cypihot pour la défenderesse Mitsui
O.S.K. Lines Ltd.
David Marler pour la défenderesse ITO—
International Terminal Operators Ltd.
PROCUREURS:
Martineau, Walker, Allison, Beaulieu, Mac - Kell & Clermont, Montréal, pour les deman- deresses.
Brisset, Bishop, Davidson & Davis, Montréal, pour la défenderesse Mitsui O.S.K. Lines Ltd. Chauvin, Marler & Baudry, Montréal, pour la défenderesse ITO—International Terminal Operators Ltd.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE MARCEAU: Les faits de base qui ont donné lieu à cette action en responsabilité à parties multiples ont la simplicité et l'attrait de ceux d'une hypothèse d'école. Un transporteur maritime s'en- gage, en vertu d'un contrat attesté par connaisse- ment, à transporter 250 caisses contenant des cal- culatrices électroniques de bureau depuis la ville de Kobe au Japon jusqu'à Montréal oil leur desti- nataire, en fait le cocontractant propriétaire lui- même, pourra en recevoir et prendre livraison. Arrivée à Montréal, la marchandise est prise en
charge par une entreprise de manutention qui a convenu avec le transporteur de la décharger et de l'entreposer jusqu'à ce qu'elle soit livrée. Au moment le propriétaire se présente pour rece- voir livraison, un certain nombre de caisses ont disparu, disparition qui s'explique au moins en partie par le fait qu'un vol a eu lieu quelques jours auparavant à l'entrepôt les caisses avaient été remisées. Le propriétaire naturellement réclame indemnité, mais le transporteur et le stevedore - manutentionnaire tour à tour nient toute responsa- bilité: considérant qu'il ne lui revient pas de dépar- tager les responsabilités entre l'un et l'autre, il demande à la Cour de les condamner tous deux conjointement et solidairement.
Les faits, on le voit, n'ont rien de spécial ni d'exceptionnel et l'action intentée est loin d'être la première de son genre. Pourtant, les difficultés juridiques que le litige soulève n'en demeurent pas moins extrêmement embarrassantes, d'abord parce qu'elles rejoignent certains des aspects les plus obscurs des règles de mise en oeuvre de la respon- sabilité civile, ensuite et surtout parce que les principes qui doivent présider à leur solution ne font l'unanimité ni de la jurisprudence ni des auteurs. Des difficultés ont trait notamment à la situation juridique des parties, chacune face aux autres, d'où seraient nées les causes d'action, aux règles de preuve applicables au moment de vérifier l'existence des éléments de la responsabilité eu égard aux circonstances de faits dans lesquelles la perte a eu lieu, et enfin tout spécialement à l'effet de clauses exonératoires de responsabilité souscri- tes dans les contrats en vertu desquels les mar- chandises étaient transportées et entreposées.(Et ces difficultés, elles se soulèvent ici avec une parti- culière acuité, comme on pourra le voir à partir des prétentions respectives des 3 parties qui s'opposent: Miida Electronics, Inc. («Miida»), le propriétaire; Mitsui O.S.K. Lines Ltd., («Mitsui»), le transpor- teur; ITO—International Terminal Operators Ltd., («ITO»), le stevedore -manutentionnaire- entrepositaire.
Il faut d'abord prendre connaissance d'une série d'admissions que les parties par leurs procureurs ont faites à l'ouverture du procès et qu'elles ont formulées dans un document que je préfère repro- duire intégralement étant donné sa nature, sa portée, et l'importance des termes mêmes qu'il utilise:
The parties, through their undersigned attorneys, hereby admit the following facts:
1. THAT Plaintiff Miida Electronics, Inc. ("Miida") was, at all material times herein, the owner of a cargo of 250 cartons of electronic desk calculators ("the cargo"), each carton contain ing 2 sets of electronic desk calculators;
2. THAT Plaintiff Miida is entitled to sue under the contract of carriage;
3. THAT Defendant Mitsui O.S.K. Lines Ltd.'s ("Mitsui's") Bill of Lading No. KBMR-0007, dated Kobe, Japan, July 31, 1973, is produced by consent as Plaintiff Miida's Exhibit P-1;
4. THAT the terms and conditions of Bill of Lading No. KBMR-0007 (Exhibit P-1) constitute the contract of carriage under which Plaintiff Miida's cargo was carried;
5. THAT Defendant Mitsui was the carrier of the cargo and issued Bill of Lading No. KBMR-0007 (Exhibit P-1) and is bound by the terms and conditions thereof;
6. THAT Plaintiff Miida is bound by the terms and conditions of Bill of Lading No. KBMR-0007 (Exhibit P-1);
7. THAT Defendant ITO—International Terminal Operators Ltd. ("ITO") was the stevedore and provider of terminal services who discharged Defendant Mitsui's vessel, the BUENOS AIRES MARU, at Montreal, pursuant to a contract entered into by it with Defendant Mitsui, it being agreed by all parties that ITO and Logistec Corporation Limited are to be considered by the Court as one and the same and synonymous from all points of view;
8. THAT the production of the contract between Defendants ITO and Mitsui is admitted;
9. THAT Defendant ITO was the lessee of Sheds 49, 50, 51 and 52 of the Port of Montreal;
10. THAT Defendant ITO admits that 250 cartons of electronic desk calculators, each containing 2 sets thereof, were loaded at Kobe on board the BUENOS AIRES MARU, but does not admit that the same quantity was discharged from the BUENOS AIRES MARU at Montreal;
11. THAT 169 sets of electronic desk calculators (84.5 cartons) were not delivered to Plaintiff Miida;
12. THAT Plaintiff Miida has suffered a loss of $26,656.37, which is admitted by the Defendants;
13. THAT in the event of a judgment being rendered in favour of Plaintiff Miida, the Defendants admit that Plaintiff Miida will be entitled to receive $26,656.37, with interest at a rate of 8% from September 14, 1973.
