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Haroutine (Harout) Kevork, Raffic Balian et Haig Gharakhanian (requérants)
c.
La Reine et Mel Deschenes, directeur général, antiterrorisme, Service canadien du renseigne- ment de sécurité (intimés)
Juge Addy—Ottawa, 18, 19, 20 et 31 décembre 1984.
Preuve Demande visant à obtenir une décision au sujet de l'opposition à divulgation fondée sur l'art. 36.2 de la Loi Sécurité nationale Les requérants sont des présumés terro- ristes arméniens accusés de complot pour commettre un meur- tre et de tentative de meurtre d'un diplomate turc Rensei- gnements demandés au cours de l'enquête préliminaire Questions portant sur la surveillance Psychogrammes du Service de sécurité concernant certains indicateurs Les matières dont traite l'art. 36.2 sont encore d'une extrême importance Il est rare que l'intérêt dans l'administration de la justice ait prépondérance sur la sécurité nationale La personne qui demande la divulgation a le fardeau d'établir que la preuve servira vraisemblablement à démontrer un fait cru cial La divulgation d'éléments de preuve portant sur la crédibilité ne doit pas être examinée lorsqu'une telle opposi tion a été faite La défense ne nie pas la culpabilité Simple possibilité qu'il existe des éléments de preuve utiles La divulgation doit être le seul moyen raisonnable d'établir des faits Les psychogrammes sont constitués de ouï-dire Accusations graves Conséquences de la non-divulgation L'opposition fondée sur l'art. 36.2 ne peut être rejetée à l'enquête préliminaire, puisque la pire conséquence pour l'ac- cusé serait d'être cité à son procès La protection contre la divulgation serait diminuée si le caractère confidentiel des documents était moins rigide Il n'y a pas de contre-interro- gatoire sur un affidavit au soutien d'une opposition fondée sur l'art. 36.2 Une audience tenue en vertu de l'art. 36.2 est une affaire civile Demande rejetée Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10 (mod. par S.C. 1980-81- 82-83, chap. 111, art. 4), art. 36.1, 36.2(1) Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 222, 423(1)a).
Pratique Affidavits Contre-interrogatoire Demande d'autorisation de contre-interroger sur un affidavit appuyant une opposition à divulgation fondée sur l'art. 36.2 de la Loi Demande présentée à l'ouverture de l'audience Les requérants agissent de façon injuste et néfaste en demandant cette permission après que des directives eurent été données Le contre-interrogatoire est laissé à la discrétion de la Cour et ne constitue pas un droit absolu Nature de l'instance Nature de la question La procédure prévue à l'art. 36.2 est soumise à des restrictions importantes Les questions tou- chant la sécurité nationale sont extrêmement importantes Le contre-interrogatoire comporte un risque pour la sécurité Pas de contre-interrogatoire dans le cas d'une demande fondée sur l'art. 36.2 Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10 (mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, art. 4), art. 36.2 Déclaration canadienne des droits, S.R.C. 1970, Appendice III, art. 1a), 2e) Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitu-
tionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.).
Contrôle judiciaire Brefs de prérogative Habeas corpus Les requérants veulent assister à l'audience portant sur l'opposition à divulgation prévue à l'art. 36.2 de la Loi La Cour n'a pas compétence pour délivrer un bref d'habeas corpus si ce n'est pour permettre la présentation d'éléments de preuve Le droit d'être présent à l'audience n'est pas garanti par la Charte Le droit d'être présent ne confere probable- ment pas à la personne qui engage une procédure judiciaire le droit d'obtenir un bref d'habeas corpus simplement pour assu- rer sa présence L'habeas corpus n'est pas accordé pour la seule édification des sujets ou pour empêcher qu'ils ne soient désillusionnés par le système judiciaire Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10 (mod. par S.C. 1980-81- 82-83, chap. 111, art. 4), art. 36.2 Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitu- tionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982. chap. 11 (R-U.), art. 6 à 15, 24(1), 26 Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663.
Droit constitutionnel Charte des droits Habeas corpus sollicité pour pouvoir être présent à l'audience portant sur une opposition à divulgation fondée sur l'art. 36.2 de la Loi sur la preuve au Canada L'art. 24(1) de la Charte ne confere pas à la Cour le pouvoir de délivrer l'ordonnance demandée La Charte ne garantit pas aux personnes intéressées dans un litige le droit d'y assister La common law ne reconnaît pas le droit au contre-interrogatoire concernant une déposition sous forme d'affidavit La Charte ne modifie pas le droit à cet égard Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R-U.), art. 24(1) Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10 (mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, art. 4), art. 36.2.
Les requérants, présumés membres d'une organisation terro- riste arménienne, étaient détenus et accusés de tentative de meurtre et de complot pour commettre un meurtre. Les accusa tions étaient reliées aux blessures graves infligées à un diplo- mate turc. Au cours de l'enquête préliminaire, les avocats des requérants ont soulevé certaines questions: un agent de police s'est vu demander s'il avait eu connaissance que les accusés avaient été soumis à une surveillance électronique; on a demandé à un autre agent de communiquer les psychogrammes préparés par le Service de sécurité (SCRS) concernant deux indicateurs; on a demandé à un membre du SCRS de nommer les personnes impliquées dans la surveillance des requérants et des indicateurs. L'intimé Deschenes s'est opposé à la divulga- tion de ces renseignements, disant que cela porterait atteinte à la sécurité nationale du Canada.
Une demande a alors été faite à la Cour fédérale en vertu de l'article 36.2 de la Loi sur la preuve au Canada pour obtenir une décision concernant cette opposition. Au début de l'audi- tion de cette demande, les requérants ont sollicité une ordon- nance les autorisant à contre-interroger le directeur du SCRS au sujet de l'affidavit qu'il avait produit au soutien de l'opposi- tion, ainsi qu'un bref d'habeas corpus leur permettant d'assister à l'audition de la demande fondée sur l'article 36.2.
Jugement: les trois demandes sont rejetées.
Contre-interrogatoire: Les requérants ont demandé des directives plusieurs semaines avant l'audience. Lors de cette
demande, il n'a pas été question de la possibilité d'un contre- interrogatoire. Des directives ont été dûment fournies, à la suite desquelles on a fixé une date d'audience. En demandant main- tenant la permission de contre-interroger, les requérants agis- sent de façon injuste à l'endroit des intimés et de la Cour et nuisent inutilement au déroulement de l'instance.
Quoi qu'il en soit, la demande est mal fondée. La common law n'a jamais reconnu le droit absolu de contre-interroger l'auteur d'un témoignage sous forme d'affidavit. Les règles de la justice naturelle pas plus que les dispositions de la Loi sur la preuve au Canada n'imposent un tel droit. Selon la jurispru dence, le refus de permettre un contre-interrogatoire ne va pas à l'encontre de la Déclaration des droits. Un tel refus a été maintenu depuis l'adoption de la Charte.
Par conséquent, la question de savoir si un contre-interroga- toire doit être permis relève de la discrétion du tribunal. Parmi les facteurs qui doivent être considérés lors d'une décision mettant en jeu l'exercice de cette discrétion, la nature de l'instance à l'intérieur de laquelle le contre-interrogatoire est demandé et la nature de la question en litige sont de première importance.
La procédure prévue à l'article 36.2 est soumise à des règles très strictes. Il est difficile d'exagérer l'importance de toute question portant sur la sécurité nationale.
