T-5704-79
La Reine (Demanderesse)
c.
Chimo Shipping Limited et Crosbie Enterprises
Ltd. (Défenderesses)
Division de première instance, le juge Walsh—
Montréal, 3 mars; Ottawa, 13 mars 1980.
Pratique — Parties — Requête en radiation — Requête de
la seconde défenderesse en radiation de la procédure engagée
contre elle pour absence de cause raisonnable d'action et pour
double emploi — Est réputé être un cautionnement l'engage-
ment pris par la seconde défenderesse de se soumettre à la
compétence de la Cour fédérale, de recevoir signification des
procédures intentées contre la première défenderesse, d'assurer
la comparution en justice de cette dernière et de payer une
certaine somme que la première défenderesse pourrait être
condamnée à payer — L'engagement n'a pas pour effet de
rendre la seconde défenderesse solidairement responsable —
Requête accueillie — Rejet de la requête introduite par la
première défenderesse en vue de suspendre la procédure pour
cause de double emploi — Code civil du Québec, art. 1929 et
seq.
Arrêt mentionné: Tropwood A.G. c. Sivaco Wire & Nail
Co. [ 1979] 2 R.C.S. 157. Arrêt appliqué: R. c. Thomas
Fuller Construction Co. (1958) Ltd. [ 1980] 1 R.C.S. 695.
REQUÊTES.
AVOCATS:
B. Bierbrier pour la demanderesse.
T. Bishop pour la défenderesse Chimo Ship
ping Limited.
M. de Man pour la défenderesse Crosbie
Enterprises Ltd.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour la
demanderesse.
Brisset, Bishop, Davidson & Davis, Montréal,
pour la défenderesse Chimo Shipping Limi
ted.
Stikeman, Elliott, Tamaki, Mercier & Robb,
Montréal, pour la défenderesse Crosbie
Enterprises Ltd.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE WALSH: En l'espèce, les deux requêtes
introduites devant la Cour ont été entendues
ensemble, la décision relative â l'une dépendant,
dans une certaine mesure, de celle relative â l'au-
tre. La défenderesse Chimo Shipping Limited sol-
licite une suspension d'instance, en attendant l'is-
sue de l'action intentée le même jour par la
demanderesse contre les mêmes défenderesses
devant la Cour supérieure du district de Montréal
et contenant des allégations identiques. L'octroi de
cette suspension est bien entendu à la discrétion de
la Cour, mais la défenderesse a raison de soutenir
qu'elle ne devrait pas avoir à se défendre contre ces
poursuites devant deux juridictions différentes.
La défenderesse Crosbie Enterprises Ltd.
demande une ordonnance de radiation, sans per
mission d'amendement, de toute référence ou allu
sion à elle dans les procédures ou l'intitulé de la
cause, au motif que les procédures ne révèlent
aucune cause raisonnable d'action contre elle, font
double emploi avec celles intentées le même jour
devant la Cour supérieure de la province de
Québec, sont futiles et vexatoires et constituent un
emploi abusif des procédures de la Cour. Ladite
défenderesse demande aussi l'autorisation de dépo-
ser un acte de comparution conditionnelle afin de
contester la compétence de la Cour.
Il convient de résumer les faits. Par un contrat
passé avec la demanderesse représentée par le
ministre des Transports, la Chimo Shipping Limi
ted s'engageait à transporter certaines marchandi-
ses de divers lieux, dont le port de Montréal, vers
différents ports de l'arctique canadien et à les
entreposer, alors qu'elle s'engageait par d'autres
contrats à transporter des marchandises de ports
de l'arctique à Montréal. Une partie de ces mar-
chandises n'a pas été livrée, alors qu'une autre est
arrivée à destination endommagée. Étant donné
l'époque de l'année et l'urgence qu'il y avait à
livrer une partie de la cargaison destinée à l'arcti-
que, la demanderesse obtint la libération de la
cargaison et la transporta à destination par avion.
La demanderesse avait au préalable passé avec
ladite Chimo Shipping Limited et avec Crosbie
Enterprises Ltd. des contrats en vertu desquels elle
payait, sous toutes réserves, à Chimo Shipping
Limited ses frets et autres frais. L'action réclame
maintenant $378,353 de fret en ce qui concerne les
marchandises non livrées, $1,643,556 pour frais de
manutention, de camionnage, d'entreposage et de
transport par avion des marchandises non livrées à
destination et $108,683.44, pour marchandises
perdues ou avariées, soit un total de $2,130,592.44.