Ces admissions, formulées avec soin, clarifient, en les épurant de leurs allégués de routine ou de prudence, les procédures écrites que les parties avaient produites et dans lesquelles elles avaient, chacune de son côté, déjà pris position. En fait, la demanderesse, dans sa déclaration se compromet peu au plan du droit. Elle tente manifestement de ne se fermer à l'avance aucune avenue possible. Sa marchandise a été perdue, elle en réclame la valeur des deux défenderesses qui en ont eu successive- ment la garde pendant toute la période la perte
a pu se produire. La condamnation qu'elle recher- che en est une conjointe et solidaire. Aussi les allégués qu'elle formule confondent-ils les deux défenderesses, utilisant des termes généraux de faute, imprudence, etc., pouvant convenir à l'une et à l'autre. Ces allégués cependant doivent être analysés et les prétentions qu'ils contiennent inter- prétées différemment si l'on veut les appliquer valablement à l'une et à l'autre, eu égard à la situation différente de chacune. Les défenses pro- duites font justement cette analyse et interprètent en ce sens les prétentions de la demande.
L'action contre le transporteur Mitsui ne peut naturellement être fondée que sur le contrat de transport et le défaut de livraison. Mitsui répond d'abord généralement qu'elle a rempli toutes les obligations auxquelles elle était tenue en tant que transporteur maritime, tant en vertu de la Loi que du contrat qu'elle avait souscrit; que les marchan- dises ont été transportées et débarquées en bon état à Montréal après l'arrivée de son navire, le Buenos Aires Maru, le 10 septembre 1973. Puis plus spécifiquement elle invoque que la perte n'est survenue qu'après leur déchargement de la cale No 6 elles avaient été arrimées pour le voyage, donc après leur prise en charge par le manuten- tionnaire ITO; que cette perte est due à un événe- ment équivalent à force majeure, soit un vol, et de toute façon à un moment une clause du contrat la dégageait de toute responsabilité, soit la clause 8 rédigée comme suit:
1 he carrier shall not be liable in any capacity whatsoever for any delay,_non-delivery, misdelivery or loss of or damage to or in connection with the goods occurring before loading and/or after discharge, whether awaiting shipment landed or stored or put into craft, barge, lighter or otherwise belonging to the carrier or not or pending transhipment at any stage of the whole transportation. "Loading" provided in this bill of lading shall commence with the hooking on of the vessel's tackle or, if not using the vessel's tackle, with the receipt of goods on deck or hold or, in case of bulk liquids in the vessel's tank. "Dis- charging" herein provided shall be completed when the goods are freed from the vessel's tackle or taken from deck or hold, or the vessel's tank.
Contre la défenderesse ITO, la cause d'action n'est pas aussi nettement définie et en fait cette définition pose un problème délicat que je consi- dère fondamental. Mais il faut retenir pour le moment que la déclaration semble invoquer sur- tout délit ou quasi-délit. La demanderesse ne pré- tend pas expressément poursuivre ITO sur contrat; ITO serait responsable délictuellement, ayant eu
de fait la garde des effets. Les allégués généraux traditionnels de faute dans la garde sont formulés, avec des incidences plus précises relatives à l'ab- sence de mesures appropriées de sécurité suscepti- bles d'empêcher les vols. ITO se défend: première- ment, en contestant que la perte soit survenue alors que les marchandises étaient sous sa garde; deuxiè- mement, en niant avoir commis quelque faute que ce soit susceptible d'avoir été cause de la perte des effets dont elle avait pris charge; et troisièmement, en affirmant que de toute façon elle bénéficiait des mêmes clauses limitatives de responsabilité que le transporteur lui-même, vu la clause 4 du connais- sement qui stipule comme suit:
4. It is expressly agreed between the parties hereto that the master, officers, crew members, contractors, stevedores, long shoremen, agents, representatives, employees or others used, engaged or employed by the carrier in the performance of this contract, shall each be the beneficiaries of and shall be entitled to the same, but no further exemptions and immunities from and limitations of liability which the carrier has under this bill of lading, whether printed, written, stamped thereon or incorpo rated by reference. The master, officers, crew members and the other persons referred to heretofore shall to the extent provided be or be deemed to be parties to the contract in or evidenced by this bill of lading and the carrier is or shall be deemed to be acting as agent or trustee on behalf of and for the benefit of all such persons.
Ainsi, les trois parties au litige s'opposent l'une à l'autre: bien que poursuivies conjointement et solidairement, les défenderesses font valoir des moyens qui ne sauraient se confondre, chacune prétendant notamment que la perte est survenue alors que les effets étaient sous la garde de l'autre, et que si une obligation de réparer existe dont serait créancière la demanderesse, elle doit être assumée par l'autre. On ne peut donc éviter de diviser l'action pour les fins de son analyse et d'envisager le recours exercé à l'égard de chacune des défenderesses distinctement.
I
L'action contre Mitsui d'abord.