Un élément d'information qui peut sembler anodin à une personne qui n'a pas reçu de formation en matière de renseigne- ments secrets peut en réalité être d'une importance capitale. Pour cela et en raison de la nature très délicate des questions touchant la sécurité, il serait très dangereux pour un juge de tenter de décider si une certaine question doit recevoir une réponse lors d'un contre-interrogatoire. Le témoin pourrait en fait donner la réponse à la question posée par sa seule objection à la divulgation. De plus, il pourrait bien arriver qu'il y ait opposition à un certain nombre de questions posées en contre- interrogatoire, ce qui entraînerait de nouvelles demandes, pro- longerait la durée des procédures et risquerait ainsi de porter réellement atteinte à la sécurité.
Par conséquent, aucun contre-interrogatoire ne devrait être autorisé lorsqu'il s'agit d'une demande comme celle en l'espèce qui est fondée sur l'article 36.2. Cette règle souffrirait peut-être exception dans le seul cas seraient démontrées des circons- tances très lourdes de conséquences et très exceptionnelles.
Les requérants ont déterminé certains paragraphes de l'affi- davit du directeur sur lesquels ils aimeraient faire porter le contre-interrogatoire. En ce qui concerne la plupart de ces paragraphes, un contre-interrogatoire ne serait d'aucune utilité aux requérants. Ils n'ont pas de rapport précis avec les requé- rants ou avec les éléments de preuve qui font l'objet de cette opposition. Quant au seul autre paragraphe en cause, les requé- rants cherchent à obtenir des renseignements sur des psycho- grammes du SCRS portant sur les activités terroristes armé- niennes au Canada. Ces documents sont de nature extrêmement délicate. Considérant les motifs exposés par le signataire de l'affidavit dans ce paragraphe, le contre-interrogatoire portant sur ce paragraphe est refusé.
Habeas corpus: Il n'y a absolument aucune autorité qui justifie la délivrance d'un bref d'habeas corpus ou d'une sem- blable ordonnance aux fins d'assurer la présence d'une partie
comme simple observateur. Il a été en effet établi de façon concluante qu'une ordonnance ne peut être prononcée à cette fin: dans l'arrêt McCann c. La Reine, la Cour d'appel a décidé que la Division de première instance «n'était aucunement com- pétente ... pour exiger qu'une personne légalement sous garde vienne assister à un procès civil autrement que pour les besoins de produire son témoignage». La présente instance est essentiel- lement une affaire civile.
Le paragraphe 24(1) de la Charte ne confère pas à la Cour le pouvoir de rendre l'ordonnance demandée. Bien qu'il n'y ait pas de doute qu'en général une personne a le droit d'assister à un procès dans lequel elle a un intérêt, ce droit n'est pas mentionné dans la Charte. Il ne s'agit donc pas d'un des droits «garantis par la présente charte». Le paragraphe 24(1), qui ne traite que des droits qui sont ainsi garantis, ne confère à la Cour aucune compétence supplémentaire pertinente dans les circonstances.
De plus, il est fort douteux que ce droit d'être présent confère à la personne qui engage une procédure judiciaire alors qu'elle est en détention le droit à l'habeas corpus à seule fin d'assurer sa présence à l'instance, surtout lorsque ce requérant est bien représenté par un avocat et qu'il ne peut rien de plus pour contribuer à la procédure. L'habeas corpus n'est pas accordé simplement pour l'édification des sujets qui en font la demande ou pour s'assurer qu'ils ne seront pas «désillusionnés» par le système judiciaire. La reconnaissance d'un droit absolu d'être présent ouvrirait la porte à la possibilité que de nombreuses procédures soient engagées par des détenus désirant unique- ment quitter pendant quelques jours les établissements dans lesquels ils sont incarcérés.
Divulgation: Certains principes de base régissent toute déci- sion portant sur une demande fondée sur l'article 36.2. Tout d'abord, le fait que le législateur ait choisi d'autoriser la Cour fédérale à connaître des oppositions à la divulgation fondées sur la sécurité ou la défense nationales ou les relations internationa- les, retirant ainsi au pouvoir exécutif sa compétence exclusive en ces matières, ne doit pas être considéré comme une indica tion que le secret en ces matières soit, de quelque manière, moins important qu'avant l'adoption de cette modification. En fait, ces questions ont une importance considérable. Rarement l'intérêt public dans la sécurité nationale sera-t-il considéré moins important que l'intérêt public dans la bonne administra tion de la justice. Lorsque l'intérêt dans la sécurité nationale exige que certains renseignements ne soient pas divulgués, il est rare que l'intérêt dans la bonne administration de la justice suffise à justifier la divulgation. Le fardeau de la preuve appartient à la personne qui soutient que la divulgation est nécessaire. C'est une lourde charge, les tribunaux ayant été très réticents à ordonner la divulgation, même lorsqu'il s'agissait de renseignements ordinaires de la police. Pour faire rejeter une opposition à la divulgation fondée sur la sécurité nationale, il faut démontrer que la preuve en cause est telle qu'un fait crucial pour la défense sera probablement ainsi établi.
Un des deux principaux objectifs visés par les requérants en utilisant ces preuves est la destruction de la crédibilité des deux indicateurs. Ceux-ci ont déjà fait à l'enquête préliminaire cer- tains aveux qui ont eu pour effet d'anéantir leur crédibilité de façon générale. De plus, la crédibilité n'est jamais en cause à l'enquête préliminaire, et ce genre de témoignage ne devrait normalement pas être admis à ce stade. Le juge présidant
l'enquête préliminaire ayant toutefois décidé qu'une telle preuve était admissible, ce fait doit être accepté. Quoi qu'il en soit, les preuves concernant la crédibilité d'un témoin ne sont tout simplement pas du genre de divulgation de preuve qui doit être examinée lorsqu'il y a une opposition fondée sur un des motifs prévus à l'article 36.2. Même au stade du procès, la crédibilité d'un témoin n'est qu'un accessoire. La preuve por- tant sur ce sujet ne s'attaque directement à aucun des éléments de l'infraction alléguée; sa production n'est pas non plus indis pensable au système de défense.
Les requérants veulent également utiliser ces preuves pour appuyer la thèse selon laquelle c'est, en réalité, un des indica- teurs qui a tenté de commettre le meurtre. Même si cette thèse était fondée, les requérants risqueraient encore d'être parties à l'une ou l'autre des infractions dont ils sont accusés.
Il existe plusieurs autres motifs pour rejeter la présente demande. En premier lieu, les divulgations demandées sont fondées sur une simple possibilité qu'elles fournissent certains éléments de preuve utiles à la défense. Rien n'indique qu'il est probable que ces preuves existent. Ainsi, ordonner un interroga- toire équivaudrait à autoriser les requérants à faire une recher- che à l'aveuglette.
Pour obtenir la divulgation des renseignements et des docu ments en cause, les requérants doivent établir que cette divulga- tion est le seul moyen raisonnable d'obtenir des preuves concer- nant les faits en question. Ils ne l'ont pas fait.
Les requérants sont avant tout intéressés à examiner les psychogrammes des indicateurs. Ces documents ne sont toute- fois qu'un ramassis de ouï-dire le plus flagrant et ne peuvent être utilisés comme preuve. Il s'agit de documents qu'une demande de communication générale de pièces permet d'obte- nir et la production de documents de cette nature n'a même jamais été examinée dans les causes antérieures portant sur la divulgation des documents de l'État.
Lorsque la divulgation demandée est liée à une instance criminelle, le tribunal doit prendre en compte la gravité des accusations portées. Dans la présente cause, les infractions dont les requérants sont accusés sont certainement très graves.
En même temps, cependant, il faut examiner les conséquen- ces pouvant découler d'une absence de divulgation. Au stade de l'enquête préliminaire, tout ce que l'accusé a à craindre, c'est d'être cité à son procès et non d'être déclaré coupable des crimes imputés. (En fait, dans la présente cause, il a déjà été admis que les requérants devraient être cités à leur procès au moins pour ce qui est des accusations de complot.) Par consé- quent, la gravité des accusations est un facteur relativement peu important à ce stade.
