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T-5247-82
Fred Ager (demandeur)
c.
La Reine (défenderesse)
T-5248-82
Bernard Levesque (demandeur)
c.
La Reine (défenderesse)
Division de première instance, juge Addy— Ottawa, 11 octobre et ler décembre 1983.
Fonction publique Contrôle judiciaire Décision préli- minaire sur des points de droit dans une action visant à obtenir un jugement donnant droit aux prestations prévues à l'art. 12.13 de la Loi sur la pension de la Fonction publique Ayant participé à un conflit de travail, des contrôleurs de la circulation aérienne en service opérationnel ont été mutés à des postes non opérationnels Les actes des demandeurs anté- rieurs à leur mutation sont pertinents relativement à la ques tion de savoir s'ils ont cessé «involontairement d'être employés., dans le service opérationnel au sens de l'art. 12.13 de la Loi L'issue estoppel ne peut être invoqué devant la Cour fédérale à l'endroit des conclusions de la Commission des relations de travail dans la Fonction publique Loi sur la pension de la Fonction publique, S.R.C. 1970, chap. P-36, art. 12.11, 12.13 (ajouté par S.C. 1980-81-82-83, chap. 64, art. 3), 32 (mod. par S.R.C. 1970 (1e' Supp.), chap. 32, art. 2; S.C. 1974-75-76, chap. 81, art. 21; S.C. 1976-77, chap. 28, art. 35; S.C. 1980-81-82-83, chap. 64, art. 5), (1)v.1) (ajouté par idem, chap. 64, art. 5(4)) Loi sur les relations de travail dans la Fonction publique, S.R.C. 1970, chap. P-35, art. 25 Règle- ment sur la pension de la Fonction publique, C.R.C., chap. 1358, art. 52 (ajouté par DORS/81-866, art. 2) Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle 474.
Fin de non-recevoir Issue estoppel Cette doctrine peut-elle s'appliquer, devant une cour de justice, aux conclu sions antérieures d'un tribunal administratif ou d'un orga- nisme quasi judiciaire? Questions de fait et questions mixtes de droit et de fait tranchées par la Commission des relations de travail dans la Fonction publique Ces décisions lient-elles la Cour fédérale? Distinction entre l'issue estop- pel et le cause of action estoppel (chose jugée) Les affaires publiées citées par l'avocat ne portent pas sur des décisions de tribunaux administratifs Examen des différences fonda- mentales entre une audience devant un tribunal administratif et un procès devant une cour de justice Les décisions de la Commission ne sont pas définitives Une décision qui ne lie pas le tribunal lui-même ne lie pas une cour de justice Dans un procès devant la Cour fédérale, l'issue estoppel ne peut être invoqué à l'égard d'une conclusion de la Commission.
Ayant participé à un conflit de travail, les demandeurs, travaillant alors à titre de contrôleurs de la circulation aérienne en service opérationnel, ont été affectés, sous protêt, à des postes non opérationnels. Ils ont d'abord déposé un grief pour
attaquer cette décision; ils sollicitent maintenant un jugement leur donnant droit aux prestations prévues à l'article 12.13 de la Loi sur la pension de la Fonction publique. Il s'agit de requêtes visant à obtenir une décision préliminaire sur des points de droit. La première question est de savoir si les actes des demandeurs antérieurs à leur mutation—aucune inconduite ne leur étant reprochée—sont pertinents relativement à la question de savoir s'ils ont cessé «involontairement d'être employés» dans le service opérationnel au sens de l'article 12.13. Dans l'affir- mative, les demandeurs sont-ils irrecevables à nier les conclu sions de fait tirées par la Commission des relations de travail dans la Fonction publique en statuant sur leur grief.
Jugement: la réponse à la première question devrait être affirmative et la réponse à la seconde question négative. Il convient de se demander si les demandeurs ont agi sciemment et librement de façon à provoquer leur mutation, ce qui pour- rait constituer un acte volontaire leur enlevant le droit aux prestations. L'avocat a omis un aspect important de la question de l'issue estoppel: l'issue estoppel peut-il s'appliquer devant une cour de justice aux conclusions antérieures d'un tribunal administratif ou d'un organisme quasi judiciaire? Il faut établir une distinction entre l'issue estoppel et l'estoppel per rem judicatam. Dans ce dernier cas, il est évident que lorsqu'un tribunal a compétence pour trancher une question de façon définitive, cette décision finale ne peut pas être portée en appel devant un autre tribunal. Il s'agit de savoir si le même empê- chement absolu s'applique aux autres questions.