La cause d'action ici est claire et la demande- resse pour établir sa position n'a au départ aucun problème de preuve: le contrat de transport, l'ad- mission que les effets ont été reçus à bord du navire, la non-livraison par suite de perte, appuient suffisamment son recours. C'est à la défenderesse de se dégager, en prouvant, si elle le peut, l'exis- tence d'une cause d'exonération.
Cette cause d'exonération, la défenderesse pré- tend la tirer en définitive, on l'a vu, de la clause contenue à la clause 8 des termes et conditions du contrat de transport. La demanderesse y voit sans difficulté une clause de non-responsabilité. En fait, certains des termes qu'elle contient pourraient faire penser que la clause a un but encore plus fondamental, soit celui d'établir les limites précises du contrat: celui-ci ne couvrirait exclusivement que le temps entre le chargement et le déchargement. , Je pense cependant qu'une telle interprétation irait à l'encontre de la formule utilisée ((mot be liable ... for ... loss of or damage to ... n) et elle correspondrait mal à la réalité, car la pratique n'appuie certes pas l'idée d'un tel sectionnement de l'opération de transport, surtout _.si on se place du côté des expéditeurs. J'y vois donc moi aussi une clause de non-responsabilité.
La clause ainsi interprétée donne à la défende- resse un moyen de défense certes admissible en droit car la validité d'une clause de cette nature couvrant la partie non strictement maritime du transport ne fait aucun doute. Ces clauses sont d'ailleurs d'usage courant et leur effet est connu: seules les fautes lourdes resteront sanctionnées. Mais la défenderesse, pour bénéficier de la clause, se doit de prouver que la perte des marchandises est survenue après leur débarquement, à Montréal. Sa tâche ne sera pas aisée.
La défenderesse en effet ne peut fournir de preuve directe du débarquement des effets à Mont- réal. Elle ne le peut pas parce qu'aucune vérifica- tion et aucun triage de la marchandise débarquée au port de Montréal—et les caisses ici en cause n'étaient qu'une partie de cette marchandise com- prenant plusieurs milliers de colis—n'ont été faits ni par elle-même ni par le manutentionnaire ITO. Il peut sembler étonnant pour un profane qu'il en ait été ainsi, mais la preuve a révélé que telle était la coutume dans le port de Montréal, coutume qui s'est installée, comme ailleurs, dans un effort pour abréger le temps requis pour le déchargement qui pourrait autrement se prolonger considérable- ment et augmenter d'autant les coûts impliqués. En l'absence de preuve directe, la défenderesse n'avait d'autre choix que de recourir à une preuve indirecte, par présomption, ce qui lui était loisible puisque le débarquement de la marchandise est un
fait qui peut donner ouverture à n'importe quel mode de preuve.
La défenderesse s'est d'abord employée à locali- ser les marchandises, dans le navire, au départ de Kobe, et à démontrer que depuis Kobe jusqu'à Montréal, aucune autre marchandise n'avait été ajoutée ni retirée par la même écoutille (hatch No. 5 'tween decks). Elle a utilisé à cette fin tous les documents qu'elle avait en main relativement au chargement et à l'arrimage de la cargaison, à l'itinéraire suivi par le navire, aux opérations faites en cours de route, aux mesures de sécurité adop- tées, c'est-à-dire principalement le manifeste, la liste des marchandises arrimées (loading cargo list), le plan d'arrimage (stowage plan), le rapport sur le caractère adéquat de l'arrimage (loading exception report), le reçu du premier officier de bord (mate's receipt), les instructions au capitaine, les extraits pertinents du livre de bord (ship's abstract log). (Je dois dire ici entre parenthèses qu'un problème s'est soulevé en cours d'enquête sur le point de savoir si tels documents pouvaient être produits en preuve hors la présence de leurs auteurs, mais l'objection que l'on a fait valoir sur cette base, objection que j'ai d'abord prise sous réserve, n'était pas fondée, à mon avis.) Tous ces documents avaient été préparés dans le cours normal des affaires de la défenderesse et étaient tous des documents usuels et nécessaires pour la poursuite des activités normales d'une compagnie de transport maritime, ils étaient donc couverts par l'exception prévue à l'article 30 de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, c. E-10, et pouvaient être produits par représentant pourvu qu'avis de cette intention eut été préalablement donné, ce qui était le cas (voir sur ce point: Sopinka and Lederman, The Law of Evidence in Civil Cases, 1974, pp. 80 et suiv.)'.
La défenderesse a ensuite démontré, à l'aide de documents émanant de sa codéfenderesse ITO, que le déchargement des marchandises qui avaient été
' Le paragraphe (1) de l'article 30 de la Loi sur la preuve au Canada se lit comme suit:
30. (1) Lorsqu'une preuve orale concernant une chose serait admissible dans une procédure judiciaire, une pièce établie dans le cours ordinaire des affaires et qui contient des renseignements sur cette chose est, en vertu du présent article, admissible en preuve dans la procédure judiciaire sur production de la pièce.
arrimées dans l'espace desservi par l'écoutille N. 5 s'était fait normalement et avait même requis du temps supplémentaire.
Enfin, elle a fait témoigner son agent à Mont- réal pour lui faire expliquer les démarches qu'il avait faites aux fins de s'assurer que les marchan- dises disparues n'avaient pas, par erreur ou acci dent, été oubliées dans le navire au moment du déchargement. (Un autre problème de preuve s'est soulevé encore ici quant à la possibilité pour l'agent de produire lui-même, hors la présence des signataires, les missives-réponses qu'il avait reçues, mais là, peu importe, puisque ce qu'il faut retenir c'est que ses démarches furent vaines.)