De plus, tout ce qui peut résulter de la non-divulgation à une enquête préliminaire étant l'obligation de subir un procès, il semblerait qu'au stade préliminaire, l'intérêt public qui exige la divulgation ne pourrait jamais être suffisamment important pour écarter une objection fondée sur l'article 36.2. Il ne semble pas qu'il puisse exister de circonstances permettant d'ordonner que des preuves—si cruciales soient-elles pour l'objet de l'en- quête préliminaire—soient divulguées si une attestation d'oppo- sition a été présentée de bonne foi concernant cette divulgation. En l'espèce, la Cour a devant elle l'affidavit du directeur, qui
est à la fois exhaustif et convaincant en ce qui concerne la menace à la sécurité nationale.
Cet affidavit a une faiblesse dans la mesure il déclare que les psychogrammes des indicateurs ont été communiqués à certaines forces policières «sous le sceau de la confidence», ce qui est insuffisant. Comme il y a plusieurs degrés de confiden- tialité possible, il aurait été préférable que l'affidavit fasse état des détails relatifs à cette communication. Une large diffusion ou des conditions laxistes en ce qui concerne la confidentialité pourraient enlever aux documents leur caractère de secret d'État. Le degré de protection contre la divulgation qui leur serait accordé par la Cour ne serait alors que celui des rensei- gnements de police confidentiels.
JURISPRUDENCE
DECISIONS SUIVIES:
Vardy c. Scott, et autres, [ 1977] 1 R.C.S. 293; McCann. et autres c. La Reine et autre, [1975] C.F. 272 (C.A.).
DECISIONS APPLIQUÉES:
Goguen et autre c. Gibson, [1983] 1 C.F. 872; Armstrong c. L'État du Wisconsin et autre, [1973] C.F. 437 (C.A.); Re United States of America and Smith (1984), 44 O.R. (2d) 705 (C.A.).
DECISIONS EXAMINÉES:
Goguen et autre c. Gibson, [1983] 2 C.F. 463 (C.A.); Bisaillon c. Keable, [ 1983] 2 R.C.S. 60; Reg. v. Secretary of State for Home Affairs, [1977] 1 W.L.R. 766 (C.A. Angl.); D. v. National Society for the Prevention of Cruelty to Children, [1978] A.C. 171 (H.L.); Marks v. Beyfus (1890), 25 Q.B. 494 (C.A. Angl.).
AVOCATS:
Marlys A. Edwardh pour Haroutine (Harout) Kevork, requérant.
Norman D. Boxall et Yves Fricot pour Raffic Balian, requérant.
Symon Zucker pour Haig Gharakhanian, requérant.
H. Lorne Morphy, c.r., John B. Laskin et David Akman pour les intimés.
PROCUREURS:
Ruby & Edwardh, Toronto, pour Haroutine (Harout) Kevork, requérant.
Bayne, Sellar, Boxall, Ottawa, pour Raffic Balian, requérant.
Danson & Zucker, Toronto, pour Haig Gha- rakhanian, requérant.
Tory, Tory, DesLauriers & Binnington, Toronto et le sous-procureur général du Canada pour les intimés.
Voici les motifs de l'ordonnance rendus en fran- çais par
LE JUGE ADDY: Les requérants en l'espèce sont détenus et accusés de tentative de meurtre (article 222, Code criminel [S.R.C. 1970, chap. C-34]) et de complot pour commettre un meurtre (alinéa 423(1)a), Code criminel) au sujet de la fusillade et des blessures graves infligées à un nommé Kani Gungor, un diplomate turc.
Au cours de l'enquête préliminaire concernant cette affaire, devant le juge Crossland de la Cour provinciale de l'Ontario (Division criminelle) à Ottawa, leurs avocats ont posé certaines questions et demandé la production de certaines pièces aux agents de police interrogés. L'intimé, Mel Desche- nes, en qualité de personne intéressée aux termes de l'article 36.1 de la Loi sur la preuve au Canada [S.R.C. 1970, chap. E-10], a fait opposition à la communication de ces pièces pour l'une des raisons mentionnées au paragraphe 36.2(1) de la Loi, soit que cette divulgation porterait préjudice à la sécu- rité nationale [les articles 36.1 et 36.2 ont été édictés par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, art. 4]. Il en a découlé la présente demande, fondée sur ce paragraphe, dont j'ai été saisi, à titre de juge chargé d'entendre l'affaire par le juge en chef de la Cour fédérale, aux fins de décider s'il faut faire droit à l'opposition à la communication.
L'enquête préliminaire, qui avait débuté en mai 1984, a été, le 13 novembre, ajournée en attendant une décision sur ces questions. ,
Les pièces produites consistent en un affidavit conjoint des trois requérants, en un affidavit de M. T. D. Finn, directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et en un autre de l'intimé Deschenes, directeur général, antiterro- risme, SCRS, ainsi qu'en divers extraits des trans criptions des témoignages rendus à l'enquête préliminaire.
Au début de l'audience que je présidais, deux demandes interlocutoires ont été faites au nom des requérants, l'une concluant à une ordonnance de contre-interrogatoire de M. Finn et l'autre à un bref d'habeas corpus afin de permettre aux requé- rants d'assister à l'audience. J'ai statué sur ces deux requêtes; on trouvera copie de mes motifs,
prononcés oralement à ce moment-là, en appendice aux présentes, soit les annexes «A» et «B».
Sur la question du droit des avocats des requé- rants de contre-interroger M. Finn, je désire seule- ment ajouter aux motifs prononcés à ce moment-là que, les intimés auraient-ils à leur tour demandé et obtenu le droit de contre-interroger les requérants sur leur affidavit, ceux-ci auraient été placés dans une position pour ainsi dire intenable parce qu'ils n'ont pas témoigné à l'enquête préliminaire et que, je présume, ils choisiront vraisemblablement de ne pas le faire, et aussi parce que la question de savoir s'ils sont les auteurs des crimes qui leur sont imputés serait certainement pertinente relative- ment à l'élucidation de la question ultime qui se pose dans toute affaire de ce genre, savoir si l'intérêt public à l'égard de la divulgation pour les fins de l'enquête prévaut sur l'intérêt public à l'égard de la protection de la sécurité nationale par une interdiction de divulgation.
L'affaire Goguen et autre c. Gibson, [1983] 1 C.F. 872 constitue la première et unique autre demande faite à ce jour sur le fondement du paragraphe 36.2(1) de la Loi sur la preuve au Canada. Dans une opinion circonstanciée, le juge en chef Thurlow, dont le jugement a été confirmé à l'unanimité par la Cour d'appel ([1983] 2 C.F. 463), analyse le sens et les effets de ces modifica tions relativement nouvelles apportées à la Loi sur la preuve au Canada qui remplacent l'ancien arti cle 41 de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, abrogé par S.C. 1980-81- 82-83, chap. 111, art. 3]; il juge que les demandes de cette nature devraient être examinées en deux temps. À la page 902 de sa décision, il dit:
... Saisie d'une demande de ce genre, la Cour devrait procéder en deux temps: déterminer d'abord si, d'après les preuves réunies tant en faveur qu'à l'encontre de la divulgation, il lui est nécessaire de prendre connaissance des pièces; si l'attestation, et toute pièce jointe à l'appui, montrent que les documents demandés ont été soigneusement examinés et si elles donnent des raisons claires et convaincantes en faveur du secret, comme on le prétend en l'espèce, la Cour doit rejeter la demande sans prendre connaissance des documents, sauf dans les circons- tances exceptionnelles d'une affaire criminelle, inexistantes dans le cas d'espèce, le requérant démontrerait qu'un docu ment particulier, dont il demande la production, contient les renseignements nécessaires à la démonstration de son inno cence. Si la Cour conclut qu'il est nécessaire de prendre con- naissance du document, et uniquement dans ce cas, la Cour en prend alors connaissance, met en balance les intérêts opposés et décide si l'intérêt public assuré par le maintien du secret doit céder le pas.