Les affaires relatives à l'issue estoppel citées par l'avocat sont des décisions judiciaires antérieures plutôt que des déci- sions de tribunaux administratifs. Il y a un bon nombre de différences fondamentales entre les règles régissant les audien ces devant une commission et les procès devant un tribunal. Parmi ces différences, mentionnons: la nécessité de l'échange de conclusions écrites; l'interrogatoire préalable; la possibilité d'accepter des témoignages non rendus sous serment; le droit des personnes qui ont un intérêt d'assister au procès; la possibi- lité de présenter une preuve par ouï-dire et la possibilité que le tribunal soit dessaisi lorsqu'il a rendu son jugement. Puisque la Commission n'est pas liée par ses décisions, celles-ci ne peuvent pas lier une cour de justice qui examine subséquemment la même question.
JURISPRUDENCE
DISTINCTION FAITE AVEC:
Angle c. Le Ministre du Revenu National, [1975] 2 R.C.S. 248; Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. and others (No. 2), [1967] 1 A.C. 853 (H.L.); Hoystead and Others v. Commissioner of Taxation, [1926] A.C. 155 (P.C.); Humphries v. Humphries, [1910] 2 K.B. 531 (C.A.); Thoday v. Thoday, [1964] 1 All E.R. 341 (C.A.).
AVOCATS:
J. A. McDougall, c.r. et J. Hendry pour les demandeurs.
J. Sims pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Perley-Robertson, Panet, Hill & McDougall, Ottawa, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Voici les motifs de l'ordonnance rendus en fran- çais par
LE JUGE ADDY: Dans ces deux actions, les demandeurs, l'un et l'autre contrôleurs de la circu lation aérienne, cherchent à obtenir à l'encontre de la défenderesse un jugement déclarant qu'ils ont droit aux prestations visées à l'article 12.13 de la Loi sur la pension de la Fonction publique, S.R.C. 1970, chap. P-36 [ajouté par S.C. 1980-81-82-83, chap. 64, art. 3], (ci-après appelée la Loi); ils réclament en outre des dommages-intérêts spé- ciaux au titre de la perte des prestations de prére- traite plus les intérêts.
Dans les deux actions, on a, par des requêtes présentées en vertu de la Règle 474 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663], demandé à la Cour de trancher deux points de droit préliminai- res. Vu la similitude des deux affaires quant aux faits essentiels et puisque le même avocat représen- tait les demandeurs, il a été convenu que les requêtes seraient entendues en même temps.
Une ordonnance en date du 9 septembre 1983 précise qu'il faut avant le procès trancher les deux questions de droit suivantes:
1. Étant donné qu'on ne reproche au demandeur aucune incon- duite, les actes que, d'après la défense produite par la défende- resse, il aurait accomplis avant sa mutation du service opéra- tionnel au service non opérationnel sont-ils pertinents relativement à la question de savoir s'il a cessé «involontaire- ment d'être employé» dans le service opérationnel au sens de l'article 12.13 de la Loi sur la pension de la Fonction publique, S.R.C. 1970, chapitre P-36, et modifications, l'expression «ser- vice opérationnel» étant définie dans ladite loi?
2. Dans l'affirmative, le demandeur est-il irrecevable à nier les conclusions de fait tirées par la Commission des relations de travail dans la Fonction publique dans sa décision en date du 5 septembre 1978 relativement aux dossiers portant les numéros 166-2-3413 et 166-2-3414?
Les demandeurs travaillaient depuis presque vingt ans à titre de contrôleurs de la circulation aérienne et, jusqu'à la fin de septembre 1977, remplissaient les fonctions de surveillants. En cette
dernière qualité, ils étaient encore considérés comme des contrôleurs de la circulation aérienne en service opérationnel au sens de l'article 12.11 de la Loi [ajouté par S.C. 1980-81-82-83, chap. 64, art. 3]. En août 1977, apparemment par suite de leur participation à un conflit de travail, ils se sont vu tous les deux affectés à des postes non opéra- tionnels d'instructeur régional des contrôleurs de la circulation aérienne. Comme on peut le déduire de la formulation de la première question, les parties reconnaissent que ces mutations n'étaient pas motivées par quelque inconduite des demandeurs dans l'exécution de leurs fonctions.