Tous ces éléments de faits, plaide la défende- resse Mitsui, si on les regroupe autour de ce que l'on sait par ailleurs, soit qu'un vol a eu lieu dans les entrepôts de la défenderesse ITO au cours duquel plusieurs des caisses qui contenaient les calculatrices ont été volées et qu'un certain nombre de celles-ci ont été par la suite retracées au hasard de l'enquête et des perquisitions de la police, deviennent concluants. Ils établissent, dit- elle, un faisceau de présomptions démontrant que les 250 cartons d'appareils qu'elle s'était engagée à transporter avaient été effectivement débarqués à Montréal et pris en charge par le manutention- naire ITO. Si la preuve avait contenu le moindre indice positif tendant à donner prise à la possibilité que des cartons aient pu disparaître en cours de route ou avoir été laissés à bord du navire, j'aurais hésité, mais dans l'état actuel du dossier, je crois, comme la défenderesse, que sa preuve est satisfai- sante. Je reconnais qu'il y a dans cette preuve un faisceau de présomptions qui permet de conclure que les marchandises ont toutes été débarquées à Montréal et que la perte d'une partie d'entre elles n'est survenue que par la suite. (Sur la force et la qualité de la preuve requise en matière civile, voir Hanes c. The Wawanesa Mutual Insurance Com pany [1963] R.C.S. 154.)
La défenderesse Mitsui a donc raison. Puisqu'il n'est invoqué contre elle aucune faute lourde dans le choix de l'entreprise de manutention à laquelle elle a fait appel ou dans quelque autre agissement de sa part, et qu'il est en preuve que la perte n'est survenue qu'après déchargement, elle "est pleine- ment protégée par la clause de non-responsabilité du contrat en vertu duquel elle est poursuivie.
L'action intentée contre elle ne saurait donc réussir.
II
L'action contre la défenderesse ITO maintenant.
J'ai dit précédemment que la demanderesse, dans sa déclaration, n'avait pas cherché à définir de façon précise la cause juridique de son action contre ITO, l'entreprise de manutention. Son pro- cureur au procès dut être plus précis: il plaida responsabilité délictuelle. Se référant au droit qué- bécois, droit applicable étant donné que le délit ou quasi-délit aurait été commis à Montréal par une personne y domiciliée, il s'agirait de la responsabi- lité de droit commun fondée sur l'article 1053 du Code civil de la province de Québec. 2 Je dirai plus loin qu'à mon avis les circonstances de l'espèce et les relations juridiques que celles-ci créent entre les parties permettent de penser que la cause d'action n'est pas définissable sur le seul plan délictuel. Pour le moment cependant, il convient d'examiner l'action sur ce plan et voir si les conditions d'ouver- ture d'un recours en responsabilité délictuelle de droit commun se rencontrent, tout spécialement si on peut reprocher à la défenderesse une faute qui ait été cause de la perte, au sens de l'article 1053 du Code civil.
Envisagée comme telle, l'action pose encore ici au départ une difficulté de preuve. Il est de prin- cipe que celui qui poursuit en vertu de l'article
2 Le texte en est bien connu:
Art. 1053. Toute personne capable de discerner le bien du mal, est responsable du dommage causé par sa faute à autrui, soit par son fait, soit par imprudence, négligence ou inhabileté.
On pourrait toutefois se demander si, sur cette base, l'action ne soulève pas devant cette cour, un problème de juridiction. Mais personne n'en a parlé et il me semble de toute façon que l'activité de l'entrepreneur en manutention est si liée au contrat de transport maritime que toute action qui la met directement en cause, surtout jointe à une action contre le transporteur lui-même, peut être considérée du ressort de cette cour (comparer Davie Shipbuilding Limited c. La Reine (supra à la page 235)).
Reste encore la question de savoir si dans l'exercice de cette juridiction en matière maritime, cette cour peut s'en rapporter au droit provincial, mais on peut considérer que les principes de common law réfèrent en matière délictuelle au droit du lieu le délit aurait été commis. (Comparer Stein c. Le «Kathy [1976] 2 R.C.S. 802.)
1053 du Code civil ne peut se prévaloir d'aucune présomption légale le libérant de son obligation d'établir l'existence des éléments de la responsabi- lité; il se doit de prouver une faute du défendeur qui ait été cause du dommage qu'il réclame. Si la défenderesse ici n'avait fourni aucune explication de la perte survenue alors que les marchandises étaient sous sa garde, on aurait pu parler de présomption de faits; mais l'explication est connue: il y eut vol par effraction. Pour réussir dans son action, la demanderesse doit prouver que le vol a été rendu possible ou tout au moins facilité par des fautes susceptibles d'être reprochées à la défende- resse. Que révèle donc la preuve?
Analyser en détail la preuve faite sur les circons- tances du vol ne me paraît pas nécessaire. Un résumé suffira. Le vol a eu lieu dans la soirée du 14 septembre. Un employé de la firme utilisée par la défenderesse pour satisfaire aux mesures néces- saires de sécurité, surprit les voleurs sur le fait en faisant sa tournée. En fait, à cause de la noirceur et de la distance il ne put voir que des ombres qui fuyaient vers l'eau et disparurent en descendant à l'extrémité de la plate-forme du quai. Les voleurs s'étaient évidemment servis d'une embarcation qu'ils avaient amarrée le long du quai, face au hangar les marchandises avaient été entrepo- sées. En prenant la fuite, ils laissèrent même à mi-chemin entre la porte du hangar et le bord du quai une palette chargée de cartons. La police du port alertée se rendit aussitôt sur les lieux. On constata vite qu'un trou de 6 ou 8 pouces de diamètre avait été pratiqué dans la paroi de l'en- trepôt, le long d'une de ses larges portes de façade, à travers lequel il avait été possible de rejoindre avec le bras la chaîne sans fin qui, à l'intérieur, sert à actionner un levier et à lever la porte.