et, à nouveau, aux pages 887 et 888:
Toutefois, mise à part cette question des règles de la cour, le but du paragraphe 36.1(2) me paraît être l'attribution à la Cour du pouvoir de prendre connaissance des renseignements demandés. Le paragraphe emploie le terme «peut», qui n'a pas un sens impératif mais facultatif; aussi, la nature de la demande me paraît être telle qu'avant d'exercer le pouvoir de prendre connaissance des renseignements, le juge instruisant la demande doit être convaincu, d'après la preuve dont il est saisi, que la divulgation s'impose, c'est-à-dire que l'intérêt public dans la divulgation dans le cas d'espèce est plus important que l'intérêt public à préserver le caractère confidentiel de ces renseignements ou, à tout le moins, que la balance ne penche ni dans un sens ni dans l'autre et qu'il faut donc prendre connais- sance des renseignements afin de décider quel intérêt public doit l'emporter ... L'objet de cet examen judiciaire [visé au paragraphe 36.1(2)], quand il a lieu, est de vérifier s'il y a prépondérance en faveur de la divulgation. C'est à mon avis l'intention qu'exprime le paragraphe. En revanche, si la néces- sité de la divulgation n'a pas été démontrée et si la balance penche nettement d'un côté, il faut, bien entendu, faire droit à l'opposition et, dans ce cas, je ne pense pas que le paragraphe exige que la Cour prenne connaissance des renseignements pour voir si cet examen fera pencher la balance dans l'autre sens.
Conformément aux principes ci-dessus, les avo- cats ont été invités à présenter leurs arguments concernant cette demande, en se fondant sur les pièces produites, étant bien entendu que je ne prendrai connaissance des pièces mêmes dont on veut empêcher la divulgation que si je suis con- vaincu qu'il est nécessaire de le faire compte tenu des preuves rapportées et des arguments invoqués pour ou contre la divulgation.
L'intimé Deschenes a fait quatre oppositions lorsqu'il a certifié oralement à l'enquête prélimi- naire qu'on porterait atteinte à la sécurité natio- nale du Canada:
1. On a demandé au sergent d'état-major Nadori de la police d'Ottawa s'il avait eu connaissance que les accusés avaient été soumis à une surveillance électronique avant, pendant ou après l'attentat contre M. Kani Gungor en avril 1982.
2. On a demandé à l'agent McKelvey de la GRC de communiquer le psychogramme préparé par le SCRS concernant un indicateur, un nommé Sarkis Mareshlian.
3. On a fait une demande semblable de communi cation du psychogramme d'un nommé Hratch Bekredjian.
4. On a aussi posé la question suivante à un nommé Murray Nicolson du SCRS:
[TRADUCTION] [i] Pourriez-vous, monsieur, renseigner la cour et lui indiquer le nom des personnes qui ont effectivement assuré la surveillance, c'est-à-dire le nom des personnes qui ont elles-mêmes observé les allées et venues de Harout Kevork, Raffic Balian, Haig Gharakhanian, Sarkis Mareshlian, Hratch Bekredjian, le nom des personnes ... ce qui m'intéresse, ce sont les acteurs, ceux qui ont procédé à la filature de ces cinq personnes tant à Montréal qu'à Toronto aux dates suivantes: le 8 avril, les 9, 10, 12, 16, 17 et 20 avril, le 22 avril, les 28, 29 et 30 avril et les premier et 5 mai 1982?
[ii] Pourriez-vous donner les noms des chefs de groupe de ces groupes d'équipes ayant filé les cinq personnes qui viennent d'être mentionnées aux dates précitées?
Certains principes de base régissent toute déci- sion portant sur une demande de ce genre, fondée sur cet article. La plupart de ces principes ont été exposés dans l'affaire Goguen, mais ils méritent d'être répétés ici.
Certes le législateur fédéral a choisi d'autoriser notre juridiction à connaître d'une opposition à communication fondée sur la crainte de préjudice à la sécurité ou à la défense nationales ou aux relations internationales, ce qui antérieurement était un domaine réservé exclusivement au pouvoir exécutif, mais ce n'est nullement une indication que le secret en ces matières soit, de quelque manière, moins important qu'avant l'adoption de cette législation. A cet égard, j'ai cité certains passages des motifs du jugement du juge en chef Thurlow dans l'affaire Goguen dans mon jugement avant dire droit sur le contre-interrogatoire éven- tuel du témoin Finn. Je joins, en annexe aux présentes, un exemplaire des motifs de mon juge- ment. Le juge en chef a aussi dit, à la page 884:
Si important que soit cet intérêt public [c.-à-d. dans la bonne administration de la justice] toutefois, je crois que la nature des questions de relations internationales, de défense et de sécurité nationales est telle que les cas le maintien du secret de certaines informations pouvant leur porter préjudice sera consi- déré moins important que la bonne administration de la justice, même en matière criminelle, seront rares.
M. le juge Marceau, dans l'appel formé du jugement Goguen, dit, à la page 479 ([1983] 2 C.F. 463):
Il est aussi vrai aujourd'hui que ce l'était hier qu'il n'y a pas d'intérêt public plus important que la sécurité nationale.
Et lord Denning, Maître des rôles, dans l'arrêt Reg. v. Secretary of State for Home Affairs, [1977] 1 W.L.R. 766 (C.A. Angl.), dit à la page 782:
[TRADUCTION] L'intérêt public dans la sûreté du Royaume est si grand que les sources de renseignements ne doivent pas être révélées, ni leur nature, s'il en résulte le moindre risque de faire découvrir ces sources. La raison en est que, dans ce domaine la dissimulation est reine, nos ennemis pourraient tenter d'éli- miner la source de ces informations. C'est pourquoi elles ne doivent pas être divulguées. Pas même à la Chambre des Communes, ni à un tribunal, ni à une juridiction d'enquête ni à quelque autre commission, établie par la loi ou non, si ce n'est dans la mesure le Secrétaire de l'Intérieur estime que cela ne présente aucun risque. Si grand que soit l'intérêt public à sauvegarder la liberté de l'individu et à lui rendre justice, en dernier ressort, il doit céder le pas à la sécurité du pays lui-même.
Le grand juriste dit aussi, à la page 779 du même recueil:
[TRADUCTION] Ainsi il me semble que, lorsque la sécurité nationale est en jeu, même les règles de justice naturelle peuvent devoir être modifiées en conséquence. Je pense à cet égard aux propos tenus par lord Reid dans l'arrêt Reg. v. Lewec Justices, Ex parte Secretary of State for Home Department [1973] A.C. 388, 402.