Pour des raisons qui deviendront apparentes plus loin, les demandeurs n'ont pas voulu des postes d'instructeur et se sont opposés à l'affectation.
Des griefs ayant été déposés auprès de la Com mission des relations de travail dans la Fonction publique (ci-après appelée la Commission), il y a eu des enquêtes publiques de grande envergure au cours desquelles beaucoup de témoins ont été entendus et de nombreux documents produits. Bien que les décisions rendues ne se rapportent pas vraiment aux requêtes dont il s'agit ici, les motifs de la Commission contiennent un bon nombre de conclusions sur des questions de fait et sur des questions mixtes de fait et de droit qui, sans aucun doute, auront une très grande pertinence relative- ment aux conclusions de cette Cour dans ces actions. Par conséquent, à moins que la réponse à la première question ne soit négative ou encore, que la réponse à la seconde soit affirmative, le juge de première instance aura à se pencher sur ces mêmes questions et à entendre les témoignages et les arguments y afférents.
L'importance que peut revêtir pour les deux parties le sens donné à l'expression «involontaire- ment d'être employé» qui figure à l'article 12.13 de la Loi devient immédiatement apparente lorsqu'on tient compte des prestations de retraite uniques, très spéciales et extrêmement généreuses prévues à l'article 12.13 pour les contrôleurs ayant plus de dix ans de service opérationnel. Le fonctionnaire ordinaire, y compris les contrôleurs affectés au service non opérationnel, n'ont droit aux presta- tions de retraite normales qu'à l'âge de 60 ans ou, s'ils ont 35 années de service, 55 ans. À l'âge de 50 ans, le fonctionnaire ordinaire ayant à son actif 35
années de service peut toucher une pension réduite. Par contre, un contrôleur de la circulation aérienne qui quitte son poste volontairement après vingt années de service opérationnel a droit à une pen sion à jouissance immédiate. Celui qui a plus de dix années de service mais moins de vingt peut lui aussi recevoir une pension à jouissance immédiate et cela peu importe son âge, à condition toutefois que son départ ne soit pas volontaire ou, pour reprendre l'expression utilisée dans la loi, pourvu qu'il cesse «involontairement d'être employé» dans le service opérationnel.
Dans le cas d'un contrôleur de la circulation aérienne qui après dix ans cesse involontairement d'être employé dans le service opérationnel et qui choisit de rester dans la Fonction publique, le paragraphe 12.13(2) lui donne immédiatement droit à un supplément de salaire («nivellement du revenu») égal à la moitié de la pension qu'il aurait reçue s'il avait quitté la Fonction publique.
Si les contrôleurs affectés au service opération- nel bénéficient de prestations de retraite très spé- ciales comprenant le «nivellement du revenu», c'est probablement parce qu'ils doivent, pour obtenir et conserver leurs permis professionnels, satisfaire à des normes rigoureuses en matière technique et en matière de santé. Ces normes peuvent s'expliquer par le fait qu'il s'agit d'un travail que l'on consi- dère comme exigeant et aussi par le fait que la sécurité du public dépend dans une large mesure de la compétence des contrôleurs, de leur constante vigilance et de la promptitude de leurs réactions lorsqu'ils sont de service. Ils subissent périodique- ment des examens médicaux et techniques et, en cas d'échec, doivent se retirer du service opération- nel. D'un autre côté, une personne jugée inapte à ce service du fait d'avoir échoué à un examen médical pourrait être parfaitement capable d'occu- per d'autres postes dans la Fonction publique, y compris celui d'instructeur des contrôleurs de la circulation aérienne.