Ce scénario cependant laisse en plan un certain nombre de questions et c'est dans les réponses à ces questions que la demanderesse entend tirer la preuve des fautes qu'elle reproche à la défende- resse. Les voici. Premièrement, combien de temps les voleurs ont-ils pu opérer sans être dérangés? Normalement, à compter de 17.30 heures, les rondes des gardes de sécurité se succèdent au moins à toutes les deux heures, ce que suggèrent d'ailleurs les règlements du Conseil des Ports na- tionaux de qui la défenderesse était locataire. Ce
soir-là, cependant, comme l'un des deux gardes en devoir avait été retenu dans un autre hangar le travail s'était poursuivi après les heures normales et que l'autre avait rester à la guérite, il n'y avait pas eu de ronde à 19.30 heures. La première ronde fut celle au cours de laquelle les voleurs furent surpris. Deuxièmement, suffisait-il aux voleurs de rejoindre la chaîne pour actionner la porte; n'y avait-il pas un verrou de sécurité sur cette porte? Effectivement, ces portes se verrouil- lent normalement à l'aide d'un cadenas qui immo bilise les deux cordons de la chaîne à un anneau de métal fixé au mur, mais le cadenas ce soir-là ne faisait que lier ensemble les deux cordons, ce qui laissait une possibilité de jeu de deux à trois pieds permettant de lever la porte suffisamment pour y pénétrer. Troisièmement, les voleurs pouvaient-ils opérer en manipulant les caisses sans l'aide d'ou- til? On constata qu'un souleveur de charge moto- risé (lifter) avait été laissé à l'intérieur du hangar ce soir-là, ce qui était exceptionnel, et son moteur était encore chaud peu après le vol. Quatrième- ment, ne maintient-on donc pas sur les lieux un certain éclairage qui soit susceptible de gêner des opérations du genre, la nuit? Quelques lumières, en fait, sont laissées allumées, mais elles sont peu nombreuses et ce soir-là, dans le hangar, il y en avait encore moins, des ampoules brûlées n'ayant pas encore été remplacées.
Le vol, plaide la demanderesse, a incontestable- ment, on le voit, été facilité par des failles dans les mesures de sécurité adoptées en vue de la garde des effets: rondes des gardes insuffisamment nom- breuses; verrouillage non pleinement efficace, pré- sence d'un souleveur de charge dans le hangar, illumination faible. Il n'en faut pas plus, prétend- elle, pour conclure à une faute de la part de la défenderesse, donc à sa responsabilité. Je ne suis pas d'accord.
Pour qu'une telle prétention soit fondée, pour que ces failles dans le système de sécurité que la preuve a mises en lumière puissent attester d'au- tant de fautes de comportement chez la défende- resse, il faut évidemment prendre pour acquis que celle-ci était tenue d'adopter et de maintenir, pour la garde des effets, un système de sécurité impec cable. Or, je ne vois pas comment, dans le cadre d'une action purement délictuelle et indépendante de toute relation contractuelle, il soit possible de
prétendre que la défenderesse se devait de mainte- nir un système de sécurité aussi étanche. Je veux bien que parmi les obligations normales qu'une entreprise de manutention est appelée à assumer, il' y ait celle d'adopter un système de sécurité sans faille, mais ces obligations n'existent pas, à mon sens, en dehors d'une relation contractuelle. L'obli- gation générale de prudence et de diligence que le droit commun, par l'article 1053 du Code civil, impose à tous, doit s'analyser certes selon les cir- constances et ne correspond évidemment pas à une notion objective uniforme. Elle doit se voir attri- buer un contenu qui tient compte de la personna- lité, de la profession, du métier de celui qui est recherché en responsabilité et de l'activité que ce dernier exerçait au moment est survenu le dommage. Mais une telle obligation générale ana lysée en fonction d'une entreprise comme celle que constitue la défenderesse ne saurait comprendre tous les devoirs qu'une entreprise de manutention peut avoir à assumer lorsqu'elle agit en sa qualité d'entreprise commerciale dans le cadre d'un con- trat. La demanderesse ne peut prétendre poursui- vre en dehors de toute relation contractuelle et vouloir en même temps juger de la conduite de la défenderesse comme s'il s'agissait d'une entreprise de manutention ayant assumé contractuellement, les obligations pleines et entières d'une entreprise de cette nature.
Sur le plan strictement délictuel, la demande- resse, à mon avis, n'a pas prouvé faute, au sens dut droit commun.
Une telle conclusion affaiblit évidemment la position de la demanderesse, surtout que cette position est, comme j'ai dit, celle que son procu- reur a surtout cherché à faire valoir au procès, mais elle n'est pas décisive. L'action telle qu'inten- tée ne permet pas, on l'a vu, une définition précise de la cause d'action, et pour en disposer pleine- ment il ne suffit pas de la déclarer non fondée suc le plan délictuel, il faut se demander si elle n'est pas recevable autrement.