Lord Simon, dans l'arrêt D. v. National Society for the Prevention of Cruelty to Children, [1978] A.C. 171 (H.L.) expose le même principe général dans les termes suivants, à la page 233:
[TRADUCTION] Donc, pour s'éloigner encore un peu plus de l'intérêt public dans la bonne administration de la justice, la loi reconnaît d'autres intérêts publics pertinents, qui peuvent ne pas toujours être complémentaires, par exemple, la sécurité nationale. Si une société est désorganisée ou détruite par ses ennemis internes ou externes, l'administration de la justice est elle-même au nombre des victimes. Silent enim leges inter arma. C'est pourquoi la loi dit: si important soit-il pour l'admi- nistration de la justice que toutes les preuves pertinentes soient administrées devant le tribunal, ces preuves ne doivent pas être produites si, compte tenu des intérêts publics en jeu, le péril que causerait leur divulgation pour la sécurité nationale surpasse le profit qu'en tirerait le processus judiciaire—et les tribunaux considéreront presque toujours une attestation ministérielle comme concluante en matière de sécurité nationale au sens étroit ...
C'est donc une lourde charge qui revient aux requérants lorsqu'il s'agit de savoir si ces preuves devraient être communiquées. Pour en revenir à la décision Goguen (précitée), le juge en chef Thur - low dit, à la page 890:
Les avocats ont débattu dans leurs plaidoiries de la charge de la preuve. À mon avis, il découle de ce qui précède ainsi que du libellé du paragraphe 36.1(2) que, dans le cas d'espèce, il appartient aux requérants de démontrer que l'intérêt public
dans la divulgation prévaut sur la sécurité nationale et les relations internationales, intérêts publics fort importants invo- qués dans l'attestation de l'intimée.
Le juge Beetz, dans l'arrêt Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60, de la Cour suprême du Canada, parlant de l'importance de protéger l'identité d'un indicateur de police, importance bien moins grande, nécessairement, que la protec tion de la sécurité nationale, dit, à la page 93, que même cette règle:
... ne souffre qu'une exception imposée par la nécessité de démontrer l'innocence de l'accusé. [C'est moi qui souligne.]
Dans la version anglaise:
... need to demonstrate the innocence of an accused person.
Les tribunaux se sont en général toujours faits les gardiens des sources ordinaires de renseignement de la police, même lorsqu'une question aussi importante que la sécurité nationale n'est pas en cause. Dans l'arrêt Marks v. Beyfus (1890), 25 Q.B. 494 (C.A. Angl.), à la page 498, le Maître des rôles, lord Esher, a dit:
[TRADUCTION] Je ne dis pas que cette règle ne peut jamais souffrir d'exception; si, au procès d'un prisonnier, le juge est d'avis qu'il est nécessaire ou juste de divulguer le nom de l'informateur pour démontrer l'innocence du prisonnier, il y a alors conflit entre deux intérêts publics et c'est celui selon lequel il ne faut pas condamner un innocent lorsqu'il est possible de prouver son innocence qui doit prévaloir. Mais à cette unique exception près, cette règle d'intérêt public échappe à tout pouvoir discrétionnaire; il s'agit d'un principe de droit et il doit à ce titre être appliqué par le juge au procès qui ne doit pas considérer qu'il a le pouvoir discrétionnaire de dire au témoin s'il doit répondre ou non.
Le lord juge Bowen, dans la même affaire, (voir aussi [1983] 1 C.F. 872, la page 882) a dit la page 500]:
[TRADUCTION] La seule exception à cette règle serait le cas d'un procès criminel, le juge s'apercevrait que l'application stricte de la règle pourrait vraisemblablement entraîner un déni de justice; il pourrait l'assouplir en faveur de l'innocence; s'il ne le faisait pas, des personnes innocentes risqueraient d'être déclarées coupables.
Il est clair aussi que, pour justifier la communi cation, il faut établir que les preuves en cause sont telles qu'un fait crucial pour la défense sera proba- blement ainsi établi. Dans l'affaire Goguen, les requérants étaient des agents de la GRC envoyés à leur procès pour effraction et vol dans le cours d'une opération policière du Service de sécurité de
la GRC. Les locaux du Parti québécois avaient été visités et les bandes d'ordinateur de ses listes d'ad- hérents avaient été prélevées, copiées puis repla cées. Leur système de défense était fondé sur une absence de l'élément moral (mens rea), qu'ils avaient procédé à cette visite en croyant honnête- ment agir conformément à une obligation réelle d'agir et que, quoiqu'ils aient été innocents, ils craignaient que, vu les circonstances, leur témoi- gnage pourrait être rejeté par un jury québécois. Le juge en chef Thurlow, tout en présumant que certains des documents dont on voulait obtenir communication pourraient être pertinents, a néan- moins refusé d'en prendre connaissance, disant, à la page 906 du jugement Goguen:
D'après leur description, je ne pense pas qu'un des documents fasse par lui-même preuve d'un fait nécessaire au système de défense choisi par les requérants dans leur mémoire des points à plaider.
et, à la page 907:
Et l'affidavit du requérant Goguen comporte des expressions comme «contiennent vraisemblablement» et «je pourrais être privé de moyens de défense adéquats». Après avoir donné à la question toute l'attention que je puis lui donner, je suis incapa ble de considérer la divulgation de ces documents et renseigne- ments comme indispensable au système de défense des requé- rants, compte tenu notamment des témoins qu'ils peuvent citer afin de témoigner en termes généraux sur au moins certains points qu'ils disent devoir prouver pour corroborer leurs propres témoignages. [C'est moi qui souligne.]
Le juge Marceau, traitant du sujet en appel, dit ceci dans la dernière phrase de ses motifs, à la page 488 du recueil:
Accepter que la sécurité nationale et les relations internationa- les soient compromises, même seulement dans une mesure très restreinte, pour éliminer le risque d'une incrédulité aussi extrême de la part des douze membres du jury, m'apparaîtrait, je le dis avec respect, totalement irraisonnable.
Le bien-fondé de la demande doit donc être étudié en fonction des principes mentionnés ci-dessus.
Il faut dire tout de suite que l'un des faits à prendre en compte lorsque la communication demandée est liée à une instance criminelle, c'est la gravité des accusations en cause. La tentative de meurtre et le complot en vue de commettre un meurtre sont parmi les infractions les plus graves que prévoit notre Code criminel, surtout dans un contexte de terrorisme international et lorsqu'on veut les perpétrer sur la personne de représentants d'États étrangers résidant parmi nous, revêtus de
la protection de l'immunité diplomatique et aux- quels notre droit, conformément aux obligations que lui impose le droit international, accorde une protection spéciale.
Les avocats des requérants ont dit que l'une des principales raisons de leur insistance pour obtenir cette communication était qu'elle leur permettrait de contester le témoignage des deux indicateurs dont elle détruirait la crédibilité et aussi d'étayer un système de défense selon lequel un des indica- teurs aurait été en fait celui qui a tenté de com- mettre le meurtre.
Quant à la crédibilité, les deux indicateurs ont admis à l'enquête qu'ils étaient complices et qu'ils étaient des voleurs et des menteurs. Il serait diffi- cile d'imaginer ce qu'on pourrait ajouter de plus au sujet de la crédibilité générale de ces témoins. De plus, la crédibilité n'est jamais en cause au stade de l'enquête préliminaire et, à mon avis, ce genre de témoignage ne devrait pas normalement être admis à ce stade. Le juge présidant l'instance semble toutefois avoir jugé cela admissible; aussi, dans les circonstances actuelles, ce fait doit-il- être accepté. Si toutefois je devais conclure que des preuves concernant la crédibilité de témoins consti tuent un genre de preuve susceptible d'être exami née dans une demande de ce genre, je devrais néanmoins apprécier son importance et sa valeur probante compte tenu de toutes les circonstances.