J'ai déjà mentionné l'article 12.13. En voici les parties pertinentes:
12.13 (1) Les dispositions suivantes s'appliquent au contrô- leur de la circulation aérienne employé dans le service opéra- tionnel le 1°" avril 1976 ou après cette date qui, pour toute raison autre que l'inconduite, cesse involontairement d'être employé dans le service opérationnel:
b) s'il cesse d'être employé ainsi après dix années ou plus mais moins de vingt années de service opérationnel ouvrant droit à pension, il a droit, à son gré dès qu'il cesse d'être employé dans la Fonction publique, de bénéficier au titre de ce service à l'égard duquel il n'a pas exercé l'option visée au paragraphe (2), d'une allocation annuelle tenant lieu des prestations visées au paragraphe 12(1) au titre de ce service, payable immédiatement, lors de l'exercice de son option, et égale au montant de la pension à jouissance différée qui serait payable en vertu du paragraphe 12(1) au titre de ce service, diminué du produit obtenu en multipliant cinq pour cent du montant de cette pension par vingt moins le nombre d'années, arrondi au dixième d'année le plus proche, de son service opérationnel ouvrant droit à pension, avec une réduc- tion maximale de trente pour cent.
(2) Nonobstant toute autre disposition de la présente loi, mais sous réserve de l'article 12.22, les contrôleurs de la circulation aérienne visés au paragraphe (1) qui, après avoir quitté le service opérationnel, sont employés dans un service de la Fonction publique qui n'est pas un service opérationnel et qui n'ont pas reçu une prestation conformément au paragraphe (1) ou au paragraphe 12(1) au titre de leur service opérationnel ont droit, à leur gré et dès l'exercice de leur option, à une pension égale à la pension à jouissance immédiate ou à l'allocation annuelle qui leur aurait été payable en vertu du paragraphe (1) s'ils avaient cessé d'être employés dans la Fonction publique à la cessation de leur service opérationnel, jusqu'à concurrence de cinquante pour cent de leur service opérationnel ouvrant droit à pension.
Ainsi, les deux demandeurs, qui ont chacun plus de dix mais moins de vingt années de service opérationnel, pourraient bénéficier de ces disposi tions s'il est conclu qu'ils ont cessé involontaire- ment d'être employés dans le service opérationnel.
La première question posée en l'espèce porte en vérité sur la pertinence et c'est normalement au juge de première instance qu'il appartient de répondre à une telle question.
L'avocat de la défenderesse allègue et entend prouver en premier lieu que les demandeurs ont volontairement et de propos délibéré adopté une ligne de conduite qui a déclenché une série d'évé- nements lesquels devaient d'une façon prévisible aboutir à leur destitution de leurs fonctions et à leur mutation à des postes différents et, en second lieu, que cela ne signifie pas qu'il s'agissait de mutations involontaires ou d'événements qui se sont produits indépendamment de la volonté des demandeurs. L'avocat fait valoir qu'ils ont été mutés [TRADUCTION] «parce qu'ils avaient, volon- tairement et de propos délibéré, agi d'une manière incompatible avec les exigences de leur emploi non reliées directement au service opérationnel.»
Pour trancher la question de la pertinence, on doit admettre que ces allégations peuvent être prouvées. On ne saurait répondre à cette question sans tenir compte des faits qui pourront être éta- blis à l'audience et, en y répondant, il faut suppo- ser que sera effectivement prouvé l'ensemble des faits qui pourraient, fût-ce indirectement, indiquer l'existence d'autres éléments volontaires que la simple acceptation de la mutation. Cette question fondamentale doit être examinée dans un contexte un contrôleur de la circulation aérienne accom- plit délibérément un acte qui ne nuit pas à l'ac- complissement de ses fonctions comme telles, mais qui, il le sait, entraînera logiquement et selon toute vraisemblance sa mutation à un poste non opéra- tionnel. Quand ce contrôleur finit par être muté, peut-on alors prétendre, du fait qu'il ne veut pas accepter la mutation et qu'il désire rester dans le service opérationnel, qu'il ne l'a pas été «involon- tairement»?
L'article 12.11 de la Loi donne à l'expression «service opérationnel» la définition suivante:
«service opérationnel« Le service appelé opérationnel dans les règlements pris en vertu de l'alinéa 32(1)v.1) et, en outre, toute période non consacrée au service opérationnel précisée en vertu de ces règlements.