La demanderesse ne peut-elle pas s'en prendre à la défenderesse en tant qu'entreprise de manuten- tion chargée professionnellement de prendre garde: de ses effets et lui reprocher alors les failles de son système de sécurité? Deux conditions seraient tou- tefois requises. Il lui faudrait premièrement établir qu'elle a qualité pour agir ainsi, et deuxièmement
démontrer que le moyen de défense tiré de la clause de non-responsabilité du contrat de trans port n'est pas un obstacle. La logique exigerait normalement que l'on s'assure de l'existence de la première des deux conditions, avant de s'interroger sur la seconde, mais je procéderai néanmoins en sens inverse. Le moyen tiré de la clause de non-res- ponsabilité est en effet invoqué par la défenderesse à l'encontre de tout recours que l'on voudrait faire valoir contre elle; ensuite il a donné lieu en juris prudence à des arrêts qu'on ne saurait ignorer en recherchant le mérite d'une action comme celle ici intentée; et enfin, sa considération conduira, je pense, automatiquement à admettre la réalisation de la première condition, soit la possibilité pour la demanderesse de se placer sur un terrain autre que purement délictuel.
Ceci m'emmène au coeur du débat qui, ces dernières années, s'est poursuivi en doctrine et en jurisprudence relativement à l'effet juridique de cette clause devenue courante dans les contrats de transport maritime par laquelle le transporteur, propriétaire du navire, cherche à étendre, à ses agents et à ceux appelés par lui à participer à l'exécution du contrat, le bénéfice des conventions de non-responsabilité que l'expéditeur ou proprié- taire de la marchandise est appelé à lui concéder. Il s'agit, on le sait, de la clause connue dans le métier sous le nom de «Himalaya». Elle peut être rédigée de diverses façons (et on se rend compte, en lisant les arrêts, qu'effectivement la pratique a constamment cherché à en améliorer la forme pour la soustraire à tout reproche d'obscurité ou d'équi- voque), mais son but permet aisément de l'identi- fier. La clause 4 du connaissement ici en cause est certes de la nature d'une clause Himalaya et elle ne saurait, à mon avis, être méconnue sur la seule base qu'elle ne dirait pas clairement ce qu'elle voulait dire. On ne saurait non plus nier à la défenderesse le droit de s'en prévaloir en l'espèce au motif qu'une convention de non-responsabilité ne pourrait de toute façon couvrir une faute lourde (voir notamment Eisen Und Metall A.G. c. Ceres Stevedoring Co. Ltd. [1977] 1 Lloyd's Rep. 665; Circle Sales & Import Limited c. Le (fTarantel» [1978] 1 C.F. 269). Les manquements que l'on pourrait lui reprocher en tant qu'entreprise de manutention eu égard aux faits prouvés ne sau- raient convenir à cette notion de faute lourde, qu'on peut définir, à mon avis, comme une faute
d'une gravité telle qu'elle ne peut résulter que de la sottise et est pour cela socialement intolérable. Il faut donc, pour juger du moyen de défense invo- qué ) , prendre parti sur l'efficacité de la clause telle qu'elle se présente ici.
L'histoire jurisprudentielle de la clause Hima- laya est bien connue. Mon collègue le juge Walsh dans «Tarantel» (ci-haut cité) l'a de nouveau exposée dernièrement, et Tetley, dans la deuxième édition de son livre Marine Cargo Claims publiée tout récemment, y consacre plusieurs pages (pp. 373 et suiv.). Il n'est pas utile que je la reprenne ici par-delà un très bref rappel de ses principales étapes.
La clause tire son nom d'une décision anglaise de la Cour d'appel de 1954, Alder c. Dickson (the Himalaya) [1954] 2 Lloyd's Rep. 267, [1955] 1 Q.B. 158, sa validité fut une première fois, en principe, admise. En 1961, cependant, dans Mid land Silicones, Ltd. c. Scruttons, Ltd. [1961] 2 Lloyd's Rep. 365, [1962] A.C. 446, la Chambre des Lords refusait d'y attribuer quelque effet, invo- quant principalement que la stipulation en l'espèce n'était pas suffisamment précise et que de toute façon les stevedores n'avaient pas participé au contrat intervenu entre l'expéditeur-propriétaire et le transporteur, ni n'avaient été représentés par ce dernier au moment le contrat était intervenu. En 1970, dans la cause Canadian General Electric Co. Ltd. c. Pickford & Black Ltd. (Le «Lake Bosomtwe») [1971] R.C.S. 41, le juge Ritchie de la Cour suprême, dans un passage de ses motifs de jugement, contesta à un stevedore le droit de limi- ter (et je cite à dessein) «sa responsabilité relative aux dommages ... conformément aux dispositions de l'art. IV, règle 5 des Règles que l'on trouve à l'Annexe de la Loi sur le transport des marchan- dises par eau, S.R.C. 1952, c. 291, dispositions qui sont incorporées au contrat de transport dont les connaissements sont la preuve». Le passage était bref: le seul motif mis de l'avant était que le stevedore ne pouvait se prévaloir d'une clause d'un contrat dont il n'avait pas été partie et l'autorité de Midland Silicones était invoquée.
Quatre ans plus tard, le Conseil privé, saisi d'une véritable clause Himalaya dans la cause The New Zealand Shipping Co. Ltd. c. A.M. Satterth- waite & Co. Ltd. (L'«Eurymedon») [1974] 1 Lloyd's Rep. 534 (C.P.); [1971] 2 Lloyd's Rep.