Dans la présente procédure surviennent des dif-
ficultés en ce qui concerne la Crosbie Enterprises
Ltd. La convention intervenue entre la demande-
resse et la Chimo Shipping Limited, par laquelle
cette dernière accordait mainlevée de son privilège
sur les marchandises et recevait un acompte sur le
fret dû pour leur transport, prévoyait, en plus de
certains paiements y précisés, le versement à l'en-
trepreneur (c.-à-d., Chimo Shipping Limited) d'un
solde de $711,359.55 plus 5% de retenues de
garantie. En contrepartie, la demanderesse obte-
nait une lettre d'engagement de Crosbie Enterpri
ses Ltd. ou autre caution solvable, en une forme
similaire au modèle formant l'annexe 4 de la con
vention, pour un montant d'au plus $750,000, en
vue de la garantie de toute réclamation que le
Ministre pourrait avoir contre l'entrepreneur pour
dommages et intérêts résultant de l'inexécution par
ce dernier de ses engagements envers le Ministre
aux termes des contrats susmentionnés. Cette con
vention fut signée le 29 novembre 1978 et Crosbie
Enterprises Ltd. n'y était pas partie. Toutefois y
était attaché l'engagement pris le 30 novembre
1978 par Crosbie Enterprises Ltd. et adressé à la
demanderesse, lequel engagement énonçait qu'en
considération du versement immédiat de ladite
somme à Chimo, elle s'obligeait à ce qui suivait.
C'est le libellé de cet engagement qui crée des
difficultés. La société y attribue en premier lieu
compétence à la Cour fédérale du Canada. Elle
nomme ensuite des avocats [TRADUCTION] «pour
recevoir la signification de toute action que vous
pourrez intenter contre Chimo pour le recouvre-
ment de ces dommages et intérêts». Elle s'engage
également à assurer la comparution en justice,
[TRADUCTION] «pour le compte de Chimo», puis
[TRADUCTION] «à payer sur demande toute
somme non supérieure à 750,000 dollars canadiens
(intérêts et frais compris) que le jugement final sur
cette action contre Chimo pourrait vous adjuger ou
qui pourrait vous être due en vertu d'une éven-
tuelle transaction valablement conclue pour le
compte de Chimo au sujet de votre réclamation».
Elle stipule toutefois que, si aucune action n'est
intentée [TRADUCTION] «devant ladite Cour et ne
nous est signifiée et envoyée en bonne et due forme
pour réception, comme il est prévu aux présentes,
dans le délai d'un an à partir de la date de la
présente lettre d'engagement, celle-ci deviendra
caduque de plein droit».
La demanderesse prétend que cet engagement
rend la Crosbie Enterprises Ltd. solidairement res-
ponsable avec la Chimo Shipping Limited jusqu'à
concurrence de ladite somme de $750,000; c'est
pourquoi elle l'a citée à comparaître comme codé-
fenderesse. La demanderesse soutient en outre que
c'est la raison pour laquelle elle en a aussi référé à
la Cour supérieure du district de Montréal, compte
tenu du doute possible sur la compétence de la
présente Cour et ce, en dépit du récent arrêt de la
Cour suprême dans une affaire Tropwood A.G. c.
Sivaco Wire & Nail Company.' La demanderesse
refuse donc de se désister devant la Cour supé-
rieure, parce que son avocat craint que la compé-
tence de cette Cour pour connaître de l'affaire,
surtout en ce qui concerne la Crosbie Enterprises
Ltd., soit contestée avec succès. De plus, l'avocat
souligne que rien en Code de procédure civile du
Québec ne prévoit la suspension d'instance. L'avo-
cat de la demanderesse est néanmoins disposé à
prendre l'engagement de ne pas poursuivre ces
procédures au cas où la suspension d'instance
devant la présente Cour serait refusée. La Chimo
Shipping Limited soutient pour sa part qu'elle n'a
nullement l'intention de contester la compétence
de cette Cour. Elle entend toutefois maintenir sa
demande en suspension d'instance, à moins que la
demanderesse ne se désiste devant la Cour supé-
rieure du Québec.
La Crosbie Enterprises Ltd. demandant que
l'action intentée contre elle soit radiée au motif,
entre autres, qu'elle fait double emploi avec celle
intentée devant la Cour supérieure du Québec, on
peut dire qu'elle est en faveur de la requête en
suspension d'instance. Plus grave est l'argument de
cette défenderesse selon lequel l'engagement
qu'elle a pris, et qui fut annexé à la convention
intervenue entre Chimo Shipping Limited et Sa
Majesté la Reine à laquelle elle n'était pas partie,
est simplement un contrat de cautionnement et ne
fait pas d'elle une débitrice solidaire; on ne pourra
l'invoquer contre elle qu'après que jugement en
dernier ressort aura été rendu contre Chimo. Elle
prétend en outre que, dans l'action de la demande-
resse, aucune allégation ou conclusion n'a été faite
à son égard. Elle cherche finalement à contester la
compétence de la présente Cour par voie d'acte de
comparution conditionnelle.
1 [1979] 2 R.C.S. 157.