Plus important encore, j'estime que les preuves concernant la crédibilité d'un témoin, par leur nature même, ne sont pas du genre qu'on doit examiner ou prendre en compte lorsqu'une opposi tion a été faite en vertu de l'article 36.2. La crédibilité d'un témoin ne fait jamais l'objet princi pal de la décision même au stade du procès; ce n'est qu'un accessoire. Sa contestation n'anéantit jamais aucun des éléments de l'infraction et, de toute évidence, ce n'est pas une preuve dont la production est «indispensable au système de défense» (voir l'affaire Goguen précitée). Ce cri- tère, naturellement, s'applique avec autant de force aux preuves qu'on veut administrer au procès de l'accusé qu'au stade de l'enquête préliminaire. Toute la jurisprudence, tant canadienne qu'an- glaise, en traite en fait dans le contexte du procès lui-même.
On arrive à la même conclusion lorsqu'on exa mine l'autre raison pour laquelle les requérants veulent obtenir ces preuves, soit un système de défense fondé sur la prétention que c'est un des indicateurs qui en fait a commis la tentative de meurtre. Cela ne voudrait pas nécessairement dire que les trois requérants accusés ne sont pas parties à l'infraction de tentative de meurtre ou à celle de complot en vue de commettre un meurtre.
Cette raison seule m'oblige à rejeter la demande.
Plusieurs autres motifs militant en ce sens méri- tent d'être mentionnés:
1. Toutes les divulgations demandées sont fondées sur la simple possibilité qu'il puisse exister des preuves éventuellement utiles à la défense et rien n'indique qu'il est probable que ces preuves exis tent. Les requérants espèrent dénicher quelque chose qui leur soit utile. Ce qu'on demande de faire, ce n'est rien de moins qu'une recherche à l'aveuglette, une demande générale de communica tion de pièces. Ce vice serait fatal à la demande même si les preuves qu'on veut réunir avaient une importance vitale et portaient directement sur la question de la culpabilité ou de l'innocence.
2. Il n'existe aucune preuve qu'il n'y a aucun autre moyen raisonnable d'obtenir les preuves factuelles que les requérants désirent obtenir autrement que par la communication des preuves protégées. Cela aussi, il appartient aux requérants de le démontrer préalablement.
3. Les avocats des requérants se sont dits intéressés avant tout à la production et à l'examen des psychogrammes des indicateurs préparés par le Service de sécurité. Ces documents, qui ont été transmis sous le sceau de la confidence à la GRC et à la police d'Ottawa, sont constitués de résumés compilant des informations rassemblées de diver- ses sources et ils traitent des activités de terroristes arméniens au Canada. Il est évident que ces docu ments ne sont, par leur nature même, qu'un ramas- sis du ouï-dire le plus flagrant, qu'ils ne pourraient servir de preuve même s'il était démontré qu'ils contiennent vraisemblablement des informations vitales pour la défense. Ces documents ne pour- raient être utilisés ni en interrogatoire principal ni en contre-interrogatoire des agents qui en auraient possession. Ces documents sont en réalité du genre
de ceux qu'une demande de communication géné- rale de pièces, si ce n'était de la nature de la cause, permet peut-être d'exiger au stade de l'interroga- toire préalable en matière civile, mais dont la production ne peut jamais être demandée au stade du procès dans tout type d'instance régie par les règles de preuve. Je ne vois pas comment ils pour- raient être jugés admissibles. La production de documents de la nature de ceux requis dans une demande de communication générale de pièces n'a jamais été envisagée dans les diverses affaires il a été question de communication de documents d'État protégés.
4. Au début, j'ai dit qu'il s'agissait d'accusations très graves mais, avant tout, on doit examiner les conséquences possibles d'un refus de permettre la divulgation des preuves demandées. Au stade de l'enquête préliminaire, tout ce que l'accusé a à craindre c'est un éventuel renvoi à son procès et non une déclaration de culpabilité des crimes imputés. Donc, la gravité de l'accusation n'a relati- vement qu'une importance secondaire à ce stade particulier. Je pourrais ajouter que les avocats des requérants ont déclaré qu'ils avaient déjà reconnu devant le juge présidant l'enquête préliminaire que leurs clients devraient être renvoyés de toute façon à leur procès sur l'accusation de complot en vue de commettre un meurtre. La seule question sans réponse donc est de savoir s'ils devraient être renvoyés à leur procès sur l'accusation de tentative de meurtre.
En ce qui concerne les preuves administrées aux enquêtes préliminaires, je ne peux, en ce moment du moins, concevoir un cas on pourrait ordon- ner, en vertu d'une demande fondée sur le paragra- phe 36.2(1), la production d'une preuve, si vitale pour les fins de l'enquête soit-elle, si une partie intéressée aux termes de l'article 36.1 a présenté de bonne foi une attestation d'opposition pour crainte de préjudice à la défense ou à la sécurité nationales ou aux relations internationales. L'inté- rêt public relatif à ce qu'il y ait divulgation ne pourra jamais être suffisamment important puis- que c'est tout au plus une obligation de subir un procès qui est en jeu.
J'ai examiné avec soin l'affidavit de M. Finn soumis au nom des intimés; je l'ai trouvé des plus exhaustifs et convaincants pour ce qui est de la menace à la sécurité nationale, couvrant toutes les
preuves pour lesquelles il y a opposition. Il me semble toutefois que l'opposition aurait pu être fondée aussi sur le préjudice aux relations interna- tionales. Enfin, l'affidavit, en son paragraphe 19, dit que les psychogrammes ont été communiqués à la police de la ville d'Ottawa et à la Gendarmerie royale [TRADUCTION] «sous le sceau de la confi dence». Mais comme il y a plusieurs degrés de confidentialité possible, il aurait été préférable d'indiquer précisément et en détail les restrictions et conditions sous réserve desquelles les documents ont effectivement été communiqués, les personnes à qui ils ont été communiqués et enfin, les person- nes, le cas échéant, à qui les informations qu'ils contiennent peuvent être divulguées. Il n'est pas clair non plus si on les a seulement montrés aux agents de police ou si on leur en a remis des copies.
Une large diffusion ou des conditions laxistes en ce qui concerne la confidentialité pourraient fort bien détruire le caractère fondamental de secret d'État que les documents auraient possédé avant leur communication. Le degré de protection contre les divulgations serait alors évalué en tant que renseignement de police confidentiel, par opposi tion à la protection bien supérieure fondée sur la sécurité nationale, la défense nationale ou les rela tions internationales. Si la production de ces psy- chogrammes avait vraiment pu être envisagée, j'aurais exigé de plus amples preuves sur la nature de la confidentialité sous le sceau de laquelle ils ont été communiqués et à qui précisément ils l'ont été.
Il y a eu le 21 décembre 1984 délivrance d'une ordonnance rejetant la demande; les parties ont alors été avisées que les présents motifs écrits suivraient.
ANNEXE «A»
Au début de l'audition de l'affaire, les avocats des requérants ont demandé une ordonnance qui les autoriserait à contre-interroger le déposant Thomas D'Arcy Finn.
Je voudrais d'abord souligner que plusieurs semaines avant l'audience, les requérants en l'es- pèce ont présenté une demande de directives dont a résulté une ordonnance indiquant la procédure à suivre, l'époque à laquelle les affidavits et les mémoires devraient être échangés et la date à
laquelle serait débattue la demande. Cette demande préliminaire ne faisait aucune mention d'une éventuelle autorisation de contre-interroger. C'est à mon avis injuste tant pour les intimés que pour la Cour de troubler sans raison le débat en présentant une telle demande maintenant, en exi- geant un ajournement pour fin de contre-interro- gatoire. Néanmoins, vu l'importance de la ques tion, je vais y répondre au fond.