399 (N.Z.S.C.); [1972] 2 . Lloyd's Rep: 544 (N.Z.C.A.), arrivait cette fois à la conclusion que la clause protégeait efficacement le stevedore. Les juges majoritaires prirent d'abord soin de bien préciser la portée de Midland Silicones dont ils ne cherchaient pas à contredire les principes. Ils vou- laient, au contraire, suivre la pensée alors expri- mée par lord Reid relativement aux conditions susceptibles de permettre une application de la doctrine de l'«agency» dans le cas de conventions de cette nature. Sur le plan technique, les juges adoptèrent un raisonnement difficile à condenser. Deux propositions peuvent en donner l'essentiel, du moins en autant que j'ai pu le bien saisir. D'une part, l'engagement unilatéral, que l'expéditeur avait pris dans le contrat de transport à l'égard du stevedore, lui-même représenté par le transporteur, s'était transformé en contrat bilatéral et complet au moment le stevedore avait pris effectivement charge de la marchandise. D'autre part, en exécu• tant son travail, le stevedore avait rendu à l'expédi- teur des services qui étaient devenus la «considéra- tion» qu'en tant que cocontractant il lui fallait fournir pour que le contrat, selon les principes de la common law, put avoir effet quant à lui. Au fond, cependant, par-delà ces explications techni ques, c'était l'idée de respecter l'intention des par ties qui l'avait emporté. Lord Wilberforce le décla- rait sans ambages la page 540): [TRADUCTION] «De l'avis de leurs Seigneuries, le fait de donner à l'appelante le bénéfice des exemptions et des limi tations contenues dans le connaissement revient à donner effet aux intentions claires d'un document commercial et peut intervenir dans le cadre des principes existants. Elles ne voient aucune raison_ de forcer le droit ou les faits afin de déjouer ces intentions. Il ne faut pas oublier que nier la vali- dité de la clause aurait pour effet d'encourager les actions contre les préposés, les agents et les entre preneurs indépendants afin de faire accepter par les expéditeurs, contre les transporteurs, des exemptions considérables (qui sont presque inva riables et souvent obligatoires), dont l'existence et l'efficacité présumée se reflètent dans les taux de fret. Elles ne voient aucun avantage à cette conséquence».
Enfin dernière étape à mentionner: en 1974, dans la cause Eisen Und Metall A.G. c. Ceres Stevedoring Co. Ltd. (ci-haut citée), la Cour d'ap- pel de la province de Québec, tout en condamnant
un stevedore au motif que la perte était résultée de sa faute lourde, crut bon néanmoins de lui recon- naître au départ le droit de principe de se prévaloir de la clause Himalaya qu'il invoquait. La Cour ne s'embarrassa pas d'explications techniques: elle se fonda essentiellement sur la constatation que la clause reflétait l'intention claire des parties.
Comme on peut le voir, défenseurs et adversai- res de la clause Himalaya peuvent tour à tour prétendre trouver dans la jurisprudence l'appui qu'ils recherchent. Les tenants de l'inefficacité au Canada prétendent souvent être en meilleure pos ture à cet égard sous prétexte qu'ils peuvent se réclamer d'une décision de la Cour suprême (cf Tetley, op. cit., pp. 383 et suiv.). Je pense toutefois qu'il ne faut pas exagérer la portée des remarques incidentes du juge Ritchie dans cet arrêt Le .Lake Bosomtwe», si incidentes, au fait, qu'elles semblent même avoir complètement échappées au rappor- teur officiel qui n'y fait même pas allusion dans sa présentation. Rien ne permet de dire en effet que ces remarques s'adressaient clairement à une clause Himalaya, et, prises littéralement, elles ne dépassent pas le rappel d'un principe précis: une personne ne saurait se prévaloir d'un contrat dont elle n'est pas partie. Sans doute, s'agit-il d'une décision qui ne peut être ignorée, étant donné sa référence à l'arrêt Midland Silicones et l'impor- tance du principe mis de l'avant dans la discussion du problème soulevé; mais elle ne fournit pas de solution nette et ne s'oppose pas irrémédiablement à la thèse de la validité.
Pour ma part, je pense qu'effectivement on ne peut oublier, au départ, que le principe de l'effet relatif du contrat, celui que réaffirme le juge Ritchie, est aussi valable en droit québécois qu'en common law. Il est vrai que le droit québécois admet plus généralement la possibilité d'une «sti- pulation pour autrui» au sens l'entend l'article 1029 du Code civil de la province de Québec,' mais une clause Himalaya dans un contrat de transport peut difficilement s'interpréter comme une telle «stipulation pour autrui», puisqu'elle ne
Art. 1029. On peut pareillement stipuler au profit d'un tiers lorsque telle est la condition d'un contrat que l'on fait pour soi-même, ou d'une donation que l'on fait à un autre. Celui qui fait cette stipulation ne peut plus la révoquer si le tiers a signifié sa volonté d'en profiter.
rend évidemment personne, surtout pas le steve dore ou le manutentionnaire, créancier du promet- tant, l'expéditeur-propriétaire. Que par application du principe de l'effet relatif du contrat, le steve dore ou manutentionnaire ne puisse se prévaloir directement d'une clause du contrat de transport auquel il n'a été partie ni directement, ni par mandataire, me paraît une conclusion inévitable. Je ne vois pas comment, en droit québécois au moins et à partir des faits de la présente cause, il soit possible (et ce, malgré l'affirmation que l'on retrouve à la fin de la clause ici en jeu) de parler du transporteur comme d'un agent ou mandataire du stevedore ou du manutentionnaire, au moment le contrat de transport est intervenu.