L'alinéa 32(1)v.1) [ajouté par S.C. 1980-81- 82-83, chap. 64, art. 5(4)] autorise des règlements:
v.1) désignant le service qui constitue du «service opération- nel« aux fins de la définition de cette expression à l'article 12.11 et précisant les périodes non consacrées au service opérationnel auxquelles il faut accorder le sens de service opérationnel;
L'article 52 du Règlement [Règlement sur la pension de la Fonction publique, C.R.C., chap. 1358 (ajouté par DORS/81-866, art. 2)] pris en vertu de cette dernière disposition est ainsi rédigé:
52. Aux fins de l'article 12.13 de la Loi, un contributeur est réputé avoir cessé involontairement son emploi en service opé- rationnel dès que le sous-chef du ministère des Transports atteste
a) que l'employé est incapable de satisfaire aux exigences médicales inhérentes à la validation de son permis de contrô- leur de la circulation aérienne ou de la lettre d'autorisation émise par le ministère des Transports;
b) que l'employé est incapable de conserver le niveau de compétence technique exigé; ou
c) que le retrait de l'employé du service opérationnel est nécessaire au maintien de sa santé physique ou mentale.
Je rejette l'argument selon lequel, grâce à l'ap- plication du principe «expressio unius exclusio alterius», le Règlement précité écarte tous les autres sens possibles du mot «involontairement». L'article 32 de la Loi [mod. par S.R.C. 1970 (1 °r Supp.), chap. 32, art. 2; S.C. 1974-75-76, chap. 81, art. 21; S.C. 1976-77, chap. 28, art. 35; S.C. 1980-81-82-83, chap. 64, art. 5] ne permet pas de façon expresse de définir ce qu'est le service volon- taire; il permet simplement de préciser les périodes non consacrées au service opérationnel qui doivent être considérées comme du service opérationnel.
L'article 52 du Règlement ne définit pas le mot «involontairement» et, s'il le faisait, la définition ne serait pas valable en droit car, sauf autorisation expresse dans la loi elle-même, le sens d'une dispo sition d'une loi ne peut être déterminé par voie de règlement.
Toute disposition d'une loi doit s'interpréter à la lumière de la loi dans son ensemble, les mots employés devant recevoir d'abord et avant tout leur sens courant. Lorsqu'il n'y a aucune incompa- tibilité avec l'esprit de la loi, il est évident que le sens courant doit primer. Toutefois, dans l'hypo- thèse contraire, on donnera au mot en question un sens spécial qui sera, selon le cas, soit plus res- treint, soit plus large, de manière à donner effet à l'esprit de la loi et à éviter que l'intention mani- feste du législateur soit contrecarrée.
«Volontairement» signifie de son gré et sans obligation ni contrainte. On a cité toute une série de décisions américaines à l'appui du principe selon lequel, lorsqu'une loi impose la cessation de l'emploi comme condition du paiement des presta- tions, les actes de la personne destituée de ses fonctions ne sont pas pertinents. M'ont également été signalées plusieurs décisions rendues par des juges-arbitres en vertu de la Loi sur l'assurance- chômage [S.R.C. 1970, chap. U-2 (abrogé par S.C. 1970-71-72, chap. 48)]. Dans chacune de ces décisions il s'agit d'une cessation d'emploi plutôt que d'une mutation. Quoi qu'il en soit, comme nous l'avons déjà vu, tout mot figurant dans une loi doit toujours recevoir le sens indiqué par le contexte de la loi elle-même.