L'affidavit de M. Finn consiste essentiellement en seize paragraphes décrivant le Service, souli- gnant ses fonctions, ses activités et ses méthodes et disant pourquoi toute divulgation de ses activités doit être réduite au minimum. Les neuf autres paragraphes de l'affidavit portent sur les demandes de renseignements précises que veulent les requé- rants, qu'il affirme avoir examinées en détail. Le déposant est d'avis que leur communication porte- rait préjudice à la sécurité nationale car elle révé- lerait ou pourrait avoir pour effet de révéler les méthodes utilisées pour exercer une surveillance, la capacité et les aptitudes du Service à exercer une surveillance électronique, les lieux et les moyens employés pour ce faire et l'identité de ceux qui y procèdent.
Le premier point de droit en cause porte sur l'existence d'un droit absolu au contre-interroga- toire dans un cas comme celui-ci.
La common law n'a jamais reconnu elle-même de droit absolu au contre-interrogatoire de l'auteur d'un témoignage sous forme d'affidavit soumis dans une instance. La présente demande est fondée sur l'article 36.2 de la Loi sur la preuve au Canada. Aucune disposition de cette Loi ni aucune règle ne créent un droit au contre-interrogatoire. Ni les règles de justice naturelle ni les exigences relatives à une audition impartiale ne comportent de droit absolu au contre-interrogatoire de l'auteur d'un affidavit. Voir l'affaire Armstrong c. L'État du Wisconsin et autre, [1973] C.F. 437 (C.A.), aux pages 439 à 444, le juge Thurlow, mainte- nant juge en chef, traite précisément et fort exhaustivement de ce sujet même, affirmant caté- goriquement que ni l'alinéa la) ni l'alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits [S.R.C. 1970, Appendice III] n'ont modifié le principe. L'autori- sation de se pourvoir de cette décision en Cour suprême du Canada a été refusée. De plus, l'ex-
posé du juge Thurlow sur le droit fut approuvé et suivi par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Vardy c. Scott, et autres, [1977] 1 R.C.S. 293. La question dans cette affaire était de savoir s'il exis- tait un droit de contre-interroger dans le cadre d'une déposition recueillie pour fin d'expulsion du requérant. La Cour suprême du Canada a statué qu'aucun droit de ce genre n'existait.
La Cour d'appel de l'Ontario est arrivée au même résultat depuis l'adoption de la Charte des droits [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)]. Voir Re United States of America and Smith (1984), 44 O.R. (2d) 705 (C.A.) le juge d'appel Houlden, auteur de l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario, dit, à la page 718:
[TRADUCTION] Troisièmement, dans l'arrêt Vardy c. Scott et autres, [1977] 1 R.C.S. 293, 28 C.C.C. (2d) 164, 66 D.L.R. (3d) 431, le juge Dickson, auteur de l'arrêt de la Cour suprême du Canada à la majorité, mentionne et approuve l'arrêt du juge Thurlow Affaire intéressant l'État du Wisconsin et Armstrong, précité, que j'ai mentionné auparavant; le refus d'autoriser le contre-interrogatoire de l'auteur d'un témoignage sous forme d'affidavit n'est pas un déni d'audition impartiale contrevenant à l'al. 2e) de la Déclaration des droits.
et, à la page 719:
[TRADUCTION] De même, en l'espèce, je ne crois pas que la notion de justice fondamentale ait changé depuis 1976 alors que la Cour suprême du Canada à la majorité a cité et approuvé l'arrêt Armstrong de la Cour d'appel fédérale. Si refuser le contre-interrogatoire des auteurs d'affidavits dans une instance d'extradition n'était pas contraire aux principes de justice fondamentale à l'époque de l'arrêt Vardy c. Scott, je ne pense pas que cela soit maintenant contraire aux principes de justice fondamentale, à peine huit ans plus tard.
La question de l'autorisation d'un contre-inter- rogatoire dans le cas d'une demande comme la présente devient donc une question d'exercice par le juge de son pouvoir discrétionnaire.
Dans l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire, la nature de la question et de l'instance dont la Cour est saisie est des plus importantes. On me demande en fait de me prononcer sur ce qui est essentielle- ment une question d'immunité de communication de certaines preuves par opposition à une question d'admissibilité, même si leur admissibilité doit être examinée, car autrement la question de l'immunité perdrait toute pertinence et ne se poserait plus.
Jusqu'à l'adoption récente de l'article qui sert de fondement à la présente demande, une opposition du pouvoir exécutif à la production de preuves
pour raison de sécurité nationale était définitive et absolue. La nouvelle loi prévoit maintenant que cette opposition peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire. La procédure cependant est fort stricte. Seul peut en décider le juge en chef de la Cour fédérale du Canada ou son représentant. L'opposi- tion prend initialement la forme d'une attestation orale ou écrite comme c'était le cas auparavant lorsque ce droit était absolu. Non seulement n'y a-t-il aucune disposition relative au contre-interro- gatoire dans la loi, mais encore le juge, au cours de l'audience, si l'auteur de l'opposition le demande, doit entendre ex parte toute observation qu'il ou elle désire faire, sans que la partie adverse ne soit informée de sa nature ou de son contenu. L'au- dience a lieu entièrement à huis clos et, si l'auteur de l'opposition le demande, elle doit être instruite dans la région de la Capitale nationale. Il est difficile d'imaginer qu'une procédure qui n'est pas ex parte puisse être plus secrète. À la lecture même de l'article, on comprend avec quelle pru dence le législateur a entrouvert la porte de cette pièce auparavant toujours close.
Il est difficile d'exagérer l'importance de toute question portant sur la sécurité nationale. Comme l'a dit le juge en chef Thurlow dans l'affaire récente Goguen et autre c. Gibson, [1983] 1 C.F. 872, aux pages 880 et 881:
Mais il est important de noter, je pense, que si le pouvoir de statuer sur la question n'est plus dévolu à un ministre de la Couronne mais au tribunal, l'intérêt public qu'il y a à interdire la divulgation d'informations préjudiciables à la défense ou à la sécurité nationales ou aux relations internationales demeure. Son importance est toujours aussi grande. On pense à la maxime: Salus populi est suprema lex. Ce que la loi semble reconnaître néanmoins, c'est qu'il peut y avoir des cas où, dans des circonstances données, cet intérêt public doit céder devant des raisons d'intérêt public qui justifient la divulgation, c'est-à- dire dans une instance civile ou criminelle, aux fins de la bonne administration de la justice; l'importance de cet intérêt dépend des circonstances.
Ce qui peut paraître au non-initié, au profane qui n'a pas la formation requise, une information d'apparence inoffensive et anodine pourrait fort bien s'avérer pour un adversaire entraîné ou quel- que service de renseignement rival extrêmement utile une fois rapproché d'un ensemble d'autres
renseignements apparemment sans rapport. Vu cela et en raison de l'extrême délicatesse de toute question touchant à la sécurité, ce serait une tâche fort aventureuse pour un juge de décider si certai- nes questions doivent ou ne doivent pas recevoir une réponse au cours d'un contre-interrogatoire. De plus, le contre-interrogé pourrait fort bien être placé dans la position des plus désagréables de fournir une réponse par sa simple opposition à la question. Enfin, il est facile de prévoir qu'on s'op- posera à bien des questions du contre-interroga- toire de la même manière qu'on s'oppose aux questions initiales qui servent de fondement à la présente demande. Cela conduira inévitablement à d'autres enquêtes et à d'autres demandes et n'aura pas de fin, et le danger de porter atteinte à la sécurité en sera d'autant plus réel.
Je conclus donc qu'à l'occasion d'une demande de cette nature, sauf peut-être en cas de circons- tances exceptionnelles démontrées, dont le poids ferait pencher la balance, aucun contre-interroga- toire ne saurait être autorisé.