Voici le libellé du paragraphe 15 de la
déclaration:
[TRADUCTION] Aux termes de ladite convention no 107604
datée du 29 novembre 1978 et de la lettre d'engagement que la
défenderesse Crosbie Enterprises Ltd. a fournie en date du 30
novembre 1978 dans le cadre de cet accord, celle-ci s'est
engagée à en référer à la Cour fédérale du Canada et à assurer
la comparution en justice pour le compte de la défenderesse
Chimo Shipping Ltd., à l'égard de toute action que pourrait
intenter la demanderesse contre cette dernière pour dommages
et intérêts découlant de la rupture des engagements qu'elle a
pris par les contrats susmentionnés nO5 106910, 106911 et
106912, et à verser le cas échéant à la demanderesse, jusqu'à
concurrence de $750,000, les dommages et intérêts qu'adjugera
cette Cour.
Le paragraphe suivant fait mention du fait
qu'en vertu de la lettre d'engagement de la Crosbie
Enterprises Ltd., la demanderesse tient les défen-
deresses solidairement responsables. Je ne pense
pas qu'une juste interprétation de la lettre d'enga-
gement permette de tenir la Crosbie Enterprises
Ltd. solidairement responsable avec la Chimo
Shipping Limited. Bien que les rapports entre les
deux sociétés ne soient pas révélés, elles sont des
entreprises distinctes. En s'engageant comme elle
l'a fait à recevoir la signification de toute action
dirigée contre la Chimo Shipping Limited et à
assurer la comparution pour le compte de cette
dernière, la Crosbie Enterprises Ltd. agissait
comme mandataire de la Chimo; rien n'indique
qu'elle consentait à être citée comme défenderesse.
Le fait qu'elle ait accepté de payer, jusqu'à con
currence de $750,000, toute somme qui pourrait
être adjugée par un jugement final rendu contre la
Chimo à la suite de cette action ne permet pas de
l'assigner en justice avant qu'un tel jugement n'ait
été rendu. Le contrat en est un de cautionnement
au sens des articles 1929 et suivants du Code civil
du Québec. A mon avis, il ne rendait pas Crosbie
Enterprises Ltd. solidairement responsable avec
Chimo Shipping Limited au moment où l'action a
été intentée. Ce que la société concernée a accepté
de faire, c'est de se porter garante d'une responsa-
bilité éventuelle, dont la réalité et le montant ne
pouvaient être déterminés que par un jugement
final rendu contre Chimo.
J'en arrive donc à la conclusion que Crosbie
Enterprises Ltd. ne devait pas être citée comme
défenderesse, que ce soit en l'espèce ou devant la
Cour supérieure du Québec, que sa requête en
radiation de l'action contre elle doit être accueillie,
que toute allusion à sa responsabilité dans la décla-
ration doit être supprimée comme prématurée et
que l'intitulé de la cause doit être modifié en
conséquence. Il n'est donc pas nécessaire d'exa-
miner la question de la compétence de la présente
Cour quant à l'action relative au cautionnement
intentée contre ladite Crosbie Enterprises Ltd.,
question sur laquelle quelque doute peut bien avoir
été jeté par l'arrêt rendu le 21 décembre 1979 dans
l'affaire La Reine c. Thomas Fuller Construction
Co. (1958) Limited [1980] 1 R.C.S. 695. Les faits
étaient très différents en ce sens que, tandis que
l'action principale intentée, en vertu de la Loi sur
la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, c.
C-38, par la Foundation Company of Canada
Limited contre Sa Majesté la Reine relevait bien
de la compétence de cette Cour, lorsque la Cou-
ronne chercha à instituer contre Thomas Fuller
Construction Co. (1958) Limited des procédures
de mise en cause fondées sur The Negligence Act,
S.R.O. 1970, c. 296, il fut décidé que cette Cour
n'avait pas compétence sur cette action. En ren-
dant le jugement de la majorité de la Cour
suprême, le juge Pigeon a déclaré à la page 713, en
ce qui a trait au pouvoir accessoire:
Par conséquent, je ne vois aucun fondement à l'application de
la doctrine du pouvoir accessoire qui est limitée à ce qui est
vraiment nécessaire à l'exercice efficace de l'autorité législative
du Parlement. Si l'on estime souhaitable d'être en mesure
d'invoquer une loi provinciale sur la négligence contributive qui
n'est susceptible d'application que devant les cours de la pro
vince, la solution appropriée est de rendre possible l'exercice de
ce droit de la manière prévue à la règle générale de la Constitu
tion du Canada, c'est-à-dire devant la cour supérieure de la
province.
Puisqu'il est certain que la présente Cour est
compétente à l'égard de Chimo Shipping Limited
et étant donné ma décision relativement à l'autre
requête, rien ne semble justifier une suspension
d'instance devant cette Cour. Je ne partage pas
l'avis de cette défenderesse selon lequel la deman-
deresse ayant saisi deux tribunaux, le défaut par
celle-ci de choisir entre les deux, l'autorise elle, la
défenderesse, à choisir la juridiction devant
laquelle les procédures se poursuivront. Le pouvoir
d'octroyer une suspension d'instance est discrétion-
naire et, d'après une jurisprudence bien établie,
n'est utilisé qu'avec modération et lorsque cela
présente un avantage réel. Par conséquent, la
requête en suspension d'instance introduite par la
Chimo Shipping Limited est rejetée avec dépens.
Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.