Compte tenu des avantages très spéciaux accor dés aux contrôleurs affectés au service opération-
nel, ces avantages étant placés dans le contexte général de la Loi, il paraîtrait contraire à l'inten- tion du législateur de conclure qu'un contrôleur muté après avoir sciemment, librement et volontai- rement fait tout ce qui pouvait logiquement entraî- ner une telle mesure l'a été involontairement parce qu'il désire tout de même rester dans le service opérationnel et ne veut pas accepter la mutation. Il s'agit au fond d'une question de cause et effet. Lorsqu'une personne produit volontairement telle cause sachant très bien que tel effet, quoique non désiré, en résultera inévitablement ou fort proba- blement, peut-on alors prétendre qu'elle n'a pas volontairement provoqué l'effet, bien qu'elle ne l'ait pas souhaité? Il est bien établi en droit et le principe s'applique d'ailleurs au comportement humain en général, qu'une personne est censée avoir voulu les conséquences naturelles de ses actes, particulièrement lorsqu'il s'agit de consé- quences prévues dont on a pleinement conscience d'avance. Selon moi, il n'importe pas que la réali- sation de ces conséquences dépend de l'action d'une autre personne (en l'espèce, la décision de l'employeur de muter l'employé), lorsque cette action doit manifestement, logiquement et raison- nablement s'ensuivre dans les circonstances. Compte tenu de la loi, toute autre conclusion serait injuste envers les contrôleurs qui n'ont pas agi de cette manière et qui doivent continuer dans le service opérationnel pour avoir droit à la pension. Cela pourrait en outre aboutir au chaos total et contrecarrer l'objet même des prestations spéciales prévues pour les contrôleurs affectés au service opérationnel.
Je réponds donc à la première question par l'affirmative.
Abordons maintenant la fin de non-recevoir (issue estoppel) soulevée dans la seconde question. La nature, les exigences et les limites de l'issue estoppel ainsi que la possibilité de l'invoquer rela- tivement à plusieurs conclusions fondamentales tirées dans la décision de la Commission ont fait l'objet d'arguments détaillés appuyés d'une juris prudence abondante.
L'avocat a toutefois passé sous silence un point qui me paraît pertinent en l'espèce. Il s'agit de la question de savoir si les conclusions d'un tribunal
administratif, d'une commission ou d'un organisme quasi judiciaire du même genre peuvent constituer une fin de non-recevoir devant une cour de justice ordinaire. Plus précisément, et je tiens pour acquis, sans pour autant trancher ce point, que les conclusions de la Commission sur des questions particulières de droit ou sur des questions mixtes de fait et de droit satisfont à toutes les conditions essentielles de l'issue estoppel et aussi que ces conclusions revêtent une importance fondamentale en la présente instance, la question est de savoir si lesdites conclusions peuvent être considérées en droit comme liant la Cour fédérale du Canada du fait qu'il est interdit aux parties de soumettre à cette Cour des preuves sur les questions susmen- tionnées.
Pour répondre à cette question, il serait peut- être utile de faire une distinction entre l'issue estoppel et le cause of action estoppel appelé plus communément l'autorité de la chose jugée ou estoppel per rem judicatam. Dans ce dernier cas, il est évident que, lorsqu'un tribunal, qu'il soit ou non un tribunal administratif, dans l'exercice d'une compétence spéciale lui ayant été attribuée à cet effet, a jugé une cause ou une question et a rendu une décision définitive, cette compétence spéciale du premier tribunal et le principe de l'autorité de la chose jugée concourent à empêcher que la cause ou question soit entendue de nouveau devant un autre tribunal ou organisme judiciaire et, par l'application de l'estoppel per rem judica- tam, les parties sont irrecevables à saisir un autre tribunal de la même question.
Reste maintenant à déterminer si le même empêchement absolu peut être invoqué aussi lors- que ce n'est pas la même cause ou question fonda- mentale qui a été décidée par le tribunal adminis- tratif mais d'autres importantes questions pertinentes. Sur la question de l'issue estoppel, l'avocat a cité notamment les décisions Angle c. Le Ministre du Revenu National, [1975] 2 R.C.S. 248, Carl Zeiss Stiftung v. Rayner & Keeler Ltd. and others (No. 2), [1967] 1 A.C. 853 [H.L.], Hoystead and Others v. Commissioner of Taxa tion, [1926] A.C. 155 (P.C.), Humphries v. Humphries, [1910] 2 K.B. 531 (C.A.), Thoday v. Thoday, [1964] 1 All E.R. 341 [C.A.], aux pages 351 et suivantes, mais il s'agit dans chaque cas
d'une action antérieure ou d'une décision anté- rieure d'une cour de justice par opposition à une décision antérieure d'un tribunal administratif.
Il existe un bon nombre de différences fonda- mentales entre une audience ou instance devant une commission administrative, devant un tribunal administratif ou devant un tribunal quasi judi- ciaire et un procès devant une cour de justice. Comme ces différences se rapportent directement à la question présentement à l'étude, il serait utile d'en énumérer quelques-unes et de les commenter.