Mais si, poursuivant le raisonnement dans l'opti- que du droit québécois comme le souhaite l'action telle qu'intentée, on considère dans son ensemble les faits de la présente cause, je ne crois pas qu'on puisse définir la position de la défenderesse comme étant simplement celle d'un stevedore qui invoque sans plus la clause du contrat de transport inter- venu entre l'expéditeur-propriétaire et la compa- gnie maritime. Ce serait oublier, je pense, que la défenderesse ITO s'en remet ici d'abord à son propre contrat de services avec le transporteur, contrat dans lequel, par une clause rédigée de façon obscure mais qui ne laisse pas de doute quant à son objet,' elle a pris soin de prévoir que sa
" Il s'agit de la clause 7:
Responsibility for Damage or Loss. It is expressly under stood and agreed that the Contractor's responsibility for damage or loss shall be strictly limited to damage to the vessel and its equipment and physical damage to cargo or loss of cargo override through negligence of the Contractor or its employees. When such damage occurs to the vessel or its equipment or where such loss or damage occurs to cargo by reason of such negligence, the vessel's officers or other representatives shall call this to the attention of the Contrac tor at the time of accident. The Company agrees to indemni fy the Contractor in the event it is called upon to pay any sums for damage or loss other than as aforesaid.
It is further expressly understood and agreed that the Company will include the Contractor as an express benefici• ary, to the extent of the services to be performed hereunder, of all rights, immunities and limitation of liability provisions of all contracts of affreightment as evidenced by its standard bills of lading and/or passenger tickets issued by the Com pany during the effective period of this agreement. Whenever the customary rights, immunities and/or liability limitations are waived or omitted by the Company, as in the case of ad valorem cargo, the Company agrees to include the Contrac tor as an assured party under its insurance protection and ensure that it is indemnified against any resultant increase in liability.
responsabilité quant à la garde des effets serait limitée dans la mesure que le permettaient le contrat de transport lui-même et la clause Hima- laya qui s'y trouvait. C'est en vertu de ce contrat de services conclu avec le transporteur que la défenderesse a accepté de prendre en charge les effets transportés et c'est dans ce contrat qu'elle a défini ses obligations à leur sujet. Ce contrat de services, l'expéditeur-propriétaire lui-même savait qu'il interviendrait au cours du transport de sa marchandise: il lui avait été dénoncé par cette clause Himalaya et ses modalités, en autant qu'el- les pouvaient l'affecter, avaient été prévues et autorisées par lui. C'est ce contrat qui a permis la rencontre des volontés des trois parties. L'expédi- teur-propriétaire n'y a pas formellement souscrit, mais, comme il devait en être bénéficiaire et qu'il y a acquiescé à l'avance, il doit être tenu comme y étant présent, soit en tant que représenté ou en tant que tiers bénéficiaire (suivant la théorie de la stipulation pour autrui du droit québécois), peu importe.
A mon avis, si la demanderesse, expéditeur-pro , priétaire, peut poursuivre la défenderesse ITO en sa qualité de manutentionnaire, donc autrement que sur le plan strictement délictuel, c'est qu'elle peut se prévaloir de ce contrat de services que le transporteur a conclu avec ITO, en partie à son bénéfice à elle propriétaire et avec son autorisation, expresse. Elle ne saurait cependant agir en cette qualité, sans évidemment accepter le contrat en son entier. C'est pourquoi, à mon sens, la défende- resse est en droit de lui opposer la clause de non-responsabilité que le contrat qu'elle a souscrit contenait en se référant à la clause Himalaya initialement prévue au contrat transport lui- même. L'analyse juridique non seulement permet mais exige, à mon avis, qu'il soit donné suite à l'intention manifeste des parties, comme le veulent les Lords du Conseil privé (dans la cause L'«Eury- medon») et les juges de la Cour d'appel du Québec (dans Eisen Und Metall A.G. c. Ceres Stevedoring Co. Ltd.).
Les adversaires de la clause Himalaya dans les contrats de transport cherchent par des arguments techniques à éviter qu'il soit donné suite à l'inten- tion des parties sous prétexte, au fond, que le contrat en serait un d'adhésion imposé à l'expédi- teur-propriétaire et que ces clauses de non-respon- sabilité sont susceptibles de favoriser la négligence.
Je me demande si, en donnant suite à l'intention des parties, on place l'expéditeur dans une situa tion plus désavantageuse que si le transporteur exigeait tout simplement de lui qu'il contracte directement avec les manutentionnaires; je doute aussi, qu'en pratique l'effet de ces clauses soit autre que celui de clarifier le partage entre les uns et les autres des coûts d'assurance à assumer. Mais de toute façon, des considérations de cette nature (contrat d'adhésion, abus de clauses de non-res- ponsabilité) peuvent fort bien susciter une inter vention du législateur, comme ce fut le cas pour la partie proprement maritime du transport, mais elles peuvent difficilement fonder la décision d'un juge.
Ma conclusion est donc que la défenderesse ITO ne saurait être tenue responsable de la perte sur le seul plan délictuel parce qu'elle n'a pas commis de faute susceptible de lui être délictuellement repro- chée, et sur un plan autre que délictuel, elle était protégée par la clause de non-responsabilité que son contrat avec Mitsui prévoyait et à laquelle la demanderesse avait acquiescé en souscrivant à la clause Himalaya du contrat de transport.
L'action par conséquent n'est pas plus fondée contre la défenderesse ITO que contre la défende- resse Mitsui. Elle devra donc être rejetée à l'égard de l'une comme de l'autre.
 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.