Quant à la demande elle-même, les requérants ont déclaré vouloir un contre-interrogatoire au sujet des paragraphes 8 à 13 et 19 de l'affidavit. Je ne vois pas comment un contre-interrogatoire quel- conque concernant le contenu des paragraphes 8 à 13 pourrait leur venir en aide vu que, comme je l'ai dit précédemment, ces paragraphes ne font que décrire le fonctionnement général du Service de sécurité et n'ont pas de rapport précis avec les requérants ou avec les preuves auxquelles on s'op- pose pour des raisons de sécurité. Comme la demande au sujet du paragraphe 19 concerne des psychogrammes consistant en des fiches préparées par le Service de sécurité sur les activités terroris- tes d'Arméniens au Canada, cette question, de par sa nature même, est des plus délicates puisqu'elle traite de cette organisation terroriste en général.
Compte tenu des motifs exposés par N. Finn dans ce paragraphe, je n'hésite pas à refuser d'au- toriser le contre-interrogatoire à son sujet.
La demande de contre-interrogatoire est donc rejetée.
ANNEXE «B»
Les requérants sont actuellement en détention et, par suite d'une demande interlocutoire de leurs
avocats, visant à obtenir l'autorisation de contre- interroger l'auteur d'un affidavit et un ajourne- ment qui permettrait la tenue de ce contre-interro- gatoire, une demande d'habeas corpus en leur nom a été faite pour qu'ils comparaissent devant la Cour et qu'ils soient présents au moment leurs avocats débattront de cette demande.
On en donne comme raison leur droit fondamen- tal d'être présents à l'audition de la demande puisqu'elle a été faite en leur nom, leur droit d'assister à toutes les procédures les concernant et de constater que justice est rendue. On a soutenu que le déni de ce droit d'être présent susciterait en eux la méfiance, un manque de confiance envers notre système judiciaire. On n'a pas indiqué toute- fois en quoi ils pourraient contribuer concrètement à l'avancement de leur cause ou, ultimement, à l'accueil de leur demande. J'ai fait remarquer au cours du débat qu'aucune autorité ne semblait me permettre de forcer leur comparution par la voie de l'habeas corpus ou par quelque autre ordon- nance similaire. Même dans le cas des instances en Cour fédérale, les Règles [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663] ne prévoient qu'un bref d'habeas corpus ad testificandum et non un bref qui forcerait la comparution d'une partie comme simple observateur.
La question a été décidée une fois pour toute dans un arrêt unanime de la Cour d'appel fédérale McCann, et autres c. La Reine et autre, [1975] C.F. 272, dans lequel le juge en chef Jackett (les juges Prattes et Urie y souscrivant), confirmant une décision de première instance du juge Heald ([1976] 1 C.F. 570], a dit à la page 274 du recueil précité:
Je souscris à la décision prise par la Division de première instance portant qu'elle n'était aucunement compétente et ne disposait d'aucun pouvoir discrétionnaire pour exiger qu'une personne légalement sous garde vienne assister à un procès civil autrement que pour les besoins de produire son témoignage, l'action soumise à la Cour étant une action civile par opposition à une poursuite en matière criminelle. (Je n'exprime aucune opinion sur la question de savoir si la Cour a compétence sur ce point pour l'audition d'une inculpation criminelle.) En fait, l'avocat des appelants n'a aucunement prétendu, pour autant que cet appel était concerné, que la Division de première instance possédait une telle compétence.
Bien qu'elle résulte d'une instance criminelle et qu'elle s'inscrive dans ce contexte, la présente ins tance n'en demeure pas moins essentiellement une affaire civile.
Les avocats des requérants ont soutenu cepen- dant que le paragraphe 24(1) de la Charte des droits me confère le pouvoir et même m'impose l'obligation de prononcer l'ordonnance requise à l'adresse du shérif responsable de leur détention, pour qu'il les fasse comparaître et s'assure de leur présence pendant toute la durée de l'audience. Voici ce paragraphe:
Recours
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
La Charte des droits a fait l'objet de bien des abus ces derniers temps de la part de certains membres de la profession juridique qui ont voulu y voir certains principes juridiques, voire certains dogmes juridiques, que manifestement elle ne con- tient pas. À mon avis, quoiqu'elle rende plusieurs de nos droits fondamentaux, qu'elle énumère, inviolables et les mette à l'abri des interventions du Parlement ou des législatures provinciales, et qu'elle annule ou rende inconstitutionnelles les dis positions légales qui lui sont contraires, et enfin qu'elle crée un certain nombre de recours nou- veaux, en réalité, elle ne crée que fort peu de droits fondamentaux nouveaux, se bornant au contraire à énumérer, consigner et codifier ce que depuis long- temps on reconnaît comme étant le droit dans notre pays.
Plus précisément, dans l'affaire dont je suis saisi, le paragraphe 24(1) ne réfère qu'à des droits «garantis par la présente charte» (c'est moi qui souligne) et non aux nombreux autres droits fon- damentaux existants dont l'article 26 de la Charte déclare qu'ils demeurent inaltérés. Nulle part, qu'il s'agisse de la liberté de circulation et d'établisse- ment (article 6), des garanties juridiques (articles 7 à 14) ou des droits à l'égalité (article I5), fait-on mention d'un droit d'être présent à une audience. Il s'ensuit que s'il ne fait aucun doute que, de manière générale, une personne a le droit d'assister à toute procédure dans laquelle elle est intéressée, ce droit n'est pas garanti par la Charte et le paragraphe 24(1) ne me confère aucune compé- tence supplémentaire dans les circonstances. De plus, en dépit du droit d'être présent, il est fort douteux qu'un requérant qui engage une procédure
judiciaire alors qu'il est en détention ait automati- quement droit à un bref d'habeas corpus pour assurer sa présence à l'instance, surtout lorsqu'il est fort bien représenté par un avocat et qu'il n'y a absolument rien qu'il puisse faire pour contribuer à la procédure qu'il a lui-même engagée et la mener à bonne fin. L'habeas corpus n'est pas accordé simplement pour l'édification des sujets qui en font la demande ou pour s'assurer qu'ils ne seront pas [TRADUCTION] «désillusionnés» (comme les avocats l'on dit) par le système judiciaire. S'il devait exister quelque droit absolu d'assister au déroulement des instances, on imagine le nombre de procédures que pourraient engager au frais du public les détenus des divers établissements carcé- raux simplement pour s'accorder une sortie de quelques jours.
La Couronne ayant choisi de ne prendre aucune position en cette affaire et donc, de ne pas s'y opposer, je ne refuserai pas, à cause de ces circons- tances, aux requérants en cette espèce particulière le droit d'y être présents, en dépit de la nature du sujet en cause et du genre d'organisation à laquelle, d'après la Couronne, les requérants appartiennent. Ils sont libres d'y assister s'ils le désirent et, si nécessaire, de s'adresser aux autori- tés compétentes pour que soient prises les mesures qui s'imposent pour assurer leur présence.
S'ils devaient réussir toutefois et, comme je l'ai dit auparavant, j'entretiens des réserves sérieuses à cet égard, je veux qu'il soit entendu clairement que, compte tenu de la nature des crimes dont ils sont accusés et de la nature de l'organisation à laquelle, allègue-t-on, ils appartiennent, et de ses actions passées, s'ils devaient être autorisés à assis- ter à l'audience, celle-ci ne peut avoir, et n'aura pas, lieu dans l'édifice de la Cour suprême du Canada; elle devra être reportée en quelque autre lieu de la région de la Capitale nationale les mesures de sécurité qui s'imposent contre d'éven- tuelles évasions et interventions extérieures pour- ront être prises.
La demande d'habeas corpus est rejetée.
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