1. D'une manière générale, l'échange de conclu sions écrites dans lesquelles les parties doivent au préalable clairement exposer les faits essentiels ou fondamentaux qu'elles entendent prouver ou nier, n'est pas exigé dans le cadre de procédures devant les tribunaux administratifs; d'ailleurs, cela n'est même pas prévu. Il n'est donc pas nécessaire que les parties précisent avant l'audience l'ensemble des questions fondamentales de fait et des ques tions mixtes de fait et de droit.
2. En règle générale, il n'y a aucun droit à un interrogatoire préalable ni à la communication préalable de documents pas plus qu'il n'y a de règles de procédure prévoyant des requêtes visant à obtenir la communication avant l'audience.
3. La plupart des commissions sont autorisées à accepter des témoignages non rendus sous serment, ce qu'elles font d'ailleurs régulièrement.
4. Dans le cas d'un bon nombre de ces commis sions et tribunaux, une personne dont l'intérêt pourrait être directement touché par la décision ne jouit pas d'un droit absolu de comparaître au cours de l'audience. Il suffit qu'elle ait été complètement informée de la nature et de l'étendue de la preuve apportée et qu'on lui ait fourni une occasion rai- sonnable de répliquer, d'apporter sa propre preuve et de se défendre par tout autre moyen.
5. Beaucoup de ces tribunaux admettent la preuve par ouï-dire, même si cette preuve a passé par plusieurs intermédiaires. De plus, la même absence de formalités et de vérification caractérise l'admission de pièces et d'autres preuves documen- taires. Il en résulte qu'un tribunal administratif peut parfois en arriver à une conclusion qui serait impossible pour une cour de justice, soumise comme elle est à des règles strictes en matière de
preuve. Non seulement serait-il injuste et illogique d'obliger une cour de justice à accepter une con clusion sur une question de fait qui ne pourrait être établie devant elle, mais ce serait en outre un travestissement de la justice.
6. Une cour de justice est toujours liée par ses propres conclusions et, une fois la minute du juge- ment déposée, elle s'est acquittée de sa charge, sauf dans les rares cas il est possible d'établir clairement qu'une fraude, un parjure ou quelque autre circonstance grave du même genre qui com- promet l'administration de la justice a constitué un élément fondamental de la décision. Les décisions administratives, par contre, de par leur nature souvent ne sont pas considérées comme définitives, à moins que la loi ne dise le contraire. Le tribunal jouit d'un pouvoir discrétionnaire de réexaminer la question et de modifier ou d'infirmer la décision lorsque de nouveaux éléments de preuve sont apportés ou qu'il semble juste ou convenable de le faire. Sur cette question, l'article 25 de la Loi sur les relations de travail dans la Fonction publique, S.R.C. 1970, chap. P-35, dispose:
25. La Commission peut examiner de nouveau, annuler ou modifier toute décision ou ordonnance qu'elle a rendue, ou procéder à une nouvelle audition de toute demande avant de rendre une ordonnance à son sujet. Toutefois les droits acquis en raison d'une décision ou d'une ordonnance ainsi examinée de nouveau, annulée ou modifiée ne peuvent faire l'objet d'une modification ou abolition qui prendrait effet avant la date de ce nouvel examen, de cette annulation ou de cette modification.
Puisque les décisions de la Commission ne sont pas définitives et qu'elle peut examiner de nou- veau, annuler ou modifier toute décision qu'elle a rendue, il s'ensuit nécessairement qu'elle peut exercer ce même pouvoir à l'égard des conclusions sur lesquelles la décision est fondée.
On peut difficilement conclure en droit qu'une conclusion qui n'est pas définitive et qui ne lie pas le tribunal qui l'a tirée lie une cour de justice qui est par la suite saisie de la même question.
Pour ces motifs, je conclus que, lorsqu'une affaire est entendue devant la Cour fédérale du Canada, on ne saurait invoquer l'issue estoppel à l'encontre d'une conclusion de la Commission des relations de travail dans la Fonction publique.
La seconde question recevra donc une réponse négative.
Les dépens occasionnés par la requête suivront l'issue de la cause.
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